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Vers une autoroute maritime ? Passages arctiques et trafic maritime
international.
Frédéric Lasserre
Professeur
Université Laval, Québec
Lorsque, au début des années 2000, l’Arctique a peu à peu pris le devant de la
scène médiatique, c’est parce que nombre d’analystes et de journalistes établissaient
un lien possible entre la fonte de la banquise en été et l’ouverture possible des
mythiques routes maritimes des Passages du Nord-ouest et du Nord-est. A la fin de
chaque été désormais, le bilan de la fonte des glaces s’accompagne du refrain
médiatique de l’avènement probable d’un fort trafic maritime de transit; certains
journalistes, peu rigoureux ou mal informés, rapportent même qu’un trafic de transit
réel se serait déjà développé. « Des routes mythiques émergent des glaces »1 ; « Alors
que la glace polaire redevient eau, les rêves de richesses se développent »2…
Une frénésie d’annonces s’est emparée des médias. On annonce régulièrement
que le trafic va exploser, au risque de proférer des informations erronées. Ainsi, Le
Nouvel Observateur, en mars 2009, a-t-il affirmé que « beaucoup de navires »
transitent déjà par le Passage du Nord-ouest, parfois sans autorisation canadienne.3
Or, il n’en est rien.
En réalité, très peu de navires transitent par le Passage du Nord-ouest :
seulement 13 navires l’ont emprunté entre Atlantique et Pacifique en 2008, dont un
seul à des fins commerciales, les autres étant des navires de plaisance ou des brise-
glace canadiens. Depuis 1906, date du premier transit complet du Passage du Nord-
ouest, on ne compte que 120 navires ayant complété le transit du passage du Nord-
ouest fin 20084. Ce sont essentiellement des brise-glace canadiens, et, depuis quelques
années, des navires de plaisance privés qui tentent l’aventure. A part les transits des
navires de croisière, seuls quatre transits commerciaux ont été effectués à travers le
passage : le Manhattan en 1969 puis en 1970 ; un quai flottant tiré par un remorqueur
et un brise-glace russe en 1999, et un navire poseur de câbles parti de Hongkong vers
l’Atlantique via la mer de Beaufort, le Peter Faber en 2008. A l’été 2009, plusieurs
articles de presse ont souligné un accroissement du trafic dans le passage du Nord-
ouest; c’est vrai, mais cette augmentation est due à l’accroissement de la capacité des
compagnies de desserte locale (pas de transit donc), déjà présentes dans la région,
Desgagnés, NEAS, NTCL. Ainsi, si le trafic lié au tourisme, à l’exploitation des
ressources naturelles et surtout à la desserte des communautés locales augmente, en
revanche le trafic de transit demeure très faible, que ce soit dans l’Arctique canadien
ou russe.
1 « Des routes mythiques émergent des glaces », Libération, 9 novembre 2004.
2 « As polar ice turns to water, dreams of treasure abound », The New York Times, 10 octobre 2005.
3 Fabien Gruhier, « Sauver le pôle Nord », Le Nouvel Observateur, 12 mars 2009. La rédaction ou le
journaliste n’ont jamais répondu à mes demandes de précision quant aux sources utilisées pour étayer
une telle affirmation… 4 Compilation 1906-2005 de Robert Headland, Scott Polar Research Institute, d’après les données de la
Garde côtière canadienne ; 2006-2008, données compilées par Sophie Dupré ; Jean Ouellet et Howard
Kearley, Officiers, Opérations et Planification dans l’Arctique, Garde côtière du Canada.
2
L’argument de la distance plaide pourtant en faveur d’un intérêt réel des
armateurs : les passages arctiques ouvriraient des routes nettement plus courtes entre
Europe et Asie. En réalité, le transport maritime ne raisonne pas qu’en termes de
distance, de même que, malgré la fonte de la banquise, les mers arctiques demeurent
des zones difficiles pour la navigation. Comment ces facteurs se combinent-ils pour
façonner l’intérêt des armateurs envers les passages arctiques à long terme ?
1. L’attrait de routes maritimes plus courtes – mais toujours plus courtes ?
Découvrir le passage du Nord-Ouest comme du Nord-est, un peu moins connu,
était l’objectif de nombreux explorateurs européens, dès le XVe siècle au nord de la
Russie ; longtemps, ils ont cherché le moyen de rejoindre l’Asie en empruntant une
route passant par l’Arctique. Le premier transit du Passage du Nord-est n’a été réalisé
qu’en 1878-79 par Adolf Erik Nordenskjöld ; il a fallu attendre 1903-06 et
l’explorateur norvégien Roald Amundsen pour réussir celui du Passage du nord-
ouest.
La nouvelle donne climatique en cours entraîne d’importantes répercussions
quant à la navigabilité des Passages du Nord-Ouest et du Nord-est, notamment en
regard de la navigation commerciale. Jusqu’à présent, malgré des technologies de
construction navale modernes, les rigueurs polaires fermaient le Passage du Nord-
ouest à tout trafic commercial ; le Passage du Nord-est était ouvert grâce aux
investissements majeurs consentis par Moscou, mais le trafic demeurait difficile et
cher. Si les glaces pérennes disparaissent au cours des prochaines années, si la
tendance à l’amenuisement de la banquise en été se maintient, ces routes maritimes
deviendraient praticables pendant plusieurs mois, et permettraient de réduire de façon
considérable la distance entre l’Europe et l’Asie par rapport au trajet du canal de
Panama.
5
Tableau 1 - Distances entre ports (km) selon la route maritime
Itinéraire Londres -
Yokohama
New York -
Yokohama
Hambourg -
Vancouver
Panama 23 300 18 560 17 310
Suez et Malacca 21 200 25 120 29 880 Cap Horn 32 289 31 639 27 200 Passage du Nord-ouest 15 930 15 220 14 970
Par le passage du Nord-Ouest, le trajet entre Londres et Tokyo n’est plus que
de 15 930 kilomètres, contre 23 300 par Panama et 21 200 par Suez, la principale
route entre l’Europe et l’Asie, ce qui présente un raccourci de 5 500 km (26 %). Ce
gain en termes de distance permet d’envisager des économies de temps et de coût de
carburant, un élément d’autant plus important qu’avec la hausse des cours du pétrole,
la part du carburant dans les coûts d’exploitation des compagnies maritimes a
beaucoup augmenté.
De plus, alors que le canal de Panama permet le passage de navires de tirant
d’eau maximal de 12 m, et le canal de Suez de 18,9 m, l’alternative méridionale du
passage du Nord-Ouest n’impose aucune limite de gabarit ni de tirant d’eau aux
navires qui voudraient l’emprunter, ainsi que le segment du passage du Nord-est au
nord des archipels arctiques russes. Avec la fonte de la banquise arctique, il est
envisageable que cette route devienne un chemin fréquenté pour relier l’Europe à
l’Asie, ou la côte Est nord-américaine à l’Asie. Grâce à la baisse des coûts des
technologies de construction navale comme la coque renforcée, il est possible pour
des cargos de naviguer dans des eaux où flotte une banquise résiduelle (voir chapitre
précédent). C’est au vu de la distance nettement plus courte entre Europe et Asie que
s’est développée l’idée d’un avenir prometteur pour la navigation arctique de transit,
idée renforcée par les perspectives de congestion possible des autres principaux points
de passage, les canaux de Panama et de Suez, compte tenu de l’accroissement du
trafic.
Si les passages du Nord-ouest et du Nord-est présentent effectivement des
routes plus courtes entre les ports d’Europe du nord et l’Asie, constituent-ils toujours
les itinéraires les plus courts dans l’hémisphère nord entre Europe et Asie, côte Est
nord-américaine et Asie ? Un examen plus détaillé révèle un portrait plus nuancé.
Tableau 2. Distance entre quelques ports, en transitant par Panama, Suez ou
les passages arctiques.
Origine-destination Panama Passage du Nord-
ouest
Passage du Nord-est Suez et Malacca
Londres -Yokohama 23 300 14 080 13 841 21 200
Marseille - Yokohama 24 030 16 720 17 954 17 800
Marseille - Shanghai 26 038 19 160 19 718 16 460
6
Marseille - Singapour 29 484 21 600 23 672 12 420
Rotterdam - Singapour 28 994 19 900 19 641 15 950
Rotterdam - Shanghai 25 588 16 100 15 793 19 550
Rotterdam - Yokohama 23 470 13 950 13 360 21 170
Hambourg - Seattle 17 110 13 410 12 770 29 780
Rotterdam - Vancouver 16 350 14 330 13 200 28 400
Rotterdam – Los Angeles 14 490 15 120 15 552 29 750
Lisbonne-Los Angeles 14 165 14 940 16 150 27 225
Lisbonne-Singapour 25 341 19 740 20 070 13 191
Lisbonne-Yokohama 21 590 14 240 15 230 18 724
Gioia Tauro (Italie) -
Hongkong 25 934 20 230 20 950 14 093
Gioia Tauro - Singapour 29 460 21 700 23 180 11 430
Barcelone - Hongkong 25 044 18 950 20 090 14 693
New York - Shanghai 20 880 17 030 19 893 22 930
New York - Hongkong 21 260 18 140 20 985 21 570
New York – Singapour 23 580 19 540 23 121 19 320
Nouvelle Orléans -
Singapour
22 410 21 950 25 770 21 360
Maracaibo Terminal
pétrolier (Venezuela) -
Hongkong
18 329 19 530 23 380 22 790
Source : calculs de l’auteur en utilisant les logiciels de cartographie ArcGIS et MapInfo.
Passage du Nord-ouest par le détroit de McClure; passage du Nord-est par les détroits de Kara,
Vilkitski, Sannikov et Long. Aucun obstacle politique à la navigation n’est considéré.
En vert: distance la plus courte. En jaune : moins de 15% de différence.
7
Il ressort de ces chiffres que :
- La route par le passage du Nord-est est souvent plus courte que la route du
Nord-ouest;
- La route par Suez est souvent plus courte pour les ports méditerranéens vers
l’Asie
- La route par Panama est souvent plus courte pour les trajets entre l’Europe du
sud et la côte Ouest des États-Unis
- Plus le couple considéré se trouve au nord (par exemple, Rotterdam-
Yokohama), plus l’avantage des itinéraires arctiques est manifeste ; en
revanche, plus le couple origine-destination est méridional (par ex. Lisbonne-
Singapour), moins les itinéraires arctiques présentent des gains de distance
significatifs. Rotterdam-Yokohama est ainsi plus court par l’Arctique, mais
Rotterdam-Singapour est plus court par Suez.
2- Quelle navigation dans l’Arctique aujourd’hui ?
Alors que le passage du Nord-ouest est demeuré très marginal dans les
politiques canadiennes, et que le trafic demeure limité dans l’Arctique canadien, du
côté soviétique, le passage du Nord-est, en particulier le segment de la route maritime
du Nord, a été l’objet d’une politique délibérée de développement et de mise en
valeur. La Route maritime du Nord (RMN, ou Cеверный Морской Путь) est, selon
la loi russe qui encadre l’utilisation de cette voie maritime, le segment du Passage du
Nord-est compris entre le détroit de Kara et le détroit de Béring. Dès 1935,
l’exploitation commerciale de cette route est ouverte par Moscou, essentiellement
entre Mourmansk et Doudinka près de l’embouchure de l’Iénissei. L’objectif est de
développer systématiquement une desserte maritime de sa côte arctique, ce qu’on
appelle la Route Maritime du Nord Cette route présente aussi l’avantage de permettre
la desserte des villes le long des principaux fleuves sibériens, le Iénissei, l’Ob, la
Léna, la Kolyma, lesquels constituent les principaux axes de transport dans ces
régions reculées. A partir de 1978, la navigation en toute saison est inaugurée sur le
même tronçon, à grand renfort d’escorte de brise-glace nucléaires.
Les origines de la réflexion russe sur la route du Passage du Nord-est
remontent à la guerre russo-japonaise de 1905 : l’état-major russe tenta de faire passer
un bâtiment vers le Pacifique en empruntant cet itinéraire, plus court que le long
périple auquel fut contrainte la flotte russe avant sa défaite finale.5 Une dimension
économique vint se doubler à cette réflexion à l’avènement de l’URSS : la politique
de développement économique soviétique reposait en bonne partie, à ses débuts, sur la
volonté de maximiser la mise en valeur des ressources propres, pour des raisons
politiques : il ne fallait pas dépendre de l’étranger pour son approvisionnement en
matières premières. En 1920, le Comité de la Route Maritime du Nord est constitué
afin « d’équiper, d’améliorer et d’étudier » le passage sur toute sa longueur. En 1932,
Moscou décida de lier développement de l’exploitation des ressources naturelles du
Nord et soutien actif à la navigation de la Route maritime, en créant l’Administration
Centrale de la Route maritime du Nord.6 C’est l’infrastructure développée alors, tant
portuaire qu’en termes de brise-glaces, et la familiarisation avec la navigation dans
5 Amiral Besnault, Géostratégie de l’Arctique, Economica, Paris, 1992, p.309.
6 William Dunlap, Transit Passage in the Russian Arctic Straits, op. cit., Durham, 1996, p.5; Claes
Lykke Ragner, Northern Sea Route Cargo Flows and Infrastructure – Present State and Future
Potential, FNI Report 13, Fridjof Nansen Institute, Oslo, 2000, p.2.
8
ces eaux difficiles, qui permirent l’ouverture de cet itinéraire aux navires marchands
alliés en provenance du Pacifique pendant la Seconde guerre mondiale.7 Des efforts
considérables ont été déployés pour ouvrir cette route maritime, navigable sur toute sa
longueur dès les années 1930, et toute l’année dans sa partie occidentale (presqu’île
de Kola jusqu’à Dikson) à partir de la mise en service, dans les années 1980, d’une
flotte conséquente d’imposants brise-glaces nucléaires (type Arktika).8 La RMN, bien
qu’elle ait connu un rapide déclin après la chute de l’URSS en 1991, constitue encore,
à la différence du Passage du Nord-ouest, une route maritime réelle au trafic non-
négligeable, essentiellement du fait de l’exploitation des ressources naturelles. La
même année, Moscou ouvrait la route au trafic international, mais jusqu’à tout
récemment, les armateurs étrangers ont manifesté peu d’intérêt pour cet itinéraire.
Tableau 3 - Trafic maritime de la Route maritime du Nord.
En milliers de tonnes Année 1935 1940 1950 1960 1965 1970
Trafic 246 289 503 1 013 1 600 2 980
Année 1980 1987 1991 1994 1999 2001
Trafic 4 950 6 580 4 800 2 300 1 580 1 980
Année 2002 2003
Trafic 1 600 1 700 Source : Vladimir Mikhailichenko, Non-commercial Partnership of the Coordination of the Northern
Sea Route Usages, cite dans US Arctic Research Commission, Arctic Marine Transport Workshop,
2004, p.A-17 ; Pierre Thorez, « La Route maritime du Nord. Les promesses d’une seconde vie », Le
Courrier des Pays de l’Est, 1066, 2008, p.48-59.
En 1993, le Japon et la Norvège se sont intéressés au potentiel commercial de
la RMN, et ont lancé, conjointement avec la Russie, un ambitieux programme de
recherche, le Programme International pour la Route maritime du Nord9. La recherche
a souligné la faisabilité technique de projets russes visant à développer le trafic
maritime dans cette région, mais sa faible probabilité en termes commerciaux, compte
tenu des coûts associés tant aux péages que le gouvernement russe entendait prélever,
qu’aux coûts liés à la navigation dans une région arctique encore largement
englacée.10
Seules des entreprises de navigation russes ont activement utilisé cette
route, souvent sur le seul segment ouest, également pour effectuer du transit Europe-
Asie pendant la période 1989-199511
, après quoi les ajustements des taux de change et
une hausse substantielle des tarifs d’escorte obligatoire ont rendu cet itinéraire moins
intéressant.12
7 William Butler, International Straits of the World – Northeast Arctic Passage, Sijthoff & Noordhoff,
Alphen, Pays-Bas, 1978, pp.60-61. 8 Ce n’est que lorsqu’une desserte est nécessaire qu’un brise-glace (BG) ouvre un chenal pour un navire
marchand dans la partie orientale de la route en hiver. 9 International Northern Sea Route Program, INSROP, 1993-1999.
10 Ragner, Claes Lykke, The 21st Century- Turning Point for the Northern Sea Route ?, Kluwer
Academic Publishers, Dordrecht, 2000. 11
Le trafic de transit s’élevait à 202 300 t en 1992, à 100 200 t en 1995. Granberg, Alexandre, « The
northern sea route : trends and prospects of commercial use », Ocean & Coastal Management 41, 1998,
p.191. 12
Ragner, Claes Lykke, « Den norra sjövägen », dans Hallberg, Torsten (dir.) Barents – ett gränsland i
Norden. Stockholm, Arena Norden, 2008, pp. 114-127, version anglaise sur www.fni.no/doc&pdf/clr-
norden-nsr-en.pdf. c. le 25 mai 2009 ; Peresypkin, Vsevolod et Anatoly Yakovlev, « The Northern Sea
Route’s Role in the System of International Transport Corridors », Focus North 2, 2008, p.1 ; Jérôme
9
La navigation dans l’Arctique canadien consiste encore essentiellement en un
trafic de desserte local, en croissance certes – les compagnies locales achètent de
nouveaux navires - mais dont les volumes demeurent encore faibles. Ils sont appelés à
augmenter avec la mise en exploitation d’un nombre croissant de mines dans la
région, Raglan et Voisey’s Bay dans la zone subarctique en étant de bons exemples.
La navigation touristique, de pêche et de desserte des communautés locales dans les
eaux du Groenland est plus intense, soutenue par des infrastructures portuaires sans
commune mesure avec celle des villages de l’Arctique canadien.13
Avec le développement de la navigation maritime, plusieurs analystes
s’inquiètent de la venue possible de navires poubelles, du risque environnemental que
pourrait représenter la navigation dans les eaux arctiques de vieux navires sous
pavillon de complaisance, affrétés par des compagnies maritimes peu scrupuleuses –
rogue shippers. D’une part, la flotte commerciale canadienne qui navigue dans
l’Arctique est elle-même très vieille, en moyenne plus de 30 ans14
: le danger ne vient
pas nécessairement des « navires étrangers rouillés battant pavillon panaméen » qui
viendraient dans les eaux arctiques.15
Par ailleurs, on peut s’interroger sur l’ampleur
de ce phénomène d’affréteurs peu scrupuleux. La pression des États et l’impact du
procès des affréteurs de l’Érika, qui désormais accroît en jurisprudence la
responsabilité de ceux-ci en introduisant la notion de préjudice écologique, font que
ce risque lié aux vieux navires, pour exister, n’a pas nécessairement l’ampleur que
l’on peut craindre.16
Les contrôles des navires dans les ports se sont faits beaucoup
plus nombreux : « L’Érika, qui était dans un état de décrépitude avancée, ne pourrait
sans doute pas naviguer dans les eaux [françaises] aujourd’hui », estime Serge
Parnaud, chef du centre de sécurité des navires de Seine Maritime. « On ne voit plus
que rarement des navires poubelles », confirme Jean-Luc Le Liboux, directeur
régional adjoint de la sécurité maritime de Haute-Normandie. Des progrès donc,
surtout que plusieurs États détenteurs de pavillon de complaisance, sous la pression,
ont éliminé bon nombre de vieux navires, comme Chypre, Malte ou Panama.
Cependant, les craintes des États côtiers ne sont pas encore totalement apaisées :
plusieurs États font encore pression sur les États détenteurs de pavillons de
complaisance pour qu’ils acceptent des mesures de renforcement de la sécurité
maritime, en particulier le renforcement des responsabilités des États du pavillon.17
Verny et Christophe Grigentin, « Container Shipping on the Northern Sea Route », International
Journal of Production Economics, 2009, en ligne, doi:10.1016/j.ijpe.2009.03.018. 13
Les villages canadiens ne disposent souvent que d’un mouillage, obligeant le navire à décharger sur
la plage ou sur une barge au large, tandis que de nombreux villages du Groenland disposent de ports
profonds avec quai. Observations de terrain de l’auteur, Arctique canadien et Groenland, octobre 2006
et octobre 2008. 14
Emmanuel Guy et Jean-François Pelletier, « Développement du transport maritime en Arctique :
quelles perspectives pour l’industrie maritime canadienne? », dans Frédéric Lasserre (dir.),
Géopolitiques de l’Arctique, PUQ, Québec, à paraître, 2009. 15
Selon le mot de Michael Byers, « Défendre le Nord : à qui la responsabilité ? », colloque Les États-
Unis, les changements climatiques et l’Arctique. Regain d’intérêt américain dans une région en
mutation, Montréal, 19-20 avril 2007. Aussi, « Je ne veux pas que la politique canadienne soit décidé
hâtivement sous la pression d’un navire enregistré au Panama ou au Libéria avec un équipage
philippin », Michael Byers, « Arctic Defence », Toronto Star, 19 août 2006. 16
Patrick Toomey, ancien pilote de la Garde côtière du Canada, correspondance avec l’auteur, 15
octobre 2007 ; « Érika : Total condamné, le préjudice écologique reconnu pour la première fois »,
Libération, 16 janvier 2008. 17
« Catastrophes maritimes : le risque demeure », Le Monde, 12 février 2007.
10
3- Aspect opérationnel : des routes qui demeurent difficiles
Cependant, plusieurs facteurs devraient inciter à la prudence dans l’annonce
d’une future autoroute arctique. Passer par le Passage permet certes de réduire la
distance, mais de nombreux éléments doivent être pris en compte avant de conclure à
l’imminence de l’accroissement du trafic dans cette région.
Tout d’abord, la banquise se reformera toujours en hiver, pour se
fragmenter en été. Aucun modèle ne prévoit la disparition de la banquise en hiver, qui
se reformera toujours. Les conditions de l’hiver arctique seront toujours là, avec la
nuit permanente, les vents violents, le froid intense (-40°C courant, voire moins) et les
épais bancs de brouillard en été.
Si une tendance réelle au déclin de la banquise estivale se dessine, s’il
est donc tout à fait possible d’envisager des étés libres de glace à moyen terme, en
revanche il est encore impossible de prédire efficacement à quelle date les détroits se
libéreront au printemps et regèleront en automne, a fortiori de préciser la géographie
de cette fonte printanière, variable d’une année sur l’autre. Cette incertitude rend donc
délicate toute tentative de planification du recours aux routes arctiques.
Il peut toujours y avoir des glaces dérivantes, poussées par les vents et
les courants, qui pourraient bloquer tel ou tel détroit ou forcer un navire à ralentir
considérablement son allure : le transit pourrait ainsi se révéler plus long que ce que
veut bien dire la distance réduite, voire impliquer des retards qui coûtent cher en
terme de pénalités financières et, surtout, de fiabilité écornée auprès des clients dans
une industrie très concurrentielle.
La glace est en mouvement, sous l’effet des courants et des vents.
Lorsqu’ils poussent l’un contre l’autre des plaques de glace, ils donnent naissance à
des crêtes de compression, accumulations parfois impressionnantes de glace. Ces
crêtes constituent de véritables murailles de glace qu’il est très difficile de franchir,
même avec un brise-glace, a fortiori avec un navire marchand à simple coque
renforcée. Les mers peu profondes, comme la mer de Beaufort, assistent aussi à la
formation de stumaka, des accumulations de glace, poussées par les vents et les
courants, et qui s’échouent dans de faibles profondeurs, parfois sur de grandes
étendues. Ces grands bouchons de glace sont difficiles à franchir, car la glace peut s’y
être accumulée sur des épaisseurs importantes.18
18
Robert Gorman, Enfotec Technical Services, « Voyage of the Arctic Kalvik through the Northwest
Passage », Technical Notes, 2002, p.4 ; Commandant Julien, Garde côtière du Canada, entrevue, 21
janvier 2009.
11
Fig. 4. Exemple de crête de compression en mer de Beaufort.
Cliché : Capitaine Julien, Garde côtière du Canada, 2008.
Des blocs dérivants de glace pluriannuelle, même petits, peuvent
constituer des dangers majeurs : un growler, ou bourguignon, petit bloc de glace
pluriannuelle d’un mètre de côté, parfois caché dans une mince couche de glace
récente, pèse près d’une tonne, est constitué d’une glace extrêmement dure et
translucide, et surnage à peine au-dessus de la surface de l’eau, rendant sa détection
radar très aléatoire, voire impossible : il faut une détection visuelle. En novembre
2007, le navire de tourisme MS Explorer, pourtant à coque renforcée, a heurté un
growler semble-t-il, et a coulé dans les eaux antarctiques. Il faut donc réduire l’allure
pour éviter des risques de collision dangereuse, et ce d’autant plus que la taille du
navire réduit sa manœuvrabilité : un très gros navire éprouverait de la difficulté à
manœuvrer dans des détroits étroits, avec des récifs, pour louvoyer entre des blocs de
glace.19
Même les brise-glace naviguent à vitesse réduite (7 à 10 nœuds) dans des
mers partiellement englacées, il en sera a fortiori de même pour un navire marchand à
simple coque renforcée : l’avantage en termes de distance plus courte par les passages
arctiques ne signifie donc pas nécessairement temps de transit réduit, puisqu’il faut
réduire la vitesse.
Les archipels arctiques, en particulier l’archipel canadien, connaissent
de fortes marées et des courants parfois très forts. Or, les cartes marines et les tables
de marées ne sont pas toujours très précises, en particulier dès qu’on s’éloigne un peu
du chenal traditionnel. Le 22 octobre 2006, le BG canadien Amundsen, en s’engagent
dans le détroit de Bellot, devait faire face au courant de marée ; or, une fois sur place,
le commandant s’est rendu compte que le courant allait dans l’autre sens !20
La faible profondeur des détroits de la route méridionale du Passage du
Nord-ouest (13 m au détroit Union), comme du passage du Nord-est (6,7 m au détroit
de Dmitri Laptev, 13 m au détroit de Sannikov), impose de recourir à des cargos de
taille réduite, à tirant d’eau modéré. Les porte-conteneurs de 9 000 EVP21
ou plus ont
un tirant d’eau de 15 m, et ne peuvent donc passer par ces itinéraires. Le transit par les
chenaux beaucoup plus profonds des détroits de McClure ou du Prince de Galles, dans
19
Jean-Jacques Comiti, Ingénieur Études, Études développement Maritime, CMA-CGM, entrevue avec
l’auteur, Marseille, 21 novembre 2007 ; Tom Paterson, Vice-président, Fednav, entrevue avec l’auteur,
Montréal, 19 juin 2007 ; entrevues avec les équipages du BG Amundsen, octobre 2006, et du Lyubov
Orlova, octobre 2008. 20
Notes de voyage de l’auteur, conversation avec les pilotes de l’Amundsen, 22 octobre 2006. 21
EVP, pour Équivalent Vingt Pieds, est l’unité de mesure des conteneurs, qui font 20 ou 40 pieds de
long.
12
le passage du Nord-ouest, ou au nord des archipels arctiques russes pourrait permettre
certes le passage de gros navires, mais pose la question de savoir avec quelle
régularité ces détroits, libres de glace pour la première fois fin août 2007, se libéreront
de leurs glaces, et comment les blocs de la banquise pluriannuelle, à l’ouest,
dériveront lorsqu’elle se désagrégera. Par ailleurs, le canal de Panama, lorsque les
travaux seront achevés en 2014, permettra le passage de navires de tirant d’eau de
18,3 m; et Suez, en 2010, de 20,1 m, permettant le passage de superpétroliers.
La fonte progressive de l’inlandsis du Groenland, qui semble amorcée,
et des glaciers qui s’écoulent vers la mer, va entraîner un fort accroissement du
nombre d’icebergs dérivants dans la baie de Baffin, sur les approches orientales du
Passage du Nord-ouest. Ils sont détectables, mais imposent une grande rigueur dans la
navigation et une allure réduite : des collisions surviennent encore parfois de nos
jours.22
Cette difficulté est moindre au nord de la Sibérie, où on trouve peu de glaciers
qui vêlent des icebergs dans l’océan – quelques glaciers au Svalbard, sur la Terre
François-Joseph ou en Nouvelle-Zemble, rien de comparable cependant en terme de
volume de glace produite.
La navigation dans la mer du Labrador est rude. Aux changements de
saison, la zone de transition entre mer libre et mer gelée est très dangereuse, car les
blocs de glace tout comme le navire y sont en mouvement. Les vagues peuvent
projeter de gros blocs sur les navires, provoquant des dégâts importants.23
Investir dans des navires à coque renforcée suppose de lourds
investissements, qui doivent permettre un amortissement rapide, faute de voir leur
rentabilité très réduite. De plus, ces navires, sans bulbe de proue, et dont la coque
renforcée est plus lourde, sont moins hydrodynamiques et consomment plus de
carburant, rendant leur exploitation sur des routes non-arctiques plus coûteuse.24
Il faut également un équipage expérimenté (forts courants de marée,
hauts-fonds dans l’archipel arctique) et des équipements spécifiques si l’on veut
naviguer sans escorte de brise-glace : projecteurs nocturnes pour la détection visuelle
des blocs de glace, radar puissant, hélicoptère embarqué pour la reconnaissance
préalable des détroits, double hélice pour réduire le risque de se trouver immobilisé en
cas d’avarie, machinerie adaptée aux grands froids. Il faut aussi un navire équipé pour
protéger la marchandise du froid potentiellement intense, avec des conteneurs
climatisés.25
Enfin, les brouillards et le givrage sont fréquents dans l’Arctique.
L’accumulation de glace peut atteindre plusieurs cm, il faut parfois recourir à de petits
bulldozers pour éliminer une couche de glace dont le poids contribue à déséquilibrer
le bateau et à endommager des équipements comme les antennes et radars. Pour
22
Dont la collision entre le Reduta Ordona et un bourguignon en juillet 1996 dans le détroit d’Hudson,
qui faillit provoquer la perte du navire, ou les naufrages du chalutier BCM Atlantic au large du
Labrador en mars 2000 ou du Finn Polaris en août 1991 au large du Groenland. Brian Hill, Database of
Ship Collisions with Icebergs, NRC - Institute for Marine Dynamics, 14 décembre 2000 ; Jim Shaw,
« The Ice Patrol », Ships Monthly, août 2008, p.24 ; Marcos Zentilli et al, « Neutral Buoyancy Icebergs
in Kane Basin Between Arctic Canada and Greenland a Threat to Northern Navigation: Identifying the
Source and Possible Links with Arctic Warming », Actes du colloque ICAM IV, 2006,
http://meguma.earthsciences.dal.ca/zentilli_PPT/Zentilli_et_al_2006_ICAM_4_2003.pdf 23
Entrevue avec le Commandant Julien, Garde côtière du Canada, Québec, 19 janvier 2009. 24
Jean-Jacques Comiti, Ingénieur Études, Études développement Maritime, CMA-CGM, entrevue avec
l’auteur, Marseille, 21 novembre 2007 ; Dermot Loughnane (Tactical Marine Solutions), « Mostly
Employed elsewhere : one of the biggest challenges in developing Arctic shipping has nothing to do
with ice », Canadian Sailings – Transportation & Trade Logistics, 2 mars 2009, p.23-24. 25
Entrevues avec Robert Conachey, op.cit., 21 mai 2007 ; Commandant Julien, Garde côtière du
Canada, Québec, 19 janvier 2009.
13
contrer le givre, on doit installer des équipements de dégivrage, et réduire la vitesse et
changer de cap pour réduire la retombée des embruns givrants sur le pont.26
Ces risques à la navigation conduisent les compagnies d’assurances à
demander des primes nettement plus élevées pour ces routes arctiques. Pour la
desserte du port de Churchill, en zone subarctique dans la baie d’Hudson, la surprime
est de 15% chez la Lloyd’s.27
Outre le risque de collision, que se passe-t-il si un bris
mécanique, une avarie surviennent dans l’Arctique, loin de tout port ? De ce point de
vue, l’Arctique russe est mieux à même d’accueillir le trafic potentiel, car une série de
petits ports s’égrène le long de la côte sibérienne, alors que dans l’Arctique canadien,
on ne trouve aucun port avec quai entre Voisey’s Bay (Labrador) et Nome (Alaska),
soit sur plus de 5 000 km. Bon nombre d’assureurs refusent de couvrir des navires
ordinaires qui voudraient s’aventurer dans les eaux arctiques, insistant sur la nécessité
de recourir à des navires à coque renforcée, même en été.28
De ces éléments, il ressort quelques observations :
Des routes maritimes ouvertes toute l’année ? Les conditions
hivernales remettent en cause les affirmations de certains observateurs qui estiment
que la navigation à l’année longue avec des navires ordinaires pourrait être organisée
à brève échéance dans les passages arctiques, moyennant l’organisation de convois
escortés de brise-glace, ou avec des navires à coque renforcée. Si la navigation se fait
dans la Voie maritime du Saint-Laurent jusqu’à Montréal en hiver, alors, raisonne-t-
on, comme la glace pluriannuelle arctique est en train de disparaître, la glace de
l’Arctique sera elle aussi bientôt de la glace de 1ere année qu’il sera plus facile de
franchir. Si certaines entreprises misent sur des cargos à coque puissamment renforcée
pour naviguer toute l’année dans l’Arctique, comme Baffinland Iron avec Fednav
pour la mine de fer de Mary River (île de Baffin), ou si les Russes ont pu développer
des convois toute l’année entre Mourmansk et Norilsk, il faut toutefois se rappeler que
les Russes disposent déjà d’une flotte de brise-glace autrement plus développée que
celle du Canada ; que nombre de leurs cargos sont déjà à coque renforcée ; et que la
glace de 1ere année dans l’Arctique est plus épaisse que celle du Saint-Laurent en
hiver : entre 1,5 et 2 m, parfois jusqu’à 2,50 m, contre 90 cm maximum29
. De plus, les
crêtes de compression qui se développent au printemps dans l’Arctique n’ont pas
26
Wilhelm Magelssen, « Operation of Ships in Cold Climates with Emphasis on Tankers and New
Requirements », Marine Technology, 42(4), 2005, p.207 ; Peter Noble (Chief Naval Architect,
ConocoPhillips), « Oil & Gas Exploration, Production and Transportation in the Arctic », juillet 2007,
Center for Satellite Applications and Research (STAR),
www.star.nesdis.noaa.gov/star/documents/2007IceSymp/Noble.pdf ; R. Bridges, Cold Climate
Navigation – Design and Operation Considerations, Lloyd’s Register Technical Notes, Lloyd’s
Register, Londres, non daté, p.33. 27
Kathlyn Horibe, « Canada’s hidden jewel ? climate change may alter shipping industry’s perception
of Port of Churchill », Canadian Sailings – Transportation & Trade Logistics, 12 mars 2007. 28
Neil Roberts, Responsable assurance, Lloyd’s Market Association, entrevue avec l’auteur, Londres,
23 novembre 2007 ; AXA Assurances (Paris), cité par Jérôme Verny et Christophe Grigentin,
« Container Shipping on the Northern Sea Route », International Journal of Production Economics,
2009, en ligne, doi:10.1016/j.ijpe.2009.03.018, 2009. 29
Peter Wadhams, « How does Arctic Sea Ice form and decay? », National Oceanic and Atmospheric
Administration (NOAA), www.arctic.noaa.gov, c. le 8 décembre 2008 ; Aker Arctic Technology,
Arctic Shuttle container link from Alaska US to Europe, AARC K-63, mars 2006, p.18 ; Brian Morse et
al, « Characteristics of ice in the St.Lawrence River », Can. Journal of Civ. Engineering, 30, 2003,
p.768.
14
d’équivalent dans le golfe du Saint-Laurent. La navigation organisée et régulière en
hiver dans l’Arctique, canadien en particulier, n’est pas pour demain.
Corollaire de ce point : des navires à coque renforcée coûtent plus cher
à construire et à exploiter, puisque leur hydrodynamisme est moindre que pour les
coques classiques, profilées pour réduire la résistance de l’eau. Commander un navire
de classe de glace, 1A Super par exemple, qui servirait en été dans l’Arctique et en
hiver dans des contrées plus clémentes, est certes possible mais induit des coûts
supplémentaires pour son exploitation en hiver. Comme on l’a vu au chapitre
précédent, investir dans un navire à coque renforcée implique d’avoir un plan
d’exploitation rigoureux de son exploitation qui tienne compte de cette contrainte. Les
navires à double action ne souffrent pas de cette restriction, puisque leur proue reste
classique, avec bulbe.
4- Trafic de conteneurs : la régularité prime…
La structure du transport maritime est différente selon le type de marchandise
transportée. On distingue généralement le vrac – minerais, céréales, ciment, engrais,
gaz, pétrole – transporté dans des vraquiers ou des tankers, des marchandises
manufacturées, transportées soit dans des navires polyvalents – marchandises
générales – soit dans des navires où les marchandises sont regroupées dans des
conteneurs, qui deviennent l’unité de base du transport.
Il faut savoir que les compagnies maritimes de vrac fonctionnent sur la base du
contrat ad hoc – tramp – et affichent donc rarement des routes régulières : les navires
se déplacent en fonction des contrats de transport ad hoc, du point A au point B; puis
du point B au point C, etc… En revanche, les compagnies de transport de
marchandises conteneurisées ne vendent pas que du transport, elles fournissent un
service logistique, plus ou moins complet et intégré : le coût du transport n’est donc
qu’une des variables de gestion du service qu’elles offrent30
. En particulier, ces
entreprises fonctionnent en juste-à-temps : elles développent des lignes régulières
pour lesquelles des horaires précis sont affichés à l’avance. Compte tenu de
l’évolution des processus de production industrielle, qui vise à réduire les stocks et
donc à favoriser les flux tendus, ces transporteurs ne vendent pas juste le transport,
mais aussi un délai de livraison précis31
. La fermeture temporaire d’un détroit par de
la glace dérivante, la présence de bancs de glace plus ou moins concentrée ou
d’icebergs en grand nombre, qui forceraient à réduire l’allure, pourraient induire des
retards beaucoup plus dommageables qu’un éventuel gain en termes d’économies de
carburant : en effet, le transporteur verra alors sa fiabilité nettement écornée et devra
payer des pénalités de retard substantielles…
De plus, naviguer en hiver demeurerait impossible sans des navires à coque
fortement renforcée, même en double action, ce qui implique, deux fois par an, de
30
Antoine Frémont, « Les armements de lignes régulières et la logistique », Cahiers Scientifiques du
Transport, 53, juin 2008, p.123-143. 31
Martin Stopford, Maritime Economics, Routledge, Londres, 1997, p.11 ; Lasserre, Frédéric.
« Internet : la fin de la géographie ? Logistique, internet et gestion de l’espace », Cybergéo, Revue
européenne de géographie (Paris), n 141, 35 p., 2000 ; Lasserre, Frédéric. « Logistics and the internet :
location issues are crucial for all actors in the logistics chain », Journal of Transportation Geography,
vol. 12, nº1, 2004, pp. 73-84 ; Emmanuel Guy, « Evaluating the viability of commercial shipping in the
Northwest Passage », Journal of Ocean Technology, 1(1), 2006, p.13 ; Ragner, Claes Lykke, « Den
norra sjövägen », op. cit, 2008, pp. 114-127.
15
modifier les itinéraires logistiques – au printemps pour adapter les horaires au passage
par l’Arctique, à l’automne pour revenir aux routes classiques - ce qui demeure
complexe et coûteux pour les affréteurs, et augmente le risque d’erreur et donc de
retard lors de la transition.
Par ailleurs, il est peu concevable de voir un transporteur opter pour un
changement de route au vu de la libération conjoncturelle du Passage, à la fin de l’été.
Au jour dit, le chenal peut être libre, mais rien ne dit qu’il le sera encore 8 jours plus
tard…
Nombre de compagnies maritimes ont également investi des sommes
considérables dans le développement de terminaux portuaires le long de leurs
principales routes : changer ces routes en été reviendrait à abandonner de façon
saisonnière ces escales… ce qui serait peu apprécié par les clients et contre-productif
pour l’amortissement de ces investissements.32
Enfin, la plupart des opérateurs de conteneurs intègrent des escales pour
augmenter la taille de leur marché : les routes Europe-Asie par Panama intègrent ainsi
souvent des escales dans des ports nord-américains ; les routes par Suez prévoient des
escales dans le golfe Arabo-persique ou en Inde. Cette diversification des marchés est
peu envisageable par une route arctique, qui ne dessert aucun port significatif en
termes de conteneurs, en particulier pour le Passage du Nord-ouest.
On ne peut donc s’attendre à voir des porte-conteneurs naviguer
prochainement, de façon régulière, dans les eaux arctiques. Le transit de pondéreux
(céréales, minerais…), qui ne repose pas autant que pour les conteneurs sur une date
précise de livraison, pourrait plus facilement emprunter le Passage dans sa partie
méridionale, avec des navires peu renforcés (classe de glace 1A ou 1B), mais il
demeure une grande incertitude quant au coût d’affrètement que demanderaient les
armateurs pour le transit par de telles routes.
5- Qu’en pensent les armateurs ?
Une enquête, menée de février 2008 à juin 2009 auprès de près de 121
compagnies maritimes de l’hémisphère Nord par l’équipe de recherche de l’auteur,
permet de mesurer l’intérêt réel des compagnies maritimes pour les passages
arctiques, au moment du sondage évidemment.
Voici la ventilation des 83 réponses obtenues à la question : « envisagez-vous
de développer vos activités dans l’Arctique ? ».33
32
Ragnar Baldursson, « Trans-Arctic Shipping external drivers », Northern Research Forum, 24-27
septembre 2008 ; Frédéric Lasserre, « China and the Arctic: Threat or Cooperation Potential for
Canada ? », rapport fourni au Canadian International Council, CIC, juin 2009. 33
La catégorie de classement de chaque compagnie correspond à son segment principal d’activité.
Certaines compagnies classées ici dans le segment Conteneurs sont également actives dans le vrac.
16
Tableau 4 - Intérêt des compagnies maritimes pour l’Arctique. Résultats de
l’enquête
Segment d’activité Région d’origine
Conteneurs Vrac
sec
Vrac
liquide
Marchandises
générales Europe Asie
Am.
du
Nord
Non 40 7 7 3 29 16 12
Peut-
être 4 3 4 7 2 2
Oui 2 3 4 6 7 2 6
Parmi les 15 entreprises qui sont intéressées par l’Arctique, 7 sont déjà
présentes dans l’Arctique depuis plusieurs années, et n’envisagent donc qu’une
expansion de leurs activités. Sur les 15, 8 envisagent l’Arctique pour la desserte locale
des communautés ou pour l’exploitation des ressources naturelles ; 7 seulement
s’intéressent aux possibilités de transit.
Les entreprises intéressées par l’Arctique font valoir le potentiel d’économie
en coût de carburant qu’une route plus courte permettrait d’obtenir. Cependant, la
plupart de ces entreprises intéressées ne fonctionnent pas en juste à temps et n’ont
donc pas d’horaires à respecter : le bénéfice potentiel d’une route incertaine mais plus
courte est plus facile à concrétiser dans ces conditions.
Plusieurs compagnies intéressées penchent plutôt pour le Passage du Nord-est,
du fait de la présence d’infrastructures portuaires, d’escorte de brise-glace en cas de
besoin. Quant aux coûts de péage très élevés imposés par la Russie, une entreprise a
confié être en pourparlers avec Moscou à ce sujet – signe que les Russes accepteraient
peut-être une baisse des prix pour stimuler l’intérêt des transporteurs maritimes.
L’enquête souligne ces constatations :
- Les compagnies maritimes de conteneurs semblent très peu intéressées
par un transit par le Passage du Nord-ouest ou du Nord-est.
- Les entreprises qui sont déjà présentes dans l’Arctique entendent bien
développer les occasions d’affaires que permet d’envisager une saison de navigation
plus longue, mais ces entreprises étaient dans l’Arctique pour la desserte locale, mines
et communautés locales, pas pour le trafic de transit.
- Les compagnies de transport de vrac ou de marchandises générales
manifestent un plus grand intérêt a priori pour le développement à moyen terme d’une
route future, plus particulièrement pour la desserte d’exploitations minières dans
l’Arctique (Fednav par ex.). Mais peu ont choisi de miser sur le trafic de transit par les
routes arctiques, compte tenu des coûts élevés associés à l’investissement dans des
navires spécialisés et aux coûts élevés d’exploiter des liaisons arctiques. Par
définition, le transport de vrac, avec des contrats ad hoc (tramp shipping) ne permet
pas de garantir que le navire sera régulièrement exploité dans l’Arctique : s’il navigue
souvent dans des eaux plus chaudes, l’investissement qu’il représente le rendra plus
cher à exploiter, d’où la nécessité, évoquée par quelques armateurs, d’avoir une
certaine garantie de contrats de transport à l’avance. De plus, si la marchandise
présente une faible valeur ajoutée, il est parfois plus rentable de la laisser sur place
17
pendant l’hiver ou de prendre une route classique, plutôt que de devoir investir des
montants élevés pour quelques rotations.34
Fig. 5. Navire touristique près de Pangnirtung, Canada, octobre 2008.
Cliché : F. Lasserre
Fig. 6. Navire touristique (Lyubov Orlova) au large d’Ilulisat, Groenland,
octobre 2008. Les coques renforcées sont plus que jamais une nécessité.
Cliché : F. Lasserre
34
Dermot Loughnane, « Mostly Employed elsewhere… », Canadian Sailings – Transportation &
Trade Logistics, op. cit., 2009, p.23.
18
Fig. 7. Cargo au port d’Aasiat, Groenland. Le trafic de desserte locale connaît
une forte expansion dans l’Arctique. Les infrastructures portuaires, cependant, sont
beaucoup plus développées dans l’Arctique européen que nord-américain.
Cliché : F. Lasserre, octobre 2008.
Conclusion
Les médias avaient annoncé le premier transit d’un navire commercial par le
Passage du Nord-ouest en septembre 2008. Vérification faite, il s’agissait d’un navire
de la compagnie canadienne Desgagnés, présente dans l’Arctique depuis longtemps,
et assurant la desserte du village de Kugluktuk, sur les rives du golfe du
Couronnement, depuis Montréal et donc arrivant par l’Est, après avoir parcouru le
passage du Nord-ouest. Il ne s’agissait donc pas d’un transit complet, mais de la
desserte de communautés locales, comme le faisait Desgagnés depuis des années –
tirant profit d’une saison de navigation plus longue, l’entreprise étend son réseau de
dessertes à travers l’Arctique canadien.
Les médias ont faiblement répercuté le fait que le monde du transport maritime
ne voit pas l’Arctique comme une route de transit entre Europe et Asie, ou entre côte
Est et Asie, mais bien plutôt comme une destination, que ce soit pour la desserte des
communautés ou pour le transport des ressources naturelles.35
Or, plusieurs cadres
importants de cette industrie émettent des doutes quant à l’avènement d’une route de
transit très fréquentée dans l’Arctique.36
Rob Lomas, directeur d’Intercargo, estime
que l’Arctique présente un potentiel de développement du trafic lié à l’exploitation
35
« Northwest Passage shipping route is no Panama Canal », Globe & Mail, 22 août 2006 ; Frédéric
Lasserre, « Le Passage du Nord-ouest n’est pas une future autoroute maritime », Le Devoir, 22 janvier
2007 ; « Developments in Arctic Shipping », Focus North 8, 2006, Oslo, p.3. 36
Lors d’un séminaire organisé le 13 avril 2007 par l’Institut Fridtof Nansen à Oslo, Claes Lykke
Ragner, ancien Secrétaire de l’enquête INSROP sur la Route maritime du Nord ; Lawson Brigham,
directeur adjoint de la Commission de Recherche Arctique des États-Unis ; et Lars Almklov, directeur
de l’Association des Armateurs de Norvège, ont conclu que la navigation commerciale se développerait
certes dans l’Arctique, mais demeurerait modeste pendant encore de nombreuses années, en particulier
dans sa dimension de transit. « Arctic Shipping : Transit still far off, but Legal Regime needs
strengthening », FNI News, www.fni.no/news/070413.html, c. le 16 novembre 2007.
19
des ressources naturelles, voire à un petit trafic de transit des matières premières, mais
certes pas pour un fort trafic de transit,37
une opinion que conforte le rapport de
recherche du Conseil de l’Arctique sur la navigation dans l’Arctique.38
Selon Simon
Bennett, secrétaire de la Chambre Internationale de Transport maritime (Londres),
« personne dans le secteur ne parle vraiment du Passage du Nord-ouest comme étant
une alternative sérieuse au canal de Panama, même s’il s’ouvre vraiment ».39
37
Rob Lomas, directeur d’Intercargo (expéditeur et courtier en transport, Londres), correspondance
avec l’auteur, 19 juin 2008. 38
Conseil de l’Arctique, Arctic Marine Shipping Assessment 2009 Report, 2009, p.109, 112, 121. 39
Simon Bennett, secrétaire de l’International Chamber of Shipping, Londres, cité dans « Navigating
the Northwest Passage », Globe & Mail, 4 octobre 2007.