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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lere Sépharade fondée en 1998 05 Solomon Nunes Carvalho Un pionnier sépharade au Far West — FRANÇOIS AZAR 21 Les Actas de la communauté de Tanger — PHILIP ABENSUR 25 La mémoire préservée des Juifs de Tire — LAURENCE ABENSUR-HAZAN 29 Pasaron tres anyos — MATILDA KOÉN-SARANO 31 El vizino i los kalsados — MATILDA KOÉN-SARANO 32 Para meldar | OCTOBRE, NOVEMBRE, DÉCEMBRE 2015 Tishri, Hechvan, Kislev, Tevet 5776 .15

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Revue de l'association Aki Estamos Les Amis de la Lettre Sépharade fondée en 1998

05 Solomon Nunes Carvalho Un pionnier sépharade au Far West — FRANÇOIS AZAR

21 Les Actas de la communauté de Tanger — PHILIP ABENSUR

25 La mémoire préservée des Juifs de Tire — LAURENCE ABENSUR-HAZAN

29 Pasaron tres anyos — MATILDA KOÉN-SARANO

31 El vizino i los kalsados — MATILDA KOÉN-SARANO

32 Para meldar

| OCTOBRE, NOVEMBRE, DÉCEMBRE 2015 Tishri, Hechvan, Kislev, Tevet 5776

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L'éditoLa rédaction

L'année juive qui vient de s'achever nous a apporté de bonnes nouvelles. Avec la troisième Université d'été judéo-espagnole, notre association a franchi un nouveau cap : plus d'adhérents, plus de notoriété et surtout une manifesta-tion où toutes les générations étaient représentées. Nous y reviendrons dans un prochain numéro qui reproduira conférences, photos et témoignages enregistrés à cette occasion.

L'essai demande à être transformé. Nous avons donc prévu de nombreux rendez-vous qui feront l'actualité d'Aki Estamos – les Amis de la Lettre Sépha-rade au cours des prochains mois. À rebours des discours résignés, nous abordons avec enthousiasme le combat pour la renaissance de la langue et de la culture judéo-espagnoles. Une énergie et une volonté qui étaient celles de nos ancêtres lorsqu'ils ont dû refonder leurs communautés, refaire leurs vies sous d'autres cieux et sur d'autres rives.

L'injonction « Tu choisiras la vie 1 » est celle par laquelle se clôt le cycle de lecture annuel de Torah. La vie, c'est-à-dire également la lutte car sans une action constante nous succomberions vite à la facilité et à la passivité.

Cette leçon de courage et d'endu-rance, Solomon Nunes Carvalho nous en offre un exemple extraordinaire. Nous consacrons à son aventure une place exceptionnelle dans ce numéro. Sa présentation s'inscrit dans un projet plus vaste de publication en français du journal de voyage de Carvalho alors qu'a été présenté en juillet dernier à San Francisco un film 2 retraçant son parcours dans l'Ouest américain.

Le plus étonnant est qu'une expédition ayant échoué dans ses buts matériels et dont les images ont disparu suscite autant d'intérêt plus de 150 ans après. Sans doute l'essentiel réside-t-il plus encore dans l'exploit humain et spiri-tuel, dans les limites explorées de la résistance physique et morale que dans le motif officiel de l'expédition.

À l’instar de Carvalho, nous pouvons tous conduire des aventures dans le monde sépharade. Chacun suivant sa passion et son engagement. Philip Abensur et Laurence Abensur-Hazan nous montrent dans ce numéro qu'il reste quantité de trésors à découvrir et de sites à explorer. Le but de notre association est que chaque effort parti-culier puisse converger et susciter d'autres projets.

Ce numéro s'ouvre sur un dossier consacré à la loi destinée à faciliter l'octroi de la nationalité espagnole aux Sépharades. Nous avons souhaité la présenter de la façon la plus objective possible. Toutefois nous ne cachons pas les réserves qu'elle suscite malgré une indéniable volonté de réconciliation. Nous suivrons de près son application.

Notre association a beaucoup de projets. Elle ne peut les mener sans votre soutien moral et financier. Nous faisons donc appel une fois de plus à votre générosité et nous demandons à tous ceux qui n'auraient pas encore renouvelé leur adhésion pour 2015 de bien vouloir le faire sans tarder. Nous vous souhaitons chaleureusement : Anyada buena kon salud i muncha alegria, ke seash syempre pujados i no menguados !

1. Deutéronome 30, 15-20

2. Carvalho's journey, réal. Steve Rivo, 2015, États-Unis.

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Nomination

Félicitations à Blandine Genthon dont l'entre-tien figure dans le numéro 8 de Kaminando i Avlando qui a été nommée en juin 2015 directrice générale de CNRS éditions.

Remerciements

Merci à Moshé Shaul

Notre ami Moshé Shaul, qui a été vice-président de l’Autorité Nationale du Ladino depuis sa fondation en 1997, s’est retiré du conseil d’administration de cette institution présidée par l’ancien président Israël Itzhak

Navon. C’est Tamar Alexander, professeure à l’université Ben-Gurion du Neguev, qui lui succède à ce poste.À l’annonce de cette décision, Moshé Shaul a reçu de très nombreux messages de reconnaissance du monde judéo-espagnol, notamment au travers des colonnes du forum Ladinokomunita, et un ardent hommage lui a été rendu le 21 juillet dernier en Israël, à l’Institut Ben Zvi, hommage orchestré par la fidèle Zelda Ovadia qui dirige avec lui la revue Aki Yerushalayim.Aki Estamos – les Amis de la Lettre Sépharade tient à s’associer à cet hommage et à remercier Moshé Shaul pour tout ce qu’il a accompli pour la conservation et la promotion de la langue et de la culture judéo-espagnoles.Moshé Shaul n’entend pas abandonner pour autant l’œuvre de toute sa vie qui a porté ses fruits. S’il est vrai que ceux dont le judéo-espagnol est la langue maternelle se font de moins en moins nombreux, on assiste cependant à travers le monde depuis quelques décades, à un regain d’intérêt pour cette langue et pour cette culture avec des publications nombreuses et des cours dans

de grandes universités en Europe comme aux Amériques. Une part de ce mérite lui revient sans aucun doute.Nous souhaitons à Moshé Shaul beaucoup de succès dans ses entreprises et lui adressons nos meilleurs vœux de santé, de paix et de joies en ce début d’année 5776. Anyada buena i dulse, kon salud, paz i alegriyas !

Ke haber del mundo ?

Carnet gris

Disparition de Guy Béart

À l'heure où nous mettons sous presse nous apprenons la disparition du chanteur Guy Béart. Né Guy Béhart-Hasson au Caire le 16 juillet 1930, il a grandi au sein d'une famille sépharade en Égypte, en Grèce et au Liban. Il a très tôt développé un intérêt pour la musique parallèlement à des études d'ingénieur. Le producteur Jacques Canetti l'encouragea à développer une carrière musicale et à enregistrer un premier disque en 1957. Guy Béart a toujours assumé ses origines. Dans un entretien accordé à Actua-lité Juive 1, à la question : Quelle part de judéité avez-vous transmise à vos enfants, dont la plus célèbre, Emmanuelle ? Il répondait : C'est dans mes chansons, où je pèse chaque mot, que

j'exprime au mieux ma vérité. À mes enfants, j’ai parlé des rites qui, selon moi, sont ce qu’il y a de plus important. Connaissez-vous l’histoire du rabbin qui arrive dans une communauté ? Il rencontre un Juif et lui demande s’il croit en Dieu. L’autre lui dit qu’il lui répondra une autre fois. Le lendemain, le rabbin lui pose à nouveau la question et l’homme répond par la négative. « Pourquoi ne m’as-tu pas répondu hier ? » demande le rabbin. « Parce que c’était Shabbat ! ». J’aimerais terminer sur un proverbe que j’aime particulièrement : « Écoute, mon fils, les règles de ton père mais n’oublie pas la Thora de ta mère »…

1. Actualité Juive, novembre 2010.

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En Espagne

Acquisition de la nationalité espagnole : la loi est applicable à compter du 1er octobre 2015

Le 11 juin 2015, le congrès des députés espagnols a approuvé la loi destinée à faciliter l’acquisition de la nationalité espagnole par les Sépharades. Sa publication au Journal officiel espagnol est intervenue le 25 juin dernier.À compter de l’entrée en vigueur de la loi, le 1er octobre 2015, les requérants dispose-ront d’un délai de trois ans pour déposer leur demande afin d’obtenir la nationalité espagnole.La loi dispose que les personnes sollicitant la nationalité espagnole devront prouver leur origine sépharade et un lien linguistique et culturel avec l’Espagne, sans toutefois exiger comme par le passé une résidence en Espagne, ni une renonciation à la nationalité d’origine.Les Instituts Cervantès délivreront les diplômes de niveau en Castillan et certifieront le niveau de connaissances socioculturelles et constitutionnelles.La loi est le dernier acte d’un lent processus entamé au XIXe siècle de reconnaissance d’une dette historique à l’égard des Juifs expulsés d’Espagne à la fin du XVe siècle. Ce processus a connu des vicissitudes et il est étroitement lié à la démocratisation de la société espagnole. Le préambule de la loi en rappelle les principales étapes. Elles sont l’œuvre de personnalités éclairées agissant contre les préjugés de leur temps et, dans le cas des diplomates en poste durant la Seconde Guerre mondiale, contre la volonté de leur propre gouvernement.Les débats précédant l’adoption de la loi ont montré que l’ensemble du spectre politique

espagnol partageait aujourd’hui la volonté de renouer une histoire commune avec les Sépharades. La loi était également attendue par les Sépharades à la fois comme mesure de réparation symbolique et comme une ouverture pouvant intéresser de façon plus pratique les Sépharades ne disposant pas déjà d’une nationalité européenne.Les premières réactions à l’adoption de la loi ont été réservées tant les dispositions dans leur détail paraissent complexes et coûteuses 1. Il est vrai que le législateur a eu à affronter de redoutables questions qui feront toujours débat : Qui est juif ? Qui est sépharade ?Seule la pratique éclairera véritablement l’intention du législateur. La loi pose suffi-samment de conditions pour qu’une interpré-tation restrictive des textes puisse en limiter la portée effective. En revanche, une lecture respectant l’esprit de la loi et appuyée sur des circulaires favorables devrait permettre à un nombre substantiel de candidats d’obtenir la nationalité.Toutefois, les postulants n’échapperont pas à une procédure complexe nécessitant le recours à un notaire, la réunion de nombreux documents officiels traduits en castillan et le passage de deux examens de langue et de culture. Le recours à un avocat espagnol peut s’avérer nécessaire pour assister le requé-rant dans les démarches surtout s’il n’est pas familier avec la langue espagnole.Le point d’incertitude majeur concerne toutefois l’octroi de l’identité sépharade. On sent le législateur hésitant sur ce point, s’en remettant principalement aux communautés juives d’Espagne et aux communautés juives étrangères mais en acceptant à titre subsi-diaire d’autres moyens de preuve. Comment ces moyens de preuve s'articuleront-ils les uns par rapport aux autres ? Comment seront-ils examinés ? La loi ne le dit pas. Il est clair

toutefois que le critère communautaire ou religieux l’emporte sur le critère socioculturel ou linguistique. Les personnes laïques – et elles sont nombreuses parmi les Sépharades – y trouveront difficilement leur compte.Les marranes sont les grands absents de cette loi. Convertis et donc non expulsables en théorie, beaucoup ont cependant dû prendre le chemin de l’exil lorsque se sont imposés les statuts de pureté de sang. Ils ne seront recon-nus ni au titre des communautés juives, ni au titre des langues judéo-espagnoles et devront s’en remettre à des critères beaucoup plus aléatoires. C’est sans doute une amère ironie de l’histoire que ceux qui ont marqué le plus d’attachement à la terre espagnole – au point de renoncer pour elle – de gré ou de force – à leur religion – se trouvent aujourd’hui les plus mal traités.

Plus d’informations sont disponibles en espagnol sur :http://nacionalidadsefardies.net/

1. Cf. le journal El Amaneser du 1er juillet 2015 et les articles de Karen G. Şarhon, Los Sefardis de Turkiya no estan kontentes de la mueva Ley ; de Selim Amado, La Nasionalidad Espanyola : No se eskapa kon ley solo ; et de Rachel A. Bortnick, Komo de « repatriasion » es esto ?

Ce que dit la loi

Pour certifier l’origine sépharade, la loi offre les moyens de preuve suivants :

a) Un certificat délivré par le président de la commission permanente de la Fédération des communautés juives d’Espagne. Ce certi-ficat revêt une importance particulière et constitue la preuve principale en la matière.

b) Un certificat délivré par le président (ou le responsable occupant une charge équivalente) de la communauté juive du pays de résidence ou de la ville de naissance du requérant ou par l’autorité rabbinique compétente légalement reconnue dans le pays de résidence habituelle du requérant.

Pour démontrer l’habilitation des personnes

délivrant les certificats, le requérant pourra produire :

(1) un certificat du président de la Commis-sion permanente de la Fédération des communautés juives d’Espagne habilitant la personne délivrant le certificat ;

(2) une copie des documents suivants :

– les statuts originaux de l’institution religieuse étrangère ;

– un certificat de l’institution religieuse étrangère où figurent les noms des repré-sentants légaux ;

– un certificat démontrant que l’insti-tution religieuse étrangère est légalement reconnue dans le pays d’origine ;

– un certificat délivré par le représentant légal de l’institution certifiant que le rabbin

signataire possède de façon effective et à la date de signature l’habilitation nécessaire conformément aux conditions figurant dans les statuts.

c) Une attestation prouvant l’usage comme langue usuelle du ladino 1 ou de la haketia et d’autres indices démontrant l’appartenance à la communauté sépharade.

d) Un acte de naissance, une ketubah ou un acte de mariage qui établisse que sa célébra-tion est intervenue suivant les traditions de Castille.

e) Un rapport argumenté, produit par un organisme suffisamment compétent, qui manifeste le rattachement des noms de famille du requérant à une lignée sépha-rade d’origine espagnole.

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f ) Toute autre circonstance qui démontre de façon probante le caractère sépharade d’Espagne du requérant.

Le lien particulier avec l’Espagne peut être démontré grâce aux moyens de preuve suivants qui seront évalués comme un ensemble :

a) Des certificats d’études d’histoire et de culture espagnoles délivrés par des insti-tutions publiques ou privées officiellement reconnues.

b) Une attestation de connaissance de la langue ladino ou de la haketia.

c) L’appartenance du nom du requérant ou de ses ascendants directs parmi les listes (i) des familles sépharades protégées par l’Espagne, auxquelles, en relation avec l’Égypte et la Grèce, fait référence le décret-loi du 29 décembre 1948 ou dans celles (ii) de ceux qui obtinrent leur naturalisation par la procédure particulière prévue par le décret royal du 20 décembre 1924.

d) Relation de parenté consanguine du requérant avec une personne mentionnée à l’alinéa c) précédent.

e) Réalisation d'activités culturelles ou économiques au profit de personnes ou d’institutions espagnoles ou en territoire espagnol telles que la promotion des insti-tutions se consacrant à l’étude, la conserva-tion et la diffusion de la culture sépharade.

f ) N’importe quelle autre circonstance qui démontre de façon probante le rattachement du requérant à l’Espagne.

Autres conditions requises

a) Transmettre un acte de naissance dûment certifié conforme ou revêtu de l’apostille et, dans ce cas, traduit en espagnol par un traducteur assermenté.

b) Les requérants majeurs devront trans-mettre le casier judiciaire correspondant à leur pays d’origine et, dans le cas où le requérant aurait résidé dans un autre pays durant les cinq années précédant le dépôt de la demande, un casier judiciaire de ce pays.

c) Le passage d’un examen démontrant une connaissance de base de la langue espagnole (au moins, le niveau A2 2 du cadre commun de référence européen pour les langues du Conseil de l’Europe, lequel signifie que le requérant devra être capable de traiter des informations simples en espagnol et de pouvoir commencer à s’exprimer dans un contexte familier dans cette langue).

d) Le passage d’un examen pour évaluer la connaissance de la Constitution espagnole et de la réalité sociale et culturelle espagnole.

Les mineurs et les personnes ne jouissant pas de la pleine capacité juridique en raison d’une décision de justice sont dispensés de l’accomplissement des conditions stipulées aux alinéas c) et d) précédents. Toutefois, ces requérants devront transmettre les certifi-cats des centres de formation, de résidence, d’accueil, de soin ou d’éducation particuliers où ils ont été inscrits.

D’autre part, les requérants des pays ou des territoires où l’espagnol est langue officielle sont dispensés d’apporter la preuve de leur maîtrise de l’espagnol mais pas celle de leur maîtrise des connaissances constitution-nelles et socioculturelles.

Enfin, tous les documents envoyés dans une langue différente du castillan devront être présentés dûment certifiés conformes ou revêtus de l’apostille et traduits, la traduc-tion devant être réalisée par un traducteur assermenté.

La demande

La demande en vue de l’acquisition de la nationalité espagnole devra être présentée en castillan à travers une plateforme électro-nique et adressée à la direction générale des registres et du notariat. Le Conseil général du notariat donnera suite à la requête et désignera le notaire compétent en tenant compte des préférences du requérant.

Une fois examinés les documents accom-pagnant la requête, si l’origine sépharade et le lien particulier avec l’Espagne du requé-rant sont considérés comme initialement prouvés, le notaire chargé de la transmission de la requête organisera une comparution du requérant (ou de son représentant légal). Lors de la comparution, le requérant devra certifier sous sa responsabilité, devant le notaire autorisé, l’exactitude des faits sur lesquels se fonde sa demande en natura-lisation.

Une fois que la comparution avec l’intéressé aura été réalisée et que tous les documents apportés auront été analysés, le notaire indiquera s’il considère prouvés la condi-tion de Sépharade originaire d’Espagne et le lien particulier avec l’Espagne du requérant et donnera son avis sur l’accomplissement des conditions nécessaires.

Dans le cas où le notaire conclurait que toutes les conditions sont remplies, la direc-tion générale des registres et du notariat sollicitera un rapport définitif des organes compétents du ministère de l’Intérieur et du ministère de la Présidence et décidera ainsi de façon motivée quant à l’issue de la demande.

La décision sera un titre suffisant pour permettre l’inscription au registre de l’état civil.

Dans un délai d’un an à compter du jour suivant la notification de la décision, le requérant devra :

(i) demander l’inscription du titre au registre de l’état civil ;

(ii) remettre à l’état civil un nouveau certifi-cat en vigueur démontrant l’absence d’anté-cédents judiciaires ;

(iii) réaliser avant les démarches d’état civil les déclarations légales relatives au serment de fidélité au roi et d’obéissance à la Constitution et aux lois. Il s’agit d’une exigence formelle qui doit être accomplie par toute personne qui demande la natio-nalité espagnole.

Le défaut d’accomplissement des conditions (i), (ii) et (iii) avant le terme prévu aura pour effet de rendre caduque toute la procédure.

La procédure d’obtention de la nationalité espagnole requiert le paiement d’une taxe de cent euros. Le ministère de la Justice devra décider comment doit s’effectuer son paiement.

Demandes déjà présentées

Les requérants qui auraient entamé la procé-dure d’obtention de la nationalité espagnole conformément à l’article 21.1 du Code civil avant l’entrée en vigueur de la loi, pourront choisir de poursuivre leur démarche suivant la procédure établie par la nouvelle loi.

1. sic. La formulation judéo-espagnol aurait été bien sûr plus pertinente, le ladino ne se parlant pas.

2. Le niveau A2 correspond à un niveau élémentaire permettant une compréhension et une expression minimale dans des contextes familiers (présentation, achats, orientation). En France, il correspond au niveau atteint en première langue à la fin du Collège.

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Réactions à la loi concédant la nationalité espagnole aux descendants des Juifs expulsés d’Espagne

« Les Judéo-espagnols de Turquie ne sont pas contents de la nouvelle loi »

Sous ce titre, dans le numéro du 1er juillet d’El Amaneser, Karen Şarhon, directrice de la publi-cation, passe en revue les divers aspects de la loi qui vise à concéder la nationalité espagnole aux descendants des Juifs expulsés d’Espagne en 1492.Elle reconnaît, bien sûr, comme positif le fait qu’il ne sera obligatoire ni de renoncer à sa propre nationalité ni d’aller vivre en Espagne.À l’inverse elle relève un grand nombre d’obli-gations très contraignantes : pour prouver qu’ils sont judéo-espagnols les candidats devront produire un document du grand rabbinat dont la signature elle-même devra être authentifiée par les autorités turques. Ce document devra être traduit en espagnol par un traducteur officiel et devra être approuvé et estampillé par un notaire.Les candidats devront ensuite prouver qu’ils parlent le judéo-espagnol (ou la haketia) ou prouver que cette langue est parlée dans leur famille. Quel sera le Centre qui pourra confir-mer cela ?Un simple abonnement à El Amaneser et/ou une adhésion au Centre Sefardi seront-ils suffisants pour apporter la preuve ?Autres conditions encore plus difficiles à remplir : il faudra passer deux examens, l’un de langue espagnole de niveau A2, jugé beaucoup plus élevé qu’un niveau de base, l’autre de connaissance de la Constitution et de la culture espagnoles, ce qui apparaît comme insurmontable pour des candidats âgés.Toutes ces conditions difficiles à remplir vont diminuer le nombre des candidats. Et c’est sans doute ce que recherchent les auteurs de cette loi qui, selon la signataire de l’article, ne corrige en rien les erreurs du passé.

La loi seule ne suffit pas

Selim Amado (Israël) réagit dans le forum Ladinokomunita et son commentaire est repris dans les colonnes d’el Amaneser : il souligne que, si de nombreux descendants des Juifs expulsés d’Espagne se sont réjouis du vote de cette loi, il reste que celle-ci est accompagnée

de conditions très difficiles à remplir pour les candidats, tout particulièrement pour ceux qui vivent dans des pays non hispaniques. Ceux-ci pourraient être refusés du fait d’une connais-sance insuffisante de l’espagnol d’aujourd’hui. Certes, on peut considérer comme un miracle que les Sépharades aient conservé la langue et la culture espagnoles pendant plus de cinq cents ans. Mais il est clair que cette langue et cette culture ne se sont pas développées de la même façon en Espagne et hors d’Espagne.Selim Amado suggère que, s’il veut sincèrement mettre cette loi en application, le gouverne-ment espagnol reconnaisse les difficultés qu’elle présente pour les candidats en termes de connaissance de la langue et de la culture espagnoles et qu’il les aide en éditant un fasci-cule contenant les informations appropriées.Autre difficulté à laquelle il faudra trouver une solution, les examens devant être passés à l’Ins-titut Cervantès, comment pourront faire ceux qui habitent dans une ville où cette institution n’est pas présente ?Enfin, le fait que les jeunes générations n’ont que peu (ou pas) de pratique du judéo-espagnol est une autre réalité à prendre en compte. C’est là une conséquence de changements histo-riques, mais ne prouve pas qu’ils se soient éloignés de leurs racines sépharades. Selim Amado donne pour preuve les multiples publi-cations qui paraissent en hébreu, en turc, en français ou en anglais, les cours et les rencontres organisés dans le monde entier pour préserver et diffuser la culture sépharade. Et il espère que le gouvernement acceptera ces propositions, s’il veut vraiment mettre un terme à une injustice datant de 1492.

Adresser une pétition au gouvernement espagnol ?

Rachel Amado Bortnick (Dallas, Texas), sœur du précédent et fondatrice du forum Ladinoko-munita écrit elle aussi un commentaire dans ce forum. Elle y rapporte notamment, traduits en judéo-espagnol, les termes d’un message reçu de son cousin Hayim Danon d’Izmir, Turquie, lui demandant de se faire son interprète auprès du gouvernement espagnol.Hayim Danon souligne que la joie qu’il a ressentie à l’annonce du vote de la loi a été de courte durée. Les exigences mentionnées en annexe concernant la connaissance de la langue et de la culture espagnoles d’aujourd’hui lui paraissent constituer une grande injustice. « Qu’ils nous jugent sur notre connaissance du judéo-espagnol de nos ancêtres, la langue de Cervantès en usage il y a cinq cents ans… Comment veulent-ils que nous connaissions les us et coutumes espagnols actuels ? » écrit-il. Veulent-ils véritablement réparer une injustice vieille de cinq cents ans ?Il demande donc aux membres de Ladinokomu-nita d’envoyer une pétition au gouvernement espagnol pour défendre les droits des Judéo-espagnols. Une telle pétition lancée depuis l’Amérique pourrait, selon lui, être suivie d’effet.Et Rachel Bortnick de lui répondre qu’elle défendrait ses idées auprès des membres du forum et proposerait d’envoyer une pétition demandant à l’Espagne de supprimer les examens sur la langue et la culture espagnoles, que les véritables Sépharades vivant en pays non hispaniques ne peuvent pas connaître.

Exposition à la Casa Sefarad Israël de Madrid en 2012. Photo : Pepe Mendez.

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L’historiographie des Juifs américains a longtemps été dominée par celle des grandes communautés urbaines de la côte est dont New York fournit l’archétype. Dans ces commu-nautés à dominante intellectuelle et libérale, la culture européenne demeure une référence essen-tielle. Un fossé semble la séparer de l’Amérique profonde du Middle West et du Far West. Pourtant de nombreuses études publiées ces trente dernières années offrent un tableau beaucoup plus riche et complexe du monde juif améri-cain. Elles mettent en évidence le rôle moteur des Juifs dans le peuplement des terres de l’Ouest dès le milieu du XIXe siècle. Toutes les villes de l’Ouest américain ont compté dès leur origine des populations juives significatives. Les Juifs

Solomon Nunes CarvalhoUn pionnier sépharade au Far West

François Azar

Figures du monde sépharade

Solomon Nunes Carvalho, circa 1848. Autoportrait. Daguerréotype.

Bibliothèque du Congrès. Département des imprimés et photographies. États-Unis.

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de ces villes nouvelles ne se sont pas seulement illustrés dans le commerce et l’artisanat mais ont occupé toutes les fonctions disponibles : prospec-teurs, mineurs, ingénieurs, cow-boys, militaires, ranchers, shérifs…

L'Ouest américain, nouvelle terre promise

De nombreux journaux et mémoires laissés par ces émigrants ont été publiés. L’Ouest pour tous ces pionniers - juifs et non juifs - a une dimension initiatique. Pour l’atteindre, il faut entreprendre un voyage dangereux de plusieurs mois soit par l’Isthme de Panama, soit par des pistes à travers les Rocheuses. Puis viennent les difficultés de l’instal-lation dans un environnement où tout reste à faire et où les biens de première nécessité font défaut. Cette pénurie crée également de formidables opportunités pour le commerce et l’industrie. Encore faut-il résister aux calamités naturelles (incendies, inondations, épidémies) et humaines ( jeux, banditisme, alcoolisme) qui, périodique-

ment, contraignent à un retour à la case départ. Les hommes et les femmes qui triomphent de ces difficultés en sortent nécessairement transformés.

Dans ce contexte où l’urgence fait loi, l’éman-cipation des femmes est une réalité concrète. Tout en tenant un foyer dans des conditions héroïques, les premières femmes juives de l’Ouest s’occupent du commerce ou de la pension de famille attenante, fondent des écoles et des biblio-thèques. Elles n’hésitent pas à prendre des initia-tives politiques vitales pour leur communauté et réussissent là où les hommes ont échoué 1. Ce n’est pas un hasard si la première femme juive élue au Congrès des États-Unis, Florence Prag Kahn est issue de la communauté de San Francisco où sa mère était arrivée en 1852.

Le migrant juif de l’Ouest laisse derrière lui non seulement sa terre et ses coutumes mais aussi ses complexes. S’il survit, il parvient rapidement à une régénération qui le métamorphose en un pionnier intrépide, endurant et entreprenant à l’égal de ses frères chrétiens. Aucun échec, aucune

1. Fanny Brooks, première femme juive à atteindre Salt Lake City en 1854, parviendra à convaincre le leader des Mormons Brigham Young en 1867 de mettre fin au boycott des commerces juifs permettant ainsi l’essor durable d’une communauté juive prospère dans la capitale de l’Utah.

À droite : Mary Goldsmith Prag. Éducatrice, avocate de la cause des femmes. Sa fille devint la première femme élue au Congrès américain. 1864.

Musée Magnes. Berkeley et Francisco.

À gauche : Fanny Brooks avec sa fille Eveline et un enfant non identifié. Vers 1861.

Bibliothèque Bancroft. Université de Berkeley.

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peine ne le décourage. Il n’hésite pas à manier les armes et à défendre sa terre. De cette histoire naîtront de grandes dynasties : les Guggenheim, les Lazard frères, des success stories comme celle du légendaire jean Levis Strauss, mais aussi quantité d’échecs et de tragédies. Le plus surprenant, sans doute, est que ces Juifs libérés des contraintes de l’Ancien Monde et qui connaissent tous les affres du Nouveau, qui sont en contact obligé et quasi-exclusif avec des non-juifs, dans l’urgence de leur installation et de leur survie, ne perdent pas leur identité juive. Au contraire, dès qu’ils ont trouvé un semblant de répit, ils fondent maisons de prières, congrégations, écoles et sociétés de bienfaisance, non seulement dans les futures métropoles de Los Angeles, San Francisco, Seattle, Salt Lake City, mais aussi dans les bourgades les plus reculées.

Ce mouvement prend naissance vers 1850 avec l’ouverture de la principale piste vers l’Ouest l’Oregon trail (1847) et la découverte des gisements d’or de Californie (1849). Il concerne surtout, à l’origine, des Juifs allemands c’est-à-dire des Juifs imprégnés des idéaux des Lumières et de la

Haskalah qui acceptent assez facilement d’adapter leur pratique religieuse à leur nouvel environne-ment. Il précède de peu la naissance du sionisme politique en Europe et on peut dresser un paral-lèle entre les deux mouvements. Les pionniers juifs de l’Ouest américain avaient également en tête une terre promise, terre d’opportunités débar-rassée des préjugés de l’Ancien Monde et où la construction d’un nouveau foyer l’emportait sur les exigences de l’orthodoxie.

Un pionnier de la photographie

Parmi tant de destins singuliers d’hommes et de femmes partis en quête d’une nouvelle terre, l’un d’entre eux nous a paru aussi remarquable qu’original. Il s’agit du parcours de Salomon Nunes Carvalho. Son profil est atypique à plus d’un titre puisqu’il s’agit non pas d’un nouvel immigré d’Europe centrale mais d’un Juif portu-gais dont la famille réside aux États-Unis depuis plusieurs générations. Solomon Nunes Carvalho est aussi un pionnier mais dans un sens très parti-

Un chariot retourné. Les pistes de l'Ouest étaient le théâtre de fréquents accidents et étaient jonchées de chariots et de mobiliers abandonnés ainsi que le rapporte Carvalho dans son récit.

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culier. Artiste accompli, il est l’un des premiers spécialistes américains du daguerréotype dont il va faire usage dans les terres de l’Ouest aux côtés du Colonel John C. Frémont lors de sa cinquième et dernière expédition. Son sens esthétique, sa curiosité naturelle et son goût pour l’innovation ne le mettent cependant pas à l’abri de certains préjugés de son temps.

Solomon Nunes Carvalho est né le 27 avril 1815 à Charleston en Caroline du Sud dans une famille sépharade d’origine portugaise. Son père David Nunes Carvalho, un commerçant aisé, a contribué à la fondation de l’Association des Israélites réformés, la première congrégation de Juifs progressistes des États-Unis en 1825. Son oncle, Emmanuel Carvalho fut le chantre des communautés des Barbades, de Charleston et de Philadelphie.

Si les Carvalho étaient des Juifs attachés à la tradition et au rite orthodoxes, ils comprenaient que, dans le contexte américain, le judaïsme devait évoluer. Ils insistèrent pour que le service religieux se fasse en partie en anglais. Ils encou-

ragèrent une idée aussi novatrice que l’inclusion d’un sermon dans le rituel du Shabbat.

Salomon Nunes Carvalho devait conserver des liens étroits avec le judaïsme toute sa vie durant. En 1849-1850, il figure parmi les membres du conseil d’administration de l’Association pour l’éducation hébraïque de Philadelphie. Un an plus tard, son nom apparaît comme membre de la Congrégation Shearit Israël de New York.

Dès son plus jeune âge, il fait preuve d’un don exceptionnel pour le dessin. Lorsqu’il atteint l’âge de dix-neuf ans, sa famille choisit de déménager à Philadelphie où il a un accès plus direct au monde artistique. Cinq ans plus tard, bien que toujours autodidacte, Solomon figure déjà comme portraitiste dans l’annuaire munici-pal. Il acquiert vite une certaine réputation. À vingt-cinq ans, il peint un portrait, Enfants avec lapins, qui sera reproduit sur des millions de billets de banque aux États-Unis, au Canada et jusqu’en Argentine.

En 1839, apparut en France un nouveau mode de reproduction artistique remarquable par son degré de précision. Il prit le nom de son inventeur : Philippe Daguerre. Le daguerréotype, précurseur de la photographie moderne, faisait une entrée fracassante dans l’histoire des arts. La réalisation des daguerréotypes nécessitait l’utilisation de produits chimiques très toxiques et de plaques en métal couvertes d’une pellicule d’argent soigneu-sement polie créant ainsi une surface sensible à la lumière. Ce procédé permettait d’obtenir une image extraordinairement détaillée mais à un unique exemplaire. On s’arracha rapidement autant les daguerréotypes que les spécialistes maîtrisant ce procédé.

Carvalho identifia vite le daguerréotype comme un moyen de compléter son activité de portrai-tiste. Il ouvrit des ateliers spécialisés à Baltimore (1849), Washington (1850), Charleston (1851). Grâce à son œuvre de peintre et à sa nouvelle maîtrise des daguerréotypes, sa notoriété s’accrut rapidement.

Portrait de Sarah Solis Carvalho par son époux Solomon N. Carvalho. Circa 1856.

Yeshiva University Museum.

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John Charles Frémont, une légende américaine

En 1850, au moment où Carvalho se faisait connaître comme artiste, le colonel John Charles Fremont 2 était devenu l’une des gloires des États-Unis. Il avait commandé quatre campagnes dans l’Ouest américain. Le récit de ses aventures avait tenu le public en haleine. Grâce au marché naissant des journaux populaires, son person-nage était devenu légendaire. Le public améri-cain voyait dans le récit héroïque de Frémont la manifestation de la volonté divine et du destin que Dieu avait assigné aux Américains : unifier l’Amérique du Nord en une seule nation allant de l’Atlantique au Pacifique. Durant la guerre entre le Mexique et les États-Unis, Frémont à la tête de ses troupes participa à la conquête de la Californie.

En 1853, la traversée des États-Unis présentait encore de grands périls et des mois d’efforts dans des territoires inhospitaliers et mal cartographiés. Une alternative tout aussi coûteuse et risquée consistait à s’embarquer pour un voyage autour de l’Amérique du Sud ou à travers l’Isthme de Panama, infesté par la malaria, jusqu’en Californie.

L’idée d’un chemin de fer qui relierait la côte est à la côte ouest et qui permettrait d’acheminer massivement hommes, équipements et marchan-dises était dans toutes les têtes. À une époque où l’intérieur des États-Unis était encore désigné comme le Grand Désert américain, on ignorait encore où se trouvait le meilleur passage pour cette voie transcontinentale.

Le colonel Frémont prépara sa cinquième expédition dans les terres de l’Ouest avec l’inten-tion de reconnaître le tracé d’une future ligne ferroviaire. Il était convaincu qu’une voie ferrée suivant le 38e parallèle serait la meilleure solution pour connecter les deux parties du pays par tous les temps. Sa conviction était une chose, mais il devait encore traverser les terres en plein hiver pour démontrer que sa théorie était juste. Du

résultat de sa mission dépendait la libération d’un immense potentiel.

Pour prouver sa théorie, Frémont avait besoin de cartographier et de photographier les étapes de son parcours. Lors d’une précédente campagne, il avait déjà tenté d’employer par lui-même le daguerréo-type mais son essai s’était soldé par un échec. Pour sa cinquième campagne, Frémont résolut donc de s’adjoindre un expert apte à réaliser un reportage photographique. Il lui fallait quelqu’un de conscient des risques encourus et prêt à le suivre sans hésiter. La réputation de Carvalho comme artiste et surtout comme spécialiste du daguerréotype était parvenue jusqu’à lui et il se rendit à son atelier.

Photographe d'expédition

Carvalho écrit dans le journal qu’il tint durant ses cinq mois de voyage :

Le 22 août 1853, après un court entretien avec le colonel J. C. Frémont, j’acceptais son invitation à l’accompagner comme artiste lors d’une expédition à travers les Rocheuses. Une demi-heure avant, si l’on m’avait suggéré un voyage en Californie, même en

2. Il est le fils d’un réfugié francophone du Canada Louis-René Frémont originaire de Québec et échappé d’une prison anglaise. Louis-René Frémont avait enlevé la très jeune femme d’un notable de Richmond dont il devait assurer le tutorat. Les amants s’installent à Savannah pour fuir le scandale. John Charles Frémont, leur premier enfant, naît hors mariage le 21 janvier 1813.

John Charles Frémont surnommé « The Pathfinder » (« Celui qui trouve la piste »). Gravure tirée du livre de John Bigelow. Memoir of the Life and Public Services of John Charles Fremont. New York. Derby & Jackson, 1856.

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Trajet parcouru par la cinquième expédition de John C. Frémont. Source : Sights Once Seen. Daguerreoty-ping Frémont's last expedition through the Rockies. Robert Shlaer.

Museum of New Mexico Press. Santa Fe. 2000.

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suivant la piste des immigrants, j’aurais répondu que rien ne pourrait m’y décider. Pourtant, dans cette circonstance, je me suis engagé, sur le champ, sans même consulter ma famille, à rejoindre une expédi-tion sous le commandement du colonel Frémont pour explorer un pays encore vierge, en altitude, avec la certitude d’être exposé à toutes les intempéries. Je ne connais pas d’autre homme à qui j’aurais confié ma vie dans de telles circonstances.

L’expédition était composée de vingt-deux personnes parmi lesquelles se trouvaient dix chefs de la tribu des Delaware 3 et deux Mexicains.

Un défi technique et humain

En quelques jours, Carvalho s’équipa d’un dispo-sitif particulier permettant d’utiliser le daguerréo-type en altitude et dans des conditions climatiques extrêmes. Il s’appuya pour cela sur l’expérience d’un expert, Edward Anthony, qui avait photogra-phié pour le compte du gouvernement américain la frontière nord-est des États-Unis.

Les préparatifs pour mon voyage prirent environ dix jours au cours desquels j’acquis tout le matériel nécessaire pour réaliser un panorama du pays traversé au moyen du daguerréotype.

Pour réaliser des daguerréotypes à l’air libre, par une température oscillant entre le zéro et -35 °C on doit adapter les méthodes normalement utilisées. Mes collègues étaient tous de l’avis que les conditions me conduiraient à l’échec. Le polissage et le revête-ment des plaques et leur exposition aux vapeurs de mercure, au sommet des Rocheuses, en se tenant parfois dans la neige jusqu’à mi-hauteur, sans autre toit que la voûte du ciel, paraissaient rendre les choses impossibles à nos collègues citadins, qui savaient que l’iode ne se vaporiserait pas à moins de 20-25 °C. Je ne me vanterais pas en disant que j’ai rencontré de grandes difficultés, mais j’étais bien préparé à les affronter grâce à mon étude des produits chimiques que j’utilisais et à ma connaissance de la théorie de la lumière. La volonté farouche de réussir m’a aussi aidé à obtenir des résultats qui, à ma connaissance, n’ont jamais été accomplis dans pareilles circonstances.

Frémont avait envisagé au départ la présence de deux artistes pour accompagner l’expédition : Carvalho et un calotypiste 4 du nom de Bomar. Frémont résolut à la dernière minute de ne retenir qu’un photographe. Carvalho proposa d’organiser un concours pour les départager. Carvalho parvint à réaliser un daguerréotype en à peine trente minutes, là où Bomar, en l’absence de chambre noire, dût attendre la nuit pour développer une épreuve. Cela convainquit Frémont qui souhaitait disposer de vues prises sur le champ.

Les épreuves endurées par Carvalho et les autres membres de l’expédition furent nombreuses. Dans son récit, Carvalho les souligne et tient à rappeler combien il avait à cœur d’honorer sa parole vis-à-vis du colonel Frémont quel qu'en fut le prix.

Je quittais New York le 5 septembre 1854, écrit Carvalho, emportant avec moi l’équipement néces-saire au daguerréotype, du matériel de peinture et une demi-douzaine de caisses de conserve de la marque Alden, du café, des œufs, du cacao, de la crème et du lait que l’on m’avait fournis dans le but de tester leur qualité.

Depuis Westport au Kansas, Carvalho s’enga-gea dans ce qui resterait la grande aventure de sa vie. Il n’avait pas tiré un coup de fusil depuis des années et n’avait jamais appris à monter à cheval. Il apprit à rude école. Bientôt son quotidien sera fait de chevauchées ininterrompues, de marches à pied sur des kilomètres, de nuits à la belle étoile, souvent par temps de neige, de tours de garde à guetter les animaux sauvages et les Indiens.

J’étais un novice pour ce qui touche à la vie de camp en territoire indien et je n’étais pas conscient de la nécessité absolue d’assurer la garde des bêtes mais la suite prouva que la moindre défaillance dans la garde pouvait entraîner les pires ennuis. Il faut imaginer vingt hommes perdus à un millier de kilomètres de leur base de départ, à l’aube d’un hiver rigoureux, privés de leurs bêtes, en pleine prairie, encerclés par les Comanches, les Pawnees et d’autres tribus hostiles. Je suis persuadé que sans la prévoyance du colonel Frémont nous aurions été condamnés.

3. Tribu également connue sous le nom de Sioux.

4. Le procédé du calotype, inventé par l’anglais William Henry Fox Talbot en 1841, utilise un négatif et permet contrairement au daguerréotype la duplication des clichés. Ce procédé est à l’origine de la photographie argentique moderne.

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Carvalho aperçut de grandes concentrations de bisons et participa à des chasses à l’indienne.

Je tournais mes yeux et, pour la première fois, contemplais un vaste troupeau de bisons occupant tout l’espace d’une large vallée couverte de ces herbes courtes et bouclées que l’on appelle herbes à bisons. Je restais interdit devant le spectacle qui se présen-tait. Il y avait au moins six mille bisons. C’était un spectacle qui valait bien les mille kilomètres que nous avions parcourus.

Je galopai à pleine vitesse. Il faut un cheval très rapide pour battre à la course un bison. Un taureau ne court pas si vite. Après une poursuite d’environ trois kilomètres, je me trouvai suffisamment près pour ajuster ma carabine. Je tirai et le blessai à la patte, je rechargeai et me relançai à pleine vitesse, le bison courant avec plus de peine. Je tirai à nouveau, sans résultat cette fois. Ne voulant pas me laisser trop distancer, je sortis mon revolver et le touchai

d’un coup de pistolet quand je m’aperçus que j’avais poursuivi un vieux mâle au lieu d’une femelle. Je m’approchai de l’animal mourant qui m’avait causé une telle frayeur, quand il tourna ses grands yeux noirs larmoyants vers moi, comme s’il me reprochait de l’avoir tué sans raison.

Souvent, Carvalho exprime du chagrin et du respect à l’égard de la vie de ceux qu’il doit tuer pour survivre.

Prises de vue chez les Cheyennes

Carvalho eu le privilège de voir et de photogra-phier les Indiens des Grandes Plaines. Il a relaté son expérience dans un village Cheyenne à la limite orientale de l’actuel État du Colorado.

Le village Cheyenne sur les bords de la Big Timber comprenait environ 250 habitations où vivaient probablement un millier de personnes, hommes,

Camp forestier. Shastl Peak. Gravure tirée du livre de Frémont Memoirs of My Life. Chicago. Belford, Clarke & Co éditeurs. 1887.

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femmes et enfants compris. Je me rendis dans le village pour prendre des daguerréotypes de leurs habitations et réussis en obtenant le portrait d’une princesse indienne, une femme très âgée, portant un bébé dans un berceau, et plusieurs des chefs. J’ai eu les plus grandes difficultés à les faire poser immobiles ou même à les convaincre de se laisser photographier. J’ai fait d’abord une image de leurs tentes, que je leur ai montrée. J’en ai fait ensuite une de la vieille femme et du bébé. Quand ils la virent, ils pensèrent que j’étais un être surnaturel.

À cette époque, les Pawnees et les Cheyennes se livraient une guerre à outrance. Durant notre passage dans le camp Cheyenne, des guerriers rentrèrent d’une bataille gagnée contre les Pawnees et apportèrent douze à quinze scalps en trophées. La nuit de leur arrivée eut lieu une grande danse du scalp ; tous les hommes et la plupart des femmes étaient couverts de façon grotesque de peaux de loup, d’ours et de bisons ; certains d’entre eux avec des cornes de bisons et des bois de cerfs pour orner leurs têtes. Leurs visages étaient peints en noir et rouge ; chaque chef qui avait pris un scalp, le portait dans les airs, attaché à une longue perche. Un grand feu brûlait autour duquel ils dansaient et marchaient en procession, pendant que des femmes battaient des tambours et rendaient la nuit affreuse par leurs horribles hurlements et leurs chants discordants. C’était une scène tellement inédite et extraordinaire que je courus à notre camp à environ cinq kilomètres de là et persuadai le colonel Frémont de m’accompa-gner pour y assister. M. Egloffstein réussit à transcrire les notes de leur chant ; ils n’avaient aucune connais-sance musicale et chantaient tous à l’unisson. Je ne pus reconnaître aucune voix de ténor, de baryton ou de basse parmi eux. Nous retournâmes au camp vers minuit les laissant poursuivre la célébration de leur sanglante victoire. J’acceptai une invitation à dîner du chef ; sa tente est plus large que les autres, mais ne s’en distingue d’aucune autre façon. Nous avons dîné à l’intérieur de steaks de bisons et de cerfs. Un feu brûlait au centre. Autour du feu, se trouvaient des lits composés de branches de cèdres, couverts de peaux de bisons, sur lesquelles ses deux épouses et trois enfants

dormaient. Ils n’utilisaient aucun meuble ; il y a des espaces sous leurs lits qui servent à ranger leurs mocassins et leurs chemises en peau de cerf.

Les femmes fabriquent les arcs et les flèches et tous les mocassins et vêtements, elles préparent les couvertures en peaux de bisons, elles démontent et remontent toutes les tentes quand ils déplacent leur campement, soit trois à quatre fois par an, et elles font encore tout le travail domestique et les travaux de force du camp. Les hommes, eux, chassent, pêchent et vont à la guerre.

Les Cheyennes possèdent un grand nombre de bons chevaux, certains qu’ils élèvent, mais la plupart des autres volés et emportés comme prises de guerre lors de leurs incursions chez d’autres tribus indiennes.

Le judaïsme en veilleuse

Bien qu’il soit juif pratiquant, peu de choses peuvent être tirées du journal de voyage de Carvalho concernant la façon dont il manifes-tait son identité juive. Il n’est jamais fait mention du fait que sa condition juive le distinguerait de quelque façon aux yeux du colonel Frémont ou des autres membres de l’expédition. Rester casher ou ne pas rester casher était une question pragma-tique. Lorsque cela devint une question de vie ou de mort, Carvalho fit ce qu’il devait faire. Les membres de l’expédition mangèrent tout ce qu’ils purent abattre. L’abattage rituel était un luxe impensable. Réduits à la famine, les hommes, Carvalho compris, mangèrent leurs chevaux.

Pauvre bête !, écrit-il à propos de sa monture indienne. Je n’aurais jamais pensé alors qu’il me portait plein d’énergie et de volonté qu’en quelques semaines il serait réduit à l’état de squelette et que je serais contraint de devoir partager sa chair, pour sauver ma vie au milieu des montagnes enneigées. Je pleurai lorsqu’ils l’abattirent et je regrette qu’en raison des conditions extrêmes ses os soient restés blanchir dans les montagnes.

Les prières quotidiennes, si elles étaient dites, l’étaient en privé. Chaque homme s’arrangeait à sa

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façon avec Dieu et la Providence. Aucun n’impo-sait sa foi aux autres.

Bien qu’affamé, Carvalho avait toutefois une limite, indubitablement juive, à ne pas transgresser.

Un énorme porc-épic avait été abattu et apporté au camp par nos Delawares qui le placèrent sur un brasier pour brûler ses épines, faisant apparaître une peau dure et épaisse très similaire à celle du porc. La viande était blanche et très grasse. Mon estomac se rebella et je m’assis affamé en observant mes camarades se rassasier. L’animal devait peser près de quinze kilos.

Plus tard, dans les montagnes, alors que la famine se faisait sentir, il écrit à nouveau :

Transi, fatigué et affamé, je me reposai devant le feu et réchauffai mes membres gelés.

À quelques mètres du feu, recouvert par la neige, se trouvait la viande gelée du cheval que nous avions abattu la nuit dernière. Dans le camp, tous étaient profondément endormis. J’étais le seul éveillé. En sortant mon couteau de poche, je m’approchai du tas de viande mis de côté pour le petit-déjeuner et je découpai environ une demi-livre de foie. Je retournai auprès du feu et sans attendre qu’il cuise, je le mangeai cru. Mes sentiments raffinés avaient été remplacés par des tendances bestiales, provoquées très probablement par la nourriture que nous avions consommée tout au long de ces quarante derniers jours.

À certains moments, Carvalho a l’impression qu’ils sont seuls au monde.

Où sont les habitants ? Y a-t-il eu seulement un jour des habitants dans ce pays si fertile ? Est-ce qu’un jour les progrès de la civilisation pénétreront aussi loin dans l’intérieur des terres ?

À travers les Rocheuses enneigées

Après trois heures de marche acharnée, nous avons atteint le sommet et contemplé devant nous un paysage d’une beauté indicible ; des chaînes de montagnes dressaient leurs sommets ennei-gés jusqu’à l’horizon, tandis que l’on apercevait pour la première fois en contrebas le majestueux fleuve Gunnison coulant dans un canyon rocheux.

Au-dessus de nous, un ciel bleu sublime dont pas un nuage ne troublait la beauté et la sérénité.

Me tenant ainsi dans l’antichambre du Temple de Dieu, j’oubliai que j’appartenais à cette terre ordinaire, la part divine de l’homme se révélait, à l’abri des perturbations du monde. Je levai les yeux de la nature vers l’essence divine, plus mortifié et purifié que je ne l’avais jamais été.

Carvalho n’oublie cependant pas ses devoirs.Plongé jusqu’à la taille dans la neige, je fis un

panorama des chaînes de montagnes ininterrom-pues qui nous entouraient.

Bien que parvenue au sommet des Rocheuses, l’expédition de Frémont était en grand péril.

Le colonel Frémont vint nous voir et après avoir évoqué les terribles extrémités auxquelles nous étions réduits, il nous confia que, lors d’une expédition précédente, un détachement d’hommes qu’il avait envoyé chercher des secours s’était rendu coupable de cannibalisme à l’égard de l’un de ses membres. Il exprima son horreur à l’égard de cet acte et nous demanda que sous aucun prétexte nous ne nous

John C. Frémont et Solomon N. Carvalho réalisant des observations astronomiques. Gravure sur bois tirée du livre de Carvalho Incidents of Travel and Adventure in the Far West With Col. Frémont's Last Expedition. New York, Derby & Jackson 1857.

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Obélisques naturels de Cathedral Valley, Capitol Reef National Park, Utah. Gravure réalisée d'après un daguerréotype de S. N. Carvalho. L'image reproduite est inversée par rapport au paysage suivant l'effet de miroir du daguerréotype. Publié in John Charles Frémont, Prospectus for Memoirs of My Life. Chicago Belford, Clarke & Co éditeurs. 1886.

Bibliothèque Huntington, San Marino. Californie.

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laissions aller à tuer l’un de nos camarades pour nous en nourrir. « Si nous devons mourir, mourrons ensemble comme des hommes » dit-il. Il menaça ensuite d’abattre le premier homme qui ferait ou sous-entendrait une telle proposition.

La vision de cette troupe de Blancs, d’Indiens et de Mexicains, en pleine nuit, sur une montagne ennei-gée, certains tête nue et joignant les mains, faisant ce serment solennel, était un spectacle émouvant et mémorable. Jamais jusqu’à ce moment je n’avais pris conscience de l’horrible situation où je me trouvais.

Je me rappelai les versets du Cantique et me sentis absolument persuadé de ma délivrance : « Ils erraient dans le désert, ils marchaient dans la solitude, sans trouver une ville où ils pussent habiter. Ils étaient affamés et altérés ; leur âme défaillait en eux. Alors ils ont crié à l’Éternel dans leur détresse ; et il les a délivrés de leurs angoisses ».

L'expédition vire au drame

Après la traversée du principal affluent du Colorado 5, nous nous sommes retrouvés tous à pied. En l’absence de toute nourriture consistante, nous nous affaiblissions de jour en jour. L’un de mes pieds était sévèrement gelé et je marchais à grand-peine en souffrant beaucoup. Ma claudication s’aggrava au point que je restai le dernier sur la piste et mes forces et ma volonté me firent presque entièrement défaut. Seul, handicapé, sans espoir d’être secouru, je sentis que ma dernière heure était venue. J’étais sur un sommet enneigé, sans un arbre à des kilomètres à la ronde. La nuit tombait et je regardais en vain dans la direction que notre troupe avait prise dans l’espoir de voir de la fumée ou tout autre signe que notre camp était proche. Rien, si ce n’est un désert de neiges, n’arrêtait mon regard anxieux et proche de l’épuisement. Je m’assis sur la pente enneigée, mon pied reposant sur les traces de ceux qui m’avaient précédé et je sortis de ma poche les portraits minia-tures de ma femme et de mes enfants pour leur jeter un dernier regard. Leurs tendres visages souriants me donnèrent de nouvelles forces, j’avais encore une raison de vivre, ma mort apporterait une détresse

profonde à ceux dont la vie reposait entièrement sur moi. Je résolus de rejoindre coûte que coûte le camp. Je ne laissai pas mon corps au repos, car le repos menait au sommeil et le sommeil prenait la forme du repos éternel dont on ne se réveille que dans l’autre monde. Tout en offrant une prière silencieuse, je me préparai à poursuivre. J’examinai mes fusils et pistolets, de façon à être prêt en cas d’attaque par des loups ou des Indiens et repris mon voyage solitaire. À la nuit tombée, le froid devint plus vif et une redou-table tempête de neige me souffla en plein visage, m’aveuglant presque. Me protégeant du mieux que je pouvais contre les éléments, je suivis la piste tracée dans la neige et finis par arriver au camp vers dix heures du soir. On ne peut pas se figurer l’intensité de la souffrance psychique que j’ai endurée cette nuit si on ne l’a pas éprouvée soi-même. Cette angoisse est profondément gravée dans mon cœur et même le temps ne parvient pas à l’effacer.

Fuller, l’un des hommes les plus robustes et endurants était mort de froid et d’épuisement. L’expédition allait se clore par la mort de tous

5. Actuelle Green River

Au lendemain de son arrivée à Parowan, Carvalho rencontra un père de famille qui venait de perdre sa fille âgée de trois ans. Il fit aussitôt un croquis de l'enfant sur son lit de mort et l'offrit aux parents. Ce dessin resta dans la famille jusque dans les années 1950 où il fut offert au musée de la ville. La jeune enfant se nommait Mary Ann Harrison.

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les hommes. Carvalho enterra son matériel dont il avait si religieusement fait usage tout au long du voyage. Tous les survivants de la troupe firent de même avec les surplus de bagages. Frémont, rassemblant ses dernières ressources, parvient à guider les hommes réduits à l’état de squelettes jusqu’à la petite colonie de Mormons 6 de Parowan qu’ils atteignirent le 8 février 1854.

Plus je me rapprochais de la colonie et plus mes forces m’abandonnaient et je me sentis tellement incapable de poursuivre que j’informai le colonel Frémont qu’il devrait m’abandonner ici alors que j’étais déjà en réalité dans le village entouré d’hommes, de femmes et d’enfants. Nous fûmes tous submergés par des torrents de larmes et je m’effondrai dans la neige, totalement terrassé par l’émotion.

Chez les Mormons de l'Utah

Un certain M. Heap me conduisit à son habita-tion où je fus traité avec hospitalité. Les gens de Parowan me prirent pour un Indien. Mes cheveux avaient poussé et n’avaient pas été peignés durant un mois. Mon visage était maculé par des couches de saleté. J’étais émacié au dernier degré, mes yeux enfoncés dans leurs orbites et mes vêtements en lambeaux à force de chasser les animaux à travers les fourrés. Mes mains étaient dans un état terrifiant, mes doigts rongés par la glace et gercés à chaque articulation. Je souffrais en même temps de diarrhée et des premiers symptômes du scorbut qui devait se déclarer plus tard à Salt Lake City. J’étais vraiment dans un état pitoyable et je ne m’étonne pas que la sympathie des Mormons se soit portée vers nous car ma propre apparence n’était rien d’autre que le reflet de toute la troupe. Nous étions de bons sujets pour l’exercice de la miséricorde. En entrant dans la maison de M. Heap, je vis trois beaux enfants. Je couvris mes yeux et pleurai de joie en pensant que je pourrai encore embrasser les miens.

M. Heap était le premier Mormon auquel il me fut donné l’occasion de parler et, bien que j’eus déjà entendu parler d’eux, je n’avais jamais envisagé

qu’un jour je leur devrais tant de gentillesses et de soins et que je serais amené à vivre parmi eux pendant des mois.

On m’avait laissé entendre que M. Heap avait deux femmes. Je vis deux dames dans la maison, toutes deux prenant soin des petits mais j’avais du mal à imaginer que deux femmes pouvaient être amenées à cohabiter au sein du même foyer. Je demandai à M. Heap si ces deux femmes étaient ses épouses et il me répondit que oui. En discutant par la suite avec elles, je découvris qu’elles étaient sœurs et qu’il y avait à l’origine trois lignées d’enfants ; l’une des mères - qui était également leur sœur - était décédée. M. Heap avait épousé trois sœurs et il y avait des enfants en vie de chacune d’entre elles. Je pensais à ce commandement de la Bible : « Tu ne prendras pas pour épouse la sœur de ta femme pour ne pas la blesser ». Mais ce n’était pas à moi de venir débattre de théologie ou de moralité avec eux alors qu’ils pensaient être dans le bien.

Carvalho et son ami Egloffstein, le topographe de l’expédition, étaient beaucoup trop malades pour reprendre le voyage avec Frémont. Après s’être rééquipés et s’être reposés deux semaines, Frémont reprit sa marche en direction de la Californie à travers la Sierra Nevada emportant les quelque trois cents précieux daguerréotypes que Carvalho avait méticuleusement réalisés. Carvalho fut pris en charge et traité avec soin par la famille Heap avant d’être transporté à Salt Lake City.

Brigham Young, le leader de l'église Mormon, y prit Carvalho sous sa protection. Il n’imposa jamais sa foi religieuse à son invité. Il lui demanda simplement de restituer avec fidélité la vie des Mormons.

Le gouverneur Young et ses fidèles étaient instal-lés aux confins du village de Petetnit. Alors que je m’approchai, je vis la personne du gouverneur, surpassant de sa hauteur la foule des personnes qui l’encerclait. À peine me vit-il, qu’il s’appro-cha. Je descendis pour le saluer. Il me reçut comme toujours de la plus cordiale des façons. Après avoir désigné quelqu’un pour prendre soin de ma mule, il me confia aux bons soins de M. Ezra Parrish

6. Les Mormons persécutés dans l’est des États-Unis s’étaient établis en Utah dès 1847. La secte des Mormons ou Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours a été fondée en 1830 par Joseph Smith. Celui-ci aurait reçu en 1823 la visite d’un ancien prophète qui lui aurait révélé l’emplacement d’écritures saintes rédigées par des prophètes juifs venus en Amérique pendant la Haute Antiquité. Il reprend en cela des idées fort anciennes remontant à la conquête espagnole selon lesquelles les Amérindiens seraient les descendants des tribus perdues d’Israël. Les membres de l’Église mormone se considèrent eux-mêmes comme des Juifs convertis.

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jusqu’à ce que l’on soit prêt à repartir le lendemain matin. Je soupai et me rendis ensuite à la réunion où j’entendis une éloquente et émouvante exhor-tation du peuple à pratiquer la vertu. L’Apôtre Benson prêcha également un sermon sur la restau-ration d’Israël à Jérusalem qui aurait fait honneur à un orateur de confession juive. Ils se désignent eux-mêmes comme étant les anciens Israélites de la caste sacerdotale de Melchizedek.

Ces Mormons sont certainement les croyants les plus convaincus que j’aie jamais rencontrés. Ils semblent toujours prêts à se sacrifier ce qui me donne à penser que la plupart des gens sont honnêtes et sincères.

En Californie

Après quatre mois passés chez les Mormons où il recouvra la santé, Carvalho choisit de pousser jusqu’en Californie. Il arriva à Los Angeles en juin 1854.

À propos de San Francisco et de Los Angeles, il écrit :

Hélas ! En ce qui concerne la moralité des gens en général, on débutait la journée par la salutation rituelle :

« Alors combien de meurtres commis la nuit dernière ?

– Seulement trois ou quatre Indiens et un Mexicain »

Parfois trois, souvent deux, mais au moins un meurtre presque chaque nuit était commis durant mon séjour là-bas. Il devenait dangereux de sortir la nuit. Un grand nombre de joueurs américains fréquentaient les principaux hôtels et poussaient les Californiens à risquer leur argent à tous les jeux en vogue : roulette, poker, faro, etc.

Une fois revenu à la civilisation, Carvalho se mit en quête de ses coreligionnaires. Après avoir établi un atelier de peinture à Los Angeles, il rencontra la trentaine de membres de la petite communauté juive. Ils n’avaient ni synagogue, ni cimetière.

Je suis reconnaissant aux frères Samuel et Joseph Labatt, marchands ( juifs) de Los Angeles, pour leurs nombreux gestes généreux ; ce sont des gens qui vont au-devant des besoins de leur prochain et qui offrent spontanément d’avancer de l’argent à un parfait inconnu. Cela est si peu fréquent que cela mérite d’être souligné.

C’est dans la Tienda de China des frères Labatt que Carvalho installa un atelier de daguerréotype. Il ne resta qu’environ six mois à Los Angeles mais durant ce temps, il aida la communauté juive à mettre sur pied la société de bienfaisance israé-lite, la première association juive de Californie du Sud. Sa mission était d’apporter une entraide en cas d’épidémie ou de calamité et d’acheter des concessions funéraires pour les pauvres.

Lors de la première rencontre de la société de bienfaisance, ses membres décidèrent à l’una-nimité de remercier M. Carvalho pour avoir mis en place cette association et il fut élu membre honoraire.

Carvalho prit ensuite un bateau en partance pour la côte est et retrouva sa femme et ses enfants à Baltimore plus d’un an après son départ.

Daguerréotype de S. N. Carvalho d'un village Cheyenne à Big Timbers le 20 novembre 1853. Bibliothèque du Congrès. Département des imprimés et des photographies. États-Unis.

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Un trésor photographique disparu

John C. Fremont ne publia jamais le récit de sa cinquième et dernière campagne et son projet de chemin de fer suivant le 38e parallèle échoua. Les précieux daguerréotypes que Carvalho eut tant de peine à réaliser et à conserver furent finalement confiés au célèbre photographe Mathew Brady. Ils furent entreposés avec ses œuvres et on ignore avec certitude leur sort final : destruction dans l’incendie d’un entrepôt à New York ou dispersion entre des mains anonymes. Un seul original demeure à ce jour et est conservé à la Bibliothèque du Congrès. Il est le premier exemple connu de photographie d’un tipi. D’autres daguerréotypes de Carvalho sont conservés grâce aux gravures et peintures réalisées d’après les originaux. Ils ont permis de préciser l’itinéraire suivi par l’expédition 7.

Le livre publié par Carvalho en 1856 8 est le seul compte rendu exhaustif de l’expédition. Le récit est en partie destiné à exalter les vertus de Frémont. Ce dernier fut en 1856 le candidat du parti républicain aux présidentielles. Il perdit face au démocrate James Buchanan. Cette campagne présidentielle portait en germe la guerre de Séces-sion qui éclatera quatre ans plus tard avec l’élec-tion du républicain Abraham Lincoln.

Carvalho avait désespérément besoin d’argent pour soutenir sa nombreuse famille. Il vendit pour 200 dollars les droits de son livre qui devint un best-seller. Comme toute l’énergie qu’il mettait dans ses peintures et ses photographies ne suffisait pas à nourrir sa famille, Carvalho, se mit en tête d’améliorer l’efficacité des chaudières à vapeur. Il déposa son premier brevet le 13 janvier 1860. Très vite la chaudière Super-Heater mise au point par Carvalho équipa les usines des États-Unis.

Carvalho et sa femme Sarah 9 étaient très actifs au sein de la communauté juive de Baltimore. Solomon fonda la synagogue Beth Israël de Balti-more qui suivit le minhag (rite) américain réformé mis au point par le rabbin d’origine allemande

Isaac Lesser qui était un ami du couple et avait célébré leur mariage en 1845. Sarah fonda et présida l’école hébraïque du dimanche à Baltimore qui connut très vite le succès. Après un an d’activité, l’école accueillait déjà plus de deux cent vingt-cinq élèves recevant une éducation juive en anglais.

Sa famille continuant de s’agrandir, Carvalho déménagea à New York en 1861 où il créa un atelier de peinture et reprit ses expériences de photographe. Malheureusement, en 1869, Carvalho fut atteint de la cataracte. Il consacra alors toutes ses facultés au perfectionnement de son procédé de chaudière. On lui accorda deux nouveaux brevets en 1877 et 1878 qui lui valurent la Médaille d’excellence de l’Institut américain de New York. Sa famille et lui-même étaient désor-mais à l’abri du besoin.

À New York, Carvalho et son épouse poursui-virent la fondation d’institutions juives. Ils fondèrent une petite synagogue à Harlem, la Congrégation « main dans la main » en 1870. Il consacra les dernières années de sa vie à tenter d’accorder la pensée scientifique moderne et l’histoire de la Création telle qu’elle apparaît dans la Genèse.

Solomon Carvalho mourut le 21 mai 1897. Il fut enterré aux côtés de sa femme dans le cimetière de la synagogue hispano-portugaise Shearith Israël fondée en 1654.

L’histoire de Solomon Carvalho ne s’achève pas tout à fait à son décès. Le fils de Carvalho, David devint le plus célèbre graphologue de son temps. Lors du second procès en trahison d’Alfred Dreyfus, David Carvalho établit la preuve indubi-table que le bordereau manuscrit du traître ne pouvait avoir été rédigé par Dreyfus. Malgré cette expertise, la Cour martiale condamna une seconde fois Dreyfus.

Un film documentaire Carvalho’s journey (États-Unis, 2015, 85 min) réalisé par Steve Rivo sur S. N. Carvalho et son voyage dans l’Ouest a été présenté pour la première fois au San Francisco Jewish Film Festival le 28 juillet 2015. http://carvalhosjourney.com/

7. Shlaer Robert Sights Once Seen: Daguerreotyping Frémont's Last Expedition Through the Rockies, Museum of New Mexico Press, 2003.

8. Incidents of Travel and Adventure in the Far West With Col. Frémont’s Last Expedition. New York, Derby & Jackson 1857.

9. Elle-même d’origine sépharade portugaise, fille de Jacob da Silva Solis et Charity Solis.

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Découverte

C’est en 1982, il y a un peu plus de trente ans, que je découvris par hasard un document excep-tionnel pour l’histoire des Juifs de Tanger.

De retour dans ma vi l le natale après dix-neuf ans d’absence, je redécouvrais la villa de mes grands-parents au 6 rue de Belgique. Après leur départ du Maroc pour Genève en 1960, mes grands-parents revenaient régulièrement pendant l’été à Tanger, jusqu’aux années 1970.

Ils y laissèrent nombre de documents en hébreu et arabe, dont des courriers commerciaux, peut-être par crainte qu’ils ne soient confisqués par la douane marocaine comme éléments du patrimoine du pays.

Les Actas de la communauté de Tanger

Philip Abensur

Aviya de ser… los Sefardim

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Couvertures des Actas I et II.

Texte original.

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L’origine de certains de ces documents était liée aux fonctions de mon arrière-grand-père Isaac Abensur (1861-1937) qui fut président de la communauté juive de Tanger de 1909 à 1932 et co-directeur de la banque Moses Pariente, première banque créée au Maroc.

Dans le grenier de la villa, à côté de nombreux registres de banque, figuraient deux gros volumes comportant sur leur couverture la mention en lettres hébraïques carrées : Libro de Actas de la Junta Selecta de la Comunidad Hebrea de Tanger.

L’écriture des pages intérieures était nouvelle pour moi, ressemblant à la fois à l’hébreu et à l’arabe.

Lors du même séjour, je rencontrai pour la première fois Sidney Pimienta, passionné comme moi de généalogie. Je lui montrai les documents que je venais de découvrir. Fin connaisseur de la communauté juive de Tanger et de ses écrits, Sidney se plongea dans ces volumes et, enthou-siaste, commença à me parler de leur contenu.

Première analyse

Il s’agissait des procès-verbaux de 1860 à 1883 des réunions du comité directeur de la communauté juive de Tanger. Les sujets évoqués étaient innombrables : des tragédies comme l’exécution de deux Juifs marocains à Safi et Tanger en 1863, exécution qui fut à l’origine de l’intervention du philanthrope anglais Moses Montefiore auprès du Sultan du Maroc, mais aussi des thèmes concernant la vie de tous les jours comme la vente de viande casher – essen-tielle, car elle représentait plus de la moitié des revenus de la communauté –, le paiement de la gueziya – impôt dû par toutes les communautés juives aux autorités marocaines –, le fonction-nement des écoles de l’Alliance israélite univer-selle ouvertes en 1864 pour les garçons et 1865 pour les filles. Apparaissait ainsi une vision de l’intérieur du fonctionnement quotidien de cette communauté du nord du Maroc.

Ces registres permettaient aussi d’imaginer comment écrivaient et s’exprimaient les Juifs de Tanger. La langue écrite utilisée dans les Actas, le solitreo ou aljamiado, mélange des lettres en cursives hébraïques et des mots empruntés à d'autres langues, essentiellement l’espagnol mais pas uniquement, comme nous le verrons plus loin.

Déchiffrage et transcription

Sidney Pimienta et sa sœur Gladys entreprirent de déchiffrer en détail les deux volumes des Actas, ce qui s’avéra une tâche titanesque qui dura plus de vingt ans car il ne s’agissait pas uniquement d’une transcription mot à mot, mais bien d’une explication de chaque terme, de chaque abrévia-tion, de chaque citation en hébreu, ce qui néces-sitait parfois, pour un seul mot, d’interroger des chercheurs, des historiens, des linguistes ou bien de faire appel à la mémoire de Tangérois d’un certain âge.

Le résultat de ce déchiffrage est impression-nant : une publication de quelque 400 pages, comportant outre une transcription fidèle des quelques 400 procès-verbaux, de multiples index de lieux et de personnes, un glossaire très complet, plus de 800 notes de bas de page…

C’est véritablement un modèle de ce qui peut être réalisé pour faire connaître un manuscrit historique inédit et qui pourrait être suivi d’une nouvelle publication, car les registres des Actas

Couverture de l'édition réalisée par Gladys et Sidney Pimienta. Paris-Jérusalem. 2010.

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de 1909 à 1954 ont récemment été redécouverts et photographiés dans les bureaux de la commu-nauté de Tanger par Miriam Levin, chercheuse canadienne.

Outre un témoignage sur la vie de la commu-nauté juive de Tanger, cet ouvrage unique peut servir de point de départ à de multiples études sur le plan historique, sociologique ou linguistique.

La haketia

Dans la vie de tous les jours, les Juifs tangérois parlaient la haketia, une langue judéo-espagnole bien particulière qui, du fait du cosmopoli-tisme de la ville de Tanger, incluait quantité de mots dénotant une influence arabe, anglaise ou française, comme ticheres [teachers, cyrygyu] ou suaré [soirée, yravc].

Les auteurs de la transcription des Actas ont noté un peu plus d’une centaine de mots spéci-fiquement haketia, donc très peu par rapport à l’ensemble du document (plus de 160 000 mots). Cette présence restreinte de spécifici-tés haketiesques dans un document officiel était indéniablement le reflet de la position des responsables communautaires et des notables par rapport à cette langue judéo-espagnole, de plus en plus délaissée, voire méprisée.

Au cours des années, le parler des Juifs de Tanger s’est rapproché du castillan, du fait de l’influence de l’Espagne toute proche. Ainsi, en 1889, Abraham Ribbi, Smyrniote qui venait d’arri-ver à Tanger pour occuper le poste de directeur de l’école de l’Alliance, soulignait : l’usage de l’espa-gnol constitue, pour nos coreligionnaires du nord du Maroc un titre de noblesse ; il leur rappelle leur origine castillane dont ils se montrent très fiers […] Le voisinage de l’Espagne oblige aussi les israélites

espagnols du Maroc à perfectionner sans cesse la langue dont ils se servent dans leurs familles, qu’ils comprennent le mieux, et qu’ils emploient dans leurs relations commerciales avec l’Europe. 1

En 1906, Estrella Hachuel, jeune enseignante de l’Alliance à Tanger, pourtant née à Tétouan, berceau de la culture judéo-espagnole du nord du Maroc, écrivait même : le cours d’espagnol permet d’épurer le jargon judéo-espagnol usité par les Israé-lites du Maroc et d’attirer l’attention de nos élèves sur le ridicule de certaines expressions et formules qui n’ont rien de littéraire. 2

C’est dire l’étonnante résistance de la haketia qui a continué à prospérer et suscite, depuis la fin du XXe siècle, quantité d’études, telles la table ronde de l’Université d’été 2013 ! 3

Philip Abensur est pédiatre à Paris. Né à Tanger, il a consacré plusieurs études à l’histoire et la généalogie des Juifs de sa ville natale. Il a publié en 2009 « Tanger, entre Orient et Occident », un ouvrage comprenant de nombreuses photographies et cartes postales anciennes, commentées par d’abondants textes d’archives.

Sidney et Gladys Pimienta, auteurs de la transcription des Actas, peuvent être contactés à [email protected]

1. Lettre du 29 décembre 1889, Archives AIU, Maroc LVI E, 934a

2. Lettre du 6 avril 1906, Archives AIU, Maroc LIV E, 890

3. Le monde de la Haketia, table ronde avec Abraham Bengio, Philip Abensur, Line Amselem, Esther Bendahan et Solly Lévy, deuxième Université d’été du judéo-espagnol, 11 juillet 2013.

ticheres suaré

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Située à environ quatre-vingts kilomètres d’Izmir, la ville turque de Tire n’est pas très souvent citée lorsque l’on évoque les familles originaires de Turquie. Elle a pourtant longtemps abrité une communauté juive qui entretenait des liens avec celles des villes voisines, en particulier Izmir. On ne sera donc pas surpris que les familles ayant vécu dans ces deux villes aient elles aussi été liées pour des raisons commerciales, mais aussi par des mariages ou au gré des déménagements d’une ville à l’autre.

Grâce à mon amie Sonja Bilé-Vansteenkiste, j’ai eu récemment l’opportunité d’entrer en contact avec un chercheur turc de Tire, Murat Sanus, passionné par l’histoire de sa ville. Il s’attache en particulier à celle des minorités qui y vécurent dont il souhaite faire reconnaître la place dans l’histoire et la culture de la cité.

La mémoire préservée des Juifs de Tire

Laurence Abensur-Hazan

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Murat s’est donc lancé dans des recherches sur les familles juives à partir des documents officiels, tels que les actes de mariage. Il effectue en parallèle des relevés dans les cimetières dont il photographie les pierres tombales. Il consulte de nombreux autres documents comme ceux conservés dans les bureaux de la communauté d’Izmir et au grand rabbinat d’Istanbul. Un musée devrait voir le jour et une base de données sur les Juifs de Tire, incluant informations, documents et photographies, est en cours d’éla-boration. Murat travaille parallèlement à la publication d’un livre sur les documents relatifs aux mariages et funérailles des Juifs de la ville entre 1927 et 1960.

Avant de livrer quelques éléments sur cet ambitieux projet, un petit rappel de l’histoire des Juifs de Tire s’impose…

Elle est rapportée par Abraham Galante dans sa précieuse Histoire des Juifs d’Anatolie 1. Il y évoque une présence juive sous Byzance et la fondation à Constantinople, après la prise de la ville en 1453, d’une synagogue connue comme « synagogue de Tire ».

Quelques décennies plus tard, Tire vit arriver des familles expulsées d’Espagne et du Portugal. Attestant de cette installation, une rue Portocal y a existé jusqu’aux années 1904-1935, période durant laquelle A. Galante effectua ses recherches.

Des Juifs de Bursa, Istanbul et Salonique seraient par la suite venus s’adjoindre à la commu-nauté préexistante, elle-même donc déjà compo-site. Cela nous montre bien qu’à Tire comme ailleurs en Turquie, retracer le parcours géogra-phique exact de nos familles n’est pas si simple…

L’Annuaire oriental du commerce de 1891 2 indique que sur 30 000 habitants, 2 000 étaient juifs, nombre qui ne fit que baisser ensuite : en 1904, A. Galante évalue la population juive à 1 600 personnes composant 360 familles, population réduite en 1927 à 1063 personnes à l’instar de ce qui s’est produit dans les autres villes turques.

Au moment de la publication de son livre, une dizaine d’années plus tard, Tire ne comptait plus que 200 familles, soit sans doute environ 600 à 800 personnes.

La ville compta jusqu’à trois synagogues, détruites tout comme le quartier juif lors d’un incendie en 1917. Une seule fut alors réparée.

La religiosité des Juifs de Tire valut à la ville d’être surnommée küçük Safet (Petite Safed). Avant l’essor de la communauté d’Izmir, Tire posséda même trois yechivot.

L’ancien Talmud Torah devint une école, placée sous le patronage de l’Alliance israélite universelle

Liste de noms de famille présents à Tire entre 1800 et les années 1960

établie par Murat Sanus(les orthographes varient au gré

des transcriptions des alphabets arabe, hébraïque et turc moderne)

Agranati Aruh Azar Baharlıya Bancay Barsimantov / Parsimento Beja Bile Çelebi Çiprut Danon Duenyas Eskapa Galante Kanyar / Kanyas (Canas) Israel Kalomiti Kohen / Cohen Kolodro / Colodro Lahna / Lahana Lazari Levi Mizrahi Pesah Saban Sardas / Sadra / Saada Situvi

1. Histoire des Juifs d’Anatolie – les Juifs d’Izmir, Abraham Galante, Éditions Babok, Istanbul, 1937. Réédition complète en neuf volumes sous le titre Histoire des Juifs de Turquie, Éditions Isis, Istanbul, 1985.

2. L’Annuaire oriental (ancien Indicateur oriental) du commerce, de l’industrie, de l’administration et de la magistrature est consultable sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32698490c/date.r=Annuaire +oriental.langFR

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qui poursuivit sa mission jusqu’en 1914. Un ensei-gnement continua d’être assuré dans une nouvelle école moderne jusqu’en 1933.

A. Galante livre détails et anecdotes sur la vie juive de Tire. Il mentionne, comme à son habitude, de nombreux personnages qui y jouèrent un rôle et cite les noms de famille qui y étaient présents, noms que Murat Sanus a, en partie au moins, retrouvés lors de ses recherches : Abouab – Azoubel – Algazi – Algranti – Arditi – Arouh – Azar – Bar Simantov – Béja – Benezra – Bendjouya – Benghiat – Bensenior – Bonomo – Cadranel – Calomiti – Calvo – Canyas – Caraco – Carillo – Caro – Cohen – Colodro – Corkidi – Danon – Douenyas – Escapa – Eskenazi – Esperansa – Farhi – Florentin – Galanté – Ganon – Gatenyo – Habib – Hodara – Ichbia – Israël – Lahana – Lazare – Lévi – Massaout – Mentèche – Mizrahi – Nahoum – Pessah – Palombo – Rahamim – Saban – Salomon – Sadra/Sarda – Saragoussi – Sasson – Sidicaro – Soriano – Souhami – Souria – Tchiprout – Toledano – Ventoura – Zoubi

Bien que peu anciennes, les archives officielles turques de Tire exploitées par Murat permettent de reconstituer certains liens familiaux, en parti-culier grâce aux actes de mariage. Postérieurs pour beaucoup à l’adoption de l’alphabet latin 3, ils sont rédigés en turc moderne, parfois sur des formulaires ou registres pré-imprimés en ottoman. Certains actes sont toutefois intégralement rédigés en ottoman. Tous livrent l’état civil complet des deux époux, leurs dates et lieux de naissance, leurs adresses au moment du mariage, leurs professions, leur situation matrimoniale (célibataire, veuf…)… et sont accompagnés de leurs photographies, ce qui est inhabituel dans ce type de documents.

Les réformes d’Atatürk étant passées par là – notamment l’égalité hommes/femmes – les épouses apposent, comme leurs maris, leur signa-ture au bas des actes… ce qui n’est pas le cas sur les ketoubot.

Murat a également accès aux registres des écoles de Tire à partir des années 1930. Filles et garçons étaient alors scolarisés et dûment enregis-trés. Là encore, l’identité de l’enfant, celle de ses parents, ses date et lieu de naissance, son adresse et sa photographie figurent sur le registre.

Les pierres tombales sont aussi l’une des sources sur lesquelles Murat travaille, avec l’aide de Dov Cohen 4 pour la traduction des épitaphes en hébreu. Murat a déjà photographié de nombreuses tombes, notamment du cimetière d’Altındağ à Izmir, les deux communautés étant imbriquées. La plus ancienne tombe retrouvée par ses soins se trouve à Tire et date de 1665.

Loin de se limiter à la seule exploitation des archives et cimetières, Murat a également à coeur de recueillir les témoignages et anecdotes. Il en poste régulièrement sur la page du groupe privé dédié aux Juifs de Tire qu’il a créée sur Facebook. Réunissant actuellement une quarantaine de personnes, cette page est un lieu d’échanges et de

3. La loi adoptant l’alphabet latin date du 1er novembre 1928. Entrée en vigueur deux jours plus tard, elle s’est imposée progressivement à l’ensemble de la société turque au cours de l’année 1929.

4. Dov Cohen enseigne à l’université Bar-Ilan où il est rattaché au département d’études judéo-espagnoles.

1. Acte de mariage ottoman.

© Murat Sanus.

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présentation du travail que réalise Murat grâce aux exemples d’archives qu’il y poste.

Travaillant sur la période postérieure à l’avè-nement de la république turque en 1923, Murat peut par ailleurs aider à retrouver les noms portés actuellement par les familles qui ont changé leur patronyme dans le cadre du processus de turqui-sation de la société mis en place à cette époque par Atatürk. Cela est très précieux pour ceux qui veulent retrouver leurs cousins restés en Turquie avec lesquels les liens ont été coupés au fil du temps et au gré des émigrations.

Il y aurait bien d’autres détails à livrer sur le travail fabuleux que mène bénévolement et avec une grande efficacité Murat Sanus. C’est aussi le début d’un prodigieux travail d’analyse des infor-mations qui permettra de mieux comprendre la vie de nos familles à Tire et plus largement

en Turquie au cours de la première moitié du XXe siècle et même encore avant.

Murat sera ravi d’entrer en contact avec les personnes intéressées par ce projet, en particu-lier bien sûr les descendants des Juifs de Tire ou les familles ayant eu des liens avec la ville. Il est très facile de le joindre par courriel, en anglais : [email protected]

2. Tombe de Yomtov Hodara, 17 Tamuz 5425 (20 juin 1665), Tire.

© Murat Sanus, transcription Dov Cohen

3. Tombe du rabbin Haïm Isaac Tivoli, 4 Tamuz 5454 (17 juin 1694), Tire.

© Murat Sanus, transcription Dov Cohen

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Matilda Koén-Sarano nous fait partager sa nouvelle vie au sein de la Maison des anciens Léon Recanati à Petah Tikva en Israël. Loin d'être une maison de retraite ordinaire, le Beit Avot Léon Recanati est un véritable centre culturel où familles et visiteurs de tous les âges peuvent partager la culture judéo-espagnole auprès de leurs aînés. Matilda Koén-Sarano qui y a installé sa bibliothèque en est naturellement devenue un pilier essentiel.

Pasaron tres anyos de kuando dechizí de deshar Yerushaláyim i de vinir a morar en la « Kaza León Recanati » en Pétah Tikvá.

La dechizión no fue fasil, aún ke yo konosía muy bien i me plazía muncho el lugar, antes, kuando yo vinía kon mi marido, Aharon Cohen de bindicha memoria, para azer kon él Sedarim de Tu-Bishvat i de Rosh Ha-Shaná i varios Festivales, i después ke mi marido fue rekoverado akí i yo deskuvrí la kura devuada i profesional ke las personas ansianas resiven akí. Aún kon esto yo estava konvensida ke mi lugar era en mi kaza en Yerushaláyim, ke yo amo

de alma i de korasón. Ma la solitud izo su efeto i vino el día ke entendí ke no vo poder kedar sola, malgrado mis okupasiones. Kuando el penserio me ovligó a pasar a la práktika, me adresí en manera natural a Roni Aranya, el Direktor de la Kaza i le demandí la demanda mas emportante para mí : kualo vo azer de mi archivo i de mi biblioteka de ladino. La repuesta de Roni fue de vista : « Traelos akí. Este es el lugar mas adapto a eyos », ma yo no savía kuanto…

Pasaron tres anyos

El kantoniko djudyo

Matilda Koén-Sarano, 2015

Matilda Koén-Sarano en la sala de Aharon.

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Del primer día ke entrí aki por prova, sentí alegría a mi derredor, porké las amigas me resiv-ieron kon balones. Topí un plakato de « Bienvi-nida » sovre la puerta, i me agradó muncho el maraviyozo panorama ke vidi de la grande ventana ke ay en la chika kamareta ke resiví : el panorama vedre de « Recanati ». Pasí akí Rosh Ha-Shaná i entrí definitivamente después de Sukot. Deskojer la kaza no fue del todo fasil de todos los puntos de vista, ma yo sintí a Roni, ke me disho ke yo tinía demenester de muncho lugar para mi biblioteka i por esto deskojí la kaza mas grande.

Yo no savía kuala era la entansión de Roni. Sólo kuando me izo abashar a la sala dedikada a mi marido, empesí a entender. El me disho : « Akí van a estar todos tus livros, tus kasetas i tus diskos ke se refieren al ladino, endjuntos a lo ke ya está akí, i mozotros vamos a konstruir un sentro de ladino en esta sala ke se yama “Sala de Aharón”, ke se topa al lado del “Sentro de Erensia del Djudaízmo de Salonik i Gresia” ». Me alegrí muncho, ma me espantí también, pensando : « Komo vo azer yo esto sola ? » Entonses vino Lydia Gayst, la asistente sosial i me disho : « Yo te vo topar ayudo » i rekomendó a Binyamín Leschinsky. Kero dizir ke no pudía aver un deskojimiento mijor por su responsabilidad, su aplikasión i su saviduría. La grande kantidad de material fue yevada abasho i yo empesí a lavorar kada demanyana kon Binyamín, i a fondar una verdadera biblioteka. En el mizmo tiempo formí 4 katálogos komputerizados ke entraron en el Inter-net : livros, diskos, kasetas audio i kasetas video. Después pasí a lavorar sovre el archivo del Ing. Aharon Russo de bindicha memoria, uno de los líderes mas emportantes del mundo del ladino, ke me tomó mas de un anyo.

Kuando mi preokupasión para mi archivo se kalmó, empesí a mirar a mi derredor : vidi ke kada día ay aktividades muy enteresantes para los moradores, de konsertos a konferensias i bingo. Naturalmente no avlo de los kursos fiksos de desén, de jimnastik, de trikotaje i mas, sigún la organizasión variada de Nadia Zomorati. Kon el tiempo entrí a azer parte del koro, para la alma.

Ma no puedo kesharme de estar sin lavoro : kada demanyana abasho a la « Sala de Aharón » i lavoro ayá de las 9:00-12:00. Dos-tres vezes a la semana vienen klasas de elevos, grupos de soldados, grupos de personas ansianas, ke vienen a vijitar el Sentro de Salonik i Gresia, a sintir sovre la Shoá, a konoser el lugar i a oyirme kontar konsejikas en ladino. Todo debasho de la direksión de Sharon Sela.

A las sinko de la tadre se avre kada día la puerta de mi kamareta i una asistente enfermiera me demanda : « Matilda, todo está beséder ? Te manka alguna koza ? No seas haragana i ven a la sala de komer para bever kafé ! »

I en verda ke el lugar mas adapto para empesar una amistad es la sala de komer. Ayá se konosen de serka las personas, i asentándose kon eyas día por día se atan a eyas i no se siente la solitud. I si por kavzo el « shiduh » no funksiona, se troka semplemente de meza. La kumida es aprontada sigún la tradisión sefaradía i trae al tino kon deskarinyo la kaza de los djenitores.

Partisipí akí a nochadas ermozas kon kanta-dores ke me plazen muncho, komo Kobi Zarco i Dganit Daddo, ma tres evenimientos me desharon una emosión endimentikable : dos evenimien-tos sovre la Shoá, el uno en el día de la Shoá, en kual me dieron la onor de meldar una poezía mía en ladino i pozar una korona en memoria, i el sigundo en el día, en el kual vino un grupo de soldados ke mos trusheron el sertifikado « Una flor para el Reskapado », ande sintí a Haím Refael de bindicha memoria kantar el kante « Elí Elí » kon palavras diferentes i emosionantes, ke yo no konosía. El treser evenimiento ke me emosionó fue la fiesta de Purim, ande tuvi el koraje, kon el enkorajamiento de Fela Derlih, de travistirme i de baylar kon todas la amigas i los amigos. Kon este tono kero terminar mis palavras kon un grande rengrasiamiento a Roni Aranya, agora Direktor del « Sentro », a Israel Eden, Direktor de la Kaza i a todo el ekipo, porké tengo lavoro i kura devuada i profesional, i no estó sola.

Shaná Tová, kada anyo mijorado.

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Avian dos vizinos. El uno era borrachon i morava arriva i kada noche vinia tadre, se kitava los kalsados, i, komo estava

burracho, los echava de una punta a la otra de la kamareta. I komo eran oras tadras de noche, el vizino de abasho s'espertava del bruyido de los kalsados.

Un dia le rogo al vizino de abasho, al borra-chon, diziéndole : « Lo ke beves, helal i beraha ke te se aga 1. A mi no me enteresa. Ma a media noche, kuando te kitas los kalsados, no los eches enfrente, i yo no me espertaré del bruyido. Apozalos avaga-riko ! »

« Peki 2» le disho el borrachon.A la noche el borrachon, komo su uzo, vino

a kaza burracho, i se metio de muevo a kitarse los kalsados. Se kito el primer kalsado i lo echo komo lo echava antes. En kitàndose el sigundo, se akodro de lo ke le enkomendo el vizino; se kito el sigundo kalsado i lo apozo en basho avagariko.

El vizino de abasho, ke se avia espertado a la boz del primer kalsado, empeso a asperar a la boz del sigundo kalsado, para durmirse, i no esper-tarse de muevo.

Aspera ke aspera, no ay boz. Ansi tomo un palo i chafteo al tavan, diziéndole : « Ayde, echa el sigundo kalsado, ke keremos durmir !! »

Il était une fois deux voisins. L'un était un ivrogne et vivait au-dessus du second. Chaque nuit il rentrait tard, enlevait ses chaussures et, saoul comme il l'était, les jetaient à travers la chambre. À cette heure avancée de la nuit, le voisin du dessous se réveillait au bruit des chaussures.

Un jour le voisin du dessous vint trouver l'ivrogne et lui dit : « Ce que tu bois, que tu en profites bien. Cela ne me regarde pas. Mais au milieu de la nuit, quand tu retires tes chaussures, ne les jette pas contre le mur et je ne me réveillerai pas du bruit. Pose-les doucement ! »

« Bien » lui dit l'ivrogne.La nuit l'ivrogne comme d'habitude rentra à la

maison saoul et se mit de nouveau à retirer ses chaus-sures. Il retira la première chaussure et la jeta comme il le faisait auparavant. En enlevant la seconde, il se rappela la recommandation du voisin : il retira la deuxième chaussure et la reposa avec précaution.

Le voisin d'en bas, qui s'était réveillé au bruit de la première chaussure, se mit à attendre le bruit de la seconde chaussure pour s'endormir et ne pas se réveiller à nouveau.

Il a beau attendre, pas un bruit. Il prit alors un bâton et frappa le plafond en disant : « Allez, jette la deuxième chaussure, nous voulons dormir !! ».

El vizino i los kalsados Le voisin et les chaussures

Kontado por Ishak Haleva, 1984 In Kuentos del Folklor de la Famiya

Djudeo-Espanyola de Matilda Koén-Sarano Editions Kana. Jérusalem,1986.

1. helal i berahà ke te se aga : ke te aga provecho ; helal (en turko) : permitido.

2. Peki (en turko : pek iyi) : esta bien.

EL KANTONIKO DJUDYO |

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À table avec Albert CohenHenri Béhar

Éditions Non lieu, mars 2015, 100 pages, ISBN 978-2352702085.

Ce livre de cuisine vise à faire appré-cier la littérature

d’Albert Cohen à partir des nombreuses références à la nourriture et particuliè-rement aux plats de la cuisine juive des Balkans qu’elle contient. On ne peut en effet goûter un texte que si l’on en possède les clés, les sources culturelles dans lesquelles l’auteur baigne, inconsciemment parfois. Dans le cas présent, il s’agit de faire entrer la littérature par l’estomac ! Henri Béhar

a donc recensé tous les fragments dans l’œuvre d’Albert Cohen faisant référence à la gastronomie sépharade. L’ouvrage contient ainsi quarante recettes accompa-gnées des citations correspondantes. On retrouvera à cette occasion la manière si particulière de faire cuire les aubergines au feu de bois, suivant la recette de la mère d’Albert Cohen, ce qui leur donne un fumet que l’on ne retrouve pas dans les recettes actuelles du caviar d’aubergine.

Henri Béhar, né le 28 mai 1940 à Paris, est un professeur et historien de la littérature française. Il a écrit des ouvrages de référence sur Alfred Jarry, Dada et le Surréalisme et dirige la revue Mélusine (Cahiers du Centre de recherche sur le surréalisme). Il est, depuis 2003, professeur émérite de l’université Paris III, qu’il a dirigée de 1982 à 1986.

Para Meldar

Le Dernier chantEva Wiseman

L’École des loisirs, 2015, traduit de l’anglais (Canada) par Diane Ménard. ISBN : 978-2211212472. À partir de 13 ans.

Grenade, Espagne, 1491. Isabel de Cardosa va avoir quinze ans.

Fille d’un médecin très en vue à la cour royale, elle sera bientôt en âge de se marier et est promise à un avenir radieux. Ses parents ont d’ailleurs toujours voulu son bien. Or les voilà qui insistent soudain pour qu’elle se fiance avec Luis de Carrera, un jeune homme grossier, violent, voire cruel. Pour marquer cet engagement, ils commandent un bijou précieux : une alouette d’or dans une cage d’argent. Mais cette union suffirait-elle à protéger Isabel

et à assurer sa situation ? En Espagne à cette époque, l’Inquisition traque les Juifs et les conversos, ceux qui se sont conver-tis récemment au christianisme. Sous la conduite de l’effroyable Torquemada, les officiers catholiques emprisonnent des gens, brûlent des livres, sèment la terreur. Isabel comprend que la cage risque de se refermer sur elle et sur sa famille. Comment y échapper ? Confrontées à la violence et au racisme (Le pantin), à l’exil (Si loin de chez soi), les jeunes héroïnes des romans d’Eva Wiseman ne baissent jamais les bras. Il en va de même pour Isabel, la jeune héroïne du Dernier chant, prise dans les tourments de l’Inquisition dans l’Espagne du XVe siècle. Des personnages féminins optimistes qui ressemblent beaucoup à Eva Wiseman, qui, à douze ans, a fui la Hongrie pour le Canada avec sa famille. Un peu d’aventure et une jolie histoire d’amour font de ce roman une belle découverte.

La Dernière PageGazmend KapllaniÉditions Intervalles, mai 2015, 155 pages, ISBN 978-2369560180.

1943, Thessalonique. Les Allemands regroupent les Juifs grecs dans le ghetto, organisant des raf les et les premiers convois vers les camps en Allemagne. Léon, qui travaille dans la librairie française de Thessalonique, s’enfuit avec sa famille en Albanie sous de fausses identités. À la fin de la guerre, devenu fervent communiste, il renie ses origines grecques et juives. Son fils Isa, le « crypto-juif », suit les traces de son père comme bibliothécaire, mais se trouve bientôt pris dans l’engrenage de la surveillance et des suspicions du régime.

2011, Tirana. Melsi, journaliste et écrivain albanais vivant en Grèce depuis vingt ans, est rappelé d’urgence car son père vient de mourir. Un père avec qui il a pris ses distances depuis la mort de sa mère et dont il ne sait plus grand-chose, sauf que son décès a eu lieu à Shanghai. Mais que faisait-il en Chine ? Pendant les vingt-deux jours nécessaires au rapatriement du corps, il s’attache à surmonter les tracasseries administra-tives dont l’Albanie a le secret et à passer au peigne fin l’appartement de son père, où les objets lui semblent des fantômes muets. La découverte d’un cahier marron va pourtant lui dispenser quelques indices sur ce que fut la vie de ce père, dans ce quartier populaire de Tirana où lui-même a passé son enfance, sans se poser de questions ni jamais interroger ses parents sur leur passé.

Dans La Dernière Page, à travers l’évo-cation d’un fils venu enterrer son père à Tirana, dans une Albanie proche du chaos, Gazmend Kapllani reconstitue l’histoire d’une famille dont la judéité cachée a jonché de secrets les destins de tous ses membres. Il met en scène deux hommes qui se sont ignorés, orphelins de leurs origines, et qui pourtant ont traversé, chacun à sa manière, un siècle mouvementé grâce à leur commune passion des livres et des langues.

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| PARA SINTIR

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Ingrédients

– feuilles de vigne * (250 g) mettre de côté 5 à 6 feuilles pour la casserole

– une tasse de riz– 3-4 oignons– 1 tomate– 2 cuillerées d'huile– sel– poivre– un peu de persil

Ingredientes– ojas de parra * (250 g)

dechar 5-6 ojas de parra para la kacharola

– una kupa de arroz– 3- 4 sevoyas– 1 tomate– 2 kucharas de alzete– sal– pimienta– un poko de pirshil

En Turkiya los yaprakes son una komida muy famosa i se azen kon karne mulida i arroz ma se puede azer solo kon arroz. Mozotros los azemos solo kon arroz es por esto ke se yama yaprakes falsos. Necessita muncho tiempo para azer esta komida, porke duvlar kada una oja no es fasil !!! Esta komida se puede komer en Gresya komo en Turkiya, ez una koza maraviyoza.

* Si no tenesh ojas de parra lo puedesh azer kon ojas de espinaka. Faute de feuilles de vigne cette recette peut être réalisée avec des feuilles d’épinard.

Las komidas de las nonas

PréparationLaver les feuilles de vigne et les faire bouillir un peu pour qu'elles se ramollissent.Essorer les feuilles.Dans un plat mettre la tasse de riz lavé. Râper les oignons et la tomate. Ajouter le sel, le poivre, le persil haché, l'huile et mélanger le tout.Remplir une feuille de vigne avec la préparation. Plier comme un cigare. Continuer jusqu'à ce qu'il ne reste plus de feuilles de vigne.Prendre les 5 ou 6 feuilles de vigne sans farce et les mettre au fond de la casserole. Au-dessus placer les feuilles fourrées.Verser deux verres d'eau, un peu d'huile, du sel et un demi-citron pressé. Mettre à cuire le couvercle renversé jusqu'à ce que les feuilles ramollissent.

En Turquie les feuilles de vigne se mangent avec du yaourt.

En Turquie les feuilles de vigne farcies sont un plat très réputé qui se fait avec de la viande hachée mais qui peut également être préparé seulement avec du riz. Chez nous, nous le préparons ainsi et pour cette raison nous lui donnons le nom de « fausses » feuilles de vigne. Il faut beaucoup de temps pour réaliser ce plat car il n'est pas facile de plier chaque feuille ! Ce plat merveilleux se mange tant en Grèce qu'en Turquie.

YAPRAKES FALSOS de Sarah Isikli – savoresdesiempre.blogspot.fr

FAUSSES FEUILLES DE VIGNE

PreparamiyentoLavar las ojas de parra i las buyir un poko para ke se ablanden.Eskurir las ojas.En un plato meter la kupa de arroz lavada. Rayer las sevoyas, i el tomate. Meter sal, pimienta, el pirshil kortido i la alzete i mesklar todo.Tomar una oja de parra, inchirla kon la preparasiyon. Duvlar komo un puro. Azer esto fina ke no kede una ojas de parra mas.Tomar las 5-6 ojas de parra ke deshates vaziyas, i las meter al dip de la kacharola. Enriva meter las ojas enchidas.Meter dos kupas de agua, un poko de alzete, sal, i medio limon esprimido. Meter a kozer kon un kapak (couvercle) a la reves fina ke se ablanden.

En Turkiya las ojas se komen kon yogurt.

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Aki Estamos, Les Amis de la Lettre Sépharade remercie La Lettre Sépharade et les institutions suivantes de leur soutien

Directrice de la publication Jenny Laneurie Fresco

Rédacteur en chef François Azar

Ont participé à ce numéroPhilip Abensur, Laurence Abensur-Hazan, François Azar, Corinne Deunailles, Sarah Isikli, Matilda Koen-Sarano, Jenny Laneurie.

Conception graphiqueSophie Blum

Image de couverturePortrait du Dr David Camden de Leon par Solomon Nunes Carvalho (1815-1897). Huile sur toile. 1849. The Jewish Museum, New York. Don de la William Wollman Foundation.Né en Caroline du Sud, le Dr David Camden de Leon (1813-1872) est le fils du médecin Mordecai Hendricks de Leon et de Rebecca Lopez et le frère du diplomate confédéré Edwin de Leon. Médecin et chirurgien militaire dans l'armée américaine, il prit part à la guerre avec le Mexique et se distingua à plusieurs reprises par sa bravoure. Devenu major en 1856, il démis-sionna pour rejoindre l'armée confédérée dont il organisa les services sanitaires. Après la guerre civile, il s'installa au Nouveau Mexique où il possédait des terres.

ImpressionCaen Repro

ISSN2259-3225

Abonnement (France et étranger)1 an, 4 numéros : 40€

Siège social et administratif Maison des Associations Boîte n° 6 38 boulevard Henri IV 75 004 Paris

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Association Loi 1901 sans but lucratif n° CNIL 617630 Siret 48260473300030

Octobre 2015 Tirage : 1250 exemplaires