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TRADUCTOLOGIE TRADUIRE LA POÉSIE Ferenc TÓTH 2009 Master 1

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traductologie

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TRADUCTOLOGIE

TRADUIRE LA POÉSIE

Ferenc TÓTH

2009

Master 1

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Table des matières

I. INTRODUCTION....................................................................................................................................... 3 1. LA TRADUCTION........................................................................................................................................ 5 2. LA TRADUCTION DE LA POÉSIE ................................................................................................................... 6

II. LES CORRESPONDANCES DE BAUDELAIRE VERSUS KAPCSOLATOK DE LŐRINC SZABÓ ... 10 III. CONCLUSION....................................................................................................................................... 16 IV. BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................................. 17

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I. Introduction

La traductologie comme science « étudie le processus cognitif inhérent à toute

reproduction (traduction) orale, écrite ou gestuelle, vers un langage, de l’expression

d’une idée provenant d’un autre langage… ».1 D’après cette conception, la

traductologie ne se limite donc pas exclusivement aux signes graphiques (à

l’écriture) mais celle-ci inclut bel et bien les signes vocaux (la parole) ou gestuels

aussi. L’analyse et l’étude des textes (traductions) restent tout de même

prépondérantes, « il est généralement admis aujourd’hui que la traduction porte sur

des textes ».2 Conformément à ce constat, la présente étude est également basée

sur un domaine spécifique de la traductologie, notamment sur la traduction de la

poésie, en l’occurrence du symbolisme vers le hongrois à travers les

Correspondances de Charles Baudelaire (1821-1867).

« Translators are born not made »3 – disait Eugene Nida. Ce postulat illustre

parfaitement la difficulté à laquelle le traducteur (la traductrice) doit impérativement et

inévitablement se confronter. Les compétences linguistiques – certes nécessaires –

ne suffisent pas ; traduire – bien traduire – revendique quelque chose de plus

profond, quelque chose d’inné. Bien traduire, c’est un privilège, c’est une capacité

que l’on ne possède pas forcément. Même si on maîtrise une langue étrangère d’une

manière impeccable et parfaite, cette langue reste souvent étrangère et c’est un fait

dont on ne peut pas se passer.

La problématique de la traductologie réside dans l’axiome que toute traduction

est trahison du texte original (trahison et tradition ont la même origine étymologique,

toutes les deux provenant de tradere). Comment rendre une nuance de style, quand

il y a deux systèmes linguistiques entièrement différents, sans parler du décalage qui

existe non seulement au niveau de la langue, mais aussi de la culture (traduire les

proverbes), au niveau du contexte socio-politique entier et ainsi de suite ? Comment

traduire quand un altérité temporel s’y ajoute en plus (traduire des textes latins) ?

1 http://fr.wikipedia.org/wiki/Traductologie 2 Michel Ballard, La traduction, contact de langues et de cultures, Tome I, Éd. Artois Presses Université, 2005, p. 7. 3 Citation tirée de Inês Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, Éd. Armand Colin, Paris, 1999, p. 9.

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La quasi impossibilité de la traduction se présente dans la poésie avec peut-

être plus de force. Roland Barthes (1915-1980), linguiste et sémiologue qui porte un

vif intérêt au sens – ou plutôt à l’essence – de l’écriture démontre cette

problématique avec l’exemple du haïku, une écriture alla prima, poésie japonaise par

excellence. « Dans le haïku, la limitation du langage [le haïku est considérée selon

Barthes, comme « une immense pratique destinée à arrêter le langage » tout en

faisant allusion à son extrême concision par laquelle le poème se caractérise] est

l’objet d’un soin qui nous est inconcevable, car il ne s’agit pas d’être concis (c’est-à-

dire de raccourcir le signifiant sans diminuer la densité du signifié) mais au contraire

d’agir sur la racine même du sens, pour obtenir que ce sens ne fuse pas, ne

s’intériorise pas, ne s’implicite pas, ne se décroche pas, ne divague pas dans l’infini

des métaphores, dans les sphères du symbole. »4 C’est bien cela l’enjeu de la

traduction, semble-t-il : pouvoir traduire ˝ l’intraduisible ˝.

Dans la continuité de cette idée : « Traduire Baudelaire, le bien traduire, et

mourir après, un programme glorieux… »5 - dit Endre Ady (1877-1919), poète

hongrois, l’un des plus prestigieux représentants de la vague symboliste en Hongrie,

spécialiste de la poésie baudelairienne. Et oui, avec Baudelaire, on entre vraiment

dans la sphère ˝ traduire l’intraduisible ˝. Et il continue : « Il s’agissait d’une image,

d’une image poétique majestueusement hardie, qui m’a demandé trois jours – quand

j’ai enfin réussi à traduire en quelque manière la strophe et l’image baudelairiennes

vers le hongrois, l’image la plus virtuelle, la plus belle. J’ai renoncé à traduire

Baudelaire, parce que c’est scandaleusement difficile, bien plus encore, il est

presque impossible de l’étourdir vers une autre langue […] le vrai Baudelaire est

Français… »6.

4 Roland Barthes, L’Empire des signes, Éditions du Seuil, Paris, 2007, p. 102. Première édition de l’ouvrage : Éditions d’Art Albert Skira, 1970. 5 Citation tirée de http://epa.oszk.hu/00000/00022/00233/07045.htm, archives numérisées de la Bibliothèque Nationale de Hongrie, parue dans Figyelő 21/1917, proposée dans ma traduction. Texte originale : « Baudelaire-t fordítani, jól fordítani, azután meghalni, pompás program. » 6 http://epa.oszk.hu/00000/00022/00233/07045.htm, Texte original : « Egy képről volt szó, fölségesen merész költői képről, s három napig tartott bizony, míg - mikorra magyarul visszaadtam valahogyan a Baudelaire-strófát és képet, a legvirtuálisabbat, a legszebbet. Abba is hagytam a Baudelaire-fordításokat, mert gyötrően nehéz, sőt majdnem lehetetlen más nyelvre átkábítani […] Baudelaire igazán és nagyon francia… ».

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1. La traduction

La traduction (soit du verbe latin traducere, soit de l’italien tradurre) est

légitimée par « deux paramètres fondamentaux qui sont la cause première de la

traduction, à savoir l’existence de langues différentes, et le fait que les langues (et

les textes) sont l’émanation d’une culture. »7 Elle se caractérise par une complexité

extraordinaire qui relève notamment de son « appartenance à tous les domaines de

la pensée et de l’activité humaine, [aussi de] son immense incidence culturelle et

littéraire… »8. En d’autres termes, une traduction se situe dans un carrefour

intertextuel et interculturel, se délimite nécessairement à partir de la connaissance

exhaustive d’une production littéraire contextuelle et d’une civilisation étrangère en

question. La traduction est une manifestation d’un échange, d’une communication

interculturelle.

En France, le terme pour désigner la science de la traductologie fait son

appariton en 1540, le 16e siècle connaît l’apogée des traductions, en particulier des

auteurs classiques gréco-latins. La traduction est considérée comme un moyen pour

accéder à telle ou telle information, pour transmettre tel ou tel message (l’idée que

Baudelaire désirait exprimer par exemple dans ses Correspondances), revendiquée

comme pour répondre à un certain besoin d’ailleurs très ancien : le besoin de se

comprendre, le besoin de se mettre à l’écoute de l’autre (pour arriver à une solution,

coopération, etc.). Le traducteur est invité à s’intégrer littéralement à au moins deux

langues, deux cultures souvent divergentes et, si c’est le cas, à deux époques

distinctes. La traduction, d’après Jean-René Ladmiral, est une « activité humaine

universelle, rendue nécessaire à toutes les époques et dans toutes les parties du

globe »9 sans pour autant insister, bien au contraire, sur sa fonction utilitaire.

Certes, le niveau de cette « incidence » est variable d’un domaine à l’autre :

traduire un texte juridique n’est pas la même chose que traduire Le Testament

politique de Richelieu. Dans le premier cas, même si les systèmes judiciaires

peuvent se différer des uns des autres, la terminologie est ˝ restreinte ˝, un 7 Ballard, Op. cit., p. 7. 8 Inês Oseki-Dépré, Op. cit., p. 11. 9 Jean-René Ladmiral, Traduire : Théorèmes pour la traduction, Paris, Éd. Payot, Coll. Petite Bibliothèque, 1979, p. 11.

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dictionnaire technique et bien-sûr une bonne connaissance des deux langues

(langue de départ et langue d’arrivée) suffisent, tandis que dans le deuxième cas,

l’interaction de plusieurs champs de connaissance est immense. Il est donc conseillé

d’expliquer cette dichotomie, de faire une « distinction entre, d’un côté, la traduction

technique ou scientifique et, de l’autre, la traduction littéraire qui comprend tous les

textes de littérature quels qu’ils soient… »10. La traduction littéraire se subdivise, bien

entendu, en une nouvelle distinction importante, (donc la dichotomie est double) :

traduction de la prose et traduction de la poésie. Nous allons focaliser dans cette

étude, comme le sujet indiqué ci-dessus l’exige, sur la traduction de la poésie.

2. La traduction de la poésie

Les traducteurs de la poésie sont sans exception des poètes (la prose est

traduite d’habitude par des traducteurs dits professionnels) : traduire un poème

résulte d’un processus esthétique propre à la poésie, d’une force imaginaire créatrice

particulière, spécifique, bref, entre prose et poésie il existe une différence de nature

significative. Jakobson explique par cette manière : « Le texte poétique est celui où

la fonction poétique prédomine sur les autres fonctions du langage… »11, c’est-à-dire

« la poésie est une forme pour laquelle il est nécessaire de trouver une forme

équivalente lors du processus traduisant. »12

Depuis les origines, la préoccupation majeure reste la même : bien traduire,

mais comment ? Étienne Dolet (1509-1546) a été le premier théoricien de la

traductologie à l’époque de la Renaissance qui a explicité quelques règles pour bien

traduire. Quelques-uns de ses préceptes méritent d’être mentionnés vu qu’ils restent

pertinents et valables même de nos jours. Il insiste tout d’abord sur la compréhension

parfaite du sens du texte et aussi de l’argument traité par l’auteur en question. Les

compétences du traducteur doivent être impeccables en matière de langue (de

départ et d’arrivée). Il faut prendre en considération le fait incontournable que «

chacune langue a ses propriétés, translations en diction, locutions, subtilités et

10 Oseki-Dépré, Op. cit. p. 14. 11 Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, p. 220. 12 Oseki-Dépré, Op. cit. p. 15.

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véhémences à elle particulières ».13 Il n’est pas question de rendre l’original mot à

mot, mais de rendre ce que l’idée symbolise.

Pour en revenir à la traduction de la poésie, rendre ce que l’idée symbolise est

« scandaleusement difficile » comme disait Endre Ady. Joachim du Bellay (1522-

1560), l’un des plus grands poètes de la Pléiade, affirme que « chacune langue a je

ne [sais quoi] propre à elle, ce qui peut se perdre dans la traduction »14 On ne peut

pas assez insister sur « l’intraduisible », une question toujours en actualité dans

toutes les époques. Au 18e siècle, Mme Dacier, traductrice de Plaute, Aristophane,

Térence et d’Homère commente ainsi la difficulté de son travail : il est plus que

difficile de conserver « la grâce, la beauté, la force et l’harmonie [de la poésie

homérique parce qu’elle se situent] au-dessus de ses forces et au-dessus des forces

de notre langue »15 L’élocution, l’élément central de la poésie, peut être violée,

menacée de perte de sens si le texte est manipulé par des « traditeurs » (mauvais

traducteurs), terme utilisé par Du Bellay.

Il s’agit finalement d’obtenir les mêmes effets que l’original, c’est « un art de

l’approximation, où l’important est de ménager des effets analogues, même s’ils ne

se trouvent pas exactement au même endroit »16. C’est ce qui confère à la traduction

son aspect artistique, parce que traduire, c’est inventer, c’est créer une nouvelle

œuvre en quelque sorte. En d’autres termes, « la traduction implique toujours

[génère automatiquement] une transformation du texte original (de temps, de mode,

de visé) »17. Pourtant, malgré les éventuelles tranformations, la perte doit être

compensée par le traducteur « pour aboutir à un texte d’arrivée équivalent »18. La

mimèsis poétique dans le processus de la traduction est tout aussi libre que limitée.

Tranformation sous-entend et implique un certain détournement de la lettre.

Or, Alain remarque qu’il a « cette idée qu’on peut toujours traduire un poète, anglais,

latin ou grec, exactement mot pour mot, sans rien ajouter, et en conservant même

l’ordre, tant qu’enfin on trouvera le mètre et même la rime. […] »19. Il faut cependant

13 Edmond Cary, « Étienne Dolet, 1509-1546 », Babel, Tome I, volume n°1, sept. 1995. 14 Oseki-Dépré, Op. cit. p. 27. 15A. Leide, Introduction à l’Iliade, Weistein et fils, 1766, cité par Mounin. 16 Josiane Rieu, L’esthétique de Du Bellay, Paris, SEDES, 1995, p. 35. 17 Oseki-Dépré, Op. cit. p. 116. 18 Ibid. 19 Alain, Propos de littérature, Gonthier, Coll. « Bibliothèque Méditations », Paris, 1934.

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insister sur le fait que la traduction est loin de se limiter à une simple opération quasi

méchanique. Elle véhicule une voix personnelle, privilégie une interprétation

individuelle (d’après Heidegger) et porteuse de trois traits essentiels : le texte est

révélateur, premièrement « culturellement parlant », après « littérairement parlant »

et troisièmement « philosophiquement parlant »20. C’est au nom de l’interprétation

individuelle que de nombreux poètes laissés emportés par la liberté de la mimèsis

(Baudelaire, Mallarmé, Rilke, etc.), qui ont traduit d’autres poètes, « se sont crus

autorisés à des libertés qu’ils ont justifiées par les « lois » du dialogue entre les

poètes […] »21. (N.B. Les traducteurs de la poésie sont sans exception des poètes.)

Ces traductions très personnelles (personnalisées) peuvent aboutir à des « réactions

libres », chose que l’on doit impérativement éviter - « tout dépassement de la texture

de l’original »22 étant interdit. Cette règle « stipule que la créativité exigée par la

traduction doit se mettre toute entière au service de la ré-écriture de l’original dans

l’autre langue, et ne jamais produire une sur-traduction déterminée par la poétique

personnelle du traduisant. »23 La ré-écriture d’un poème n’équivaut pas forcément à

faire communiquer un message – un poème ne se réduisant pas à quelque

quintessence communicative ou énonciative. Traduire consiste d’avantage à révéler

ou manifster qu’à faire communiquer.

L’acte de traduire exige une certaine dimension éthique également :

dimension que les termes fidélité ou exactitude recouvrent. Ces deux mots

constituent sans aucun doute le fondement de l’expérience de la traduction. C’est un

certain comportement, « une certaine tenue » de l’homme à l’égard de soi-même, de

l’autre, du monde et du texte – « il faut, dit Luther, pour cela, un cœur vraiment pieux,

fidèle, zélé, prudent, chrétien, savant, expérimenté, exercé. »24 Parfois nous sommes

capables de diminuer considérablement ou d’oublier totalement l’importance de cette

dimension éthique, sinon primordiale dans toute recherche scientifique. Or, « ce

choix éthique, certes, est le plus difficile qui soit. »25

20 Antoine Berman, La traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, Éd. du Seuil, Coll. « L’ordre philosophique », Paris, 1999, p. 26. 21 Ibid., p. 40. 22 Ibid. 23 Ibid. 24 Luther, Œuvres, tome VI, trad. Jean Bosc, Éd. Labor et Fides, Genève, 1965, p. 198. 25 Berman, Op. cit. p. 75.

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Si l’on admet que la poésie est intraduisible, « seule la transmutation poétique

est possible » d’après Jakobson. Paulo Rónai, essayiste et traducteur hongro-

brésilien explique : « la poésie exprime ou veut exprimer l’inexprimable, le peintre

reproduit ce qui ne peut se reproduire, le sculpteur fixe l’infixable ; il n’est pas

surprenant donc que le traducteur tienne à traduire l’intraduisable. »26 Conformément

à cette conception, traduire un poème ne consiste pas à forcer un rapport d’analogie

mais plutôt à mettre l’accent sur une « opération de substitution qui consiste à

remplacer un énoncé, une idée, une impression par un autre énoncé ou par un autre

mot. »27

Nous arrivons à conclure que la traduction poétique est un art, un genre à part

entière avec ses propres caractéristiques. Ce n’est pas une traduction proprement

dite – parce que celle-ci comprend plutôt la transposition, la reproduction, une sorte

de transplantation tandis que la traduction de la poésie est plus « transmutation » –

et son statut est ambigu : « elle ne serait pas considérée comme quelque chose

d’intrinsèquement au-dessous de la poésie elle-même, mais on ne la verrait pas non

plus comme nécessairement au-dessus de la traduction proprement dite. »28

Je dirais que toute traduction est une extériorisation du poète-traducteur (de la

poétesse-traductrice) dans la mesure où l’objet de son art (la traduction) reflète une

vision et une interprétation propres à lui (à elle). Il n’est pas étonnant qu’il est

extrêmement difficile à faire le point sur la question est-ce c’est bien traduit ? d’autant

plus que « les critères, quels qu’ils soient, selon lesquels un poème ou une

traduction est évaluée ne sont pas assez nombreux pour permettre vraiment

d’évaluer la traduction d’un poème. »29 Selon un dicton français, « les traductions

[sont] comme les femmes, quand elles sont belles elles ne sont pas fidèles et quand

elles sont fidèles elles ne sont pas belles. »30 La problématique de la fidélité en

matière de traduction poétique est particulièrement délicate qui relève non seulement

de l’éthique mais de l’esthétique (de la traduction) aussi. Une différence remarquable

avec la traduction proprement dite, c’est que cette transmutation doit absolument

aller « au-delà de la transposition du matériel supra-idiomatique » qui aboutit au fait

26 Inês Oseki-Dépré, Traduction & poésie, Éd. Maisonneuve & Larose, Paris, 2004, p. 5. 27 Ibid., p. 6. 28 Ibid., p. 129. 29 Ibid. 30 Ibid., p. 130.

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que « certains résultats […] ne maintiennent pas toujours un rapport simple et

facilement vérifiable avec son original. »31 Traduction correcte n’existe pas. Une

traduction est une possibilité parmi d’autres traduction – ˝ bonnes ˝ à leur tour. C’est

la raison principale pour laquelle il est vivement conseillé de travailler – si possible –

en parallèle avec plusieurs traductions pour voir les nuances éventuelles et surtout

pour arriver à un décodage plus complet.

II. Les Correspondances de Baudelaire versus Kapcsolatok de Lőrinc Szabó

Dans le cas des Correspondances, la traduction de Lőrinc Szabó est

considérée comme l’étalon. Un groupe littéraire qui s’est constitué autour de la revue

appelée Nyugat (1908-1941) se prononçait en faveur du renouvellement de la

littérarure à l’aube du 20e siècle, tout en voyant en Baudelaire un modèle à suivre.

Ce n’est pas étonnant donc si toutes les traductions baudelairiennes aujourd’hui

communément acceptées proviennent des membres les plus prestigieux de la

première génération de la Nyugat comme Endre Ady (cité ci-dessus), Lőrinc Szabó,

Árpád Tóth, Mihály Babits, Dezső Kosztolányi, etc. Loin d’être une vague avant-

garde, la Nyugat a fixé comme objectif principal d’élever la littérature hongroise à un

niveau plus élevé et de faire répandre les nouvelles initiatives de la littérarure

occidentale comme le symbolise à la française incarné par Baudelaire, Verlain ou

Rimbaud. Lőrinc Szabó (1900-1957), voué au début de sa carrière (les années 1920)

à l’esthétique parnassienne, se tourne au fur et à mesure aux nouvelles vagues

européennes et rejoint la Nyugat en 1920. Avec Mihály Babits et Árpád Tóth, ils se

mettent à traduire les Fleurs du mal pour se préparer au centenaire de la naissance

de Baudelaire.

Le recours aux symboles joue un rôle primordial dans le processus de la

traduction poétique, il l’est encore plus capital quand il s’agit d’un poème proprement

symboliste comme celui-ci. Le devoir du poète consiste à reproduire un effet

équivalent à l’effet de départ. Selon Paul Ricœur, le symbole est une « structure de

signification où un sens direct, primaire, littéral désigne par surcroît un autre sens

indirect, secondaire, figuré, qui ne peut être appréhendé qu’à travers le premier. »32

31 Ibid., p. 133. 32 Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Seuil, 1969, p. 16.

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Comment Lőrinc Szabó réussit-il à traduire l’inconcevable ? Comment réussit-

il à rendre ce que l’idée symbolise avec une langue qui diffère en matière de

morphologie et de syntaxe de la langue française ? Est-ce que la mimèsis parvient-

elle à ses buts, à un texte équivalent ? A quel point la fidélité et l’exactitude sont-elles

respectées et où est la place (la limite) de la transmutation poétique ? Ce sont les

questions fondamentales qui nous intéressent lorsqu’on essaie de se mettre à

l’analyse de la traduction (l’interprétation) que nous propose Lőrinc Szabó.

Voyons tout d’abord les Correspondances suivis immédiatement par sa traduction :

Charles Baudelaire : Correspondances33

La nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme des longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme des hautbois, verts comme des prairies,

-Et d'autres corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies, Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,

Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

Szabó Lőrinc : Kapcsolatok34

Templom a természet: élő oszlopai

időnkint szavakat mormolnak összesúgva; Jelképek erdején át visz az ember útja, s a vendéget szemük barátként figyeli.

Ahogy a távoli visszhangok egyberingnak valami titkos és mély egység tengerén,

mely, mint az éjszaka, oly nagy, és mint a fény, egymásba csendül a szín és a hang s az illat.

Vannak gyermeki húst utánzó friss szagok,

33 Source : http://www.feelingsurfer.net/garp/poesie/Baudelaire.Correspondances.html 34 Source : http://mek.niif.hu/00400/00477/00477.htm#d5696

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oboa-édesek, zöldek, mint a szavannák, - s mások, győzelmesek, romlottak, gazdagok,

melyek a végtelen kapuit nyitogatják,

mint az ámbra, mosusz, tömjén és benzoé: test s lélek mámora zeng bennük ég felé.

Le traducteur est invité tout d’abord à respecter la texture originale, la forme :

d’une part, le poème d’arrivée doit être nécessairement un sonnet, d’autre part, la

ponctuation doit être la même, c’est-à-dire les unités de sens doivent être analogues.

Autre contrainte : la rime, en l’occurrence embrassée (ABBA).

Commençons par le titre : le mot correspondance implique un rapport de

conformité, une harmonie, une concordance, un équilibre comme il y a une harmonie

entre les parfums, les couleurs et les sons. Le mot kapcsolat (kapcsolatok au pluriel)

implique automatiquement l’existence d’un certain rapport, en hongrois le mot

évoque premièrement une relation quelconque, mais n’évoque pas nécessairement

cette concordance, cet équilibre sous-entendus. C’est-à-dire, le mot correspondance

présuppose une sorte d’entente tandis que le mot kapcsolat n’a pas cet arrière-plan

en matière de signification implicite. Tout de même, il est entièrement adéquat ; le

mot viszony peut être considéré comme synonyme de kapcsolat mais son sens reste

limité à exprimer un simple rapport et son équivalent en français est plutôt relation ou

liaison ce qui est donc bien différent du mot correspondance. Kapcsolatok s’intègre

sans problème au contexte du poème mais son sens véritable ne sera dévoilé que

plus tard.

La nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de

confuses paroles : première unité de sens. Il s’agit d’une personnification qui ne pose

de problème – par contre la morphologie n’est pas strictement respectée car au lieu

de dire A természet egy templom, le poète inverse l’ordre des mots : Templom a

természet. Dans la suite, la syntaxe est également perturbée, le verbe sortir n’existe

pas, ce sont les piliers qui parlent doucement, en chuchotant – összesúgva – et ce

n’est pas le temple qui laisse sortir la parole des piliers. La personnification est

soulignée dans la version hongroise par les deux points, comme pour justifier le

propos initial. Les piliers se mettent à communiquer mais suite au chuchotement cela

ne donne que de confuses paroles. Le hongrois n’explicite pas que les paroles

émises par les piliers sont confuses parce que les mots mormolnak (marmotter) et

összesúgva (en chuchotant) marquent très clairement le fait qu’il s’agit de « parler

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confusément entre ses dents »35 ce qui rend inutile toute autre précision ultérieure.

Au niveau du vocabulaire, aucune opération sémantique n’a été achevée.

L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des

regards familiers : deuxième unité de sens. Il faut particulièrement faire attention à

l’emploi des pronoms « y », « qui », « l » pour savoir à quoi ils se réfèrent. Le temple

n’est plus évoqué par « y » dans la traduction, on passe immédiatement aux forêts

de symboles (jelképek erdeje). Ce que l’on entend exactement, c’est que pour arriver

au temple, il faut traverser les forêts de symboles. Si on voulait paraphraser

Baudelaire : pour y arriver, l’homme parcours un chemin spécifique, une forêt

constituée de toute une série de symboles. Jelképek erdején át signifie cette idée

implicite. Les forêts observent l’homme qui y passe : « l » désigne forcément

l’homme, nommé dans la traduction vendég (vendéget parce que c’est un

complément d’objet direct), c’est-à-dire l’invité. Le traducteur s’efforce d’éviter bien

sûr toute répétition, il est hors de question d’utiliser deux fois le mot homme. Le

recours au pronom őt, équivalent au pronom français « l » pourrait être justifié mais

celui-ci est placé d’avantage à la fin de la phrase, à savoir : s szemük barátként

figyeli őt qui exclut la rime figyeli (l’observent) à la fin du vers. Il est intéressant que le

mot symbole, dont l’équivalent est szimbólum dans la langue hongroise, donne

jelkép (jelképek au pluriel) dans la traduction. Cet aspect pose la problématique de la

tipologie des signes qui relève de la sémiologie. Certes, les deux viennnent d’une

même racine, ayant presque la même fonction : le symbole, le signal – l’icône,

l’indice, l’emblème et ainsi de suite – dans la mesure où tout signe est « quelque

chose tenant lieu de quelque autre chose pour quelqu'un, sous quelque rapport ou à

quelque titre »36 avec un rôle bien précis qui n’est pas du tout indifférent dans le cas

de la poésie : « Un signe est un stimulus - c'est-à-dire une substance sensible - dont

l'image mentale est associée dans notre esprit à celle d'un autre stimulus qu'il a pour

fonction d'évoquer en vue d'une communication. [...] Nous définirons le signe comme

la marque d'une intention de communiquer un sens. »37

35 Larousse, Petit dictionnaire français, Paris, 2002, p. 524. 36 Charles Pierce, Écrits sur le signe, 1978. 37 Pierre Guiraud, La sémiologie, 1971.

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Comme des longs échos qui de loin se confondent / Dans une ténébreuse et

profonde unité – ainsi commence le deuxième quatrain. L’adjectif qui est attribué à

l’écho n’est pas le même : longs échos donnent távoli visszhangok qui veut dire

échos lointains en français mais l’intention c’est jouer avec la proximité exprimée par

« de loin » qui nécessite d’incorporer la distance. Le verbe se confondre est en

adéquation parfaite avec les paroles qui sont confuses, en plus les deux mots

(confondre et confuses) ont la même source étymologique (con du latin ensemble).

Le verbe egyberingnak ne fait pas forcément cette allusion mais produit absolument

un effet que le contexte exige, celui de l’idée du mélange, notamment avec egybe qui

veut dire ensemble. Je me demande si Ahogy a távoli visszhangok összetalálkoznak

ne fonctionnait pas, cela donnerait mot à mot : Comme des longs échos qui de loin

se rencontrent. Le croisement (des échos) est mieux illustré avec le mot

összetalálkoznak, par contre egyberingnak est beaucoup plus poétique. Le mot

ringnak (du verbe ringat, ça veut dire bercer) est l’exemple merveilleux de

l’imagination poétique qui cherche à produire un effet équivalent plutôt que donner

un mot qui est analogue mais banal. L’unité profonde et ténébreuse est représentée

par la métaphore de mer qui est profonde (mély) mais secrète (titkos) en même

temps, l’adjectif que Baudelaire n’utilise pas. Le mot valami (quelque chose de)

souligne l’aspect ténébreux de cette unité (de la forêt de symboles qui peut être très

bien une mer profonde et secrète aussi).

Cette unité est vaste comme la nuit et comme la clarté – les comparaisons

sont traduites presque mot à mot : vaste (oly nagy) n’est pas en position initiale

comme chez Baudelaire, pourtant cela ne changerait rien, à mon avis, dans le sens

ou dans la structure. En d’autres termes, mely (qui, référence à la mer), mint az

éjszaka, oly nagy (vaste comme la nuit), és mint a fény (et comme la nuit) équivaut à

dire mely oly nagy, mint az éjszaka, és mint a fény. Le dernier vers, la quintessence

du poème (et de toute poésie symboliste en quelque sorte) reprend l’idée d’un

rapport étroit qui s’établit entre les parfums, les couleurs et les sons, notamment par

l’intermédiaire du pronom réfléchi « se » qui exprime la réciprocité. Le verbe se

répondre pose le même problème au traducteur que le verbe se confondre, le

hongrois ne possédant pas de « se ». La réciprocité doit être exprimée par un mot

supplémentaire (egyberingnak pour « se confondent ») : egymásba csendül pour se

répondent. Le verbe csendül (≈sonner) donne plus de potentiel à la synesthésie ;

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finalement les noms sont inversés et ils sont au singulier (tandis que Baudelaire les

met au pluriel) : a szín (les couleurs) és a hang (les sons) s az illat (les parfums).

Le premier tercet développe la diversité des parfums. Baudelaire reprend le

mot parfum sans que cela lui pose de problème tandis que Lőrinc Szabó évite toute

répétition (comme on l’a vu dans le cas des mots homme-invité ayant un référent

commun) et préfère traduire le mot parfum par szag (szagok au pluriel) qui donne le

mot odeur en français. En hongrois, illat (parfum) désigne sans exception une odeur

agréable contrairement à szag. On peut se demander pourquoi le poète n’a pas

repris, comme Baudelaire le mot illatok, d’autant plus que cela n’aurait pas eu aucun

impact sur la rime (illatok rime très bien avec gazdagok). Vannak gyermeki húst

utánzó friss szagok, ça veut dire, il est (il y a) des parfums frais qui imitent (utánzó du

verbe imiter) la chair d’un enfant. Il y en a qui sont doux comme des hautbois : au

lieu de dire édesek mint az oboa, comme dans les cas de zöldek, mint a szavannák

(verts comme des prairies), doux et hautbois se voient liés par un tiret – peut-être

pour éviter encore une fois une éventuelle répétition mais surtout pour témoigner

d’un bravoure poétique. L’ordre des mots doit être inversé à nouveau afin que

gazdagok (riches) arrive en position finale pour respecter la rime. Triomphants n’a

pas d’autre équivalent adéquat en hongrois que győzelmesek.

La traduction du dernier tercet commence par une métaphore : l’accès à

l’infini, à la plénitude est symbolisé par une porte que l’on ouvre (ou ce sont plutôt les

sens, les parfums qui ouvrent la porte et qui donnent l’accès à un infini, c’est-à-dire à

une poésie infiniment riche) : melyek (qui, référence aux parfums) a végtelen kapuit

nyitogatják (ouvrent la porte de l’infini, des choses infinies). Les comparaisons

suivantes sont évidentes quant à leurs traductions vers le hongrois, respectées mot à

mot n’ayant pas d’autres possibilités : mint az ámbra, ça veut dire, comme l’ambre,

mosusz donne le musc (une substance très odorante produite par certains

mammifères, et utilisée en parfumerie), tömjén és benzoé donnent l’encens et le

benjoin – l’inversion étant nécessaire à cause de la rime. Le dernier vers est la

transmutation poétique par excellence qui rejoint l’axiome mentionnée ci-dessus, à

savoir « certains résultats […] ne maintiennent pas toujours un rapport simple et

facilement vérifiable avec son original ». L’idée principale, c’est que l’esprit et les

sens (de l’homme qui entre dans la forêt de symboles en ouvrant la porte de la

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poésie infinie) sont transportés par l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens. Lőrinc

Szabó dit : l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens rend ivre l’homme (son corps et

son esprit) et l’invitent à rejoindre le ciel (ég felé), monde de l’infini, siège de la

poésie.

III. Conclusion

Comme nous l’avons signalé ci-dessus à plusieurs reprises, bien traduire est

un privilège. La traduction que Lőrinc Szabó nous propose est une illustration de ce

travail réservé à une ˝ élite privilégiée ˝, tout aussi difficile. Le poème d’arrivée doit

véhiculer la même idée que Baudelaire tend à exprimer : l’éloge du symbolisme. Il

s’agit d’un travail complexe : interpréter et recréer en même temps d’une manière

authentique sans pour autant être bloqué par les contraintes. Il faut être disons le

mot bon logisticien, le déplacement d’éléments sémantiques du poème étant

possible, mais qu’ils donnent ou plutôt redonnent à la fin de l’ordre, l’équilibre.

L’enjeu est d’avantage un équilibre au niveau du sens, dans ce cas une

correspondance harmonieuse entre la mimèsis baudelairienne et son réinterprétation

en une langue étrangère, que la fidélité textuelle absolue. En d’autres termes, au

nom d’une création esthétique particulière, c’est la fonction poétique qui doit

prédominer sur les autres fonctions de la langue (voire la syntaxe) – comme disait

Jakobson. Cette création est extrêmement délicate puisqu’elle doit surpasser les

spécificités linguistiques tout en conservant la grâce, la beauté, la force et l’harmonie

du texte en question.

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IV. Bibliographie

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Université, 2005.

Inês Oseki-Dépré, Théories et pratiques de la traduction littéraire, Éd. Armand Colin, Paris,

1999.

Inês Oseki-Dépré, Traduction & poésie, Éd. Maisonneuve & Larose, Paris, 2004.

Jean-René Ladmiral, Traduire : Théorèmes pour la traduction, Paris, Éd. Payot, Coll. Petite

Bibliothèque, 1979.

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philosophique », Paris, 1999.

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Roland Barthes, L’Empire des signes, Éditions du Seuil, Paris, 2007.

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Edmond Cary, « Étienne Dolet, 1509-1546 », Babel, Tome I, volume n°1, sept. 1995.

A. Leide, Introduction à l’Iliade, Weistein et fils, 1766.

Josiane Rieu, L’esthétique de Du Bellay, Paris, SEDES, 1995.

Luther, Œuvres, tome VI, trad. Jean Bosc, Éd. Labor et Fides, Genève, 1965.

Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, Seuil, 1969.

Larousse, Petit dictionnaire français, Paris, 2002.

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http://epa.oszk.hu/00000/00022/00233/07045.htm

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http://www.feelingsurfer.net/garp/poesie/Baudelaire.Correspondances.html

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