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1895. Mille huit cent quatre- vingt-quinze Numéro 50 (2006) Varia ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Tom Gunning Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Tom Gunning, « Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze [En ligne], 50 | 2006, mis en ligne le 01 décembre 2009. URL : http://1895.revues.org/ pdf1242 DOI : en cours d'attribution Éditeur : Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC) http://1895.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://1895.revues.org/pdf/1242 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. © AFRHC

1895 1242 50 Le Cinema d Attraction Le Film Des Premiers Temps Son Spectateur Et l Avant Garde

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  • 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinzeNumro 50 (2006)Varia

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    Tom Gunning

    Le Cinma dattraction: le film despremiers temps, son spectateur, etlavant-garde................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueTom Gunning, Le Cinma dattraction: le film des premiers temps, son spectateur, et lavant-garde, 1895. Millehuit cent quatre-vingt-quinze [En ligne],50|2006, mis en ligne le 01 dcembre 2009. URL : http://1895.revues.org/pdf1242DOI : en cours d'attribution

    diteur : Association franaise de recherche sur lhistoire du cinma (AFRHC)http://1895.revues.orghttp://www.revues.org

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    Le Cinma dattraction : le film des premierstemps, son spectateur, et lavant-garde1

    En 1922 Fernand Lger, dans un tat dexaltation conscutif une projection de la Roue

    dAbel Gance, rdigeait un texte dans lequel il tentait de dfinir les possibilits radicales du

    cinma. Le potentiel du nouvel art ne rsidait pas, selon lui, dans la capacit imiter les

    mouvements de la nature ou suivre une route fausse , celle de la ressemblance au

    thtre. Sa force singulire consistait plutt faire vivre des images 2. Cest prcisment

    cette aptitude canaliser le visible, cet acte de montrer et de projeter dont le cinma

    davant 1906 tmoigne avec le plus dintensit, mon sens. La source dinspiration quil a

    t pour lavant-garde des premires dcennies du XXe sicle demande tre de nouveau

    explore.

    Les crits des premiers modernistes sur le cinma suivent une trajectoire semblable celle

    de Lger, quil sagisse des Futuristes, des Dadastes ou des Surralistes : lenthousiasme pour

    ce nouveau mdium et les possibilits quil offre succde la dception face une volution

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    par Tom Gunning

    1 Ce texte est la traduction de larticle de Tom Gunning dans sa premire version, publie dans WideAngle, vol. VIII, ns 3/4, 1986, pp. 63-70, et reproduite sans illustrations dans Thomas Elsaesser (dir.),Early Cinema Space Frame Narrative, Londres, British Film Institute, 1990, pp. 56-62 [NdE].2 Fernand Lger, La Roue, sa valeur plastique (1922) dans Fonctions de la peinture, Gallimard, Folio,Paris, 1997, pp. 55-60. [1965] Lessai, selon Sylvie Forestier qui a tabli cette dition, comporte troisvariantes manuscrites et est paru initialement dans Comdia (Paris), le 16 dcembre 1922. Dans sonarticle, Tom Gunning se rfre ldition amricaine du recueil dessais de Lger, Functions of Painting,due Edward Fry (New York ,Viking Press, 1973). Gunning crit, citant Lger propos du cinma, quesa force est de faire voir les images ( making images seen ), et non plus de faire vivre desimages , comme cest le cas dans ldition franaise mentionne ci-dessus. Si Lger, plus loin dans sontexte, crit que le film de Gance reprsente la capacit pour le cinma de nous faire voir tout ce quina t quaperu , cela ne concerne pas les images elles-mmes, du moins pas en premier lieu. Parailleurs, dans cette citation, les italiques sont celles de Lger [NdT].

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    dj en cours son asservissement aux formes artistiques traditionnelles telles que le

    thtre et la littrature. Cette fascination pour le potentiel dun mdium (et le fantasme

    qui laccompagne de sauver le cinma de sa dpendance vis--vis de formes qui lui seraient

    trangres et appartiendraient au pass) peut se comprendre de diffrentes faons. Je veux

    partir ici de cette fascination afin dclairer un sujet que jai abord par le pass dun autre

    point de vue : la relation tonnamment htrogne que les films davant 1906 (plus ou

    moins) entretiennent avec les films qui suivent, et la faon dont une prise en compte de

    cette htrognit signale une conception nouvelle de lhistoire du cinma et de la forme

    filmique. Mon travail dans ce domaine sest fait en collaboration avec Andr Gaudreault3.

    Lhistoire du cinma des premiers temps, comme plus gnralement celle du cinma, a t

    crite et thorise dans un contexte dhgmonie du cinma narratif. Les premiers

    cinastes Smith, Mlis et Porter par exemple ont t tudis principalement du point

    de vue de leur contribution au cinma en tant que mdium de rcit, particulirement tra-

    vers lvolution du montage narratif. Bien que de telles approches ne soient pas complte-

    ment errones, elles restent partiales et risquent de donner une ide inexacte du travail de

    ces cinastes comme des forces qui ont faonn le cinma davant 1906. Quelques indica-

    tions suffiront montrer que le cinma des premiers temps ntait pas domin par le dsir

    de rcit qui allait plus tard affirmer son emprise sur le mdium. Tout dabord, le film dac-

    tualits a jou un rle extrmement important dans la production des tous premiers temps.

    Lexamen des films pour lesquels les droits de reproduction ont alors t rservs aux Etats-

    Unis montre que jusquen 1906 le nombre de films dactualits excdait celui de films de

    fiction4. La tradition Lumire de mettre le monde la porte de chacun par des films

    de voyage et des actualits na pas disparu avec le dsengagement du Cinmatographe du

    secteur de la production des films.

    Cependant, mme hors du cadre du film dactualits ce que lon a parfois dsign comme

    la tradition Mlis le rcit joue un rle nettement diffrent de celui quil jouera dans

    le film narratif traditionnel. Mlis lui-mme dclarait propos de sa mthode de travail :

    3 Voir mes articles The Non-Continuous Style of Early Film , dans Roger Holman (dir.), Cinema 1900-1906, Bruxelles, FIAF, 1982 ; An Unseen Energy Swallows Space : The Space in Early Film and Its Relationto American Avant Garde Film dans John L. Fell (dir.), Film Before Griffith, Berkeley, University ofCalifornia Press, 1983, pp. 355-66 ; ainsi que notre communication commune, prsente par AndrGaudreault au colloque de Cerisy sur lhistoire du cinma en aot 1985, le Cinma des premiers temps :un dfi lhistoire du cinma ? . Je voudrais enfin mentionner limportance quont eu pour moi mesdiscussions avec Adam Simon, tout comme lespoir qui est le ntre de mener des recherches pluspousses sur lhistoire et larchologie du spectateur de cinma.4 Robert C. Allen, Vaudeville and Film: 1895-1915, A Study in Media Interaction, New York, Arno Press,1980, pp. 212-213.

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    Quant au scnario, la fable , au conte , je men occupais en dernier. Je puis affirmer

    que le scnario ainsi fait navait aucune importance, puisque je navais pour but que de luti-

    liser comme prtexte mise en scne , trucs , ou tableaux dun joli effet. 5

    Quelles que soient les diffrences dont on pourrait faire linventaire entre Lumire et

    Mlis, ces derniers ne devraient pas reprsenter lopposition entre cinma narratif et cin-

    ma non-narratif, du moins dans lacception actuelle de ces termes. Lon devrait plutt les

    runir dans une seule et mme conception du cinma, pas tant comme moyen de raconter

    une histoire que comme manire de prsenter des vues un public vues qui fascinent par

    leur exotisme et leur pouvoir dillusion, quil sagisse de lillusion raliste du mouvement

    offerte aux premiers publics par Lumire ou de celle, magique, concocte par Mlis. En

    dautres termes, il me semble que les rapports au spectateur mis en place par les films de

    Lumire et de Mlis (et par ceux de bien dautres avant 1906) partagent les mmes fon-

    dements, fondements qui les distinguent des principales relations au spectateur institues

    par le cinma narratif aprs 1906. Jappellerai cinma dattractions cette conception du

    cinma des premiers temps qui me parat dominer jusquen 1906-1907. Bien quelle diffre

    de la fascination pour le rcit exploite par le cinma du temps de Griffith, elle ne sy oppo-

    se pas ncessairement. En fait, le cinma dattraction ne disparat pas avec la priode de

    domination du rcit, mais deviendrait plutt souterrain compter de ce moment-l, int-

    grant la fois certaines pratiques davant-garde et certains films narratifs, de faon plus

    vidente dans certains genres (la comdie musicale, par exemple) que dans dautres.

    Quest-ce quau juste le cinma dattraction ? Il sagit en premier lieu dun cinma fond

    sur la qualit clbre par Lger, la capacit montrer quelque chose. Par contraste avec la

    dimension voyeuriste du cinma narratif analyse par Christian Metz6, ce cinma serait plu-

    tt exhibitionniste. Un aspect du cinma des premiers temps, auquel jai consacr dautres

    articles, est emblmatique de cette relation diffrente que le cinma dattractions entre-

    tient avec son spectateur : le regard rcurrent des acteurs en direction de la camra. Ce

    geste, qui sera ensuite considr comme gchant lillusion raliste produite par le cinma,

    tablit alors avec brio le contact avec le public. Du grimacement des comdiens vers la

    camra aux rvrences et aux gesticulations constantes des prestidigitateurs dans les films

    de magie, ce cinma tale sa visibilit et accepte de sacrifier lapparente autonomie de

    lunivers de la fiction si cela lui permet de solliciter lattention du spectateur.

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    5 Georges Mlis, Importance du scnario , avril 1932, dans Georges Sadoul, Georges Mlis, Paris,Seghers, 1961, p. 118. Les italiques sont de Mlis [NdT].6 Christian Metz, le Signifiant imaginaire. Psychanalyse et cinma, Christian Bourgois, Paris, 2002 [1977],tout particulirement les chapitres 4 et 5 de la premire partie, le Signifiant imaginaire , et ladeuxime partie, Histoire/discours (note sur deux voyeurismes) .

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    Lexhibitionnisme devient littral dans la srie de films rotiques qui occupe une place

    importante dans la production des premiers temps. Lon trouvait dans le mme catalogue

    Path des publicits pour un mystre de la Passion et des scnes grivoises dun caractre

    piquant 7, autrement dit des films rotiques comprenant souvent des images de nudit

    complte. Au fil des ans, ces films se virent relgus vers des circuits plus souterrains.

    Comme la montr Nol Burch dans Correction Please : How We Got into Pictures (1979), un

    film tel que le Coucher de la marie (France, 1902) rvle un conflit fondamental entre

    cette tendance exhibitionniste du cinma des premiers temps et la cration dune digse

    de fiction. Une femme sy dshabille avant daller se coucher tandis que son nouvel poux

    lpie derrire un cran. Cependant, cest la camra et au public que la marie destine son

    strip-tease rotique, nous faisant face, lanant des clins dil, bate en sa parade rotique.

    Comme le souligne la citation de Mlis, le film trucs, peut-tre le genre dominant du

    cinma hors le film dactualits avant 1906, est lui-mme une srie dexhibitions, dattrac-

    tions magiques, bien plus que lbauche primitive dune continuit narrative. De fait,

    nombre de films trucs ne prsentent pas lombre dune intrigue et se caractrisent par

    une srie de transformations sans grand rapport entre elles, simplement places les unes

    la suite des autres, sans souci aucun pour la dfinition de personnages. Pourtant, mme les

    films trucs prsentant une intrigue le Voyage dans la lune (1902), par exemple ne peu-

    vent tre abords simplement comme les prcurseurs de structures narratives plus tardives

    sans risque de malentendu. En effet, lhistoire ne fait quy apporter un cadre o enchaner

    les dmonstrations des possibilits magiques du cinma.

    Les modes dexploitation dans le cinma des premiers temps refltent galement le peu de

    proccupation pour llaboration lcran dun monde narratif se suffisant lui-mme.

    Comme la montr Charles Musser8, les premiers exploitants du spectacle exeraient un

    contrle considrable sur les sances quils prsentaient, allant jusqu remonter les films

    quils avaient acquis et les compltant par toute une srie de complments tels que les brui-

    tages et les commentaires parls. Lexemple le plus extrme en est le Hales Tours, la plus

    importante chane dtablissements entirement ddis la projection de films avant 1906.

    Non seulement les films consistaient en des squences non-narratives filmes bord de

    vhicules en mouvement (des trains, habituellement), mais la salle elle-mme tait amna-

    ge comme un compartiment de train, avec un contrleur pour les tickets et des bruitages

    simulant le cliquet des roues et le sifflement des freins air comprim9. De telles expriences

    7 En franais dans le texte original [NdT].8 Charles Musser, American Vitagraph 1897-1901 , Cinema Journal (University of Texas Press, Austin),vol. 22, n 3, printemps 1983, p. 10.9 Raymond Fielding, Hales Tours : Ultrarealism in the pre-1910 Motion Picture , dans John L. Fell(dir.), Film Before Griffith, op. cit., pp. 116-130.

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    de visionnement se rapportent davantage aux attractions de fte foraine quaux traditions

    du thtre respectable. La relation entre les films et lapparition des premiers parcs dat-

    tractions tels que Coney Island la fin du XIXe sicle constitue un riche terrain dinvestiga-

    tion pour qui veut repenser les racines du cinma des premiers temps.

    Nous ne devrions pas davantage oublier que dans les premires annes dexploitation, le cin-

    ma tait en soi une attraction. Les spectateurs de ses dbuts se rendaient des sances afin

    dassister des dmonstrations de machines plutt qu des films. Ces dernires merveilles

    technologiques succdaient des innovations aussi prodigieuses que les machines rayons X

    et, prcdemment, le phonographe. Ce sont le Cinmatographe, le Biograph ou le Vitascope

    qui tenaient le haut de laffiche pour les spectacles de varits o ils apparaissaient pour la

    premire fois, pas le Repas de bb (1895) ou The Black Diamond Express ( lExpress du dia-

    mant noir , 1896). Aprs cette priode o leffet de nouveaut joua plein, la dmonstra-

    tion des possibilits du cinma se poursuivit, et pas seulement dans les films de magie.

    Nombre de gros plans dans le cinma des premiers temps diffrent dans leur utilisation

    dexemples plus tardifs de cette technique, justement parce quils nont pas recours au chan-

    gement dchelle des fins de ponctuation narrative, mais en tant quattraction en soi. Le

    gros plan insr dans The Gay Shoe Clerk ( Un Vendeur de chaussures dlur ) de Porter

    (1903) annonce peut-tre les techniques de continuit venir, mais sa principale raison dtre

    est l encore lexhibitionnisme pur, la dame y soulevant sa jupe afin dexposer sa cheville

    tous les regards. Des films de la Biograph tels que Photographing a Female Crook

    ( Photographies dune femme malhonnte , 1904) et Hooligan in Jail ( Un Vandale sous

    les verrous , 1903) se composent dun plan unique dans lesquels la camra se rapproche du

    personnage principal, jusqu ce quil soit cadr en plan rapproch. Lagrandissement du sujet

    nest pas un indice de tension narrative : attraction en soi, il est ce vers quoi tend le film10.

    Le terme d attractions vient bien videmment du jeune Serguei Mikhalovitch Eisenstein

    et de sa recherche dun modle et dun mode danalyse nouveaux pour le thtre. Dans sa

    qute dune unit qui mesurera linfluence exerce par lart en loccurrence, par lart

    dramatique , fondement dune analyse visant saper le thtre raliste bas sur la repr-

    sentation, Eisenstein sarrta sur la notion d attraction 11. Une attraction se dfinissait

    par sa capacit assaillir le spectateur par une action sensorielle ou psychologique .

    Selon Eisenstein, le thtre devait consister en un montage de telles attractions, produisant

    une relation au spectateur entirement diffrente de son absorption dans la figurativit

    10 Je tiens remercier ici Ben Brewster pour ses commentaires aprs la premire prsentation de cettecommunication, notamment sur limportance dinclure ici cet aspect du cinma dattractions.11 Eisenstein, Comment je suis devenu metteur en scne , dans Rflexions dun cinaste, (traduction deLucia et Jean Cathala), Moscou, Editions du Progrs, 1958, p. 16 (galement dans uvres, tome 3,Mmoires (I), (traduction de Jacques Aumont), Paris, Editions Sociales/UGE, collection 10/18, 1978, p. 243).

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    The Gay Shoe Clerk dEdwinS. Porter (1903). Photo Libraryof Congress (Washington), D.R.

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    base sur lillusion 12. Si je reprends ce terme, cest en partie pour souligner la relation au

    spectateur que cette avant-garde plus tardive partage avec le cinma des premiers temps,

    relation de confrontation exhibitionniste plutt que dabsorption digtique. Il va sans dire

    que le montage dattractions quappelle Eisenstein, par son action vrifie au moyen de

    lexprience et calcule mathmatiquement 13, diffre considrablement de celle de ces

    films (comme dailleurs toute pratique consciente dopposition diffrera dans son mode

    dune pratique populaire). Cependant, il est important de garder lesprit le contexte do

    Eisenstein a extrait ce terme. Tout comme aujourdhui, les attractions taient associes

    la fte foraine, et pour Eisenstein comme pour son ami Iouktvitch, elles se rsumaient

    pour ainsi dire leur attraction favorite, les montagnes russes ou, comme on les appelait

    alors en Union Sovitique, les montagnes amricaines14.

    La source nest pas indiffrente. Lenthousiasme de la premire avant-garde pour le cinma

    devait au moins en partie un enthousiasme pour une culture de masse en voie dmer-

    gence au dbut du XXe sicle, et qui apportait un nouveau type de stimulation un public

    inaccoutum aux arts traditionnels. Il importe de voir dans cet enthousiasme pour lart

    populaire plus quun geste visant simplement pater le bourgeois 15. Le dveloppe-

    ment considrable de lindustrie du divertissement depuis les annes 1910, son acceptation

    grandissante par les classes moyennes rendue possible par leur prise en compte par cette

    mme industrie font quil est devenu difficile de comprendre lexprience libratrice dont

    le divertissement populaire pouvait tre porteur au dbut du XXe sicle. Il me semble que

    cest prcisment le caractre exhibitionniste de lart populaire au tournant du sicle qui fit

    son attrait pour lavant-garde notamment son affranchissement de la ncessit dune di-

    gse et laccent mis par lui sur la stimulation directe.

    Dans ses crits sur le thtre de varits, Marinetti en vantait non seulement lesthtique

    de la surprise et de la stimulation, mais aussi la cration dun nouveau spectateur contras-

    tant avec le voyeur stupide et statique du thtre traditionnel16. Le spectateur du

    thtre de varits sentait que le spectacle sadressait lui de manire directe et y partici-

    pait, accompagnant de la voix le film (comme ly invitait dailleurs celui-ci) et chahutant les

    comdiens. En nous intressant au cinma des premiers temps dans un contexte darchives

    et de recherches universitaires, nous prenons le risque doublier sa relation vitale au thtre

    de varits, qui fut son principal lieu dexploitation jusquen 1905 environ. Le cinma taitt

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    12 Eisenstein, Le montage des attractions [1923], dans uvres, tome 1, Au-del des toiles,(traduction de Sylviane Moss), Paris, UGE, collection 10/18, 1974, pp. 117 et 119 respectivement.13 Ibid., p. 117.14 Yon Barna, Eisenstein, Bloomington (Indiana), Indiana University Press, 1973.15 En franais dans le texte original [NdT].16 The static, stupid voyeur of traditional theater , citations extraites par Tom Gunning de The VarietyTheater 1913 , dans Umbro Appolonio (dir.), Futurist Manifestos, New York, Viking Press, 1973, p. 127.

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    une attraction parmi dautres sur les programmes de varits et se trouvait entour de

    nombreux numros sans rapport avec lui ni entre eux, senchanant bien souvent sans lien

    narratif ni mme vritable logique. Mme lorsquils commencrent tre prsents dans

    les nickelodeons en voie dapparition la fin de cette priode, ces films courts continurent

    tre prsents dans un format de varits : films trucs insrs entre deux farces, actua-

    lits, chansons illustres et, assez frquemment, numros de varits au rabais. Cest juste-

    ment sa diversit non-narrative qui exposa cette forme de divertissement aux attaques des

    organisations de rformateurs sociaux dans les annes dix. La Russell Sage Survey, dans une

    enqute sur les divertissements populaires, jugea que le thtre de varits reposait sur

    un intrt artificiel plutt que sur un intrt humain naturel et susceptible de spanouir,

    ces numros nentretenant entre eux aucune relation ncessaire ni, en rgle gnrale, de

    relation relle 17. En dautres termes, aucun rcit. Si lon en croit ce groupe de rforma-

    teurs sociaux appartenant aux classes moyennes, le thtre de varits tait, la nuit venue,

    lquivalent dun trajet en tramway un jour de grande activit dans une ville trs peuple :

    il favorisait une nervosit malsaine. Cest prcisment lartificialit de ce stimulus que

    Marinetti et Eisenstein voulaient emprunter aux arts populaires pour linjecter dans le

    thtre, canalisant de la sorte lnergie populaire des fins radicales.

    Quadvint-il du cinma dattraction ? La priode qui va de 1907 1913 reprsente la vri-

    table narrativisation du cinma, narrativisation qui trouve son point culminant avec lap-

    parition de films de long mtrage radicalement diffrents du format des varits. Le cin-

    ma prend alors sans ambigut le thtre lgitime pour modle et produit des interprtes

    clbres dans des pices clbres. La transformation du discours filmique dont David Wark

    Griffith est emblmatique assigne les signifiants cinmatographiques la narration dhis-

    toires et la cration dun univers digtique clos sur lui-mme. Le regard la camra se

    voit proscrit et les procds du cinma quittent le domaine des tours de magie ludiques,

    donc des attractions cinmatographiques (Mlis nous faisant signe de regarder la femme

    disparatre, par exemple), pour se transformer en lments dexpression dramatique et en

    autant daccs la psychologie des personnages et au monde de la fiction.

    Il serait cependant trop facile dinterprter ceci comme une histoire la Can et Abel, dans

    laquelle le rcit tranglerait les possibilits naissantes dune forme de divertissement jeune et

    iconoclaste. Tout comme le format des varits se perptua dune certaine faon dans les

    palaces du cinma des annes vingt, o il coexistait avec les actualits, les dessins anims, les

    invitations chanter en chur, les interprtations orchestrales et parfois les numros de varits

    17 [Vaudeville] depends upon an articial rather than a natural human and developing interest, theseacts having no necessary, and as a rule, no actual connection. Michael Davis, The Exploitation ofPleasure, New York, Russell Sage Foundation, brochure du service de lhygine enfantine (Dept. of ChildHygiene), 1911.

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    (dans un environnement gravitant, il est vrai, autour du film narratif de long mtrage de la soi-

    re), le systme de lattraction demeure une composante essentielle du cinma populaire.

    Le film de poursuite montre quel point une synthse des attractions et du rcit tait dj

    en train de soprer la fin de cette priode (cest--dire de 1903 1906, en fait). La pour-

    suite avait t le premier vritable genre narratif du cinma, dans lequel elle avait introduit

    un modle de causalit et de linarit, ainsi que les bases dun montage reposant sur la conti-

    nuit. Un film comme Personal ( Petite Annonce , Biograph, 1904), modle du film de pour-

    suite bien des gards, tmoigne de la production dune linarit narrative travers la fuite

    dsespre dun aristocrate franais devant les nombreuses candidates aux fianailles que son

    annonce dans un journal a suscites. Simultanment pourtant, dans chaque plan, tandis que

    les jeunes femmes poursuivent leur proie en direction de la camra, elles rencontrent un lger

    obstacle (une clture, une lgre pente, un ruisseau) qui les ralentit dans leur course, mna-

    geant lintention du spectateur une courte pause-spectacle dans le droulement du rcit. La

    compagnie Edison semble avoir t particulirement consciente de cela, puisquelle plagia le

    film de la Biograph et produisit sa propre version, How a French Nobleman Got a Wife

    Through the New York Herald Personal Columns ( Comment un aristocrate franais trouva

    se marier grce aux petites annonces du New York Herald ), sous deux formes : dans son int-

    gralit ou par plans, de sorte que nimporte quel plan des femmes pourchassant lhomme

    pouvait tre achet sparment de lincident de dpart ou de la conclusion du rcit18.

    Comme la montr Laura Mulvey dans un tout autre contexte, la dialectique entre spectacle

    et rcit a largement nourri le cinma classique19. Donald Crafton, dans son tude de la gros-

    se farce The Pie and the Chase ( La Tarte et la poursuite ), a expliqu comment le slaps-

    tick constituait un compromis entre le pur spectacle du gag et le dveloppement du rcit20.

    De mme, au cours de son histoire, le film spectacle a justifi sa rputation en mettant

    simultanment laccent sur des moments de pure stimulation visuelle et sur la narration. De

    fait, la version de Ben Hur de 1924 fut montre dans un cinma de Boston accompagne

    dune liste minute de ses principales attractions :

    835 The Star of Bethlehem ( ltoile de Bethlem )

    840 Jerusalem Restored ( Jrusalem rendue elle-mme )

    859 Fall of the House of Hur ( la Chute de la maison des Hur )

    18 David Levy, Edison Sales Policy and the Continuous Action Film 1904-1906 , dans John L. Fell (dir.),Film Before Griffith, op. cit., pp. 207-222.19 Laura Mulvey, Visual Pleasure and Narrative Cinema , Screen, (Londres), vol. 16, n 3, automne1975, pp. 6-18.20 Communication prsente la confrence de la FIAF (Fdration Internationale des Archives du Film)sur le slapstick, en mai 1985 New York City.

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    How a French Nobleman Got aWife Trough the New YorkHerald Personal ColumsdEdwin S. Porter (1904).Photo Library of Congress(Washington), D.R.

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    1029 The Last Supper ( la Cne )

    1050 Reunion ( les Retrouvailles )21

    La politique publicitaire de Hollywood, qui voulait que les caractristiques dun film soient

    numres et prcdes dun extatique See ! ( Venez voir ! ), tmoigne de la force

    primitive de lattraction toujours prsente sous larmature du rcit rgulateur.

    Nous sommes l apparemment bien loin des prmices de lavant-garde par lesquelles cette

    discussion du cinma des premiers temps avait commenc. Il est toutefois important de ne

    pas concevoir lhtrognit radicale que je dcle dans ce cinma comme un programme

    vritablement oppos au dveloppement du cinma narratif et inconciliable avec lui. Cette

    vision serait par trop sentimentale et anhistorique. Un film tel que The Great Train Robbery

    (le Vol du grand train/ lAttaque du grand rapide, Edwin S. Porter, 1903) sengage dans les

    deux directions la fois : dune part, lagression directe du spectateur (le plan spectaculai-

    rement rapproch du hors-la-loi dchargeant son pistolet sur nous), dautre part, la conti-

    nuit narrative linaire. Cest l lhritage ambigu du cinma des premiers temps. En un

    sens, le cinma-spectacle a clairement raffirm, dans un pass rcent, son ancrage dans la

    culture de la stimulation et les tours de montagnes russes je pense plus particulirement

    ce que lon pourrait appeler le cinma deffets du trio Spielberg-Lucas-Coppola.

    Les effets restent pourtant des attractions domestiques. Marinetti et Eisenstein avaient

    compris quils puisaient dans une source dnergie qui demanderait tre concentre et

    intensifie pour accomplir ses potentialits rvolutionnaires. Lun comme lautre pr-

    voyaient den augmenter limpact sur les spectateurs, Marinetti proposant de les attacher

    littralement leur sige avec de la colle forte (les vtements irrmdiablement abms

    tant rembourss aprs la reprsentation), Eisenstein faisant allumer des ptards sous ces

    mmes siges. Tout changement en histoire du cinma implique un changement dans la

    faon dont le cinma sadresse son spectateur, et chaque priode construit son spectateur

    dune nouvelle manire. Dans une priode de lavant-garde cinmatographique amricai-

    ne o la subjectivit contemplative arrive dsormais au terme de sa (glorieuse) trajectoire,

    il est possible que les ressources de cette fte foraine du cinma et des mthodes du diver-

    tissement populaire naient pas toutes t puises. Un Coney Island de lavant-garde est

    donc peut-tre venir, dont le courant jamais dominant mais toujours perceptible traver-

    sait dj Mlis et Keaton, Un chien andalou (1928) et Jack Smith.

    Traduit de langlais (tats-Unis) par Franck Le Gac.

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    21 Voir Nicholas Vardac, From Stage to Screen : Theatrical Method from Garrick to Griffith, New York,Benjamin Blom, 1968, p. 232.

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