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Janvier 2010 4 Éditorial Travailler dans un monde fini EN avoir, ou pas? En période de chômage, cette interrogation s’im- pose comme seule priorité touchant l’emploi. Pourtant, l’attente d’une « reprise » permettant de surmonter les ruptures sociales est désor- mais indissociable d’une réflexion sur le travail lui-même. Nous ne pouvons en effet seulement miser sur de nouveaux secteurs d’activi- tés qui offriront des emplois, si possible qualifiés et non délocali- sables, comme ceux promis par les nouvelles technologies. C’est notre rapport même au travail qui est en train de changer. La phase de développement économique liée à la globalisation ne signifiait pas seulement l’intensification des échanges associée à la déréglementation et aux technologies de l’information et de la com- munication. Elle se traduisait aussi par une nouvelle organisation du travail transformant les rapports de force au sein des entreprises, au détriment des salariés. Visible dans la croissance des inégalités sala- riales, celui-ci se manifeste également à travers des pathologies du travail liées à la pénibilité des tâches mais aussi au stress, à un inconfort voire une détresse que les directions ou les ressources humaines font mine de découvrir. La prescription des tâches, la chasse au temps mort et l’évaluation à la performance individuelle limitent la coopération informelle entre collègues sans lesquels les obstacles courants paraissent infranchis- sables. Le collectif de travail lui-même perd son sens quand la coopé- ration, l’entraide, le sentiment de solidarité dans une tâche commune n’ont plus de consistance. Le grand collectif fédérateur de la révolu- tion industrielle était disciplinaire et physiquement épuisant mais fut aussi un lieu d’invention de formes de mobilisation et de solidarités collectives. Il fonctionnait dans un contexte de promotion sociale, là où le sentiment de déclassement prédomine aujourd’hui. Signe de la désaffection du salariat, le statut d’« autoentrepreneur » a progressé au cours de l’automne, réunissant 300 000 personnes alors que le

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  • Janvier 2010 4

    ditorial

    Travailler dans un monde fini

    EN avoir, ou pas ? En priode de chmage, cette interrogation sim-pose comme seule priorit touchant lemploi. Pourtant, lattente dune reprise permettant de surmonter les ruptures sociales est dsor-mais indissociable dune rflexion sur le travail lui-mme. Nous nepouvons en effet seulement miser sur de nouveaux secteurs dactivi-ts qui offriront des emplois, si possible qualifis et non dlocali-sables, comme ceux promis par les nouvelles technologies. Cestnotre rapport mme au travail qui est en train de changer.

    La phase de dveloppement conomique lie la globalisation nesignifiait pas seulement lintensification des changes associe ladrglementation et aux technologies de linformation et de la com-munication. Elle se traduisait aussi par une nouvelle organisation dutravail transformant les rapports de force au sein des entreprises, audtriment des salaris. Visible dans la croissance des ingalits sala-riales, celui-ci se manifeste galement travers des pathologies dutravail lies la pnibilit des tches mais aussi au stress, uninconfort voire une dtresse que les directions ou les ressourceshumaines font mine de dcouvrir.

    La prescription des tches, la chasse au temps mort et lvaluation la performance individuelle limitent la coopration informelle entrecollgues sans lesquels les obstacles courants paraissent infranchis-sables. Le collectif de travail lui-mme perd son sens quand la coop-ration, lentraide, le sentiment de solidarit dans une tche communenont plus de consistance. Le grand collectif fdrateur de la rvolu-tion industrielle tait disciplinaire et physiquement puisant mais futaussi un lieu dinvention de formes de mobilisation et de solidaritscollectives. Il fonctionnait dans un contexte de promotion sociale, lo le sentiment de dclassement prdomine aujourdhui. Signe de ladsaffection du salariat, le statut d autoentrepreneur a progressau cours de lautomne, runissant 300 000 personnes alors que le

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    ministre du Travail tablait sur un maximum de 200 000. Les raisonsde cet engouement sont multiples : ct dune forme de travail quicorrespond sans doute une demande cible, une part relve du ch-mage dguis (surtout dans un contexte o lon stigmatise les assis-ts ), de la sous-traitance masque, de lextension anarchique de lapluriactivit

    Ce choix de lautoentrepreneur exprime probablement moins laf-firmation, dans un pays marqu par la protection lie au statut, dunesprit dentreprise conqurant quune fuite labri des formes encorerigides dorganisation ou des nouvelles pesanteurs de la performanceet des hirarchies sans perspectives de promotion interne. Aboutisse-ment logique dune individualisation des sorts, du nomadisme permispar les nouvelles technologies, dune clbration du risque, de lini-tiative et de la responsabilit dont les mtiers artistiques ont prfi-gur les effets, linvestissement en solo est dans lair du temps maispeut aussi se rvler cruel en cas daccident de parcours et enfermerdans lchec.

    Mais le travail ne se rduit pas un investissement personnel dansune tche. Il nous renvoie ce que signifie produire aujourdhui.Les impratifs cologiques imposent ici de revoir nos habitudes. Onne peut plus se contenter de considrer que notre socit doit pro-duire puis, dans un deuxime temps, redistribuer et rparer lesdgts sanitaires, sociaux ou environnementaux lis aux activitshumaines. Cest au stade mme de la conception et de la productionque la prise en compte de la qualit environnementale et de la qualitde vie doivent intervenir. Le cas du changement climatique lemontre : la rparation ex post ne suffit plus, replanter des arbres ou piger le carbone ne rtablira pas lquilibre antrieur. Mme silest impossible de tout anticiper, les cots de nos activits pour lasant des hommes et de la plante ne peuvent demeurer sous-estims.

    Cest pourquoi notre rapport lespace se transforme : le mondenest plus plat , cest--dire indiffrent la localisation de la pro-duction. En ce sens, lcologie dpasse largement la proccupationdu cadre de vie, elle touche notre occupation fondamentale de les-pace et de transformation de la nature dans un systme que nousdcouvrons toujours plus interdpendant. Comment sorganiser pourproduire autrement ? Une telle question est globale et ouvre un chan-tier commun ceux qui, au-del des clivages tablis, cherchent articuler dans le travail accomplissement personnel et projets collec-tifs, rmunration et solidarit, amlioration du prsent et souci delavenir.

    Esprit

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