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BERNARD EDELMAN LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE suivi de LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR L'OEIL DU DROIT : NATURE ET DROIT D'AUTEUR Flammarion

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BERNARD EDELMAN

LE DROIT SAISIPAR LA PHOTOGRAPHIE

suivi de

LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

L'OEIL DU DROIT :

NATURE ET DROIT D'AUTEUR

Flammarion

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I

LA PRATIQUE THÉORIQUE DU DROIT

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CHAPITRE PREMIER

LES RAISONS D'UNE ABSENCE

Je vais tenir un discours qui n'a jamais été tenu etj'expliquerai pourquoi il n'a jamais été tenu. C'est lediscours théorique de la pratique juridique. Ce dis-cours est une gageure : il aura la prétention de direce que nous sommes pour le droit, c'est-à-dire ce quenous sommes réellement pour cette instance juridico-politique qu'est le Droit.

« Ce que nous avons à démontrer, ce n'est pas queles concepts juridiques généraux peuvent entrer à titred'éléments constituants dans des processus et des sys-tèmes idéologiques, mais que la réalité sociale, mas-quée en une certaine mesure par un voile mystique,ne peut pas être découverte à travers ces concepts'. »

La démarche est complexe et elle n'est pas inno-cente. Lénine, dans la loi sur les amendes 2, faisait desdistinguos de juriste : il opposait l'amende au dédom-magement. Celui qui cause un dommage à quelqu'unest tenu de le réparer : c'est un dédommagement, lestribunaux en jugent. C'est notre article 1382 du Codecivil. L'ouvrier qui cause un dommage au patron estsanctionné : c'est une amende. Le patron est seul juge.Lénine faisait du droit, c'est-à-dire qu'il « animait » ledroit, ou, si l'on préfère, qu'il lui donnait son « âme »

1. Pasukanis, La Théorie générale du droit et le marxisme, EDI,1970, p. 64.

2. Lénine, a Explication de la loi sur les amendes s, Œuvres,Éd. Sociales, 1958, t. II, p. 27 sq.

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véritable. À la formule générale de la responsabilitécivile, il opposait la lutte des classes. Le « celui » ducode Napoléon devient « l'ouvrier » de la loi de juin1886 ; le « quelqu'un » abstrait et général devient lepatron ; le dédommagement, l'amende ; le tribunal,le capitaliste.

Lénine disait : tout le monde croit savoir ce qu'estune amende, et si vous demandez à un ouvrier s'ilsait ce qu'est une amende, il s'étonnera. Commentne le saurait-il pas, alors qu'il doit en payer ? Là estl'illusion. Car c'est en payant l'amende que l'ouvriern'est pas un homme libre, on « le mate avec dessous 3 ». La loi remplace le knout.

Pour nous, Lénine faisait du droit ; pour lesjuristes, Lénine fait de la politique ; pour les « politi-ques », Lénine fait de la politique.

Je ne cache pas le terrain où je me situe. C'est leterrain de la « lutte théorique ». C'est le terrain mêmeque m'impose ce dont je parle, même si ce dont jeparle (le droit) doit ignorer que là est son terrain. Jeveux dire que là est justement ce terrain que le droitcirconscrit, et que les frontières qu'il s'efforce de tra-cer sont les frontières « vraies » de son idéologie.

Je veux dire que le droit présente cet étonnant pa-radoxe » de sanctionner, par la contrainte, sa propreidéologie.

Il fallait se mettre au travail de décryptage des juge-ments et des arrêts ; il fallait prendre au sérieux lescatégories juridiques, les raisonnements aberrants desjuristes, les formules techniques des tribunaux, lafausse rigueur de la Doctrine 4.

3. Explication... », in op. cit., p. 28.4. La « Doctrine », en droit, désigne un corpus original, constitué

à la fois par les commentaires des lois et décisions de justice (notesd'arrêts) et par des ouvrages « théoriques » sur le droit. On peutdire qu'il s'agit là du lieu privilégié de l'idéologie juridique où sestructure le discours idéologique, et où s'élaborent la défense etl'illustration du droit. Je dis : lieu privilégié, car c'est aussi le lieu dela collusion entre l'enseignement juridique et la production pratiquejuridique. L'étudiant en droit en fait son pain quotidien, le magis-trat y trouve confirmation de sa jurisprudence, le professeur, sajustification.

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Les prendre au sérieux ne voulait pas dire lesprendre pour ce qu'ils prétendaient être, mais lesprendre pour ce qu'ils étaient dans leur fonctionnementnécessaire.

Ce sérieux, la théorie marxiste le permettait, nousen donnait les moyens, nous faisait prendreconscience de son enjeu : le droit présente cette doublefonction nécessaire, d'une part, de rendre efficaces lesrapports de production, d'autre part, de refléterconcrètement et de sanctionner les idées que se fontles hommes de leurs rapports sociaux.

Cela, le marxisme nous l'enseignait. Il nous ensei-gnait aussi que les catégories juridiques disent sansdire la réalité des rapports dont elles sont l'expres-sion. Il nous enseignait plus encore : le mouvementnécessaire par lequel ces catégories deviennent relative-ment autonomes, et la raison pour laquelle elles sontpensées — j'entends dans leur fonctionnement —comme totalement autonomes, à leur façon.

C'est-à-dire qu'il nous donnait la théorie ducontenu concret de l'illusion anthropologique dudroit, qui croit tenir un discours éternel sur l'hommeéternel.

Par là, le droit prenait son ampleur véritable. Ilremplissait l'espace politique. Je veux dire qu'il sanc-tionnait le pouvoir politique pour sanctifier la pro-priété privée. En retour, il légitimait <4 l'essence del'homme ». Je dis en retour, car l'homme en est leprix.

Je ne m'étendrai pas sur ces résultats acquis. Ilsnous sont acquis, à nous tous qui travaillons concrè-tement à découvrir quotidiennement le réel pour letransformer. Je ne m'étendrai pas non plus sur lanécessité de la <4 critique des armes ». Le glaive de laloi a opéré suffisamment de coupes claires dans laclasse ouvrière.

Mais la question que je me pose à présent est unequestion théorique. Elle est aussi politique. La théoriemarxiste du droit en est encore à ses débuts. Celapeut paraître inouï, cela peut paraître impensable, et

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pourtant cela est, et cela est pensable. Je voudraisqu'on m'entende bien. Je ne dis pas : la théorie dudroit, pour nous, marxistes, en est encore à sesdébuts ; je dis, plus modestement — et, peut-être,plus ambitieusement — la théorie marxiste du droit enest encore à ses débuts.

Cette proposition « énorme », je dois, bien sûr ladémontrer. Marx nous a laissé des ouvrages sur laphilosophie du droit ; il nous a laissé des textes plusprécieux — plus précieux pour nous — de « juriste » :le vol de bois, la censure. Il nous a laissé surtout desindications multiples sur le droit en général, de LaSainte Famille au Capital. Je pense au célèbre passagede L'Idéologie allemande où il nous démontre que lescaractères juridiques de la propriété privée — jusutendi et jus abutendi — expriment « d'une part le faitque la propriété privée est devenue complètementindépendante de la communauté, et d'autre part l'il-lusion que la propriété privée elle-même repose sur laseule volonté privée, sur la libre disposition des cho-ses 5 ».

De telles indications sont inestimables. Marx necesse de nous le dire. Les formes juridiques ne déter-minent pas le contenu même de ce qu'elles rendentefficace. Mais il ne cesse de nous dire aussi que ledroit rend efficace ce contenu par la contrainte del'Appareil d'État. Et ce qu'il nous dit de plus impor-tant encore, c'est que le rapport entre l'expression ducontenu et l'efficacité du contenu est idéologique, etque c'est ce rapport lui-même qui devient puissancemystérieuse, « fondement véritable de tous les rap-ports de propriété réels 6 ». Car, en fin de compte, ilrenvoie à la volonté libre, c'est-à-dire à l'illusion que lapropriété privée elle-même repose sur la seule volontéprivée. En droit, le « je veux » est un « je peux » ; lecontrat est un acte hégélien : une pure rencontre devolontés.

5. Marx-Engels, L'Idéologie allemande, Éd. Sociales, p. 107.6. Ibid., p. 400.

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Cela, je le répète, est inestimable, tout autant queL'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etatd'Engels, des fameux chapitres ix, x et xi de L'And-Diihring, des innombrables indications du Capital.Mais, ce qui est plus inestimable encore, c'est quecela permet de développer une théorie marxiste dudroit.

Il est temps de m'en expliquer.Nous ne possédons pas une théorie de la pratique

« théorique » interne du droit. Je veux dire que si noussavons — ou plutôt si nous croyons savoir — cequ'est le droit, nous ne savons pas comment il fonc-tionne. Je veux dire encore que la connaissance mêmede l'idéologie renvoie à la production des effetsqu'elle engendre ; que l'idéologie n'est effective quepar son fonctionnement, et que la connaissanceconcrète de son fonctionnement est la connaissancethéorique même de l'idéologie. Plus précisément :que séparer la théorie générale du droit de la pratiquethéorique du droit produit des effets théoriques etpratiques incalculables : l'abandon au droit du terrainmême qu'il revendique. L'ignorance politique de sontravail « théorique » laisse, en fin de compte, le droitlibre de se perpétuer dans sa propre illusion quidevient la nôtre.

« Pourquoi les idéologues mettent tout la tête enbas [...] A propos de cette subdivision idéologique àl'intérieur d'une classe, 1°) accession de la professionà l'autonomie par suite de la division du travail, cha-cun tient son métier pour le vrai. Au sujet du lien deleur métier avec la réalité, ils se font d'autant plusnécessairement des illusions que la nature du métierle veut déjà. En jurisprudence, en politique, etc., cesrapports deviennent — dans la conscience — desconcepts ; comme ils ne s'élèvent pas au-dessus deces rapports, les concepts qu'ils en ont sont, dans leurtête, des concepts fixes : le juge, par exemple,applique le Code, et c'est pourquoi il considère la

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législation comme le véritable moteur actif. Respectde chacun pour sa marchandise'... »

Les juristes, nous leur avons" laissé la « propriété »de leur ordre, nous les avons laissés impunis. J'en-tends que nous leur laissons la place. Cette place,c'est aussi notre absence qui la perpétue dans son être,c'est-à-dire innocente. Le juriste, le « philosophe dudroit », a l'âme innocente du bon droit qu'il légitime.Les Archives de philosophie du droit peuvent publierleur volume annuel de 1971 sous le titre « Le Droitinvesti par la politique », nous autres, marxistes, nousn'en avons cure, puisque nous organisons des col-loques où personne ne vient. Nous autres, marxistes,nous préférons nous consacrer à la tâche urgented'assassiner nos alliés ; Pasukanis — dont il est tempsde reconnaître le génie — est accusé froidement ducrime « d'abstraction », « ce qui l'inscrit inévitablementen contradiction avec toutes les données de la bataillecontemporaine où les analyses idéologiques ont leurréférence et leur problématique très concrètes 8».Cette entreprise sans précédent est ravalée au rangd'une « illusion infantile 9 ». Voilà nos textes « théori-ques » contemporains. C'est peu et c'est beaucoup, sil'on tient pour important le « symptôme ».

La tâche que je me suis dévolue devient la suivante.La conscience du juriste est une mauvaise conscience,sa moralité, une immoralité, son ordre public, l'ordrede la propriété privée, son « âme », c'est-à-dire sonillusion de tenir les rapports juridiques pour les rap-ports humains, est l'âme d'un propriétaire et d'unrentier, ses concepts, l'expression nécessaire du capi-tal. Et puisque j'ai parlé de son âme, j'ajoute que j'enparle pour ne plus en parler : « Le fait que l'âme etla conscience interviennent dans le droit est, pour le"critique", une raison suffisante de parler de l'âme etde la conscience, là où il est question du droit, et de

7. Ibid., p. 108.8. M. et R. Weyl, <■ Idéologie juridique et lutte des classes s, La

Nouvelle Critique, janv. 1972, n° 49.9. Ibid.

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la dogmatique théologique là où il est question de ladogmatique juridique 1 °. » Ou plutôt je dirai qu'il fautfaire rendre l'âme au droit et que son « âme », c'est sapratique.

« La théologie qui donne constamment aux idéesreligieuses une interprétation humaine [...] pècheainsi constamment contre son hypothèse de base ; lecaractère surhumain de la religion ". » Le droit pècheconstamment contre son hypothèse de base : la pro-priété privée. La prétention à la justice devient la pra-tique de l'injustice, la prétention à dire l'homme, lapratique du propriétaire.

On comprend mieux ce que j'avançais ci-dessus :la théorie marxiste du droit n'est rien d'autre que laconnaissance concrète du fonctionnement du droit.La pratique doit rendre gorge.

Or, cette reddition de comptes, pour nous qui ensommes les comptables, ne peut s'établir, se « balan-cer », sans négliger la formalité de cette pratique, sansnégliger l'analyse de cette pratique qui est indisso-ciable de certaines formes de raisonnement, qui nepeuvent se comprendre eux-mêmes en dehors de cer-taines contraintes théoriques, idéologiques. Cettepratique, nous ne la prendrons en compte que dansla mesure même de la nécessité de sa production decertaines formes abstraites et contraignantes qui luipermettent sa pratique même.

Car les catégories juridiques, à l'égal des catégoriesde l'économie bourgeoise, « sont des formes de l'intel-lect qui ont une vérité objective en tant qu'elles reflè-tent des rapports sociaux réels, mais ces rapportsn'appartiennent qu'à cette époque historique déter-minée où la production marchande est le mode deproduction sociale 12 ».

La pratique constitue leur fonctionnement, commeleur fonctionnement constitue cette pratique. Cela

10. Marx-Engels, La Sainte Famille, Éd. Sociales, p. 120.11. Ibid., p. 43.12. Marx, Le Capital, Éd. Sociales, liv. I, chap. I, p. 88.

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suffit pour le droit. L'économie politique classique sesuffisait de Smith et Ricardo. S'ils se débattaientcontre la propriété privée, c'était « dans une quel-conque de ses formes partielles 13 ».

Mais, ce qui suffit à la pratique d'une idéologieles frontières qu'elle se trace — constitue précisé-

ment sa fonction et son fonctionnement. L'idéologiejuridique se définit par ses frontières, par ses « ta-bous ». Elle s'entoure d'un cordon sanitaire. Ellecraint la pollution du politique ; pis que ça, de l'éco-nomie.

Sa crainte désigne sa fonction.Elle est l'indice de sa censure, puisque sa censure

est elle-même. Elle dénonce la politique dans son « a-politisme 14 », l'économique dans l'abstraction mêmede la loi, le théorique dans son empirisme. Elle sedénonce dans les formes mêmes qu'elle est contraintede prendre. Je songe à la forme sujet de droit. On yreviendra.

Qu'il suffise de dire notre ultime projet théorique :tenir un discours scientifique sur le droit, c'est aussitenir le discours des conditions de la productionnécessaire des catégories juridiques dans la pratiquedu droit.

13. Marx-Engels, La Sainte Famille, op. cit., p. 43.14. Cf. en annexe l'article paru dans La Pensée (avril 1971,

n° 156) où j'ai démontré que le procès même de l'idéologie juri-dique, dans cette matière très privilégiée du droit du travail,consiste à « dépolitiser » les problèmes politiques.

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CHAPITRE II

L'ACTE DE NAISSANCEDE L'IDÉOLOGIE JURIDIQUE

J'ai dit à l'instant que la dénégation appelait la pré-sence déniée. Je veux préciser l'essentiel.

L'idéologie juridique se dénonce en dressant sonacte de naissance. Et son acte de naissance, c'est lapostulation que l'homme est naturellement un sujetde droit, un propriétaire en puissance, puisqu'ilest de son essence de s'approprier la nature.

L'« illusion » est universelle dans la philosophie spé-culative. Il s'agira de tenir alors le discours de l'appro-priation privative' de la nature, dans sa combinatoirehistorico-sociale. Les deux « bonshommes » dontparle Engels fixent le rapport idéal de l'échange, dudroit et de la politique. La robinsonnade est le « lieucommun » de l'économie politique classique et de lathéorie du droit. La seule différence : les juristes ycroient encore.

1. La liberté de l'homme se réalise par l'appropriation e privée »de tout objet. C'est ce postulat inattaquable » qui fonctionne à lafois dans la pratique juridique et, dans son expression abstraite,dans les philosophies idéalistes du droit. Toute l'extraordinaire ten-tative hégélienne des Principes de la philosophie du droit se résout encette donnée très simple : que la propriété est une déterminationdu sujet. Ainsi pour Hegel, e la personne a le droit de placer savolonté en chaque chose, qui alors devient même et reçoit commebut substantiel (qu'elle n'a pas en elle-même), comme destinationet comme âme, ma volonté. C'est le droit d'appropriation del'homme sur toutes choses s (§ 44).

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Je ne ferai pas l'e histoire » du « simple conceptd'homme » dans le droit, la théorie du passage dudroit romain au droit moderne, du passage d'undroit qui peut être « qualité de la chose », commedisait Jhering, à un droit qui est le sujet lui-même. Etpourtant, cette « histoire », il faudra bien la reprendre,mais ailleurs que dans l'« évolution historique » dudroit subjectif; ailleurs que chez Occam, ou Pufen-dorf, ou Kant 2, ou Hegel ; ailleurs, encore, que chezLoyseau, dans son Traité des Seigneuries, que chezDumoulin ou dans les grands coutumiers.

La reprise s'effectuera dans un lieu « insolite », celuide la circulation : le lieu où se déploie l'échange mar-chand, et où se réalise l'exploitation de l'homme parl'homme sous la forme du « libre contrat ».

Alors on verra que la fonction même de l'idéologiejuridique est la nécessité de sa fiction, qui lui permet,comme le dit superbement Marx, <4 une pratique inabstracto ». Et l'on verra que cette fiction de la fonc-tion, la lutte des classes l'a fait voler en éclats 3.

Mais le chemin est long jusqu'à la théorie, et il estbon d'interroger d'abord la pratique, dans l'élabora-tion occulte de la jurisprudence quotidienne. C'estdans ce laboratoire de la pratique qu'on verra s'ani-mer des catégories, qui prennent l'habit le plus banaldu contrat, de la volonté, du consentement.

On verra surtout, dans cette pratique, évoluer unêtre bien connu, et pourtant mal connu, le sujet dedroit.

Et c'est par lui que je commencerai, car « la catégo-rie de sujet est apparue avant tout avec l'avènementde l'idéologie juridique, qui emprunte la catégorie

2. Cf. à ce sujet notre article a La Transition dans la "Doctrinedu Droit" de Kant », La Pensée, n° 167, févr. 1973.

3. Zdewek-Krystufek, s Signification historique de la fiction dudroit naturel s, Archives de philosophie du droit, Libr. Sirey, 1969,p. 309.

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juridique de "sujet de droit" pour en faire une notionidéologique : l'homme est, par nature, un sujet 4 ».

Et c'est en vous lisant le sujet de droit dans la pra-tique des juristes, que vous comprendrez mieux dequoi on va parler et comment on va parler. La voiede mon propos le plus direct sera ainsi ouverte.

Section I. — La vie « doctrinale » du sujet de droit

Je vais donc vous lire deux séries de textes. La pre-mière série constituera une introduction juridique àla catégorie de sujet de droit.

La seconde série constituera une explication juri-dique de cette catégorie. Autant dire alors que jeconstaterai une catégorie dans la première série, etque je la ferai vivre dans la seconde série. Cette vie,je tâcherai de la décrypter devant vous.

I. L'INTRODUCTION JURIDIQUE

Pour le droit, le droit débute par la personne : « lapersonnalité juridique de l'homme existe par elle-même et indépendamment de la possibilité pour l'êtrehumain considéré de former une volonté 5 ». « Onappelle personne, dans la langue juridique, des êtrescapables d'avoir des droits et des obligations. Plusbrièvement, on dit que la personne est tout sujet dedroit. L'idée de personnalité, nécessaire pour donnerun support aux droits et aux obligations [...] est indis-pensable dans la conception traditionnelle du droit 6 . »

« Depuis l'abolition de l'esclavage, tout être humainest une personne. Il n'est pas nécessaire qu'il ait pleine-ment conscience de lui-même et soit doué d'intelli-gence et de volonté. Les enfants et les fous sont des

4. L. Althusser, « Appareil d'État et appareils idéologiquesd'État », La Pensée, juin 1970, p. 29.

5. Marty, Raynaud, Traité de droit civil, Librairie générale dedroit et de jurisprudence, t. I, n° 141.

6. Planiol, Ripert, Traité de droit civil, t. I, n° 6.

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personnes, bien qu'ils n'aient pas de volonté conscien-te ; ils sont donc titulaires de droits et d'obligations'. »

Voilà ma première série de textes, tirée de deuxgrands classiques contemporains du droit civil fran-çais. J'aurais pu en adjoindre beaucoup d'autres, maisils ne font que dire cette seule et unique chose : lapersonne humaine est juridiquement constituée ensujet de droit, en « toujours-déjà sujet », indépendam-ment de sa volonté même.

J'étudierai plus avant le contenu concret de cetteforme sujet. Je voudrais simplement ici décomposerla postulation juridique du sujet de droit.

Les textes disent : le sujet de droit est l'expressiongénérale et abstraite de la personne humaine ; ilsdisent aussi : ce qui rend cette expression efficace,c'est la capacité générale de l'homme à s'appartenir etdonc à acquérir. Ils disent enfin : que si cette capacitéest le mode d'être du sujet, c'est que le sujet peut/veut/ consent/ est libre de s'appartenir et d'acquérir.

Je peux alors avancer cette proposition en touterigueur : la liberté est la capacité juridique à s'appar-tenir, à être propriétaire de soi (par essence). Jepeux préciser : la liberté d'acquérir est la conséquencejuridique de la libre propriété de soi-même. L'esclave,« objet de propriété, ne peut guère être conçu commesujet de droit 8 » ; la personne, sujet de propriété, peutêtre conçue comme sujet de droit.

À ce point, je pose la question : qu'est-ce qui estinterpellé dans le sujet de droit par l'idéologie juridi-que ? Je laisse la question provisoirement en suspens.

Tel est l'état de cette toute première lecture.

II. L'EXPLICATION JURIDIQUE

Je donne ma seconde série de textes. Ils vont deSavigny à Carbonnier, de 1840 à 1972. Ils étudient« les aventures de la volonté ».

7. Planiol, ibid., n0 7.8. Ibid., note 1.

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Savigny. — Le droit subjectif 9 est un pouvoir quiest reconnu à l'individu « par le droit objectif », afinde lui assurer « un domaine où sa volonté règne indé-pendante de toute volonté étrangère, et qu'ainsi ledéveloppement parallèle des individus trouve indé-pendance et sécurité 10 ».

La volonté humaine peut s'exercer sur les chosesdu monde extérieur — c'est le droit de propriété —elle peut s'exercer sur une personne qui passe sousl'empire de la volonté — ce sont les droits dits « per-sonnels » —, tous les droits de créance.

Le mystère de ce droit objectif reste entier. Toutce qu'on sait de lui, c'est qu'il donne à la personne lepouvoir d'être propriétaire ou patron. C'est ceconcept de droit qui détermine, pour le Droit, ledomaine du droit. C'est le Sujet qui détermine lesujet. Traduisons : le Commerce se prouve par lecommerce. C'est une tautologie mystificatrice.

Jhering. — « Les droits n'existent point pour réali-ser l'idée de la volonté abstraite, ils servent à garantirles intérêts de la vie ". » Jhering nous prévient d'uneerreur triviale : il ne faudrait pas croire que les « inté-rêts de la vie » ne consistent que dans les délices maté-

9. Comme il va être constamment question du droit subjectif,il importe d'indiquer, brièvement, ce qui est en cause dans cettecatégorie.

La question : tout droit vient-il de la personne (droit subjectif)constitue le terrain privilégié de toute philosophie idéaliste dudroit.

Ce qui est en cause, dans cette catégorie, c'est tout à la foisl'idéologie juridique — en tant qu'elle appréhende toute productionjuridique comme la production d'un sujet (de droit) — et la pra-tique juridique, en tant qu'elle fonctionne sur cette « forme achevée,donnée a priori » (Pasukanis, op. cit., p. 101).

De même que la richesse des sociétés capitalistes s'annoncecomme une immense accumulation de marchandises [et que]l'analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse »a constitué, pour Marx, le point de départ, de même, l'immenseédifice législatif et jurisprudentiel de ces mêmes sociétés s'annonce,pour sa plus grande part, comme un prodigieux développement dusujet de droit, l'élément le plus simple et le plus achevé du rapportjuridique.

10. Traité de droit romain, 1840, t. I, p. 326-327.11. L'Esprit du droit romain, 1878, t. IV, p. 319.

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riels. « Au-dessus de la fortune se placent des biens denature morale dont la valeur est autrement grande : lapersonnalité, la liberté, l'honneur, les liens de famille.Sans ces biens-là, les richesses extérieures et visiblesn'auraient aucun prix 12 . »

Dieu merci, nous voilà rassurés !À celui qui demande qui protège ma liberté ? Jhe-

ring répond : l'intérêt. A celui qui demande : d'oùvient mon intérêt ? Jhering répond : de ta liberté. Auprolétaire qui montre sa bourse vide, Jhering répond :« Tu as autant que le riche, puisque le prix de larichesse est la liberté. »

Je passe à Michoux 13 . Cet auteur se pose une gravequestion : il n'est pas réaliste de dire que le droit sub-jectif est une puissance accordée à une volonté parle droit objectif, car alors, « l'ordre juridique n'a pasd'autre objet que de protéger les manifestations decette volonté ». Ce qui est réaliste, c'est de dire quela volonté ne doit être protégée qu'à raison de sonobjet, à raison de l'intérêt qu'elle a pour fin desatisfaire. De cette profonde méditation qui a faitavancer d'un grand pas la science juridique, Michouxtire, comme un prestidigitateur un lapin de son cha-peau, cette définition : le droit subjectif, « c'est l'inté-rêt d'un homme ou d'un groupe d'hommesjuridiquement protégé au moyen de la puissancereconnue à une volonté de le représenter ou de ledéfendre 14 ».

On a fait descendre la volonté du ciel du Droitromain à la terre du Code Napoléon et, sur cetteterre, la terre des hommes, on l'interroge « concrète-ment ». Que veut la volonté ? Et la volonté, bonnefille, répond : je veux ce que je suis, ton intérêt. Et sila société anonyme l'interroge, elle répond tout aussisereinement : je veux votre intérêt qui est le mien.

Ripert. — Le droit subjectif est un pouvoir reconnu

12. Ibid., p. 326.13. Théorie de la personnalité morale et son application au droit fran-

çais, Librairie générale de droit et de jurisprudence, t. I, p. 70.14. Ibid.

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par le droit objectif au sujet. « Celui qui a un droitenvers une autre personne a sur celle-ci une puissanceprivée, puisque le débiteur est obligé de donner unbien ou d'exécuter un travail pour le créancier 15 . »

Sur la terre du Code civil, la volonté s'est humani-sée : son pouvoir se prouve par l'exploitation del'homme par l'homme.

Je finirai par Carbonnier, qui s'est intronisé socio-logue d'un droit « sans rigueur 16 ».

Pour ce sociologue « sans rigueur », le droit subjec-tif se prouve par les animaux, par les enfants et dansles viscères. On apprend qu'il se produit, dans lessociétés animales, des phénomènes juridiques, sub-juridiques à tout le moins 17 » ; que lorsque le liondéfend son territoire de chasse, nous autres, leshumains, nous conceptualiserions cette réaction « enun droit subjectif ». C'est « dans la profondeur de cesinstincts » que notre sociologue n'hésiterait pas àchercher « la racine naturelle (naturelle, ici, c'est ani-mal) du droit subjectif 18 >>. Saint Sancho est battu : lechien a un droit subjectif sur son os 19 . Chez l'enfant,e dès la deuxième année, se manifeste graduellementl'instinct de tenir un objet et de le défendre, ainsi que

15. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, éd. 1956, t. I, n" 4,648.

16. Flexible Droit, <■ Pour une sociologie du droit sans rigueur »,Libr. gén. de droit et de jurisprudence, 1969.

17. Ibid., p. 107.18. Ibid., p. 108.19. « Un chien, écrivait Stirner, qui voit un os au pouvoir d'un

autre ne s'écarte que s'il se sent trop faible. L'homme, lui, respectele droit de l'autre sur son os. » (L'Idéologie allemande, op. cit.,p. 398.) Marx ironise : « Certes, un chien n'a jamais transformé unos en phosphore, en poudre d'os, ni en chaux, pas plus qu'il nes'est jamais "rien fourré dans la tête" relativement au "droit" qu'ila sur un os. Saint Sancho, lui non plus, ne s'est jamais "mis entête" d'analyser si le droit que les hommes revendiquent sur un os,et que les chiens ne revendiquent pas, ne dépend pas du parti queles hommes tirent de cet os dans la production, et que les chiensne tirent pas. » (Ibid., p. 399.) Notre saint national pulvérise saintSancho, après plus d'un siècle de réflexion : le chien s'était bel etbien « fourré dans la tête » qu'il avait un droit sur son os... commele loup sur l'agneau.

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26 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

la réaction corrélative d'irritation lorsqu'il vient à êtreenlevé. Cette irritabilité, cette rétractibilité, commed'un tissu, n'est-ce pas la substance biologique dudroit subjectif 2° ». Ne nous y trompons pas : le hochetde l'enfant, c'est déjà la rente foncière. La propriétéprivée est inscrite dans nos cellules, elle est chromo-somique. Des cellules aux viscères, le pas est vitefranchi : la notion de droit subjectif « traduit un phé-nomène psychosociologique élémentaire et pour ainsidire viscéral 21 ». Nous voilà revenus au point dedépart.

Je n'irai pas plus loin. Je veux à présent me deman-der ce qui est dit, ce qui est occulté, et le rapportentre ce qui est dit et ce qui est occulté dans cestextes.

Section II. — Idéologie et sujet de droit

1. Ce qui est dit, c'est que l'homme a un pouvoirqui lui est donné par le concept de droit : le droitobjectif. Dans ce qui est dit, ce qui est explicite,on peut déjà lire le fonctionnement de l'idéologie entenant pour acquises les thèses d'Althusser 22.

Les « individus » sont interpellés en sujets par ledroit. Cette interpellation est constitutive de leur êtrejuridique même, en ce sens que c'est cette interpella-tion « tu es un sujet de droit », qui leur donne le pou-voir concret, qui leur permet une pratique concrète.« Puisque tu es le sujet de droit, tu es capable d'ac-quérir et de [te] vendre. » Cette interpellation est l'in-terpellation par le concept, le droit, le sujet. J'aidémontré ailleurs 23 que l'idéologie juridique dans sonfonctionnement postule le rapport nécessaire entredeux sujets ; et qu'un rapport de droit n'est rien

20. Ibid., p. 108.21. Ibid.22. Althusser, op. cit.23. « Note sur le fonctionnement de l'idéologie juridique «, La

Pensée, n° 156, avril 1971.

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L'ACTE DE NAISSANCE DE L'IDÉOLOGIE JURIDIQUE 27

d'autre qu'un rapport entre « couples de sujets ». J'aidémontré aussi 24 que la règle de droit était penséecomme un rapport entre le droit et les sujets de droit,et que c'est l'existence d'un Sujet (qui est ce qui faitle droit, i.e. l'État) qui donne cohérence et unité à larègle de droit, qui n'a d'existence que par la média-tion des sujets de droit. L'assujettissement du sujetde droit au Sujet lui permet tout à la fois de légitimerson pouvoir en dehors de lui, et d'opérer le retourau pouvoir. Cette « structure spéculaire redoublée del'idéologie n », cette structure en double miroir,assure le fonctionnement de l'idéologie juridique :d'une part, le sujet de droit existe au nom du droit,

que le Droit lui donne son pouvoir ; mieuxmême : qu'il donne au droit le pouvoir de lui donnerun pouvoir ; d'autre part, le pouvoir qu'il a donné audroit lui fait retour : le pouvoir du droit n'est que lepouvoir des sujets de droit : le Sujet se reconnaît lui-même dans les sujets. Le pouvoir (la propriété) dansle Pouvoir (l'État). L'État joue, idéologiquement,cette place dévolue au Moyen Âge à l'Église. LaConstitution d'un État sujet de droit assure le fonc-tionnement de l'idéologie juridique.

2. Ce qui est occulté, c'est le fonctionnement mêmede l'idéologie juridique. Je veux dire par là que cefonctionnement se suffisant à lui-même, cette suffi-sance est occultation dans le fonctionnement mêmede sa suffisance. Autrement dit, le fonctionnement del'idéologie juridique rend « inutile » la question de sonfonctionnement. Un peu comme le Dieu de Des-cartes, le coup de pouce idéologique fait marcher lamachine. On ne demande à une Horloge que de dési-gner l'heure, et à la Justice d'être juste. Il suffit audroit de dire que l'Homme a un Pouvoir, que ce Pou-voir protège son Intérêt, et que sa volonté libre estune volonté qui veut son Intérêt, pour « démarrer »l'idéologie juridique. La tautologie est le processus

24. Ibid.25. Althusser, op. cit. , p. 35.

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ultime qui permet d'agir sur le réel sans le dénoncer,aussi bien « dans la conscience commune [...] quechez les politiciens et les juristes qui, chargés par ladivision du travail du culte de ce concept, voient eneux, et non dans les rapports de production, le fonde-ment véritable de tous les rapports de propriétéréels 26 ».

3. Le rapport de ce qui est dit et de ce qui est occulté,c'est la pratique même qui le désigne. C'est ce quej'avançais ci-dessus. Le droit occupe cette placeunique d'où il puisse sanctionner par la contrainte desa propre idéologie, rendre aussi directement effi-caces les rapports de production. Que ces rapports deproduction soient rendus juridiquement efficaces parla catégorie première du sujet de droit révèle bien lerapport imaginaire des individus aux rapports de pro-duction ; et la pratique juridique renvoie à l'idéologiesa propre pratique ; celle du Code civil, celle du Codepénal, celle des tribunaux.

On verra alors s'animer ces catégories, on les verrapasser des contrats de travail, on les verra justifier descondamnations pour grève illicite, on les verra appli-quer les règles nécessaires des rapports de produc-

26. Marx, dans L'idéologie allemande, nous montre le mouve-ment par lequel les concepts juridiques « prennent valeur de puis-sance mystérieuse ». « Les rapports de production antérieurs desindividus entre eux, écrit-il, s'expriment nécessairement aussi sousforme de rapports politiques et juridiques. Dans le cadre de la divi-sion du travail, ces rapports ne peuvent devenir qu'autonomes vis-à-vis des individus. Dans le langage, tout rapport ne peut s'expri-mer que sous forme de concept. Si ces concepts généraux prennentvaleur de puissance mystérieuse, c'est la conséquence nécessaire dufait que les rapports réels, dont ils sont l'expression, sont devenusautonomes. Outre la valeur qu'ils prennent dans la consciencecommune, ces concepts généraux sont affectés d'une valeur spé-ciale et développés par les politiciens et les juristes qui, chargés parla division du travail du culte de ces concepts, voient en eux, etnon dans les rapports de production, le fondement véritable detous les rapports de propriété réels. C'est cette illusion que Sanchoadopte les yeux fermés, réussissant ainsi à faire de la propriété juri-dique la base de la propriété privée, et du concept du droit la basede la propriété juridique : il peut dès lors, pour toute critique, seborner à dénoncer le concept de droit comme concept, commefantôme [...]. » (p. 399-400.)

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tion. Je n'en dis pas plus : seulement que je tâcherainon pas de les animer, mais de montrer ce qui lesanime. Ce qui fait gigoter les marionnettes se trouvetoujours en coulisses.

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H

LA PRODUCTION JURIDIQUE DU RÉEL

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CHAPITRE III

LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION

J'en ai fini avec le sujet de droit. Il m'a servi àouvrir la voie, à préciser le concept fondamentalde la pratique juridique.

A présent, ce dont je vais parler semblera être unequestion infime, minuscule, sans rapport avec l'ambi-tion que je prétendais avoir. Il va être question eneffet du droit de la photographie et du cinéma, c'est-à-dire d'une question plus que modeste : celle desproblèmes juridiques posés, soulevés par l'irruptiontechnique et économique du cinéma et de la photo-graphie. Or, on va le découvrir, dans cette questioninfime, il y a tout le droit en condensé, toutes les formesqui le gouvernent, les visibles et les invisibles. Il ya aussi des questions d'esthétique, d'économie et dephilosophie. Mais, tout ce dont il sera question serévélera, se formera dans des concepts juridiques.C'est dire que nous nous contenterons de faire tenirau droit le discours qui est le sien. Mieux : noustâcherons de le « surprendre » dans son discours « sur-pris » par la photographie et le cinéma. Nous le sur-prendrons dans sa formation même, dans sadécomposition/re-composition, dans son processusd'absorption de ces nouveaux modes d'appréhensiondu réel.

Car, ce dont il va être fondamentalement question,c'est de la production juridique du réel. Qu'on m'en-tende bien : j'utiliserai à présent des notions juri-

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34 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

Biques. Lorsque j'écrirai sujet, il faudra comprendresujet de droit ; lorsque j'écrirai objet ou réel, il faudracomprendre le réel en tant qu'il désigne quelquechose pouvant tomber sous des catégories juridiques,donc, aussi, la catégorie juridique du réel, le réelcomme objet de droit, susceptible d'appropriation, devente, de contrats. Aussi, lorsque je dis qu'il va êtrequestion de la production juridique du réel, j'entendspar là qu'il va être question de la constitution du réel— ou de la re-constitution du réel — dans le droit etpour le droit. Plus précisément, du processus qui vafaire du réel un objet de droit.

Et puisque j'ai parlé du processus qui constitue leréel en objet de droit, il va s'agir de poser les condi-tions juridiques qui permettent à un photographe ouà un cinéaste de tenir son discours de propriétaire surun réel qui est « toujours-déjà » investi par la pro-priété. Car, et tel est ce « paradoxe » stupéfiant, la« réalité » dont le cliché reproduit l'image appartienttoujours à quelqu'un. Et le paradoxe du paradoxe estle suivant : si ce que je reproduis « appartient » à toutle monde, c'est-à-dire à la communauté nationale, end'autres termes si ce que je reproduis fait partie dudomaine public (les rues, les fleuves, les mers territo-riales...), cela ne deviendra ma propriété qu'à condi-tion que je me le réapproprie.

Si donc, d'un côté, toute production juridique estproduction d'un sujet dont l'essence est la propriétéet dont l'activité ne peut être que celle d'un proprié-taire privé de l'autre côté, l'activité spécifique du

1. Il convient de préciser deux choses. D'un côté, tout créateurpeut rencontrer, chemin faisant, ce e réel » déjà investi par la pro-priété. Je songe à toute la jurisprudence relative au roman, où lestribunaux condamnent l'auteur qui a présenté sous un jour défavo-rable un personnage « réel ». Néanmoins, la spécificité de la photo-graphie et du cinéma consiste en une re-production « mécanique »due réel », et ce qui était seulement latent devient explicite. C'estainsi, et tel est le second point, que la simple prise de vues d'unerue en fait apparaître » le caractère de propriété privée commune,

d'une propriété qui appartient à tout le monde... dans la déter-mination de la propriété privée.

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cinéaste ou du photographe s'exerce sur un réel déjàinvesti par la propriété, c'est-à-dire déjà constitué enpropriété commune privative (domaine public) 2 . Ledroit doit ainsi accomplir ce « tour de force » de créerune catégorie qui permette de s'approprier ce qui estdéjà approprié.

Nous avançons alors le concept de sur-appropriationdu réel.

Section I. — La sur-appropriation du réel

Ce concept désigne le contenu contradictoire de lapropriété littéraire et artistique qui présente ce carac-tère étrange, unique, original, d'être une propriétéacquise par superposition sur une propriété déjà éta-blie. Ce concept désigne pour nous notre projetconcret : le sujet doit faire « sien » le réel, le photo-graphe doit pouvoir être propriétaire de ce « reflet duréel » (sa photographie), de même que le cinéaste doitfaire sienne cette « fiction du réel » que « produit » sacaméra (son film).

Mais, dans le même temps, ce qui est « mien » s'op-pose à ce qui est « tien » ; le sujet fait « sien » un réelqui est aussi à l'« autre ». Le photographe et lecinéaste, dans le même moment qu'ils investissent leréel de leur personnalité, appréhendent dans leur

2. Ce procès est illustré par Maihofer qui, mettant en oeuvre leconcept de Gesellschaftlische Materie d'Ernst Bloch (c'est-à-direqu'à une structure concrète d'existence sociale, correspond unesuperstructure de conscience sociale), écrit que : » L'existencesociale de l'homme, dans cette matière sociale du monde, se "pro-duit" comme un processus permanent de l'objectivation du sujetengagé par son existence dans le monde social extérieur, et de lasubjectivisation des objets de la matière sociale dans la consciencesociale intérieure des sujets ainsi engagés. s (e Droit et nature deschoses dans la philosophie allemande du droit », Ann. Fac, Drt,Toulouse, 1964, t. XII, fasc. 1, p. 130.) On voit que le procès totalest pensé comme procès d'un sujet, i.e. dans la déterminationmême du sujet. Ni l'articulation du sujet sur l'infrastructure ni, parlà, le contenu du sujet ne sont analysables. On vogue dans la meréternelle du droit naturel embarqué sur la nef du sujet.

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36 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

« objectif» la propriété de l'autre : son image, sonmouvement, parfois « sa vie » privée.

Tel est le contenu concret de ce concept. Il consti-tue le lieu où s'élabore « l'insu » du droit ; il désigne lacréation comme une propriété, il désigne le créateurcomme un sujet de droit, il désigne la « société civile »comme un domaine d'échanges entre sujets proprié-taires. Et il rend « vraie » — c'est-à-dire qu'il présup-pose une vérité impensée — une pratique qui estréelle, j'entends une pratique juridique. Il est l'effica-cité même de la « croyance » que l'homme est un sujetde droit, et il rend cette efficacité efficace.

L'idéologie juridique a l'existence matérielle de lapratique juridique.

Je vais ainsi prouver, préjudiciellement, la validitéde ce concept, en étudiant par les textes la constitu-tion idéologique de cette sur-appropriation.

Il faut démontrer deux théorèmes : la propriété litté-raire et artistique... est une propriété. Sa nature desur-appropriation du réel présuppose qu'elle est pro-duction d'un sujet de droit.

THÉORÈME I. — LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIREET ARTISTIQUE EST UNE PROPRIÉTÉ

Scolie 1 : la propriété littéraire et artistique est immaté-rielle

« Habitués à ne voir la propriété que sous uneforme plus ou moins matérielle et toujours intangible,nous nous accoutumons difficilement à la reconnaîtresous cette forme nouvelle et toute immatérielle ; noussommes même disposés à la nier, parce que nous nelui trouvons plus ses caractères, son apparence ordi-naire 3 . »

Le matériau de l'oeuvre est « une idée essentielle-ment immatérielle qui, toujours distincte de la

3. Pouillet, Traité théorique et pratique de la propriété littéraire etartistique, Paris, 1894, p. 9.

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matière, continue à résider dans l'intelligence de l'au-teur 4 ». Ce qui permet à Balzac de s'écrier : « Quidonc peut empêcher la reconnaissance de la seulepropriété que l'homme crée sans terre et sans pierre,une propriété qui se trouve constituée entre ciel etterre, à l'aide des rebuts, le noir de fumée pris à desos, et les chiffons laissés sur la voie publique »

La fiction juridique — la propriété est un conceptde droit, « les chemins de fer n'appartiennent pas véri-tablement aux actionnaires mais aux statuts 6 » - per-met, par le fonctionnement de cette fiction même, defranchir le passage de l'invisible — l'« intelligence », la« création », le « génie » — au visible — l'immeuble, le« tangible », le « vrai » — de l'immatériel au matériel.Le fonctionnement de la fiction dénonce son rôle : ils'agit de donner à l'invisible — la pensée de l'homme— le caractère du visible — la propriété privée ; onsavait déjà, sans le savoir, mais on ne pouvait pas nepas savoir, que l'invisible était ce qu'est le visible,puisqu'il se donne dans le visible. Telle est alors l'effi-cacité de la fiction.

J'y reviens.

Scolie 2 : ce qui n'empêche point qu'elle soit propriété

— Le choeur des propriétaires :Le législateur : « De toutes les propriétés, la moins

susceptible de contestation est, sans contredit, celledes productions du génie 7 . » « La plus sacrée, la pluslégitime, la plus inattaquable et, si je puis parler ainsi,la plus personnelle de toutes les propriétés, est l'ou-vrage, fruit de la pensée d'un écrivain 8 . »

4. Morillot, Traité de législation comparée. Paris, 1877, p. 454.5. Balzac, Note du 3 mars 1841 à la Comm. Parlem. sur la révision

de la loi sur la propriété littéraire, cité par Potu, Revue trimestrielle dedroit civil, 1910.

6. Marx-Engels, L'Idéologie allemande, op. cit., p. 399.7. Lakanal, rapporteur de la loi de 1793.8. Le Chapellier, rapporteur de la loi de 1791.

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— Les écrivains :Lamartine : l'idée générale. «La propriété et la

société se sont tellement identifiées l'une à l'autre que[...] le philosophe reconnaît à des signes certains quel'absence, l'imperfection ou la décadence de la pro-priété chez un peuple, sont partout la mesure exactede l'absence, l'imperfection ou la décadence de lasociété 9 . »

Victor Hugo : l'alliance sacrée de tous les propriétaires(dont lui-même). « Vous sentez l'importance et lanécessité de défendre la propriété aujourd'hui. Ehbien, commencez donc par reconnaître la première etla plus sacrée de toutes, celle qui n'est ni une trans-mission, ni une acquisition, mais une création : lapropriété littéraire [...], réconciliez les artistes avec lasociété par la propriété '°. »

Balzac : la menace révolutionnaire. « Exhéréder aunom de l'intérêt public les familles des auteurs, neserait-ce pas préparer la ruine des autres proprié-tés'' ? »

Le passage de l'invisible au visible est démontré parl'identification de droit de toute production humaine.La fiction de l'égalité de droit, qui renvoie fondamenta-lement au concept juridique de propriété, permet ladémonstration rigoureuse : tout « fruit » de l'hommemûrit sur l'arbre de la propriété (liberté).

L'identification juridique est, en même temps,retour à la source juridique du sacré et de l'éternel.

Scolie 3 : Car elle a la même origine de droit naturel

On avait déjà prononcé les mots de sacré et de légi-timité. La Cour de Paris va prononcer le maître mot.« La création littéraire ou artistique constitue au profitde son auteur une propriété, dont le fondement se

9. Discours à la Chambre, 1841.10. Au Conseil d'État, 30 septembre 1849.11. Note du 3 mars 1841..., op. cit.

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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 39

trouve dans le droit naturel ou des gens, mais dontl'exploitation est réglementée par le droit civil 12 . »

Voilà le tuf, élément originel, le granit sur lequel,dans sa dernière instance, toute propriété estconstruite. Et si le tuf est le travail [...] si nousrecherchons la propriété en ses origines, nous décou-vrons bientôt que le droit d'auteur procède de lamême source : le travail 13 »), c'est que le travail lui-même ne fait qu'objectiver l'essence de l'homme,c'est-à-dire la propriété.

Ce premier théorème est clos dans sa pérennité : laPropriété a démontré la propriété. Il faut prouver quecette propriété peut, sans dommage, puisque tel estson être, se sur-approprier la Propriété.

THÉORÈME — DE CE QUE LE RÉEL EST PRODUCTIONDU SUJET

Le droit a horreur du vide : la terre appelle à moila propriété. Elle a soif d'un maître. Kant et Hegell'ont démontré : le statut de la volonté postule l'ap-propriation privative de toute la nature.

Scolie I : le domaine public est propriété commune

On ne peut contester « le droit de vue qu'a toutindividu sur tout ce qu'il y a dans la rue : façades quila bordent, personnages et attelages qui y circulent,en un mot, sur toutes les scènes qui s'y déroulent, et,par suite, le droit de prendre un cliché sur tout cequ'il voit pour le reproduire sur cartes postales illus-trées ou sur bandes cinématographiques [...] 14 », car,« les rues des villes, de pays, les sites pittoresques,sont du droit public en ce qui concerne leur repro-duction par l'industrie photographique [...] " ».

La déduction juridique est parfaite : j'ai le droit de

12. Paris, 8 décembre 1853, Sirey, 1954, II' part., p. 109.13. Pouillet, ibid.14. Trib. Paix, Narbonne, mars 1905, D. 1905, 2 389.15. Tribunal de commerce, Seine, 7 mars 1861, DP 3.32.

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photographier ce qui est à ma vue, à condition, biensûr, que je recrée ce que je photographie. Sinon maphotographie ne révélerait que cette chose : la natureest déjà appropriée.

Scolie 2 : la propriété peut s'y inscrire sans dommage

Il s'agira en effet d'une « appropriation personnellequi ne nuit à personne ' 6 ». Cette vocation duDomaine public rend efficace l'articulation de la créa-tion sur le réel.

Scolie 3 : à condition d'être « création » et non« reproduction »

Voilà la clef juridique de la création. Que je mecontente de reproduire le domaine public, et je n'auraipas droit à la protection de la loi, « car un produit natu-rel qui n'est pas stylisé (entendons par là qui n'est pasinvesti par la personnalité) appartient au domainepublic" ». Autant dire que « la reproduction d'aspectsnaturels » ou, mieux, la « reproduction de l'oeuvre de lanature 18 » est antinomique d'une appropriation.

Le domaine public révèle ainsi sa vraie nature d'ex-pression générale abstraite de la propriété 19.

16. Pataille, Code international de propriété industrielle artistique etlittéraire, 66 135, Paris, 1865.

17. Tribunal de grande instance, Paris, 6 janvier 1969, Revueinternationale du droit d'auteur, juill. 1970, p. 148.

18. Chambéry, 18 mai 1962, Dalloz, 1962, p. 599.19. Prenons-en un seul exemple : les juges qui refusent d'attri-

buer un bien à l'une ou l'autre des personnes qui le revendiquentcommettent un déni de justice (art. 4 C. civ.), même si le prétexteavancé consiste à dire qu'aucune des parties n'a prouvé la supério-rité de son droit (Cass. civ., 16 avril 70 D. 70 474, note Conta-mine-Raynaud). Comme le remarque l'annotateur, on part dupostulat » que le bien appartient nécessairement à quelqu'un » et

que le droit de propriété ne peut se perdre, il ne peut que setransmettre ». Cet arrêt fait écho à Pasukanis : «Le droit de pro-priété est un droit absolu, stable, qui suit la chose partout où lehasard la jette et qui, depuis que la civilisation bourgeoise a étendusa domination sur tout le globe, est protégé dans le monde entierpar les lois, la police et les tribunaux. » (Pasukanis. op. cit., p. 105.)

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Je m'explique. Le droit nous dit : les rues sont àtout le monde, de même que les sites, les paysages...Pour m'approprier « intellectuellement » ce qui est àtout le monde, je dois non pas le re-produire — carje ne ferai qu'exposer ce qui est à tout le monde —,mais le produire. Portalis a merveilleusement expriméla chose. Dans le cas de la propriété littéraire et artis-tique, a-t-il dit, « il n'y a pas seulement propriété parappropriation, comme disent les philosophes, maispropriété par nature, par essence, par indivision, parindivisibilité de l'objet et du sujet ». Propriété par « in-divisibilité de l'objet et du sujet ». Je trouve la formuleexemplaire. L'objet, le réel, doit devenir, pour être« approprié », le sujet lui-même. Le réel doit devenirla production du sujet pour être protégé par la loi.

J'ai posé tout ce que je voulais poser. Je suis entrédans la pratique par une « gageure » : en prenant ausérieux les concepts du droit. Je peux à présent fairetenir à la pratique son discours le plus prosaïque :celui des tribunaux.

Section II. — L'homme et la machine

J'ai déjà annoncé mon projet : la description du pro-cès qui constitue le réel en objet de droit. J'ai déjàannoncé la contradiction : le photographe, le cinéasteproduisent le réel. Mais dans cette production, ilsrencontrent un réel qui appartient déjà à un autre. Lephotographe peut bien photographier un visage, maisce visage appartient à quelqu'un, le photographié, quien est propriétaire. La production du sujet trouveainsi sa nécessaire limitation dans le sujet lui-même.Cette thèse demandera son concept : la forme sujet dedroit. Nous tâcherons de le construire, sans perdre devue le mouvement qui anime notre scène : le sujetde droit remet en cause ce qu'il avait nécessairementconsenti à « l'objectivité » du réel : sa propre négation.

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42 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

Je voudrais étudier au plus près « l'histoire ■> juri-dique de la création photographique et cinémato-graphique. Cette histoire est en deux actes. Le droitne connaissait que l'art « manuel », le pinceau, leciseau..., ou l'art « abstrait », l'écriture. L'irruptiondes techniques modernes de (re)production du réel(appareils photographiques, caméras) vont le sur-prendre dans la quiétude de ses catégories. Un photo-graphe qui se contente d'appuyer sur un bouton, uncinéaste de tourner une manivelle, sont-ils des créa-teurs ? Leur (re)production vaut-elle sur-appropria-tion du réel ?

Le droit, surpris par la question, donne d'abord saréponse en « résistance ». L'homme qui bouge unemanivelle ou celui qui actionne une manette ne sontpas des créateurs : ce sont des machines. La résis-tance du droit passe d'abord par la dénégation du sujetde droit. Le travail de cet individu est un travail sansâme. Tel est le premier acte.

Le deuxième acte est le passage du travail sans âme àl'âme du travail. Le temps de la résistance n'était paséconomiquement neutre. C'était le temps de l'artisanat.La prise en compte des techniques cinématogra-phiques et photographiques par l'industrie va pro-duire un renversement radical : le photographe et lecinéaste doivent devenir des créateurs, sous peine defaire perdre à l'industrie le bénéfice de la protectionlégale.

Cette « évolution », je l'étudierai dans le travailmême des catégories juridiques, dans le visibledu droit et j'appellerai — à mon secours — l'invisibledu droit, pour faire comprendre l'intrigue de notrepièce.

I. DE L'HOMME-MACHINE...

Ce que je vais analyser est donc une étape historique :celle de la naissance juridique de la photographie et ducinéma. Dans cette naissance, il y a la forme du rapportde l'homme à la machine, la forme du rapport du tra-

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vailleur à la machine. Cette forme, le droit nous ladonne en ce lieu privilégié de l'âme bourgeoise qu'onest convenu d'appeler la création. Je l'ai déjà dit : c'estle temps du travail sans âme, et c'est un temps économi-quement mort : celui de l'artisanat. Le droit va révélerce scandale qui n'en est pas un pour lui : le sujet peuts'évanouir, dans la machine, il peut se désintégrer dansla « mécanique ». De même que le prolétaire, en « ser-vant la machine », épuise sa liberté par l'usage de saforce de travail, de même le photographe épuise saliberté créatrice en se mettant au « service » de sonappareil. Le photographe de 1860 est le prolétaire de lacréation : il fait corps avec son outil.

Au lever du rideau, le chantre du bel esprit : « Unpeintre n'est pas seulement un copiste, c'est un créa-teur. De même qu'un musicien ne serait pas unartiste s'il se bornait à imiter à l'aide d'un orchestrele bruit d'un chaudron sur le chenet ou du marteausur une enclume, de même un peintre ne serait pasun créateur s'il se bornait à calquer la nature sans lachoisir, sans la sentir, sans l'embellir. C'est cette ser-vilité de la photographie qui me fait profondémentmépriser cette invention du hasard, qui ne sera jamaisun art, mais un plagiat de la nature par l'optique. Est-ce un art que la réverbération d'un verre sur dupapier ? Non, c'est un coup de soleil pris sur le faitpar un manoeuvre. Mais où est la conception del'homme ? Où est le choix ? Dans le cristal, peut-être.Mais à coup sûr pas dans l'Homme [...] 20 . » EtLamartine a ce mot superbe : « Le photographe nedestituera jamais le peintre ; l'un est un Homme,l'autre est une machine. Ne comparons plus 2 '. »

20. Lamartine, Cours familier de littérature. Entretiens sur LéopoldRobert, t. VI, p. 140, édit. 1848.

21. Ibid. Cf. aussi la déclaration signée à l'époque par lesmembres de l'Institut : s [...] Considérant que la photographie serésume à une série d'opérations toutes manuelles, qui nécessitentsans doute quelque habitude des manipulations qu'elles compor-tent, mais que les épreuves qui en résultent ne peuvent, en aucunecirconstance, être assimilées aux oeuvres, fruit de l'intelligence etde l'étude de l'art [...]. »

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44 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

Les juristes ne peuvent se satisfaire du sentiment :ils ont besoin de rigueur 22, même si cette rigueurdémontre leur sentiment. Comment se prouve juridi-quement un travail sans âme ? Par l'analyse de sesproduits : à un produit sans âme, travail sans âme.

Le produit (le cliché photographique) est sans âme,car seule la machine agit, et le photographe « a seule-ment appris à la mettre convenablement en oeuvre[...] et à préparer les opérations chimiques qui doi-vent reproduire [...]. Son art se réduit à un procédépurement mécanique, dans lequel il peut montrerplus ou moins d'habileté, et sans pouvoir être assimiléà ceux qui professent les beaux-arts, dans lesquelsopèrent l'esprit et l'imagination, et quelquefois legénie formé par les préceptes de l'art n ». En effet,« l'art du photographe ne consiste pas dans la créationde sujets de sa propre création, mais dans l'obtentionde clichés, et, par suite, dans le tirage d'épreuvesreproduisant servilement, par des moyens méca-niques, l'image d'objets de toute nature 24 ».

L'effort des juristes va porter sur l'analyse mêmedu procès de la création. Ce qui importe, c'est quele sujet soit toujours présent dans la création. Qu'ildisparaisse, l'espace d'un éclair, et son absence dési-gnera sa nature : il était « machinal ».

« Tout le travail intellectuel et artistique du photo-graphe est antérieur à l'exécution matérielle [...].Quand l'idée va se traduire en un produit, toute assi-milation [à l'art] devient impossible [...]. La lumièrea fait son oeuvre, un agent splendide mais indépen-dant a tout accompli [...], la personnalité aura

22. « Dans un État moderne, le droit ne doit pas seulement cor-respondre à la situation économique générale et être son expres-sion, il doit être une expression cohérente en elle-même, qui ne sebafoue pas elle-même par des contradictions internes. » (Engels,Lettre à Conrad Schmidt, 27 octobre 1890.)

23. Tribunal de commerce, Turin, 25 oct. 1861, cité par Potu.« La Protection des oeuvres photographiques en droit français »,Revue trimestrielle de droit civil, 1910, p. 723 sq.

24. Tribunal de commerce, Seine, 7 mars 1861, Dalloz-pério-dique, 1861, III' part., p. 32.

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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 45

manqué au produit au seul moment où cette person-nalité pouvait lui accorder protection 25 . »

Le travail de l'homme est « disqualifié » en un tra-vail mécanique. Mieux même : l'oeuvre ne pouvant seréaliser que par des moyens artistiques, l'utilisation ensoi d'une machine ne peut véhiculer la pensée de l'ar-tiste 26 . Autrement dit, la fin (production du sujet)renvoie aux moyens (production du sujet) et lesmoyens à la fin. Le raisonnement récursif est à la foisjustification et téléologie.

Il s'ensuit qu'un tel « travail mécanique ne peut,dès lors, donner naissance à des produits qui puissentêtre justement rangés parmi les productions de l'es-prit humain 27 ». La conséquence juridique est radi-cale puisque « cette industrie ne saurait être assimiléeà l'art du peintre ou du dessinateur qui crée avec lesseules ressources de son imagination des composi-tions et des sujets, ou bien encore, qui interprète,d'après son sentiment personnel, les points de vueque lui offre la nature et qui constituent à son profitune propriété », le photographe « qui établit un clichépour la représentation des sites ou des monumentspublics ne constitue qu'un instrument industriel quin'entraîne aucun privilège [...] 28 ».

Il y manquait le Beau et le Vrai. Le professeurSavatier ne déçoit pas notre attente : puisque, d'unepart, « le vrai ne se confond pas nécessairement avecl'art » et que, d'autre part, la photographie est « en soiun procédé mécanique de reproduction qui n'ad'autre intérêt que la vérité physiquement exacte del'empreinte qu'elle prend des formes réelles 29 », lareproduction exclut le sujet créateur du beau.

25. Conclusions de l'avocat impérial Thomas, in Annales de lapropr. ind., 1855, p. 405.

26. Copper, L'Art et la Loi, n° 23, p. 45.27. Tribunal de commerce, Turin, précité.28. Tribunal de commerce, Seine, 7 mars 1861, précité ; ibid.,

29 janv.1862, Dalloz-périodique, 1862, part., p. 8 ; Paris,10 avril 1862, Sirey, 1863, I" part., p. 41.

29. Savatier, (■ Le Droit de l'art et des lettres s. Libr. gén. de droitet de jurisprudence, 1953, n° 96, 99.

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46 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

On croyait que tout homme était sujet de droit ; onnous l'affirmait dans des textes sacramentels, on nousen expliquait les causes. La pratique juridique, en cestemps héroïques, nous dit noir sur blanc : l'activitéd'un homme peut être la seule activité d'unemachine, et son activité même le transforme enmachine. Le droit, je le répète, ne l'a dit qu'à cemoment de la naissance de la photographie, quand il

il

ne « savait » pas encore que la photographie pouvaitêtre un art, quand il ne savait pas encore que lecinéma pouvait, par la grâce de l'industrie, prendreplace à l'Académie française.

Car, pour les tribunaux, photographie et cinéma sontalors de même nature. La seule différence est que cela« bouge ». Mais, précisément, l'analyse même dumouvement sera renvoyée à la machine, et le cinémaapparaîtra en conséquence comme production de lamachine. « S'il est exact de prétendre que l'agence-ment et la composition de tableaux peuvent offrir uncaractère artistique, le mouvement dont sont douéesles projections mêmes n'est pas dû soit à l'auteur, soità des exécutants, mais bien à la machine spéciale aumoyen de laquelle ce mouvement est obtenu, et à l'il-lusion d'optique occasionnée par la succession inin-terrompue de tableaux devant l'objectif et leurprojection sur un écran 3°. »

Autrement dit, d'une part, le cinéma est assimilé àune série de photographies — l'auteur étant « celuiqui a disposé d'abord son sujet [...], qui s'est assuréde la mise en place, c'est-à-dire si le point importantde la scène à reproduire se trouvait bien dans lecentre du verre dépoli 31 » - et, d'autre part, le mou-vement dont sont animées les photographies n'est dûà rien d'autre qu'à une machine.

30. Pau, 18 novembre 1904, Dalloz, 1910, II' part., p. 81.31. Tribunal civil, Seine, 10 février 1905, Dalloz, 1905, II' part.,

p. 389 ; cf. aussi Meignen, Dumouret ; Code du cinéma, 1924 : e Laphotographie est à l'origine du cinéma, et un film n'est en sommeque la réunion de photographies dont la succession sur l'écrandonne l'illusion du mouvement et de la vie. s

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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 47

Il en résultera que non seulement la re-productiondu réel ne sera point création artistique — le cinémaétant alors juridiquement assimilé aux « spectacles decuriosités », les bobines se vendant par ailleurs aumètre 32 —, mais encore que la reproduction d'uneproduction — telle une représentation théâtrale —dans la mesure où elle est réalisée grâce « aux moyensde procédés industriels, rentre [aussi] dans la défini-tion des spectacles de curiosités 33 ».

Le corps sans âme de la machine, la froideur del'objectif reproduisent ce qu'on a voulu qu'ils soientet qu'on avait peur qu'ils fussent : la foule, la tourbe,le peuple.

Qu'est-ce d'autre que d'opposer « la mécanique àl'intelligence [...], l'impersonnalité du technicien à lapersonnalité de l'artisan, l'anonymat à l'individua-lisme du talent 34 » ? En un mot, que d'opposer « lamatière à l'esprit 35 »

« À la vérité, dit le tribunal de police de Hyères en1912 36, les spectacles cinématographiques [...] nesont pas faits pour le même public des théâtres [...] ;ils se proposent bien plutôt d'exciter, et quelquefoisd'étonner la curiosité publique, bien plus que d'éveil-ler et de développer le sentiment esthétique des specta-teurs. » Et la première décision de censure interdisaitle film de quatre exécutions capitales en ces termes :« Il est indispensable d'interdire radicalement tousspectacles de ce genre, susceptibles de provoquer desmanifestations troublant l'ordre et la tranquillitépublique 37 . »

Tout le problème de la censure repose ainsi sur l'il-

32. P. Léglise, « Histoire de la politique du cinéma français s,Libr. gén. de droit et de jurisprudence, 1970, p. 9 sq.

33. Tribunal de simple police, Marseille, 30 janv. 1913, Dalloz,Sommaire 23.

34. Élie Faure, « Fonction du cinéma », Médiations, p. 123.35. Ibid., p. 124.36. Tribunal de police, Hyères, « 8 oct. 1912, Bull. Spéc. des

Just. de Paix, 1913, p. 27.37. Télégramme du ministre de l'Intérieur, cité par Léglise,

op. cit., p. 60.

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48 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

lusion de réalité que « re-produit », bon gré malgré », la machine. Le juriste, sanctionnateur et « théo-ricien » de l'ordre, n'y voit pour sa part que nécessité.« D'une part, en effet, le cinéma ne saurait se passerde censure, car il constitue une représentation visuelleexacte de la réalité et il est destiné à un public illimité.Or, il est bien évident qu'il est des réalités qui ne peu-vent être montrées à n'importe qui, et qu'il en estd'autres que l'on ne saurait mettre en images. Aussiune liberté absolue n'est-elle pas techniquement conce-vable 38 . »

La peur n'a pas de frontières et se découvre desprofondeurs théologiques. Tel fut cet étonnant procèsqui mit aux prises un producteur et un exploitant quirefusait de projeter un film sur la Passion de Jésus-Christ, car il y voyait un crime perpétré par ordre desautorités préfectorales de l'époque 39 !

La machine est le lieu du combat de l'ange et de labête et, pis que tout, elle reproduit ce combat même.Autant dire alors que de la machine re-production àla « machine d'abêtissement et de dissolution (quin'est) qu'un passe-temps d'illettrés et de créaturesmisérables abusées par leur besogne 40 », il n'y a passolution de continuité.

Telle est cette première photographie du droit,cette photographie de sa résistance, figée dans sa poseéternitaire. Mais, et c'est le second acte, j'anticipe àpeine en disant que la prise en compte de la photogra-phie et du cinéma par l'industrie va produire les effetsjuridiques les plus inattendus : le photographe sansâme va être intronisé artiste, le cinéaste créateur, lors-que les rapports de production vont l'exiger.

On pourra alors se poser concrètement la question« insolite » par excellence : qu'est-ce donc que cette

38. Demichel, e Les Pouvoirs du maire en matière de police ducinéma s, Ann. Université Lyon, Études économiques et politiques,1960, fasc. 20, p. 8.

39. Léglise, op. cit., p. 65.40. Duhamel, Scènes de la vie future, p. 58.

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âme — je veux dire la création — qui dépend en der-nière instance des rapports de production ?

II ... Au SUJET CRÉATEUR

L'importance économique de la photographie et ducinéma devait amener une révision fondamentale. Ceque nous nous donnons pour tâche de démontrer, etde décrire, ce n'est pas le processus économique entant que tel, mais, tout à la fois, la façon dont ce pro-cessus est reproduit dans le droit, et la façon dont le droitle rend efficace.

En 1910, on pouvait déjà écrire que la photogra-phie « fait vivre des milliers de personnes : photo-graphes de profession, fabricants, ouvriers, qui setrouveraient profondément lésés si la loi ne les proté-geait pas contre des concurrents dénués de scrupules.Enfin et surtout, la photographie a donné naissanceà une foule de procédés et d'applications chimiques,mécaniques et industriels qui alimentent aujourd'huiune industrie florissante 41 ». Dès 1880, on notait uneaugmentation considérable des procès, parallèlementà « une extension considérable du nombre des pho-tographes, amateurs ou professionnels, et de l'appli-cation de la photographie dans les différentesindustries 42 ». Cela amenait, par exemple, au voeuémis, en 1898, par la Société allemande pour la pro-tection légale des photographies : Il est désirable [...]2. que la reproduction des photographies soit égale-ment interdite, quand elle est utilisée dans une oeuvred'industrie, de fabriques de métiers, ou de manufac-ture. »

Bulloz, qui écrivait vers la même époque, aprèsavoir noté « qu'il y a plus de 50 000 personnes quivivent de la photographie en France et que c'est parmillions que la France en exporte les produits », ajou-tait, avec une naïve madrerie, que leur refuser la

41. Potu, op. cit., n° 2.42. Ibid., n° 10.

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50 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

protection de la loi reviendrait à « mettre les photo-graphes à la merci de tous les contrefacteurs, et à tuerjustement parmi eux tous ceux qui ont le sentiment

43artistique [...] ».On voit que la reconnaissance artistique de la pho-

tographie et, par voie de conséquence, la reconnais-sance de la qualité de créateur au photographedevenaient une nécessité de l'industrie. Ces nouvellesforces productives devaient trouver les moyens deleur efficacité. Cette efficacité passait, ici même, parl'« esthétique ».

Parallèlement, on s'interrogeait sur la durée de laprotection (monopole), en faisant valoir que « c'est aulégislateur à vérifier si la durée du privilège de repro-duction est suffisante pour encourager les artistes, et,en même temps, à vérifier si cette durée n'est pas, aucontraire, trop considérable et par rapport à l'effortpersonnel de l'auteur et par rapport à la gêne queces restrictions exorbitantes du droit commun vontapporter au commerce général 44 ».

On voit ainsi subtilement mêlées des considérationspseudo-esthétiques à des considérations franchementmercantiles. Mieux même : l'esthétique est subordonnéeau commerce.

En d'autres termes, le « commerce » imposait seslois à un double titre : au niveau de la nécessairereconnaissance du droit d'auteur, et au niveau de lanécessaire limitation de cette reconnaissance.

En effet, s'il est hors de doute que ce sont les capi-taux engagés dans l'industrie cinématographique etphotographique qui ont amené ce renversement radi-cal, il n'en demeure pas moins que le renversementjuridique — que l'on appelle euphémiquement « revi-rement de jurisprudence » — a donné à l'industrie les« moyens » de sa production. Ces exigences n'ex-cluent certes pas l'art photographique en tant que tel,

43. La Propriété photographique et la loi française.44. Copper, L'Art et la Loi, op. cit., p. 45.

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mais en expliquent l'efficacité juridique et donc éco-nomique.

S'avisant « brusquement » de ce que la loi ne défi-nissait pas « les caractères qui constituent, pour unproduit artistique, une création de l'esprit ou dugénie 45 », les tribunaux vont utiliser le conceptd'« empreinte de la personnalité », pour arracher laphotographie à la machine, et la faire rentrer dans lamouvance du sujet.

L'émergence de ce concept se fera à un doubleprix : par la substitution de la technique, support del'activité du sujet, à la machine et donc par l'interven-tion du sujet en tant que tel dans le procès de repro-duction. C'est ainsi que la technique, en tant qu'elleest moyen et non plus fin en soi, permet au sujet des'affirmer, et que le sujet ne peut s'affirmer que parla médiation d'une technique qui lui permet d'investirle réel et d'en faire son domaine privatif. La subjectivi-sation de la machine renverse le rapport fin-moyen. Letravail de la machine devient travail du sujet, et cetravail n'est qu'un moyen de la création elle-même.La création n'est plus subordonnée aux « moyens » dela création, ce sont les moyens qui sont subordonnésà la finalité de la création. Autant dire alors que lamachine perd son « être » et qu'elle devient le moyend'être du sujet. C'est à cette condition qu'elledevient digne de protection « en tant que produit uti-lisable du travail 46 ». Et l'ineffable Lamartine pouvait,changeant de monture, s'écrier sans vergogne que laphotographie, « c'est mieux qu'un art, c'est un phéno-

45. Cour de cassation. 28 nov. 1862, Annales de la propriétéindustrielle, 1862, p. 420.

46. Bruno Meyer, Das Neue Photographische Schutzgesetz nachdem Regierungsentwurfe, 1903 ; cf. aussi Pouillet, De la protection desoeuvres photographiques en France, t. II, p. 55 : II importe peu quel'exécution soit le résultat d'un travail purement matériel, méca-nique, puisque ce travail n'est que le moyen de rendre perceptiblela création, la production de l'esprit, etc. » Pour FERRARE, LaConcezione economica dei diritti su beni immateriali, Naples, 1910,toute production artistique constitue toujours un travail ayant la

même nature et donnant naissance aux mêmes droits ».

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52 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

mène solaire où l'artiste collabore avec le soleil e ! ».Pas moins !

La machine devient ainsi le lieu d'un travailhumain ; elle est médiation « technique » de la pro-duction du sujet. Mais elle n'est pas le lieu de n'im-porte quel travail, encore faut-il que, devenue puremédiation, elle laisse le sujet « investir » le réel.

Autrement dit, la photographie ne bénéficie de laprotection légale qu'à la « condition de porter lamarque intellectuelle de son auteur, empreinte indis-pensable pour donner à l'oeuvre le caractère d'indivi-dualité nécessaire pour qu'il y ait création 48 ». Mieuxmême : l'oeuvre doit refléter la personnalité de sonauteur et révéler « l'effort et le travail personnel decelui-ci susceptible de l'individualiser 49 ».

C'est dire que, si l'appareil photographique est bienrentré dans la mouvance du sujet, il en subit à sontour la domination : ici comme là, le réel n'appartientau sujet que si celui-ci l'investit.

Le processus est signifiant : la machine ne revientau sujet que dans les limites du rapport fondamentalsujet/création du réel. À telle enseigne que, sitôt quele réel n'apparaît plus comme « créé » par le sujet, lamachine retrouve magiquement sa fonction premièrede reproduction. Si j'utilise, sur un billet de banque,une photographie aérienne de la Cité en l'intégrantdans un nouvel ensemble, on ne peut me le reprocherpuisqu'il n'y a eu que re-production d'un site natu-rel 50 ; si je me contente de prendre la photographied'un lac où voguaient, par hasard, six voiliers, il y acertes, là, un choix heureux, mais qui est plus du res-

47. Cours familier de littérature, u Entretien 37 », 25, 4 ; Lyon,5 février 1954, Juris-classeur périodique, 1955, part., 8 564. L'au-teur a droit à la protection dès lors que (■ grâce à ses connaissancestechniques et professionnelles [...] il a su créer une oeuvre originalenouvelle ».

48. Cour de cassation, chambre civile, I, 23 juin 1959, Dalloz,1959, p. 384.

49. Cour de cassation, chambre criminelle, 7 déc. 1961, Dalloz,1962, p. 550.

50. Seine, 31 mai 1944, Dalloz, 1946, p. 117.

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sort de la bienveillance du hasard que de la créationartistique 51 . Pour tout dire, même la reproductionphotographique d'une gracieuse jeune fille ne suffitpoint à caractériser l'appropriation intellectuelle, car« les seuls traits d'un visage [...] ne sont pas suscep-tibles d'appropriation 52 ».

La marche des forces productives capitalistes seréalise concrètement dans ce lieu du sujet de droit.Et cette réalisation prend la forme même du sujet :toute production est production d'un sujet. Un sujet,c'est-à-dire, plus précisément, cette catégorie où le

51. Cour de cassation, chambre civile, 23 juin 1959, précité.52. Seine, 3 mars 1943, Dalloz, 1946, p. 117. Il convient de dire

que la loi elle-même bascule dans l'ambiguïté du concept d'inves-tissement du réel par la personnalité en déclarant que (■ sont consi-dérées notamment comme oeuvres de l'esprit [...] les oeuvresphotographiques de caractère artistique ou documentaire [...] »(art. 3, loi 11 mars 1957). Cela implique un double » rapport(artistique ou documentaire) au réel. Inutile de dire que la disputejuridique est vive sur ce qu'il faut entendre par a artistique » ou

documentaire ». Prenons-en deux exemples : s'agissant de la pho-tographie de l'appareil Morane-Saulnier qui avait été utilisée entimbre-poste, le tribunal administratif de Paris jugeait le 20-2-1962que cette oeuvre photographique u en raison de l'habileté techniquenécessaire à son exécution, de la manière dont les traits principauxde l'objet reproduit sont mis en évidence et de la valeur d'informa-tion qui a été le résultat de ces opérations, porte l'empreinte per-sonnelle de l'auteur au savoir duquel elle est due et revêt uncaractère documentaire ». Ce qui veut dire que le caractère docu-mentaire n'existe qu'en vertu de la personnalité du créateur. LeConseil d'État devait statuer en sens contraire après que le ministreeut fait observer que le commentaire documentaire n'existe quedans la mesure où il est un prolongement » du caractère artistiqueet où il ne s'agit pas de la simple reproduction a impersonnelle »d'un objet, en estimant que le cliché a qui ne présente aucun carac-tère artistique ne saurait davantage être regardé comme une oeuvrede caractère documentaire » (26 avril 1963, Conclusions Char-deau, note Desbois, Dalloz, 1964, p. 124). L'industrie et lecommerce s'en mêlent puisque la Cour de Paris, dans un arrêt du26 avril 1969 (Juris-classeur périodique, fasc. 4) a reconnu le carac-tère documentaire à une photographie de pressiomètre dans lamesure où elle illustre le texte, et qu'au surplus » le cliché a étéutilisé pour une publication à des fins commerciales, ce quidémontre l'intérêt attaché au document ». Le renversement est, làencore, frappant : la preuve du caractère documentaire ne réside-rait en rien d'autre qu'en son utilisation commerciale.

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54 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

travail désigne toute production de l'homme en pro-duction de propriété privée.

La volonté de l'homme est l'âme de la nature exté-rieure, et cette âme est la propriété privée, car il estdans la destination de l'homme, en tant que sujet dedroit, « de prendre possession de cette nature commede sa propriété privée 53 ».

Dès lors que les forces productives exigèrent, pourleur bon fonctionnement, que ces produits fussentprotégés par la loi sur la propriété littéraire et artis-tique, il lui suffit de dire : la machine transmet l'âmedu sujet. C'est-à-dire qu'il lui suffit de permuter lestermes dans une même structure : la machine sansâme devient l'âme de la machine.

Tels sont les « imperceptibles procès sociaux qui[...] sont toujours sous-jacents [aux procès du Palaisde justice] et qui constituent la pratique bourgeoi-se 54 ».

Section III. — Procès du capitalet procès créateur

Le photographe est un homme solitaire, sa produc-tion est celle d'un sujet. Certes, l'industrie photogra-phique a pris en compte la création, et cela a suffitdéjà pour dire que le photographe était un créateur,mais elle lui a laissé son instrument de travail, l'appa-reil photographique. Le photographe est un artisan.

Ce que je vais étudier à présent, ce sont les effetstout à fait extraordinaires d'une production artistiqueindustrialisée, c'est-à-dire d'une production en qui seréalise tout à la fois la socialisation de la production,de l'échange, et de la consommation. Ce que je vaisétudier, dans le procès prodigieux d'un produit artis-tique soumis de bout en bout — et de part en part

—à la loi du capital, où le procès du capital devient le

53. K. Marx, Le Capital, op. cit., t. III, p. 8, n. 4.54. Brecht, Sur le cinéma », L'Arche, p. 220-221.

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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 55

procès même de la création intellectuelle, où la formemarchande de ce produit devient la production de ceproduit même, ce que je vais étudier, c'est le destinde notre éternelle catégorie de sujet (de droit). Et,tout à la fois aussi, le destin de notre réel (de droit).Ce double destin est prodigieux. Il est celui de l'éco-nomie et du cinéma. Mon projet devient, ici même,ambitieux, et je dois poser ma démonstration. Ellerepose sur une thèse fondamentale : la socialisation del'industrie cinématographique produit la socialisationdu sujet créateur, un sujet collectif. Elle produit unesocialisation du réel : le déroulement de l'événement.

Je le répète : mon propos avoué est juridique. Maiscet aveu prend naissance ailleurs que dans le droit :dans les rapports de production.

C'est par là que je commencerai.

I. ÉCONOMIE ET CINÉMA

Le cinéma, qui repose sur une base techniqueindustrialisable, « accordait aux hommes d'affaires ceque le théâtre leur avait toujours refusé : une industriedes spectacles, et il n'y avait pas de raison, puisque,techniquement, cela était possible, pour que produc-tion et marché ne soient concentrés " ».

Aux États-Unis : le contrôle des industriels et desbanquiers sur l'industrie naissante s'est fait en troisétapes : contrôle par le competitive small business, de1896 à 1908 ; conflit entre trusts, chaque entreprisevoulant acquérir le contrôle absolu (de 1909 à 1929) ;de 1929 à nos jours, « grâce au brevet du son qu'ellecontrôle, la haute banque prend position 56 ».

Le capitalisme a dû adapter ses méthodes de pro-duction-distribution-consommation à ce produit « in-tellectuel » qu'est le film. Cette adaptation a dû tenircompte de la spécificité de la consommation qui faitcourir de gros risques. Cela, déjà, les juristes en ont

55. Mercillon, Le Cinéma américain, p. 51.56. Ibid., p. 3.

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56 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

pris acte. J'en donne deux exemples, l'un français,l'autre étranger.

France : « Les problèmes juridiques nés du fait"cinéma" sont des problèmes nouveaux dont la solu-tion doit tenir compte des exigences modernes de lavie des affaires, de la nécessité d'aller vite et de simpli-fier, du fait que le cinéma est une industrie puissanteemployant des dizaines de milliers d'employés. Lessubtilités juridiques doivent céder le pas aux considé-rations pratiques de la souplesse des institutions, dela simplicité des règles, de la commodité des procédéset des méthodes [...] 57 . »

Allemagne : l'auteur du film « fabrique en grandequantité une marchandise qu'il faut écouler dans lemonde entier. De ce fait, et du fait du risquecommercial que cela engendre, un poids économiqueplus lourd pèse sur lui [...], sa production est toutentière axée sur la fabrication d'une marchandisequ'il faudra écouler [...], il doit prévoir des réserves.Il est bien plus tributaire de l'époque, des goûts dupublic, de l'actualité du sujet et de la concurrencemondiale que ne l'est un directeur de théâtre dans saville 58 ».

La mainmise du capital industriel et financier surles moyens matériels de production (outillage,machines...) s'est nécessairement accompagnée d'unemonopolisation du « matériel humain », en tant qu'élé-

, ment original de la production cinématographique.Elle a porté, en ce qui concerne le cinéma américain,en deux directions : monopolisation de la matière pre-mière intellectuelle — achat de livres, de nouvelles, debest-sellers — et fondamentalement monopolisation dela main-d'oeuvre intellectuelle par contrat. « Les compa-gnies constituèrent un véritable pool du talent et seprêtèrent des stars, des réalisateurs, des scénaristes,des techniciens 59 . » Le contrat apparaît comme l'ins-

57. Huret, Droits d'auteur et cinéma, thèse, Paris, 1945.58. Première Chambre civile, Cour de cassation allemande,

16 juin 1923, cité par Brecht, op. cit., p. 197.59. Mercillon, op. cit., p. 197.

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trument privilégié de domination capitaliste. Ildésigne la mercantilisation de l'homme en tantqu'objet de droit. Le star system en est une illustrationparfaite. Les contrats sont draconiens : la vedette souscontrat perd une grande partie de sa liberté ; il y estprévu non seulement l'organisation de sa viepublique, mais aussi de sa vie privée. La rupture ducontrat entraîne l'inscription sur une liste noire 66...Quant aux salaires extravagants, ils ne sont qu'unepièce idéologique de ce système.

En bref, le film est une marchandise qui subit la« loi du profit « et tous ceux qui y participent se trou-vent soumis à la structure monopoliste du cinéma.« Le film n'est pas un produit pour lui-même, ce n'estpas un moyen d'expression artistique. Sa productionpermet aux financiers un placement utile pour leurscapitaux, elle est industrielle autant que faire se peut,et la standardisation du produit montre qu'un critèrecommercial réside à tous les stades de l'industrie 61 . »

Ce que je relève de cette analyse, pour mon proposparticulier, c'est le procès fondamental suivant : lastructure monopoliste du capital financier et indus-triel entraîne la monopolisation de la matière pre-mière intellectuelle. Je veux aller plus loin, et dégagerle rapport entre cette structure monopoliste et la caté-gorie du sujet créateur collectif; mais je dois aupara-vant engager une rapide controverse.

P. Lebel, dans son ouvrage Cinéma et Idéologie, pré-tend que « la production de cinéma n'est qu'une pro-duction de spectacle, et cette production, malgré lamatière qu'elle met en oeuvre et la matière surlaquelle elle s'inscrit, n'entre pas dans le processusd'appropriation matérielle du monde par les hom-mes 62 ». Selon lui, en effet, « l'infrastructure complexedu cinéma » appartiendrait à « la sphère des super-structures ° «. Si Marx avait lu ce texte, les yeux lui

60. Cf., pour plus de détails, ibid., p. 133.61. Ibid., p. 163.62. Cinéma et Idéologie, Éd. Sociales, 1971, p. 89.63. Ibid.

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seraient sortis de la tête. Qu'est-ce donc qu'une infra-structure qui fait partie de la superstructure ? L'idéo-logie fait des ravages chez ceux-là mêmes quiprennent à coeur de la dénoncer. Soyons sérieux. Lamonopolisation des moyens de production cinémato-graphique (techniques et intellectuels) met en jeu unenouvelle forme juridique qui exprime les rapports deproduction au stade de l'impérialisme : celle d'unsujet collectif.

La classe ouvrière ne s'était pas trompée sur lecaractère monopoliste de la protection cinématogra-phique. La CGT avait mis sur pied en 1937 un plande nationalisation des moyens de production cinéma-tographiques (laboratoires et studios) et des grandesentreprises de distribution 64.

II. LE CAPITAL-AUTEUR

Je reviens à mon propos. Il tient en deux proposi-tions qui reflètent la dialectique même du procès desocialisation du sujet créateur. A l'origine, les tribu-naux reconnaissaient le producteur comme l'uniqueauteur du film, compte tenu des responsabilités finan-cières qui lui incombaient. Mais la lutte menée parles auteurs pour faire reconnaître leurs « droits » decréateurs intellectuels a fait apparaître en clair lacombinaison de la production intellectuelle et de la produc-tion industrielle. Elle a fait « apparaître » un sujet col-lectif entraîné « dans le processus de la technique,considéré comme un processus de production demarchandise 65 », et dont les intérêts moraux sontsubordonnés en dernière instance au profit maximaldu produit film. Cette apparition-révélation qui fai-sait entrer dans la « sphère de la création » le scéna-riste, le dialoguiste, le metteur en scène, etc., aproduit pour le droit un effet esthétique révolution-

64. Léglise, op. cit., p. 140.65. Brecht, op. cit., p. 205.

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paire : la prise en compte de « l'essence sociale » ducinéma.

Je n'ignore pas que les détours que je décris sontprofonds. Mais ces détours sont ceux-là mêmes quele droit a empruntés, et ils sont signifiants. Ils prou-vent la perpétuelle contradiction entre les représenta-tions idéologiques que véhicule le discours juridique,et la pratique de ce discours lui-même. Et ils prou-vent ce fonctionnement même de l'idéologie juri-dique que Brecht décrivait génialement : « Ce qui estdrôle, c'est que eux (justement eux !) ne pourraientplus exercer leur pratique ni s'ils abandonnaient leuridéologie ni s'ils la concrétisaient 66 . »

1. Le capital, l'âme damnée du cinéma

Dans les années trente, les tribunaux prennentacte : On ne peut dénier aux productions cinémato-graphiques, le caractère de productions littéraires,artistiques, scientifiques 67 , »

Les conditions matérielles de cette création dési-gnent l'auteur, c'est-à-dire celui qui réalise le procèscapitaliste dans le film. L'auteur/producteur fait par-tie de l'appareil de production, il participe en sa qua-lité même d'auteur au procès de production. « Leproducteur est, en quelque sorte, une machine deproduction intellectuelle dont chaque rouage possèdeun cerveau et un talent particulier, mais dont tous seconfondent dans le produit de l'ensemble 68 . » Cetexte de juriste est un texte matérialiste, indubitable.La description métaphorique est, en même temps,description du procès réel de la création cinématogra-phique.

Le procès de production est l'essence (bourgeoise)du film. L'art est tout à la fois « produit » et « mo-ment » du capital. « Le film n'est pas produit pour lui-

66. Ibid., p. 207.67. Douai, 3 avril 1930, cité par Daburon, Le Réalisateur de

l'oeuvre cinématographique, thèse, Paris, 1961, p. 381.68. Huret, op. cit., p. 10.

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même. Ce n'est pas un moyen d'expression artis-tique. Sa production permet aux financiers un place-ment utile pour leurs capitaux 69 , »

Le producteur en effet « dirige tous les élémentssuccessifs d'où découle la production complète d'uneoeuvre cinématographique dont il a la responsabili-té 70 ». Entendons, l'entière responsabilité financière.Les catégories juridiques deviennent partie prenantedu procès du capital, puisque le capital se réalise aussien elle, que ce soit la catégorie du sujet, que ce soitcelle de la création. L'oeuvre cinématographique a son« auteur », même si l'auteur n'est plus un sujet mais unprocès. Les documents sont irréfutables, et ils sontd'une importance inouïe : le droit va avouer ce quenous n'aurions jamais espéré qu'il puisse avouer : levéritable sujet créateur, c'est le capital. Cet aveu, il val'incarner dans l'idéologie même du sujet : le capitaldevient la personne même qu'il interpelle, et il prendle masque du sujet, il s'anime, parle, et passe descontrats. Le capital ne peut se passer de son cher sujetde droit, puisque le sujet de droit est son sujet.

Je le dis, les documents sont irréfutables.La Cour de Paris, le 16 mars 1939, statuait en ces

termes : « Considérant que la protection légale de lapropriété artistique peut, dans la catégorie toute spé-ciale et encore nouvelle de la création cinématogra-phique, être pleinement assurée aux producteurs,puisque, sans son travail intellectuel, l'oeuvre n'existe-rait pas [...] ; que le producteur, c'est-à-dire la per-sonne physique ou morale dont la profession est deréaliser des ouvrages cinématographiques, se mani-feste incontestablement par une activité créatrice dansl'ordre de l'intellect, conforme à celle que l'on exigede tout auteur ; qu'il imagine et exprime les idées quiconstitueront le canevas, qu'il exerce sur toute la miseen scène et l'exécution une influence déterminante, et

69. Mercillon, op. cit., p. 163.70. Dullac, Rapport au comité directeur de la Chambre syndicale

cinématographique française, 29 juin 1927.

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que c'est bien sous sa direction créatrice soit person-nelle, soit par délégation qu'il l'exerce sur les mul-tiples auxiliaires spécialisés, dûment rémunérés aufixe ou au forfait, et d'ailleurs interchangeables avecd'autres employés de même spécialité, qui vont pro-céder à la besogne plus ou moins intellectuelle ou méca-nique qui leur est impartie ; que la répartition par leproducteur du travail intellectuel [...] ne saurait avoirpour conséquence de donner à tous ceux qui contri-buent à faire parcourir à l'oeuvre ses étapes succes-sives, un droit personnel sur l'exploitation du film[...] »

Le producteur est le propriétaire de la « création »qu'il produit. Le sujet capital est affublé du masquede la création à toutes les étapes industrielles. L'in-fluence déterminante du capital devient, pour le droit,l'influence créatrice ; la direction financière, une directioncréatrice ; les auteurs, des prolétaires payés à la tâchequi accomplissent une oeuvre-« besogne » et non uneactivité créatrice, à mi-chemin entre l'homme et lamachine, et qu'on peut mettre à la porte s'ils ne don-nent pas satisfaction. Le capital prend le visage del'Art, mais garde les méthodes nécessaires du capital :celles d'acheteurs de la force de travail, celles degardes-chiourme, celles de contractants privilégiés.« Les auteurs du film sont tous ceux qui, dans leurparticipation à l'élaboration de l'oeuvre cinématogra-phique, manifestent une activité créatrice, à conditiontoutefois qu'ils ne soient pas subordonnés au produc-teur par des contrats de louage d'ouvrage ou de servi-ces ". » La révélation est étonnante : l'activitécréatrice — ce qui exprime « la personnalité del'homme » — peut être soumise à un contrat. Autre-ment dit, il suffit de clauses contractuelles pour trans-former une activité créatrice en dépense pure etsimple de force de travail. Le contrat n'est plus unacte de volonté pure et simple, il permet, dans son

71. Paris, 16 mars 1939, Dalloz hebdomadaire, 1939, p. 263.72. Parent, Le Film, 17 janvier 1942.

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fonctionnement, cette extraordinaire mutation : faired'un artiste un prolétaire. L'auteur est le « mandatairede la société (engagé) pour diriger la production etnon pour la créer [...] ; il est l'exécutant (à l'égal) duchef d'orchestre qui dirige l'exécution d'un livretmusical, ou des artistes qui l'interprètent sur lascène [...] 73 ».

C'est la grande partition du capital, sous labaguette du capitaliste. Et si, pour la Cour de cassa-tion allemande, le metteur en scène peut jouer un cer-tain rôle à l'égard du public, ce rôle « se traduit dansl'importance et le renom de la société qui a donné unemploi fixe au metteur en scène et s'est assurée deses capacités intellectuelles 74 ». C'est le capital quidonne le nom pour que le nom rapporte au capital.La subordination juridique des « auxiliaires » auxcapitaux engagés, le travestissement du capital ensujet créateur, la nécessaire « interchangeabilité » desouvriers du film se traduisent dans une formulationesthétique nécessaire : le travail des auxiliaires n'estpas essentiel au procès artistique cinématographique.

« En cas d'absence ou de manquement à ses obliga-tions, le réalisateur reste essentiellement remplaçablesans que l'oeuvre en soit en quoi que ce soit modi-fiée 75 . »

C'est le capital qui devient l'essentiel de l'oeuvre.« Il est indispensable de reconnaître au producteur ledroit de représentation ; on aboutirait en effet à desconséquences absurdes si l'on prétendait l'en priverau profit des autres auteurs du film, dont chacunpourrait alors se dire fondé à disposer de sa partpropre dans l'oeuvre commune, cependant indivisible,ou qui pourrait s'unir pour disposer de cette oeuvreen dehors de lui [...] 76 . »

Ce qui est indivisible, ce qui constitue l'essence

73. Seine, 24 mai 1938, Gazette du Palais, 1938, part.,p. 509.

74. Cour de cassation allemande, arrêt précité.75. Seine, 24 mai 1938, précité.76. Seine, 19 mai 1935, Gazette du Palais, 1935, part., p. 62.

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de l'oeuvre cinématographique, c'est le capital lui-même dont le représentant, le producteur, est l'auteurunique. Et le danger pressenti par le tribunal est réel :c'est la collectivisation du produit artistique. Qu'onlaisse les « autres » se déclarer auteurs, et on les verraitbien vite « expulser » le producteur ; qu'on laisse auxouvriers les moyens légaux de s'approprier les moyensde production et ils verront qu'ils peuvent disposerde la production « en dehors de nous » ; traduisons :en dehors du capital.

2. Rhétorique et propriété privée

Le producteur et les juristes vont se battre sur ceterrain. On fera comme si le cinéma était une sorte dethéâtre filmé, où ce qui prime, c'est le « littéraire ».On pourra ainsi en expulser « esthétiquement » lesauxiliaires. « Si on change de metteur en scène, onn'aura ni changé le sujet, ni la succession des scènes,ni le dialogue [...] ; l'essence de l'oeuvre n'aura pasété modifiée 77 . » Le réalisateur, dit la cour d'appel deParis, ne peut être un auteur, car il demeure « essen-tiellement remplaçable sans que l'essence de l'oeuvreen soit modifiée" ». La catégorie esthétique du théâtre— l'idéologie de la parole — va servir contre lesauxiliaires. Le Capital va devenir le Verbe. L'essen-tiel, la langue. « Le verbe prima l'image, et le dialo-guiste fit oublier le metteur en scène 79 . »

77. Olagnier, Le Droit d'auteur, 1934.78. Paris, 10 février 1936, Gazette du Palais, 1936, r part.,

p. 691.79. Daburon, Le Réalisateur de l'oeuvre cinématographique, thèse,

Paris, 1961, p. 41. « Un dépouillement des écrits théoriques decette époque ferait aisément apparaître une surprenante conver-gence dans les conceptions : l'image est comme un mot, laséquence est comme une phrase, une séquence se construitd'images comme une phrase de mots, etc. En se plaçant sur ceterrain, le cinéma, proclamant sa supériorité, se condamnait à uneéternelle infériorité. En face d'un langage fin (le langage verbal), ilse définissait lui-même, sans le savoir, comme un double plus gros-sier. Il ne lui restait plus qu'à arborer crânement sa roture [...]dans la terreur secrète d'un aîné plus racé. » Christian Metz, « LeCinéma : Langue ou langage s, Communications IV, 1964, p. 66.

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Il faut bien avoir en mémoire ce fait économique capi-tal : que c'est grâce au brevet du son que la hautebanque a pris position dans l'industrie cinématogra-phique. Cela veut dire que, si, au temps du muet, lecinéma était renvoyé à la gestuelle du théâtre, autemps du parlant, il est renvoyé au verbe du théâtre.Je veux dire par là que l'idéologie de la parole, mêmesi cette parole était muette, hantait le cinéma, et quecette hantise se fit chair lorsqu'elle incarna l'évolutiondes forces productives.

Cette « hantise » esthétique, cette hantise rhéto-rique, s'articule sur la « hantise » du producteur. Leverbe cinématographique est la propriété desbanques. Le procès du capital se ferme sur lui-mêmedans sa propre parole : le Sujet parlant. Le capital estdevenu son propre rhéteur : le héraut de son propreprocès ".

III. CRÉATION ET SUJET COLLECTIF

Mais le triomphe de la « roture » imageante sur lanoblesse du verbe désignait le temps du cinéma. L'ac-croissement des forces productrices dans l'industriecinématographique socialisait le sujet créateur. Et lesujet collectif capitaliste désignait ce qu'était le cinéma. Jene veux pas dire que le producteur sera évacué danscette dialectique, car ce serait évacuer le capital, jeveux dire que la lutte pour la reconnaissance d'unsujet créateur dévoile la vérité dialectique du procèscinématographique : la coexistence forcée de l'art etde l'industrie, qui ne peut exister que sous la formesujet. Et je pourrais ajouter que cette consciencenécessaire de la coexistence n'est rien d'autre que ledévoilement objectif de la socialisation objective desforces productives.

80. Chez Brecht, la rhétorique du sujet est évacuée par l'évacua-tion même de la parole sujet. e Ce ne sont pas les mots qui, endernier ressort, effectuent la critique, ce sont les rapports et lesnon-rapports internes de force entre les éléments de la structure dela pièce. » Althusser, Pour Marx, Maspero, 1965, p. 143.

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Le mode de production capitaliste détruit perpé-tuellement l'idéologie bourgeoise. Ce qui détruit lecinéma « bourgeois », c'est tout à la fois la catégoriedu sujet de droit créateur par l'avènement du sujetcollectif et l'épanouissement esthétique de cette caté-gorie par l'avènement de « l'essence » du cinéma.

La phase industrielle de la production cinémato-graphique produit sa contradiction : l'oeuvre (avouée)collective. Le sujet de droit créateur est pulvérisé ensujets de droit créateurs d'un procès artistique : lefilm. La loi française du 11 mars 1957 prend acte dece sujet. Si elle admet bien en effet, en son article 14,qu'ont « la qualité d'auteur d'une oeuvre cinématogra-phique » la ou les personnes physiques qui réalisent lacréation intellectuelle de cette oeuvre, et que « sontprésumées, sauf preuve contraire, coauteurs d'uneoeuvre cinématographique réalisée en collaboration :1°) l'auteur du scénario, 2°) l'auteur de l'adaptation,3°) l'auteur du texte parlé, 4°) l'auteur des composi-tions musicales [...], 5°) le réalisateur [...] », elle subor-donne doublement les auteurs à la production. La placede cette subordination désigne l'articulation essen-tielle du procès. D'une part, « [ les auteurs del'oeuvre cinématographique [...] sont liés aux produc-teurs par un contrat qui, sauf clause contraire,emporte cession à son profit du droit exclusif d'ex-ploitation cinématographique [...] » (article 17) ;d'autre part, « si l'un des auteurs refuse d'achever sacontribution à l'oeuvre cinématographique [...], il nepourra s'opposer à l'utilisation, en vue de l'achève-ment de l'oeuvre, de la partie de cette contributiondéjà réalisée [...] » (article 15).

C'est le langage même — noblesse oblige — d'unavocat général. « L'oeuvre cinématographique faitappel au travail, à l'imagination, au sens artistiqued'un grand nombre, en même temps qu'à la science,et enfin à la puissance financière. C'est le "facteuréconomique" qui exerce par nécessité une influenceque le législateur ne peut pas ignorer. Surgissent alors

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dans le langage des commentateurs les mots : inves-tissement, rentabilité, compromis [...] 81 . >>

Et la cour d'appel de Paris a pu préciser le rôle del'industrie dans le cinéma par un aveu qui est detaille : « Le producteur n'est pas un auteur [...] mais ilparticipe directement, avec le réalisateur, à l'élabora-tion du film, par l'apport des moyens matériels néces-saires à cette élaboration ; il lui appartient en outred'assurer la commercialisation de l'oeuvre et la renta-bilité des fonds investis [...] 82 . » L'aveu, je l'ai dit, estde taille, car c'est un aveu dialectique : celui-là mêmede la contradiction entre une idéologie artistique, quimesure « la valeur d'une personnalité à la façon dontelle s'exprime dans une oeuvre et la réussite d'uneoeuvre à la quantité de personnalité qui est expriméeen elle 83 », et une production qui est menacée parcette idéologie même. L'aveu est de taille, car si leproducteur n'est plus un auteur, il est l'auteur par excel-lence du film marchandise. On verra jusqu'où peut allerle droit moral des auteurs.

Un tribunal peut annuler la clause suivante d'uncontrat entre producteur et réalisateur. « Nous nousréservons le droit de procéder à toute modificationou coupure que nous jugerions nécessaires [...] ; saufimpossibilité, vous serez consulté au sujet de cesmodifications ; toutefois, si un désaccord de quelquenature qu'il soit devait persister avant, pendant ouaprès la production, nous resterions seuls juges de ladécision finale. Toujours en ce cas, nous nous enga-geons, sur votre demande éventuelle, à retirer votrenom du générique et de la publicité. » Il peut, dans salogique, condamner le producteur à des dommageset intérêts pour préjudice « moral » ; mais, dans salogique qui est d'assurer le bon fonctionnement de laproduction, il peut abandonner au producteur l'ex-ploitation de son film. Le droit moral disparaît au

81. Conclusions Lecourtier, sous Paris, 20 janvier 1971, Dalloz,1971, p. 307.

82. Ibid.83. Brecht, op. cit., p. 216.

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moment même où il peut faire obstacle à la produc-tion. Et lorsque la cour d'appel, saisie à son tour del'affaire, doit trancher l'angoissante question desavoir qui du réalisateur ou du producteur doit l'em-porter — qui de l'art ou de l'industrie —, elle necraint pas de résoudre le problème dans la contradic-tion absolue du déni de justice (car le refus de statuers'analyse en une démission des fonctions mêmes dejustice) en renvoyant « les parties [...] à se mettred'accord 84 »

« Si la contradiction entre les intérêts matériels etles intérêts immatériels recevait une solution [...] toutcet appareil unifié et rationalisé avec tant d'art auraitlui aussi des intérêts moraux et immatériels. Bref, sitout ne revenait pas exclusivement à la protection duprofit, nous aurions de notre côté peu de chose à luiproposer 85 . »

La catégorie du sujet — et de la création — estsauvegardée dans l'exacte mesure de la production,mais le développement des forces productives a crééce sujet collectif qui annonce « l'inconséquence idéo-logique » des rapports de production.

C'est le temps humain, « cette dissolution du pro-cessus dramatique en autant d'images individuelles,qui résultent [...] du fait que tout est ramassé en decourtes scènes filmées indépendantes [...] le travail dumetteur en scène n'est pas seulement de mettre formel-lement en scène, mais de transposer dans la réalitétoutes ces choses indispensables 86 ». Il donne « la viecinématographique 87 », il accomplit « l'acte créateuressentiel : la transformation d'un texte en images 88 »,

il « veille au rythme de la succession des scènes,comme au choix des prises de vues, il participe essen-tiellement à la création artistique du film 89 ». Mieux :

84. Paris, 20 janvier 1971, déjà cité.85. Brecht, op. cit., p. 205-206.86. Cour de cassation allemande, précité.87. Becquet, Le Droit d'auteur en matière de cinéma, 1947, n° 49.88. Lyon-Caen, Lavigne, Traité du cinéma, LGDJ, 1956.89. Paris, 14 juin 1950, Dalloz, 1951, p. 9.

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il « crée le mouvement et les images qui sont l'essencemême de l'art cinématographique" ».

Et, en même temps que le producteur n'est plusl'auteur artistique, l'essence du cinéma, dans un ren-versement impressionnant, est analysée comme re-production » idéologique du réel.

1. De l'idéologie comme sujet de droit

Ici même, l'idéologie vient au secours de la produc-tion : la caméra reproduit la structure du sujet, etl'effet de cette reproduction est de renverser l'idéolo-gie du sujet en sujet de l'idéologie.

Je n'exagère pas. « L'appareil cinématographiqueest un appareil purement idéologique. Il produit uncode perspectif directement hérité, construit sur lemodèle de la perspective scientifique du Quattrocen-to ". » On ne peut parler de cinéma « avant d'avoirdéconstruit la production idéologique de l'appareil (lacaméra) qui, de par sa structure, est dans l'impossibi-lité d'entretenir aucun rapport objectif avec le rée1 92 ».

« Ainsi le cinéma est-il obéré d'emblée [...] parcette fatalité de la reproduction non des choses dansleur réalité concrète, mais telle que réfractée parl'idéologie [...] ; l'idéologie se représente ainsi elle-même par le cinéma. Elle se montre, se parle, s'en-seigne dans cette représentation d'elle-même". »

M. Pleynet, « rectifiant » sa position, ajoute : « Lesquestions posées par le code perspectif de la "caméramonoculaire" nous fournissaient une preuve décisivede la complicité fondamentale existant entre le dispo-sitif de base du cinéma et un aspect important del'idéologie bourgeoise (le centrement métaphysique,sur le Sujet) [...]. Dire que la caméra est un appareil

90. Paris, 13 mai 1964, juris-classeur périodique, 1964, part.,13 932 ; Cour de cassation, Chambre civile, I", 22 nov. 1966, Dal-loz, 1967, p. 485.

91. Pleynet, « Le Point aveugle s, Cinéthique, n° 3.92. Ibid.93. Comolli, Narboni, in Cahiers du cinéma, n° 216.

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idéologique ne signifie pas qu'il lui est reconnu uneessence idéologique (ni qu'on la confonde avec unappareil idéologique d'État !), cela signifie qu'à titred'appareil voué à une représentation de l'espaceelle est une partie de la base matérielle d'une pra-tique idéologique : les pratiques cinématogra-phiques [...] 94 . »

Autrement dit, on assiste à un retour de la Caméra/Sujet ; ce n'est plus le sujet qui est absorbé par lamachine, c'est la machine qui est faite sujet. Elle estdevenue le lieu même de la création, elle est devenue,en soi, créatrice. La machine/sujet ne peut que repro-duire le sujet, puisqu'elle le « tient » dans un espacequi « redouble la clôture hégélienne [...] (sic) 95 ».

Ce qui est en question, de façon latente, M. Pleynetl'exprime — pour une fois — sans ambiguïté. Le codeperspectif humaniste étant « garanti institutionnelle-ment » par les AIE (de classe), si une classe peut seservir provisoirement de ce type de représentation qui« sert fondamentalement une autre classe [...] l'enjeude la lutte des classes sur ce point ne concerne pastant d'abord la représentation que les appareils d'Etatqui la garantissent comme seule valable, et hors des-quels elle n'existe pas 96 ».

En d'autres termes, l'idéologie bourgeoise sanc-tionnerait la caméra, en tant qu'appareil, puisque lacaméra reproduit son essence même ! Et, si l'ontourne un film sur une grève ouvrière, cette grève,dans la mesure où elle serait reproduite dans le « codeperspectif humaniste », dans la mesure où elle redou-blerait la « clôture hégélienne », serait garantie par lesappareils idéologiques d'État, sauf si elle a pour objetde critiquer ces mêmes appareils d'État ! Comment ?On l'ignore.

Ce charabia prétentieux et pseudoscientifique quiose se réclamer du marxisme révèle un symptôme :

94. M. Pleynet, in Cinéthique, n° 9-10, p. 55 sq.95. Comolli, in Cahiers du cinéma, n° 211.96. M. Pleynet, art. cit.

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l'impérialisme du sujet chez ceux-là mêmes qui pré-tendent le liquider, au nom du marxisme. C'est lareprise idéologique du marxisme qui est ici en question.

Mais, ce qui se joue est plus grave : l'élimination dela lutte des classes sur le terrain de l'idéologie, l'impossibi-lité « mécanique » de la prise de conscience. Puisquel'idéologie (le sujet) imprime aux lois de l'optique sanécessaire reproduction, le capital est absous dans lafatalité de son procès.

Le fatalisme idéologique est la dernière moutureesthétique ; il présente cet avantage politique : l'élimi-nation « de nature » de la lutte politique.

Ce que reproduit la machine, ce n'est plus l'idéolo-gie ; c'est bien plutôt l'idéologie qui produit lamachine. Ainsi, l'idéologie devient, elle, le sujet, etle réel, le prédicat : elle a accompli ce tour de force« esthétique » d'apparaître comme le sujet créateur dufilm.

2. Histoire et création

Notre sujet a effectué toutes les figures, a pristoutes les poses. Il lui reste à devenir « propriétaire »de l'événement, à se sur-approprier l'histoire.

La gageure est là, très exactement, et elle tient danscette contradiction : les « faits », pour devenir la pro-priété d'un auteur, doivent être « créés » par lui. Or,comment peut-on « créer » ou « produire » quelquechose qui se déroule vraiment ? Si cela ne fait pasproblème pour le film « artistique », cela fait problèmepour le <4 tournage » en direct.

Le chassé-croisé juridique va être prodigieux. Carsi « la création visuelle doit, en reflétant la personna-lité de son auteur, par le choix et la composition desimages, exprimer dans son déroulement sa penséeoriginale 97 », on va opposer la création (l'esprit) au« hasard historique » (la matière). On va pourchasser

97. Gaudel-Gruyer, « La Réalité, source spécifique de la créa-tion télévisuelle », Revue internationale du droit d'auteur, avril 1970.

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la réalité dans ses recoins les plus cachés. On va dire :il y a la réalité et il y a le « coeur » de la réalité. « C'estlorsqu'il se transporte au coeur même de la réalité quel'art télévisuel s'épanouit dans un domaine qu'il est leseul à pouvoir parfaitement explorer 98 . » On va dire :montrer la réalité telle qu'elle est, c'est encore la<4 créer ». Un tribunal en fait l'expérience amère etingénue. Ayant à juger si une émission de télévisionpouvait être légalement protégée par la législation surles droits d'auteur, il s'exprime en ces termes. « Il suf-fit, dit-il, d'assister à quelques scènes de montagnes,prises dans des paysages suggestifs et bien choisis, oùon voit des paysans dans leur chalet ou encore aumarché de fromages échangeant ceux-ci contre del'argent avec un courtier typique, bien vivant et prissur le vif, etc., pour être convaincu qu'il s'agit biend'une création 99 . » Tout ce dont on est <4 convaincu »c'est que cela a l'air vrai !

Mais je voudrais donner un exemple plus étonnantencore de la pratique juridique. Cet exemple va mepermettre d'articuler le concept de sur-appropriationsur ce qui semblerait être le moins susceptible d'ap-propriation privée : l'histoire.

Le problème concret s'est posé en ces termes : uncinéaste amateur avait tourné, par hasard, l'assassinatde Kennedy, film de 480 images en 8 mm qu'il s'étaitempressé de vendre à l'éditeur de Life Magazine.Ultérieurement, un livre fut écrit sur cet événement(Six Seconds in Dallas par Josuah Thompson), quireproduisait illicitement 22 images du film. Un pro-cès fut engagé, et Thompson soutint pour sa défensetrois ordres d'arguments : 1. Il s'agissait d'un événe-ment d'actualité ; 2. sur lequel aucune création nes'était effectuée ; 3. et qui ne pouvait être approprié

98. Ibid.99. Tribunal de grande instance, 28 avril 1971, Revue internatio-

nale du droit d'auteur, juill. 1971, p. 95.

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72 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

en tant que tel sous peine de créer une véritable « ofi-gopolie » de l'information 1°°.

Si l'on résume cette argumentation, on peut direque l'événement, dans la mesure où, d'une part, ilfaisait partie du domaine public, et où, d'autre part,il était re-produit tel quel, ne pouvait être appropriépuisque le sujet n'avait fait qu'en suivre le coursobjectif.

Or, le juge Wyatt a rejeté cette défense en utilisantune structure du réel qui distingue le fond et la forme.S'il est vrai, observe-t-il, qu'« un événement d'actua-lité ne peut être protégé par le droit d'auteur », il n'enreste pas moins que « Life ne revendiquait aucun droitd'auteur sur l'élément d'actualité de l'événement,mais uniquement sur la forme particulière de l'enregis-trement ». Quant à l'accusation d'oligopolie, il secontente de remarquer que Life ne revendique aucundroit d'auteur sur les événements de Dallas, mais surla forme particulière d'expression matérialisée par lefilm. « S'il s'agit là d'oligopolie, celle-ci est spécifique-ment conférée par la loi sur le droit d'auteur, et touteréclamation à ce sujet doit être présentée auCongrès. » Et sur la créativité, il fait valoir que chaquephotographie reflète « l'influence personnelle de l'au-teur, et qu'il n'en existe jamais qui soient identi-ques 1 ° 1 ».

100. Aff. Times incorporated. Cité par B. Ringer, Évolution de lajurisprudence aux États-Unis en matière de droit d'auteur », Revueinternationale du droit d'auteur, janv. 1971.

101. Il est intéressant de rapprocher cette décision d'une autredécision rendue par la division d'appel de la Cour suprême de NewYork, et portant sur l'utilisation de la langue. Isolé de son sujet,quel que puisse être celui-ci, un titre ou un nom, composé de motsordinaires, ne peut devenir la propriété de qui que ce soit. Dissociéde l'oeuvre, ce titre ou ce nom ne constitue que de simples mots,et tous les mots de notre langue appartiennent au domaine public(in the public domain) ; quiconque parle ou écrit a le droit naturel(inherent rights) d'utiliser tous les mots que comporte la langueanglaise, ainsi que toutes les combinaisons qu'elle permet pour peuque cette utilisation soit légitime. « (O'Hara c.IGardner Advertising.)La langue elle-même apparaît structurée sur la propriété privée.L'interrogation linguistique devrait prendre acte de la dimensionjuridique de la langue, de son effectivité sociale. Nous nous

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LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 73

La dialectique du juge américain est étonnante.L'histoire est le fond, le domaine public, l'expressionabstraite de toute propriété, et l'auteur lui donneforme, c'est-à-dire qu'il donne la forme de la pro-priété privée à un fond considéré comme propriétéprivée.

La sur-appropriation du réel se constitue par lesimple enregistrement du réel. On ne saurait allerplus loin 102.

J'ai « mobilisé » les contradictions « au sein deschoses et des événements » et j'ai maintenu « les évé-nements eux-mêmes en mouvement pendant toute ladurée des recherches 103 ». L'idéologie du sujet, je l'aiprise au mot, pour en signer la faillite ; mais c'est unefaillite « ambiguë ». Je veux dire que c'est cette faillitemême qui la fait vivre. Car le sujet, loin de craindre lacontradiction, en fait son pain quotidien. En retour-nant contre le sujet ses propres armes, il faut savoirque ces armes périront avec lui.

proposons d'approfondir cette donnée dans des travaux ultérieurs.Le problème s'est aussi posé de l'appropriation de l'information. Ils'agit à la fois de faits appartenant à tous, et qui pourtant sontla e propriété » des agences de presse. La jurisprudence a décidé,subtilement, que l'appropriation pouvait être effective avant ladivulgation, mais qu'après cette divulgation e chacun a le droit d'entirer profit ». (Req., 8 août 1861, Dalloz, 1862, I" part., p. 136 ;Tribunal de grande instance, 17 déc. 1968, Revue internationale dudroit d'auteur, 1970, p. 91.)

102. Pour la (■ petite » histoire, j'ajoute que ce même juge arefusé de sanctionner le vol de ces photographies car il n'avait pasété commis de mauvaise foi, compte tenu e de l'intérêt qu'avait lepublic de disposer des plus grandes quantités de renseignementspossibles sur l'assassinat », et surtout du fait qu'il n'était pas unconcurrent sérieux car il n'avait affecté en rien la diffusioncommerciale de l'oeuvre protégée. Ah ! qu'en termes galants ceschoses-là sont dites !

103. Brecht, op. cit., p. 220.

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CHAPITRE IV

LA FORME MARCHANDE DU SUJET

J'en ai fini du sujet créateur, et je peux avancer àprésent ce qui permettra de clore le procès de la créa-tion, ou, plus précisément, ce qui achèvera la dialec-tique du réel juridique. Le sujet qui reproduit vaproduire son propre concurrent : le sujet qui est repro-

f

duit. Disons, pour simplifier, que le droit du photo-graphe sur sa photo produit le droit du photographié surson image.

Quand je dis qu'il faut clore alors le procès, je veuxdire simplement que l'homme, dans sa description del'homme, ne rencontre plus qu'une essence privativequi le renvoie à lui-même, que la propriété privée duphotographe ne rencontre plus que la propriété privéedu photographié ; je veux dire que, dans ce réel pré-constitué en propriété privée, la propriété privée s'estincorporée « dans l'homme lui-même ». Je veux direencore que la reproduction du réel re-produit la pro-priété privée comme « essence » de l'homme, et quel'objectivité historique de la propriété est radicale-ment supprimée.

La juridicité du réel s'accomplit comme productiondu réel dans la détermination de la propriété elle-même.

J'ai dit que le procès créateur est le procès de lapropriété privée elle-même. Je voudrais préciser plusavant. Ce procès ne devient total qu'en produisant saconcurrence. Je dirais plus : cette concurrence est la

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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 75

condition même de son mouvement ; ce qui fait qu'ilse clôt lui-même. Et si on étudie le mouvement dumouvement, il s'agit d'un mouvement qui se veutimmobile, qui tourne sur lui-même. Autrement dit,le concurrent du sujet de droit reproducteur est lesujet de droit reproduit, une décomposition mar-chande de la catégorie du sujet de droit, ou, si l'on pré-fère, une décomposition marchande de l'essence »de l'homme. La forme marchande de la création pro-duit la forme marchande du sujet de droit et récipro-quement.

Notre premier moment décrivait la forme mar-chande de la création. C'est le concept de sur-appro-priation du réel qui en a rendu compte. Il désignaitcette vocation juridique du réel à pouvoir être sur-décomposé en propriété privée. Notre deuxièmemoment — celui auquel j'arrive maintenant — signi-fie le mode de la réappropriation du réel par le sujet dedroit, le moment de la reprise par le sujet de droit deson « essence » de propriétaire. Ce deuxième moment,c'est la postulation d'un réel toujours-déjà privé, i.e.le réel qui désigne l'homme comme propriétaire de saproduction.

Ce moment exige son concept : nous avançonscelui de Forme Sujet de Droit.

Par là, je continue le travail ébauché par Pasuka-nis : J'affirme seulement, disait-il, que la propriéténe devient le fondement de la forme juridique qu'entant que libre disposition des biens sur le marché. Lacatégorie de sujet sert alors précisément d'expressiongénérale à cette liberté'. »

Je dois préciser mon propos. Ce que je veuxdémontrer, c'est que le sujet de droit, en sa structuremême, est constitué sur le concept de libre propriétéde soi-même ; c'est que cette Forme, qui est la forme-marchande de la personne — le contenu concret del'interpellation idéologique de la personne en sujet dedroit —, présente ce caractère tout à fait extraordi-

1. Pasukanis, op. cit., p. 100.

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76 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

paire de produire en soi, en sa Forme même, lerapport de la personne à elle-même, le rapport dusujet qui se prend lui-même comme objet. Ce carac-tère tout à fait étonnant désigne le rapport juridiquede soi à soi ; il désigne que l'homme investit sa proprevolonté dans l'objet qu'il se constitue, qu'il est à lui-même un produit des rapports sociaux. Ce que je vaisdonc décrire en définitive, c'est la nécessité pour lapersonne humaine de prendre la Forme Sujet de Droit,c'est-à-dire en dernière instance de prendre la Formegénérale de la marchandise 2.

Je m'occuperai, en juriste, des conditions juri-diques de cette Forme, et je m'occuperai encore descontradictions qui s'y développent.

Car, si le discours du sujet de droit sur l'histoiretelle qu'elle a pu se u produire » — et j'entends parlà les conditions juridiques du discours historique —s'avoue comme le discours même du procès de la pro-priété privée, il se déploie dans la contradiction la pluscruciale. En une seule proposition, je pourrais direque, dans le même temps que l'homme est proprié-taire de son histoire, l'histoire de l'homme achève etdépasse la propriété privée. La pratique juridiqueenregistre la contradiction. On verra comment elle larésout.

Section I. — La forme sujet de droit

La Forme sujet de droit est aporétique, c'est-à-direqu'elle pose un problème qu'elle ne peut résoudre. Si

2. La forme marchande e est devenue la forme générale des pro-duits du travail où, par conséquent, le rapport des hommes entreeux, comme producteurs et échangistes de marchandises, estdevenu le rapport social dominant e (Le Capital, L. I, t. I, p. 73).Marx précise en ces termes 4( ce qui caractérise l'époque capitaliste,c'est donc que la force de travail acquiert pour le travailleur lui-même la forme d'une marchandise qui lui appartient [...], d'autrepart, ce n'est qu'à partir de ce moment que la forme marchandisedes produits devient la forme sociale dominante. » (Ibid., p. 173,note 1.)

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l'homme est à lui-même son propre capital, la circula-tion de ce capital suppose qu'il puisse en disposer aunom (et au prix) de lui-même, c'est-à-dire au nom ducapital même qui le constitue. On peut résumer cetteaporie : l'homme doit être tout à la fois sujet et objetde droit. Le sujet doit se réaliser dans l'objet, et l'objetdans le sujet. La structure de la forme sujet de droits'analyse alors comme la décomposition marchande del'homme en sujet/attributs. Je vais m'en expliquer.L'homme étant reconnu « comme l'essence » de lapropriété 3 , toute production de l'homme est la pro-duction d'un propriétaire : mieux, d'une propriétéqui fructifie et produit la rente et le profit. La miseen valeur de lui-même constitue son capital ; non pasun vulgaire capital-argent, mais un capital digne del'essence humaine : un capital « moral ».

On ne discute même plus, en droit, que touteexpression de la personnalité — vie privée ou imagede soi-même — « appartient au patrimoine moral detoute personne physique, et constitue le prolonge-ment moral de sa personne 4 ». On ne discute pas plusque « le photographié possède, sur son image et surl'usage qui en est fait, un droit de propriété absoludont nul ne peut disposer sans son consentement 5 ».On ne discute pas, en définitive, ce fait fondamental :que le sujet est propriétaire de lui-même, et que si on lui« vole » son reflet ou sa « vie », on lui vole une partiede lui-même dont on lui doit réparation. En fait, ledroit vous dit la chose suivante : le sujet n'existe qu'àtitre de représentant de la marchandise qu'il possède,c'est-à-dire à titre de représentant de lui-même entant que marchandise 6.

3. K. Marx, Manuscrits de 1844, Éd. Sociales, p. 80.4. Paris, 6 juill. 1965, Gazette du Palais, 1966, I" part., p. 39.

La formule est inlassablement répétée.5. Tribunal de commerce, Seine, 26 févr. 1963, Dalloz, 1963,

« Sommaire », p. 85.6. « Il faut affirmer [...] que le patrimoine est le contenant de

tous les droits pécuniaires ou non pécuniaires qui viennent sefondre en lui ; leur influence réciproque est trop grande pour qu'onpuisse en dissocier certains éléments. » (Mazeaud, de Juglard,

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Par la constitution d'un patrimoine moral oùl'homme est à lui-même son propre objet, l'histoiredu sujet définit son terrain : un « véritable Eden desdroits naturels de l'homme et du citoyen », le lieud'une véritable circulation de marchandises.

« Pour mettre ces choses en rapport les unes avecles autres, leurs gardiens doivent eux-mêmes semettre en rapport entre eux à titre de personnes dontla volonté habite dans ces choses mêmes, de tellesorte que la volonté de l'un est aussi la volonté del'autre et que chacun s'approprie la marchandiseétrangère en abandonnant la sienne, au moyen d'unacte volontaire commun. Ils doivent donc se recon-naître réciproquement comme propriétaires privés 8 . »

Là est la gageure, une fois de plus. Le sujet de droitdoit se mettre en rapport avec lui-même : il doit sevendre en son « for intérieur », qui est aussi son propremarché. Il doit être à la fois marchand et marchan-dise, sur la foire d'empoigne de la liberté. En un mot,le sujet doit pouvoir porter sur le marché ses attributs.

Le capital/sujet est ainsi constitué par les « attri-buts » de sa personnalité, i. e. ce qui donne au sujet dedroit existence sociale : son nom, son droit moral, sonhonneur, son image, sa vie privée... et dans le mêmemoment où ce capital est formé il produit les conditionsde sa circulation. La personne humaine est propriétaired'elle-même et donc de ses attributs. Aussi, lorsquel'un de ces attributs lui est arraché sans son consente-ment, lorsqu'un tiers s'en empare comme objet,

Leçons de droit civil, 4' éd., 1970, t. I, n° 622.) Et ces auteurs ontcette phrase magnifique : s Le droit français répare le dommagemoral, et cette réparation, dans presque tous les cas, est ordonnéeen argent ; comment concevrait-on qu'une valeur pécuniaire soitainsi introduite, à titre de réparation, dans le patrimoine, si elle nevenait y remplacer une autre valeur, pécuniaire ou morale, qui adisparu [...] » ! (Ibid.) C'est génial, mais honnête ! En effet : si ledommage moral est réparable en argent, cela veut bien dire que laperte morale est une perte d'argent tout autant qu'une perte d'ar-gent est une perte morale !

7. Marx, Le Capital, op. cit., liv. I, t. I, p. 178.8. Ibid., p. 95.

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le sujet se découvre dépossédé de l'utilisation qui estfaite de lui-même : il a été « volé ».

Et s'il a été « volé », c'est qu'il est libre de lui-même,sa liberté lui permettant tout à la fois d'aliéner sesattributs et de les revendiquer.

Mais je voudrais préciser ici le concept. Il ne prendson efficace réelle qu'en mettant aussi en circulationmarchande la liberté de l'homme. Et il faut introduirel'exigence idéologique qui double et clôt la formesujet de droit : le sujet est à lui-même objet de droittout en demeurant « libre » de soi-même. La liberté seprouve par l'aliénation de soi, et l'aliénation de soipar la liberté. Je veux dire par là que l'exigence idéo-logique de la liberté de l'homme se déploie dans lastructure du sujet de droit constitué en objet de droit,ou encore, se déploie dans l'essence de l'homme « quiest lui-même placé dans la détermination de la pro-priété 9 ». C'est précisément parce que la propriétéapparaît dans le droit comme essence de l'homme quel'homme, objet de contrat, va prendre la forme juri-dique du contrat lui-même qu'il est censé produirelibrement I °. En d'autres termes, l'homme, en sepatrimonialisant, en se donnant sous la forme sujet/attributs, loin de se dire esclave de sa patrimoniali-sation, y trouve sa véritable liberté juridique : sacapacité. Et je dirai mieux : l'homme n'est véritable-ment libre que dans son activité de vendeur : saliberté, c'est se vendre, et se vendre réalise saliberté 11.

9. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 80.10. « L'acheteur et le vendeur passent contrat ensemble en qua-

lité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Ce contratest le libre produit dans lequel leur volonté se donne une expres-sion juridique commune. » (K. Marx, Le Capital, op. cit., liv. I,p. 178-179.)

11. Le produit de la reproduction est la marchandise douée deconscience de soi et d'activité propre [...] la marchandise humaine[...]. » (Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 72.) On peut rappro-cher la pensée juridique de ce que dit Marx du communisme primi-tif qui, en tant qu'achèvement réalisé de la propriété privée (dansla mesure de la généralisation de la propriété privée) en « niantpartout la personnalité de l'homme, n'est précisément que l'expres-

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La liberté s'articule sur la volonté (consentement). Jem'explique. Si l'on me « vole » mon reflet ou ma vieprivée, on ne fait rien d'autre que me « voler » monconsentement à divulguer mon reflet ou ma vie pri-vée. On m'a volé ma volonté de vouloir me vendre,ou, ce qui revient au même, mon consentement àvouloir me vendre. Cette articulation est cruciale : lerapport sujet/attributs est subsumé juridiquementsous le concept de volonté. Le droit peut dire alors,dans un langage abstrait et humaniste, que le sujet dedroit est un sujet qui veut 12.

Et le concept se boucle : la liberté étant faitevolonté — de divulguer ou non ma vie privée ou monimage —, et cette volonté n'étant rien de plus quecelle de contracter sur et avec moi-même —, je dois,dans mes relations avec autrui, apparaître propriétairede moi-même. Si je ne l'étais pas, je serais pour autruiincapable, seulement objet de droit, de la mêmefaçon que je ne saurais m'en rendre propriétaire. « Ilfaut que le propriétaire de la force de travail ne lavende jamais que pour un temps déterminé, car s'illa vend en bloc une fois pour toutes, il se vend lui-même et de libre qu'il était se fait esclave, de mar-chand marchandise 13 . »

Je reviens un instant sur ce point : ma capacitéréside dans ma liberté de me produire comme objetde droit. L'incapable — l'esclave — est un objet dedroit. Le sujet de droit permet cette étonnante révéla-tion : la production juridique de la liberté est la pro-duction de soi-même comme esclave. Le sujet de droits'aliène dans sa propre liberté. Et je voudrais ajouterque la forme sujet réalise, en son concept, les « deuxformes absurdes du lien social » dont parle Pasukanis,

sion conséquente de la propriété privée qui est cette négation ».(Ibid., p. 85.)

12. « La volonté est l'élément actif du droit subjectif. » (Martin,« Le Secret de la vie privée », Revue trimestrielle de droit civil, 1959,n° 10.) s L'atteinte à la vie privée ne peut être justifiée que par leconsentement de la victime. » (Badinter, « Le Droit au respect dela vie privée juris-classeur périodique, 1968, I" part., 2 136, n° 16.)

13. Marx, Le Capital, op. cit., p. 171.

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qui se présentent simultanément, u d'un côté commevaleur marchande, et de l'autre comme capacité del'homme d'être sujet du droit 14 «. Le sujet de droitréalise l'interpellation idéologique du droit, dans saforme même de sujet de droit.

J'en termine : le libre échange de propriété de soipostule une reproduction de la liberté de soi, et unachat libre de cette production ' 5 . C'est ainsi que laliberté ne trouve son effectivité juridique qu'au regardde la capacité de l'aliéner, capacité qui repose elle-même sur la liberté. Un remarquable jugement a poséla relation fondamentale volonté-liberté. Un tribunala estimé en effet qu'on ne saurait faire dériver l'inter-diction du droit à l'image <■ soit du droit de propriétéque chacun possède sur sa personne, soit de la notionde liberté individuelle ou humaine [...] ; qu'on nepeut en cette matière invoquer un droit de propriétédans les termes de l'article 544 du Code civil, la per-sonne n'étant pas dans le commerce et ne pouvantfaire l'objet d'un droit réel. On ne saurait davantages'appuyer sur la notion de liberté individuelle ouhumaine, qui n'est en définitive que l'expression cor-recte de la même idée de propriété, ne tendant qu'àaffirmer effectivement que l'individu est maître deson corps et de son image 16 ».

En dernière analyse, la forme sujet, dans sa consti-tution sujet-objet (de soi), renvoie à un mode de pro-duction qui détermine la forme même d'un sujet quipeut se vendre, et dont la liberté ne se proMi4adans Tàdétermination de la propriété. Cette analyse

14. Pasukanis, op. cit., p. 103.15. Hegel : a Par l'aliénation de tout mon temps de travail et de

la totalité de ma production, je rendrais un autre propriétaire dece qu'il y a de substantiel, de toute mon activité et réalité, de mapersonnalité. » (Principes de la philosophie du droit, § 67.) Un auteurjuridique, qui n'a certainement lu ni Marx ni Hegel, retrouve spon-tanément le même rapport : u [...] abandonner pour toujours sa vieprivée [...] serait aussi contraire à la liberté de l'individu que decéder à vie son travail. » (Badinter, Le Droit au respect de la vieprivée, op. cit.)

16. Tribunal civil, Yvetot, 2 mars 1932, Gazette du Palais, 1932,I" part., p. 855.

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théorique du sujet de droit permet la descriptionconcrète et achevée du réel : il est à la fois créationd'un sujet et vécu par un sujet.

Section II. — La croisade des chevaliersdu droit ou l'histoire d'une doctrine juridique

Il est temps de « faire un peu de droit ». Nous allonspénétrer ensemble dans les arcanes — j'allais dire lesentrailles — de la doctrine. Je voudrais vous montrercomment on raisonne dans la « théorie pure du droit »,ou plutôt comment on ne raisonne pas en cet espace uni-versitaire qui est aussi l'espace politique d'un certainsavoir. Et vous verrez alors se déployer l'extraordinairesubtilité « inefficace » des juristes, qui prennent leursraisonnements... pour de l'argent comptant !

Ce que dit la doctrine définit ce qu'est la doctrine :l'appendice professoral du capital. Il faut opérer cecorps malade de sa propre indigence.

La doctrine, en justifiant le sujet de droit, défendson bifteck. Il n'importe qu'il soit faisandé : elle senourrit de son cadavre. Ce qu'elle veut, c'est légiti-mer un sujet qui soit tout à la fois libre de son âmeet de son corps, qui puisse vendre son corps enconservant son âme. On a compris sans peine quec'est aussi d'elle-même qu'il s'agit.

Nous retrouvons en bonne place notre Du Gues-clin du Droit, notre « sociologue sans rigueur », notrechevalier Carbonnier, sans peur et sans reproche, quia revêtu l'armure étincelante de la dogmatique. LeChevalier écrit, sans sourciller et sans céder un poucede terrain, que notre Droit a repoussé depuis long-temps l'idée que l'être humain fût propriétaire de soncorps, parce que cette idée impliquait une confusionabsurde entre l'objet et le sujet de droit 17 . Cetterigueur dans la non-rigueur aurait de quoi surprendre

17. Note sous Tribunal correctionnel, Grasse, 8 févr. 1950, Dal-loz, 1950, p. 712.

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un soldat moins aguerri que notre Du Guesclin. Si jene suis pas propriétaire de mes « attributs », commentpuis-je les mettre dans le commerce ? Du Guesclinn'en a cure ! Soyons honnête. Il n'en avait cure ; ila découvert, depuis, sur les champs de bataille, enpourfendant l'ennemi, que le droit subjectif est dansnos viscères.

Un autre chevalier est entré dans la lice. Il a avouécette grave formule : « Même dans le droit de pro-priété "dématérialisé", la valeur sur laquelle il porteest patrimoniale et extérieure au sujet, alors que ladéfense de la personnalité concerne des "valeurshumaines", qui ne sont pas distinctes du sujet dedroit 18 . » La controverse est sérieuse, et je vais essayerde débrouiller ce charabia. Que nous dit-on ? Il y adeux types de valeurs. La valeur patrimoniale, lavaleur humaine. Ce qu'on ne nous dit pas, c'est queles « valeurs humaines » se vendent. Autrement dit, ona divisé les valeurs en « humaines » et « patrimonia-les », et de cette division moralisatrice on en a « dé-duit » que l'âme ne se vend pas.

Car, pour nos soldats, l'âme est le dernier lieu oùl'on cause.

C'est ce qu'a découvert dernièrement un juriste qui« fait de la philosophie ». Dans une envolée lyrique,notre philosophe retrace en quinze lignes l'idée dePersonne, de Platon à... E. Mounier. Je vous lis lesdernières lignes : « Le libéralisme lui-même, avec sestendances d'abord individualistes, a beaucoup faitpour mettre en valeur l'idée de Personne. » Tenez-vous bien : « Cette notion pose de grands problèmesphilosophiques. » Voyez ses références : Huisman etVergez, Métaphysique (F. Nathan, p. 130-136). Jecontinue : « Cependant, le personnalisme, dont levéritable fondateur est E. Mounier, synthétisanttoutes les idées émises [pas plus I], voit dans la per-sonne une liberté engagée dans le monde et parmi les

18. Nerson, Revue trimestrielle de droit civil, janv.-mars 1971,p. 119.

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autres hommes, pour incarner des valeurs éternellesdans des situations particulières 19 », etc ! Et tout cedélire de classe terminale pour déboucher sur cettegéniale « déduction » idéologique : ignorer la « sphèreintime » de la vie privée, « c'est rendre inutiles, humai-nement parlant, les droits dits du patrimoine 20 ». Onretrouve la vieille antienne, d'autant meilleure qu'elleest plus remâchée : prolétaires de tous les pays, votreexploitation prouve que vous avez une âme. Et cetteâme, tout le monde sait qu'elle est « un absolu devantlequel tout doit s'incliner 2 ' ». Le reste est vulgarité,car, d'une façon ou d'une autre, cela « touche parquelque côté à la matière 22 ». Et notre vicarius deiajoute cette formule heureuse : « Substituer à une réu-nion de personnes spirituellement libres un amalgamed'individus sans contraintes, qu'est-ce, en effet, sinonremplacer la société par le troupeau ? » Saint Panurge,protégez-nous !

Il est vrai que saint Panurge ne perd pas complète-ment la tête lorsqu'il se réfère à un autre « grand juris-te ». F. Gény, avec une âme de banquier soucieux dene point mélanger les genres, préconisait « de substi-tuer la considération réfléchie des intérêts sérieux auxsuggestions trompeuses d'un sentimentalisme pleinde périls 23 ».

Je termine cette croisade. Elle ne pouvait s'acheverqu'au Saint-Sépulcre du Droit romain. Un professeurs'est opportunément remémoré le Digeste qui, commechacun sait, a tout dit, et surtout a prévu ce qu'ilaurait pu dire. Dominus membrorum suorum nemo vide-tur 24 . Ce faisant, et passant du latin du Bas-Empireau français de bas étage, M. Kayser nous révèle sa

19. Martin, Le Secret de la vie privée », Revue trimestrielle dedroit civil, 1959, p. 231, n. 7.

20. Ibid., p. 232.21. Vienne, « Preuves et atteintes à la personne », juris-classeur

périodique, 1949, I" part., p. 758.22. Ibid.23. Des droits sur les lettres missives, t. II, n° 209.24. Digeste, 9, 2, Ad. leg. aquil., 13, p. 2. » On ne saurait être le

maître de ses propres membres. »

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pensée : on doit résoudre la question « en reconnais-sant au pouvoir de l'homme sur son corps le caractèred'un droit de la personnalité ayant pour fin d'assurerla protection des intérêts moraux et matériels del'homme par rapport à son corps 25 ». Ce qui veut direen bon français : l'homme peut se vendre, à conditionqu'il le fasse au nom... d'un droit de la personnalité !La montagne a accouché d'une souris.

Je n'irai pas plus loin, car le lecteur doit être fatiguéde ces exhumations, et je laisserai le reste — qui estimmense — à la « critique rongeuse des souris ».J'ajouterai simplement deux choses.

Ces prises de position qui se veulent théoriques sontcontredites par la pratique la plus vulgaire du droit. Eneffet, si on me « vole », disons, mon image, j'ai le droitde la revendiquer, car on m'utilise sans mon consen-tement. Le préjudice que je subis s'analyse juridique-ment en une violation de mon consentement. Le droitinstaure ainsi un rapport nécessaire consentement/préjudice. Car, si l'homme n'est pas propriétaire delui-même, au nom de quoi pourrait-il subir un préju-dice qui le lèse dans sa propre représentation de lui-même ? La pratique conduit à cette analyse juridiqueimparable : tous les « attributs » de la personne sontdes droits contractuellement protégés.

Quant à la « mauvaise conscience » de la Doctrine,je peux la repérer dans son discours latent, qui posel'adéquation « de droit naturel » de la personnehumaine et du sujet de droit. L'interpellation idéolo-gique — toute personne est sujet de droit — en deve-nant catégorie éternitaire — le sujet de droit est toutepersonne — plonge la doctrine dans un affreuxembarras. Car, si la Forme Sujet est bien la formenécessaire de l'homme échangiste et producteur, elleest par ailleurs cette Forme dans laquelle doiventaussi se réaliser la liberté et l'égalité. Et, pour « eux »,le dilemme devient le suivant : le sujet de droit réalise

25. e Les Droits de la personnalité. Aspects théoriques et prati-ques s, Revue trimestrielle de droit civil, juill.-sept. 1971, p. 461.

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sa liberté par la vente de lui-même. Ces professeursn'ont pas compris que la catégorie de sujet de droitest un produit de l'histoire, et que l'évolution du pro-cès capitaliste en réalise toutes les déterminations : lesujet de droit devient son ultime produit : objet dedroit.

De ce fait, toute science du droit leur devient « im-possible ». J'y reviendrai.

Section III. — Les figures du sujet de droit

La forme Sujet de Droit va produire, si je peuxdire, sa propre histoire. Je parle, à ce moment même,d'une Forme Sujet qui est un produit de l'Histoire,mais qui, dans le même temps, prétend produire sapropre histoire.

Cette prétention est la prétention ultime de touteidéologie : tenir un discours anthropologique, i.e.tenir le discours de l'homme éternel en tant qu'indi-vidu. C'est, en d'autres termes, avouer la prétentionque le procès de l'histoire n'est rien d'autre que sonpropre procès, et que l'histoire est l'histoire achevéeet close de la propriété privée.

C'est dans ce lieu privilégié de « l'autoproductionhistorique » de la Forme Sujet que l'idéologie juridiqueassume son ultime fonction. Je peux reprendre ici ceque j'avais déjà énoncé dans l'acte de naissance del'idéologie juridique : l'essence — et j'ajoute ici « histo-rique » — de l'homme est d'être propriétaire privé deson histoire, et cette « essence » se redouble : l'Histoireest la propriété privée des sujets de droit. Je retrouvealors cette « structure spéculaire redoublée de l'idéolo-gie », mais je la retrouve dans sa prétention ontolo-gique.

L'Histoire légitime l'existence du sujet, dansl'exacte mesure où elle fait retour au Sujet. Le Sujetest la propriété privée s'historicisant qui se distribuedans les sujets de l'histoire. Et si je donne le contenuconcret de ce procès, je peux dire alors que dans la

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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 87

mesure où le sujet de droit est propriétaire de sonhistoire, l'Histoire est nécessairement la propriété dessujets de droit. Par ce procès même, le droit tout à lafois sanctionne les rapports de production au seinmême de l'individu — et nous retrouvons la formemarchande du sujet — et révèle le rapport imaginairedes individus aux rapports de production — la pro-priété privée est « réellement » l'« essence historique »de l'homme. Mais ce rapport imaginaire devient à sontour efficace dans la pratique même : l'individu se vitet agit réellement comme si la propriété privée étaitson « essence historique », et les tribunaux lui « dé-montrent » qu'il a raison, puisqu'il en a « le droit ».

Ce que je vais donc aborder maintenant, c'est la pré-tention historique de la Forme Sujet. Je la dévoileraitriplement, i.e. dans les trois figures où j'ai pu la sur-prendre. La première figure du ballet est un carrousel,celui des cadets de Saumur. Il va désigner ce fait éton-nant : l'appropriation privée d'un événement histo-rique. La deuxième figure est plus sinistre : une dansede mort à Haïti. Elle désignera ce fait plus étonnantencore : un sujet propriétaire de sa politique. La troi-sième figure se pare d'un voile mystique pour cacher sanudité. C'est la danse des voiles, mais là est sa contra-diction même : si en effet, l'Homme est propriétaire del'Histoire, l'histoire de l'homme réalise et dépasse lapropriété privée. On verra alors que le voile mystiquedont le sujet se parait, pudiquement et juridiquement,n'était précisément que le voile de la morale. Ce sera ledernier acte de « notre drame », l'ultime métamorphosede notre Forme. Et il restera, pour clore définitivementle procès, à démontrer qu'en dernière instance, ce n'estplus l'homme qui signifie la propriété, mais la propriétéqui signifie l'homme.

I. LE CARROUSEL

L'Amicale des cadets de Saumur avait demandél'interdiction de la projection d'une émission de télé-vision consacrée aux combats livrés par les officiers et

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les sous-officiers de l'école de cavalerie de Saumur. Ilfallait, disait-elle, procéder à de profonds remanie-ments du scénario et ne pas induire le public enerreur. Il fallait que les Français sachent que cet épi-sode avait été un « haut fait d'armes », et qu'on s'étaitfait tuer sur place ; que les officiers avaient été exem-plaires, i.e. ni philosophes, ni amoureux, ni pervers,et qu'en conséquence il était inadmissible de décrirel'un d'eux portant un coup de cravache à un jeuneélève officier, de même que de montrer ce mêmeélève comme paraissant préférer son amour à son glo-rieux uniforme ; que le commandant, enfin, était unchef, dont on n'avait pas le droit d'altérer la figure.Pour tout dire, la France, c'est-à-dire l'Amicale descadets de Saumur, devait protéger son histoire.

Le tribunal de Paris, qui juge « au nom du peuplefrançais », a donné gain de cause à l'histoire française,revue et corrigée par son Amicale. Ce tribunal a écrit,pour notre école primaire, une page d'histoire qui estaussi un « haut fait d'armes ». Je l'avais annoncé : c'estun carrousel, où l'on ne sait si ce sont les chevaux quimènent les hommes ou les hommes les chevaux.

« La scène du coup de cravache est inadmissible etdoit être supprimée », dit le tribunal. « L'attitude dujeune Patrice qui, pendant la première partie du film,tient divers propos philosophico-politiques et paraîtpréférer son amour à son uniforme, au point de don-ner l'impression qu'il est prêt à déserter, risquerait, enl'absence de précautions appropriées, de laisser auxspectateurs une impression fausse et pernicieuse ;qu'en effet, les combattants de juin 1940 attestent laprééminence absolue et unanime, chez tous lescadets, de l'esprit de sacrifice, à l'exclusion de toutefutilité ou velléité d'abandon ; qu'en ce qui concernela figure du commandant de l'Ecole [...], le person-nage demeure héroïque et hautement exemplaire, sesdifficultés physiques ou excès verbaux ne faisant quemettre en relief la valeur des actes importants qu'il aaccomplis [...]. » Et le tribunal ordonne que le géné-rique soit précédé d'un avertissement ainsi conçu :

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« Le film que vous allez voir est un mélange de véritéet de fiction. Dans le cadre d'un haut fait d'armesexceptionnel et authentique, les auteurs ont introduitune aventure amoureuse purement imaginaire et créédivers personnages dont les traits physiques ou intel-lectuels ne reproduisent pas ceux des combattantsvivants ou morts qui ont participé à l'événement. Ilen est ainsi tout particulièrement du commandant del'École qui ne rappelle le véritable commandant quepar ce que le rôle a retenu des qualités de courage,d'autorité, de décision, de lucidité et de compétencedans l'art militaire, qui furent celles de l'officier de1940 26 . »

La vie privée <4 attribut » du sujet trouve une éton-nante pratique : faire juger de l'histoire par un tribunal,en la signifiant en propriété privée. Puisque le sujetest propriétaire de son histoire, il est, par voie deconséquence, propriétaire de l'événement auquel il aparticipé. Tel est le redoublement de la Forme Sujet :dans la mesure où, pour le bon fonctionnement del'idéologie, l'Histoire est ce Sujet qui se distribue ensujets, le mouvement même de l'Histoire n'est que leperpétuel <4 aller-retour » des sujets au Sujet et duSujet aux sujets. Allons plus loin. Cet « aller-retour »spéculaire est celui-là même de l'<4 essence » del'homme, c'est-à-dire de la propriété privée. End'autres termes, ce qui fonctionne ici, c'est le mouve-ment de la propriété privée dans la sphère de l'idéolo-gie. Et je dirai plus : si je pose — ce que jedémontrerai ci-dessous — que l'idéologie juridiquen'est rien d'autre que l'éternisation de la sphère de lacirculation, je peux déduire que le droit, en faisantde l'histoire le lieu de la circulation de marchandises

26. Tribunal de grande instance, 15 juin 1970, Juris-classeurpériodique, 1970, IIe part., 16 550. M. Lindon, bien que premieravocat général près la Cour de cassation, s'est ému d'une telleconséquence. » Alors qu'il ne s'agit pas du respect de la vie privée,alors qu'il s'agit du caractère d'un événement historique, on peutse demander si, en droit français, il appartient aux juges de dire cequi est "choquant" et ce qui ne l'est pas [...]. »

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(appropriation privée des événements), la constitueen téléologie de la propriété privée.

Ici se clôt la première figure du sujet.

II. LA DANSE DE MORT

Un film tourné sur Haïti en décrivait les conditionsde vie, et le cinéaste mettait directement en cause lerégime policier de Duvalier. Ce dernier s'offusqua deces attaques, et notamment de certaines reparties, dugenre de : « Papa Doc est réel et l'horreur est toujoursréelle », « Papa Doc et ses gangsters », etc. Il s'offus-qua aussi, vertueusement, d'une séquence du film, oùl'on voyait de candides petites filles aller au cimetière,en chantant sur un air de cantique, la gloire du Prési-dent, pour assister à des exécutions capitales.

Les tribunaux furent saisis du chef de délit d'of-fense aux chefs d'États étrangers (art. 36 de la loi du29 juillet 1881), et donnèrent raison à Duvalier, enestimant que « les scènes précédemment relevées etles reparties précitées mettaient en cause non seule-ment les actes du chef de l'État, mais encore portaientatteinte à sa personne même 27 ».

Le sujet de droit dévoile directement sa dimensionpolitique. Le sujet de l'histoire s'est directementincarné dans la Politique, c'est-à-dire dans le chef del'État, c'est-à-dire dans l'État lui-même. La Cour decassation nous en donne la règle. « S'il est conformeà la Constitution d'étendre l'exercice de la libertépublique du droit de discussion à la discussion desactes politiques du président de la République, cetteliberté s'arrête là où commence l'offense au chef del'État 28 . » Et cette même Cour précise cette formulemagnifiquement sibylline : « L'offense adressée à l'oc-

27. Tribunal de grande instance, 20 mars 1970, Dalloz, 1970,p. 487.

28. Cour de cassation, Chambre criminelle, 21 déc. 1966, Bulle-tin des arrêts de la Cour de cassation, n° 33, p. 699.

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casion des actes politiques atteint nécessairement lapersonne 29 . »

La critique politique se mue en critique de la per-sonne, et la critique de la personne en censure de lacritique politique. L'État est propriétaire de sa poli-tique, puisque son représentant suprême est proprié-taire de sa vie privée. L'État est devenu le Sujet mêmede la Politique et, dans le même temps, propriétaireprivé de la Politique.

Autrement dit, l'adéquation vie privée du chefd'État/actes politiques permet, au nom de la violationde la vie privée, d'évacuer la critique des actes poli-tiques.

Telle est cette deuxième figure.

III. LA DANSE DES VOILES

Dans sa troisième figure, le sujet se pare du voilemystique : il se subsume sous son double : le sujetmoral. Et je pose immédiatement la question : quelest le sens idéologique de cette subsumation ? Je ne peuxici même approfondir le débat qui, pour nous, neserait autre que le débat théorique et pratique desconditions théoriques de la lutte idéologique, lareprise de la réflexion engelsienne de l'idée d'égalité, et jevoudrais me borner à cette étude précise et circons-tanciée du sujet moral comme justification et dévoile-ment du sujet de droit. De façon plus serrée encore :l'utilisation idéologique de la morale comme justifica-tion du sujet de droit, la prétention universelle dela morale au service et au secours d'une certaine fail-lite du sujet de droit. Et il n'est pas innocent, biensûr, que cette aide soit apportée au sujet de droit,dans le lieu du discours historique, en ce lieu quicontredit son existence elle-même. Par là se vérifie ceque disait Engels : « Les hommes puisent, en dernièreanalyse, leurs conceptions morales dans les rapports

29. Ibid.

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pratiques sur lesquels se fondent leur situation declasse 3°. »

On peut alors poser que le sujet de droit se sub-sume sous le sujet moral, et, mieux encore, que leSujet du sujet de droit, c'est la Morale. Et je peux direalors que la Morale, c'est le Dieu des juristes. Et c'estun Dieu qui porte aussi, dans le « ciel étoilé » kantien,dans la moralité réalisée hégélienne, et dans l'affai-risme de la « haute » banque, l'autre Nom : celui del'État.

Alors, ce que je voudrais prouver, pièces en main,c'est ce transfert qui permet de sauver de la maindroite ce que l'on tue de la main gauche.

L'épouse de Lambrakis assigne en justice Costa-Gavras, le réalisateur du film Z, et Vassilikos, l'auteurdu roman d'où le film fut tiré. Elle soutient que, misedirectement en cause dans ces deux oeuvres, sa vieprivée a été violée. Tel est le lieu juridique. Il est aussiun lieu historique : peut-on interdire, au nom d'undroit de propriété, un discours historique ? Je vousdonne les motifs du jugement du tribunal de Paris, jevous les commenterai ensuite.

Les motifs du tribunal sont de deux ordres. Dansune première, série, il chante la mort du sujet de droit.« La vie et la mort de Lambrakis appartiennent à l'his-toire politique de la Grèce [...] ; il s'agit d'événementsqui appartiennent désormais à l'histoire, et dont nulne saurait interdire le récit 31 . »

Je traduis. L'Homme, en même temps qu'il s'ap-partient en tant que sujet, appartient au « patrimoinepublic », à l'Histoire. Cette appartenance ne seconstruit plus sur le concept de propriété, mais surcelui d'histoire objective. L'histoire n'est plus le pro-cès de la propriété privée, i.e. le procès d'un individuqui n'est que le représentant de sa marchandise, mais,

30. Engels, Anti-Diihring, Éd. sociales, p. 125-126.31. Tribunal de grande instance, Paris, 30 juin 1971, Dalloz,

1971, p 678.

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tout au contraire, ce procès contradictoire de laForme marchande du sujet.

Je donne ma seconde série de motifs.« Le héros du film manifeste en réalité pour son

épouse un amour profond et durable ; son image lesuit dans ses voyages, et ses pensées vont vers elledans les moments qui précèdent sa mort, tandis quela femme de Lambrakis, sous les traits d'une actricegrecque, Irène Papas, impose l'admiration et le res-pect. »

« De toute façon, dit le tribunal, non seulement lepersonnage de Z, inspiré de Lambrakis, est évoquéavec sympathie, respect et admiration, mais sacompagne est décrite comme un modèle de tendresseet de dignité. »

Et le tribunal nous fait cet aveu : la loi du genrecomporte « nécessairement une part d'interprétationsubjective ».

Je vais essayer de « saisir sur le vif » le passage dusujet de droit à la morale, sur le terrain même où ilse produit. Le tribunal nous dit : puisque l'Hommeappartient à l'Histoire, on peut utiliser sa vie en sepassant de son consentement, ou du consentementde ceux qui ont été mêlés à sa vie. Mais il nous dit,dans un même mouvement : on se passe de ceconsentement, à condition que les choses soient pré-sentées dignement, respectueusement..., sinon, tantle livre que le film auraient pu se voir frappés d'inter-diction.

Autrement dit, le tribunal se réserve un droit aunom de la moralité.

La moralité devient source du droit, mais le droit dontelle se prétend la source est le droit même de la mora-lité. La Forme marchande du sujet est bicéphale : lapremière tête porte un bonnet blanc, la seconde têteun blanc bonnet. Et quand l'une se couvre, l'autre sedécouvre. L'ordre suprême du sujet est la moralité,mais cette moralité fait retour à l'homme, constituéen objet de droit, qu'elle sanctionne, en dernièreinstance, la Forme marchande du sujet. En même

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temps qu'elle le nie, en ce lieu universel de la morale,elle le justifie dans sa Forme sujet. La liberté del'homme, posée comme produit et productrice del'histoire, retrouve le terrain qu'elle prétendait nousfaire oublier : celui des rapports de production.

« Quelle illusion colossale », s'écriait Marx, d'« êtreobligé de reconnaître et de sanctionner, dans lesdroits de l'homme, la société bourgeoise moderne, lasociété de l'industrie, de la concurrence universelle,des intérêts privés qui poursuivent librement leursfins, ce régime de l'anarchie, de l'individualismenaturel et spirituel devenu étranger à lui-même 32 ».

Je ne peux en dire plus, sauf que cette « illusioncolossale » n'est pas une illusion pour tout le mondeet qu'elle est nécessaire.

Nos trois figures n'en faisaient bien sûr qu'uneseule : l'histoire de l'« essence » du sujet, et cetteessence impose et réalise toute appréhension du réel.Pour le droit, la constitution du réel est éclatée endeux pôles, qui se répondent l'un à l'autre. D'uncôté, la sur-appropriation permet de se rendre pro-priétaire « par l'esprit » de la matière, de l'autre côté,cette matière humaine ou naturelle possède la mêmestructure que cette sur-appropriation. Il s'agit ainsid'une bipolarisation d'un réel constitué en objet dedroit, et dont chaque terme est la condition del'autre.

Pour en terminer, et c'est une fin qui sera retouraux sources, je voudrais vous faire assister au dernieravatar de notre personnage. On savait que l'hommesignifiait la propriété, on va apprendre, noir sur blanc,que la propriété signifie l'homme, que les « attributs »de l'homme, ses « émanations » peuvent être unimmeuble, une maison, des murs. Cela voudra dire,concrètement, que non seulement l'homme se repré-sente dans la chose, mais que la chose est, concrète-ment, l'essence de l'homme.

32. Marx, La Sainte Famille, op. cit., p. 148

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IV. LA PROPRIÉTÉ MÈNE LA DANSE

Un peintre reproduit un château classé monumenthistorique. Le propriétaire demande la saisie del'oeuvre. Le peintre réplique que son tableau « se pré-sente comme sa vision personnelle ». Cela voulait direque sa création s'analysait comme une sur-appropria-tion. Dans un premier temps, en référé, le tribunal deParis lui donne raison 33 . Dans un deuxième temps, ilrévise sa position.

Vous allez voir son argumentation.Le propriétaire invoque tout d'abord un argument

de poids. Il dit qu'il a fait effectuer des réparations,mieux même, qu'il a restauré son château, et quecette restauration constitue une création. La consé-quence en serait radicale : la chose, déjà investie parla création, ne pourrait être re-produite, sous peinede re-produire une création artistique. C'est lacontrefaçon. Le tribunal rejette cet argument : il n'ya eu que réfection.

Le propriétaire invoque un second moyen qui lefera triompher. Le château est sa propriété privée ;il peut en user, en jouir, en « abuser ». Par voie deconséquence, il peut le clore et en refuser l'entrée.Qui peut le plus peut le moins, nous dit un adagejuridique. S'il peut le plus — en refuser l'entrée —, ilpeut le moins — assortir la visite du château de cer-taines conditions.

Or, ces conditions existent, elles sont matérialiséessur le billet d'entrée. Lisons-le. On y a interdit « laphotographie de l'immeuble ainsi que les croquis etpeintures qui prendraient cet immeuble pour sujet envue de la commercialisation des produits obtenus ».

Le peintre croit avoir gain de cause. Si l'on parlede « reproductions », cela ne peut concerner « unepeinture où l'immeuble n'est qu'un sujet transformépar l'inspiration artistique ». Et si l'on parle de

33. Tribunal de grande instance, 17 mars 1970, Revue interna-tionale du droit d'auteur, janv. 1971, p. 182.

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commercialisation, cela ne saurait s'appliquer à la« vente d'oeuvres d'art ».

La réponse du tribunal est étonnante. Le proprié-taire a réservé « son autorisation pour les tiers del'image de son château 34 ». Cela veut dire, en bonfrançais juridique, que, de même qu'un peintre ou unphotographe ne peuvent re-produire les traits d'unepersonne sans son autorisation, de même ils ne peu-vent re-produire l'image d'une propriété. Autrementdit, la chose est traitée comme la personne. Il y a unconsentement de la chose, car la chose a sa pudeur etson honneur.

Quant à la commercialisation, le tribunal répondvertement, dans le plus pur style civiliste, que le motcommercialisation « ne peut être entendu que dansson sens commun, c'est-à-dire l'utilisation de docu-ments créés à partir de l'image du château en vued'obtenir par leur vente, leur location, ou tout autrecontrat à titre onéreux, une contrepartie, et, en parti-culier, le versement d'une somme d'argent ». En bref,on ne doit pas faire l'innocent : la peinture est unobjet de commerce.

V. L'AMOUR MÈNE LA DANSE

La chose est devenue la personne, et la structure dusujet, celle de la chose. La propriété renvoie au pro-priétaire son propre reflet. Le signifiant et le signifiése permutent dans l'espace abstrait de la propriétééternelle.

On va le voir mieux encore.Un professeur à l'Institut Notre-Dame, maire d'un

village et éducatrice de la jeunesse, eut la surprise des'apercevoir que son domaine avait servi de cadre àun « roman-photo », intitulé suavement L'amour mènela danse. Vertueusement indignée, elle demande l'in-terdiction de l'ouvrage. Il lui fut donné raison, car, « il

34. Tribunal de grande instance, 10 fév. 1971, ibid., avril 1971,p. 237.

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n'est pas douteux que les lecteurs voisins ne peuventmanquer d'identifier les lieux et de considérer avecsurprise que la dame Lemoiner a permis que sa pro-priété serve de cadre au tournage d'un roman enforme de film, dont l'esprit est difficilement compa-tible avec sa personnalité 35 ».

Là, les juristes se sont tout de même émus. « Sousréserve des droits procédant de la notion de propriétéartistique, dit l'un, ce qui est à la vue de tout un cha-cun, n'est-il pas en quelque sorte dans le domainepublic " ? » « Il n'y a aucune faute à photographierune maison privée qui se présente aux yeux de tous,dit l'autre, et pas davantage à publier cette photo, dumoins si aucune interdiction apparente ne le défend,et si aucun droit d'auteur n'est en cause 37 . »

Un troisième est plus profond, mais tout aussi mys-tifié. « En vérité, dit-il, voici que le droit à l'imagefait de nouvelles et singulières conquêtes ! Reconnuet défendu comme un droit de la personnalité, le voiciqui s'insinue parmi les prérogatives du droit de pro-priété et vient défendre les choses et non plus seule-ment les personnes... 38 . » C'est assez bien vu, mais lesjuristes sont décidément indécrottables. « Tenu » à lajustification juridique, notre auteur fait alors appel àla notion d'usage abusif d'un droit de reproductionqui discréditerait le propriétaire. On peut donc abuserd'une maison comme on abuserait... d'une femme !

En définitive, on a posé l'adéquation homme/chose, de telle sorte que la chose signifie tout autantl'« essence » de l'homme que l'« essence » de l'hommesignifie la chose.

Je suis parvenu au terme de mon analyse « juridi-que ». Il m'apparaît à présent nécessaire d'en

35. Tribunal Seine, 1" avril 1965, juris-classeur périodique, 1966,II' part., 14 572, note R.L.

36. Note R.L., précité.37. Revue trimestrielle de droit civil, 1966, p. 293, observations

Rodière.38. Revue trimestrielle de droit civil, 1966, p. 317, observations

Bredin.

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98 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

reprendre les résultats pour les porter plus loin, c'est-à-dire pour les situer dans leur lieu véritable.

L'introduction des techniques modernes de repro-duction du réel m'a permis de repérer le fonctionne-ment du droit sur un terrain vierge, de décrirecomment un continent nouveau passait sous la coupejuridique. Ce que j'ai voulu démontrer, c'est que laconstitution de ce nouvel objet de droit, le réel, s'esteffectuée dans la catégorie juridique prédéterminéedu sujet. Autrement dit, le procès décrit est « apparu »comme le procès d'un sujet (de droit). Certes, si j'aifait surgir la nécessité économique d'un tel procès, cesurgissement s'est, en quelque sorte, dissous dans lescatégories juridiques. Il fallait montrer cette dissolu-tion, car elle signifiait aussi le rôle du fonctionnementde l'idéologie juridique. Il fallait montrer que touts'était « toujours-déjà » passé, et que ce « toujours-déjà », qui est aussi d'une certaine façon un e aller-retour », est le <4 toujours-déjà » du sujet, c'est-à-direde la propriété privée. Une téléologie du sujet s'estainsi dessinée, et le droit « se » fonctionne comme laréalisation des déterminations du sujet. On reconnaîtici la thèse hégélienne des Principes de la philosophie dudroit.

Mais, par ailleurs, ce premier travail était, pourmoi-même, nécessaire. Il me fournissait la baseconcrète d'une analyse plus ambitieuse : articulerconcrètement l'instance juridico-politique sur l'in-frastructure. Il me fournissait, et j'y reviendrai dansun court instant, les « lois immanentes du droit », etj'entends ici par « lois immanentes » les formes néces-saires par lesquelles le réel, en tant qu'objet de droit,a été mis en circulation.

Or, il est « apparu », au cours d'une analyse objec-tive de la jurisprudence et de la Doctrine, que la miseen circulation de ce nouvel objet de droit dévoilaitcette loi fondamentale : pour le Droit, tout procèséconomique est procès d'un Sujet. Et cette loi « im-manente » a paru se suffire à elle-même. Je veux direque, de même que pour le Droit il suffit de réglemen-

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LA FORME MARCHANDE DU SUJET 99

ter le contrat de travail à l'aide des catégories d'em-ployeur « libre », de travailleur « libre », et de « libre »salaire « librement » débattu, pour « juger » du travail,de même lui a-t-il suffi, pour « produire » un droit ducinéma et de la photographie, de mettre en oeuvre lescatégories de propriété (littéraire) et d'attributs de lapersonnalité, qui renvoient en dernière analyse à lacatégorie du sujet de droit.

Cette « continuité » juridique, il fallait la faire fonc-tionner sur son propre terrain, pour en abstraire les lois deson fonctionnement. Mais, ces lois elles-mêmes, il nesuffit pas de les constater ; encore faut-il expliquer ladernière instance de leur fonctionnement. Il faut en partirpour y revenir. Aussi je termine ici, en annonçant déjàle terrain de ma reprise : la théorie de la valeur.

Je tiens à préciser, d'entrée de jeu, que, sur ce ter-rain nouveau, je parlerai et ne parlerai plus de madémonstration juridique, ou plutôt, j'en parlerai « ensilence ». Je ne reprendrai pas, en tant que telle, monanalyse, mais je la supposerai présente tout au longdu discours que j'annonce ici. Je demande au lecteurcet « effort », qui sera le dernier.

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III

ÉLÉMENTS POUR UNE THÉORIEMARXISTE DU DROIT

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Je l'ai annoncé : il s'agit pour moi de localiser madémonstration dans le champ théorique qui l'a ren-due possible. Concrètement : d'articuler, dans le pro-cès d'ensemble du Capital, le fonctionnement descatégories juridiques.

Lorsque Marx explique que « la métamorphose del'homme aux écus en capitaliste doit se passer dansla sphère de la circulation et en même temps ne doitpas s'y passer' », il nous fournit notre point dedépart : la sphère de la circulation. Et, lorsqu'il ajoutedans le même passage que « la transformation de l'ar-gent en capital doit être expliquée en prenant pourbase les lois immanentes de la circulation des mar-chandises, de telle sorte que l'échange d'équivalentsserve de point de départ 2 », il nous fournit la méthodescientifique : l'étude des lois immanentes de la circu-lation voile et dévoile la sphère de la production, i.e.,le procès global du Capital.

Or, il est « apparu », dans ma description, que toutse passait dans le Droit, et que, pourtant, tout ne s'ypassait pas. Là, précisément, réside le « mystère » denotre Droit, qui, toutes choses égales d'ailleurs, estde même « nature » que le « mystère » de l'argent.

Le Droit, en fixant l'ensemble des rapports sociaux

1. Marx, Le Capital, op. cit., liv. I, t. I, p. 169.2. Ibid.

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tels qu'ils apparaissent dans la sphère de la circula-tion, rend possible, dans le même temps, la pro-duction.

La production apparaît et n'apparaît pas dans leDroit de la même façon qu'elle apparaît et n'apparaîtpas dans la circulation. Et, de même que la circula-tion « est, sous tous ses aspects, une réalisation de laliberté individuelle 3 », de même le Droit, en réalisantla propriété, prétend réaliser la liberté et l'égalité. Caril faut faire ici une distinction fondamentale surlaquelle j'aurai l'occasion de revenir : le Droit, quifixe les formes de fonctionnement de l'ensemble desrapports sociaux, rend efficace, dans le mêmemoment, l'Idéologie juridique, qui est le rapport ima-ginaire des individus aux rapports sociaux en général.

C'est ainsi que le Droit assume cette double fonc-tion de fixer concrètement et « imaginairement » — etil vaudrait mieux dire que la fixation concrète juri-dique est en même temps idéologique — l'ensembledes rapports sociaux. S'il fallait préciser, on pourraitdire que, dans le Droit, la production apparaît à undouble titre : d'une part, dans les formes nécessairespar lesquelles sont fixés les rapports sociaux, d'autrepart dans le fait que ces Formes ne fonctionnent quepour la production. Et elle n'apparaît pas à un doubletitre aussi : d'une part, parce que ces Formes néces-saires peuvent formellement prétendre à la suffisanced'elles-mêmes, et d'autre part, parce que leur fonc-tionnement occulte, si je puis dire, dans son fonction-nement même, ce pour quoi elles fonctionnent.

Et si je « concrétise » rapidement ces détermina-tions, je dirai d'un côté que c'est la Forme sujet dedroit qui fixe les rapports sociaux et permet de mettreen circulation le « réel » en tant qu'objet de droit, et,de l'autre côté que cette Forme « apparaît » commecatégorie autonome, indépendamment de toute « his-toire ».

3. Marx, Contribution à la critique de l'économie politique,Éd. sociales, p. 220.

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THÈSES 105

Cela m'amène à poser deux thèses : le Droit fixe etassure la réalisation, comme donné naturel, de lasphère de la circulation (Thèse I) ; dans le mêmemoment, il rend possible la production (Thèse II). LeDroit vit de cette contradiction : en rendant possiblela production capitaliste, au nom des déterminationsde la propriété (liberté/égalité), cette propriété déve-loppe sa propre contradiction, elle avoue sa nature :elle est le produit de l'exploitation de l'homme parl'homme.

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CHAPITRE V

THÈSE I : LE DROIT FIXE ET ASSURELA RÉALISATION, COMME DONNÉ

NATUREL, DE LA SPHÈREDE LA CIRCULATION

La sphère de la circulation constitue le lieu où semanifeste ce rapport social dominant : tous les indi-vidus sont [producteurs et] échangistes de marchan-dises. C'est le lieu où règne la valeur d'échange ;mieux encore : ce lieu est, en soi, le mouvement dela valeur d'échange 1 ». Ici, les individus, agents del'échange, sont tous des propriétaires privés, i.e. desêtres libres qui apportent sur le marché la marchan-dise dont ils sont possesseurs.

Car le marché n'est plus un marché d'esclaves. Aucontraire, c'est le lieu où l'homme réalise sa naturetrinitaire ; il s'affirme propriétaire, donc libre, doncégal à tout autre propriétaire. Et cette triple affirma-tion, la sphère de la circulation l'admet bruyamment,l'organise, en la mettant en mouvement : le produitdu travail appartient au travailleur (mieux même : letravail personnel est le titre de propriété originel), etce produit est universellement échangeable contre unautre produit. Plus simplement : le produit du travaildevenu marchandise — c'est-à-dire de la valeurd'échange, et, plus loin encore, de l'argent — peut

1. Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, op. cit.,p. 212.

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THÈSE I 107

universellement s'échanger contre une autre mar-chandise.

Cette sphère nous découvre ainsi ses lois imma-nentes : chaque individu est propriétaire (du fruit deson travail ou de son travail en puissance), et son tra-vail est un travail social, quoique isolé, un travailqui, bien qu'étant particulier, participe à l'universel.« D'où, en produisant pour la société, dont chacuntravaille à son tour pour moi dans une autre sphère,je ne produis que pour moi 2 . » Hegel ne dit pas autrechose : le système des besoins réalise, malgrél'égoïsme individuel, l'universalité de la société civile.

Alors, on peut dans l'idéologie du droit affirmerque tout se passe dans cette sphère ; que l'essentiel,ce sont les échanges, et que les échanges réalisentl'Homme ; que les formes juridiques qu'impose la cir-culation sont les formes mêmes de la liberté et del'égalité ; que la Forme Sujet déploie la réalité de sesdéterminations dans une pratique concrète : lecontrat ; que la circulation est un procès de sujets.

Ce que je me propose de démontrer en laissantvolontairement de côté ce qui se passe « ailleurs »,dans le « laboratoire secret de la production », c'estque le Droit prend la sphère de la circulation commedonné naturel ; que cette sphère, prise en soi commeabsolu, n'est rien d'autre que la notion idéologiquequi porte le nom hobbesien, rousseauiste, kantien ouhégélien, de société civile ; et que le Droit, en fixantla circulation, ne fait qu promulguer les décrets desdroits de l'homme et du citoyen ; qu'il écrit sur lefront de la valeur d'échange les signes de la propriété,de la liberté et de l'égalité, mais que ces signes, dansle secret « ailleurs », se lisent en exploitation, escla-vage, inégalité, égoïsme sacré.

Ce que je vais donc aborder maintenant, ce sontles déterminations de la sphère de la circulation,le « statut » concret/idéologique de la propriété, de laliberté et de l'égalité. Et on verra que le droit fixe ce

2. Ibid., p. 214.

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statut dans une réalisation concrète/idéologique ; etj'en profite pour rappeler au lecteur l'effort que j'exi-geais de lui : de n'avoir garde d'oublier le sort denotre minuscule question de droit.

Dans la sphère de la circulation, les individus « nes'affrontent qu'en tant que valeurs d'échange subjec-tivisées, équivalents vivants, valeurs égales 3 ».Autrement dit, ils ne font qu'incarner et reproduire lemouvement même de la valeur d'échange. La valeurd'échange les représente, et ils représentent la valeurd'échange.

Mais, dans le même temps que l'individu, agent dela circulation, revêt les caractères mêmes de la valeurd'échange qu'il représente, que sa « volonté », enhabitant les choses, prend les caractères mêmes deschoses qu'il habite, dans le même temps que l'in-dividu est envisagé comme un propriétaire libre etégal aux autres propriétaires, il s'envisage comme unpropriétaire libre et égal aux autres propriétaires. End'autres termes, il prend pour « argent comptant » lefait que la valeur, expression sociale du produit deson travail, réalise vraiment la liberté et l'égalité, ence lieu où la valeur d'échange règne, à la « surface » duprocès, et où cette « surface » ignore les fonds marinsqu'elle recouvre.

Je voudrais citer ici ce qui me paraît être un textefondamental pour la théorie de l'idéologie. Je croisqu'un commentaire de ce texte me permettra de loca-liser suffisamment le rapport entre la théorie de lavaleur, et la théorie de l'idéologie, pour que je puissealler plus avant et envisager d'aborder directement leDroit.

Étudiant, dans le « Fragment de la version primiti-ve » de la Contribution à la critique de l'économie poli-tique, les manifestations de la loi d'appropriation dansla circulation simple, et, plus précisément, les déter-

3. Marx, Contribution..., op. cit., p. 221.

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minations de la liberté et de l'égalité, Marx écrit cettechose essentielle :

« Ainsi donc, le procès de la valeur d'échange quedéveloppe la circulation ne respecte pas seulement laliberté et de l'égalité, il les crée, il est leur base réelle.En tant qu'idées pures, elles sont les expressions idéa-lisées de ces diverses phases ; leurs développementsjuridiques, politiques et sociaux n'en sont que lareproduction sur d'autres plans 4 . »

Et Marx ajoute plus loin : « Le système de la valeurd'échange, et, plus encore, le système monétaire, esten réalité le système de la liberté et de l'égalité. Maisles contradictions, qui surgissent dans son développe-ment, sont des contradictions immanentes, des impli-cations de cette propriété, de cette liberté et de cetteégalité elles-mêmes qui, à l'occasion, se muent en leurcontraire [...] 5 . »

Autrement dit, l'affirmation des déterminations dela propriété (liberté/égalité) dans la sphère de la circu-lation est posée en même temps que leur nécessaireignorance, dans la sphère de la production, là oùl'homme est concrètement exploité par l'homme ; làoù le capital, au sein même de la production,extorque à l'ouvrier la plus-value.

Le procès de la valeur d'échange, en créant laliberté et l'égalité, produit ainsi, dans un même mou-vement, l'illusion nécessaire que la liberté et l'égalitésont réellement effectives. Et mieux encore : cette « il-lusion » n'est rien d'autre que le reflet des contradic-tions réelles du système de la valeur d'échange : il nepeut réellement « produire » une vraie liberté, ni unevraie égalité.

« Dans le fait que la valeur est l'expression du tra-vail social contenu dans les produits privés réside déjàla possibilité de la différence entre ce travail et le tra-vail individuel contenu dans le même produit. Sidonc un producteur privé continue à produire au

4. Ibid., p. 224.5. Ibid., p. 225.

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11 0 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

mode ancien, tandis que le mode de production socialprogresse, cette différence lui devient fort sensible. Lamême chose se passe dès que l'ensemble des fabri-cants privés d'un genre de marchandises déterminéen produit un quantum qui dépasse les besoinssociaux. Dans le fait que la valeur d'une marchandisene peut s'exprimer qu'en une autre marchandise etne peut se réaliser que par l'échange de celle-ci résidedéjà la possibilité que l'échange n'arrive absolumentpas à se faire, ou tout au moins qu'il ne réalise pas lavaleur exacte. Enfin, quand la marchandise spécifiqueforce de travail apparaît sur le marché, sa valeur sedétermine, comme celle de toute autre marchandise,d'après le temps de travail socialement nécessaire àsa production. C'est pourquoi la forme de valeur desproduits contient déjà en germe toute la forme capita-liste de production, l'antagonisme entre capitaliste etsalariés, l'armée industrielle de réserve, les crises. Parconséquent, vouloir abolir la forme de productioncapitaliste en instaurant la "vraie valeur", c'est vou-loir abolir le catholicisme en instaurant le "vrai pape"ou instaurer une société dans laquelle les producteursdominent enfin un jour leur produit, par la mise enoeuvre conséquente d'une catégorie économique quiest l'expression la plus ample de l'asservissement duproducteur à son propre produit 6 . »

La mise en mouvement de la propriété privée créebien une liberté et une égalité, mais cette liberté etcette égalité sont celles-là mêmes de la propriété pri-vée. En dernière instance, toute l'idéologie bour-geoise consiste à occulter la contradiction immanentede cette liberté-là et de cette égalité-là, qui se muenten leur contraire : l'esclavage et l'exploitation 7.

6. Engels, L'Anti-Dühring, op. cit., p. 350.7. C'est ainsi que la revendication de l'égalité par le prolétariat

dans le domaine économique et social passe nécessairement parl'abolition des classes, par l'abolition de la séparation del'homme et des moyens de production (cf. Engels, ibid., p. 138).Je reprendrai ce point dans la conclusion de cet ouvrage, lorsqueje traiterai de la lutte idéologique.

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THÈSE I 1 1 1

La circulation de la valeur d'échange n'est riend'autre que la circulation de la liberté et de l'égalité,en tant que déterminations de la propriété, et toutel'idéologie bourgeoise est une idéalisation de cesdéterminations.

On peut dire alors que la fonction ultime del'idéologie bourgeoise consiste à idéaliser les détermi-nations de la propriété (liberté/égalité), les déter-minations objectives de la valeur d'échange. La baseconcrète de toute idéologie est la valeur d'échange.Qu'a fait d'autre Hegel, en développant l'Idée dedroit, que donner l'expression pure du mouvementde la valeur ? Et la « dialectique » des Principes de laphilosophie du droit, qu'est-elle d'autre sinon la mani-festation de plus en plus abstraite de la valeur ? Car,en fin de compte, l'Idée de droit hégélienne — ou,plutôt, ce qu'est l'Esprit dans le Droit — c'est lavaleur en attente d'elle-même.

Dès lors que le procès de la valeur d'échange est leprocès même de la liberté et de l'égalité, dès lors queles individus ne sont que des « équivalents vivants »,le procès de la valeur d'échange devient le procès dusujet, et le procès du sujet, le procès de la valeurd'échange. Autrement dit, dans la sphère de la circu-lation, tout se passe (et ne se passe pas) entre sujets,qui sont aussi les sujets de ce grand Sujet qu'est lecapital. Et comme, par ailleurs, la circulation esca-mote (en la révélant) la production, on peut dire alorsque toute production se manifeste comme productiond'un sujet.

Je peux alors répondre à la question ouverte parAlthusser : s'il est vrai que toute idéologie interpelleles individus en sujets, le contenu concret/idéologiquede l'interpellation bourgeoise est le suivant : l'indi-vidu est interpellé comme incarnation des détermina-tions de la valeur d'échange. Et je peux ajouter quele sujet de droit constitue la forme privilégiée de cetteinterpellation, dans la mesure même où le Droitassure et assume l'efficacité de la circulation.

Mais comme, par ailleurs, la circulation ne peut

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1 1 2 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

prétendre à sa reproduction que par des sujets, lavaleur d'échange, et sa forme la plus achevée le Capi-tal, se pose comme Sujet absolu qui s'assure et selégitime au nom de sa propre redistribution en sujets.

Ici, il faut bien préciser. Je parle de la circulation etde son idéologie, et de la manifestation concrète/idéo-logique du capital dans cette sphère. C'est dans cetteperspective que je peux avancer qu'il importe peu,pour la circulation, que le capital, dans son procès,pose le travail, ce « non-capital réel «, cette valeurd'usage qui constitue « l'opposé et le complément del'argent en sa qualité de capital 9 «. Ce qui apparaîtdans cette sphère et ce qui lui importe, c'est que lecapital, cette valeur qui se met elle-même en valeur,semble non seulement engendré par lui-même, maisencore semble engendrer son propre procès 10.

Pour caractériser cet auto-engendrement, Marxutilise une métaphore qui n'est pas innocente. Lavaleur « distingue en soi sa valeur primitive de sa plus-

8. Marx, Contribution..., op. cit., p. 251.9. Ibid.

10. Qu'il l'engendre aussi réellement en produisant non seule-ment du Capital mais en reproduisant, de façon de plus en plusélargie la matière du capital (la masse croissante de travail), Marxl'a exposé notamment dans un chapitre inédit du Capital (La Pen-sée, avril 1971). Ce qui différencie l'autonomie de l'argent [qui]doit apparaître comme procès [et qui est] à la fois condition préa-lable et résultat de la circulation s (Contrib., p. 245), de l'autonomiedu Capital, c'est que le procès du Capital est procès total. Autre-ment dit, son procès est en même temps procès de la valeur d'usage(le travail, le non-capital) et de la valeur d'échange, le procèsmême de la transformation réelle de la valeur d'usage en valeurd'échange. s Le travail produit ses conditions de production en tantque capital — et le capital, le travail qui lui permet de se réalisercomme capital — le travailleur salarié. s (La Pensée, op. cit.) Alorsque l'argent ne rend compte de l'autonomie de la valeur que dansle procès clos de la circulation, le Capital, c'est la valeur devenueprocès total. C'est pourquoi le Capital apparaît non seulements'auto-engendrer, mais encore engendre réellement les conditionsde sa production. L'homme est réellement soumis au Capital,puisque le Capital le produit réellement. En même temps, il vit leslois du Capital comme a lois naturelles s. Le Capital devient un(■ être fort mystique ; toutes les forces productives sociales du travailsemblent en effet être dues au Capital et non au travail s. (Le Capi-tal, L. III, t. III, op. cit., p. 205).

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value, de la même façon que Dieu distingue en sapersonne le Père et le Fils, et que tous les deux nefont qu'un et sont du même âge, car ce n'est que parla plus-value de 10 livres sterling que les 100 pre-mières livres sterling avancées deviennent capital, etdès que cela est accompli, dès que le fils a étéengendré par le père et réciproquement, cette diffé-rence s'évanouit, et il n'y a plus qu'un seul être : 110livres sterling " ». « Dieu se dédouble en lui-même, etenvoie son fils sur la terre, comme simple sujet "aban-donné" de lui [...], sujet mais Sujet, homme maisDieu, pour accomplir ce par quoi la Rédemptionfinale se prépare, la Résurrection du Christ. Dieu adonc besoin de "se faire" lui-même homme, le Sujeta besoin de devenir sujet [...] 12 , » Le Jugement der-nier, où le sujet rentre dans le sein du Sujet, ce sontles 110 livres sterling le A' de la formule A-M-A'. Lefils du Capital, c'est la plus-value qui se contempledans le Capital, c'est le Sujet qui se dédouble ensujets, et les individus, agents de la circulation, sontles sujets qui assurent le fonctionnement du Sujet.

A ce point, il convient de regrouper ces différentsénoncés, pour en faire la base concrète/théorique dema démonstration.

1. L'idéologie bourgeoise idéalise (idées pures) lesdéterminations de la propriété (liberté-égalité).

Ce qui l'amène à poser :a) que la société (= « société civile » en tant que

totalité des rapports sociaux) manifeste, dansses lois immanentes, la totalité du procèssocial ;

b) que les membres de cette société sont libres etégaux entre eux ;

c) que toute production est production d'unsujet libre ;

d) que les lois qui permettent d'assurer le fonc-

11. Marx, Le Capital, ibid., liv. I, t. I, p. 158.12. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'État », op. cit.

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1 1 4 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

tionnement de cette société (démocratie) sontles lois naturelles de la liberté et de l'égalité,

les lois d'un procès qui se clôt sur lui-même.

2. Le Droit assure les formes de la circulation et lafixe comme donné naturel.

Ce qui l'amène à poser :a) que l'interpellation juridique de l'individu,

agent de l'échange (= membre de la « sociétécivile »), le constitue en sujet de droit proprié-taire, en personne capable d'acquérir et devendre ;

b) que l'échange d'équivalent entre deux sujets dedroit est le rapport juridique fondamental ;

c) que toute production sociale de l'homme estproduction d'un sujet de droit ;

d) que le Droit manifeste comme contraignantesles lois « naturelles » de la liberté et de l'éga-lité, aussi les lois d'un procès qui se clôtsur lui-même, dans le fonctionnement de sescatégories.

Ce « tableau » exige un commentaire. Ce que j'aivoulu signifier, c'est le rapport entre l'Idéologie bour-geoise en général et l'Idéologie juridique. Or, il appa-raît que leur terrain de rencontre n'est rien d'autreque la circulation, c'est-à-dire le terrain de la réalisa-tion de la valeur d'échange et de ses déterminations.

Si l'idéologie bourgeoise en général pense le procèssocial dans son ensemble par la notion de « démocra-tie politique et économique » (qui n'est qu'une mou-ture de la vieille notion de société civile), c'est surcette notion même que se bâtit l'idéologie juridique.

On comprend toute la valeur que peut prendre,dans l'itinéraire de Marx lui-même, la définition dela place de cette notion.

Dans la Préface à la Contribution à la critique del'économie politique, Marx rappelle son chemin :

« Mes recherches aboutirent à ce résultat que les

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THÈSE I 115

rapports juridiques — ainsi que les formes de l'État— ne peuvent être compris ni par eux-mêmes ni parla prétendue évolution générale de l'esprit humain,mais qu'ils prennent au contraire leurs racines dansles conditions d'existence matérielles, dont Hegel, àl'exemple des Anglais et des Français du xviii e siècle,comprend l'ensemble sous le nom de "société civile",et que l'anatomie de la société civile doit être cher-chée à son tour dans l'économie politique. »

Marx, dans L'Idéologie allemande, en donnait cettedéfinition :

« La société civile embrasse l'ensemble des rapportsmatériels des individus à l'intérieur d'un stade dedéveloppement déterminé des forces productives.Elle embrasse l'ensemble de la vie commerciale etindustrielle d'une étape et déborde par là même l'Étatet la nation, bien qu'elle doive, par ailleurs, s'affirmerà l'extérieur comme nationalité et s'organiser à l'inté-rieur comme État. Le terme de société civile apparutau xviiie siècle, dès que les rapports de propriété sefurent dégagés de la communauté antique et médié-vale. La société civile en tant que telle ne se développequ'avec la bourgeoisie ; toutefois, l'organisationsociale issue directement de la production et ducommerce, et qui forme en tout temps la base del'État et du reste de la superstructure idéaliste, a étéconstamment désignée sous le même nom ". »

Ces deux textes permettent de spécifier la notionde société civile qui, contrairement aux premièresapparences, ne désigne rien d'autre que la sphère dela circulation.

Dès L'Idéologie allemande, Marx décrit la « sociétécivile » comme une notion idéologique. En effet, d'unepart, ce terme recouvre « l'ensemble des rapportsmatériels des individus à l'intérieur d'un stade dedéveloppement déterminé des forces productives » ;d'autre part, il recouvre aussi « toute l'organisation

13. Marx-Engels, L'Idéologie allemande, op. cit., p. 104

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1 1 6 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

sociale issue directement de la production et ducommerce ».

Autrement dit, sous une seule catégorie, productionet circulation sont réunies.

Mais, dans le même temps — et Marx en rendcompte dans la Préface à la Contribution à la critiquede l'économie politique —, cette notion est un « pro-grès » : elle pose que les rapports juridiques et l'Étatprennent racine « dans les conditions d'existencematérielles ».

La notion de « société civile » est à la fois fausse etvraie. Elle est vraie dans sa visée totalisatrice du pro-cès social, elle est fausse dans la mesure où elle réduitle procès social à son apparence : la circulation.

En effet, la société civile est elle-même la surfacedu rapport au Capital. Prendre la surface du rapport— la société civile dans ses lois immanentes — pourla totalité du procès social (économique, juridique,politique) revient à poser que, telle qu'elle « appa-raît », elle est la réalité du procès social lui-même. Lameilleure illustration en est encore le « système desbesoins » tel que Hegel le développe dans les Principesde la philosophie du droit.

La « société civile », en tant que notion idéologiquequi prétend ainsi rendre compte de la totalité du pro-cès social constitue le lieu de rencontre de l'idéologiebourgeoise en général et de l'idéologie juridique.Mais ce lieu de rencontre est, en même temps, unlieu de passage.

En effet, toutes les catégories qui fondent la notionde « société civile » — propriété privée, sujet, volonté,liberté, égalité — sont « spécifiées » par l'idéologiejuridique. Le sujet est spécifié en sujet de droit ; laproduction du sujet en production du sujet de droit ;la liberté et l'égalité, en liberté et égalité de tout sujetde droit. Mais, dans le même moment, cette spécifi-cation est contraignante. Ce qui veut dire que, sil'idéologie juridique ne fait que spécifier « juridique-ment » l'idéologie bourgeoise, dans le même mouve-

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ment cette spécification est réalisée concrètement parla contrainte de l'appareil d'État.

C'est ainsi que l'appareil d'État, en imposant le« juridique » — en tant que manifestation réelle del'idéologie juridique — par la contrainte, imposel'idéologie juridique, et que l'idéologie juridique, enretour, justifie la contrainte.

Le regroupement de ces énoncés permet de spéci-fier la fonction du Droit. Le Droit manifeste réelle-ment/idéologiquement, par la contrainte de l'appareild'État, les déterminations de la valeur d'échange(propriété/liberté-égalité). La manifestation réelle,nous l'appelons le juridique, la manifestation idéolo-gique, l'idéologie juridique, l'ensemble du procès, leDroit.

Or, ce qui est apparu dans ma démonstration juri-dique, c'est que la « construction » d'un nouvel objetde droit — le « réel » — s'est tout entière effectuéedans les catégories prédéterminées de la circulation ;que la mise en circulation juridique de nouvellesindustries — les industries photographiques et ciné-matographiques — s'est produite dans les détermina-tions de la valeur, dans les déterminations de lapropriété, et que ces déterminations elles-mêmes sontapparues comme des déterminations du sujet dedroit. Réciproquement, la mise en circulation du réelpar la nécessaire médiation du sujet de droit constituele sujet de droit lui-même. Condition et résultat duprocès de la circulation, le sujet de droit a pris laForme même du procès qu'il a manifesté ; en prenantcette Forme, il rend efficace le procès lui-même.

C'est ainsi que toute production (du réel) est appa-rue comme la production d'un sujet (concept de« sur-appropriation ») qui est l'incarnation de la valeurd'échange (Forme Sujet). Et, si l'on réexamine laForme sujet de droit, cette marchandise qui se metelle-même en mouvement, qui se porte elle-même surle marché, cette marchandise en qui s'incarne, fonda-mentalement, le travailleur, elle apparaît constituéeen deux pôles : d'une part, le pôle sujet (le consente-

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1 1 8 LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGRAPHIE

ment, la volonté...), d'autre part, le pôle objet dedroit (soi-même en tant que marchandise). La Formesujet, cette Forme abstraite produite réellement parla circulation, « contient déjà en germe toute la formecapitaliste de production », comme le disait Engels dela « forme de valeur ». 14

Car, en dernière analyse, le travailleur est cet êtrespécifique qui se porte lui-même sur le marché, dansune forme juridique qui lui permet de se vendre aunom de la liberté et de l'égalité. Cette Forme réaliseainsi, « sur le terrain », la propriété. Car, à partir dumoment où l'individu est juridiquement constitué ensujet du procès d'échange, non seulement il est libre,puisqu'il possède « en toute propriété » les produits,et, mieux, la puissance de son travail, et qu'il peutagir à sa guise les échanger [« D'où, dans le droitromain, cette définition juste du servus (esclave) :quelqu'un qui ne peut rien se procurer par échan-ge 15 »], mais encore il est l'égal de tout sujet de droit,puisqu'un sujet est égal, socialement, à un autre sujet.L'acheteur devient vendeur, le vendeur acheteur, etcette permutation est le sens même de l'échange.

« À l'issue de l'acte d'échange, chacun des deuxsujets rentre en lui-même en tant que but final detout le procès, en tant que sujet qui l'emporte surtout. Ainsi est donc réalisée la complète liberté dusujet. Transaction libre ; pas de violence ni d'un côténi de l'autre ; on ne devient moyen pour autrui quepour être un moyen pour soi ou sa propre fin ; enfin,

14. Engels précise le rapport entre la loi de la valeur et l'idéed'égalité : <■ Enfin, l'égalité et la valeur égale de tous les travauxhumains, parce que et en tant qu'ils sont du travail humain engénéral, trouvèrent leur expression inconsciente, mais la plusvigoureuse, dans la loi de la valeur de l'économie bourgeoisemoderne, qui veut que la valeur d'une marchandise soit mesuréepar le travail socialement nécessaire qu'elle contient. » (L'And-Dithring, op. cit., p. 137). Et il ajoute : « Cette déduction des idéesmodernes d'égalité à partir des conditions économiques de lasociété bourgeoise a été exposée pour la première fois par Marxdans Le Capital », id.

15. Marx, Contribution..., op. cit., p. 220.

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THÈSE I 1 19

conscience que l'intérêt général ou commun n'est jus-tement que l'universalité de l'intérêt égoïste 16 . »

Je ne m'étendrai pas plus longtemps, mais je peuxajouter que la Forme sujet de droit, en tant que formejuridique la plus développée et la plus abstraite, déve-loppe les lois immanentes du Droit.

Il m'est donc possible, à présent, d'exposer maseconde thèse.

16. Ibid.

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CHAPITRE VI

THÈSE II : LE DROIT, EN ASSURANTET EN FIXANT COMME DONNÉ NATUREL

LA SPHÈRE DE LA CIRCULATION,REND POSSIBLE LA PRODUCTION

Il me reste à présent à démontrer la chose suivante :comment la fixation (juridique) des lois de la circula-tion rend-elle possible la production ? En d'autrestermes, quel est, dans le procès du Capital, le rapportque la circulation entretient avec la production ?

Dans le rapport capitaliste, il s'est produit cette révo-lution : la marchandise spécifique force de travail appa-raît sur le marché. La circulation n'est plus cette régionrelativement autonome où les individus apportaientsur le marché le surplus de leur production, mais le lieuoù le capitaliste vient en personne acheter ce qui luipermettra d'accroître son capital : le travail humain'.

1. Je voudrais, sur ce point, apporter quelques indications. Leproblème du rôle du droit dans un mode de production déterminérenvoie au rapport circulation/production. Je m'explique. Histori-quement, la valeur d'échange n'apparaît d'abord que dans lasphère de la circulation, et, tant qu'elle ne devient pas la base réellede la production, elle apparaît comme une sphère relativementautonome et relativement développée. Autrement dit, elle apparaîts en avance » sur les rapports de production. Le Droit, qui fixe les

1

déterminations de la valeur d'échange, prend ainsi une « autonomierelative s, par rapport à la base réelle de production. Cela expliquedéjà le <■ miracle » du droit romain. « Les diverses phases de la circu-lation simple s'étant développées dans le monde antique, entre leshommes libres tout au moins, il est explicable qu'à Rome, et spé-cialement dans la Rome impériale, dont l'histoire est précisément

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THÈSE II 121

La circulation non seulement apparaît ainsi commele lieu de la rencontre du capital et du travail, mais elleest devenue la médiation essentielle de la reproductiondu capital.

celle de la dissolution de la communauté antique, on ait développéles déterminations de la personne juridique, sujet du procèsd'échange ; ainsi s'explique que le droit de la société bourgeoise yait été élaboré dans ses déterminations essentielles et qu'on ait dû,surtout vis-à-vis du Moyen Âge, le défendre comme droit de lasociété industrielle naissante. » (Marx, Contribution..., op. cit.,p. 224.) Cette « avance a de la circulation permet l'analyse à la foisde la philosophie politique des xvr, xvir et xviir siècles, et du rôleque joue le Droit dans un mode de production déterminé. Cesphilosophes du Droit postulent deux présupposés naturels : d'unepart, que la circulation est le procès total (que le droit fixe le procèstotal), d'autre part, que l'échange est régi par les « lois naturelles »de la propriété, de la liberté et de l'égalité. Ces deux présupposésn'en forment, en dernière instance qu'un seul : « Le rapport de"l'homme" à lui-même, et c'est pourquoi tous les rapports réelsdeviennent pour eux des idées. « (Marx-Engels, L'Idéologie alle-mande, op. cit., p. 107, n. 3.)

En effet, c'est parce que le droit romain avait déjà développé lesdéterminations de la personne, sujet juridique, que la bourgeoisienaissante a pu s'en emparer. Mais cette « reprise » du droit romains'est nécessairement accompagnée d'une idéologie du sujet. Eneffet, dans le même temps que la bourgeoisie l'utilisait, les philo-sophes se posaient la question du « sens de cette utilisation, et ilsdonnaient cette réponse : de toute éternité civilisée, il y a eu pro-priété privée, il y a eu contrat, il y a eu sujet de droit. La reprisedes catégories du droit romain justifiait théoriquement la catégoriede sujet, qui apparaissait ainsi comme catégorie éternitaire.

On voit comment l'idéologie d'une pratique nécessaire — ledroit romain repris en ses notions — « se transforme » en base théo-rique de cette pratique. La reprise du droit romain prouve le statutdu sujet. On voit aussi en quoi le droit romain a pu devenir le lieude la justification théorique d'une pratique nécessaire.

Prenons Hegel. Il abstrait de la pratique du droit romain lesdéterminations essentielles du sujet, qu'il retourne contre le droitromain. Ce qui opère ce retournement, c'est le point de vue de laa volonté libre », e. le point de vue le plus abstrait du sujet. ContreKant, Hegel pose ce principe fondamental : il n'est point de droitsréels et de droits personnels, il n'est de droits que du Sujet. Ledroit romain est devenu chez Hegel cette raison naissante du sujet,toujours dépassable mais toujours conservée, et qui se perpétuejusque dans l'État, ce Sujet qui rappelle à lui le sujet. La pratiquedu droit est devenue idée pure, c'est-à-dire rapport du sujet ausujet. La prétention de prouver dans la pratique « absolue » (ledroit, la politique, l'État) l'existence du sujet, transforme cette pra-tique en « rapport de l'"homme" à lui-même «. Le sujet est prouvépar la pratique du sujet.

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Par là, la forme originelle du rapport (des produc-teurs de marchandises égaux en droit qui s'affrontentsur le marché) ne subsiste plus désormais que commeapparence du rapport qui en constitue le fondement, lerapport Capital (les possesseurs de leur force de travailaffrontant sur le marché les possesseurs des moyens deproduction) 2 ».

Autrement dit, pour la circulation, le procès du capi-tal n'a fait que lui apporter une marchandise de plus : laforce de travail mais, pour la circulation toujours, cettemarchandise nouvelle ne change rien à ses propres lois.Ce qui lui importe, ici comme avant, c'est le mouve-ment de la valeur d'échange, e. le mouvement abstraitde la propriété. Elle n'apparaît en rien affectée, car ils'agit toujours pour elle d'établir le rapport entre un

Le procès de la valeur d'échange apparaît ainsi transfiguré —dans la pérennité de ses formes juridiques — en pérennité du sujet.L'« avance » de la circulation se manifeste alors comme loi natu-relle/éternelle du sujet.

Cela m'amène au rôle concret/idéologique que joue le droit. Lerôle principal qu'il tient aujourd'hui renvoie, je l'ai dit, au rapportcirculation/production. Dans le procès du capital, la circulationn'est plus que médiation essentielle. Marx le dit sans cesse : lacirculation est apparence du rapport, elle est apparence du procèstotal. Le droit fixe ainsi la marche du procès total. Je ne dis pas,bien sûr, que le droit crée la marche du procès, mais que le procèsproduit le droit de son procès. C'est ainsi que la force de travail,en arrivant sur le marché, se trouve régie par le droit commun descontrats. s Au point de vue du droit, on ne reconnaît donc, dans lecontrat de travail, d'autre différence avec tout autre genre decontrat que celles contenues dans les formules juridiquement équi-valentes : Do ut des, do ut facias, do ut des et facio ut facias. (Je donnepour que tu donnes, je donne pour que tu fasses, je fais pour quetu donnes, je fais pour que tu fasses). » (Le Capital, liv. I, t. II,p. 211.) Et Marx, dans le même passage, montre comment lesalaire, dans la mesure même où il prend la forme du rapportmonétaire « rend invisible le rapport réel entre capital et travail eten montre précisément le contraire ». (Ibid.)

Dans la mesure où la valeur d'échange est devenue la base réellede la production, le Droit peut jouer alors le rôle primordial desanctionner les rapports économiques du procès lui-même.

Le rôle du droit, dans un mode de production déterminé, ren-voie donc au rapport circulation/production, i.e., en dernière ins-tance, au rapport que la valeur d'échange entretient avec la baseréelle de la production.

2. Marx, Un chapitre inédit du Capital, La Pensée, op. cit.

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THÈSE II 123

acheteur et un vendeur propriétaires de leur mar-chandise.

Les lois du marché peuvent ainsi prétendre à laliberté et à l'égalité. Qu'importe que le travailleur nesoit propriétaire que de sa force de travail ! Il est pro-priétaire. Qu'importe qu'il soit obligé de la vendre ! Ilest vendeur et acheteur... des subsistances nécessairespour la reproduire. Qu'importe enfin que cette vente etcet achat soient le résultat du capital lui-même ! C'estla liberté qui est en jeu.

La circulation abolit les différences : tout sujet dedroit est égal à tout sujet de droit. Si l'un contracte,c'est que l'autre a voulu contracter. La cause ultime ducontrat, c'est la volonté même de contracter.

Le sujet de droit se possède lui-même en tant qu'ob-jet de droit : il réalise ainsi la Forme la plus développéedu sujet : la propriété de soi-même. Il réalise sa libertédans le pouvoir même qui lui est reconnu de se vendre.

Je suis revenu à mon point de départ : la Forme sujetde droit, mais c'est un retour qui s'est enrichi. Cettecatégorie la plus abstraite du droit peut révéler à pré- ,sent sa vérité : la mise en circulation de l'homme. Cela (veut dire pour nous, marxistes, la mise en circulationde la force de travail. Et cette mise en circulation s'estfaite au nom de la propriété et de ses déterminations,la liberté et l'égalité. Le contrat va permettre l'exploita-tion de l'homme par l'homme au nom de ces détermi-nations. Le contrat, le moyen d'être du droit, ce parquoi il existe.

Ai-je besoin de le rappeler ? Le sujet de droit a « per-mis » que le « réel » lui-même entre dans le commerce ;il a « permis » que les industries photographiques etcinématographiques exploitent les travailleurs artis-tiques au nom de leurs contrats mêmes ; il a « permis »que l'homme soit objet de contrats.

Alors, je peux conclure sur ce terrain, sur le ter-rain des limites que la théorie bourgeoise du droit nefranchira pas. Cette limite, c'est celle-là même que luitrace la catégorie du sujet de droit, en tant que Formejuridique la plus développée de la propriété. Cette

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limite, c'est le champ clos de la propriété privée, où ilne se passe jamais rien d'autre que le procès de la pro-priété privée. La prise de possession de la nature parl'homme est une prise de possession du sujet de droit :ainsi, chez Hegel, l'humanisation de la nature passe-t-elle nécessairement par les déterminations de la pro-priété ; ainsi la totalité de la Forme Sujet peut-elleavouer ses déterminations : elles ne seront jamais plusque la réalisation de la propriété privée.

Le point de départ de la science bourgeoise du droit,c'est l'homme, l'homme constitué en sujet de droit.Le point d'arrivée de la science bourgeoise du droit,c'est l'homme. Le mouvement de cette science bour-geoise est immobile : on part du sujet pour retrouver lesujet. Ainsi de la méthode exégétique : on part de la loipour retrouver la loi. La téléologie du sujet est la téléo-logie de la propriété privée, qui produit la téléologie dela méthode.

En dernière instance idéologique, il ne se passejamais rien dans le droit ; qu'il ne se passe jamaisrien en dehors du sujet. On abolit l'ailleurs (la produc-tion) par la Forme même du sujet. Et cette abolitiontrouve son expression parfaite dans la technique dudroit : on constate que cela est pour que cela soit.

Ainsi soit-il.

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CONCLUSION

DROIT ET LUTTE IDÉOLOGIQUE

Je m'en voudrais d'achever sans avoir posé ce quepeut être, ici, la lutte idéologique.

Lorsque Engels nous raconte la « vraie histoire » del'égalité, il écrit cette chose suivante :

« Ou bien [cette revendication] est — et c'est notam-ment le cas tout au début, par exemple, dans la Guerredes Paysans — la réaction spontanée contre les inéga-lités sociales criantes, contre le contraste entre richeset pauvres, maîtres et esclaves, dissipateurs et affamés ;comme telle, elle est simplement l'expression de l'ins-tinct révolutionnaire, et c'est en cela — en cela seule-ment — qu'elle trouve sa justification. Ou bien, née dela revendication bourgeoise de l'égalité, dont elle tiredes revendications plus ou moins justes et qui vont plusloin, elle sert de moyen d'agitation pour soulever lesouvriers contre les capitalistes à l'aide des propres affir-mations des capitalistes et, en ce cas, elle tient et elletombe avec l'égalité bourgeoise elle-même. Dans lesdeux cas, le contenu réel de la revendication proléta-rienne est la revendication de l'abolition des classes.Toute revendication d'égalité qui va au-delà tombenécessairement dans l'absurde 1 . »

Et il ne faut pas oublier qu'Engels nous parle del'égalité à propos de l'inégalité « morale » de Dühring.

Or, que veut dire exactement Engels par « des reven-

1. Engels, L'Anti-Dithring, op. cit., p. 139.

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dications plus ou moins justes et qui vont plus loin », etsurtout par « le contenu réel » de la revendication prolé-tarienne ? Je vois, dans ce texte, le rapport entre la lutteidéologique et la lutte des classes, le rapport entre lefonctionnement de la lutte idéologique et la lutte desclasses ; le sens de cette stratégie qui consiste à prendrela bourgeoisie au mot, e. au piège de sa propre idéolo-gie. Car c'est cette « prise au mot » elle-même qui va« plus loin », qui révèle la contradiction de l'idéologiebourgeoise.

Cette prise au mot — qui est une prise à partie —avait un sens, un « contenu réel », un « autre » contenu,qui n'apparaissait pas de prime abord, qui était tapidans l'ombre : l'abolition des classes.

Il y avait donc, dans la lutte idéologique, un contenuexplicite et un contenu latent ; il y avait donc uncontenu explicite qui n'existait que par son contenulatent, qui l'exprimait sans le savoir. Mieux encore : uncontenu explicite — l'idéologie bourgeoise retournéecontre elle-même, « prise au mot » — qui n'était vrai-ment révolutionnaire que parce que ce retournementallait nécessairement plus loin qu'un simple retourne-ment, même s'il l'ignorait encore. Et ce savoir dansl'ignorance n'existait que parce qu'il s'appuyait « surles rapports pratiques sur lesquels se fonde la situationde classe : dans les rapports économiques dans lesquels(les individus) produisent et échangent 2 ».

Mais, dans le même moment où Engels nous donnele sens de la lutte idéologique, il nous en donne la théo-rie, son « contenu réel » : l'abolition des classes. Touterevendication prolétarienne de l'idée bourgeoised'égalité vise, en dernière instance, l'abolition desclasses.

Et c'est là que je rejoins enfin la faillite de la « sciencebourgeoise » du droit, et la théorie d'une pratique théo-rique du droit : le droit, retourné contre lui-même,nous livre les contradictions de sa pratique, et, conjoin-tement, les limites de sa « science ».

2. L'Anti-Diihring, ibid., p. 125.

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CONCLUSION 127

Étudiant l'« histoire » de l'économie bourgeoise clas-sique, Marx en trace la double frontière.

La frontière « scientifique » :[...] Tant qu'elle est bourgeoise, c'est-à-dire

qu'elle voit dans l'ordre capitaliste non une phase tran-sitoire du progrès historique, mais bien la forme abso-lue et définitive de la production sociale [...] elle nepeut rester une science qu'à la condition que la luttedes classes demeure latente ou ne se manifeste que pardes phénomènes isolés 3 . »

La frontière idéologique :Lorsque, en France et en Angleterre, « la bourgeoisie

s'empare du pouvoir politique, dès lors, dans la théorieet dans la pratique la lutte des classes revêt des formesde plus en plus accusées, de plus en plus menaçantes.Elle sonne le glas de l'économie bourgeoise scienti-fique. Désormais, il ne s'agit plus de savoir si tel ou telthéorème est vrai, mais s'il est bien ou mal sonnant,agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital.La recherche désintéressée fait place au pugilat payé,l'investigation consciencieuse à la mauvaiseconscience, aux misérables subterfuges de l'apologéti-que 4 ».

Si la science bourgeoise du droit remplit tout l'es-pace politique, cet espace politique lui-même est celuide la lutte des classes. Le Droit reproduit cet espacelui-même dans la sérénité à jamais troublée de ses caté-gories.

La science bourgeoise du droit a vécu. Elle est philo-sophiquement morte avec Kant et Hegel ; elle estchaque jour enterrée dans le cercueil de sa pratique,car « la pratique veille au chevet de toutes les idéolo-gies, au pied de leur berceau et de leur cercueil 5 ».

Je voudrais achever sur la leçon que Brecht avaittirée de son expérience avec les tribunaux.

« En essayant de défendre nos "droits" dans une

3. Marx, Le Capital, op. cit., liv. I, t. I, p. 24.4. Ibid., p. 25.5. Brecht, op. cit., p. 206.

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affaire réelle et bien précise, nous avons pris au motune idéologie bourgeoise bien précise et nous l'avonsfait prendre en défaut par la pratique bourgeoise destribunaux. Nous avons mené un procès en nous pré-valant bruyamment de représentations qui ne sontpas les nôtres, mais dont nous devions supposerqu'elles étaient celles des tribunaux. C'est en perdantce procès que nous avons découvert dans ces tribu-naux des représentations d'un type nouveau qui nesont pas en contradiction avec la pratique bourgeoiseen général. Elles ne sont en contradiction qu'avec lesvieilles représentations (celles précisément dont latotalité constitue la grande idéologie bourgeoise clas-sique) 6 . »

Et il précise qu'il faut entendre par là « cetteconstruction idéologique qu'on appelle l'homme 7 ».

La pratique théorique nous donne l'historicitémême de notre combat : la critique des notions idéo-logiques du droit porte en elle la mort de la sciencebourgeoise du droit. Pour ce temps à venir et quis'annonce aujourd'hui, les intellectuels militants,« ces véritables savants armés de la culture scienti-fique et théorique la plus authentique, instruits de laréalité écrasante et des mécanismes de toutes lesformes de l'idéologie dominante, constamment enéveil contre elles et capables d'emprunter dans leurpratique théorique — à contre-courant de toutes les"vérités officielles" — les voies fécondes ouvertes parMarx, mais interdites et barrées par tous les préjugésrégnants », armés « d'une confiance invincible etlucide dans la classe ouvrière » et forts « d'une partici-pation directe à son combat s » doivent être au pre-mier rang, chacun dans leur domaine, chacun dansleur discipline.

6. Brecht, ibid.7. Ibid., p. 215.8. Althusser, Pour Marx, op. cit., p. 14, n. 1.

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CONCLUSION 1 29

Ils doivent dénoncer la misérable apologétique dece système qui fait de l'homme une marchandise, enlui faisant croire qu'il est libre.

La liberté est à ce prix.

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LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

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Je me propose d'étudier ici l'un des phénomènesles plus troublants de la propriété littéraire et artis-tique : il s'agit du statut juridique du personnage. Cephénomène est d'ailleurs si troublant qu'il a échappéà la sagacité de la doctrine ; à ma connaissance,aucune étude spécifique ne lui a été en effet consa-crée. Cela tient peut-être au fait que le personnageest un être imaginaire, et qu'il n'est pas aisé d'en défi-nir la nature.

Quoi qu'il en soit, cette recherche nous apprendraquelque chose sur la création, ou, plus précisément,sur le statut juridique de l'écriture. Le personnage, onle verra, dès lors qu'il est saisi par le droit, réalise ledessein secret de tout créateur : il prend vie, à l'instard'une personne physique ; il porte un nom, il possèdeun droit à l'image, un droit à sa vie privée et même,sous certaines conditions, il peut défendre son hon-neur et sa considération.

Mais il y a autre chose : le personnage, investi decette toute-puissance juridique, présente en outre uneremarquable caractéristique ; il risque, au nom de laloi, d'être subverti, tourné en ridicule ; son omnipo-tence est menacée par la dérision. En effet, l'art. 41de la loi du 11 mars 1957 dispose que <« l'auteur nepeut interdire... 4° la parodie, le pastiche et la carica-ture, compte tenu des lois du genre ».

Ainsi donc, le personnage, à qui la loi a reconnu

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134 LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

un statut quasi magique, peut voir consommer saruine au nom de cette même loi ; ce qui a servi à sontriomphe peut servir à présent à sa défaite.

On verra ce qu'il faut penser de ce statut ambigu,équivoque du personnage, où l'écriture elle-même estprise dans sa double fonction de pouvoir et de liberté.

I. DES PERSONNAGES EN LIBERTÉ

Que faut-il pour qu'un personnage accède à l'exis-tence ? Une personnalité, bien sûr. Mais, à l'inversedes personnes physiques qui naissent sujet de droit,le personnage doit prouver qu'il existe ; il doit se dis-tinguer, prendre une forme spécifique, devenir lui-même. En deux mots, il doit trouver son identité, et,en premier lieu, un « corps ».

1. L'apparence physique

Deux affaires illustrent parfaitement cette « prise decorps ». La première a trait à ce genre de « tableaux »que l'on voit fleurir sur la Butte et sur les quais, etdont Poulbot a été l'initiateur.

Un certain Michel Thomas demandait un jour lasaisie de diverses reproductions de tableaux représen-tant des gamins de Paris, soit quelque 288 exem-plaires de format 19 x 40 cm, 6 000 exemplaires dumême format, et 350 000 exemplaires signés Barros.Les peintres de la Butte s'opposèrent à cette action :l'oeuvre de Thomas, disaient-ils, n'est autre qu'unedéformation du type de « gamin » créé par Poulbot,au début du siècle, et qui est caractérisé par un enfantaux cheveux hirsutes, à l'air ironique et à l'accoutre-ment modeste, se promenant dans les rues de Paris.Thomas ne peut se prévaloir d'une quelconque origi-nalité en ce domaine, « le genre créé par Poulbotappartenant au patrimoine culturel ».

Enfin, poursuivaient-ils, à supposer même quel'originalité soit admise, Thomas ne peut justifierd'une antériorité par rapport aux autres artistes dessi-

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LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE 135

nant ou peignant dans le même style, car le genre créépar Poulbot s'est développé et adapté au goût du jourdès 1950, alors que Thomas n'a commencé à peindreque vers 1963-1964.

Autrement dit, l'auteur devait rapporter la preuveque son <4 gamin » était le fruit d'une combinaison ori-ginale, le produit spécifique d'éléments anciens etnouveaux, sur le mode du brevet d'invention.

De ce fait, le tribunal de Paris procéda à unedouble recherche.

Sur l'originalité du personnage, il jugea : e queMichel Thomas est l'auteur de dessins et de peinturesreprésentant le même gamin et la même gamine isolésou en groupe, sous différents costumes et en diverslieux, tels le violoniste, le pêcheur, l'écolier ou l'éco-lière, la marchande de fleurs, la petite fille peintre,etc., offrant toujours le même visage avec ses yeuximmenses et tout ronds dévorant la face, à la pupilletrès noire et au large iris bleu, avec de grosses pom-mettes saillantes et luisantes, une petite bouche char-nue et "en cerise", aux commissures marquées, unpetit bout de nez à peine figuré, éloigné de la bouche,une carnation rose, vive et éclatante, une cheveluretrès haute, abondante et hirsute, le tout donnant auvisage un air généralement candide et malicieux, heu-reux et sympathique, mais ce visage à la fois vivantet divers restant toujours le même, au point qu'enregardant plusieurs personnages on croit être en pré-sence d'une même famille » (Trib. grande inst. Paris,27 mai 1977, Rev. internat. dr. auteur, juill. 1978.185,confirmé par Paris, 27 avr. 1979, ibid. juill.1979.138).

Autrement dit, le personnage, pour exister, doitêtre dans le même, dans le connu ou, mieux encore,dans le reconnu : il doit se reproduire comme sem-blable, sous peine de perdre son identité, et cetteidentité est constituée par la reproduction de lui-même. Autrement dit encore, son mode d'être levoue à la répétition.

On perçoit déjà comment la propriété du person-

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136 LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

nage postule une structure quasi immobile, close,figée, antinomique de la liberté. Si, en effet, le per-sonnage changeait d'aspect, il perdrait, de jure, toutdroit à la protection. Il est donc condamné à l'iden-tique, condamné à se reproduire tel qu'en lui-même.

Son identité une fois reconnue, le personnage doitalors prouver qu'il est original, et le tribunal doit pro-céder logiquement à la recherche des antériorités.« Attendu qu'un tel personnage présente incontesta-blement un style caractéristique original et propre àl'auteur ; qu'en outre il se distingue parfaitement,même s'il appartient au même genre, du personnagecréé par Poulbot, assorti d'une légende, seulementdessiné, parfois coloré, ayant une tête et un corps pro-portionnés et un visage esquissé, qui joue dans lascène représentée un rôle de loin moins importantque le visage très étudié du gamin de Michel Tho-mas ; que, de même, le personnage de Michel Tho-mas se distingue fort bien encore des enfants dessinéspar Germaine Bouret, qui ont certes un visage rondet coloré mais toujours proportionné, avec des yeuxvifs et fins et une grande variété d'expressions. »

Enfin, et s'agissant d'une autre antériorité, le mêmetribunal, dans un autre jugement, avait estimé « queles personnages de Gonzalès en effet, tels le "gaminau pull vert", "la gamine avec un pain", longiformeset non râblés, avec leur tête beaucoup plus petite, leurvisage allongé et pâle, leurs yeux ronds mais non dis-proportionnés et sans couleurs, présentent un airtriste et souffreteux, à l'opposé de l'air heureux et res-plendissant de santé des personnages de Michel Tho-mas » (Trib. grande inst. Paris, 21 févr. 1975. Rev.internat. dr. auteur, juill. 1976.144).

Prenons un deuxième exemple. Dans le cadred'une campagne publicitaire, une société avait faitpublier dans diverses revues une photographie publi-citaire représentant un homme, une femme et unsinge, faisant des achats dans une « grande surface »,et remplissant un « caddy » de fruits tropicaux.

Il s'agissait d'un « homme grand et robuste, vêtu

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seulement d'un slip en peau de léopard, portant uncarquois et tenant un singe contre lui, une jeune etjolie jeune femme, à la longue chevelure blonde,vêtue d'un corsage et d'un short légers, et un singe,peut-être une jeune guenon (sic !) ■>.

Sans coup férir, les héritiers de E.R. Burroughs, lecélèbre créateur de Tarzan, reconnaissent leur per-sonnage, et assignent la société en contrefaçon.

Première question : qui est Tarzan? C'est, dit le tribu-nal, « un homme de jungle magnifiquement bâti, etvêtu d'un simple slip en peau de léopard ». Sonimage, ainsi que celle de ses compagnons, « commeJane, la jeune femme, légèrement vêtue, est devenuetraditionnelle pour avoir été représentée dans de trèsnombreux films de cinéma et de télévision, et dansd'innombrables bandes dessinées... » (Trib. grandeinst. Paris, 21 janv. 1977, Rev. internat. dr. auteur,janv. 1978.179).

Deuxième question : à qui appartient Tarzan ? (( EdgarRice Burroughs est l'auteur mondialement connud'une série d'oeuvres littéraires racontant notammentles aventures de Tarzan, personnage qu'il a créé en1912, à qui il a donné un nom et dont il a décrit lapersonnalité physique et morale... ; que l'auteur acédé ses droits à la Soc. Edgar Burroughs Inc. ;qu'ainsi les demandeurs sont bien titulaires des droitsde propriété sur le personnage tant littéraire que figu-ratif de Tarzan et sur ceux de ses compagnons... »

Troisième question : la contrefaçon. À l'argument :personne ne saurait s'opposer à la représentation parquiconque de tout homme de la forêt ou de la jungle,quel qu'il soit, le tribunal répond : « Attendu qu'enréalité la photographie incriminée représente non unhomme quelconque de la forêt ou de la jungle surlequel, il est vrai, les titulaires des droits sur le person-nage de Tarzan ne possèdent pas le monopole, maisbien le personnage de Tarzan lui-même, accompagnéde Jane et de la guenon Chita, caractéristique en soi,présentant, par la tenue et l'aspect physique, dans un

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décor rempli au surplus de fruits exotiques, les princi-pales caractéristiques du personnage de Tarzan. »

Autrement dit, à tout moment, le personnage doitpouvoir produire son identité, et cette identité pos-sède un tel pouvoir qu'une personne réelle n'a pasmême le droit de l'imiter.

Possédant ainsi une identité, qui se confond avecson image, le personnage peut alors prétendre à unnom et une vie privée.

2. Le nom du personnage

De même qu'une personne physique, le person-nage a un nom, qui présente la caractéristique d'êtreouvertement commercial. Cela, en retour, déterminela nature « commerciale » du personnage lui-même.

Comme le constate la cour de Paris, l'auteur asur le nom de son personnage « des droits de pro-priété littéraire le rendant indisponible et empêchantdonc son dépôt comme marque par un tiers »(Paris, 26 avr. 1977, Rev. internat. dr. auteur, janv.1978.131).

Mais cela n'empêche pas que l'auteur puisse céderle nom de son personnage — qui prend alors le statutde la marque — ni qu'il en fasse le dépôt pour sonpropre compte. Le droit de propriété littéraire s'appa-rente alors à une indisponibilité pour les tiers d'utili-ser le nom du personnage.

Ainsi, concernant la cession du nom, un contratpeut fort bien stipuler qu'un auteur cède à une société« le droit exclusif d'adaptation et de reproduction dechacun des personnages créés et figurant dans sesoeuvres », et que cette société « pourra donc, à l'exclu-sion de quiconque, adapter librement et reproduireces personnages, par tous moyens, sous toutesformes, en toute matière et par tous usages connus età venir » (Paris, 26 avr. 1977, préc.). Et cette clausepeut fort bien être interprétée de la façon suivante :« Par les dispositions de l'art. 2, les auteurs ont bienautorisé la Soc. Procidis à exploiter commercialement

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sans la moindre limite tous les personnages se carac-térisant essentiellement par leurs noms... ; que la Soc.Procidis tenait donc des auteurs le droit de commer-cialiser sous les formes les plus diverses et sous le nomde Colargol, l'ours, héros de leurs oeuvres ». Ce quiimplique bien que les droits de propriété littérairepeuvent se résoudre, en l'occurrence, en un droit demarque.

Mais, par ailleurs, l'auteur peut lui-même déposerle nom du personnage. « Le dépôt comme marqued'un nom tiré de la littérature et du cinéma est parfai-tement licite «, dit le tribunal de Paris. « La marquenominale ainsi déposée doit être protégée contre l'uti-lisation commerciale, pour des produits similaires,d'une dénomination identique ou semblable » (Trib.grande inst. Paris, 3 janv. 1978, Rev. internat. dr.auteur, avr. 1978.119).

Le nom du personnage peut donc s'autonomiser,devenir à lui seul une marque qui, à son tour, désigneran'importe quel autre produit. Ou, mieux encore, cesproduits deviendront une marque du personnage. Parexemple, la société qui exploite Tarzan peut invoquerun dépôt qui « comporte une nomenclature de plus decent produits et services, souvent désignés par destermes génériques, depuis les "produits chimiquesdestinés à l'industrie", jusqu'aux "travaux de spécia-listes avec ou sans rapport avec la conduite desaffaires", en passant par les armes à feu, la moutarde,les pantoufles, le tabac, l'hôtellerie, les "maisons pourenfants et convalescents", etc. ; qu'en fait tous les pro-duits et services que l'on peut imaginer de commercia-liser sont couverts par la marque Tarzan » (Trib.grande inst. Paris, 3 janv. 1978, préc.).

Le personnage peut, enfin, bénéficier d'une vieprivée.

3. La vie privée du personnage

Le personnage a droit à son histoire, à sa vie privée,et peut même défendre son honneur et sa réputation.

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Lorsqu'il s'agit d'un personnage célèbre, c'est mêmela France entière qui est concernée.

Utilisé dans un ouvrage intitulé « Lagardère, d'aprèsPaul Féval, père et fils », maltraité dans une séried'émissions télévisées, l'héritière des auteurs se voitreconnaître le droit d'agir « pour la défense des per-sonnages imaginés par Paul Féval père, et spéciale-ment du chevalier de Lagardère » (Trib. grande inst.Paris, 22 janv. 1971, Rev. internat. dr. auteur juill.1972.223). Soit. Mais la Société des gens de lettres,elle-même, est déclarée recevable à agir. « Attenduque la Société des gens de lettres fait valoir, non sansraison, qu'il est de l'intérêt de tous les écrivains quele héros de roman, comme le chevalier de Lagardère,ne puisse être impunément accaparé par un tiers ; quecette préoccupation, qui est à la source du présentprocès, touche à la protection des intérêts d'un de sesmembres, ainsi qu'à un point de droit professionneld'intérêt général, et entre bien, en effet, très précisé-ment, au nombre des intérêts dont l'Association a sta-tutairement la charge » (ibid.).

Autrement dit, il existerait un droit professionnelde la création littéraire, une sorte de déontologie dela création, qui empêcherait les écrivains de se volerréciproquement leurs héros ! Et, mieux encore, lehéros serait la pierre angulaire de ce droit profession-nel ; il concrétiserait, de façon exemplaire, le travailcréateur. On le comprend bien d'ailleurs, puisque surle marché littéraire les héros constituent une valeurmarchande. Imaginerait-on les héritiers de Joyce seplaindre qu'on leur a « volé » Ulysse ?

Cela dit, on conçoit que tout soit mis en oeuvrepour protéger l'intégrité du personnage.

L'ourson Colargol, prétendent ses créateurs, a étéutilisé pour faire vendre des marchandises, et cer-taines de ces marchandises seraient d'un goût dou-teux. Peut-être, répond la cour, encore que« l'utilisation de l'image de Colargol à l'occasion dela vente de produits tels que les yaourts ou commedécoration de verres appréciés des enfants, ne consti-

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tue pas en soi une marque de mauvais goût ». Maissurtout, ajoute-t-elle, « il résulte du rapport de l'ex-pert que par les relevés de redevances qu'ils ont reçusles deux auteurs ont eu connaissance de cette utilisa-tion et qu'ils n'ont cependant jamais formulé uneremarque quelconque à ce sujet » (Paris, 26 avr.1977, préc.).

De même, dans l'affaire du faux Tarzan faisant sesemplettes dans un supermarché, les héritiers de l'au-teur alléguaient un « préjudice moral » : le seigneur dela jungle aurait été « avili », parce qu'il poussait un« caddy » rempli de bananes. Chacun sait, en effet,que l'homme-singe cueille lui-même les bananes dansles arbres. Fort bien, reconnaît le tribunal, mais ceshéritiers eux-mêmes « autorisant largement d'autresannonceurs à utiliser le personnage à des fins publici-taires, leur préjudice moral, qui apparaît ainsi commede pur principe, sera entièrement réparé par l'alloca-tion d'une somme purement symbolique » (Trib.grande inst. Paris, 21 janv. 1977, préc.).

Enfin, à l'occasion d'un film parodique tiré desaventures de Tarzan, celui-ci s'indigne : ce film pré-senterait « de très nombreuses séquences obscènes »,et leur accumulation risquerait de blesser la pudeurdes spectateurs (Trib. grande inst. Paris, 3 janv.1978, préc.). Et le tribunal prend soin de répondrequ'eu égard au caractère parodique de l'oeuvre « ex-cluant tout risque d'assimilation des personnages etdes thèmes, l'intégrité de la création épique de Bur-roughs ne peut se trouver compromise, ni son mythelégendaire ébranlé ».

La doctrine a d'ailleurs curieusement désavoué letribunal. « À juste titre, dit M. Desbois, Burroughsaurait pu être offusqué et ses héritiers le furent...Point n'est besoin de rechercher si le droit moral, ausens de l'art. 6, a été violé ; le débat se situe au-delàdes frontières du droit d'auteur, dans le domaine desdroits de la personnalité » (note Desbois au D.1979.99)

On ne saurait mieux dire que les personnages pos-

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sèdent des droits de la personnalité, auxquels il nesaurait être porté atteinte. Mais leur personnalité estelle-même constituée par leurs caractéristiques, parleurs fonctions. Cela jette d'ailleurs une lueur forttroublante sur les droits de la personnalité en généralqui semblent bien devoir protéger la représentationqu'une personne se fait d'elle-même.

Il faut noter enfin que les créateurs de personnagessavent parfois concilier fort bien leur droit moral etleur droit pécuniaire. Marcel Allain, auteur avecP. Souvestre des romans de la série Fantômas, avaitcédé à une société la faculté de tirer des films de seshéros en précisant que les caractères typiques deshéros de ses romans ne pourraient être modifiés sansque l'auteur en ait été averti et ait donné son accord.Dans l'hypothèse inverse, une mention au génériquedevrait indiquer qu'il s'agissait d'aventures nouvelles,inspirées par les romans de Pierre Souvestre et Mar-cel Allain.

La Cour de Paris approuve la validité d'une telleclause : « Marcel Allain fut toujours soucieux dedéfendre son oeuvre, mais n'était pas indifférent auxbénéfices qu'il pouvait en retirer ; qu'il a accepté uneformule tenant compte des deux objectifs qu'il pour-suivait simultanément... » (Paris, 23 nov. 1970, Rev.internat. dr. auteur, juill. 1971.74).

Que résulte-t-il de ces analyses ? Le personnage estun être bloqué, voué à la répétition ; ce qui lui donneexistence produit aussi sa propre mort, puisqu'il nepeut changer sous peine de devenir un autre et doncde se perdre. Or, c'est précisément le « même » danslequel il évolue qui lui donne sa force ; c'est le senti-ment de sécurité qu'il procure qui lui donne sa réali-té ; sa permanence rassure puisqu'il est toujoursreconnaissable.

C'est pourquoi il est l'aboutissement, la réalisationd'une certaine écriture. En lui l'écriture se clôt surelle-même, et, à la limite, l'auteur disparaît. Il s'estaliéné dans la machine infernale qu'il a créée de sespropres mains. L'écriture se représente dans autre

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chose qu'elle-même, un produit qui circule sur lascène d'une comédie inhumaine. Le geste transgressifde l'écriture a disparu.

Mais pourtant, je l'ai dit, le droit a prévu un contre-poison. Si, d'un côté, il sanctionne un certain typed'écriture, de l'autre côté il en appelle à la liberté. Lepersonnage omnipotent, représentant d'une écritureinstitutionnalisée qui participe du commerce et del'industrie, est toujours menacé par son double paro-dique.

II. FIGURES DE LA SUBVERSION

Par hypothèse même, la parodie est une créationsur de la création ; elle crée sur du déjà-créé. De làson ambiguïté : d'une part, elle doit se distinguer del'oeuvre parodiée, tout en lui empruntant ses carac-tères, d'autre part, elle ne doit pas dénaturer l'oeuvreparodiée, sous peine de porter atteinte au droit aurespect.

Ainsi, le fait de reproduire dans une chanson deuxmesures de Carmen, l'opéra de Bizet, ne constituepoint une contrefaçon, dit le tribunal de commercede la Seine, dès lors que l'effet obtenu est parodique :« que bien loin d'exercer la moindre concurrence, soitartistique, et alors préjudiciable à la réputation ducompositeur Bizet, soit commerciale, et alors dom-mageable aux intérêts de son éditeur... le succès dela chanson de Mireille et Franc-Nohain souligne enquelque sorte celui de Carmen » (Trib. com. Seine,26 juin 1934, Gaz. Pal. 1934.2.594 ; Cf. aussi : Trib.grande inst. Paris, 9 janv. 1970, D. 1970.679 ; JCP1971.11.16645, note Françon, Erratum 16671 bis).

Telles sont « les lois du genre » de la parodie ou, sil'on préfère, les obstacles qu'elle doit franchir. Alors,elle peut retrouver sa fonction transgressive, sa facultéde dénoncer, « avec la permission du législateur [...]tous les ridicules [d'un auteur] sans quoi il n'y auraitpas de véritable liberté d'expression » (Trib. grande

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inst. Paris, 2 janv. 1968, in concl. G. Paire sous Trib.grande inst. Paris, 3 janv. 1978, préc.).

« Car nous sommes partisans, dit la cour de NewYork, de la thèse selon laquelle parodie et satire méri-tent effectivement de jouir d'une assez grande liberté,tant comme spectacle récréatif que comme forme decritique sociale et littéraire. Ainsi que le savent leslecteurs du Don Quichotte de Cervantès, ou desVoyages de Gulliver de Swift [...] les mots cachent sou-vent une plaisanterie sous leur sens véritable » (BerlinC. E.C. Publications Inc. New York, 1964, in Droitd'auteur 1964.158, n° 2).

Subversion de l'écriture par l'écriture, apparitiond'un sens caché sous le sens explicite, d'un non-ditderrière l'apparence, telle est la nature profonde dela parodie. On conçoit dès lors qu'en s'attaquant aupersonnage ou au héros, elle en veuille derechef à sonessence héroïque et à ses caractéristiques.

Dans la jurisprudence récente, on peut voir appa-raître deux figures de la subversion : ou bien le hérosest subverti par un travail du négatif, ou bien il estsubverti par un déplacement du sens.

1. La subversion par la négativité

Lorsque la Soc. E.R. Burroughs, dont j'ai déjàparlé, assigne les auteurs du dessin animé Tarzoon lahonte de la jungle, elle leur reproche une contrefaçon,une atteinte au droit moral de l'auteur, et une imita-tion frauduleuse de la marque Tarzan.

Le tribunal de Paris, dans un très remarquablejugement, va parfaitement décrire le travail de laparodie. Dans un premier temps il va exposer l'es-sence héroïque de Tarzan, dans un deuxième tempsles procédés de subversion de cette essence.

a) L'essence héroïque : structure d'un mythe

Tout d'abord, le tribunal va relever les qualitésphysiques et morales de Tarzan : Attendu que la

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création multiforme de Burroughs est une suite degestes épiques dont Tarzan est toujours le héros cen-tral ; qu'on l'y retrouve, de roman en roman ou debande dessinée en bande dessinée, sous ses attributspermanents qui sont la force, la beauté, le courage, lagénérosité ; que, s'il recourt parfois à la violence, c'estafin de redresser des torts et pour la défense desopprimés ; que certes, et malgré son extraordinaireforce physique et morale, il lui advient, rarement dureste, d'être vaincu, mais que finalement il sort tou-jours triomphant de ses épreuves ; qu'il est sinon àl'abri de toute tentation de la chair, du moins invaria-blement maître de ses sens et, tel un chevalier médié-val, poursuit ses aventures errantes en restant fidèle àsa dame, Jane, son épouse, dont il est le plus souventséparé. »

On peut relever dans ces motifs ce qui constituel'essence du héros : des qualités positives perma-nentes — force, beauté, courage, générosité ; l'utilisa-tion de la violence à bon escient ; la maîtrise de lachair, aisément supportée par l'éloignement où il estde sa femme.

Ainsi se dessine un héros « positif », qui condenseun certain idéal collectif. Cette positivité, d'ailleurs,est antinomique d'une ambivalence ; en effet, c'est lemanque total de contraire qui donne au héros sonessence héroïque.

Par ailleurs, Tarzan ressuscite le rêve nostalgiqued'un état de nature. C'est ce que relève le tribunaldans une seconde série de motifs. « Attendu qu'àl'évidence, ainsi du reste que le héros l'explique lui-même dans l'un des romans, Tarzan puise sa vigueurphysique et morale dans le milieu primitif où il a vécuenfant et où, le plus souvent, il continuera à vivre, etdans l'existence ascétique et très proche de la naturequ'il y mène ; que son cadre de vie, parmi les indi-gènes et les animaux, avec lesquels il communique etdont il est le protecteur attitré, est toujours empreintde merveilleux et souvent de fantastique (châteauxgothiques, cités perdues, royaumes enfouis au centre

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de la terre, vestiges de l'Atlantide, etc.) ; que l'oeuvrecinématographique tirée du cycle Tarzan, si elle aquelque peu édulcoré le mythe, notamment par unsentimentalisme teint de pseudo-réalisme, ne l'a paspour autant profondément altéré ; que même àl'écran, Tarzan reste bien pour le public l'incarnationpopulaire de la grandeur acquise au contact d'unenature immense et vierge. »

Tel est bien l'état de nature, opposé au « contratsocial », et, dans une troisième série de motifs, le tri-bunal, enfin, révèle le dessein avoué de l'auteur :« Que le créateur fut conscient du destin mythiquedévolu à son personnage, puisqu'il écrivait dès 1932 :"Nous désirons tous fuir les limites étroites de la ville,fuir vers la liberté des pays sauvages [...], nous imagi-ner errants et libres, seigneurs de nous-mêmes et denotre monde [...], chacun de nous voudrait être Tar-zan [...]." ( Writer's Digest, juin 1932) et que ce destinn'est pas désavoué par ses ayants droit, l'actuel prési-dent de E.R. Burroughs Inc. ayant récemmentdéclaré que l'oeuvre de Burroughs "est l'évasion abso-lue. Tarzan est l'homme que nous voudrions être,dans un environnement où nous voudrions noustrouver" (Daily Express, 24 févr. 1976). »

Voilà donc, superbement décrite, la structure d'unmythe, incarné dans un héros universel. « Si le père,disait Freud, a été le premier idéal du jeune garçon,le héros est devenu, tel qu'il a été créé par l'imagina-tion du poète, le premier idéal du moi aspirant à sup-planter le père » (Freud, « Psychologie collective etanalyse du moi », in Essais de psychanalyse, Payot,1977, p. 166). Et Freud ajoute « C'est donc par lemythe que l'individu se dégage de la psychologie col-lective » (ibid., p. 167). Tarzan, « seigneur de lui-même » représente cet idéal du moi primitif, qui sedégage à peine de l'état de nature « préhistorique » dela horde sauvage.

Or, la parodie, imaginée par les cinéastes, vareprendre trait pour trait cet infantilisme, et le tour-ner en dérision par un surprenant travail du négatif.

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Elle va subvertir ce héros en faisant apparaître sonnon-dit, en « rabaissant » son « essence », retrouvantpar là même le processus du rire populaire. « Dans leréalisme grotesque, le rabaissement du sublime neporte nullement un caractère formel ou relatif. Le"haut" et le "bas" ont ici une signification rigoureuse-ment topographique. Le haut, c'est le ciel ; le bas,c'est la terre ; la terre est le principe de l'absorption(la tombe, le ventre) en même temps que celui de lanaissance et de la résurrection (le sein maternel).Telle est la valeur topographique du haut et du bassous son aspect cosmique. Sous son aspect plusproprement corporel, qui n'est nulle part séparé avecprécision de son aspect cosmique, le haut c'est la face(la tête) ; le bas les organes génitaux, le ventre et lederrière. C'est avec ces significations absolues quefonctionne le réalisme grotesque... » (Bakhtine,L'OEuvre de François Rabelais, Gallimard, 1970,p. 30).

L'écriture, dans son réalisme grotesque, va retrou-ver sa liberté.

b) La liberté parodique

S'agissant des personnages eux-mêmes, le tribunala parfaitement relevé le procédé d'abaissement de laparodie : « Tarzoon, petit, laid, chétif, impuissantsexuel, est essentiellement l'anti-héros voué à l'échec,et dont la survie dans les épreuves n'est jamais duequ'au hasard ; que Jane, jeune mégère braillarde, sen-suelle, dominatrice, est l'opposé de la douce et fidèleépouse de Tarzan... ; que le singe Chitoon, lubriqueet tout mépris pour l'impuissant Tarzoon, est évi-demment la réminiscence inversée de la dévouée Chi-ta ; que par le retournement des personnages et deleur rôle, l'auteur a, bien évidemment, non pas calquémais parodié les éléments empruntés à l'oeuvre origi-nale, créant par le contraste — lequel est l'un desgrands ressorts psychologiques du rire — les effetscomiques qu'il recherchait. »

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C'est donc bien par le renversement négatif, l'ap-parition du non-dit, que le héros est subverti. Laparodie réalise l'inversion topologique du person-nage, en détruit la mécanique ; l'inconscient réappa-raît et le refoulé fait retour.

C'est selon le même procédé que l'état de naturelui-même est subverti.

« La jungle, dans le film de Picha, est l'envers de laforêt lointaine et merveilleuse de Tarzan, un carre-four où gens et bêtes, à coups de gags, se rencontrent,se convoitent, s'agressent ou se traquent, où l'ethno-logue, tenant à la main l'ouvrage Tarzoon of theapes..., cherche la trace d'un célèbre anthropoïde ettombe sur le dérisoire Tarzoon, où les volcans cra-chent au lieu de flammes des boites de conserve, oùles paysages, livrés à la cupidité des exploiteurs, sonthérissés de gâteaux de sucre, jonchés de détritus oud'animaux estropiés, parcourus de touristes japonaisarmés de caméras, traversés d'une autoroute bondéede voitures et survolés par Concorde... »

On le voit, la parodie représente bien le travail dunégatif ; elle renverse les signes, et fait marcher lamécanique du héros à l'envers. Il n'y a pas de grandhomme pour son valet de chambre, disait Hegel,parodiant à l'avance la dialectique du maître et del'esclave.

Voyons à présent la seconde figure de la subversionqui opère par un déplacement de sens.

2. La subversion du sens

Le procédé est ici différent : le parodiste se place àl'intérieur de l'oeuvre, il prend sa forme, son habit, etlui fait dire autre chose. Il ne s'agit plus de construirele contraire mais de déplacer le sens.

Un ouvrage, intitulé M. Schulz et ses Peanuts, repre-nait, en les parodiant, les fameux personnages deSnoopy, Charlie, Linus, Sally, Lucy, etc. On connaîtle monde fabuleusement médiocre de Snoopy, quifait penser à la phrase de Marx sur Bentham : il* a

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poussé la bêtise du petit-bourgeois jusqu'au génie.« Voici le héros le plus laid, le plus grotesque, le moinsefficace, le plus froussard qui se puisse imaginer.Snoopy est l'anti-héros, le héros qui ne donne pas decomplexe à ses admirateurs. Et l'on peut en rire àl'aise : ce chien hydrocéphale réunit toutes les qua-lités de l'individu moyen mais poussées à l'extrême...Sa niche est le centre du monde, elle est le monde :soleil, lune, étoiles, saisons, nuages, ciels bleus s'ysuccèdent. La niche de Snoopy est l'axe de l'univers »(B. Frappat. « Snoopy, l'anti-héros », in Le Monde,6 déc. 1974).

On connaît ses sentences péremptoires : « Mordreou ne pas mordre, telle est la question. » Snoopy estle petit-bourgeois absolu : lorsqu'il danse de joiedevant sa pâtée, Lucy l'admoneste sévèrement : « Tune serais pas si gai si tu savais tout ce qui se passedans le monde ! » ; « Ne me le dis pas, répondSnoopy, pour vivre heureux vivons stupide. »

Snoopy est donc tout le contraire de Tarzan, tout lecontraire du héros positif; il est par excellence l'anti-héros. De ce fait la parodie ne peut consister qu'enun déplacement interne du sens.

L'ouvrage litigieux fut attaqué sur deux fronts :1° les demandeurs soutenaient qu'un grand nombrede ces dessins constituent une atteinte à la personna-lité de l'oeuvre de Schulz, et en donnent une vision leplus souvent pornographique en contradiction totaleavec son esprit ; 2° une seconde série de dessins por-terait atteinte aux droits de reproduction de l'oeuvreelle-même, puisque certains des illustrateurs seseraient contentés d'emprunter à Charles Schulz sespersonnages en les recopiant purement et simple-ment, à tel point que le lecteur ne pourrait distinguerle dessin contrefaisant du dessin original (Trib.grande inst. Paris, 19 janv. 1977, Rev. internat. dr.auteur, avr. 1977.167).

Le tribunal définit d'abord, en l'espèce, les pro-cédés parodiques : « Attendu qu'il n'est pas contes-table que les dessins litigieux s'inscrivent dans la

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tradition parodique, tendant à susciter chez le lecteurla complicité et l'ironie par une imitation déformantede l'oeuvre originale ; que la parodie supposant néces-sairement un emprunt, il importe peu que certainsdessinateurs aient réalisé des personnages parfaite-ment ressemblants à ceux de Schulz, dès l'instant quele dessinateur a fait preuve d'originalité, apportant àl'oeuvre sa facture personnelle ; qu'en l'espèce, dansles dessins incriminés, les situations ne sont pas lesmêmes ; que le comique d'un certain nombre de cesdessins provient justement de ce que les personnagesse trouvent dans une situation contraire à celle danslaquelle ils sont placés dans les bandes dessinées deSchulz : que les propos qui leur sont prêtés sont diffé-rents, prenant dans leur bouche un caractère inso-lite. »

Autrement dit, les parodistes travaillent formelle-ment dans le même ; ils épousent les caractères figu-ratifs des personnages, à tel point qu'on peut lesconfondre. Et c'est à l'intérieur de cette forme qu'ad-vient la subversion, qui consiste soit à créer une si-tuation contraire », soit à prêter aux personnages despropos différents ». L'originalité s'analyse alors bel

et bien en un déplacement de sens. Critère juridiquede la parodie infiniment subtil que le tribunal va s'at-tacher à définir : « Attendu qu'un certain nombre dedessins, outre leur but parodique, sont le moyen pourle dessinateur d'exprimer, avec toute la force del'image, une idée, une opinion ou une conviction ;que le sage Snoopy apparaisse enchaîné au drapeauaméricain dans un dessin de Vasquez de Sola, oudouillettement couché sur sa niche métamorphoséepour la circonstance en temple de la Bourse, ces gra-phismes expriment un engagement ; attendu que ledessinateur projette aussi ses propres fantasmes à tra-vers sa vision des "Peanuts", que ceux-ci apparaissentsous le crayon de Lecomte, perdus dans l'univers sansjoie de cités de béton, ou de Sola, leur déniant "letemps suspendu d'une éternelle jeunesse", et qui les

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LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE 151

représente vaincus par l'âge, dérisoires enfants vieillis,sortis des décombres de quelque monde proustien. »

Nous sommes bien loin de la parodie de l'enversou du bas ; ici elle prend un tour politique ou méta-physique, et cela empêche que le droit moral de l'au-teur puisse être violé.

Autrement dit, l'apparition du non-dit, le retour durefoulé, le fait de dire ce qui est dénié empêche touteconfusion. Et, de façon étonnante, c'est cette appari-tion qui bouleverse la clôture, la forclusion de l'es-sence héroïque.

« Le caractère parodique provient justement de leuraspect sexuel, absent des Peanuts de Schulz, qu'il enest de même du thème de la violence, exprimé avecune force brutale, comme un défi, dans les dessinsdes pages 68 et 69, par le meurtre de Snoopy, dontl'effet recherché est le bouleversement des conve-nances du monde clos cher à Schulz. »

La cour de Paris, en confirmant ce jugement (Paris,20 déc. 1977, inédit), élèvera encore le débat, enconsidérant « qu'en introduisant la sexualité dansl'univers des Peanuts où il "brille par son absence"selon l'expression de Marion Vidal, les illustrateursdu livre n'ont fait qu'exercer leur droit de critique,auquel Schulz ne peut prétendre se soustraire au pré-texte d'une atteinte à son droit moral ».

Le discours sexuel est ainsi élevé à la hauteur de laliberté d'expression ; le déplacement de sens exprimealors sa puissance subversive. Il suffit, pour s'enconvaincre, de se référer à la description de certainsdessins faite par le tribunal : que ce soit « le dessinreprésentant l'accouplement réalisé dans le fantasmed'un Snoopy esseulé, ou celui représentant Woods-tock, l'oiseau, venant se nicher entre les pattes deSnoopy ; ou le dessin représentant le même Snoopys'en allant tout guilleret après avoir croqué (au senslittéral) l'extrémité d'un sein provocant ».

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152 LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE

CONCLUSION

Le personnage représente l'ambiguïté même de lacréation, son ambivalence. En s'incarnant dans lehéros, l'écriture démontre sa puissance institution-nelle, son pouvoir social, commercial, et, du mêmecoup, ses propres limites. Quant à la parodie, créationsur de la création, elle exprime la liberté d'une écri-ture se critiquant elle-même.

L'écriture se dédouble toujours ; elle se joue surune scène où pouvoir et liberté s'affrontent dans unetragi-comédie éternelle. Qu'on en voit ici un nouveausigne ; qu'on y voit aussi en action un discours juri-dique dans toute sa rigueur et sa subtilité.

Car, s'il en fut jamais, le droit est, par excellence,le discours collectif où une société se représente elle-même dans son ambivalence.

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LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

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Principales abréviations

Ann. prop. ind. : Annales de la propriété industrielleCom. : Arrêt de la Chambre commerciale et financière de

la Cour de cassationD.: Recueil DallozDH : Recueil Dalloz hebdomadaireDP : Dalloz-périodiquejCP : Juris-classeur périodique (semaine juridique)Paris : Cour de Paris ; Versailles : Cour de Versailles,

etc.RIDA : Revue internationale du droit d'auteurTGI : Tribunal de grande instance

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1 — La récente loi américaine eu date du l er déc.1990, relative à « la protection des oeuvres d'architec-ture par le droit d'auteur » ' est pour nous une excel-lente occasion de faire le point sur le rapport entre ledroit d'auteur et la « rue ».

En effet, l'art. 704 a), paragr. 120 (a), de cette loi,dispose que « le droit d'auteur sur une oeuvre d'archi-tecture qui a été construite ne comprend pas le droitd'interdire la fabrication, la distribution ou la présen-tation au public d'images, de peintures, de photogra-phies ou d'autres représentations picturales del'oeuvre, si la construction dans laquelle l'oeuvre estincorporée est située dans un lieu public ou dans unendroit normalement visible d'un lieu public » 2 . Par

1. RIDA janv. 1991. 377 s.2. Le (b) du paragr. 120 dispose que « les propriétaires des

bâtiments incorporant une oeuvre d'architecture peuvent, sans leconsentement de l'auteur ou des titulaires de droits sur l'oeuvred'architecture, procéder ou autoriser quiconque à procéder à desmodifications du bâtiment et à détruire ou autoriser la destructiond'un tel bâtiment s. Sans en être encore là, on constate que la toutedemière jurisprudence des juges du fond s'en rapproche dangereu-sement dans les deux affaires Bull et du Théâtre des Champs-Elysées,la Cour de Paris étant plus extrémiste que le tribunal. Cf., pourl'affaire Bull, TGI Paris, 29 mars 1989, jCP 1990.1.3433, n° 3,annexe I, obs. B. Edelman ; D. 1990. Somm. 54, obs. Colombet ;Gaz. Pal. 1990.1.140, note M. Huet, et sur appel, Paris, 15 mai1990, jCP 1990.1.1478, n° 35 s., annexe 6, obs. B Edelman, pour-voi rejeté par Civ. 1", 7 janv. 1992, D. 1992.IR.47 ; pour l'affaire

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156 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

ces dispositions, les États-Unis se conformeraient, surce point, à l'interprétation actuellement dominantede la Convention de Berne, telle qu'elle résulteraitdes conclusions des experts réunis par l'UNESCO etl'OMPI3.

2 — Qu'en est-il, alors, du droit français ? D'unefaçon générale, on reconnaît à l'architecte — ou àl'auteur d'un spectacle public (« sons et lumières »,par exemple) — le droit absolu d'autoriser ou de refu-ser la reproduction ou la représentation de son oeuvre.Tout se passe comme si l'espace que l'oeuvre occupeétait provisoirement affecté par le droit de propriétélittéraire, qu'il s'agisse d'espace public ou privé.

Néanmoins, on constate une exception remar-quable à cette appropriation : lorsqu'un spectacle estun événement, ou lorsqu'un monument tient lieud'événement, les droits d'auteur s'effacent, totale-ment ou partiellement. On a alors le sentiment d'unesorte d'exceptio historiae : le public reconquiert sa rue,son pavé, et la collectivité son empire.

3 — On notera d'ailleurs que, dans toute cetteaffaire, le caractère personnaliste du droit d'auteur sefait jour sous les auspices de l'anthropomorphisme. Lestribunaux ont tendance à protéger la « maison » àl'instar de la personne ou la personne à l'instar de lamaison. Ici comme là, on est en présence d'un droità l'image. Lorsqu'une oeuvre architecturale est situéedans un espace privé, on défend son intimité ; lors-qu'elle est située dans un espace public, on retrouveles mêmes règles protectrices que celles appliquéesaux personnes ; enfin, lorsqu'une oeuvre — ou unspectacle — constitue un événement, on voit encoreque le droit lui confère le même régime qu'à une per-sonne historique ou à un symbole.

du Théâtre des Champs-Elysées TGI Paris, 4 avr. 1990, RIDA juill.1990.386 ; et, sur appel, Paris, 11 juill. 1990, ibid. oct. 1990.299.

3. J. Ginsburg, Les Nouvelles lois des États-Unis, RIDA janv.1991.366.

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LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 157

Cela n'est point fait pour nous étonner : quoi qu'ondise, et quoi qu'on pense, le système du droit d'au-teur est, en son fond, personnaliste, et il serait vainde l'assimiler au copyright4.

I. L'AUTEUR ET L'ESPACE ARTISTIQUE

4 — A priori, l'architecte — ou l'organisateur despectacles de rue — devrait demeurer investi detoutes ses prérogatives. Nous ne sommes pointencore, en effet, dans le système du copyright quisuppose un équilibre économique soigneusementmesuré entre l'auteur, à qui la société octroie unmonopole d'exploitation fondé sur l'utilité del'oeuvre, et la société même qui prétend, en retour,se réserver la libre circulation des idées, des infor-mations et des échanges La loi américaine dul er déc. 1990 en est une excellente illustration : auxtermes du « contrat » passé entre l'auteur et lasociété, il n'y a aucune raison pour que cette der-nière ne récupère pas quelque chose du monopolequ'elle a consenti.

En revanche, le droit d'auteur, fondé sur le« don », se hérisse à cette idée : s'il admet bien— jacobinisme oblige — qu'il doit céder devantl'organisation technico-administrative de l'organisa-tion de l'espace 6, il s'oppose farouchement à ce quedes tiers puissent, sans bourse délier, tirer profit del'exploitation de l'oeuvre.

4. Cf., en tout dernier lieu, J. Raynard, Droit d'auteur et conflitsde lois, Litec 1990. Cet auteur nous fait revenir plus d'un siècleen arrière en s'efforçant de qualifier le droit d'auteur en droit depropriété... ce qui permet d'aligner le droit français sur le copyright(Cf. not. le titre II, chap. n, de son ouvrage et, plus particulière-ment, la section II, p. 333 s.).

5. B. Edelman, Une loi substantiellement internationale, JDI1987.555 ; La Propriété littéraire et artistique, Que Sais-je ? PUF1989.

6. Crim. 3 juin 1986, D. 1987.301, note B. Edelman.

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158 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

A. L'espace privé

5 — Lorsqu'un immeuble se situe sur un espaceprivé, il acquiert, en quelque sorte, le même statutque son propriétaire. Dans une étrange permutation,chose et personne se renvoient l'une à l'autre leursimages et leurs prérogatives. Il est ainsi très surpre-nant de constater que la jurisprudence relative à laprotection de la vie privée et au droit à l'imageretrouve les mêmes marques lorsqu'il s'agit de proté-ger la « maison ».

6 — On connaît les décisions rendues sur le fonde-ment de l'art. 9 c. civ. ou, antérieurement à la loi du17 juill. 1970, sur le fondement de l'art. 1382 c. civ.,aux termes desquelles le domicile appartient audomaine de la vie privée. Ainsi a-t-on vu successive-ment juger que la reproduction de photographiesprises dans l'hôtel particulier d'une personne sans sonautorisation portait atteinte à sa vie privée 7 ; qu'il enétait de même de la simple adresse d'une résidencesecondaire 8 ; d'une photographie prise au téléobjectifd'une personne sur son bateau 9 et, mieux encore,dans un jugement relativement récent, le Tribunal deBordeaux n'hésitait pas à affirmer que le droit de pro-priété met obstacle à ce qu'un tiers capte et repro-

7. TGI Paris, 8 janv. 1986, D. 1987. Somm. 138, obs. Lindonet Amson.

8. Paris, 15 mai 1970, D. 1970.466, concl. Cabannes, note P.A.et H.M. ; 14 mars 1988, D. 1988./R.104.

9. Paris, 5 juin 1979, jCP 1980.11.19343, note Lindon. Cf.pourtant, Civ. 2', 29 juin 1988, Bull. civ. 11, n° 160, qui semblefreiner un peu le mouvement en cassant l'arrêt attaqué qui avaitjugé que la photographie d'une résidence secondaire portaitatteinte à la vie privée de son propriétaire alors que, a en statuantde la sorte, sans préciser en quoi la publication de cette photogra-phie portait atteinte à la vie privée de M. Balestre par la révélationde faits ayant le caractère d'intimité », la cour n'a pas donné debase légale à sa décision. — Adde Paris, 22 janv. 1991, D.1991./R.56, qui a jugé que la publication de photographies d'unehabitation ne peut constituer une atteinte à la vie privée dès lorsque le reportage photographique, ou le commentaire, ne permet-tent d'établir ni la localisation de l'habitation ni l'identification dupropriétaire.

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duise l'image de son bien sans son autorisation (uneterrasse où séchait... son linge), « le droit à l'imageétant un attribut du droit de propriété » ! '°.

Cette personnification de la propriété — d'ailleurscorrélative d'une réification de la personne " — seretrouve dans la défense de l'immeuble en tant que tel.

7 — Une affaire relativement scabreuse avait misaux prises le maire d'un village, éducatrice de jeu-nesse et professeur au vertueux Institut Notre-Dame,avec l'éditeur d'un roman-photo intitulé abruptementL'amour mène la danse. Ce roman-photo — sulfureuxà l'époque — avait pris comme cadre satanique deson intrigue le domaine de la bonne dame. Cette der-nière obtint la saisie de l'ouvrage aux motifs essentielsqu'<■ il n'est pas douteux que les lecteurs voisins nepeuvent manquer d'identifier les lieux et de considé-rer avec surprise que la darne Lemoiner a permis quesa propriété serve de cadre au tournage d'un romanen forme de film, dont l'esprit est difficilementcompatible avec sa personnalité » 12.

La doctrine s'était émue de cette décision. Pour lesuns l'idée de domaine public devait s'opposer à cettesolution : « sous réserve des droits procédant de lanotion de propriété artistique, ce qui est à la vue detout un chacun n'est-il pas, en quelque sorte, dans ledomaine public... 13 ». D'autres mettaient l'accent, enoutre, sur l'absence d'interdiction : Il n'y a aucunefaute à photographier une maison privée qui se pré-sente aux yeux de tous, et pas davantage à publiercette photo, du moins si aucune interdiction appa-rente ne le défend et si aucun droit d'auteur n'est encause 14 . » D'autres, enfin, insistaient sur la spécificité

10. TGI Bordeaux, 19 avr. 1988, D. 1989, Somm. 93, obs.D. Amson.

11. T. civ. Yvetot, 2 mars 1932, Gaz. Pal. 1932.1.855 ; B. Edel-man, Esquisse d'une théorie du sujet : l'homme et son image, D.1970, Chron. 119.

12. TGI Seine, 1" avr. 1965, JCP 1966.11.14572, note R.L. ; D.1965. Somm. 122.

13. Note R.L., préc.14. RTD civ. 1966.203, obs. Rodière.

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160 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

« du droit de propriété ». « En vérité, voici que le droità l'image fait de nouvelles et singulières conquêtes !Reconnu et défendu comme un droit de la personna-lité, le voici qui s'insinue parmi les prérogatives dudroit de propriété et vient défendre les choses et nonplus les personnes... ". »

8 — Plus topique était cette affaire qui opposa Buf-fet et le propriétaire d'un château. Au cours d'unevisite, l'artiste avait croqué un à deux dessins et s'enétait inspiré pour un tableau. Le propriétaire, arguantdu libellé du ticket d'entrée où il était indiqué quetoute reproduction du monument était rigoureuse-ment interdite, pratiqua une saisie contrefaçon — quele tribunal refusa de valider " — et obtint satisfactionau fond, aux motifs essentiels que, dès lors que « toutpropriétaire a le droit de clore son domaine et d'enrefuser l'accès aux tiers » il peut, a fortiori, « s'il permetau public de pénétrer à l'intérieur de son domaine,assortir cette autorisation de conditions qui s'impo-sent au visiteur » et, en particulier, « interdire la pho-tographie de son immeuble ainsi que les croquis oupeintures qui prendraient cet immeuble commesujet » '7.

Solution au demeurant doublement discutable car,d'un côté, il s'agissait en l'occurrence d'une recréa-tion et, de l'autre côté, on ne saurait interdire à unvisiteur de se souvenir de ce qu'il a vu, sous peine des'emparer de sa mémoire. Mais, peu importe : installésur un lieu privé, l'immeuble est non seulement pro-tégé par le droit de l'architecte mais encore par le

15. Idem 1966.317, obs. Bredin. — Cf. T. civ. Châteaudun, 10déc. 1903, Ann. prop. ind. 1905.128, pour la photographie — licited'un château, visible d'une route voisine, et considéré comme l'ac-cessoire d'un paysage.

16. TGI Paris, 17 mars 1970, RIDA janv. 1972.182.17. TGI Paris, 10 févr. 1971, RIDA avr. 1971.237. Confirmé

par : Paris, 18 févr. 1972, RIDA juill. 1972.214. Cf. aussi T. civ.Seine, 15 févr. 1952, Gaz. Pal. 1952.1.164 ; RTD com. 1953.918,obs. Desbois, pour la condamnation d'un photographe ayant fran-chi une haie pour prendre le cliché d'un château. [Voir supra.]

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droit de la personnalité. La coïncidence est à peu prèsparfaite.

B. L'espace public

9 — Traditionnellement on enseigne qu'il existe,pour un immeuble situé dans un espace public, unprincipe et une exception. Lorsque le monument —ou le spectacle — constitue le sujet principal d'unereproduction ou d'une représentation, l'auteur peutfaire valoir ses droits patrimoniaux ; en revanche lors-que le monument n'est que l'accessoire d'une prisede vue plus vaste on estime qu'on peut librement lereproduire ou le représenter.

Là encore, on peut être frappé par l'analogie avecle régime des droits de la personnalité. Si l'on photo-graphie une personne, dans un lieu public, en l'indivi-dualisant, elle peut s'opposer à la divulgation de sonimage : ainsi en est-il d'un couple français photogra-phié... en tenue débraillée, devant la tour de Pise, dèslors « que la composition de l'image ainsi prise laissaiten second plan l'intérêt éventuel du cadre et dudécor, pour faire des époux Villard le centre attractifdu cliché... » 18 ; ainsi en est-il encore du cadraged'une photographie sur la seule image d'une per-sonne, dans un lieu public, et ce pour illustrer untexte sur la situation des juifs tunisiens en France 19 ;ainsi en est-il enfin d'une photographie d'un chanteurcélèbre, prise dans la rue, alors qu'il avait manifestéà maintes reprises son refus d'être photographié 20...

À l'inverse, lorsqu'un cliché est pris dans un lieupublic, sans volonté particulière d'individualiser telleou telle personne, on ne saurait invoquer une viola-tion du droit à son image : ainsi, en cas de manifesta-tion sur la voie publique, l'image d'une participante

18. T. com. Seine, 26 févr. 1963, ycp 1963.11.13364, D. 1963.Somm. 85.

19. Paris, 11 févr. 1987, D. 1987, Somm. 385, obs. Lindon.20. Civ. 2', 8 juill. 1981, D. 1982.65, note Lindon ; jCP

1982.11.19830, note Langlade.

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162 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

peut-elle être utilisée comme un simple document 21 ;de même peut-on divulguer, à titre d'information, laphotographie d'un joueur de tennis en pleine action,pour autant qu'on n'en fasse pas le support d'uneactivité commerciale 22...

10 — Cela dit, on constate une évolution assezremarquable du regard qu'on peut porter sur la ruelorsqu'on se reporte au xixe siècle qui nous apparaît,à cet égard, proprement préhistorique. On avait le sen-timent aigu que la rue « appartenait » au public, sinonmême au citoyen. Période idyllique pour les photo-graphes : non seulement l'objectif photographiqueétait assimilé à l'oeil humain et en avait la mêmeliberté, mais encore la rue n'était pas devenue l'es-pace d'un marché économique. On avait alors le sen-timent collectif qu'elle était inappropriable, vouée àla fête, à la révolution, à la commémoration, bref àl'échange humain, semblable en cela à l'« oeuvre de lanature » qui peut être librement reproduite 23 . Endeux mots, la rue était « naturelle » : elle s'inventait,fournissant à l'artiste, au promeneur, au badaud, samatière première : car « l'auteur ne crée rien ni n'in-vente rien au sens strict du mot, mais se borne à pui-ser dans l'observation de la nature et des hommes desmatériaux qu'il rassemble dans un ouvrage détermi-né » 24.

11 — De là ces décisions aussi naïves et émou-vantes qu'un album de photographies jaunies : on nepeut contester, dira un antique tribunal de paix duSud-Ouest, « le droit de vue qu'a tout individu surtout ce qu'il y a dans la rue : façades qui la bordent,

21. Paris, 25 mai 1990, D. 1990. /R.172, a contrario.22. TGI Paris, 21 déc. 1983, D. 1984. IR. 331, obs. Lindon ;

TGI Lyon, 17 déc. 1980, D. 1981.202, note Lindon et Amson,jugeant qu'un joueur de basket, se faisant prendre en photo dansun lieu public au cours de son activité professionnelle », ne sauraitse prévaloir d'une atteinte au droit extra-patrimonial qu'il possèdesur son image.

23. Chambéry, 18 mai 1961, D. 1961.599.24. T. civ. Seine, 19 déc. 1928, DH 1929.76 ; B. Edelman,

Création et banalité, D. 1983. Chron. 73.

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LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 163

personnages et attelages qui y circulent, en un motsur toutes les scènes qui s'y déroulent et, par suite, ledroit de prendre un cliché sur tout ce qu'il voit pourle reproduire sur cartes postales illustrées ou surbandes cinématographiques » 25.

Et même le Tribunal de commerce de la Seine, en1861, n'avait pas entrepris la longue route qui va del'innocence à l'économie de marché — concernant laplace publique, s'entend — « car les rues des villes,de pays, les sites pittoresques, sont de droit publicen ce qui concerne leur reproduction par l'industriephotographique » 26.

12 — Ces temps sont révolus : nous sommespassés, aujourd'hui, à un stade marchand où tout semonnaie. Nous apprenons, par exemple, que le« droit à l'image » est devenu, pour les clubs de foot-ball français, un moyen idéal de fraude fiscale : unjoueur cède à une société le droit d'exploiter sonimage, le club lui versant en retour des « honoraires »à l'étranger. Double avantage : les clubs ne paientpas, sur ces sommes, les charges sociales, et lesjoueurs « oublient » de déclarer ces honoraires, quireprésentent parfois jusqu'à 30 à 40 % du salaire offi-ciel 27 . Nous apprenons aussi qu'un débat houleux setient au sein de la Commission de Bruxelles sur latransmission des données génétiques : les commis-

25. T. paix Narbonne, 4 mars 1905, D. 1905.2.389.26. T. com. Seine, 7 mars 1861. DP 1861.3.32. On peut noter

que la Cour de Paris, en 1893, lors de l'inauguration de la tourEiffel, avait jugé qu'il s'agissait d'un monument public appartenantà l'État pour toute la durée de l'exposition, puis à la ville de Paris,ce qui avait eu notamment pour effet de ne pas e priver le publicdu droit de se procurer l'image de cette tour » puisque l'acte deconcession dont Eiffel bénéficiait n'envisageait pas le droit exclusifde reproduction. Cité par M. Huet, Le Droit de l'architecture, Eco-nomica, 2' éd. 1990, p. 104. Cf. aussi, dans le même ordre d'idée,Civ. 27 oct. 1930, Gaz. Pal. 1930.2.696, pour l'autorisation don-née par le commissariat général de publier, dans le journal l'Illustra-tion, des photographies due Grand Palais » érigé à l'occasion del'exposition coloniale de Marseille.

27. P. B.-R., Le football français en plein dribble fiscal, LeMonde, 16 oct. 1990.

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164 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

saires anglo-saxons — soutenus par les Japonais etles Américains — voudraient que cette transmissions'effectue sans l'accord des patients (libéralisme obli-ge) ; la CNIL s'y oppose : « pour nous, la médecinen'est pas un marché » a rétorqué M. Fauvet 28 . Laquestion est donc la suivante : la valeur marchandede l'information génétique devrait-elle primer la pro-tection des droits individuels ?

C'est donc dans ce contexte bien précis qu'ilconvient de considérer ce qu'est devenu l'espacepublic. Il n'est donc pas inintéressant d'examiner lesarguments qui opposent les marchands des cartespostales et les auteurs, avant de faire état du droitpositif.

1. Les termes du conflit

13 — Lorsqu'on détaille, au fil des espèces, lesarguments soutenus par les marchands de cartes pos-tales, on peut en distinguer deux sortes : d'un côté ilsfont appel à des règles ou des principes de droit, del'autre à des données économiques.

Dans l'affaire de La Géode — située dans la Citédes sciences et de l'industrie — qui avait fait l'objetd'éditions de cartes postales, les sociétés éditricessoutenaient notamment qu'il s'agissait d'un monu-ment public dont on ne pouvait interdire la reproduc-tion 29.

Dans l'affaire de la reproduction, sur cartes pos-tales, de « La Grande Arche » de la Défense, unnombre impressionnant d'arguments avaient étéexposés, à savoir que l'interdiction de reproduire por-tait atteinte à e la liberté de communication des pen-sées et des opinions proclamées par l'art. 11 de laDéclaration des droits de l'homme et du citoyen du26 août 1789 » : à la « vocation internationale, histo-

28. D. Rouard, La vie privée menacée par l'information mar-chande, Le Monde, 21 sept. 1990.

29. Paris, 23 oct. 1990, D. 1990 /R.298 ; ,ACP 1991.11.21682,note Lucas.

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rique et fraternelle » de l'Arche de la Défense, monu-ment du reste payé sur deniers publics, et au droitdu public à l'information et à la culture devant lequeldoivent céder les droits individuels d'auteur et depropriété... »3°.

Il faut dire que, dans l'une et l'autre affaire, cesmoyens ont été balayés » d'un revers de main, quela cour (aff. La Géode) se soit bornée à relever que« la loi du 11 mars 1957 n'a prévu aucune dispositionvenant restreindre la protection des droits relatifs auxoeuvres d'art situées dans un lieu accessible aupublic », ou que le tribunal ait simplement rappelé(aff. La Grande Arche) <■ qu'eu égard à son caractèreexclusif et opposable à tous affirmé par l'art. ter de laloi du 11 mars 1957, la jouissance du droit d'auteurne saurait être battue en brèche par aucune des consi-dérations invoquées par la défenderesse... ».

Le droit d'auteur prévaut donc sur le droit dupublic à l'information.

14 — Quant aux arguments économiques, ilsétaient, substantiellement, au nombre de trois. D'uncôté, les marchands de cartes postales se plaignaientde ne pouvoir librement exploiter le patrimoine fran-çais (Le pont de Tancarville, par exemple) ; de l'autrecôté, ils observaient que des agglomérations toutentières échappaient à la prise de vue, aux motifsqu'elles constituaient des ‹■ ensembles architectu-raux » (La Plagne ou Port-Grimaud) ; enfin, ils fai-saient valoir que les architectes s'entendaient avec desimprimeurs à qui ils réservaient l'exclusivité du droitde reproduction, ce qui était constitutif d'ententesconcertées.

À notre connaissance, seule la question concernantles agglomérations a donné lieu, en l'état, à uncontentieux 31.

Quoi qu'il en soit, le droit positif admet, on va le

30. TGI Paris, 12 juill. 1990, RIDA janv. 1991.359.31. TGI Draguignan (réf.), 16 mai 1972, Gaz. Pal. 1972.2.568,

obs. R.S., pour plus de détails sur la position des éditeurs :M. Huet, op. cit., p. 99 s.

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voir, qu'un auteur peut se réserver le droit de repro-duction sur son oeuvre, fût-elle située dans un lieupublic, à la condition qu'elle constitue l'objet princi-pal de la reproduction.

2. Le principe de la protection

15 — « Attendu », dit excellemment la Cour deRabat, « que le fait d'édifier ou de placer sur la voiepublique une oeuvre architecturale n'implique en lui-même aucun abandon des droits de propriété artis-tique de l'auteur ; que celui-ci, à moins qu'il n'y aitvolontairement renoncé ou n'ait accepté qu'il soitréglementé, n'en conserve pas moins le droit exclusifde reproduction », peu important, en l'occurrence,« les moyens de reproduction employés, la matièreutilisée et la destination (modifiée) de l'oeuvre » 32.

Cette jurisprudence constante 33 a d'ailleurs donnélieu à deux développements intéressants.

16 — Le premier développement concerne unspectacle « son et lumière » qui avait célébré le cente-naire de la tour Eiffel. La société organisant ce spec-tacle avait cédé le droit de reproduction à une autresociété qui s'était aperçue que des cartes postalesavaient été commercialisées sans son accord. La Courde Paris validait la saisie contrefaçon demandée auxmotifs que, « si l'importance des moyens employéspour la réalisation d'un spectacle son et lumière nepeut suffire à lui donner la qualification d'oeuvre del'esprit, il doit en être autrement quand, comme enl'espèce, ces moyens ont été mis en oeuvre suivant uneconception originale qui a eu pour résultat de fairedécouvrir, en les soulignant par des jeux de lumièrehabilement composés, les lignes et les formes don-

32. Rabat, 12 déc. 1955, Gaz. Pal. 1956.1.232 ; D. 1956.Somm. 111.

33. Paris, 23 oct. 1990 et TGI Paris, 12 juill. 1990, préc.

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nant à l'ensemble sa valeur esthétique et symboli-que » 34.

Ainsi, pour la Cour, le seul fait d'avoir mis envaleur un monument pourrait constituer une oeuvrede l'esprit, ce qui, d'ailleurs, a déjà été jugé dans l'af-faire de l'<4 emballage » du Pont-Neuf par Christo 35.

On voit, par là, que la position de la Cour de Parisva encore plus loin que celle adoptée, jadis, par laCour de Bourges, qui avait estimé que le réalisateurde jeux de lumière accompagnant l'exécution des<« très riches heures de Chambord », devait être quali-fié de coauteur de l'oeuvre, avec le rédacteur du livretet le compositeur de la partition 36.

17 — Cela dit, on peut s'interroger, justement, surla qualification d'une telle oeuvre. On sait que Des-bois avait vertement critiqué, en son temps, l'arrêt dela Cour de Bourges : le « metteur en lumière », disait-il, ne saurait être « investi de la qualité d'auteur vis-à-vis des jeux lumineux, qui ressortissent à l'exécution(du livret et de la musique), non à l'élaboration del'oeuvre ». En deux mots, sa prestation, « comme celledu metteur en scène de l'oeuvre dramatique, ressortità l'interprétation de l'oeuvre, non à la création del'oeuvre interprétée et enregistrée » 37 . Cette critiquen'était pas très pertinente : d'un côté, on ne voyaitpas pourquoi un jeu de lumière — et, a fortiori, unemise en scène de théâtre 38 - ne répondrait pas aux

34. Paris, 1" ch. A., 1 1 juin 1990, Sté Éditions de l'Est cl Sté LaMode en image, Jurisdata n° 023127.

35. Paris, 13 mars 1986. D. 1987. Somm. 150, obs. Colombet ;Gaz. Pal. 1986.1.238. [Voir supra.]

36. Bourges, 1" juin 1965, D. 1966.44, note H. Delpech ; addeB. Edelman, De la nature des oeuvres d'art d'après la jurispru-dence, D. 1969. Chron. 61.

37. H. Desbois, Le Droit d'auteur en France, Dalloz, 2' éd., 1966,n°186, note 1.

38. TGI Seine, 2 nov. 1965, JCP 1966.11.14577, note Boursi-got ; RTD com. 1966.577, obs. Desbois ; Paris, 8 juill. 1971, RIDAjanv. 1973.134 ; RTD com. 1973.100, obs. Desbois ; sur le respectdû, par le metteur en scène, au droit moral de l'auteur dramatique,Bruxelles, 29 sept. 1965, JCP 1966.11.14820, note A. Françon ;TGI Paris, 27 nov. 1985, RIDA juill. 1986.163, note A. Françon ;J. Matthyssens, Metteurs en scène et droit d'auteur, RIDA oct.

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critères de l'oeuvre de l'esprit ; de l'autre côté, et sur-tout, rien n'aurait empêché une société de reproduirele spectacle sur des cartes postales, puisque par hypo-thèse elles ne sont pas sonores !

Quoi qu'il en soit, on peut songer, en l'occurrence,à la notion d'oeuvre composite. En effet, l'oeuvremonumentale joue ici le rôle d'oeuvre préexistante, etl'oeuvre de lumière celle d'oeuvre nouvelle (art. 9 L.1957), de sorte que l'auteur de cette dernière enserait le « propriétaire », « sous réserve des droits del'auteur de l'oeuvre préexistante » (art. 12 L. 1957). Ilfaudrait donc en déduire que, si le monument n'estpas tombé dans le domaine public, non seulement lemetteur en scène doit requérir son autorisation, maisencore il doit le faire participer aux fruits de sonexploitation 39.

18 — Le second développement original a trait àl'extension, tout de même surprenante, du principe de

protection. Des dépliants publicitaires, reproduisantdeux photographies aériennes de la cité lacustre dePort-Grimaud, avaient été saisis par les sociétés pro-motrices de l'opération immobilière : elles avaient faitvaloir, en effet, que l'architecte leur avait concédél'exclusivité du droit de reproduction. Pour leurdéfense, les entreprises éditrices avaient soutenu nonseulement que « l'on ne saurait contester à tout habi-tant ou à tout voisin le droit de reproduire des vuesde Port-Grimaud, village qui a le caractère d'uneagglomération, constituée avec les bâtiments publics,référencée à l'annuaire, aux PTT, etc. », mais encoreque « ce village avec rues, places, magasins, banques,services de toutes sortes, est un site géographiqueétendu dont le spectacle est res communis... ».

Le tribunal a écarté ces moyens par des motifsassez étonnants : « l'établissement dans le fond du

1956.47 ; B. Edelman, De la nature des oeuvres d'art..., op. cit. ;X. Desjeux, La mise en scène de théâtre est-elle une oeuvre del'esprit ?, RIDA janv. 1973.43.

39. Paris, 10 mars 1970, D. 1971.114, note P.L. ; Civ. 1",22 juin 1959, D. 1960.129, note H. Desbois.

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golfe de Saint-Tropez là où il n'y avait rien, alliant lesoleil et la mer, d'une cité lacustre dont les plansd'eau irréguliers et les masses bâties, de volume et decouleurs contrastés et variés, provoquent la surpriseet entretiennent la curiosité et l'attente, constituebien dans son ensemble, par la combinaison harmo-nieuse de ses éléments, une création originale person-nelle... ; qu'en l'espèce, c'est la totalité de la cité dePort-Grimaud, considérée comme une oeuvre d'art,qui bénéficie de la protection de la loi, et non tel outel édifice déterminé... »4°.

L'annotateur anonyme de cette décision s'étaitému. Faisant, très justement, une analogie avec ledroit à l'image qui disparaîtrait lorsque la personneest photographiée sur la voie publique, ou lors d'uneréunion ou d'une cérémonie, il poursuit en cestermes : « ne peut-on pas également considérer qu'enréalisant une oeuvre ayant un caractère social aussicaractérisé que celui d'un ensemble urbain, l'auteura, par là même, tacitement autorisé la reproductionde son oeuvre, non pas en tant qu'oeuvre d'art, maispar nécessité au cours d'une prise de vue dans un lieupublic ou dans un but documentaire ou publici-taire... ? Il paraît difficile d'accorder dans ce cas àl'auteur un droit exclusif de représentation d'unensemble conçu par lui pour être habité et mis à ladisposition des tiers ».

19 — Cela est fort bien vu : une privatisation d'unensemble urbain — une agglomération — estcontraire à la notion même de vie sociale. Dans cetteespèce nous frôlons l'absurde dans la mesure mêmeoù le droit d'auteur se soumet la « rue » elle-même.

Mieux encore : c'est l'idée même d'urbanisation quiest ruinée en son principe. Car si un « paysageurbain » peut être aussi privatisé, c'est notre culturequi est atteinte.

On conçoit que cette solution extrême — restée

40. TGI Draguignan, 16 mai 1972, Gaz. Pal. 1972.2.568, noteR.S.

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isolée — ne pouvait prévaloir : le principe de la pro-tection supporte, on va le voir, une exception notable.

3. L'exception à la protection

20 — La « rue » recouvre son empire dès lors quel'immeuble protégé n'est plus l'essentiel de la repro-duction mais l'accessoire. Tous les tribunaux lereconnaissent : la carte postale reproduisant « LaGéode » est contrefaisante, car « elle a pour objetessentiel la représentation de ce monument » 41 ; il enest de même des vues représentant « La GrandeArche », qu'elle soit présentée seule ou qu'elle figure« dans un panorama dont elle constitue l'élément cen-tral ou, tout au moins, un élément essentiel, sanspouvoir être considérée comme simple partie d'uncadre naturel non protégé » 42.

À l'inverse, ne peut revendiquer son droit de repro-duction l'architecte qui a construit une fontainemonumentale dont on voit apparaître une infinie par-tie sur une affiche publicitaire : en effet, « les élémentsfigurant sur les affiches litigieuses ne communi-quaient pas au public des traits caractéristiques origi-naux de la fontaine créée par M. Agam » 43 . De lamême façon, la carte postale reproduisant la rue deRennes, la nuit, ne saurait être déclarée contrefai-sante de la tour Montparnasse : « s'agissant d'un élé-ment d'un ensemble architectural qui constitue lecadre de vie de nombreux habitants d'un quartier deParis, et ayant été construite pour être habitée et miseà la disposition de tiers, le droit à protection cesselorsque l'oeuvre en question est reproduite non pas entant qu'oeuvre d'art mais par nécessité, au coursd'une prise de vue dans un lieu public ; or, sur la cartepostale litigieuse, la tour Montparnasse n'a pas été

41. Paris, 23 oct. 1990, préc.42. TGI Paris, 12 juill. 1990, préc.43. Civ. 1", 16 juill. 1987, Bull. civ. n° 225; cf. déjà Bor-

deaux, 2 avr. 1908, Ann. propr. ind. 1909.41.

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photographiée isolément mais dans son cadre maté-riel qui ne fait l'objet d'aucune protection » 44.

Alors la « rue », la vie sociale retrouve ses droits, etles bâtiments leur fonction urbaine.

Mais il y a une autre occurrence, une autre excep-tion bien plus remarquable encore, car elle renversele principe lui-même de la protection : il s'agit del'hypothèse où la rue devient un spectacle en soi.

II. L'ESPACE — ÉVÉNEMENT

21 — Lorsque la rue se commémore, lorsqu'elle sedonne à elle-même le spectacle de ce qu'elle est, oude ce qu'elle fut, le droit d'auteur s'incline. Le pavéretourne à ses légitimes « propriétaires » : le peuple.

Certes, selon les cas, le peuple recouvre plus oumoins ses droits : de la rue « happening » à la rue révo-lutionnaire, il y a toute une distance. Mais le principe,néanmoins, est solidement ancré : l'« égoïsme » dudroit d'auteur cède le pas à la foule.

A. La rue « happening »

22 — Parfois, c'est l'État lui-même qui sert demédiateur : par le biais d'actes de puissance publique(concession), il réserve au public le droit de jouir d'unmonument : ainsi en fut-il de la tour Eiffel, ou duGrand Palais érigé lors de l'exposition coloniale deMarseille 45 . L'Etat se conduit alors de façon« royale » : il offre au peuple un spectacle rare, commesi Louis XIV ouvrait les jardins de Versailles. Cettepériode semble bien révolue : désormais les archi-tectes, à l'occasion de commandes publiques, cèdentleurs droits de représentation et de reproduction,pour un montant forfaitaire, à l'établissement publicchargé de gérer la bonne exploitation du monument

44. Paris, 27 nov. 1990, cité in M. Huet, op. cit., p. 105.45. Cf. note 26.

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(aff. de La Géode et de La Grande Arche). L'État, endevenant commerçant, se conduit en avare.

23 — Plus intéressante est la fameuse affaireChristo, du nom de cet artiste qui s'est fait la spécialitéd'emballer des monuments. Ayant ainsi < fagoté » lePont-Neuf — ce qui fut reconnu comme une oeuvreoriginale dès lors qu'était mise en relief « la pureté deslignes du pont et de ses lampadaires au moyen d'unetoile et de cordages » —, il prétendit s'opposer à touteprise de photographies, de reportages, etc.

En conséquence, la Cour de Paris interdisait la dif-fusion d'un court métrage, aux motifs, premièrement,que l'auteur pouvait s'opposer légitimement à toutereproduction de son oeuvre sous l'exception du droitde citation et, deuxièmement, qu'il ne s'agissait pas,en l'espèce, de citation 46.

L'a contrario est évident : puisque le droit de citationd'une oeuvre artistique est interdit, par principe 47 - etla Cour de cassation vient de le rappeler récemmentd'une façon péremptoire 48 - il faut bien en déduire

46. TGI Paris, 25 sept. 1985, RDPI, n° févr. 1986, n° 3 et, surappel, Paris, 13 mars 1986, D. 1987, Somm. 150, obs. Colombet ;Gaz. Pal. 1986.1.238. Il faut bien dire que cette décision, si onl'examine dans le détail, est d'une grande confusion. D'un côté, laCour nous dit que l'auteur, en vertu de l'art. 40 L. 1957, peutempêcher des prises de vue de sa réalisation, e dès lors que celle-cin'entre pas dans le cadre de l'art. 41 » (relatif aux exceptions auxdroits de reproduction et de représentation) — ce qui laisseraitdonc supposer que ce type de réalisation ne souffre pas... d'excep-tion de citation notamment — mais, de l'autre côté, elle condamnela diffusion du court métrage, puisqu'il s'agissait alors » de repro-duire autre chose que de courtes citations » ! M. Colombet, on lecomprend, est fort dubitatif dans l'analyse de cet arrêt. On noteraaussi que Christo avait même entendu faire protéger l'idée d'embal-ler des monuments, revendication irrecevable, évidemment, TGIParis, 26 mai 1987, D. 1988. Somm. 201, obs. Colombet.

47. Civ. 13 avr. 1988 : annexe à l'étude de M. Vivant, Pourune compréhension nouvelle de la notion de courte citation endroit d'auteur, JCP 1989.1.3372, cassant, Paris, 13 mai 1986, inB. Edelman, Chronique de propriété littéraire et artistique, jCP1987.1.3312, n°' 17 à 20, annexe 4.

48. Civ. P', 22 janv. 1991, D. 1991. IR. 62 ; jCP1991.11.21680, note L. Bochurberg, cassant Paris, 20 mars 1989,in B. Edelman, Chronique de propriété littéraire et artistique, ,ACP1990.1.3433, n° 11 s., annexe 3 : V., contra, l'arrêt de renvoi, Ver-

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que cette interdiction supporte elle-même une excep-tion en présence d'un événement « parisien ».

Mais, surtout, une espèce tout à fait extraordinairea modifié les termes du débat puisqu'il s'agissait desavoir si le défilé du bicentenaire de la Révolution fran-çaise était ou non appropriable.

B. La rue — événement

24 — Il existe un certain nombre de cas de figure oùles droits reconnus à la personne s'effacent devant unimpératif supérieur qui touche à l'histoire, ou au sym-bole. On est alors en présence d'une sorte de « fondscommun » historique ou symbolique, tout comme, end'autres domaines, on rencontre un « fonds commun »scientifique 49, artistique 50 ou linguistiques'

Ce phénomène est assez remarquable et je voudraissimplement en marquer l'originalité pour mieux fairecomprendre le contexte de l'affaire Goude.

1. Droit d'auteur et symbole

25 — Lorsque la vie privée rencontre l'histoire, ondoit s'incliner et écarter les règles de droit commun.

sailles, 20 nov. 1991, D. 1991. IR. 47 ; ICP 1991.11.21680. noteL. Bochurberg, rejetant le pourvoi contre Paris, 3 juill. 1989, D.1990. Somm. 61, obs. Colombet ; B. Edelman, idem, annexe 4. Ils'agissait de savoir si les commissaires-priseurs doivent demanderl'autorisation des auteurs ou de leurs ayants droit pour reproduireles oeuvres dans leur catalogue de vente aux enchères.

49. T. civ. Marseille, 11 avr. 1957, D. 1957.369 ; S. 1957.309,7CP 1957.11.10334, note Plaisant : B. Edelman, la main et l'esprit,D. 1980. Chron. 43.

50. Cf. surtout T. civ. Seine, 19 déc. 1928. DH 1929.76 ;B. Edelman, Création et banalité, D. 1983. Chron. 73.

51. Cf. notamment, la jurisprudence américaine qui refuse dereconnaître un droit d'auteur sur des mots usuels s Have a hap-py... » : a ... tous les mots de notre langue, a dit le juge new-yorkais,appartiennent au domaine public. Quiconque parle ou écrit a ledroit naturel d'utiliser tous les mots que comporte la langueanglaise, ainsi que toutes les combinaisons qu'elle permet, pourpeu que cette utilisation soit légitime « (O'Hara c.I Gardner Adverti-sing, Inc. 32 App. Div. 2d 632, 300 N.-Y. 8, 2nd 441 (1969)).

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Par exemple, le film de Costa-Gavras, retraçant l'épo-pée du député grec, Lambrakis, assassiné par la dicta-ture des colonels, peut faire allusion à la vie privée desa femme, pour autant que son image n'en soit pasflétrie : la vie et la mort de Lambrakis », dira le Tri-bunal de grande instance de Paris, « appartiennent àl'histoire politique de la Grèce... ; il s'agit d'événe-ments qui appartiennent désormais à l'histoire, et dontnul ne saurait interdire le récit » 52.

Par exemple encore, un juge américain disculpe unjournaliste qui avait fait dessiner en fraude, pour illus-trer un ouvrage portant sur l'assassinat du PrésidentKennedy, des images d'un film de l'événementtourné par un cinéaste amateur : en effet, de tellesreproductions permettaient « au public de disposer dela plus grande quantité de renseignements possiblessur l'assassinat », et aidaient à la compréhension de lathéorie soutenue par le journaliste 53.

Cette jurisprudence rappelle, invinciblement, lesrègles relatives à l'image d'une personne publique, dansses activités publiques : « en ce qui concerne les traitsd'une personne publique », dira le Tribunal de laSeine, « s'ils ont été pris à sa connaissance au coursde sa vie professionnelle, un consentement spécialpour leur représentation n'est pas nécessaire ; cettedérogation ne justifie pas le fait que de tels person-nages non seulement acceptent mais recherchent lapublicité... » 54.

26 — Plus surprenante — ou plus instructive — estl'affaire du buste de « Marianne ». CatherineDeneuve, comme on sait, avait posé pour figurernotre « Marianne ». Une société ayant fait publier surdeux pages, dans un magazine américain, uneannonce publicitaire composée pour moitié d'un

52. TGI Paris, 30 juin 1971, D. 1971.678. note B. Edelman ;JCP 1971.11.16857, note R.L. [Voir supra.]

53. Time incorporated cl B. Geis Associates, 293 F. supp. 130(SDNY) 1968.

54. TGI Seine, 24 nov. 1965, jCP 1966.11.14521, note R.L.jurisprudence constante.

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texte en anglais vantant son matériel et pour moitiédu buste... litigieux, drapé en tricolore. L'actrice l'as-signa pour avoir porté atteinte à son droit à l'image.

Le tribunal l'a déboutée de sa demande par desmotifs très édifiants. Après avoir relevé que le buste« reprend les caractéristiques conventionnellespropres à toutes les "Marianne" : l'expression altière,le regard tourné vers l'horizon et la chevelure dispa-raissant sous le bonnet phrygien, « la part d'inspira-tion provenant de la physionomie de CatherineDeneuve étant ainsi absorbée par le symbole de la Répu-blique française qu'est le personnage mythique deMarianne », il en a déduit que « c'est cette abstractionderrière laquelle le modèle, quelle que soit sa noto-riété, s'est effacé, que la société Siemens s'est attachéeà reproduire... » ".

Ainsi, le symbole de la République française n'ap-partient à personne, sinon au peuple et on n'imagine-rait pas un créateur de tissu voulant faire protéger le...drapeau tricolore !

Dans le même ordre d'idées, on peut mentionnerun jugement qui a soustrait à toute condamnation uncommerçant de cartes postales qui avait reproduit,sans l'autorisation du sculpteur, l'inauguration d'unestatue élevée à la mémoire des combattants de 14-18 : en effet, disait le tribunal, la cérémonie étaitpublique et en empêcher d'en rendre compte auraitmis de sérieuses entraves aux témoignages de recon-naissance qu'on devait rendre aux morts pour laFrance 56.

Or, la décision rendue par le tribunal de grandeinstance de Paris le 21 févr. 1990 57 reprend et élargittoute cette construction.

55. TGI Paris, 24 nov. 1987, in B. Edelman, Chronique de pro-priété littéraire et artistique. jCP 1989.1.3376, n°' 7 s., annexe 3.

56. T. com. Mirecourt, 10 juill. 1924. DH 1924.680.57. TGI Paris, 21 févr. 1990, RIDA oct. 1990.307, obs.

Kerever.

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2. La rue et la révolution

27 — L'affaire mérite quelques mots d'explication.L'Association du Bicentenaire avait produit le spec-tacle conçu et réalisé par J.-P. Goude — le défilé du14 juill. 1989 — et conclu des accords de cession dedroits relatifs à la retransmission en direct par TF1,A2 et GMT (Groupe Média de Télévision).

La Cinq avait « piraté » la retransmission en instal-lant des caméras sur le toit d'un immeuble de la placede la Concorde et diffusé l'événement de 22 h à22 h 15 et de minuit à 1 h. D'où, évidemment, laprotestation de TF 1 qui avait retenu, à titre compen-satoire, le quart de la somme qui devait revenir à l'As-sociation du Bicentenaire, et qui représentait à peuprès le temps « piraté » par la Cinq.

28 — Qu'a dit le tribunal ? Tout d'abord que lespectacle constituait bien une oeuvre de l'esprit, en cequ'il mêlait la chorégraphie, des numéros et tours decirque, des patrimoines « et bien d'autres oeuvres énu-mérées à titre d'exemple par l'art. 3 de la loi du11 mars 1957 ». Solution évidente qui n'appelleaucun commentaire sinon, peut-être, que c'est la pre-mière fois que les « numéros et les tours de cirque »,introduits par la loi du 3 juill. 1985, sont mentionnéspar un tribunal.

En second lieu, les juges ont replacé le défilé dansson contexte mythique, dans la mesure où « il se voulaitêtre le bouquet final célébrant l'événement fonda-mental pour la France et bien d'autres pays (sic .0qu'est la Révolution ».

En troisième lieu, le tribunal a majestueusementqualifié l'événement et sa dimension nationale. « At-tendu que le choix de la date — le jour de la fêtenationale —, du parcours — l'allée d'honneur de laFrance où se sont déroulées les grandes manifesta-tions de ferveur nationale depuis la Libération, del'heure... permettant d'inscrire le cadre de la plusmajestueuse perspective parisienne dans la nuitofferte aux féeries des projecteurs et de la pyrotech-

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nie —, les valeurs et les réminiscences fêtées par desfigurants évoquant, tour à tour, le passé, le présent etl'imaginaire, la présence des chefs d'État et de Gou-vernement et celle, innombrable et patiente d'unefoule communiant dans l'ardeur du souvenir et la joiede l'instant, faisaient de ce spectacle non seulementun signe rituel de commémoration, mais aussi un événe-ment, c'est-à-dire un fait historique non susceptible d'ap-propriation ou d'exclusivité. »

On conçoit qu'après ce beau morceau d'éloquencejudiciaire, le tribunal ait condamné TF1 à reverser àl'Association les sommes dues (moins 200 000 F àtitre de dommages-intérêts) puisqu'il avait concouruà son propre dommage en n'appréciant pas la « préca-rité » de son exclusivité, et qu'il ait, en conséquence,mis la Cinq hors de cause.

29 — Ainsi, lors d'épisodes exceptionnels, où lesgrands mythes nationaux sont rejoués sur le pavé, lepeuple reprend ses droits contre la grisaille de l'éco-nomie de marché. On comprend mal, dans ces condi-tions, la critique chagrine de M. Kerever qui a annotécette décision. Selon lui, « une oeuvre de l'esprit n'estjamais un événement ou un fait historique. C'est ladivulgation de l'oeuvre ou sa communication aupublic qui peut parfois prendre la dimension d'unévénement ». Si l'on confondait l'une avec l'autre,poursuit-il, les effets en seraient « dévastateurs » caraucun contrat d'exclusivité ne protégerait plus lestélédiffuseurs contre la diffusion par un tiers nonautorisé des « grands événements » et « notamment lesgrands événements sportifs ». On remarquera, toutd'abord, qu'un match de football n'est pas... uneoeuvre de l'esprit et à cet égard l'objection peut êtreécartée.

Mais, surtout, cette doctrine semble n'envisager ledroit d'auteur qu'au regard de son exploitation.Qu'une oeuvre de l'esprit appartienne à son créateur,cela est l'évidence même, mais, que je sache, per-sonne n'a dénié à M. J.-P. Goude sa qualité d'auteur,non plus que sa paternité !

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178 LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR

Que, une fois n'est pas coutume, l'argent s'inclinedevant le symbole, on s'en réjouira, au contraire ! Lessymboles ne sont pas encore la « propriété » des diffu-seurs privés et qu'on se rassure : une manifestationsportive ne vaudra jamais... la prise de la Bastille !

On a vu, au fil des espèces, s'élaborer une phéno-ménologie de l'espace bien caractéristique de notresociété : non seulement le public et le privé permutentsans cesse — on trouve du public dans le privé et duprivé dans le public — mais encore nous assistons àune mercantilisation quasi irrésistible de l'espacesocial.

Les techniques audiovisuelles n'y sont pas pourrien : elles se « surapproprient » le réel, si l'on peutdire, transformant la rue en spectacle privé. Si les tri-bunaux résistent encore à ce phénomène — au nomdu mythe et du symbole — tiendront-ils encore long-temps la gageure ?

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L'OEIL DU DROIT :NATURE ET DROIT D'AUTEUR

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Le droit ne cesse de rencontrer la nature — lanature naturelle, la nature humaine et même la naturedes choses. Il la rencontre selon un processus bienconnu qui peut se résumer en ces termes : jusqu'oùl'homme est-il habilité à s'en rendre le maître, le pos-sesseur ou le propriétaire ? Le propos est infini, car iltouche au droit du brevet — peut-on s'approprier les« forces de la nature », par exemple, ou les phéno-mènes de reproduction —, au droit public — en quoile domaine de l'État est-il inaliénable —, au droitinternational public — comment se partager la lune oul'espace de la stratosphère — etc. Car, pour le droit,la nature s'organise en une série de statuts, dont l'en-chevêtrement est extrême.

Mon propos se résumera en une minuscule ques-tion : peut-on se rendre auteur de la nature ? Nonpoint « auteur » à la façon de Dieu ou de mes père etmère qui sont les « auteurs de mes jours », mais à lafaçon de l'auteur d'un roman, d'une sculpture, d'unesymphonie ?

Dans cette minuscule question, dont la réponsen'est pas vraiment évidente, on verra que l'oeil dudroit ne manque pas de perspicacité, qu'il envisage lanature un peu à la manière des philosophes — Hegelsurtout — ou des esthéticiens, mais que cette visionil l'incorpore à ses propres catégories.

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182 L'OEIL DU DROIT

Pour rendre le propos le plus simple possible, jel'étudierai à partir de trois principes, parfaitement hié-rarchisés, qui vont du plus général au plus concret.On peut, en effet, postuler le principe général selonlequel la nature appartient à tout le monde (« rescommunis »), pour admettre qu'elle peut être, à cer-taines conditions, objet du droit d'auteur. Après quoi,il restera à voir comment se concilient la notion de« res communis » et la notion de nature comme oeuvrede l'esprit.

Premier principe : la nature humaine et naturelle est unbien commun

Que la nature naturelle — tout comme la natureurbaine ou la nature de l'homme — soit à tout lemonde, cela ne fait aucun doute pour le droit. Lors-que le code civil, dans son livre III relatif aux « Diffé-rentes manières dont on acquiert la propriété »,détermine le statut de ce qui s'acquiert et ne s'ac-quiert pas, il distingue entre les biens et les choses.Alors que les biens se transmettent (donation, testa-ment, contrat), s'acquièrent (prescription) ou sedécouvrent (un trésor), en revanche, « il est deschoses qui n'appartiennent à personne et dont l'usageest commun à tous » (art. 714), tels le ciel, la terre,l'air, etc.

Le droit d'auteur, à sa manière, a recueilli cette dis-tinction : un site, un paysage, une scène de rue ou,dans un autre ordre, l'amour, la haine, la jalousie, lapassion... sont, juridiquement, des « choses » qui n'ap-partiennent à personne et dont l'usage est commun àtous.

Nature et nature humaine constituent donc un« fonds commun », aussi inappropriable que les mers,les chemins publics, le soleil, etc.

Ainsi, pour prendre quelques exemples tirés, aupremier chef, de la nature humaine, la Cour de Parisa-t-elle jugé que le thème de la détérioration du

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couple « est de libre parcours, et il ne peut être inter-dit à quiconque de la traiter, quand bien mêmed'autres auteurs l'auraient déjà fait : en une tellematière, la contrefaçon ne peut résulter de la reprised'une idée générale ou d'un thème déjà connu... 1 »On ne finirait pas d'énumérer la longue litanie du« fonds commun de la nature humaine », depuis ladécouverte par le mari de l'amant caché dans le pla-card, « qui fait partie du fonds commun du théâtreet du cinéma » 2 et qui, selon l'annotateur, « dureravraisemblablement aussi longtemps que durera laduplicité de la femme abusant de la sottise de l'hom-me » 3, jusqu'au sujet mettant en scène deux femmescompromises par le même homme 4, en passant parle thème de l'homme aux fortes capacités sexuellesimaginant de mettre ses talents au service des femmesqui désirent en connaître, sous la forme d'unconcours annuel payant 5 , pour finir par l'idée d'unemaison de tolérance dont les pensionnaires sont deshommes et les clients des femmes 6 . Sans compter —pour sortir un peu de cette fringale sexuelle — quesont, d'après le tribunal de Paris, des idées « trèsconnues et reconnues comme telles, le sabotaged'une automobile, l'emploi de tueurs à gages, l'usagedu poison ou l'escroquerie à l'assurance...' ».

On n'aura donc pas lieu de s'étonner des motifs dutribunal de la Seine pour qui « la plus grande circons-pection s'impose dans une matière aussi imprécise,insaisissable et diverse que l'expression de l'idée, étantdonné que tout a déjà été dit, qu'il n'y a sujets, situa-tions ni caractères qui n'aient été cent fois remis sur lemétier 8 » ; et on appréciera la faculté de synthèse de la

1. Paris, 22 sept. 1980, RIDA jan. 1981, p. 166.2. Paris, 12 mai 1909, DP, 1910.2.81.3. Note Claro, sous Paris, 12 mai 1909, préc.4. Paris, 17 mai 1933, Droit auteur, 1923.94.5. Versailles, 13 mai 1980, RIDA, juillet 1980.171.6. TGI, 3 oct. 1973, RIDA, avril 1974. 101.7. TGI, 12 mai 1970, inédit.8. Tribunal civil Seine, 19 déc. 1928, DH 1929.761.

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cour de Paris qui ayant à statuer sur la contrefaçonqu'aurait commise Régine Desforges, dans son livre LaBicyclette bleue à l'encontre de Autant en emporte le vent,a ainsi décrit la situation de départ : « le thème d'unejeune fille qui se "jette à la tête" d'un garçon qui lui enpréfère une autre, alors qu'elle est elle-même aiméed'un homme plus âgé 9 ... » Un gros volume de 1 000pages ramené en une phrase, voilà qui a de quoi déses-pérer les auteurs !

Dans ses manifestations les plus élémentaires, lanature humaine n'est donc pas appropriable, pour labonne raison qu'elle est profondément banale, et quesa banalité même la renvoie au fonds commun del'humanité'''. Dès lors, on ne saurait rien inventer quine soit absolument et désespérément humain : unauteur ne peut donc revendiquer « un droit exclusifde propriété sur une idée prise en elle-même, celle-ciappartenant, en réalité, au fonds commun de la pen-sée humaine" ».

Qu'en est-il alors de la nature « naturelle » ou de lanature « urbaine » ? Eh bien, on retrouve en droit d'au-teur la même idée de chose commune destinée àl'usage de tous, et qui est, en soi, inappropriable.

On ne peut contester, dira par exemple un tribunalde Paix du Sud-Ouest, « le droit de vue qu'a tout indi-vidu sur tout ce qu'il y a dans la rue : façades qui labordent, personnages et attelages qui y circulent, enun mot sur toutes les scènes qui s'y découlent et, parsuite, le droit de prendre un cliché sur tout ce qu'ilvoit pour le reproduire sur cartes postales illustréesou sur bandes cinématographiques... 12 » ; et le tribu-nal de commerce de la Seine mettra sur un piedd'égalité « ville et campagne », car, dira-t-il, « les ruesde villes, de pays, les sites pittoresques, sont du droit

9. Paris, 21 nov. 1990, RIDA janv. 1991.319.10. B. Edelman, Création et banalité », Dalloz, 1983. Chro-

nique. 73.11. Tribunal civil Seine, 7 juill. 1908, DP 1910.2.81.12. Tribunal Paix Narbonne, 4 mars 1905, D. 1905.2.389.

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public en ce qui concerne leur reproduction par l'in-dustrie photographique 13 ».

On le voit bien : dans cette jurisprudence l'activitéhumaine (les scènes), le décor urbain (façades etrues) et la « nature » (pays et sites) sont équivalents.Toutes proportions gardées, ils sont comparables à lalangue, dont on ne peut s'approprier des expres-sions 14 , ou même à des symboles, comme la Mariannequi représente la République 15 et le défilé du 14 juil-let 16 . Tout se passe comme si la vie collective — tri-viale ou symbolique — constituait une sorte de fondsculturel, un espace et une mémoire ouverts à tous ".

Quant à la nature proprement dite, son « oeuvre »peut-être librement reproduite 18 , à savoir les acci-dents de terrain, les jeux de lumière, les points de vue,etc., jusques et y compris les manifestations animales.Ainsi l'enregistrement de chants d'oiseaux n'est-il pasprotégeable : « Considérant, dira la Cour de Paris,que des enregistrements de chants d'oiseaux neconstituent pas une catégorie d'enregistrement ; que[...] le travail de Roche, notamment la multiplicité deprises de son effectuées, la sélection de ces prises deson, l'élimination de "fréquences parasitaires" et lamise en relief de "fréquences intéressantes", la réali-sation de "surimpressions" ne confèrent pas à unenregistrement mécanique le caractère d'oeuvre pro-tégeable 19 . » Certes, depuis la loi du 3 juillet 1985 surles « droits voisins des droits d'auteur », un tel enregis-trement pourrait peut-être bénéficier d'une protec-

13. Tribunal commerce Seine, 7 mars 1861, DP 1861.3.32.14. « ... tous les mots de notre langue, dira une cour américaine,

appartiennent au domaine public. Quiconque parle ou écrit a ledroit naturel d'utiliser tous les mots que comporte la langueanglaise, ainsi que toutes les combinaisons qu'elle permet... »O'Hara, 32 App. Div 2d 632, 300 N-Y8, 2nd 441 (1969).

15. TGI Paris, 24 nov. 1987, jCP, 1989.1.3376. Annexe 3.16. TGI Paris, 21 févr. 1990, RIDA, oct. 1990, 307.17. B. Edelman, « La rue et le droit d'auteur s, D., 1992. Chro-

nique, p. 91. Cf. dans ce même volume, p. 155 et s.18. Chambéry, 18 mai 1962, D., 1962.599.19. Paris, 6 oct. 1979, D., 1981.190, note Plaisant.

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tion ; mais ce serait au titre d'un droit du« producteur »2°.

Si j'ai commencé l'étude de ce premier principe parl'examen de la nature humaine, ce n'est pas parhasard. On vient de voir, en effet, que le conceptd'inappropriation s'applique aussi bien à l'hommequ'à la nature. Or, affirmer que l'essence de l'hommeest inappropriable revient à dire que sa liberté, saconstitution intime, échappe à la propriété privée.Mutatis mutandis, la nature elle aussi est libre : ellesuit son destin. Mais, précisément, si la nature estlibre, sa liberté est imitée par celle de l'homme : ellen'est point libre pour elle, mais dans la seule mesurede la liberté humaine.

Ainsi, pour le droit, homme et nature poursuiventun destin commun, puisqu'une même structure deliberté la définit : la nature étant devenue radicale-ment humaine, l'homme peut alors se dire radicale-ment... naturel. Hegel est ici réalisé : tout ce qui estrationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel.

Au fond de l'homme, au fond des bois, des mers etdes montagnes, quelque chose résiste à l'appropria-tion, qu'on lui donne le nom de « liberté », de « natu-re » ou de « res communis ». D'où la question : à quellesconditions peut-on se dire « auteur » de la nature ?

Deuxième principe : l'individualisation de la nature

Pour le droit d'auteur, la nature se présente defaçon paradoxale : d'un côté, elle est un matériau, unsupport pareil à une page blanche sur laquelle on ins-crit des signes, ou à une cire sur laquelle on graveles sons. Le jardinier, le paysagiste, modèle la nature,comme le sculpteur modèle la glaise. Mais, de l'autrecôté, ce matériau possède, « spontanément », sa formepropre. L'océan est toujours déjà là, les falaises, lesmontagnes, les lacs... En d'autres termes, la nature

20. B. Edelman, Droits d'auteur, droits voisins, Dalloz, 1987.

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existe aussi pour soi, sans se soucier de nous. Ce queHegel dans l'Esthétique, appelait le « concret sensi-ble », la « nature extérieure », et qui l'étonnait prodi-gieusement. « Le plumage bigarré des oiseaux brille,alors même que personne ne le voit, leur chantrésonne, alors même que personne ne l'entend ; il estdes fleurs qui ne vivent qu'une nuit et s'étiolent, sansavoir été admirées, dans les forêts vierges du Sud, etdes forêts luxuriantes, formant un réseau inextricablede plantes rares et magnifiques, aux arômes délicieux,dépérissent et parfois disparaissent, sans que per-sonne ait pu en jouir. » Mais, ajoute-t-il, l'oeuvred'art ne présente pas ce détachement désintéressé :elle est une question, un appel adressé aux âmes etaux esprits » ; et il en déduisait que l'art, contraint deprendre en compte la nature, serait toujours inférieurà la philosophie qui prend la pensée même commeobjet. Il y a toujours dans l'art un « résidu » de sensibi-lité qui s'estompe au fur et à mesure qu'on s'éloignede la nature : de l'architecture à la poésie, on va duplus concret — construire dans la nature —, au plusabstrait — réaliser l'intériorité dans son indifférenceau contenu, à la nature naturelle. Pour le droit, quin'est pas toujours hégélien, les deux aspects de lanature s'expriment ainsi : on la produit, ou on lareproduit.

Mais, et là le droit rejoint Hegel, dans un cascomme dans l'autre, elle ne devient une oeuvre del'esprit qu'à condition de lui imposer la marque d'unepersonnalité ou si l'on préfère, de l'individualiser, dela faire sortir de son « détachement désintéressé ».Faute de quoi, elle retrouvera son statut de « rescommunis ». Toutes choses égales d'ailleurs, la naturepour le droit a le même statut que la langue : tout lemonde parle mais seul l'auteur crée son style.

Deux séries de jurisprudence nous ferontcomprendre cette situation paradoxale qui trouve sarésolution dans le concept d'individualisation.

Un artiste — Jean Verame — avait peint desrochers désertiques dans le Sud-Ouest marocain. Un

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couturier ayant fait poser des mannequins devant cesrochers pour tirer des photos publicitaires, l'artiste enavait demandé la saisie : il s'agissait, disait-il,d'oeuvres de l'esprit qui ne pouvaient être reproduitessans son consentement. Le tribunal de Paris lui adonné satisfaction : « on ne peut empêcher qui-conque, dit-il en substance, de jouir, contempler etmême reproduire un "ensemble naturel" ; enrevanche, ne peuvent être considérés comme élémentsd'un paysage dans lequel ils s'inséreraient et dont ilsne seraient que l'accessoire des rochers désertiques,aux formes monumentales et inhabituelles, utiliséspar un artiste comme support de travaux picturaux etqui entrent dans la catégories des oeuvres de l'es-prit 21 . »

Cette solution est assez remarquable : certes, nousdit le tribunal, le désert appartient à tout le monde,jusques et y compris des rochers peints ; mais si l'onprend une photographie de ces seuls rochers alors ons'approprie une oeuvre par le biais de la reproduction.On reviendra, dans un instant, sur le rapport entre legénéral — le paysage — et le particulier — l'oeuvredans le paysage — avec une mention spéciale pour cephénomène fort curieux : le paysage comme oeuvre.

Mais il y a autre chose de plus intéressant encore.Le tribunal, on l'a vu, admet que des rochers peintspuissent constituer une oeuvre. Soit. À la réflexion,cependant, la décomposition de cette oeuvre estétrange. D'un côté, nous avons les rochers, choisispour leurs « formes monumentales et inhabituelles »,de l'autre, la couche de peinture qui les enrobe.Autrement dit, nous avons une conjonction entrel'« oeuvre de la nature » — la « nature extérieure » deHegel frappée de « désintéressement » — et la subjec-tivité d'un auteur, son « intériorité ». Or, cetteconjonction démontre, le mieux possible, ce qu'il enest de l'individualisation de la nature : les rochers,

21. TGI Paris, 22 juin 1988, D., 1990 Som. Com. 49, obs.Colombet.

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dans leurs formes monumentales et inhabituelles, soi-gneusement conservées, servent uniquement de supportau travail du peintre ; l'« oeuvre de la nature » est ainsirévélée par l'artiste, et c'est cette révélation qui estprotégeable.

On rejoint ici ce que disait Gilbert Lascault de l'en-treprise de Christo qui avait empaqueté près de Syd-ney, 37 777 m3 de sable et de rochers, face à l'océanPacifique : « Il emballe la côte. Il la drape et la voilecomme une femme. Il la dissimule pour souligner lemystère et la sauvagerie qu'elle possède avant toutvoilage. Il la cadre pour mieux la faire voir. Il la trans-forme provisoirement en une sorte de banquise. Il nela reproduit pas telle qu'elle lui apparaît. Il fait dupaysage lui-même non pas une représentation, maisune invitation à intervenir 22 ».

Pour ne pas quitter Christo, on peut faire étatd'une autre décision relative au paysage urbain. Eneffet, cet artiste avait « emballé » le Pont-Neuf et sou-tenait, en conséquence, qu'on ne pouvait le repro-duire sur cartes postales ou dans les reportages filmés.La Cour de Paris lui donnait raison, en retenantnotamment que « l'idée de mettre en relief la puretédes lignes d'un pont et de ses lampadaires au moyend'une toile et de cordages mettant en évidence lerelief lié à la pureté de ce pont, constitue une penséeoriginale... 23 » Le même raisonnement qui valait pourle paysage naturel vaut pour le paysage urbain : icicomme là, c'est la révélation de la nature de l'objetqui en constitue l'individualisation : et il en sera demême de la tour Eiffel, « révélée » par un spectacle deson et lumière, dès lors que les moyens mis en oeuvrel'avaient été « suivant une conception originale qui aeu pour résultat de faire découvrir, en les soulignantpar des jeux de lumière habilement composés, les

22. G. Lascault, (■ Vers un dictionnaire partial du paysage s, inMort du paysage ? Champ Vallon, 1982, p. 26.

23. Paris, 13 mars 1986, D., 1987, Som. Com. 150, obs.Colombet.

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lignes et les formes donnant à l'ensemble sa valeuresthétique 42 .

Qu'en est-il, alors, de la reproduction de la nature« telle qu'elle est » ? Le cas de figure est le suivant :soit un tableau qui imite « parfaitement » un site ; serendrait-on coupable de contrefaçon si l'on imitait cetableau ? Ou bien doit-on admettre que le copierreviendrait, somme toute, à copier la nature même ?

La jurisprudence est à peu près cohérente : si l'onse borne à recopier la nature « telle qu'elle est », on nepeut faire reproche à autrui de vous avoir vous-mêmerecopié : la copie de la nature c'est, encore et tou-jours, la nature. Une espèce très intéressante a étéjugée par les tribunaux. Une lithographie représen-tant la « vue de l'exposition du Havre » avait étécopiée. Le tribunal correctionnel avait condamnél'adaptateur aux motifs que l'artiste « a un droit exclu-sif sur la forme de sa reproduction », s'agît-il même dela reproduction d'un lieu, et que « ce droit est surtoutincontestable alors que l'artiste ne s'est pas borné àune reproduction rigoureusement fidèle de la nature,mais qu'il a apporté dans la disposition des lieuxreproduits des changements et des modifications quine sont que l'oeuvre de l'imagination... 25 » Cette déci-sion, confirmée par la cour de Rouen 26 a été censuréepar la Cour de cassation 27 et la cour de renvoi a statuéen ces termes : « la contrefaçon dont Asselineau seplaint ne pourrait résulter, dans l'espèce, que de l'imi-tation d'un arrangement particulier et de détails, endehors de la nature, inventés par Asselineau pourdonner à son travail une plus grande valeur artisti-que 28 . »

Faute, pour l'artiste, d'avoir individualisé la nature,il en a reproduit, si l'on ose dire, le « fonds commun »,

24. Paris, 11 juin 1990, juris-data, n° 023127.25. Tribunal correctionnel, Le Havre, 18 août 1969, Ann. prop.

ind. art., 1870.129.26. Rouen, 24 déc. 1969. Ann. 1870.149.27. Crim. 28 mai 1970. Ann. 1870.149.28. Caen. 27 juill. 1970, Ann. 1871.5.

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c'est-à-dire aussi sa « nudité ». La Cour rejoint, ici,l'étymologie même de « auteur » qui vient du supindu verbe augere (augmenter) : l'auteur est celui qui« augmente » ce qu'il voit.

Le droit confirme, à sa manière, ce que dit AlainRoger de l'« artialisation » de la nature 29 . Notre per-ception artistique de la nature serait toujours, selonlui, médiatisée par une opération artistique, qu'elleintervienne directement sur la chose ou qu'elle four-nisse des modèles de référence. Ainsi du corps fémi-nin : soit on le pare, par des opérations de maquillage,de tatouage, de scarification, « qui visent à transfor-mer la femme en oeuvre d'art ambulante 3° », soit onélabore des schèmes — ici le « Nu » — à partir des-quels notre regard distinguerait le Nu de la nudité,sorte d'état d'une neutralité absolue. Et il en serait demême de la nature ; nous la verrions au travers d'unmodèle esthétique, opposant le « pays » — équivalentde la nudité — au « paysage » — équivalent du Nu.« La nature est indéterminée et ne reçoit ses détermi-nations que de l'art : "du pays" ne devient un paysageque sous la condition d'un Paysage... 31 . »

Ce schème esthétique pourrait bien être à l'originede la notion juridique d'auteur. Est un auteur celuiqui « augmente », traduction artistique de l'action del'homme sur la nature. Nous sommes donc dansl'ordre du « Plus » ou selon les cas du « Moins » (voirles jardins Zen), mais certes pas dans l'ordre du« Rien ». C'est en quoi, peut-être, notre esthétiqueserait aussi une éthique de l'action et de la transfor-mation, qui différerait de l'esthétique « nulle » duJapon... selon Roland Barthes. Ce qu'il dit, par exem-ple, du miroir est très significatif. « En Occident, lemiroir est un objet essentiellement narcissique :l'homme ne pense le miroir que pour s'y regarder ;mais en Orient, semble-t-il, le miroir est vide ; il est

29. A. Roger, Nus et paysages, Aubier, 1978.30. A. Roger, « Ut pictura hortus ■>, in Mort du paysage ?, op. cit.,

p. 9631. Ibid., p. 97.

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symbole du vide même des symboles ("L'esprit del'homme parfait, dit un maître du Tao, est commeun miroir. Il ne saisit rien mais ne repousse rien. Ilreçoit, mais ne conserve pas.") : le miroir ne capteque d'autres miroirs, et cette réflexion infinie est levide même (qui, on le sait, est la forme). Ainsi lehaïku nous fait souvenir de ce qui ne nous est jamaisarrivé : en lui, nous reconnaissons une répétition sansorigine, un événement sans cause, une mémoire sanspersonne, une parole sans amarres 32 ».

Peut-être est ce là une vision d'Occidental. Augus-tin Berque, avec toute sa science, nous enseigne quele symbole du vide est une vue de l'esprit ; que lejardin, par exemple, traduit dans sa matérialité l'envi-ronnement naturel : qu'il amarre l'espace deshommes à la nature et aux dieux, bref, qu'il est toutle contraire du non-signe 33 . Mais il n'empêche : l'oeiloccidental, qui est aussi l'oeil du droit et donc de l'ac-tion, ne peut concevoir le « rien ». Il « augmente » cequ'il regarde, à moins d'être arrêté, dans une sidéra-tion parfaite, par la Cité interdite comme le narrateurde René Leys ou par la question sans réponse du Pro-cès de Kafka.

Mais revenons au droit positif et à sa casuistique.En réalité, la pensée juridique a intégré le modèleesthétique et postule qu'un artiste, l'oeil de l'artiste,est par essence subjectif : il ne peut reproduire àl'identique. En voici deux exemples.

Un artiste ayant reproduit des dessins de fleurs etlégumes publiés dans le catalogue d'une sociétéd'horticulture, le tribunal le condamne pour contrefa-çon par ces motifs assez étonnants : « il est un prin-cipe connu de tous les artistes, c'est que deuxindividus de la même espèce animale ou végétale,quoique identiques par leur structure anatomique,diffèrent par les accidents de leur physionomie exté-rieure ; que ces accidents constituent pour l'artiste le

32. R. Barthes, L'Empire des signes, Skira, 1970, p. 106.33. A. Berque, Le Sauvage et l'artifice, Gallimard, 1986.

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caractère individuel ; que son oeuvre consiste à repro-duire ce caractère [...] ; que s'il n'arrive presquejamais que deux individus, animaux ou plantes se res-semblent absolument, il n'arrive jamais que deuxartistes les reproduisent avec un caractère identique[...]. » Et la cour, en appel 34 surenchérit : « Qu'en fût-il par hasard autrement, et l'aspect extérieur desplantes ou des légumes fût-il, contre toute vraisem-blance, d'une similitude absolue, le dessin qui repré-sente l'un deux, individualisé par l'artiste qui l'aexécuté, n'en constitue pas moins pour celui auquelil appartient une propriété exclusive [...] 35 . »

L'oeil qui voit au travers d'un modèle esthétiquedétermine la nature : il choisit et, choisissant, indivi-dualise. Du général, il fait surgir du particulier, parun travail inverse à celui du concept qui saisit l'uni-versel dans le singulier.

Il en est évidemment de même pour les sites : « si lanature appartient à tout le monde, dira le tribunal de laSeine, et si deux artistes pensent reproduire le mêmesite, à la même heure, au même endroit, et dans lesmêmes circonstances, il est difficile d'admettre, mêmeen supposant qu'ils appartiennent à la même école etaient les mêmes idées en art, que l'exécution soitpareille et l'interprétation identique [...] 36 . »

Ainsi individualisée, la nature, tout en appartenantà tout le monde, peut être l'objet du droit d'auteuret, par là même, arrachée non pas à la jouissance spé-culative des tiers mais à la jouissance commerciale.Autrement dit, en faisant d'une portion de la natureune oeuvre de l'esprit, on la soustrait à l'exploitationcommerciale d'autrui. Personne, sans l'autorisationde l'auteur, ne peut désormais en tirer profit par descartes postales, films publicitaires, reproductions, etc.

Mais, et telle est la dernière question — commentva-t-on concilier ces deux principes en apparence

34. Tribunal civil Saumur, 22 nov. 1902, D., 1904.2.137, noteClaro.

35. Angers, 19 janv. 1904, ibid.36. Tribunal civil Seine, 25 janv. 1906, Ann., 1906.197.

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antagoniques, à savoir que la nature appartient à toutle monde et donc que tout un chacun peut y avoirlibrement accès, alors que l'on peut en distraire uneportion et empêcher justement un libre accès. Untroisième principe, conciliateur, se révèle inévitable.

Troisième principe : conciliation de la nature et du droitd'auteur

La conciliation entre le principe de <4 res communis »et le principe de l'individualisation, suppose une dis-tinction préalable entre l'espace public et l'espace privé.Si la nature, naturelle ou urbaine, est clôturée, enfer-mée dans un espace privé — jardin intérieur, château,maison, etc. —, elle est assimilée au domicile. Or, ledomicile est une émanation spatiale de la personne,de sorte que violer l'un c'est violer l'autre.

Tout autre est la problématique de l'espace public :ici, le droit distingue, dans une subtile casuistique,entre la reproduction de la nature — où figure, acces-soirement, l'oeuvre de l'esprit — qui est libre, et lareproduction privilégiée de l'oeuvre de l'esprit dans lanature — qui est illicite.

Voyons, tout d'abord, l'espace privé. Dans une tellehypothèse, on assiste à une véritable anthropologisa-tion de la nature : la clôture, le mur, l'enceinte, lahaie, la barrière, forment une barrière infranchissablequi se confond avec l'espace vital de la personne, quiest aussi l'espace de la propriété privée. L'individuprojette son ombre protectrice sur ses alentours, défi-nissant une zone interdite aux regards. Ainsi a-t-onvu successivement jugé, par un appel à la protectionde l'intimité de la vie privée (article 9 C. Civ.) ou audroit à l'image (article 1382 C. Civ.), que la reproduc-tion de photographies privées dans un hôtel particu-lier était illicite 37 ; qu'il en était de même d'un cliché,

37. TGI Paris, 8 janv. 1986, D., 1987 Som. Com., 138, obs.Amson et Lindon.

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obtenu par téléobjectif, d'une personne se prélassantnue sur un bateau 38 , ou d'une photographie de la ter-rasse d'un voisin, car « le droit à l'image est un attri-but du droit de propriété 39 . »

À telle enseigne qu'on vit interdire la publicationd'un « roman-photo », au titre sulfureux L'amour mènela danse, tourné au domicile d'un professeur de l'Ins-titut Notre-Dame, dès lors « qu'il n'était pas douteuxque les lecteurs voisins ne pouvaient manquer d'iden-tifier les lieux et considérer avec surprise que la dameLemoiner a permis que sa propriété serve de cadre autournage d'un roman en forme de film, dont l'espritest difficilement compatible avec sa propriété 40 . »

Plus typique encore fut l'espèce qui mit aux prisesBuffet et le propriétaire d'un château. Le peintre, aucours d'une visite, avait croqué deux dessins dont ils'était ultérieurement inspiré pour un tableau. Cepropriétaire, arguant du libellé du ticket d'entrée, oùil était stipulé que toute reproduction du monumentétait rigoureusement interdite, avait demandé la saisiedu tableau. Curieusement, il obtint gain de cause,aux motifs que si « tout propriétaire a le droit de cloreson domaine et d'en refuser l'accès aux tiers, il peut,a fortiori, interdire la photographie de son immeubleainsi que les croquis ou peintures qui prendraient cetimmeuble comme objet 41 . » Étrange confusion entrel'oeil du peintre et l'oeil du photographe, mais peuimporte. On ne peut individualiser — sans son autori-sation — l'individu lui même 42.

Qu'en est-il de l'espace public? On l'a déjàannoncé : pris dans la nature, fondu dans la « rescommunis », l'objet individualisé se dissout. Il se perddans l'indéterminé. Ainsi les tribunaux se livrent-ils,

38. Paris, 5 juin 1979, jCP, 1980, II. 19343, note Lindon.39. TGI Bordeaux, D., 1989, Som. Com. 93.40. Tribunal civil Seine, 1" avril 1965, jCP, 1966, II 14372,

note Amson et Lindon.41. TGI Paris, 10 févr. 1971, RIDA, avril 1971.237.42. B. Edelman, Le Droit saisi par la photographie, Maspero,

1973, et cf. supra dans ce même volume.

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inévitablement, à une recherche qui met en balancegénéral et particulier. <4La protection des droits depropriété artistique ne peut avoir pour effet d'inter-dire la libre reproduction de l'oeuvre protégée, lorsquecelle-ci s'intégrant dans un ensemble naturel dont ellefait partie, cette interdiction aurait pour effet de por-ter atteinte à la jouissance commune de cette oeuvre. »Mais si l'on reproduit, comme tels, des rocherspeints, la contrefaçon est établie 43.

Mêmes solutions pour une carte postale de « LaGéode » — qui aurait pour <4 objet essentiel la repré-sentation de ce monument'''. » — ou pour des vuesde « La Grande Arche », qu'elle figure seule ou « dansun panorama dont elle constitue l'élément central outout au moins, un élément essentiel, sans pouvoir êtreconsidérée comme simple partie d'un cadre naturelnon protégé 45 . »

En revanche, une carte postale qui reproduit la ruede Rennes, la nuit, ne saurait être contrefaisante dela tour Montparnasse : « s'agissant d'un élément d'unensemble architectural qui constitue le cadre de viede nombreux habitants d'un quartier de Paris, etayant été construite pour être habitée et mise à la dis-position de tiers, le droit à protection cesse lorsquel'oeuvre en question est reproduite non pas en tantqu'oeuvre d'art mais par nécessité, au cours d'uneprise de vue dans un lieu public ; sur la carte postalelitigieuse, la tour Montparnasse n'a pas été photogra-phiée isolément mais dans son cadre naturel qui nefait l'objet d'aucune protection 46 . »

Tout cela est fort clair. Néanmoins — et c'est parlà, que j'achèverais cette étude — on a assisté, dansune affaire très particulière, à une extension para-doxale du droit d'auteur au détriment de la chosecommune.

43. TGI Paris, 22 juin 1988, préc.44. Paris, 23 oct. 1990, D., 1990, IR 298.45. TGI Paris, 12 juill. 1990, RIDA, jan. 1991.359.46. Paris 27 nov. 1980 — cité in : M. Huet, Le Droit de l'architec-

ture, Economica, 1990, p. 105.

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L'OEIL DU DROIT 197

Les sociétés promotrices de l'opération immobi-lière de Port-Grimaud s'étaient fait concéder par l'ar-chitecte de la cité lacustre le droit de reproduction decet ensemble urbain. En conséquence, elles avaientdemandé la saisie de dépliants publicitaires reprodui-sant deux photographies aériennes de la cité. Pourleur défense, les publicitaires avaient fait valoir nonseulement que « l'on ne saurait contester à tout habi-tant ou à tout voisin le droit de reproduire des vuesde Port-Grimaud, village qui a le caractère d'uneagglomération, constituée avec ses bâtiments publics,référencée à l'annuaire aux PTT, etc. », mais encoreque « ce village avec rues, places, magasins, banques,services de toutes sortes, est un site géographiqueétendu dont le spectacle est res communis... ». Autre-ment dit, il était soutenu qu'une oeuvre de l'esprit nepouvait investir un site, sous peine de rendre lettremorte le principe selon lequel la nature appartient àtous. Or le tribunal de Draguignan a écarté cetteobjection pour des raisons assez surprenantes :« L'établissement dans le fond du golfe de Saint-Tro-pez là où il n'y avait rien, alliant le soleil et la mer,d'une cité lacustre dont les plans d'eau irréguliers etles masses bâties, de volumes et de couleurscontrastés et variés, provoquent la surprise et entre-tiennent la curiosité et l'attente, constitue bien dansson ensemble, par la combinaison harmonieuse de seséléments, une création originale personnelle [...] ;qu'en l'espèce, c'est la totalité de la cité de Port-Gri-maud considéré comme une oeuvre d'art qui bénéficiede la protection de la loi, et non tel ou tel édificedéterminé [...] 47 . »

Nous avons là le rêve de l'« auteur » de la natureenfin réalisé : « là où il n'y avait rien », c'est-à-dire lasimple nature, il y aura enfin quelque chose, de l'arthumain, à l'infini. « Désir forcené de forcer la nature,de la sculpter, tel Filippo Bentivegna qui, duranttrente ans, près de Sciacca, en Sicile, s'acharna à tail-

47. TGI Draguignan, 16 mai 1972, Gaz. Pal., 1972.2.568.

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ler dans le roc et les arbres plus de trois mille visages— volonté de la peindre, ou même, simplement, dela badigeonner, comme il arrive parfois, dans lesoutrances du Land Art, besoin de la cribler de signes,d'étendre à l'infini le templum artistique, de sorte quel'enceinte esthétique s'égale aux limites du monde,faire de l'univers un champ de paysages... 48 . »

Le droit d'auteur soutient le rêve de l'artiste :« imaginer » la nature, de sorte qu'elle soit absorbéetout entière dans l'oeuvre. De la même façon, le droitdu brevet soutient cet autre rêve, industriel celui-là :« inventer » la nature, de sorte qu'elle soit radicale-ment soumise à la fabrication humaine.

Que cela se réalise ou non, peu importe : maisnotre vision de la culture en sortira modifiée. Je pensequ'à vouloir dénier, à toutes forces, les hasards « natu-rels », à vouloir refuser qu'une fleur soit belle pourelle-même, qu'un oiseau chante « pour rien », à faireque la nature existe pour nous, c'est-à-dire pour notreusage, nous ne subissions en retour les effets de notrepropre sauvagerie. Car la nature est aussi la réserve —imaginaire — de notre barbarie, le lieu où les forcesobscures peuvent se déchaîner et nous purifier d'au-tant. Ramenées des forêts au coeur de l'homme, noscités sont devenues des antres ténébreux. Comme autemps de Shakespeare, « La sauvagerie s'intériorise :elle est au coeur des hommes qui vivent au coeur dela civilité 49 . »

L'oeil du droit est devenu intérieur : il ne contempleque sa propre vue.

48. A. Roger, <, Ut pictura hortus s, op. cit., p. 107.49. R. Marienstras, Le Proche et le lointain, Éd. de Minuit, 1981,

p. 59.

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TABLE

LE DROIT SAISI PAR LA PHOTOGAPHIE 7

I. La pratique théorique du droit 9I. LES RAISONS D'UNE ABSENCE 11

II. L'ACTE DE NAISSANCE DE L'IDÉOLOGIEJURIDIQUE 19Section I. La vie « doctrinale » du sujet de droit 21

I. L'introduction juridique 21II. L'explication juridique 22

Section II. Idéologie et sujet de droit 26

IL La production juridique du réel 31III. LA FORME MARCHANDE DE LA CRÉATION 33

Section I. La sur-appropriation du réel 35Section II. L'homme et la machine 41

I. De l'homme-machine 42II. ... au sujet créateur 49

Section III. Procès du capital et procèscréateur 54

I. Économie et cinéma 55II. Le capital-auteur 58

III. Création et sujet collectif 64IV. LA FORME MARCHANDE DU SUJET 74

Section I. La forme sujet de droit 76Section II. La croisade des chevaliers du droit

ou l'histoire d'une doctrine juridique 82Section III. Les figures du sujet de droit 86

I. Le carrousel 87II. La danse de mort 90

III. La danse des voiles 91IV. La propriété mène la danse 95V. L'amour mène la danse 96

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200 TABLE

III. Éléments pour une théorie marxiste dudroit 101

THÈSE I : LE DROIT FIXE ET ASSURE LA RÉALISA-TION, COMME DONNÉ NATUREL, DE LA SPHÈREDE LA CIRCULATION 106THÈSE II : LE DROIT, EN ASSURANT ET ENFIXANT COMME DONNÉ NATUREL LA SPHÈREDE LA CIRCULATION, REND POSSIBLE LAPRODUCTION 120

Conclusion 125

LE PERSONNAGE ET SON DOUBLE 131I. Des personnages en liberté 134

II. Figures de la subversion 143Conclusion 152

LA RUE ET LE DROIT D'AUTEUR 153I. L'auteur et l'espace artistique 157

II. L'espace — Événement 171

L'OEIL DU DROIT :NATURE ET DROIT D'AUTEUR 179

Premier principe : la nature humaine et na-turelle est un bien commun 182

Deuxième principe : l'individualisation de lanature 186

Troisième principe : conciliation de la natureet du droit d'auteur 194