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    C O L L E C TI O N T E L

    Karl Jaspers

    Nietzsche

    Introduction sa philosophie

    T R A D U I T D E LA L L E M A N D PA R H EN RI N I EL

    L E T T R E -PRFACE DE JEAN WAHL

    Gallimard

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    Ce livre a initialement parudans les Classiques de la Philosophie en 1950.

    Titre original : NIETZSCHEEINFHRUNG IN DAS VERSTNDNIS SEINES PHILOSOPHIERENS

    By Walter de Gruyter & Co., Berlin.ditions Gallimard, 1950, pour la traduction franaise.

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    LETTRE-PRFACE DE JEAN WAHL

    Monsieur et cher ami,

    Je vous flicite davoir men bien celle grande entreprise quest latraduction du beau livre de Jaspers sur Nietzsche. Vous avez pens quemtant intress ds sa parution cette uvre du double point de vuede son importance pour linterprtation de la pense de Nietzsche etpour celle mme de Jaspers, je pourrais peut-tre vous donner conseilsur la faon de concevoir une sorte dintroduction votre travail.Permettez-moi donc de dire par votre intermdiaire commentjenvisagerais la chose. Jaspers avait dit ds 1935 : La situationphilosophique prsente est dtermine par le fait que deuxphilosophes, Kierkegaard et Nietzsche, qui durant leur vie navaientpas attir une grande attention et qui pendant longtemps taientrests en arrire de la sphre dintrt des philosophes, ont vu leur

    stature grandir, leur signification augmenter peu peu tandis quetous les autres philosophes qui avaient suivi Hegel voyaient leur porteet leur signification samoindrir. Il sagirait donc avant tout deprendre conscience de ces deux vnements philosophiques queconstituent Nietzsche et Kierkegaard, sans jamais les sparer lun delautre, chacun deux ne prenant, comme on pourra le montrer, toutesa signification que par sa relation et par son opposition avec lautre.Mais il faudra aller plus loin, et suivant lexpression que Jaspersemprunte Kierkegaard les rpter lun et lautre lintrieur denous-mmes, cest--dire les revivre, les repenser, les re-exprimenter,nous les approprier, en mme temps que nous rpterons en nous lesexigences de la philosophie ternelle.

    Ce serait peut-tre l la premire tche de cette introduction,rapprocher Nietzsche de cette autre source de la pense Jasprienne :Kierkegaard. Il me semble de plus quil faudrait clairer ce que ditJaspers dans son Nietzsche par des passages emprunts surtout auxouvrages quil a crits aprs ce livre.

    Dans son livre de 1917 sur la Vrit, Jaspers nous dit queKierkegaard et Nietzsche sont des apparitions qui se sont produites au

    moment o lhumanit est un tournant de son histoire, et quilsprennent conscience de lnorme beaut de lpoque qui va survenir.

    En fait, nous sommes, pour Jaspers comme pour Heidegger, devantla fin de la philosophie occidentale de la rationalit considre commeobjective et absolue.

    Or, cest une caractristique de lhistoire occidentale que dtre unehistoire de tensions et, ainsi que le montre Jaspers dans son Esquissedune philosophie de lhistoire, de tensions qui sexpriment par degrandes personnalits.

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    Ces personnalits, et ceci est particulirement vrai dans le cas deNietzsche et de Kierkegaard, sont des personnalits dexception oucomme le dit Jaspers des exceptions. Lexception, dit Henri Niel dansdes pages extrmement fines quil a consacres au livre de Jaspers surla Vrit, prend la figure de lindividu solitaire ne sappuyant que surlui-mme. Elle proteste en faveur de la transcendance contre la fidlit un universel coup du mouvement de dpassement par quoi il estport 1. Notre tche, ce sera, nous qui ne sommes pas exception, dephilosopher la lumire de lexception.

    Mais prcisment devant de telles exceptions, notre attitude ne peutpas tre simple. Nous ne pouvons pas la voir, dit Jaspers dans sonlivre sur la Vrit, avec le regard thorique du savant, car elle nestpas prsente dune faon objective. Si nous prenons lexemple deNietzsche, nous verrons que nous sommes toujours par rapport lui a

    une certaine distance, et que nous allons dun sentiment de vnrationet deffroi devant ce quil y a de substantiel dans son sacrifice unsentiment de piti devant le malade quil tait et parfois de colredevant labsurde quil apportait. Que ces deux choses soient en mmetemps, voil lambigut que nous ne pouvons pas supprimer

    Que toutes ces questions puissent tre poses, cest prcisment lasignification de lexception ; elle nest jamais pour les autres quepossibilit, cest--dire appel une mise en question. En tant queralit, elle demeure trangre ; elle est la possibilit de lappro-

    priation. Cest que comme le dit encore Henri Niel, malgr lesapparences, lexception ne se cherche pas elle-mme, elle poursuit ununiversel 2.

    Tel est le tragique de Nietzsche. Malgr ltendue, limmensit de soninfluence, Nietzsche nous demeure cach. Ce solitaire, qui, comme lenote Jaspers avait la passion de la communication, reste pour nousune nigme.

    Nous savons du moins quil fut un homme qui se plaa la limite dela pense, dans une de ces situations-limites grce auxquelles daprsJaspers souvre pour nous la transcendance. Il fut un homme dutragique ; et lon sait que pour Jaspers le tragique est prcisment unevoie daccs vers ce qui nous dpasse.

    Peut-tre serait-il bon ici de revenir encore une fois la comparaisonentre Nietzsche et Kierkegaard puisque Jaspers nous dit que lamditation sur lun ne doit pas tre spare de la mditation surlautre. Tous deux ont t levs dans le christianisme, tous deux ontt sensibles la pense de Schopenhauer, lun au dbut de sa vie,lautre la fin de la sienne. Tous deux ont rflchi longuement sur lecas de Socrate, dune faon diffrente il est vrai ; car Socrate est le

    grand matre pour Kierkegaard et le grand ennemi pour Nietzsche.Nanmoins dans cette innimiti de Nietzsche pour Socrate, il y a en

    mme temps un respect pour Socrate et cest une observation gnraleque Jaspers peut faire au sujet de Nietzsche ; ceux auxquels il sopposele plus sont en mme temps ceux auxquels il tient par des liens trsprofonds. En mme temps quil y a chez lui mpris pour Socrate, il y a

    1Critique, n 31, p. 10852O. c., p. 1085.

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    une profonde attirance parfois pour sa personnalit. Dans son livresurNietzsche et le christianisme,Jaspers montre quil en est de mmepour les rapports entre Nietzsche et la religion chrtienne. Daprs luila lutte de Nietzsche contre le christianisme est la consquence decertaines impulsions chrtiennes et du fait que le christianisme seserait, dans lesprit de Nietzsche, vid de son contenu.

    Kierkegaard et Nietzsche sopposent tous deux la pense purementrationnelle. Tous les deux se proclament ennemis des professeurs, tousles deux ennemis de Hegel. Tous les deux mettent en question laraison du point de vue de la profondeur de lexistence crit Jaspers.

    Par l mme, ils sont amens inaugurer un nouveau mode dephilosopher ; ils sont des potes en mme temps que des penseurs ; ilssont en mme temps des potes, des gnies esthtiques, des prophtes,et des sortes de saints. Cet individu quils veulent dvelopper tous deux

    est essentiellement ambigu, est fait, chez tous deux de contradictions.Bien que lun soit chrtien et lautre anti-chrtien, nous pouvons direque tous deux sont des critiques de ce que Kierkegaard appellela chrtient en tant quoppose au christianisme. Sans doute,Kierkegaard est devant Dieu et Nietzsche se prsente comme tantdevant un Dieu mort, devant le cadavre dcompos de Dieu. Mais sonathisme nest pas un athisme objectif comme celui du XVIIIe sicle ;il ne dit pas : il ny a pas de Dieu, il dit : Dieu est mort. Ou pluttencore : il faut tuer Dieu. Cest ce que Jaspers a appel un athisme

    existentiel, et ce que lon pourrait appeler plutt encore une oppositionexistentielle Dieu.A la place du savoir objectif, Kierkegaard met la croyance, Nietzsche

    met la volont de puissance. Notons tout de suite, en suivant dailleursles indications de Jaspers, que dans lincroyance de Nietzsche il y aune croyance. Ce serait ici le cas daborder les relations de Nietzsche etde la thorie de la vrit. Dans son rcent livre, Jaspers nous dit, ds lapremire page, que le mouvement de la vrit sest, grce Nietzsche,prcipit dans une sorte de tourbillon. Pour Nietzsche il ny a pas devrit mais seulement des perspectives et des interprtations. De cette

    thorie de la vrit, Jaspers loue la force claircissante et la libertquelle ouvre la connaissance, toute la place quelle fait au possible ;le monde nest plus quun crit quil sagit dinterprter, un ensemblede mtaphores ductiles pour notre pense ; et cette thorie de Nietzscheest certainement une des origines de la thorie du chiffre chez Jaspers.

    Ce monde de perspectives est un monde mouvant. Nietzsche nousrestitue cequil appelle linnocence du devenir. Ce qui est au fond delunivers, ce qui est pour prendre les termes de Heidegger ltre de touttant, cest la volont de puissance.

    Aussi lide de possibilit na-t-elle pas moins dimportance pourNietzsche que pour Kierkegaard. Le philosophe pour Nietzsche est celuiqui conoit une multitude dhypothses, court une multitude derisques, aborde comme il le dit de dangereux peut-tre. Kierkegaardnous avait dpeint lme croyante comme en voyage sur des mersprofondes. De mme, Nietzsche nous dcrit le surhomme sur la mer delinfini. Il faut mettre au premier plan, dit Nietzsche, tout ce quelexistence a de problmatique et dtrange.

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    Mais on peut aller encore plus loin en insistant sur la comparaisonpossible entre linstant, essentiellement linstant de lincarnation,chez Kierkegaard et lternel retour chez Nietzsche. Laffirmationde lternel retour, cest dabord laffirmation de quelque chosedabsurde, cette ide que linstant actuel sera revcu et a t vcu parnous une infinit de fois. Voil quelque chose dont nous ne pouvonsmme pas supporter la pense, une sorte de martyre de lentendement,accomplissant, du moins en ce sens un rle quivalent la pense delincarnation chez Kierkegaard. Mais en deuxime lieu, pour ceux quipeuvent et savent dire oui lternel retour, celte affirmation nousamne voir que chaque instant a une valeur infinie, amne larapparition de lide dternit et mme, comme la montr Lwith,non de totalit. Ainsi les deux fonctions que lincarnation accomplitchez Kierkegaard, lternel retour les remplit chez Nietzsche. Sans

    doute pourrait-on dire que lun, se voulant le contemporain du Christinsiste, plutt sur le pass, lautre tendu vers le surhomme, plutt surlavenir. Mais cette distinction nest quapparente puisque prcismentdans leur pense il doit y avoir une identit du pass et de lavenirdans linstant rel. Lacte par lequel nous disons oui la vie chezNietzsche est tout fait analogue lacte de la rptition chezKierkegaard ; et de mme que le chrtien suivant Kierkegaard seracelui qui aura lide que la rsurrection est un fait ternel, lesurhomme nietzschen sera celui qui saura que tout pass est en mmetemps avenir et par l aura la force de dire oui au monde.

    Nous pouvons aller encore un peu plus loin dans la pense deNietzsche en mettant en rapport ses deux ides fondamentales, lidede lternel retour. Le surhomme est celui qui aura assez de force poursupporter la pense de lternel retour. Or, quest-ce que le surhomme ?Cest celui qui dpasse lhumanit. Quest-ce que lternel retour ? Cestla pense que rien ne peut tre dpass. Il ya l une contradiction,mais Nietzsche, pas plus que Kierkegaard nest penseur tre effraypar les contradictions et Jaspers le montre avec une grande matrise.Le surhomme qui dpasse lhumanit sait en mme temps que

    lhumanit ne peut pas tre dpasse.Nous voyons ainsi peu peu comment les ides dexistence et de

    transcendance se joignent dans la pense de Nietzsche et dans celle deKierkegaard. Certes Nietzsche nest pas class dordinaire parmi lesphilosophes de lexistence ; mais na-t-il pas philosoph, na-t-il pascrit son uvre avec tout son corps, avec toute sa vie ?

    Les vrits quil metau jour sont suivant son expression, des vritsqui saignent de son propre sang. Comme Kierkegaard il est unpenseur subjectif et passionn. Cest que comme Kierkegaard, il sent la

    lutte mort entre la connaissance et la vie, et pourtant a le besoin demaintenir une connaissance aigu et passionne, en mme temps quede garder la vie toute son intensit. On pourrait montrer commentJaspers trouve dans la philosophie de Nietzsche lexemple dessituations-limites, comme la souffrance et la mort, la logique descontradictoires, lide de transcendance et enfin lchec comme signechiffr de ce qui nous dpasse infiniment. Cest en ce sens quil peutvoir dans les symboles conus par Nietzsche des signes dont lessignifications sont infinies.

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    Nous venons de mentionner lide de transcendance, et en effet cestpar la jonction entre cette ide et lide dexistence que se caractrisentces deux sources de la philosophie contemporaine, Kierkegaard etNietzsche.

    Lhomme, dit Nietzsche est quelque chose qui doit tre dpass .Dans cette pense nous voyons la premire esquisse de lide detranscendance, telle quelle sera comprise chez Jaspers. Il y a lintrieur de lhomme un mouvement de transcendance.

    Cette ide mme de transcendance prend un sens nouveau quand onse rend compte quil y a quelque chose qui dpasse absolumentlhomme, qui tend craser lhomme. Le mouvement de transcen-dance vient se rencontrer alors avec le terme transcendant qui chezKierkegaard est lternel et qui chez Nietzsche est lternel Retour.

    Ainsi dune double faon, lexistence se dfinit par son rapportintime avec la transcendance.

    Cet ternel retour, il faudra que le surhomme laccepte et dise oui son destin. Lide de lamor fatisera une des origines de lide que sefait Jaspers de la rptition.

    Sans doute Jaspers note les dficiences de la pense de Nietzsche,livresse de lextrme, le retour linstinctif. Dans son livre surNietzsche et le Christianisme, il remarque de plus que personne najamais cru authentiquement lternel retour et au surhomme, telsquils sont prsents par Nietzsche, que les concepts de vie, de force, de

    volont de puissance restent vagues. Il y a, crit-il dans son livre sur laVrit, au centre mme de la philosophie nietzschenne uneabsolutisation des catgories biologiques, un nouveau dogmatique,une nouvelle troitesse. Lide de volont de puissance que Heideggercritique dans son dernier livre comme tant laboutissement dusubjectivisme de la philosophie partir de Descartes est critique parJaspers comme ambigu ; et dune faon gnrale pour lui Nietzscheoscille entre une pense qui comporte trop de finitude et une pense quicomporte trop dinfinit. Nietzsche choue, et cet chec de Nietzsche se

    voit peut-tre particulirement dans la thorie de la vrit commeinterprtation dont nous avons dabord lou la fcondit. Car cetteconception dans laquelle Jaspers voit comme une exagration ducriticisma kantien aboutirait finalement limpossibilit de sparerlillusion et la ralit, lvanouissement de la justesse logique, latransformation de la vrit en une fausset simplement utile pour ledveloppement de la vie.

    La volont de puissance se continuerait en une volont dapparenceet dillusion, et il ny aurait plus de place ds lors pour cette volont devrit qui anime si fortement la pense de Nietzsche. La volont de

    vrit serait parvenue se ruiner elle-mme, puisquelle finirait parne plus nous faire voir partout quapparences et illusions et dailleurs,sil ny a que des interprtations sans rien interprter, cest la fin delide de vrit.

    Il nen est pas moins vrai que Nietzsche, est avec Kierkegaard un desplus grands psychologues, de ces psychologues interprtes dont Jaspersparle dans sa Pathologie Gnrale, de ces crivains qui nousdcouvrent nous-mmes nous-mmes. Mais ce nest pas seulementcela. Le nihilisme de Nietzsche nous mne une ralit. Sans doute,

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    comme Heidegger, Jaspers insiste sur la volont de Nietzsche certainsmoments de sacrifier au nant Dieu mme. Mais Nietzsche va au deldu nant ; en lui, le monde moderne prend conscience de son chec, enlui la modernit se nie elle-mme. Cest au del du nant quildcouvre cette jubilation de ltre qui se maintient ternellement,

    de

    faon dionysiaque, au sein de toute destruction et qui devientconsciente de sa plus haute force dans la dpense de soi et dans laruine. Ce que nous venons de dire en partant du livre sur la Vrit,nous pourrions le dire aussi bien en partant de celui que Jaspers acrit sur Nietzsche et le Christianisme. Il y a un moment o lesoppositions sont surmontes, o le bonheur est l et aprs avoir passpar le nihilisme nietzschen qui est un nihilisme de la force, nousretrouvons ltre, ltre des premiers penseurs grecs.

    Ainsi jamais avec Nietzsche nous ne pouvons nous arrter une

    seule pense ; il ny a pas ici dordre systmatique, il ny a pas ici deproposition. il ny a pas ici de structure fixe. Il ny a rien de stable ; le lire nous devenons les participants dun processus sans fin, noussommes entrans dans un tourbillon ; sans cesse devant nous desespaces nouveaux souvrent, espaces libres pour notre imagination,pour notre sens du futur et du possible. Toutes les vrits tendent sedissoudre. Nietzsche est un tre problmatique ; il ne nous laisse pasde repos, il nous tourmente ; il nous fait avancer dans une dialectiqueinfinie, dans une ambigut qui sans cesse sapprofondit. Mais

    nanmoins ces contradictions dont nous avons parl et cette recherchemme des opposs sapaisent parfois. Le mouvement peut tre vu dansson ensemble, mouvement qui est partout et nulle part et qui estexpression de la vrit, de ltre.

    Lexception est comme un feu qui se consume lui-mme tout enrendant visible par l tout le reste. Lexception devient victime, en unsens dfinitif ; elle nest sacrifie pour aucun avenir, elle nestsacrifie pour rien qui soit immanent au monde. (De la Vrit, p. 764). Il ny a plus ds lors qu nous exposer Nietzsche, entendreson appel et son exigence, le laisser agir sur nous. Il nous ramnera

    nous-mmes, il nous permettra de nous saisir comme donns etverss nous-mmes. Ce qui est vrai est ce qui, grce Nietzsche, estrvl de nous nous.

    Comprendre un penseur, cest le voir partir des points devue lesplus vastes daprs lesquels les aspects plus particuliers peuvent treordonns ; cest le saisir partir de la plus grande profondeur quil aatteinte, par rapport laquelle tout le reste doit tre mis en place. (Nietzsche et le Christianisme, p. 76).Cest bien de cette faon queJaspers a tudi Nietzsche et cest cela surtout quil conviendrait, je

    crois, de dire dans cette introduction.VotreJeanWAHL.

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    PRFACE

    Parmi les nombreux ouvrages consacrs ltude de Nietzsche, il nyen avait aucun synthtiser le point de vue biographique et le point de

    vue systmatique. Cest ce quoi sest efforc Karl Jaspers. Son livreconduit au cur de la pense nietzschenne. Introduction la pensenietzschenne, cette uvre est aussi et peut-tre plus encore intro-duction la pense de Karl Jaspers lui-mme. Dpassant les expossclassiques de la philosophie de Nietzsche, lauteur retrouve en effet lesproblmes qui se sont imposs sa mditation.

    Traduire une uvre de Karl Jaspers est une entreprise audacieuse,sinon tmraire. Certains pensent peut-tre que ceux-l seuls syhasardent qui en ignorent la difficult. Pris entre des tches opposes,

    le traducteur doit sacrifier des exigences contradictoires. Il lui estdemand un vritable travail de cration. Dans son effort le pluspersonnel il doit disparatre derrire la pense de celui quil expose.Peut-tre pourra-t-on nous reprocher de navoir pas suffisammentchapp un certain raidissement logique dune pense trsintimement coule dans le moule germanique. La difficult de latraduction est augmente aussi par limpossibilit de trouverlquivalent franais des notions fondamentales utilises par Jaspers.Il y a en allemand deux mots : Dasein et Existenz pour traduire leterme franais dexistence. Chez Jaspers le premier sentend de

    lexistence empirique, conue comme simple ralit de fait, le seconddsigne cette mme existence pour autant quelle est activementassume par le sujet et devient objet de ses possibilits (sans toutefoisse confondre avec lide de subjectivit). Cette dualit de sens estessentielle la pense de Karl Jaspers. Nous y retrouvons un cho delopposition entre lexistence authentique et lexistence inauthentiquede Heidegger. Aprs beaucoup dhsitations nous avons traduitExistenz par Existence et Dasein par donn, tre-l. Non moinsessentielle que lopposition Dasein-Existenz est lide de Umgreifende , qu la suite de M. Pollnow nous traduisons par englobant . Pour Jaspers il ny a pas de mtaphysique possibleparce que le savoir du tout comme tout nous chappe. Il restecependant que le tout nous est prsent dune certaine faon. Cest cetteprsence qui est dsigne par le terme d englobant : Tout ce quidevient objet, crit Jaspers, et mme si cest le plus grand objet, esttoujours contenu pour nous dans quelque chose dautre, et nestjamais le tout. O que nous arrivions, lhorizon qui encadre ce quenous avons atteint na pas de borne et nous force renoncer toutarrt dfinitif. Il nous est impossible datteindre soit un point de vue

    nous permettant dembrasser le tout de ltre limit, soit une suite depoints de vue, par lensemble desquels la totalit de ltre semanifesterait mme indirectement, sous forme de systme ferm. Mais nous vivons toujours encadr par un horizon. La question de cet englobant nat du fait quil existe un horizon, et que parconsquent une autre chose sannonce continuellement qui, son tour,englobera lhorizon donn. Lenglobant en lui-mme nest pas cethorizon dans lequel nous rencontrons chaque genre dfini du rel et duvrai. Mais il est ce qui englobe tout horizon particulier, ou mieux : ilest purement et simplement ce qui en tant quenglobant nest plus

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    visible comme horizon. Cet englobant, dans ces deux perspectivesopposes lune lautre, est aussi bien prsent quabsent ; tantt cestltre mme qui est tout, tre dans lequel et par lequel nous existons,tantt cest lenglobant que nous sommes nous-mmes, et dans lequelnous rencontrons chaque genre dfini de ltre ; ce serait le mdium,grce auquel tout ce qui est tre devient finalement tre pournous . Dans les deux cas, lenglobant nest pas la somme des diversgenres de ltre dont nous ne connaissons que partiellement lescontenus. Mais cet englobant, cest le tout, se supportant lui-mmecomme dernier fondement de ltre, soit de ltre en soi, soit de ltrepour nous (1).Le dernier terme sur lequel nous attirerons lattention il faudrait faire une tude de tout le vocabulaire de Jaspers estcelui d Erhellung : clairement. Il sagit ici de lacte essentiel de larflexion philosophique. Pour Jaspers lordre de lhistoire, qui est celui

    de lexprience, nest pas doubl dun univers intelligible qui en assurela solidit. Cependant le phnomne nest pas abandonn lui-mme,car il reste rvlation de la transcendance. Cependant cette trans-cendance na pas de contenu propre, elle se dissout ltreinte.Lclairement de lexistence sera lacte par lequel nous dchiffronsjustement cette rvlation de la transcendance.

    Il est bien entendu enfin que nous ne prenons pas notre comptetoutes les affirmations de Jaspers. Il sagit simplement de livrer undocument au lecteur de langue franaise(2).Il suffira de se rfrer

    lun ou lautre expos de la philosophie de Jaspers pour dterminer lescritiques qui atteignent celle-ci.

    1. La pense de Descartes et la Philosophie par K.JASPERS,RevuePhilosophique, mai-aot 1937, p. 55, note.

    2. Les uvres de Nietzsche sont cites daprs lditionKRONER ; le premier chiffre dsignant le tome, le second la page.Pour les lettres il na t us que de lindication chronologique.

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    INTRODUCTION

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    INTRODUCTION

    COMMENT COMPRENDRE LUVRE.Les principaux types dinterprtation de Nietzsche. Comment lireNietzsche. Principes de linterprtation. Les trois parties delexpos. Mthode de lexpos.

    LINTERPRTATION OBJECTIVE EST FONCTION DE LA PERSONNALIT QUICOMPREND.

    Vrit philosophique. Ce qui est demand au lecteur. Peut-oncommuniquer la Vrit ? Nietzsche ne veut pas de fidles. Queveut Nietzsche ? Nietzsche a-t-il trouv des lecteurs selon soncur ?

    Des traits, un grand nombre de fragments, de lettres, de posies, le tout soit sous une forme littraire acheve, soit sous formeduvres posthumes puissantes, accumules durant une vingtainedannes, tel est laspect sous lequel se prsente la pense deNietzsche.

    Elle ne se dveloppe point par aphorismes, comme celle desessayistes clbres parmi lesquels Nietzsche sest intentionnellementrang, ni de faon systmatique comme les systmes philosophiquesconus comme tels.

    Pour autant quon loppose aux systmatiques, Nietzsche na pasconstruit un ensemble intellectuel logique ; les esquisses systma-tiques quil a donnes de ses uvres sont ou bien prsentation de sapense en vue dun expos, prsentation qui na rien de dfinitif, oubien consquence dune direction particulire de recherche, ou

    enfin inspires par laction quil comptait exercer par sa rflexionphilosophique.Servons-nous dune comparaison. Luvre de Nietzsche se

    prsente nous comme un chantier. On a fait sauter le flanc dunemontagne ; les pierres, dj plus ou moins tailles, donnent penser que nous sommes en prsence dun tout. Mais luvre pourlaquelle cette explosion a eu lieu na pas encore t leve. Queluvre soit reste un amas de dcombres, ne semble cependant pasavoir empch Nietzsche dentrevoir les possibilits darrange-ment ; de nombreux fragments se rptent sous des formes

    innombrables, qui noffrent que peu de changements entre eux,dautres apparaissent comme des formes prcieuses, uniques,comme si ils eussent d constituer quelque part une pierre dangleou une clef de vote. On ne reconnat les divers fragments quenles comparant minutieusement entre eux partir de lide delensemble de ldifice. On ne saurait dire avec certitude que celui-cisoit unique. Il y a, semble-t-il, plusieurs possibilits de construction sentrecroiser ; on se demande parfois sil manque quelque chose un fragment ou sil rpond une autre ide de ldifice.

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    Notre tche, semble-t-il, est de chercher parmi les dcombres leplan de ldifice, quoique celui-ci ne se soit rvl personnecomme un tout achev dont le sens est incontestable. La recherchede ce dessin cach ne russira qu la condition de nous comportercomme si nous avions btir ldifice mme, qui tomba en ruinelorsque Nietzsche voulut ldifier. Il sagit de ne pas se laisserdistraire par la masse des dcombres, de ne pas se laisser prendrepar la splendeur de ces morceaux isols quon ne peut pas ne pasvoir, de ne pas cder limpulsion de tirer ceci ou cela au hasard.Il faut plutt interprter Nietzsche comme un tout, par Nietzschelui-mme. On prendra chaque mot au srieux, le regard ne selaissera limiter par aucun mot, car ils ne sont pas isols. Toutefois, ceserait faire violence Nietzsche que de lui substituer une recons-truction archologique. On doit chez Nietzsche faire simultanment

    lexprience des possibilits de systmatisation de sa pense et deleur destruction. Alors on exprimente la forte impulsion queNietzsche donne ceux qui viennent aprs lui, par le fait quilnindique aucune roche pour sabriter, mais veille pour faire route,cest--dire pour prendre part llan quil suscite. On ne peut voirlunit de Nietzsche moins de la faire soi-mme.

    Lamas incroyable de dbris cache lnigme de la sombreprofondeur de ltre et de la pense de Nietzsche. Cest comme siune puissance inconnue avait fait sauter la substance et essay enmme temps de transformer ces dbris de rocher en uneconstruction, mais sans avoir la possibilit de russir, en sorte que,maintenant, les dbris de rocher et les fragments de ldifice gisentl. Cest encore comme si une substance, qui ne peut devenirmatresse delle-mme, avait fait irruption ; comme si la propre viede cette substance tendait continuellement vers un tout, o rien neserait oubli ou perdu, sans cependant tre ce tout ou latteindre.

    Afin de rendre plus facile, grce une simplification, la saisie deluvre de Nietzsche, on cherche quelle est luvre principale, lerang et limportance respective de ses crits. Lun tientLa Naissance

    de la tragdiepour le plus bel crit qui soit, un autre met laccentsur les recueils daphorismes magnifiques et clairs, riches daperusdivers et de rflexions qui vont deHumain trop humain jusquauGai Savoir, un troisime voit le centre et le sommet de laphilosophie de Nietzsche dans sa dernire philosophie. Lunsattache, cause de son accomplissement, Zarathoustra.Lautre la philosophie deLa Volont de puissance, qui sexprime dans lesuvres posthumes. Lun met en avant les crits publis parNietzsche lui-mme, lautre au contraire voit dans les uvresposthumes le tronc dont les uvres publies ne sont que desrameaux isols, rationaliss, peine suffisants si on les considre eneux-mmes. En consquence, lun se dfie de limmdiat et desesquisses constituant les uvres posthumes, que Nietzsche na pasexamines de faon critique et qui ne sont, en quelque sorte, pasplus dfinitives que les brouillons de lettres aux personnes qui luitaient les plus proches (ces brouillons se contredisent tout aussiradicalement), tandis que lautre se dfie des expressions qui,appartenant aux uvres publies, ont reu un dveloppementlittraire exagr.

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    Tous les interprtes sopposent, aucun pris sparment na raison.En apparence, tous les appauvrissements de Nietzsche, rsultant desapprciations prcdentes, lui donnent un sens un ; mais nous nesaurions comprendre Nietzsche que si tout va cerner rellementles mouvements philosophiques fondamentaux de son essence, dansla multiplicit de ces reflets, grce, finalement, notre proprepense.

    De plus, aucun type de communication na chez Nietzsche decaractre prminent. Lessence de sa pense ne relve pas duneforme qui stendrait sur tout le reste, qui serait la forme dominante, laquelle toutes les autres se soumettraient. Lexpos densemble, sedployant en une ralisation calme, progressant en un courslimpide, est abandonn avec les derniresConsidrations inactuelles,mais revient nouveau dans la Gnalogie de la Morale et

    LAntchrist. Laphorisme lemporte dans les crits de la priodemoyenne, Nietzsche lui restera fidle jusqu la fin, il se retrouvedj larrire-plan des premiers exposs. A cause de sa richesseincomparable, ce mode de pense produit toujours quelque chose denouveau. Les uvres posthumes nous en donnent une image, il estau principe de toutes les publications de cette poque. La formepolmique domine les deux premiresConsidrations inactuellesetles derniers crits ; lesquisse dun idal inspire la troisime et laquatrime ConsidrationetZarathoustra.Il ny a rien dans luvrede Nietzsche tre vritablement centr, il ny a pas duvreprincipale. Il faut ajouter que ce quil concevait comme essentiel,se manifeste dans ce qui est apparemment contingent et incident.

    COMMENT COMPRENDRE LUVRE

    LES PRINCIPAUX TYPES DINTERPRTATION DE NIETZSCHE.Les principales interprtations de Nietzsche, connues jusquici en

    littrature, commettent pour la plupart, une erreur fondamentale ;elles classent Nietzsche comme si elles taient au courant de sespossibilits ternelles et des possibilits humaines ; par l, elles lesubsument comme un tout. Errone avant tout, ladmiration dupote et de lcrivain, dans la mesure o elle a pour prix de ne pointprendre au srieux Nietzsche comme philosophe ; errone aussilinterprtation qui consiste le prendre en tant que philosophe,comme un des philosophes antrieurs, et le juger leur mesure.Linterprtation authentique de Nietzsche consiste, au contraire, lepntrer par lintrieur, au lieu de le subsumer ; elle ne prononcerien de faon dfinitive, mais va, sefforant de connatre, se posantdes questions et y rpondant propos de tout ce qui est treint.Par l commence un nouveau processus dappropriation, dont cetteinterprtation tablit les conditions et les limites. Tandis que lafausse interprtation a besoin de prendre du recul, transforme cequil sagit dinterprter en un lment tranger et procure lajouissance illusoire dun coup doeil panoramique, cette vraieinterprtation nous fait accder la possibilit dune rencontre.

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    Parmi les interprtations errones, interprtations justifies pourautant quon les considre dans leur auto-limitation, fausses pourautant quon leur attribue une valeur absolue, les plus frquentessont les suivantes :

    1 On isole et on systmatise des doctrines particulires deNietzsche, dont on fait ses acquisitions propres. Ainsi la pensecentrale qui donne son unit tout le systme apparatrait dans laVolont de puissance, do sont irrvocablement exclus les lansmystiques et la doctrine de lternel retour. La vrit de Nietzscheserait sa conception de la Vie et la lumire quil projette sur laVolont de puissance, qui se masque et dtruit la Vie (et on stonnealors de ce quil tienne cette volont de puissance pour la Vie mme,ce qui rduit au nant sa conception de celle-ci). Elle pourrait treses analyses psychologiques qui, toujours et partout, enlvent les

    masques, sans faire dapport positif. A la vrit, chacune de cesinterprtations fait apparatre un lien dans la pense de Nietzsche,mais non sa pense elle-mme et dans son tout.

    2 On a gratuitement fait de la personnalit de Nietzsche la totalitferme sur elle-mme dun destin parfait saisi dans une intuitionesthtique. Lun voit la subjectivit personnelle dans son charme,une destine de lme gniale dans son isolement. Lautre y voit undestin objectif ; ce qui doit advenir dun homme vritable untournant o deux poques se rencontrent, o tout ce qui subsiste est

    dj vide et o tout ce qui doit venir nest pas encore rel ; cest lacrise de lEurope qui, en Nietzsche, prend figure humaine, figurequi doit cause de lpoque se briser, tout en rvlant clairement,ce qui est et ce qui peut tre. Le premier slve jusqu un intrtpsychologique. Le second en dit beaucoup trop ; cest comme si unDieu contemplait lhistoire de lhumanit et portait ses regards surlendroit o il voit Nietzsche. Aucun des deux narrive atteindrevritablement Nietzsche, bien que, dans leur interprtation, ilssimaginent lavoir rencontr lui-mme, cause de la grandeur de laconstruction qui sert dintroduction ; aussi limpulsion quon peut

    recevoir de Nietzsche leur manque.3 La ralit totale de Nietzsche est claire par des symboles

    mystiques qui lui donnent la signification ternelle et la profondeurdun thme historique. Il y a quelque chose de pntrant dans lesymbole de Judas, pour interprter la ngativit dialectique quitraverse son uvre, dans le chevalier pris entre la mort et le diable,pour interprter son courage sans illusion, et dans dautres chosesde ce genre (voir Bertram). Mais ds que ces symboles veulent treplus quun beau jeu de la sensibilit, ils nont plus aucune valeur ;

    ils simplifient, suppriment le mouvement, font de Nietzsche un trefig, le soumettent une ncessit connue qui stend sur tout, aulieu de le suivre dans sa ralit propre. Nietzsche se sert de symbolesde ce genre pour clairer, mais seulement comme instruments parmidautres.

    4 On explique psychologiquement les penses et les attitudes deNietzsche. On montre comment il en est venu dcider de la valeuret de la vrit. Il semble que Nietzsche lui-mme nous ait insinucette mthode, lorsquil insiste sur lunit de la vie et de laconnaissance, et sefforce de saisir les systmes philosophiques

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    comme des actes personnels de leurs auteurs. Cependant il dclare : Jai frquemment eu limpression que mes critiques taient descanailles. Cest non pas ce qui est dit, mais le fait que je le dis, etcomment je peux en tre venu l, qui semble leur principal intrt.On me condamne ; pour ne pas avoir affaire avec mon uvre, onexplique sa gense, ce qui suffit la faire passer pour dmode. (14, 360). Il ny a l aucune contradiction chez Nietzsche, mais lerefus de confondre la lumire faite sur lexistence par un regardinspir par lamour et portant sur la substance de ce qui est pens,avec la comprhension psychologique issue du bon plaisir et sansregard pour un tre. En effet, lanalyse psychologique en tant quetelle nest pas encore lumire sur la ralit. Par elle on comprendla pense de Nietzsche, sans pour cela sapprocher de son tre ;par exemple, du ressentiment du professeur malade on dduit le

    doux nerveux qui glorifie la bte, ou de sa lutte pour simposer, ondduit sa position contre les Allemands, contre Bismark, la volontquil a dagir en faisant sensation, par la polmique publique.Cette mthode va plus dgrader qu proprement comprendre ;ce quelle atteint, en tout cas, na que peu de valeur ou bien estnant parce que faux, mme si par elle quelque chose chez Nietzschetait comprhensible, cela sans force pour clairer son essence.

    La question qui se pose est de savoir si est possible uneinterprtation de Nietzsche, qui irait faire ntre sa pense,utiliserait ces quatre voies de faon seulement ngative, pour faireressortir force de travail le vrai Nietzsche. Une interprtation de cegenre ne sasservirait ni au systme dune doctrine, ni la figuredune personnalit, ni un symbole mystique et la lumireapporte par la comprhension psychologique, pour venir aucontact de la substance mme, participer celle-ci, et par l acqurirralit. Au lieu de hanter un Nietzsche qui est le produit dupenseur, de lcrivain, du biographe, au lieu de ne le connatreque comme un autre, on participerait au mouvement de Nietzschelui-mme.

    La vritable difficult est de trouver le point sur lequel btircette authentique interprtation. Dans les perspectives de celle-ci,Nietzsche se situe cette origine o fondement et limites sobjec-tivent dans le langage ; pense et image, systme dialectique etposie deviennent ici expressions de mme valeur. Nietzsche estlhomme qui, parce quil se met en question dans sa totalit,peut vritablement et essentiellement communiquer la saisie et lacomprhension quil a de ltre.

    COMMENT LIRE NIETZSCHE.Tandis que, chez la plupart des philosophes, il est craindre quonlise des livres sur eux au lieu de les lire eux-mmes, le danger en cequi concerne Nietzsche est de mal le lire, parce quil parat tropfacilement accessible.

    On donne en quelque sorte le conseil douvrir Nietzsche ici ou l,de se laisser prendre par lui, de sattacher ce qui provoque direc-tement la joie. Cest l se mprendre sur la voie qui conduit Nietzsche. Les plus mauvais lecteurs sont ceux qui procdent

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    comme les soldats pillards ; ils semparent, et l, de ce quilspeuvent utiliser, souillent et confondent le reste, et couvrent le toutde leurs outrages (3, 75). Je hais tous les paresseux qui lisent (6, 56).

    Si, au contraire, on estime quon doit lire beaucoup et prcipi-tamment, tout lire, pour avoir prsent le tout de sa pense, on setrompe. Nietzsche est un matre qui enseigne lire lentement. Maintenant il est de mon got de ne plus crire, afin quaucun deceux qui sont dans la prcipitation, ne soit port au dsespoir. Nietzsche vante la philologie : elle enseigne bien lire, cest--dire lire lentement, avec profondeur, gards et prcautions, avec desarrire-penses, des portes ouvertes, avec des doigts et des yeuxdlicats. (4, 9-10).

    Il ne suffit pas au lecteur dtudier cet art de la ciselure et cette

    matrise du verbe , il doit par le mot, la proposition, laffirmationvenir jusquaux sources effectives de sa pense, afin de participer limpulsion propre qui anime celle-ci. Nietzsche crit un jour Gast,qui est Venise : Lorsque lexemplaire dAurore vous arrivera enmains, allez avec celui-ci au Lido, lisez-le comme un tout et essayezde vous en faire un tout, cest--dire un tat passionnel. ( Gast,23 juin 81).

    Si on rassemble des dclarations de ce genre, dont chacune, malgrune contradiction apparente, est vraie, apparat tout de suite la

    difficult de la lecture de Nietzsche. Son tude nest fructueuse quesi, un moment quelconque, sest ralis ce contact avec le fond ;ltat passionnel demand par Nietzsche nest pas le but, mais lasource. Cest maintenant que va commencer le travail du lecteur.On peut indiquer quelques instruments pour celui-ci.

    PRINCIPES DE LINTERPRTATION.Lorsque la pense dun auteur simpose par elle-mme, il nest

    pas permis de tirer, selon son opinion propre, quelque chose soi

    et dabandonner tout le reste ; il faut plutt prendre au srieuxchaque mot. Cependant les dclarations nont pas toutes la mmevaleur. Il y a entre elles un ordre de prminence. Elles se rangentles unes et les autres selon un ordre, mais cet ordre ne saurait tretrouv grce une mesure prtablie ; il rsulte au contraire de latotalit inaccessible de cette pense.

    Quant linterprtation, elle se produit en rfrant les unes auxautres les propositions centrales. Par l se forme un noyau apportantune orientation universelle, qui se justifie ou se transforme au coursde linterprtation, mais la lecture ne conduit une saisie dcisive et

    essentielle que par les questions quon lui pose. Ceci sapplique Nietzsche plus encore qu lun quelconque des philosophes, causedu caractre absolument fragmentaire de son uvre, et surtout cause du caractre indirect de chacune de ses penses particulires,qui se meuvent apparemment entre labsolument positif et labsolu-ment ngatif.

    Pour comprendre correctement Nietzsche, il est besoin deloppos de ce quoi la lecture de ses crits parat directementconduire ; ce nest pas lacceptation daffirmations dtermines,

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    regardes comme une vrit dernire en tous points dfinitives quiconduit lui, mais lentretien prolong, dans lequel on pose denouvelles questions, on entend des choses mutuellement opposes,qui maintient la tension des possibilits. Ce nest pas une volontde vrit voulant prendre possession de celle-ci la manire dequelque chose dune solidit assure, qui peut permettre unefructueuse appropriation de Nietzsche, mais seulement une volontde vrit qui vient des profondeurs et va dans les profondeurs,qui nvite rien de ce qui est contestable, pour laquelle rien nestferm et qui peut attendre.

    Pour tudier et interprter la pense de Nietzsche, il est besoindapprhender ensemble toutes les dclarations qui portent sur unechose. Mais on ne saurait russir trouver ce qui sexpliquerciproquement, se renforce, se limite, se rduit un abrg, en

    runissant les passages rattachs les uns aux autres par lusage dunmme mot. Cependant une telle mthode nest pas improductivelorsquelle permet, dans une certaine sphre, la voie commodedune table analytique. Ces rapprochements ne peuvent se ralisereffectivement que par les rapports concrets rsultant de souvenirsheureux au cours de la lecture.

    Dans leffort ordonn pour raliser cette ordonnance densemble,divers points se dtachent.

    1 Toutes les dclarations de Nietzsche semblent nies par dautres

    qui viennent aussi de lui. Lauto-contradiction est le trait fonda-mental de la pense de Nietzsche. On peut, chez lui, presquetoujours trouver une apprciation et son oppos. Il semble quil aitsur toutes choses deux opinions. Aussi, suivant ce quon entend luifaire dire, on peut tirer de lui des citations arbitrairement choisies.La plupart des partis pourraient au passage en appeler Nietzsche ;athes et croyants, conservateurs et rvolutionnaires, socialistes etindividualistes, scientifiques frus de mthode et mystiques,hommes politiques et aptres, le libre penseur et le fanatique. Il enest rsult bien des choses ; Nietzsche serait confus ; il ne serait

    pas srieux ; il sabandonnerait au plaisir de son inspiration ; il nevaudrait pas la peine de prendre au srieux ce bavardage sans unit.

    Cependant il ne sagit pas du tout de contradictions qui sont leffetdu hasard. Il se pourrait que les alternatives qui font apparatre lacontradiction aux yeux du lecteur moyen, habitu aux schmes de lapense purement rationnelle, soient elles-mmes des simplificationserrones de ce qui est rellement. Si lentendement ne dpasse pasles premiers plans de ltre, ce dernier doit peut-tre apparatrecontradictoire lorsque la pense purement rationnelle le cherche sur

    ce premier plan seul accessible, bien quelle y soit pousse parlaspiration au vrai. La contradiction apparaissant alors viendrait dela chose ; ce serait une contradiction ncessaire, un signe, non de ceque la pense est fausse, mais vraie.

    En tout cas, linterprtation doit chercher toutes les formes decontradictions, ne pas avoir de repos tant quelle na pas trouv decontradictions, et alors peut-tre saisir ces contradictions dans leurncessit. Au lieu de se heurter au passage la contradiction, il y aplutt rechercher le fond do procde ltre contradictoire.

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    2 Desrptitionsinnombrables apparaissent. Comme tout ce queNietzsche crivit, en quelque moment que ce soit, a t imprimafin de rendre sa pense accessible, des rptitions sont compr-hensibles. Dans celles-ci, il faut tre attentif aux modificationsdpouillant la pense premire de la plate fixit quelle prend,lorsquon la considre dans son isolement. Par dessus tout,apparaissent quelles sont les choses qui peuvent transformer centcitations en un thme, et quelles autres au contraire acquirent delimportance la suite peut-tre dune seule citation.

    3 Le scandale devant la contradiction et limpatience provoquepar le caprice apparent des penses sont, avec la runion desconceptions se rapportant un mme sujet, ce qui nous faitatteindre cette dialectique relle, grce laquelle commence sclairer ce que Nietzsche veut. On exprimente comment, sans

    dominer de faon consciente toutes les possibilits de ltre et dupensable, il suit cependant la voie ncessaire quelles empruntent.Lclairement dialectique apparat dans la mesure o, des diffrentstextes, on peut dgager des relations effectives. Mais cet clairementne saurait tre uniquement le rsultat dune intellection purementlogique ; il est plutt lumire plus grande porte sur les possibilitsde lexistence. Celui qui na pas la patience de retrouver les liaisonslogiques, celles nes du contenu, et la richesse des possibilits dansle jeu de son me, ne peut lire Nietzsche dans toute la plnitude deson sens.

    4 Un tout apparat qui, bien quchappant nos saisies, nousentrane travers toutes les phases vers le centre unique, substantiel,de cette pense toute entire, comme une question qui devientplus aigu. Ce tout nest pas un concept, une image du monde,un systme, mais la passion de la recherche de ltre dans llan versce qui est authentiquement vrai et, dans cette recherche mme,la critique impitoyable dun dpassement qui ne sarrte pas. Despropositions apparaissent qui, dans leur liaison, sont un fondement,auquel il faut recourir pour comprendre cet autre ; cependant nous

    devons retenir la diffrence essentielle quil y a entre les totalitssystmatiques des doctrines, qui ne sont que doctrines, fonctionselles-mmes de la totalit qui englobe tout et cet englobant essentiellui-mme, qui nest pas doctrine, mais tendance fondamentale.Tous deux doivent tre clairs par un juste accord des propositions,en sorte que la richesse du particulier sordonne autour de ce qui estdcisif. Cette recherche du tout est inpuisable. Cependant ce nestqu partir de tout quon russit poser des questions et saisir lesconcepts et les objets.

    Cest seulement sur la base dinterprtations de cette sorte, axessur le tout, quon peut tirer de Nietzsche lui-mme la mesure selonlaquelle ses propositions peuvent tre classes conformment leurrang, leur importance, au caractre essentiel ou incident de lamodification qui les atteint ou glisse plutt sur elles. Il est invitableque ce qui est essentiel nest pas toujours prsent Nietzsche avec lamme prcision. Il faut adopter des points de vue permettant desuivre les mouvements de Nietzsche, avec la critique quil se fait lui-mme. Il y a deux voies de cheminement.

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    On peut tout dabord ordonner les penses de Nietzsche en untout se rapportant lui-mme, fait des relations ncessaires despenses entre elles, sans aucun gard la suite temporelle selonlaquelle elles ont t penses. Comme elles sont leffet dun dvelop-pement portant sur des dizaines dannes, on peut aussi les regarderdans leur forme temporelle, comme la totalit dune vie. Dans lepremier cas, cest lide dun systme total, intemporel, qui est le filconducteur permettant de rechercher le lien intemporel de chaquepense et de les systmatiser. Dans le deuxime cas, cest la vie,la rflexion philosophique, la maladie de Nietzsche qui, dans leurdveloppement, servent de fil conducteur pour rechercher le pointtemporel o chaque pense a t conue dans la totalit de ceprocessus. Dans le premier cas, on ne comprend toute pense deNietzsche que dans la mesure o on la connat dans les liaisons

    effectives de ses transformations, de ses contradictions et de sespossibilits de mouvement. Mais dans le deuxime cas, chaquepense nest totalement comprise que lorsquon sait le moment oelle a t pense ; lorsquon lit Nietzsche, il faut savoir le momento a t crit ce quon est en train de lire.

    Ces deux voies semblent sexclure. Si dans une saisie de la totalitdu systme, nous cherchons rapporter tout tout et tout saisiren son point intemporel, nous ne pouvons, sans contradiction,considrer cette totalit comme une suite biographique, comprendretoutes choses selon leur situation temporelle dans le cours dune vie.

    En fait, il y a chez Nietzsche des penses fondamentales, toujourssemblables, bien que traverses par des changements extra-ordinaires, qui apparaissent dominantes ds sa premire jeunesse ce sont les plus nombreuses, et il est tonnant comme elles semaintiennent travers la totalit de sa vie, et il y en a qui, parune espce de saut, apparaissent brusquement dans le cours de sondveloppement. Il en est dautres encore qui napparaissent quependant un certain temps pour tre ensuite apparemment oublies.Cependant ce sont l des cas extrmes et rares. Les penses de

    Nietzsche doivent tre situes dans un grand processus qui est enmme temps systmatique et biographique. Ce qui caractrise laralit de lhomme est que le systme le plus profond et le plusvrai de sa pense apparat dans une forme historique. La formetemporelle peut tre naturelle, correspondre cette ralit, etelle peut aussi tre biographiquement trouble ou ruine par desrelations causales qui ny correspondent pas, dforment la ralitempirique de cet homme particulier. Ces deux cas se sont produitschez Nietzsche de faon mouvante.

    Si lon soccupe de la pense de Nietzsche, il faut tout dabord, la diffrence de la plupart des grands philosophes avoiren mme temps commerce avec la ralit de sa vie. Nous nousproccupons des vnements de celle-ci et des ractions deNietzsche, afin den discerner le contenu philosophique, qui est lafois et identiquement sa vie et sa pense. Il est possible de dcelercette relation jusque dans lextriorit des penses arrives leurraction et dans ce que nous livrent ses uvres. Nous nousproccupons du cours de sa vie, afin de voir et de connatre lemouvement o chaque crit a sa place.

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    Au contraire il ny aurait aucun sens soccuper de la vie deNietzsche, si la ralit de sa vie et le monde de ses pensesdemeuraient lun ct de lautre sans rapport aucun. Dans luvrede dissociation qui saccomplirait alors, ou bien la curiosit psycho-logique se satisferait runir les tats de fait deHumain trop humainet faire lexprience du sentiment animant sa vie ; ou bien,dans leur dtachement de la personnalit, les penses de Nietzschedeviendraient vrits intemporelles ou mme extravagantes.

    Puisquil est impossible de faire de la pense de Nietzsche unexpos ferm sur lui-mme, lide du tout, cest--dire de lunit dela pense et de la vie, du dveloppement temporel et du systme,reste seulement ide dans ltude de Nietzsche. On ne saurait direpar avance jusqu quel point on peut objectivement concevoirNietzsche comme un tout dtermin et fond. Pendant ltude, il

    faudra aussi bien se donner la ralit empirique de sa vie prisedans sa facticit, que suivre les penses sur de longues distances enfaisant abstraction du temps o elles ont t penses. La difficulttoujours renaissante vient justement de ce quaucune de ces deuxvoies, considres isolment, ne peut nous livrer pleinement sapense, et que toutes deux ne peuvent tre runies dans un accordsans trouble ; il en rsulte cette inquitude qui pousse inexora-blement en avant, propre ltude de Nietzsche.

    LES TROIS PARTIES DE LEXPOS.A la diffrence de ce qui est simple jugement, lexpos veut faireapparatre la chose mme ; la diffrence du rcit, il veut faireressortir les traits essentiels de la chose partir de celle-cielle-mme. Lexpos et toute la pense qui y est renferme, doitdisparatre devant ce qui est expos ; il na pas le droit de faire deson objet une occasion de rflexion philosophique. La pense quiexpose est continuel effort dabandonnement la pense dun autrehomme ; pense sefforant de retrouver ce qui rside dans lapense de lautre.

    Ce ne sont pas toutes les ralisations spirituelles qui demandent tre exposes, mais uniquement celles qui continuent vivre dunevie cratrice, dont le fond infini revt un langage toujours nouveau,grce lappropriation quen fait la postrit ; tandis que lexposde celles-ci suppose que toujours on sefforce de les comprendredans leurs racines, il suffit pour les ouvrages finis et dtermins etpar l absolument achevs, du simple nonc des conclusions et nondun expos.

    Un expos de la pense nietzschenne ne saurait viser nous

    introduire une connaissance adquate de celle-ci. CommeNietzsche ne se laisse fixer, ni comme essence, ni comme systmephilosophique, il ne peut tre saisi que dans ses relations empiri-ques. On ne peut russir latteindre, si on sattaque lui selon latotalit. De mme que Nietzsche ne se rvle quindirectement dansle mouvement, de mme on ne peut avoir accs lui par la vue desformes et des systmes, mais seulement dans son mouvementpropre. Ce nest pas la saisie des penses et des situations de fait quinous apprend ce quil est vritablement. Un chacun ne peut mettre

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    au jour ce quest Nietzsche que par son propre travail et par unemise en question, qui est leffet de Nietzsche lui-mme.

    Ainsi, pour autant quil est leffet dune activit de ce genre, un telexpos ne peut, lavance, accomplir pour un autre cet acte, mais

    seulement prparer ce que chacun doit, en ce qui le concerne,raliser avec Nietzsche. Cet expos veut, par la participation lapense de Nietzsche ou par son rejet, crer les conditions de possi-bilit permettant de faire sienne celle-ci, de faon plus dfinitivepeut-tre quauparavant. Certes le sortilge qui nat de lapparitionde Nietzsche et opre de faon dmoniaque, la manire de quelquechose quon ne peut supprimer, ne sera pas dvoil, mais sa purifi-cation en un mouvement dapprofondissement de la vie sera notrebut. De plus, bien quelle napparaisse que dans la transformation desa pense par les autres, la sophistique qui procde de Nietzsche,

    nest pas absolument rduite nant ; mais sa rsolution sera pournous une tche aise.

    Aucune mthode dexposition ne conduit immdiatement aucentre de Nietzsche. Dailleurs la supposition dun centre fausseraitla grandeur qui opre en nous une inquitude fructueuse. Aussi,nous faut-il adopter plusieurs mthodes les unes aprs les autres.Cette discontinuit dans lacte par lequel nous nous rendons prsentNietzsche ne sachve cependant pas sur une synthse, mais clairele regard que nous jetons sur les profondeurs qui se manifestent

    indirectement dans toutes les rvlations que Nietzsche na pasvoulues ou que, de faon consciente, il a donnes de lui.Les cheminements de notre expos ont un mme but ; par la

    claire connaissance du particulier, mieux prparer une appro-priation vritablement comprhensive de la pense de Nietzsche.Ils ont aussi une mme origine ; lexprience dun fond, qui,apparaissant toujours autre, est insaisissable. Lorigine et le but deces cheminements nest pas objet de communication immdiate,mais ce nest que par eux que, dans leur isolement et dans la clartde leur objectivit dtermine, ils ont leur sens. On ne saurait

    chercher puiser Nietzsche. En tant que totalit il nest pas unproblme quil faudrait rsoudre. En effet, ce quil est, doitapparatre par ce qui sera de lui, lorsque les hommes venir leferont leur.

    Notre expos se divisera en trois parties principales ; tout dabordsa vie, en tant que substrat absolument indispensable de lv-nement Nietzsche ; deuximement ses conceptions fondamentalesen tant quapparitions du mouvement intrieur primitif, dans ladiversit du contenu de sa pense ; troisimement nous cherchons

    sa pense dans la totalitde son existence. Nous nous appuieronschaque fois sur des faits dont la connaissance parat exige pour lacomprhension de Nietzsche. Mais, chaque fois, rgne un point devue particulier, fonction dune tche particulire.

    Lexpos de sa viemettra en valeur ce quelle contient dextrme.Au lieu de nous perdre dans des situations de fait (pour lesquellestous ceux qui ont une fois rellement pris contact avec Nietzschene connaissent plus de limite leur curiosit), nous ferons sentir travers les prsupposs empiriques de son existence solitaire,la ralit de cette vie qui se sacrifie continuellement et qui est

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    continuellement sacrifie (sans voiler ni sublimer la ralitempirique).

    Lexpos des conceptions fondamentales montrera par le dtail,dans un ordre qui est le fruit des thmes principaux dinspiration,

    comment aucune pense nest permanente, que plutt chaquepense se met en question elle-mme. Les formes dtre entrevuespar Nietzsche sont poursuivies jusque dans leur chec. Nousdevrons ici viter de sombrer dans une ngativit, ou dans unepositivit radicale.

    Lexplication du tout, telle quelle saccomplit grce lacomprhension que Nietzsche a de lui-mme et selon quelle estralisable par notre propre comprhension, sera clarificationexistentielle de cette vie et de cette pense. Nous devrons maintenirtoujours ouverte notre assimilation de Nietzsche, non seulement par

    le soin avec lequel nous viterons de donner son tre la consistanceferme de quelque chose dindividuel, mais par la comprhension,que nous nous efforcerons de promouvoir de ses grandes exigences.Nietzsche apparat comme lexception finalement incomprhensiblequi, sans tre un prototype imiter, est irremplaable dans lveilquelle nous apporte, nous qui ne sommes pas des exceptions. Onpeut se demander la fin comment un homme qui nest pasreprsentatif pour tous, peut cependant acqurir une significationprminente, comme sil exprimait lexistence humaine elle-mme.

    MTHODE DE LEXPOS.Dans lexpos de la pense de Nietzsche, il faut mettre en

    valeur les conceptions fondamentales proprement philosophiquesde celui-ci. Quoique Nietzsche ne dveloppe pas sa pense de faonsystmatique et mthodique, nous devons cependant difier unexpos de sa pense. Bien quaucune conception, aucun conceptparticulier, ne soit essentiellement directeur, il y a chez Nietzschedans le dbordement de sa langue souvent musicale, souvent aussiplastique, une structure intellectuelle que le travail doit mettre aujour, car elle sy trouve. Il ny a pas rpter ses expressions et redire le contact largissant quelles apportent ; ceci naurait aucunsens, car cest Nietzsche lui-mme quil faut lire, mais il faut, pourainsi dire, en montrer le squelette osseux, afin de pouvoir, par laconnaissance de celui-ci, mieux saisir dans la lecture de Nietzscheles rapports et les limites de ce qui est lu, et gagner par une critiquevraie, cest--dire cratrice, les points de dpart pour notre proprepense.

    Il faut aussi sen tenir un expos qui soit de bout en bout

    documentaire. A la vrit il est facile dexposer les penses deNietzsche en leur enlevant leur asprit. Mais alors la rsistance quiexcite la recherche de la vrit est perdue, rsistance qui rsidedans ce quil y a dindtermin dans ces penses. Leur runion, leurcontradiction, leur achvement mutuel, leur mouvement estdautant plus apte faire comprendre Nietzsche que chaque critparticulier est cit de faon plus littrale (quoiquil failleinvitablement procder de la faon la plus modeste, en se limitant ce quil y a dessentiel).

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    A cause de cela presque toute la littrature sur Nietzsche est richeen citations. Cependant il est essentiel que ces citations produisentquelque chose de nouveau, ne soient pas simplement une chresto-mathie de beaux textes, ou ne donnent pas une valeur spirituelle des relations de hasard, ou nisolent pas arbitrairement desdirections de penses particulires, ou mme ne se bornent pas tablir des affirmations sensationnelles. Il faut exposer les pensesdans les relations qui leur appartiennent essentiellement, bienquelles naient pas t essentiellement mises en valeur parNietzsche. En effet, tandis que lclat de lcrivain frappe chaquepage les yeux du lecteur, la lumire qui se produit dans lacte dephilosopher est, pour une bonne part, perdue. Les citations faites auhasard ou tires de Nietzsche pour une construction adapte unbut quon se propose ne font quaveugler, et, philosophiquement

    parlant, conduisent lerreur. Laccord des textes qui claire rsultedun travail dinterprtation ordonn au tout, visant mettre envaleur les conceptions fondamentales dont la connaissance peutrendre claire la lecture de Nietzsche qui demeure elle-mme lachose principale accomplir et introduire surtout au travailavec Nietzsche et Nietzsche. Le choix arbitraire doit disparatredans la mesure o la connaissance du tout ncessite un expos, o cetout lui-mme devient, selon la possibilit, sensible.

    Lidal serait de citer la manire du joaillier ; saisir selon leursvraies dimensions les pierres prcieuses des penses philosophiqueset, ensuite, les sertir de faon telle quelles ne prennent pas leurvaleur seulement de leur isolement, mais se fassent valoir les unesles autres, en sorte quelles soient davantage saisies dans leur unitque dans leur individualit, ou que si elles taient simplementrassembles. Runies autrement, ces pierres pourraient jeter denouveaux feux nous navons pas puiser en une seule fois toutesles possibilits de ces pierres. Il sagit que chaque fois naisse un clatlimpide, du fait que le contenu essentiel de ce qui a t dit ou penspar Nietzsche devient clair sans tre dform.

    Ce travail de rassemblement nous amnera en outre frotter lesunes contre les autres les penses de Nietzsche, do il rsultera uneauto-critique de cette pense. On peut discuter sans fin sur la justiceou la non-justice de dclarations particulires de Nietzsche, car ilnest alors quune occasion de discours ; on napprend pas leconnatre lui-mme. Ce nest que dans le mouvement total de sapense quapparaissent les indterminations, se montrent les limiteset les prcipices, devient possible la critique que dans le fondNietzsche accomplit lui-mme, car elle est de lessence dune vritqui se dpasse et progresse.

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    LINTERPRTATION OBJECTIVE EST FONCTION

    DE LA PERSONNALIT QUI COMPREND

    Selon que Nietzsche nous la montr lhomme montre ce quil estpar la faon dont il comprend. Aussi Nietzsche ne cherche-t-il pasdes lecteurs en gnral, mais ses lecteurs, des lecteurs qui lui appar-tiennent, qui soient siens.

    VRIT PHILOSOPHIQUE.A la vrit philosophique on parvient dune faon toute autre

    qu la connaissance scientifique. Cest une raison interchangeable

    qui est au travail dans la comprhension scientifique, il lui suffituniquement de lenseignement et de lardeur au travail. Dans lacomprhension dune vrit philosophique au contraire (il en est demme de toute science, pour autant que celle-ci vit uniquementdune impulsion philosophique), apparat la possibilit de devenirsoi, se produit un rveil, saccomplit une rvlation de soi-mme soi-mme par la faon dont ltre est rvl.

    Mais si la vrit nest pas au mme niveau pour chacun, si cest unprsuppos venant de lhomme solitaire qui rend la vritaccessible, si comprendre la vrit est devenir soi, alors la question

    antique portant sur ce qui en rsulte relativement la communi-cation de la vrit, menace toute possibilit de communicationunivoque et la vrit mme. En effet, comme elle nexiste que dansla communication, et en consquence napparat que par le langage,la vrit est donc invitablement quelque chose de public, aussidoit-elle, en raison de la diversit essentielle des prsupposs quiviennent sa rencontre, au moins courir le danger de ntre pointcomprise, dtre dtourne de son sens, mal utilise, moins quellene soit remise en question elle-mme.

    Il y a deux conceptions fondamentales de cette limite ; premire-ment la doctrine des degrs de vrit, qui sont fonctions des degrsdtre (dont le type est le pythagorisme), deuximement la doctrinede lambigut de la vrit et ses consquences (ce que Nietzschepousse lextrme).

    La doctrine des degrs conduit un sotrisme intentionnel et lide dune ducation ayant pour but damener maturation lacomprhension possible de la vrit ; personne na le droit deconnatre ce qui est vrai, avant que, prpar cette vrit, il puissela saisir authentiquement, elle qui reste un secret pour ceux qui en

    sont aux stades antrieurs. Dans cette hypothse, il faut prsupposerun rglement extrieur, les ducateurs devraient savoir commentsont constitus les degrs dtre et les degrs de vrit qui leurcorrespondent ; ils doivent, comme des dieux, pntrer du regardla vrit toute entire et lui tre intrieurs ; en outre est prsupposltablissement dun choix, non quant aux connaissances et auxcapacits dexcution qui peuvent tre perues, mais relativement ltre de lhomme, sa noblesse, ses possibilits, ce pourquoiil faudrait un don supra-humain de discernement des esprits.

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    Finalement on suppose que, dans sa manifestation, la vrit se cachepour ne pas devenir une autorit qui simpose, donc une manifes-tation qui laisse encore subsister dans un secret voulu la vrit.

    Il ny a rien de cela chez Nietzsche. Il suit la deuxime conception

    fondamentale. Personne ne connat les degrs, personne na le donde distinguer dans un sens absolu des degrs dtre ; le seul voiledont senveloppe la vrit est la possibilit dincomprhensionvenant de ce quelle est rvle. Lambigut est la dfense du vraicontre son acceptation, sa saisie par ceux qui ny sont pas autoriss.Aussi, en public, Nietzsche sexprime-t-il de faon tre entendude chacun, afin datteindre celui qui peut tre touch par la vrit,et dmasquer celui qui na aucun droit ; de lattitude de ce dernier,lorsquil entend cette vrit mal comprise de lui, on peut dire enquelque sorte : une petite attaque de fureur le pousse rvler ce

    quil a de plus intrieur et de plus ridicule (14, 359).

    CE QUI EST DEMAND AU LECTEUR.Cest pourquoi revient toujours la mme exigence de Nietzsche

    envers qui veut le comprendre. Il trouve qu il est impossibledenseigner la vrit l o la manire de penser est basse (14, 60).Celui qui est mal dispos envers lui ne comprend pas sesdispositions et, en consquence, ne comprend pas ses arguments ;il faudrait pour comprendre tre en proie aux mmes passions

    (11, 384), avoir prouv dans sa propre me lclat et lardeur etlaurore ; je ne puis que me souvenir plus, je ne puis (5, 127).

    Nietzsche appelle la comprhension quon a de lui unedistinction quon doit stre acquise par le mrite (15, 54). Il veutmettre des barrires autour de ses penses, afin que les cochonset les exalts nenvahissent pas mes jardins (6, 277). Les dangersles plus mauvais lui paraissent venir des admirateurs importuns (14, 230), il renvoie les intrus et ceux qui ne lui appartiennent pas etraille le singe de Zarathoustra (6, 258). Les premires expriencesdincomprhension lamnent sexprimer ainsi la pense de cequil y a de non autoris et de tout fait inadapt qui a fait appel mon autorit me fait peur ( sa sur, juin 84).

    En consquence, tout le monde na pas le mme droit sur lapense de Nietzsche, particulirement sur ses jugements de valeur ;plus exactement on ne le possde que dans la mesure o on est demme rang que lui. La manire de penser oppose est celle desjournaux ; les jugements de valeur seraient quelque chose quisubsisterait en soi. Dans cette perspective, on suppose que tous sont

    de mme rang (14, 58). Quon reoive les jugements de valeurcomme des pices de vtement faites en srie (14, 60) sexpliquepar la croyance que le jugement dun chacun peut dcider libre-ment de toutes choses (14, 60). Aujourdhui, grce lespritprsomptueux du temps on en est venu ne plus croire desdroits spirituels particuliers et limpossibilit de communiquer lesvues dernires (14, 419). Toute la pense de Nietzsche se fonde surces droits particuliers, sur la connaissance quil a de limpossibilit

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    de communiquer ce qui est dernier et sur ce quil est attentif ltre-soi de lautre lui appartenant.

    Mais sil est de lessence de la vrit de ne pouvoir tre saisie quepar des hommes de mme rang, la question qui se pose lhomme

    est : Qui suis-je ? puis-je comprendre ? ai-je droit prendre part la vrit ? A ces questions il ny a pas de rponse, lunique voie estplutt dacqurir par le commerce avec Nietzsche llan qui nesaurait tre schmatis, dont la ralit nous rend rvlable ce qui estet ce que je suis, sans quauparavant je le sache ou le possde commequelque chose qui subsiste.

    PEUT-ON COMMUNIQUER LA VRIT ?Nietzsche voit dans la vie de la vrit un danger invitable. Il y a

    des livres qui possdent, pour lme et la sant, une valeur inverse,

    selon que lme infrieure, ou lme suprieure sen servent. Dans lepremier cas, ce sont des livres dangereux, corrupteurs, dissolvants ;dans le second cas, des appels de hrauts qui invitent les plusbraves revenir leur propre bravoure (7, 50). Comme la vritcommunique est ncessairement ambigu Nietzsche peut avancer : Nos vues les plus hautes doivent forcment paratre des folies,parfois mme des crimes, quand, de faon illicite, elles parviennentaux oreilles de ceux qui ny sont ni destins, ni prdestins (7, 50).Lorsquau Bund de Berne, Wildmann appela dangereux les livres de

    Nietzsche et les compara de la dynamite, il le laissa faire.Ce danger est invitable et on ne saurait en dispenser personne,car nul ne sait lavance ce qui pour lun est cause de ruine et pourlautre cause ddification. Il ne sagit pas de taire le vrai, mais pluttde la lourde tche davoir le courage de penser effectivement et dedire ce que proprement on sait.

    Lambigut de la vrit na nul rapport avec limprobit qui cacheou retient intentionnellement une ambigut sentie. Elle est pluttllment involontaire qui, parce que lessence de celui qui reoitest diffrente, rside dans la communication du vrai. Se risquer accepter lambigut, ne pas la chercher, tel est le courage de lavrit.

    Assurment lhsitation est tout fait comprhensible : celuiqui pense dsirerait retirer sa pense lorsquil voit luvre dedestruction qui peut en rsulter, lorsquapparaissent la conscienceles inversions et les mauvais usages quon peut en faire. AussiNietzsche peut-il se demander, en face des clbrits du pass,si elles nont pas eu assez de profondeur, pour ne pas crire cequelles savaient (14, 229), lorsquil crit lui-mme dans sa

    jeunesse les racines de notre pense et de notre volont nedoivent pas tre tires la vive lumire ; aussi : est-ce un artnoble, en de telles choses, de se taire au moment opportun. Le motest une chose dangereuse combien nombreuses sont les chosesquon na pas le droit dexprimer. Et les intuitions fondamentalesdordre religieux et dordre philosophique appartiennent justementaux pudendis ( v. Gersdorff, 18 septembre 71). Quoique dansla suite il ressente toujours au fond de lui-mme de lhsitation,il a exig de lui une pense et une expression de la vrit qui neseffraye devant rien. Car, en opposition tous les silences voulus

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    pour le bien suppos de lhomme, la force rside uniquement dansune rvlation, qui na rien de commun avec un bavardage sansdiscipline et sans retenue se comportant comme sil disait la vrit.De Zarathoustra il est dit : Le moindre silence voulu paralysetoute sa force ; il sent que jusque l il a lud une pense Larserve la plus petite, le silence le plus tnu empchent tout grandsuccs (14, 293).

    NIETZSCHE NE VEUT PAS DE FIDLES.Comme les penses de Nietzsche ne doivent tre acceptes ni

    comme simposant dautorit, ni comme vrits valant absolumentpar elles-mmes, cest une perversion de devenir son disciple. Il estdans lessence de la vrit communique par lui quelle nestparticipe que dans lacte o elle vient de nous-mmes. AussiNietzsche est-il, du dbut la fin, le prophte qui, lencontre detous les autres prophtes, renvoie chacun soi-mme. Suis-toifidlement toi-mme ; Cest ainsi que tu me suivras (5, 16). Quiconque gravit sa voie lve aussi sa propre image lalumire (5, 20). Cela est maintenant mon chemin o est levtre ? Voil ce que je rpondrais ceux qui me demanderont lechemin. Car de chemin il ny en na pas (6, 28). Nietzsche a lanostalgie dindividus qui seraient indpendants : Je ne veuxfrquenter que des hommes qui ont leur propre modle et ne le

    voient pas en moi. Car cela me rendrait responsable deux et meferait leur esclave (11, 391).Par l sexplique la continuelle raction de dfense de Nietzsche :

    Je veux veiller mon gard la plus grande dfiance (14, 361). Il faut quun matre mette ses disciples en garde contre lui-mme,cela fait partie de son humanit (4, 304). Zarathoustra abandonneses disciples : loignez-vous de moi et dfendez-vous de Zara-thoustra (6, 114). Il insiste sur ces mots en les faisant rimprimerdans Ecce Homo avec laddition : Ce nest pas un fanatique quivous parle ici ; ici lon ne prche pas ; ici lon nexige pas la foi (15, 4).

    Que Nietzsche apparaisse parmi les lgislateurs nest quunervlation de sa manire indirecte. Cela signifie tout autant : Je nesuis donc pas une loi pour tout le monde (6, 415), que la ncessitpour lautre, qui lui appartient vritablement, de lui rsister pourparvenir lui-mme : Les droits que jai drobs, je ne lesdonnerai pas lautre ; il faut au contraire quil les drobe. Quilme ressemble. Une loi ne peut venir de moi que dans la mesure oelle cherche conformer tous les individus mon image ; afin

    que lindividu se dcouvre en contradiction avec elle et se fortifie (12, 365).En accord avec cette attitude, Nietzsche ne veut ni dominer,

    ni tre canonis : Dominer ? Imposer aux autres mon type ?Chose horrible : Mon bonheur ne consiste-t-il pas justement danslintuition de nombreux individus qui soient autres que moi (12, 365). Et enfin il ny a en moi rien dun fondateur de religion.Je ne veux pas des fidles ; je pense ; je suis trop mchant pourcroire en moi-mme, je ne parle jamais aux masses Jai une peur

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    effrayante quun jour on me canonise ce livre doit me prserverquon soccupe de moi avec excs (15, 116).

    QUE VEUT NIETZSCHE ?

    Ce que, dans ce conflit entre lannonce prophtique et le refusoppos ceux qui le suivent de faon aveugle, entre le lgislateur etcelui qui appelle rsister sa loi, entre le professeur et celui quimet en question, dans ce dpassement des propositions portant surce quil a de plus intime, Nietzsche cherche, ce qui remplaceraitle fondateur de religion, ce quil dsirerait tre pour les autres,tout cela il la esquiss en une forme encore vague sous le nom de Gnie du cur . Le gnie du cur dont la voix saitdescendre jusque dans le monde souterrain de toutes les mes,ce dieu qui ne dit pas un mot, ne hasarde pas un regard o ne setrouve une arrire-pense de sduction, chez qui savoir paratre faitpartie de la matrise pour qui ne point paratre ce quil est,mais ce qui pour ceux qui le suivent, est une obligation de plus sepresser toujours plus prs de lui et de le suivre plus intiment et plusradicalement ; le gnie du cur qui force se taire et couter tousles tres bruyants et vaniteux, qui polit les mes rugueuses et leurdonne de savourer un nouveau dsir, le dsir dtre tranquille,comme un miroir, afin que le ciel profond se reflte en eux ;le gnie du cur qui devine le trsor cach et oubli, la goutte de

    bont et de douce spiritualit sous la couche de glace trouble etpaisse, qui est une baguette divinatoire pour toutes les parcellesdor longtemps enterres sous un amas de bourbe et de sable ;le gnie du cur, au contact de qui chacun sen va plus riche, nonpas bni et surpris, non pas gratifi et cras comme par des bienstrangers, mais plus riche de lui-mme, se sentant plus nouveauquauparavant, dbloqu, pntr et surpris comme par un vent dedgel, peut-tre plus incertain, plus dlicat, plus fragile, plus bris,mais plein desprances qui nont encore aucun nom, plein devouloirs et de courants nouveaux (7, 281).

    NIETZSCHE A-T-IL TROUV DES LECTEURS SELON SON CUR ?Alors quil tait jeune, Nietzsche croyait encore en la possibilit

    davoir des disciples : De ces gens qui esprent, je sais quilscomprennent par le dtail toutes ces gnralits et quils se lestraduiront partir de leur exprience propre en une doctrineconue de faon personnelle (1, 381). Mais rapidement, il entendavertir ses disciples, mes de feu, assoiffes de certitude, de nepas considrer immdiatement ses doctrines comme des rgles de

    conduite pour la vie, mais comme des thses mditer (11, 398).Et finalement pour autant quils sont admirateurs de ses uvreslittraires, les disciples sont pour lui un fardeau car il est clair quilny a pas de littrature pour les jeunes personnes ( Overbeck,13 mai 87).

    Alors, dsillusionn, il cherche des compagnons ; il croit, par sescrits de mme que par des hameons, pcher les vrais hommes.Mais les vrais lecteurs manquent ; se dfendant contre toute appro-priation, dmasquant toute apparence, il se voit de plus en plus

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    solitaire, dans sa volont de vracit. Ayant lair passionn, il avaitconscience de manquer des prsupposs pour tre compris de sontemps.

    Elle vint, cette renomme que Nietzsche avait prvue avec

    certitude, mais il en vit peine les premiers dbuts. Depuis lors,Nietzsche a-t-il t compris dans son sens lui ?Je doute que quelquun ait le droit de rpondre par Non ou Oui.Notre tche est de devenir nous-mme dans lappropriation de

    Nietzsche. Au lieu de succomber la tentation daccueillir doctrineset lois dans leur univocit apparente comme quelque chose ayantvaleur gnrale, nous entendons faire apparatre le niveau auquelse situe notre propre tre. Au lieu de nous soumettre des exigenceset des propositions simplifies, il faut par Nietzsche trouver lavritable simplicit du Vrai.

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    PREMIER LIVRE

    LA VIE DE NIETZSCHE

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    LA VIE DE NIETZSCHE

    APERUS.La vie. Le monde. La physionomie. Lexception.

    LE DVELOPPEMENT.Le dveloppement de luvre. Comment Nietzsche a compris sonvolution. La troisime priode en particulier. Llmentidentique.

    AMIS ET SOLITUDE.Rhode et Wagner. Le temps de la solitude. Llment durabledans les relations humaines de Nietzsche. Les limites despossibilits damiti de Nietzsche et sa solitude.

    LA MALADIE.Les maladies. La maladie et luvre. Lattitude de Nietzscheenvers la maladie.LA FIN.

    LA VIE.Nietzsche est n la cure de Rocken. Du ct paternel comme du

    ct maternel, ses grands-parents taient des pasteurs. A lge decinq ans, il perdait son pre. Sa mre dmnage et se rend Naum-burg o Nietzsche, entour de parent fminine, grandit avec sa

    sur, de deux ans plus jeune que lui.A dix ans il entrait au Gymnasium de Naumburg ; quatorze ans

    (1858) on lui accorde une bourse la Schulpforta, vieil internatdirig par des professeurs humanistes, de trs grande valeur. Alge de vingt ans (1864) il sinscrit lUniversit. Il commence partudier deux semestres Bonn, o il devient membre de lAsso-ciation dtudiants Franconia, quil quitte en 1865 cause de ladistance entre lide quil en avait et sa ralit.

    De Bonn, il se rend, avec son professeur Ritschl, Leipzig. Il fut,

    avec Edwin Rhode, le meilleur lve du Matre de la philologie.Il fonde lAssociation philologique, publie des tudes philologiqueset, avant davoir t reu docteur, fut appel comme professeur Ble, sur la recommandation de Ritschl qui avait crit : de tant dejeunes forces que, depuis trente-neuf ans, jai vu se dvelopper sousmes yeux, jamais encore jai connu un jeune homme qui ft, si tt etsi jeune, dune maturit telle que ce Nietzsche. Sil vit encorelongtemps que Dieu lui accorde ! je prophtise quil setrouvera un jour au premier rang de la philologie allemande. Il amaintenant vingt-quatre ans ; fort, vigoureux, sain, brave de corps

    et de caractre Il est lidole de tout le jeune monde philologiqueici Leipzig. Vous direz que je vous dcris une sorte de phno-mne ; eh bien, il lest, mais nanmoins aimable et modeste (Stroux, p. 32) il pourra tout ce quil voudra (Stroux, p. 36).

    Deux fois dix ans devaient scouler jusqu ce quclata la crise defolie. De 1869 1879, Nietzsche fut professeur lUniversit de Ble.Conjointement avec Burckhardt il enseignait six heures par semaineau Pedagogicum. Les maisons patriciennes de Ble souvraient lui. Il nouait relations avec les esprits les plus distingus de

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    lUniversit ; J. Burckhardt, Bachofen, Heusler, Rtimeyer. Lamitiet la communaut dhabitation le lirent Overbeck. Au sommet ducommerce de toute sa vie avec les hommes, il plaa jusqu la finses visites de 1869-1872 Wagner et Cosima, Tribschen prs deLucerne. Aprs son livre :La Naissance de la tragdie, les cerclesphilologiques, sous linspiration de von Willamovitz, le mirent leur ban ; les tudiants en philologie manquaient Ble. En 1873commenaient les malaises qui, en 1876-1877, lobligrent prendreun an de cong, quil passa pour la plus grande partie avec P. Rechez M. von Maysenbug. En 1879, lge de trente-cinq ans, il futoblig de donner sa dmission pour raison de maladie.

    La deuxime dizaine dannes 1879-1889, Nietzsche voyagea,cherchant toujours le climat pouvant calmer ses souffrances cruelles,ne sarrtant, cause de lalternance des saisons, nulle part plus

    de quelques mois. Il tait la plupart du temps dans lEngadine et surla Rivira, parfois Venise, la fin Turin. Le plus souvent il passaitlhiver Nice, lt Sils-Marie. Fugitivus errans , il logeait dansdes chambres simples avec les moyens les plus modestes. Pendantla journe il se promenait dans la campagne, protgeant ses yeux dela lumire par une ombrelle verte, il entrait en contact avec toutessortes dhommes en voyage.

    Tandis que ses crits antrieurs La Naissance de la tragdie etLa Premire considration inactuelle contre Strauss avaient fait sen-

    sation et connu un succs enthousiaste et des oppositions brutales,ses crits suivants neurent pas de succs. On acheta peine leslivres daphorismes ; Nietzsche tait oubli. Une srie de hasardle fit tomber dans dprouvantes misres ddition. Finalementil imprima ses crits ses propres frais et ne connut que dans lesderniers mois de sa conscience claire les premiers signes dune gloirefuture dont il navait jamais dout.

    Rejet de sa profession, totalement donn la tche quil se sait,vivant en quelque sorte hors du monde, il sent sveiller en lui, avecune sant croissante, le dsir dun contact nouveau avec la ralit.

    En 1883, il faisait un plan de cours lUniversit de Leipzig, mais lescercles universitaires tinrent ses cours pour impossibles cause ducontenu critique de ses crits. Nietzsche demeure hors du monde,servant son uvre dans une tension croissante.

    En janvier 1889, lge de quarante-cinq ans, se produisitlcroulement, suite dune maladie crbrale organique. Aprs unelongue infirmit arrivait la mort en 1900.

    LE MONDE.

    Le monde qui souvre Nietzsche, o il contemple, pense et parle,sest dvoil lui dabord dans sa jeunesse par la cultureallemande, lcole humaniste, les potes, les traditions nationales.

    Nietzsche, choisit ltude de la philologie classique. Celle-ci ne lecombla pas seulement des grandes intuitions de lantiquit quiaccompagnrent sa vie. Il eut aussi la chance de rencontrer pendantcette tude un vrai rudit : le sminaire de philologie classique,dirig par Ritschl, tait unique par la technique de linterprtationphilologique ; mme de nombreux mdecins et dautres non

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    philologues y participaient pour apprendre la mthode . Danslart et lattitude quon y cultivait, il y avait quelque chose qui estcommun toutes les sciences : distinguer le rel de lirrel, laralit effective de ce quon ajoute par la pense, ce qui est prouvde lopinion, la certitude objective de la conviction subjective.Ce nest que par la vision de ce qui est commun toutes les sciencesque nat la claire conscience de ce quest vritablement le savoirscientifique. Ce qui fait lrudit, son incorruptibilit, lincessantelutte critique, avec sa propre pense, sa simple passion, devinrentpour Nietzsche objet dexprience.

    Les forts instincts pdagogiques de Nietzsche ne se ralisrentque dans une faible mesure. Il mettait le plus grand soin sacquitter de ses obligations de professeur et de son enseignementau Pdagogicum, mais ctait avec un dplaisir croissant. Pendant

    toute la dizaine dannes de son professorat il fut tout entier tendu profiter des charges que lui imposait sa profession, pour servir latche encore indterminable, qui intrieurement lattirait.

    En 1867-1868, Nietzsche fit son service dans lartillerie de cam-pagne. Il termine son service avant le temps, parce que, en sautant cheval, il stait bless, ce qui amena des abcs et une maladie quidura des mois entiers. Durant la guerre de 1870, Nietzsche sengageacomme infirmier. Comme il tait professeur dans un tat neutre, sonloyalisme envers celui-ci lui interdisait le service arm. Il contracta la

    dysenterie et retourna, encore avant la fin de la guerre, son postede professeur.Pour comprendre la faon dont le monde apparat Nietzsche,

    il est essentiel de se rappeler que, de vingt-cinq ans jusqu la fin, ilvcut ltranger. Durant vingt annes, il na vu lAllemagne que dudehors. Ceci lui permit (surtout dans sa vie postrieure de voyagecontinuel, qui lexposait au dracinement) la perspicacit du regard,cette possibilit dignorer les vidences, qui est comme le fait de lavie la limite. Le changement fait natre une excitation toujoursnouvelle du sentiment, une vie dans un horizon dbordant tout ce

    qui se fixe, une augmentation de lamour et de la haine envers notrepropre fondement permanent, dont les voyages ne font quaccentuerla prsence au sentiment.

    Lorsque Nietzsche se dtacha du monde, de sa profession, ducommerce des hommes, de son activit de professeur, ses nouvellesexpriences dpendaient de sa lecture qui, limite cause deses yeux, portait sur de nombreux thmes. On sait quels livresNietzsche a emprunts de 1859 1879 la bibliothque de Ble.Une grande partie de sa propre bibliothque est connue. Cependant,

    on