A Ditadura do Espírito

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Filosofia

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  • CHAPITRE 2 :

    LA DICTATURE

    DE L'ESPRIT

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  • 2.1 Introduction

    ... nous devons entendre par esprit une ralit qui est capable de tirer delle-mme plus quelle ne contient, de senrichir du dedans, de se crer ou se recrer sans cesse, et qui est essentiellement rfractaire la mesure... (Bergson, Ecrits et paroles, II) 1

    Dans le chapitre prcdent, nous avons vu la critique radicale de Tzara la socit et la culture europennes. Or sa pense n'est pas rduite, videmment, cette critique : au contraire, Tzara ne cesse pas de lancer, en mme temps, des ides absolument affirmatives ides qui seront immdiatement accueillis avec enthousiasme par beaucoup d'artistes contemporains de diffrents pays. Dans ce chapitre, nous nous consacrerons tudier surtout cette partie de la pense affirmative de Tzara qui est la plus directement en rapport avec les activits artistiques des dadastes eux-mmes. Un autre aspect de sa pense, une espce de conception du monde exprime travers de Dada et dune certaine manire, travers les activits d'autres artistes , sera tudi aussi dans le troisime chapitre.

    Une notion qui nous parat fondamentale pour comprendre la partie affirmative de la pense de Tzara directement lie Dada, est celle de "dictature de l'esprit ". En effet, dans un de ses manifestes de 1920, Tzara affirme : "Dada est la dictature de l'esprit ", 2identifiant ainsi Dada et la "dictature de l'esprit ". L'expression est trange, sans doute, et mme il nous drange : pourquoi une "dictature", quand a-t-il rpt que Dada est contre toute domination, contre toute imposition ? Nous croyons que ce paradoxe disparatra quand nous tudierons la notion de l'"esprit ". Nous verrons alors comment cette dictature singulire, pour Tzara, est prcisement la mme chose que la libration de l'esprit par l'esprit, et comment les trs varies activits Dada ne sont que des manifestations de cette libration de l'esprit par l'esprit. Cette libration est aussi celle de l'art, des artistes, et des spectateurs, tout

    1Fragment cit dans l'entre " Esprit " par P Foulqui en Dictionnaire de la langue philosophique, P.U.F., Paris, 1992, p 229 (source : H. Bergson, Ecrits et paroles, textes assembls par M. Moss - Bastide, II, 1958, p 359).

    2 O.C., t 1, p 384.

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  • conjointement. Il s'ensuit que cette "dictature de l'esprit ", notre avis, constitue la fois une nouvelle esthtique et une nouvelle thique unie une nouvelle notion d'ducation.

    Ainsi, dans ce chapitre nous commencerons par considrer les notions d'"esprit " et de "dictature de l'esprit " en Tzara. Comme nous verrons, nous pensions que dans ce point une source d'inspiration essentielle pour Tzara pourrait tre Bergson, celui qui soulignait, de l'esprit, son caractre libre, autocratif et rfractaire toute mesure. L'objectif du point 2.2 est de comprendre la notion de la "dictature de l'esprit " partir de cette conception de l'esprit et des fragments de Tzara dans lesquels prsente cette notion.

    Or, il est certain que Tzara expresse aussi cette ide de la "dictature de l'esprit " travers d'autres mots : immdiatet, spontanit, instantanit, intensit mots qui, comme nous verrons dans le point 2.3, constitueront la base d'une nouvelle conception esthtique, un esthtique pour la libration de l'esprit. cette esthtique liberatrice nous l'appellerons "esthtique de l'intensit". Et dans le point (2.4), nous verrons comment les diffrentes activits des dadastes ne sont que les formes concrtes qui donnent corps la nouvelle esthtique des activits artistiques qui seront, d'autre part, directement en rapport avec la crativit la plus primitive de l'homme.

    Dans le chapitre prcdent, nous avons vu la critique virulente de Tzara toute forme d'art qui est complice avec le systme social bourgeois (toute forme d'"art par l'art"). Naturellement, lesthtique Dada sera une esthtique insparablement unie lthique et a la politique (compris ce dernier terme au sens large, plus culturel que social). En effet, nous pourrions dire que la "dictature de l'esprit " propose une transformation globale mais non au niveau institutionnel mais un autre niveau : une rvolution ou une transmutation de la sensibilit. Dans les deux dernires sections de ce chapitre (2.5 et 2.6), nous verrons en dtail les rflexions de Tzara autour de cettes dimensions de la dictature de l'esprit, et verrons concrtement comment l'esprit Dada est ouvert de manire naturelle une rencontre directe et intense avec les individus et avec la vie.

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  • 2.2 Esprit et Dada

    2.2.1 Quest-ce que l'esprit ?

    Dans ses documents, Tzara fait un usage assez frquent du terme "esprit " partir de 1918, en arrivant dj en 1919 la formule de "dictature de l'esprit ". Par consquent, de toute vidence c'est une notion essentielle pour notre auteur. Qu'est-ce qu'il conviendrait de comprendre par "esprit " ?

    Le mot "esprit ", en ralit, apparat aussi dans plusieurs des fragments dj cits dans le chapitre prcdent. Par consquent, comme un premier rapprochement cette notion, nous pouvons rviser certains de ces fragments.

    Dans un fragment cit dans le point 1.2.2 (sur la "selfcleptomanie " et le principe de proprit), Tzara dnonce que "l'esprit bourgeois " rduit tout l'utilit, y compris les ides ou la posie. D'autre part, dans un fragment cit dans le point 1.4.5 (sur la philosophie dialectique), il dit que "la magnifique qualit de l'esprit " des philosophes qui imposent son point de vue travers la magie de la dialectique nest que la preuve de sa propre impuissance :

    L'esprit bourgeois qui rend les ides applicables et utiles, veut donner la posie le rle invisible de principal moteur de la machine universelle : lme pratique.

    Les philosophes aiment ajouter cet lment [la logique]: Le pouvoir dobserver. Mais justement cette magnifique qualit de l'esprit est la preuve de son impuissance.

    Nous pouvons nous demander : l"esprit " des bourgeois et des philosophes, propuls constantement vers ce qui est utile et vers la domination, mrite d'tre appel "esprit " ? Dans ce point, dans le fragment suivant (cit dans une note de 1.4.5), Tzara clarifie que ce qu'il y a dans ces philosophes est, en ralit, une "pauvret d'esprit " (prcisement de la mme manire que le bourgeois - selfcleptomane est trs pauvre, puisqu'il a "vol" sa personnalit propre), et est cette pauvret d'esprit ou meilleur son manque , prcisment, celle qui leur permet de triompher :

    Si l'on est pauvre d'esprit, on possde une intelligence sre et inbranlable, une logique froce, un point de vue immuable.

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  • Pour Tzara, le nouvel artiste, sera une figure diamtralement oppose ces bourgeois et intellectuels ; soutiendra pleinement l'activit de l'esprit et l'exprimera, de manire immdiate, ses "tats d'esprit momentans ". Tzara trouve un exemple de cela en Arp (fragment cit dans une note de la section 1.6) :

    La traduction que Arp donne de ses tats d'esprit momentans, sans aucune proccupation des lois esthtiques, une sorte de transposition immdiate et naturelle sortant des mouvements de ses mains1

    Mais, naturellement nous apparat la question : Qu'est-ce que comprend Tzara par esprit, prcisement ? Ce qui est certain est que, malheureusement, Tzara ne donne aucune dfinition claire du terme ni dans les fragments cits ni dans d'autres lieux. Pour l'instant, ce que nous savons est qu'il s'agit de quelque chose dessentiellement cratif (c'est pourquoi, pour le nouvel art, ce quil faut faire est seulement saisir et exprimer prcisement cette crativit continue de l'esprit), et en mme temps qu'il s'agit d'une crativit irrconciliable avec toute limitation extrieure : ainsi, avec les lois esthtiques.

    Nous pensons, pour notre part, que certaines utilisations du terme "esprit " qui fait Tzara sont mieux compris si nous tenons compte de la conception de l'esprit en Bergson. Voyons, par exemple, le fragment suivant de ce philosophe :

    ... nous devons entendre par esprit une ralit qui est capable de tirer delle-mme plus quelle ne contient, de senrichir du dedans, de se crer ou se recrer sans cesse, et qui est essentiellement rfractaire la mesure parce quelle nest jamais entirement dtermine, jamais faite, mais toujours agissante. 2

    Ainsi, pour Bergson, l'esprit est quelque chose fondamentalement autocratif, qui senrichit intrieurement, de lui-mme. Et justement de ce point de vue, il pourrait tre dit que les esprits critiqus par Tzara (ainsi celui de bourgeois et de l'intellectuel) manquent d'esprit. Tzara ne dira pas une autre chose tant quand critique ces esprits, comme quand, au contraire, il centrera le 1Dans le point 2.3.3, nous tendrons ce important fragment et nous le commenterons en dtail.

    2Rfrence dans 1.2.

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  • nouvel art dans la crativit de l'esprit.

    De fait, Tzara dfinit Dada avec ce mme terme : dada est un esprit1, et ce qui dit Bergson de l'esprit une ralit en mouvement continu et autornovatrice, rfractaire la mesure, accorde avec la caractrisation de Dada faite par Tzara. Ainsi, selon Tzara, Dada se transforme,est le camalen du changement rapide, dborde une vitalit et un mouvement continuel, est un esprit nouveau en formation. 2

    Et Dada, comme esprit dans mouvement continu, est libre du "point de vue immuable" de la pense dominante, et "introduit de nouveaux points de vue". De la mme manire, Dada chappe de l'intelligence et la logique existantes. Y compris Tzara dclare volontairement que "Dada est idiot", tellement idiot et rfractaire toute mesure extrieure morale, utilitaire, etc., que Dada est inutile, comme la vie elle-mme : Dada est inutile comme tout dans la vie..3

    Pour Tzara et les autres dadastes l'essentiel sera saisir ou faire valoir les nouvelles possibilits que l'esprit ne cesse pas d'ouvrir : L'esprit porte de nouveaux rayons de possibilits: les centraliser, les ramasser... 4Et, pour eux, cet effort peut-tre modeste premire vue signifiera, comme nous verrons le long de ce chapitre, une vritable rvolution de l'esprit comme Tzara l'appellera, dans une entrevue en 1927 (dj cite dans la section 1.6) :

    la rvolution de l'esprit, la seule que je prconise, la seule pour laquelle je serais capable de donner ma vie

    1 O.C., t 1, p 383.

    2Toutes ces rfrences correspondent a les O.C., t 1 : Il [Dad ] se transforme (p. 385); Dada est le camlon du changement rapide (p. 385); une vitalit et un mouvement continuel. (p. 614); lesprit nouveau en formation Dada . (p. 564). Tzara insiste sur le fait que Dada il est en transformation: Dada est une quantit de vie en transformation transparente sans effort et giratoire. (p. 385). Tzara lui-mme se prsente aussi en transformation permanente, est aussi un "camalen " : Car moi, camlon changement(p 374). Ces deux dernires rfrences sont aussi d'O.C., t 1.

    3 On trouvera ces rfrences dans les O.C., t 1 : DADA introduit de nouveaux points de vue (p. 374); Dada est idiot. (p. 385); Dada est inutile comme tout dans la vie. (p. 424).

    4 O.C., t 1, p 404.

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  • 2.2.2 L'esprit Dada

    L'esprit, selon Bergson et Tzara, est, donc, autocratif et est en transformation continue. Or, si " Dada est un esprit ", il nous apparat cette question : quelle est la spcificit de l'esprit Dada ? La rponse de Tzara cette question est intressante, parce qu'elle clarifie surtout la singularit de Dada comme mouvement artistique. D'abord, tonnamment, Tzara ne prtend pas que Dada est un esprit original, ni non plus que soit exclusif de qui font partie active du mouvement (ainsi, il nous dit : il y a des dadas partout et dans chaque individu1). Deuximement, pour Dada, les rnovations techniques ou formelles (artistiques ou d'un autre ordre) n'ont aucune importance, tant toujours l'essentiel la question de l'esprit.

    Voyons le premier point. Tzara pense que Dada comme esprit lui-mme n'est pas moderne ni original, mais forme part d'une tendance spirituelle dj prsent en Chuang tzu ("Dchouang-Dsi"), "le premier dadaste " 2:

    ... Dchouang-Dsi tait aussi dada que nous. Vous vous trompez si vous prenez Dada pour une cole moderne, ou mme pour une raction contre les coles actuelles. Plusieurs de mes affirmations vous ont paru vieilles et naturelles, c'est la meilleure preuve que vous tiez dadastes sans le savoir et peut-tre avant la naissance de dada. 3

    Ainsi, comme il est vu dans cet exemple, Tzara place Dada dans un courant spirituel de racines loignes (non seulement de temps, mais aussi culturel), dans une tendance qui n'est pas ni mme artistique comme le taosme. Il est certainement dans cette perspective rigoureusement spirituelle que Tzara refuse de considrer Dada comme "une raction aux coles modernes" : le plan dans lequel Dada se situe n'est pas le mme de les "coles" 1 O.C., t 1, p 572.

    2En O.C., t 1, p 566. Dchouang-Dsi ou Chuang tzu en espagnol (ou Zhuang zi tant en franais comme en Espagnol en Espagnol, aussi traduit par Chuang tse) est, avec Lao tse, fondateur du taosme (dans son versant philosophique). Chuang tzu a vcu dans la s III a.C. en Chine. Il est considr de mme comme un des auteurs chinois plus brillants.

    3 O.C., t 1, p 422.

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  • artistiques de leur poque. 1

    Naturellement, ceci n'empche pas que Dada soit imprgn dune certaine nouveaut ou actualit. Tzara nous disait dj que Dada tait "un esprit nouveau en formation ". 2Ainsi, il dit ailleurs :

    Dada existait avant nous (La Sainte Vierge) mais on ne peut pas nier que son pouvoir magique s'ajoute son esprit dj existant et ses impulsions de pntration, de diversit qui caractrisent sa forme actuelle. 3

    En conclusion, nous pouvons comprendre que Dada comme esprit est vieux (comme indique humoristiquement le texte), mais sa "forme actuelle" n'est pas moins important puisqu'il ajoute celui-l son "pouvoir magique " et ses "impulsions de pntration, de diversit".

    Le second point drive directement du premier. Si Dada est essentiellement un esprit, toute rnovation technique, artistique, ou sociale, est secondaire par rappot cette question de l'esprit. Il s'ensuit qu'il dise :

    Ce n'est pas une nouvelle technique qui nous intresse, mais l'esprit. Pourquoi voulez-vous qu'une rnovation picturale, morale, potique, sociale ou potique [sic] nous proccupe? Nous savons tous que ces rnovations des moyens ne sont que les costumes successifs des diffrentes poques de l'histoire, des questions peu intressantes de modes et de faades. 4

    Et est que Tzara observe que les rnovations des moyens (formels ou techniques) ne garantissent pas une rnovation de l'esprit, comme il souligne dans le cas suivant, en se rfrant au directeur de thtre Taroff :

    1En effet, Tzara dit : Vous vous trompez si vous prenez Dada pour une cole moderne, ou mme pour une raction contre les coles actuelles. O.C., t 1, p 422.

    2Voir 2.2.1, et aussi O.C., t 1, p 422 : Peu peu, mais srement, il se forme un caractre dada.. Tzara se fait l'cho galement de ce que disent sur Dada des auteurs suivants : Andr Gide et Jacques Rivire sont d'accord pour reconnatre la cration d'un type, d'un caractre nouveau, parallle au caractre romantique. Ou plutt, la projection d'une nouvelle forme d'esprit, par le moyen de la littrature, sur la vie mme. (Ibd, p 614).

    3 O.C., t 1, p 572.

    4 O.C., t 1, p 422.

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  • Le travail de Taroff n'est en somme qu'un perfectionnement de l'ancienne formule thtrale. L'esprit, le noyau intrieur, reste le mme, il n'y a que les formes extrieures qui sont renouveles. 1

    Tzara rejette, en fin, toute dfinition de Dada base en une rnovation ou amlioration technique ou intellectuelle, et seulement reconnat comme essentiel l'aspect spirituel point qui, pour Tzara, distingue de manire dcisive Dada d'autres groupes artistiques :

    Et je trouve qu'on a eu tort de dire que le Dadasme, le Cubisme, le Futurisme, reposaient sur un fond commun. Ces deux dernires tendances taient surtout bases sur un principe de perfectionnement technique ou intellectuel, tandis que le Dadasme n'a jamais repos sur aucune thorie et n'a t qu'une protestation. 2

    Et ceci n'est pas seulement parce que Tzara rejette toute imposition de modles esthtiques, comme nous avons vu dans le point 1.5.4, mais, simplement, tant Dada un esprit dans transformation continue, elle est rfractaire toute dfinition, et seulement peut tre saisit comme "tat d'esprit " (entre dautres) :

    Vous entendrez souvent dire: Dada est un tat d'esprit. Vous pouvez tre gais, tristes, affligs, joyeux, mlancoliques ou dada. Sans tre littrateurs vous pouvez tre romantiques, vous pouvez tre rveurs, las, fantasques, commerants, maigres, transports, vaniteux, aimables ou dada. 3

    1 O.C., t 1, p 616. la radicalidad de ce commentaire est immdiatement nuanc quand Tzara ajoutera au fragment cit: Loin de moi l'ide d'amoindrir le mrite de Taroff. Ces quelques rflexions critiques sont dictes par une intransigeance qui n'est pas de rigueur. Dans le thtre actuel, Taroff occupe une place dont l'importance et l'influence se feront certainement sentir plus tard. (Ibd) On peut dire que celle-ci est un exemple de la manire dans laquelle Tzara "critique" aux artistes contemporains.

    2 O.C., t 1, p 624. De mme, Tzara spcifie que quand Dada attaque d'autres groupes artistiques (la mme chose nous pourrions dire, des critiques de Tzara un auteur), la critique est d'ordre spirituel. C'est pourquoi, en se rfrant l'attaque des dadastes l'cole de Weimar (Bauhaus), Tzara non seulement clarifie qu'il s'agit d'une question spirituelle, et non personnel, mais, mme, il invite aux artistes de la Bauhaus se dfendre de cette attaque L'cole de Weimar doit lutter contre la campagne des dadastes qui n'en attaquent que l'esprit et l'esthtisme, mais respectent les personnalits qui en font partie. O.C., t 1, p 603.

    3 O.C., t 1, p 422.

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  • Dada est un tat d'esprit. C'est pour cela qu'il se transforme suivant les races et les vnements. 1

    Ainsi, comme indique la seconde citation, Dada est un tat d'esprit qui est continuellement transform, de manire camlenique, en adoptant diffrentes manires dans diffrents contextes, en suivant "les races et les vnements". 2

    2.2.3 Le mouvement Dada

    Les rnovations techniques ou formelles (artistiques ou d'un autre ordre) n'ont, donc, aucune importance pour Tzara. L'essentiel est la question de l'esprit ; et cette rgle est aussi applique, naturellement, au mouvement Dada mme (dans le sens strict et historique), mouvement que Tzara et ses compagnons dadastes ont promu. Nous avons dj vu dans le chapitre prcdent comment Tzara refusait de donner des explications sur Dada (1.4.3), comment il refusait toute thorisation, contrairement les cubistes et futuristes (1.5.3), et comment il rejetait l'imposition de tout modle esthtique (1.5.4). Tout cela le raffirme Tzara quand insiste qu'il ne faut pas chercher rien derrire le mot Dada, puisque "Dada ne signifie rien".3

    Et tout ceci spare au mouvement Dada clairement d'autres groupes artistiques contemporains. De manire diffrente ces groupes qui, partageant certaines thories, certaines techniques ou certains dogmes, se retournaient en "coles", Dada ne s'est jamais transform en une cole (Tzara parle de Dada

    1O.C., t 1, p 424. Breton est le premier qui a qualifie d'"tat d'esprit " Dada, comme Tzara lui-mme rappellera encore en 1959 (O.C., t 5, p 435), mais videmment la dimension que notre auteur donne de d'elle, est uvre sien, et celle-ci ne peut pas tre rduite un simple "t d'esprit " comme on traduit normalement tat d'esprit. La phrase de Breton apparat en Andr Breton, Los pasos perdidos, Alianza Editorial, Madrid, 1987, p 55.

    2Une preuve de cette rflexion de Tzara serait le suivant : on a effectivement form des groupes Dada dans plusieurs continents comme nous avons vu dans l'introduction, et postrieurement le mouvement conclu, divers groupes revendiqueront tre ses successeurs.

    3 Dada Zurich - Paris, p 142. La mme phrase apparat en O.C., t 1, pp. 562 et 566. Dans l'histoire de Dada exist une polmique en ce qui concerne la dcouverte de ce mot. La position de Tzara en ce qui concerne cette question est claire : "on ne sait pas comment ". Voir O.C., t 1, p 562.

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  • comme une certaine impulsion de relativisme qui nest pas un dogme ni une cole1), et a continu tre un "mouvement" mouvement en sens plein du mot, c'est--dire, mouvement de l'esprit mme. 2 Tzara prfre utiliser ce mot (mouvement) au parler de Dad: Au cours de campagnes contre tout dogmatisme, et par ironie envers la cration d'coles littraires, DADA devint le Mouvement Dada.3

    Sans thorie ni dogmes, Dada est une constellation d'individus et de facettes libres,4 c'est--dire, o chacun des individus composants affirme son indpendance. Il a ainsi t ds le dbut, quand Dada est n Zurich en 1916 : Ainsi naquit DADA d'un besoin d'indpendance, de mfiance envers la communaut. Ceux qui appartiennent nous gardent leur libert.5 Et le mouvement Dada sera encore fidle ce principe : Nous n'appartenons aucun parti politique, nous ne sommes mme pas un groupe, car chacun de nous a des ides diffrentes, nous sommes individualistes...6 Ainsi, Dada ou le mouvement est Dada pour Tzara une "constellation " qui respecte les diffrences de ses membres au lieu de les subsumir ou les noyer dans une unit homognisatrice : ce n'est pas "mme pas un groupe", chacun "a des ides diffrentes". 7

    1Ce fragment de Tzara apparat en Marc Dachy, Tristan Tzara dompteur des acrobates, p 14. les diffrentes tendances dadastes prouveront pour Tzara cet antidogmatisme : La complexe volution de Dada, ses tendances diffrentes dans les centres o il s'est dvelopp, sont le corollaire de son antidogmatisme.(O.C., t 5, p 356). Ce dernier fragment est aussi dans le prologue de Tzara l'oeuvre de Georges Hugnet, La aventura dad, p 14.

    2 Dans son interprtation de Bergson, Janklvitch nous prsente l'esprit et le mouvement comme lments en troite rapport. Il nous dit que le mouvement est en quelque sorte l'esprit objectiv. Janklvitch, Henri Bergson, p 49.

    3 O.C., t 1, p 587. Par contre la dnomination "Dadasme " est oeuvre de journalistes : les journalistes nommrent Dadasme ce que l'intensit d'un art nouveau leur rendit impossible comprhension.... Voir Dada Zurich - Paris, p 142.

    4Texte de Tzara prsent par Marc Dachy, Tristan Tzara dompteur des acrobates, p 14.

    5 Dada Zrich-Paris, p. 142.

    6 O.C., t. 1, p. 571.

    7Si nous parlons d'unit, elle est est indubitablement plus proche celle qui, pour Janklvitch,

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  • Ce respect la diffrence et l'htrognit fait que Dada soit un mouvement sans limite gographique ni culturelle ("cette pousse qui ne connat pas de frontires " 1), capable de se transformer selon chaque contexte. De l, par exemple, la diffrence radicale entre le Dada allemand caractre fortement rvolutionnaire et le Dada italien de caractre plutt philosophique et sceptique, tant tous les deux pleinement Dada pour Tzara :

    Ils [les dadastes dAllemagne] taient depuis longtemps persuads de la culpabilit du Kaiser au dclenchement de la guerre et leurs relations avec Liebknecht, Prof. Nicolai et les pacifistes n'taient un secret pour personne. Les nombreuses manifestations qu'ils organisrent eurent une grande influence, et ils peuvent se vanter d'avoir contribu emmener la rvolution en Allemagne.2

    A Rome, dada est philosophique, distingu, dlicat et sceptique avec le baron J. Evola, Milan et Mantoue rsolu et tranchant avec Cantarelli, Fiozzi, et Bacchi. Fatigus par les unilatrales de Marinetti, ces jeunes gens seloignent du Futurisme et des autres formules dart. 3

    Mais non seulement il se transforme selon l'environnement social, culturel ou politique. Voyons les deux citation suivantes (citation qui sont de toute vidence unies bien qu'extraites de deux lieux diffrents), o Tzara arrive affirmer, d'une manire humoristique, qu'il y a tant de types de Dada (y compris tant de "prsidents" de Dada) comme quantit de dadastes :

    Dada a 391 attitudes et couleurs diffrentes suivant le sexe du prsident/ Il se

    constitue l'unit de l'esprit en Bergson : L'unit de l'esprit est une unit chorale , ... c'est--dire qu'elle repose sur l'exaltation des singularits, et non sur leur nivellement. Janklvitch, Henri Bergson, p 38.

    1 O.C., t. 1, p. 396.

    2 O.C., t 1, p 597. Et en raison de ce caractre rvolutionnaire, le dadasme allemand a souffert des interdictions, amendes et emprisonnements. Ainsi, par exemple, une tourn par la Tchcoslovaquie de quelques dadastes allemands a conclu avec l'interdiction de toute manifestation dadaste dans ce territoire. Voir la relation de certains de ces faits en O.C., t 1, p 597.

    3 O.C., t. 1, p. 598.

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  • transforme... 1

    ... on sait qu'il y a 391 prsidents du Mouvement dada, et que tout le monde peut le devenir trs facilement. 2

    Or, nous apparat une question : il existe quelque chose en commun entre les dadastes ? Qui unit aux dadastes pour former un mouvement puissant, transformateur ? La rponse cette question, en ralit, nous lavons dj vu tout le long du premier chapitre : c'est la sensation de "dgot", partage par les dadastes, envers l'tat de choses existant. 3 Rpugnance par l'utilitarisme, est un rejet proche le physiologique par la limitation, la domination, dans un mot, par la pauvret et la bassesse spirituel de la socit bourgeoise europenne. Tzara lui-mme expose :

    Ces observations des conditions quotidiennes nous ont amens une connaissance qui constitue notre minimum d'entente, en dehors de la sympathie qui nous lie et qui est mystrieuse.4

    videmment, cette rpugnance partage est accompagne d'un dsir partag pour transformer cet tat de choses, pour oprer une transmutation. En effet, Tzara, dans un style manifestement Dada, rapporte comment les dadastes ont jur "amiti sur la nouvelle transformation" autour du mot "Dada", qui ne signifie rien, mais qui a t " la plus formidable protestation, la plus intense 1 O.C., t. 1, p. 385.

    2 O.C., t 1, p 594. Cette quantit fait une allusion la revue de Picabia intitule 391, le nombre est par consquent arbitraire, mais ne l'est pas la correspondance entre tant de dadastes, tant de prsidents. L'importance que chaque Dada soit "prsident" peut tre calibre dans ce commentaire de Tzara de 1925 : c'est moi-mme qui ai tu Dada, volontairement parce que j'ai considr qu'un tat de libert individuelle tait devenu la fin un tat collectif et que les diffrents prsidents commenaient sentir et penser de la mme faon. Or, rien ne m'est plus antipathique que la paresse crbrale qui annihile les mouvements individuels. En Marc Dachy, Dada et les dadasmes, p 299. 3Ainsi, par exemple, Huelsenbeck dit : Dada fait une sorte de propagande anti-culture, par honntet, par dgot, par horreur absolue de cette fausse supriorit qu'affecte le bourgeois intellectuellement consacr. Almanach Dada, p 167. Voir aussi Huelsenbeck, En avant Dada, p 10, o il commente le "dgot" d'Arp par l'tat de choses existant.

    4 O.C., t 1, pp. 420-421. Ce fragment vient immdiatement aprs la critique l'intelligence utilitaire vue dans 1.4.1.

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  • affirmation " :

    Un mot fut n, on ne sait pas comment Dadadada on jura amiti sur la nouvelle transmutation, qui ne signifie rien, et fut la plus formidable protestation, la plus intense affirmation arme du salut libert juron masse combat vitesse prire tranquillit gurilla prive ngation et chocolat du dsespr.1

    Par consquent, les diffrents individus dadastes collaborent la tche commune de transformer l'tat de choses. ce sujet, Tzara dit : nous sommes individualistes et cherchons renouveler les formes existantes,2 et affirmera que le dadasme se propose de renouveler non seulement les formes et les valeurs de la vie, mais aussi celles de l'art.3 Et les deux objectifs rnovation de la vie et de l'art sont troitement unis, et trouvent les mmes obstacles puisqu'ils sont propulss par le mme esprit. 4 De cette manire, Dada comme mouvement est profondment attach une transformation spirituelle, une transformation absolue ou qualitative, une transvaluacin radicale, vitale et non une simple substitution des valeurs par d'autres, mais une transmutation du sol o ceux-ci reposent (chose que nous finirons pour voir dans le prochain chapitre). Ne disait-il pas Tzara qui Dada est n de d'une ambition radicale, de celle de transformer les formes de sentir et de penser ? 5

    1 O.C., t. 1, p. 562.

    2 O.C., t 1, p 571.

    3 O.C., t. 1, p. 605.

    4Il s'ensuit que, comme Tzara rappellera postrieurement, la rnovation artistique Dada entranerait une raction violente de la bourgeoisie de Zurich ce qui a port Dada, son tour, vers une radicalit croissante : Les ractions violentes de la bourgeoisie zurichoise envers cette tentative de renouvellement artistique nous incitrent, en les narguant, de donner un caractre de plus en plus agressif nos manifestations. C'est ainsi que, paralllement notre dgot envers tout ce qui tait conventionnel, sclros ou lourdement enlis dans la boue des intrts matriels, notre esprit se dveloppa dans un sens rvolutionnaire. O.C., t 1, p 733.

    5Voir 1.6. Cette transformation porte implicite un changement de perception globale, une perspective cosmique que, effectivement, nous traiterons dans le chapitre suivant.

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  • 2.2.4 Dictature de l'esprit

    En tout ceci consisterait principalement la "dictature de l'esprit ", dictature dont les aspects plus concrets seront vus le long de ce chapitre. Mais avant d'entrer en dtail, il convient de s'arrter un moment et de voir comment Tzara est arriv cette formule. Cette expression a t mentionne par premire fois en 1919 et survit dans son oeuvre jusqu'aprs Dada, concrtement jusqu' 1931. 1

    En janvier 1919, par une lettre visant Picabia, Tzara utilise pour la premire fois le mot "dictature", et par une lettre Breton crite deux mois aprs, apparat pour la premire fois l'expression complte de "dictature de l'esprit ".

    ... j'aime de plus en plus vos choses et surtout la vitalit du principe individuel de dictature, qui est simplicit, tourment + ordre. (Carta a Picabia) 2

    Je tente depuis des annes d'liminer tout charme dans ce que je fais, et comme critre, je hais les lignes gracieuses et l'lgance extrieure. Mon cher Breton, vous serez peut-tre choqu de cette manire htive de contradiction ou par le ton de dictateur envers moi-mme. Avez-vous dj pens sur la dictature de l'esprit ? Sur la clart de prcision qu'elle apporterait dans l'ducation des individualits? (Carta a Breton). 3

    Bien qu'il ne soit pas facile de saisir travers cettes citations la signification prcise de l'expression, nous pouvons souligner, d'entre, les deux points suivants : d'abord, dans les deux citations la "dictature de l'esprit " (ou "dictature") est caractrise comme un "principe individuel" (elle parle aussi dans la seconde citation du "ton de dictateur envers moi-mme "). Ceci est un point essentiel, puisque c'est celui qui distingue clairement la "dictature de

    1En tant notre objectif clarifier la pense de Tzara dans l'tape dadaste, ici ne seront pas comments quelques importants aspects de cette expression dans des tapes postrieures, puisqu'ils entrent en jeu avec de nouvelles notions.

    2Lettre prsente par Michel Sanouillet en Dada Paris, p 501. La date complte est le 8 janvier de 1919.

    3 Lettre publie par Michel Sanouillet en Dada Paris, p 459. Date de la 1 ou 5 mars de 1919.

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  • l'esprit " de tout autre dictature. Dans l'expression "dictature" il y a une certaine ide de violence, mais cette violence, dans la "dictature de l'esprit ", ne s'utilise pas pour liminer les individualits et les homogniser (comme il se produit dans la socit bourgeoise) : il est appliqu au niveau individuel, et en outre, il sert pour "l'ducation des individualits". 1La dictature de l'esprit, par consquent, affirme aux individus, aux individualits.

    D'autre part, la "dictature de l'esprit " est mise en rapport avec une certaine ide de simplicit et de prcision, comme il se montre dans l'acte d'liminer tout charme extrieur et de tendre une expression simple et prcise.

    En mai 1919, l'expression "dictature de l'esprit " est finalement publie dans la revue de Tzara Dada 4-5, dans un commentaire sur le Lautramont :

    La dictature de l'esprit, prsentation sans soucis d'amlioration et de mnagement, est l'affirmation de l'intensit, dirige toutes les proccupations vers la force noble, prcise, fastueuse, seule digne d'intrt, la destruction.2

    Dans cette nouvelle formulation, Tzara prsente la caractristique essentielle de la dictature de l'esprit, ceci est : "l'affirmation de l'intensit". Et cette affirmation de l'intensit se passe de toute "amlioration" et de tout "mnagement ", et il se centre dans "la force noble, prcise ", dans la "destruction " de tout ce qui empche cette affirmation, cette intensit. Dans un autre lieu, Tzara soulignera le caractre impratif et inbranlable de l'esprit (que ne fait aucune justification) de l sa "dictature". 3Il convient de souligner que, si la dictature de l'esprit est destructive, il n'est par aucune ngativit, mais, au contraire, prcisment par son excs d'affirmation : l'affirmation de l'esprit, la manifestation immdiate ("prsentation ") de ce dernier, rend invitable la destruction de tout lment extrieur que peut la

    1Nous verrons en dtail cette "ducation d'individualits" Dada dans la section 2.5.

    2 Dada Zrich-Paris, p. 193.

    3Tzara nous dit : Sans raisons car la personnalit n'en a pas je prconise le rgne de la/ Dictature de l'esprit. (O.C., t 1, p 627). Et dira avec davantage de clart aprs la priode Dada : L'arbitraire emprunte la posie sa force imprative et inbranlable, celle du fait accompli, et sa mthode prfre, celle de la dictature de l'esprit. (1931) O.C., T 4, p 360.

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  • limiter ou entraver. 1

    A finals de 1920, dans son manifeste "Dada manifieste sur lamour faible et lamour amer", il apparatra par dernire fois dans la priode Dada, l'expression "dictature de l'esprit " :

    dada est la dictature de lesprit, ou

    dada est la dictature du langage,

    ou bien,

    dada est la mort de lesprit,

    ce qui fera plaisir beaucoup de mes amis. Amis.2

    En ce qui concerne cette citation, il convient de souligner d'abord que, malgr une certaine humeur qui entoure cette citation, 3ici Tzara identifie dj la dictature de l'esprit avec Dada mme : dad es la dictadura del espritu. Et en effet, notre avis, c'est la dictature de l'esprit celle qui nous donnera la cl pour voir en que consiste finalement Dada pour Tzara. Et il est prcisment pour cette raison que les lments de la dictature de l'esprit que nous avons mentionn: l'intensit, l'ducation d'individualits, la destruction ("prcise" dans chaque cas), etc., seront abordes dans le reste de ce chapitre o il sera vu comment ces lments conduisent une conception esthtique et thique Dada.

    Or, dans la seconde ligne nous voyons une formule nouvelle : "dada est la

    1La noblesse que Tzara attribue la destruction, cette force, nous rappelle naturellement l'utilisation du mme terme en Nietzsche. Deleuze commente que le mot "noble" en Nietzsche indique le pouvoir dionisiaque, ou autrement dit, la capacit de transformation (comme dans l'nergie "noble") : chez Nietzsche comme dans l'nergtique, o l'on appelle noble l'nergie capable de se transformer. La puissance de transformation, le pouvoir dionysiaque, est la premire dfinition de l'activit. (Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p 48). De l, peut-tre, la transformation continue de l'esprit (ou de l'esprit "noble", contrairement aux esprits serviles) indique par Tzara, que nous avons dj comment dans le point 2.2.2.

    2 O.C., t. 1, p. 384.

    3 En ce qui concerne l'humeur en Tzara et dans Dada, voir le point 2.6.2.

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  • dictature du langage ". Quest-ce que la "dictature du langage" ? Deux citations une de la priode Dada et autre postrieure celle-ci nous paraissent clarifier ce point. Dans les deux citations on affirme que les mots doivent directement tre utiliss indpendamment de l'organisation grammaticale ou syntaxique en refltant ainsi ce qu'elles signifient pour l'esprit. De l cette prcision ou slection des mots (qu'ils passent par un "filtre") comme la simplification des expressions ("rduction de la mtaphore "). La prcision et la simplicit lments que nous avons troitement vus unis la dictature de l'esprit jouent ainsi un rle essentiel :

    Dada essaie de savoir ce que les mots signifient avant de sen servir, non pas du point de vue grammatical, mais de celui de la reprsentation. Les objets et les couleurs passent aussi par le mme filtre. Ce nest pas une nouvelle technique qui nous intresse, mais lesprit.1

    Expliquer, par ailleurs, rpugnait Dada qui se prsentait comme une dictature de l'esprit. On doit ce processus la rduction de la mtaphore son expression la plus simple par la juxtaposition des mots-images dont les significations loignes provoquent la surprise.2

    Par consquent, la dictature du langage implique un rejet l'organisation extrieure soit grammaticale ou logique des mots en mme temps que la recherche d'une relation rellement immdiate entre les mots et l'esprit. Nous pourrions dire que la dictature du langage est l'expression immdiate de l'esprit dans le langage, indpendamment de tout accord externe, c'est--dire, tout le systme grammatical, logique, etc.

    Dans une autre formulation de dictature de l'esprit postrieur Dada, Tzara profile l'horizon vers lequel se dirige cette dictature du langage qui est aussi celle de l'esprit : vers la dissolution de la logique et la transformation de la raison. En appliquant de nouveau l'expression de "dictature de l'esprit " Lautramont, il dit :

    Ne dpasse-t-il pas toute mthode critique cet tre fabuleux et pourtant familier, pour qui la posie semble avoir surmont le stade de l'activit

    1 O.C., t. 1, p. 422.

    2 (1931) O.C., t. 5, p. 19.

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  • d'esprit pour devenir vritablement une dictature de l'esprit? ... il dmontre que la raison est capable de dpaysement et la logique de dissolution.1

    Dissoudre la logique, changer la raison ; ces deux processus, profondment unis, nous place dans un des objectifs fondamentaux de la dictature de l'esprit ou de Dada : la transformation de la pense, de ses fondements (1.6).

    Pour terminer cette section, voyons la citation suivante intitule "Dictature de l'esprit", dans lequel Tzara expose les lments contre lesquels combat et les lments pour lesquels est la dictature de l'esprit cite que, bien que est de quelques annes aprs la priode Dada (juillet 1926), reflte fidlement, notre avis, la pense Dada de Tzara en ce qui concerne cette notion :

    Dictature de l'esprit. Pour la sauvegarde de l'talon idal

    Pour la nettet de la vue

    Pour l'indpendance du mot

    Pour l'autonomie des instincts

    Pour la libert

    Contre les souvenirs et ses succdans littraires

    Contre les genres, les catalogues et les thories

    Contre les concessions

    Contre les marchands d'art et d'ides

    Contre ceux qui se font exploiter

    Pour l'avnement de la posie

    Je propose l'application des principes sacrs du poing et de la matraque et l'action violente du groupe terroriste littraire dont la cration prochaine ne

    1 O.C., t 5, pp. 12-13. Comme nous voyons, dans cette formulation de 1931, la dictature entre en jeu avec une notion nouvelle comme l"activit de l'esprit ". Pour une plus grande comprhension de cette relation voir tant l'article d'Akira Hamada dj cit dans l'introduction (Conception du pote maudit chez Tristan Tzara), comme "Entre surralisme et marxisme : rvolution et posie selon Tzara "de Fernand Drijkoningen en Mlusine, n. I, 1979, p 276. En ralit, comme nous verrons, Lautramont est, dans davantage d'aspects de ceux mentionns, un "modle" de dictature de l'esprit. Il n'est pas par consquent accidentel que deux des formulations les plus puissantes de cette dictature se rfrent lui.

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  • manquera pas de mettre en fuite les coquins, les voleurs, les lches, les imposteurs, les impuissants, les trop vite consols, confits dans les organisations politiques et religieuses de tout repos.1

    1 O.C., t. 1, p. 627.

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  • 2.3 Vers un esthtique de l'intensit

    2.3.1 Immdiatet

    En quoi consiste, concrtement, cette dictature de l'esprit ? La premire tche que nous nous proposons pour rpondre cette question, est de voir la nouvelle conception esthtique implique par cette dictature. Et pour cela, il est ncessaire, notre avis, d'approfondir dans quelques notions essentielles sur lesquelles il est soutenu cette esthtique : limmdiatet, la spontanit, linstantan ou devenir, et l'intensit ou les forces.

    Nous avons dit avant que la dictature de l'esprit est la manifestation immdiate de l'esprit, indpendamment de tout accord externe. Effectivement, la question de limmdiatet a une importance dcisive dans la conception esthtique de Tzara ; dans ses textes apparat frquentement ce terme dans des expressions comme "transposition immdiate", "annotation immdiate", "extriorisation immdiate" ou "expression immdiate". 1

    Mais, en ralit, limmdiatet est un des termes clef dans l'ensemble de la pense Dada de Tzara, et non seulement de sa partie esthtique. Nous avons vu, le long du premier chapitre, comment l'homme europen, pour Tzara, tait affaibli par le systme social bourgeois comme par le contrle de la logique et la morale. Tout cela le spare de la vitalit ou de la vie elle-mme. Tzara dira aussi : la morale et les lois de la causalit nous ont assez coup la vie en morceaux, sous des formes diffrentes: art, philosophie, sociologie, politique, psychologie, etc. 2 L'art, la littrature, la religion, etc., on fait trop fois complices du statu quo, et, au lieu de nous aider rcuprer cette vie coupe dans des morceaux, ils nous introduisent d'autres mdiations (formels, institutionnels, etc..) et ils nous sparent encore plus de la vie. C'est pourquoi dira Tzara : 1 O.C., t 1, pp. 611,.407,.407,.555 respectivement. Cette dernire formule a beaucoup d'importance pour Tzara, y compris postrieurement Dada. Voir O.C., t 4, pp. 301,.356 ; t 5, p 222.

    2 O.C., t 5 p 249. Ce fragment appartient un texte de 1924, diplm "Fin de Dada". Dans le premier chapitre nous avons vu comme Tzara parlait d'un homme mutil (le selfcleptomane). La vie n'est pas moins mutile ou fragmente, comme il signale ici.

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  • Nous ne croyons en rien, notre rle est de dtruire ce qu'on a fait jusqu' maintenant, en art, en religion et littrature, en musique. Nous voulons une vie nouvelle, une vie plus simple, sans hypocrisie, sans mensonges. 1

    Par consquent, il s'agit de "dtruire ce qu'on a fait jusqu' maintenant, en art, en religion ", etc. : seulement aprs cette destruction "une vie nouvelle", "plus simple" sera possible. La tche destructive de la critique Dada, que nous avons vue le long du premier chapitre, n'a pas un autre objectif qui rcuprer le contact direct et immdiat de l'individu avec l'esprit et la vie. La esthtique Dada sera prcisement une prolongation de ce sujet dans le terrain de l'art. Dans un texte intitul Un art nouveau. Deux solutions sur le principe de l'immdiat, postules par H. Arp et formules par Tristan Tzara, Arp et Tzara affirment que l'art devrait nous propulser vers le contact direct et immdiat avec la matire et la vie contact qui produira, selon eux, une vritable motion, motion laquelle aspire toute oeuvre d'art. 2Or, quelles procdures faut suivre pour effectuer une oeuvre d'art qui produit une telle motion ? Sur ce point, Tzara et Arp recommandent, au lieu de proposer un systme esthtique nouveau, de chercher avant tout la cause qui nous empche l'motion et l'liminer :

    Il ne s'agit donc pas d'amliorer, de prciser, de spcifier ou de dvelopper un systme esthtique, mais de montrer pourquoi une toile ou une sculpture ne pourra jamais nous donner l'motion directe et immdiate...3

    Ainsi, par exemple, ils observent que dans l'art, les conventions et les "problmes" artistiques empchent gravement notre rencontre avec l'motion immdiate :

    Il y a pourtant dans un tableau peint ou dans une sculpture, en principe dj, des conventions, des manques, des problmes, qui empchent l'tat

    1 O.C., t 1, p 571.

    2 Le but de toute oeuvre d'art est l'motion nous disent les deux auteurs. Et ils ajoutent immdiatement : or l'motion est d'autant plus forte que la ralit reprsente par l'oeuvre est plus immdiate, plus directe. (O.C., t 1, p 557). L'article cit dans le texte se trouve dans les O.C. , t 1, pp. 556-558.

    3 O.C., t 1, p 558.

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  • d'merveillement, d'motion qu'on a devant une fleur, devant un cristal, devant une pierre, l'motion que l'artiste attend.1 Une condition essentielle pour aboutir l'immdiat est le manque de problmes (lintervention de l'intellect pour comprendre et solutionner ces problmes nous rendra l'motion mdiate).2

    Et de ce point de vue Tzara et Arp critiquent, de mme, la convention imitative ou illusionniste dans l'art 3une des conventions fondamentales de l'art occidental depuis la Renaissance et font l'loge de l'art abstrait qui se dtache de cette tradition.

    Concrtement pour Tzara, ce type d'art, permet l'"expression immdiate" d'"expriences" et de "complexes psychologiques " : l'artiste, libr de l'obligation de "habiller l'exprience dans un objet de la nature" laisse que l'exprience prenne "forme dans sa propre sensibilit ". 4

    Mais non seulement, Tzara et Arp, rejettent les conventions stylistique ou 1 O.C., t 1, p 557.

    2 O.C., t 1, p 557.

    3Non seulement ils rejettent dj l'art imitatif proprement dit, mais toute introduction du facteur illusion dans le tableau (mme de tendances contemporaines Dada). L'illusion, nous disent Tzara et Arp, amoindrit l'motion car elle est mdiate, l'effet indirect. Voir O.C., t 1, pp. 557 et 558.

    4" elle [la tendance de l'art abstrait ] offre la possibilit d'expression immdiate pour des expriences et pour des complexes psychologiques... L'artiste n'est plus contraint d'habiller l'exprience dans un objet de la nature mais il le laisse prendre forme dans sa propre sensibilit. (O.C., t 1, p 555). En ralit, Arp et Tzara, dans le texte cit, soulignent que tout art "contient une abstraction ". de ce qu'il s'agit il faut approfondir dans cette abstraction jusqu' crer "une ralit subconsciente", o l'oeuvre se retourne plus immdiate et l'motion la plus forte. Il est pour cette raison, probablement, ce pourquoi Dada, pour Tzara, on fait "l'enseigne de l'abstraction" (Dada Zurich - Paris, p 143). Mais ne faut pas voir dans cette dfense de l'abstraction un pari par un nouveau formalisme, par un nouveau code formel. Il n'y a aucun codage formel dans Dada ; rappelons la critique qui Tzara faisait le cubisme et le futurisme tant des acadmies formelles. C'est le manque de codage formel de Dada de ce qui srement quelques critiques d'art dit qu'il n'a Dada pas style. Ainsi, Holz affirme que nunca hubo un dadasmo como tendencia estilstica dentro del arte. (Hans Heinz Holz, De la obra de arte a la mercanca, Ed. Gustavo Gili, S.A., Barcelone, 1979, p 70). Hauser, pour sa part, dit No se trataba de ningn arte ni de ningn estilo artstico en sus sentidos conocidos. Mais de l ce quil dit : El dadasmo no fue ms que una protesta enmascarada estticamente y un mero pretexto nous parat abusif. Arnold Hauser, Sociologie de l'art, vol. 5, pp. 862 et 863 respectivement.

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  • thmatiques comme l'illusion ou l'imitation, mais aussi les conventions les plus lmentaires comme celle du cadre de la peinture ou le pidestal de la sculpture :

    ... le cadre du tableau empche l'motion directe et immdiate...1

    ... l'oeuvre d'art doit tre vue de tous les cts. Seulement dans ces conditions elle peut devenir ralit.2

    Ainsi, en liminant les conventions extrieures, ce qui est cherch c'est la cration d'une oeuvre qui n'essaye pas de reprsenter la ralit (dans ses formes, relations, etc.), mais une oeuvre qui est en lui-mme une ralit complte et vitale. De cette manire, pour Tzara et Arp, l'oeuvre d'art qui est libre de conventions et de problmes et qui produit la vritable motion dans le spectateur, est aussi relle et autonome que la ralit elle-mme. De plus, pour tous les deux, la "ralit objective", en lui-mme, peut aussi tre une espce d'oeuvre d'art perspective depuis laquelle, nous ajoutons de pas, on affirme l'unit complte de vie et art :

    La ralit objective peut donc tre art en tant qu'motion parce qu'elle est de toutes les autres formes la plus immdiate. 3

    Il convient de souligner que l'ide que l'art soit ralit et la ralit soit art, ne signifie pas en aucune faon que l'art soit un calque de la ralit (de fait ainsi tomberait une autre fois dans l'art imitatif). Au contraire, cette ide est parfaitement en accord avec quelques tendances artistiques nouvelles. Nous avons dj dit, par exemple, comment Tzara voyait positivement la tendance de l'art abstrait parce que cet art permet de prsenter immdiatement complexes psychologiques et des expriences de l'artiste, et de crer directement dans la sensibilit elle-mme. Mais en allant plus loin, Tzara ajoute que l'"artiste nouveau" entre en relation immdiate avec la matire et cre directement sur elle : L'artiste nouveau proteste: il ne peint plus 1O.C., t 1, p 557.

    2 O.C., t 1, p 558. Cela est obtenu, surtout, avec la sculpture. La plus grande immdiatet dans celle-ci, est obtenu avec une "Sculpture abstraite polychrome et sans socle." La monochromie dans la sculpture est autre convention artificielle dpasser. Ibd.

    3 O.C., t 1, p 558.

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  • /reproduction symbolique et illusionniste / mais cre directement en pierre, bois, fer, tain...1

    Avant de terminer cette section sur limmdiatet, nous voudrions signaler une fois de plus la proximit de Tzara avec Bergson en ce qui concerne ce sujet. En effet, les deux sont d'accord totalement pour considrer que l'objectif de l'art est le contact immdiat avec la ralit et que ce contact est la source dmotion ou "vibration ". Voyons, par exemple, le suivant fragment de Le rire de Bergson :

    Quel est l'objet de l'art? Si la ralit venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immdiate avec les choses et avec nous-mmes, je crois bien que l'art serait inutile ou plutt que nous serions tous artistes, car notre me vibrerait alors continuellement l'unisson de la nature.2

    S'avre suprmement suggestive cette ide bergsonienne de "entrer en communication immdiate avec les choses et avec nous-mmes", parce que justement, pour Tzara, l'artiste nouveau est celui qui entre effectivement en contact direct avec lui-mme et avec la matire du monde. Et ce contact direct et immdiat sert de germe la cration de l'oeuvre et aussi de la ralit (puisque l'oeuvre est coextensive une nouvelle perception de la ralit) : on cre directement dans la sensibilit mme, dans la mme matire. 3Certainement, comme nous verrons plus proche, l o on croise l'art et la ralit, est aussi o se montre ce que Tzara appelle la "spontanit".

    1 Dada Zurich - Paris, p 142.

    2Henri Bergson, Le rire, en Oeuvres, dition du Centenaire, P.U.F., Paris, 1984, pp. 458-459.

    3Ajoutons que de cette conception de l'art, comme suggre le mme Bergson dans le fragment mentionn ci-dessus, on dduit que potentiellement tous nous sommes des artistes. En Tzara, pour sa part, est transforme cette possibilit possibilit hypothtique ou impossibilit de fait pour Bergson dans une virtualit relle. Il s'ensuit que Tzara ne voie pas, aucune diffrence de nature, par le dire ainsi, entre l'artiste cratif et le spectateur cratif ; il commente ainsi du lecteur : l'esprit du lecteur n'est pas immobile. Il marche plus lentement, mais dans la mme direction que le train des crateurs. Ceux qui connaissent cet exemple de la Thorie d'Einstein sauront pourquoi la relativit s'applique surtout aux mouvements d'ides. O.C., t 1, p 615.

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  • 2.3.2 Spontanit

    La spontanit ide que Tzara revendique avec force surtout partir de l'anne 1921 est un des mots qui plus ont troitement t attachs Dada. Qu'est-ce que comprend Tzara par spontanit? Nous parlions avant du contact direct avec les choses et avec nous-mmes. La spontanit, pour Tzara, est justement celle qui nous permet, comme nous verrons dans la premire citation, " la communion intime de l'me avec les choses ", tout comme nous fournit la rencontre avec nous-mmes, travers "tout ce qui sort librement de nous-mme ", comme on voit dans la deuxime :

    La spontanit ferme le circuit des problmes et le monde que chacun cre en soi-mme, purifie l'oeuvre d'art et engendre la communion intime de l'me avec les choses. C'est le grand principe du subjectivisme, la noble force de la ralit, la connaissance de l'individu, qui caractriseront l'art venir.1

    Ce que nous voulons maintenant c'est la spontanit. Non parce qu'elle est plus belle ou meilleure qu'autre chose. Mais parce que tout ce qui sort librement de nous-mme sans l'intervention des ides spculatives, nous reprsente.2

    De quelle manire apparat cette spontanit? Ces mmes citations donnent quelques cls : la spontanit apparat seulement le " fermer au circuit de problmes" (d'ordre esthtique ou d'autres) et en excluant "l'intervention des ides spculatives" seulement ainsi pousse "le monde qui chacun cre en lui-mme" qu'il est l'origine du vritable art. 3Par consquent, pour Tzara, l'artiste doit crer au-dessus des rglements intellectuels ou moraux, et aussi au-dessus des rglements de beau ce qui est au dessus des rglements du

    1 O.C., t. 1, p. 412.

    2 O.C., t. 1, p. 421.

    3L'artiste nouveau, en effet, cre un monde : Le peintre nouveau cre un monde ... une oeuvre sobre et dfinie, sans argument. Mais ce monde, comme nous verrons dans l'art cosmique, est ouvert aux autres : Ce monde n'est pas spcifi ni dfini dans l'oeuvre, appartient dans ses innombrables variations au spectateur. (Les deux citations en Dada Zurich - Paris, pp. 142 et 143 respectivement). Ainsi, donc, ce monde qui croit chacun non seulement nous unit au monde mais aussi aux autres individus, comme l'oeuvre ou le monde que cre l'artiste.

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  • Beau ! et de son contrle. 1) En ce sens, Tzara fait l'loge Picabia qui "ne contrle pas ses motions" (du point de vue morale ou esthtique), et Arp qui cre ses oeuvres "sans aucune proccupation des lois esthtiques " :

    [Picabia] Il crit sans travailler, prsente sa personnalit, ne contrle pas ses sensations.2

    La traduction que Arp donne de ses tats desprit momentans, sans aucune proccupation des lois esthtiques, une sorte de transposition immdiate et naturelle sortant des mouvements de ses mains, est un lment nouveau et prcieux en art car il nous apprend que les cheveux et les ongles poussent sans volont et sans contrle, librement, et que la beaut n'est que la constatation d'une vitalit, sans effort. 3

    Ainsi, libr de problmes ides spculatives, lois esthtiques ou conventions, l'artiste, selon Tzara, effectue "une sorte de transposition immdiate" de "ses tats" momentans de l'esprit ; transposition qui n'est que la prsentation de la personnalit de l'artiste (disait dj dans une citation prcdente : tout ce qui sort librement de nous-mme nous reprsente.). 4

    Or, ajoutons tout de suite que ces tats momentans de l'esprit sont de mme les tats momentans du corps, il s'ensuit que, pour Tzara, celui-l

    1 Dada Zurich - Paris, p 178.

    2 O.C., t. 1, p. 407.

    3 O.C., t 1, p 611. Tzara est ferme en ce qui concerne le rejet de toute loi esthtique qui prtend tre absolue : il n'y a pas de lois tout acte nous est permis, employons tous les moyens... Dada Zurich - Paris, p 189.

    4Il convient d'ajouter que la spontanit n'a rien voir avec ce qui est "automatique " compris dans le sens de "mcanique". Par consquent, nous ne sommes pas d'accord, par exemple, avec Gaucheron quand il signalera que la spontanit non contrle, si on peut dire vhicule tous les automatismes acquis par ducation, que ce soit au niveau des ides ou au niveau des sentiments. (Gaucheron, "Esquisse pour un portrait", Europe, n. 555-556, p 50). La spontanit nat quand on abandonne les schmas culturels : logiques, esthtiques, moraux, etc., et est tabli un lien immdiat avec l'esprit et le corps. Et comme deux ongles n'ont jamais prcisement la mme manire, la mme chose se produit avec les tats d'esprit (deux tats de joie ou de tristesse ne sont jamais prcisement gaux). L'art de la spontanit, uni immdiatement avec l'esprit et le corps, n'est jamais mcanique une autre chose est l'identification verbale, logique ou culturelle a posteriori des ongles ou de deux tats d'esprit, dont justement la spontanit s'chappe.

    119

  • "transposition immdiate et naturelle" sorte directement "des mouvements de ses mains". En effet, le sujet du corps est essentiel pour comprendre l'ide de spontanit en Tzara : la "vitalit" de la personnalit de l'artiste affirm, selon Tzara, travers son oeuvre d'art est la mme vitalit grce laquelle croissent les cheveux et les ongles. 1Et il est probablement dans cette perspective que nous pouvons comprendre la formule de Tzara "la pense se fait dans la bouche" formule laquelle retourne rptes fois pendant et aprs l'poque Dada pour souligner le caractre spontan de penser, mais aussi pour souligner son caractre immanent, corporel. Voyons le premier expos de cette formule tout comme deux commentaires postrieurs sur cette dernire, une pendant l'poque Dada et autre postrieure elle, respectivement :

    Faut-il ne plus croire aux mots? Depuis quand expriment-ils le contraire de ce que l'organe les met, pense et veut? / Le grand secret est l: / La pense se fait dans la bouche.2

    J'ai crit il y a quelques annes La pense se fait dans la bouche , car je voulais accentuer le ct mystrieux de la cration artistique et de la personnalit. L'ide, prconue et immuable des notions abstraites, entrane forcment une mcanisation de la pense. Or, la varit et le mouvement expriment mieux la circulation du sang et de la vie.3

    La phrase que j'avais crite en 1920: la pense se fait dans la bouche , avait galement pour but de dgager la posie de ses contingences littraires, de mettre l'accent sur son caractre inventif et spontan et surtout de replacer la pense au niveau de l'homme, en dtruisant le faux prestige idaliste qui prtendait lui assigner comme origine une sorte

    1En Tzara il y a une revendication de cette connexion directe entre l'acte de cration et les organes ou les processus corporels ce qui dans quelques cas produit un certain effet iconoclaste : J'cris parce que c'est naturel comme je pisse, comme je suis malade. (Dada Zurich - Paris, p 178). Pour Tzara, Arp dessine sans intermdiaire, comme si de son index il coulait du noir de pinceau. (O.C., t 1, p 625). Arp est d'accord pour revendiquer cette connexion : La posie automatique sort en droite ligne des entrailles du pote ou de tout autre de ses organes qui a enmagasin des rserves. Jean Arp, Jours Effeuills, Gallimard, Paris, 1966, p 309.

    2 O.C., t. 1, p. 379.

    3 O.C., t. 1, p. 614.

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  • dinspiration de nature supra-humaine. 1

    Ainsi, pour Tzara, la pense qui "se fait dans la bouche", est libre de la mcanisation et la fausse idalit, se situe "au niveau de l'homme" et "de la varit et du mouvement" qui caractrisent la vie. On affirme, avec tout cela, le caractre immanent, vital, inventif ou spontan de penser et du monde. Tel penser spontan insparable du corps, de l'"organe " dont merge est fondamentalement crative, est dj posie.

    L'art spontan pos par Tzara, est par consquent un art immdiatement uni avec les choses et avec nous-mmes (avec les tats momentans de notre esprit et de notre corps). Et de ce point de vue, probablement, nous pouvons clairement comprendre ce qui disait Tzara dans le premier fragment que nous citons dans cette section : "C'est le grand principe du subjectivisme, la noble force de la ralit, la connaissance de l'individu, qui caractriseront l'art venir." C'est--dire, pour Tzara, l'art venir qui est l'art de la spontanit, est l'art du "sujet" qui est capable, la fois et immdiatement, de saisir la force noble de la ralit et de connatre son individualit propre.

    Bergson dit : " l'art vit de cration et implique une croyance latente la spontanit de la nature." 2 En ce sens, une des caractristiques remarquables de l'art conu par Tzara est que dans lui cette "croyance" dans la spontanit tant de la personnalit ou de l'esprit - corps de l'artiste comme de la matire du monde (ou, ce qui vient tre la mme chose, la nature, comme dit Bergson), est ouvertement affirm et il est port ses dernires consquences. Et Tzara ne cessera pas d'avoir, pendant toute la priode Dada, une confiance absolue en cet art de la spontanit,3 qui est aussi l'art de la prsentation immdiate des forces de la nature.

    1 O.C., t 5, p 18. Voir aussi O.C., t 4, p 368 o Tzara dit : "L'acte spontan du penser".

    2Bergson, L'volution cratrice, P.U.F, Paris, 1994, p 45.

    3 Tzara lui-mme dit, par exemple : croyance absolue indiscutable dans chaque dieu produit immdiat de la spontanit: DADA (Dada Zrich-Paris, p. 144). Par contre il montrera son je dplais par les oeuvres rsultant de recherches systmatiques : La diffrence entre l'art latin (simplicit active) et l'art allemand, rsultat de recherches lourdes et systmatises jusqu' ne plus distinguer travail d'tincelle cratrice, est dfinie par la spontanit. O.C., t. 1, p. 412.

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  • 2.3.3 Linstantan ou le devenir

    Comme il est dj entrevu clairement dans la section prcdente, l'art de la spontanit est aussi l'art de linstantan ou de devenir. Effectivement, dans la section prcdente nous avons vu comment notre auteur apprciait la "traduction " qui fait Arp de ses tats spirituels "momentans ". 1 Tzara, une autre occasion, dit : "Le pote se laisse traner au hasard de la succsivit et de limpression." . 2 Par consquent, l'art Dada est consacr la transposition des tats spirituels tats instantans qui, d'autre part, ne sont que reflets de devenir du monde. De fait, Dada mme est, comme nous avons vu, un esprit en mouvement continu et autornovateur qui se transforme continuellement comme "camalen du changement rapide ", selon les vnements et les personnalits qui le composent. Par consquent, nous pouvons affirmer sans risque erreur que l'art conu par Tzara est un art immanent au monde, consacr l'expression immdiate de linstantan ou du devenir de l'esprit et du monde contrairement l'art qui prtend crer des oeuvres ternelles et immuables, art que nous pourrions adjectiver d'idaliste et transcendant.

    Il convient de souligner que le style de Tzara, volontairement htrogne lui-mme et mme, dans une certaine mesure, chaotique caractristique qui est observe dans la majorit de ses textes mais surtout dans les manifestes est, d'une certaine manire, une mise en pratique de cette ide de l'art de linstantan ou des tats momentans de l'esprit. Pourquoi Tzara a invent et a-t-il utilis ce style tellement trange, tellement inhabituel o se mlangent-ils et superposent-ils les diffrents types (potiques, critiques, humoristiques), les diffrents niveaux (images concrtes et concepts abstraits) et diffrentes vitesses ? 3 Il convient ici de mentionner une fois de plus Bergson celui qui 1Voir aussi le fragment suivant : [Arp] dessine sans intermdiaire ... Une transformation latente largit sa richesse d'images inattendues, de ses instants varis ... O.C., t 1, pp. 625.

    2 Dada Zurich - Paris, p 134.

    3En ce qui concerne la vitesse, Marc Dachy observe que la posie de Tzara prcipite "la posie franaise dans une acclration sans gale." Il observe de mme : Exprimentateur audacieux, Tzara mne le vers libre son ultime consquence, un affolement du matriau plein d'nergie, offrant la littrature une complexit de sens vertigineuse, un rythme indit dans l'organisation des chanes de substantifs. Marc Dachy, Dada et les dadasmes. p 86.

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  • parle de "la continuit indivisible, et par l substantielle, du flux de la vie intrieure", ainsi que de " l'htrognit radicale des faits psychologiques profonds". 1 En effet, si nous repensons le style de Tzara comme transposition immdiate de la vie intrieure en lui-mme il remplit de sauts et mlanges niveaux, vitesses, etc., nous pouvons s'interroger : est rellement tellement trange, tellement inhabituel le style de Tzara ? Notre conversation elle-mme quotidienne, par exemple, n'est pas pleine sauts semblables et mlanges ? En ce sens, nous pourrions mme penser qu'est, en ralit, notre habitude de vouloir voir dans une oeuvre ou dans un texte crit quelque chose formellement bien construit, celui qui nous empche de voir le naturel profond des textes de Tzara textes qui n'ont pas une autre fin qui saisir et affirmer, dans son intensit maximale, le mouvement continu de l'esprit, de la pense et de la sensation. 2

    Mais l'art Dada, en mme temps prsente les moments personnels, prsente les moments de devenir du monde, puisque tous les deux sont troitement impliqus. Par exemple, Schwitters utilisait volontairement dans ses oeuvres matrielles trs disparates, quelques vieux ou y compris sales. Voyons le commentaire de Tzara sur cet artiste :

    Ses tableaux sont faits avec des moyens... naturels, l'aide de tout ce qu'il trouve dans la rue. Des morceaux de mtal rouills, des cadenas, des roues casses. Ses tableaux ne sortent pas neufs de son atelier, comme chez les autres artistes, pour vieillir ensuite, mais moiti casss, rouills et salis, car dit-il, tout s'use et il n'y a rien de parfaitement propre dans la vie, ni les hommes, ni les meubles, ni les sentiments. 3

    Ainsi, une fois de plus, l'tranget que produisent les oeuvres de Schwitters n'est absolument le rsultat de la recherche de ce qui est rare ou inhabituel, 1Pour la premire citation de Bergson, voir La pense et le mouvant, P.U.F, Paris, 1990, p 27. Pour la seconde, l'Essai sur les donnes immdiates de la conscience, p 150. La seconde citation fait partie d'une prsentation de sa conception de la dure : notre conception de la dure ne tend rien moins qu' affirmer l'htrognit....

    2Comme Tzara dit aprs Dada, en ce qui concerne la posie : la posie est intensit et transparence de la pense. La posie, pour Tzara, porte la pense sur le terrain des sensations. O.C., t 5, p 125.

    3 O.C., t 1, p 604. Les points suspensifs sont de Tzara.

    123

  • mais de tout au contraire : elles ne font pas une autre chose qui exprimer immdiatement les tats momentans de la matrialit du monde, en sortant de d'eux toute l'intensit des choses, pour le dire ainsi, vivants. De ce point de vue, la question qui pose Tzara, aprs le fragment mentionn ci-dessus sur le Schwitters, est totalement naturelle :

    Pourquoi les artistes ont-ils la prtention de crer une chose matriellement propre et ternellement neuve? L'art a prvu depuis longtemps le ct subtil et indfinissable de la relativit d'Einstein. 1

    L'art Dada, de cette manire, donne le dos l'art qui cherche ce qui est propre, ce qui est dfinitif, ce qui est parfait, et cherche de nouveaux modes d'expression qui rendent compte de l'intensit de linstantan, de ce qui est caduque, de ce qui est relatif. Dans cette perspective, il est logique que, comme dit Tzara, les oeuvres dadastes : " n'taient destines ni la vente ni tre conserves." 2Effectivement, beaucoup d'oeuvres dadastes, qu'exprimaient des tats instantans de l'esprit et des choses, taient des oeuvres fondamentalement caduques qui au bout d'un certain temps cessaient, littralement, d'exister. En ce sens, Tzara, avec d'autres dadastes, craient beaucoup d'oeuvres occasionnelles, faites seulement pour tre insres dans limmdiatet d'une session dadaste : pomes, manifestes, pices thtrales, musique, dcors, vestiaires, masques, etc. un exemple concret d'oeuvre essentiellement caduque, nous le trouvons dans un tableau de Picabia :

    Picabia ... montra des tableaux parmi lesquels tait un dessin la craie sur un tableau noir, et qui fut effac sur la scne. Cela voulait dire que ce tableau n'tait valable que pendant les deux heures qui suivait la manifestation.3

    Un autre exemple est constitu "par la machine diabolique " construite par Tzara pour mettre des phrases sur "les objectifs de Dada" :

    J'ai invent l'occasion de cette soire une machine diabolique compose

    1 Ibd.

    2 O.C., t 4, p 557.

    3 O.C., t. 1, p. 593.

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  • d'un klaxon et de 3 chos successifs et invisibles pour imprgner dans l'esprit du public quelques phrases sur les buts de Dada. Celles qui firent plus de sensation taient: Dada est contre la vie chre , Dada Socit anonyme pour l'exploitation du vocabulaire et Dada est un microbe vierge .1

    Nous pourrions considrer que si ces oeuvres sont intrinsquement caduques, est probablement parce qu'elles expriment l'intensit de chaque tat momentan de l'esprit et des choses dans toute sa plnitude, il est parce qu'il s'agit d'exprimer et d'affirmer, comme dit Tzara, "la vitalit de chaque INSTANT" et de cette faon de la vie complte, dans son mouvement incessant : "... savoir qu' chaque instant perpetua mobilia c'est aujourd'hui." 2 Dans un mot, l'oeuvre de linstantan signifie aussi l'instantaneidad de l'oeuvre : l'intensit de linstantan, dans toute sa plnitude, peut seulement tre exprime travers son instantanit mais cette intensit on transmet avec toute efficacit aux spectateurs, des participants de les sessions Dada, ceux qui vivent avec tout son corps et esprit du nouvel art avec les dadastes. 3

    2.3.4 L'intensit ou la vitalit

    Et ainsi, nous arrivons au point sans doute essentiel de la pense esthtique mais aussi thiquede Tzara : l'intensit ou la vitalit. Pendant la priode Dada, Tzara revendique maintes et maintes fois l'intensit et lie cette revendication avec Dada. Le premier manifeste commence dj Dada dire : DADA est notre intensit; de mme la dictature de l'esprit est l'affirmation de l'intensit. Alors, quest-ce que l'intensit?

    1 O.C., t. 1, p. 595.

    2Tzara dit en effet : nous affirmons la vitalit de chaque INSTANT. Dada Zurich - Paris, p 179. La citation suivante est en O.C., t 1, p 408.

    3Tzara s'intressait profondment aux sensations momentanes non seulement des artistes mais aussi des spectateurs. Ainsi, l'artiste nouveau, qu'il cre directement dans la matire, cre des organismeslocomotives [sic] pouvant tre tourns de tous les cts par le vent limpide de la sensation momentane. Dada Zurich - Paris, p 142.

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  • Nous avions dit que l'art nouveau tait pour Tzara la transposition ou la prsentation immdiate de la personnalit de l'artiste (ou de ses tats momentans de l'esprit et du corps). Dans le fragment suivant, Tzara clarifie que, plus prcisement, ce qui est exprim travers cette transposition est l'intensit ou la vitalit de la personnalit de l'artiste:

    Le Beau et la Vrit en art nexistent pas; ce qui m'intresse est l'intensit d'une personnalit, transpose directement, clairement, dans son oeuvre, l'homme et sa vitalit, l'angle sous lequel il regarde les lments et la faon dont il sait ramasser dans le panier de la mort les sensations et les motions, ces dentelles de mots.1

    L'intrt de Tzara, de cette manire, est situ dans "l'intensit d'une personnalit", "l'homme et sa vitalit", "les sensations et les motions" ; pour lui les questions logiques ou formelles poses en termes de Beau et de Vrit perdent compltement leur importance. Nous pouvons dire qu'il s'agit ici dune vraie esthtique de l'intensit. Tzara trouve un des exemples de cette esthtique en Rousseau, dans l'oeuvre duquel, malgr (ou merci a) les imperfections formelles, on exprime l'intensit dans toute sa puissance "intensit qui engendre un nouvelle esthtique " :

    Comment ne pas aimer Rousseau dont l'esprit est ouvert tout le monde ! Sa sincrit et ses gots sans prtention l'assimilent une grande ligne de Franais dont on peut dire que le manque de moyens techniques n'empche pas un sentiment trs fort de s'exprimer, la quantit d'humanit contenue explose tout prix, mme sous des formes imparfaites. Cette gaucherie prend alors une intensit qui engendre une nouvelle esthtique. C'est la plnitude d'un homme heureux dans l'quilibre de ses fonctions qui s'extriorise sans embarras.2

    Ainsi, l'intensit de l'artiste "explose tout prix, mme sous des formes imparfaites". Limportant ne sont jamais les formes, mais l'intensit, puisque, comme dit Tzara dans un autre lieu : " les oeuvres fortes et les intentions artistiques s'imposent purement par leur propre intensit." 3La beaut, en 1 O.C., t. 1, p. 422.

    2 O.C., t. 1, p. 608.

    3 O.C., t 1, p 615. Tzara voit un essai de cela dans le bon accueil qu'a obtenu en France, malgr la langue, un groupe de thtre russe. De l aussi l'importante observation dont "l'art n'a pas de patrie

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  • Tzara, n'est pas dj dfinie comme une question formelle mais vitale : "la beaut n'est que la constatation d'une vitalit sans effort.." 1Ou, autrement dit, la beaut est l'affirmation spontane de l'intensit. De cette manire, comme il dit dans un texte avec lequel il ouvre le premier numro de sa revue Dada (juillet 1917), l'art pour Tzara est quelque chose complte, abondance dans son intensit, dans sa vitalit, et qui n'a besoin d'aucune explication :

    L'art est prsent la seule chose construite, accomplie en soi, dont on ne peut plus rien dire, tellement richesse vitalit sens sagesse: comprendre, voir.2

    Nous soulignions que, malgr la manire par laquelle Tzara l'expose, ce serait une erreur grave croire que celui-l "intensit de la personnalit" de l'artiste est la vitalit exclusivement personnelle de l'artiste. Et il est parce que l'artiste de l'intensit qui est aussi l'artiste de limmdiatet, de la spontanit, et de l'instantaneidad il est toujours en communication avec les personnes et les choses qui l'entourent, et recueille immdiatement les forces ou les intensits qu'elles contiennent. Nous pouvons mme dire que la source de son intensit est cette communication. C'est pourquoi, il est fondamental :

    Savoir reconnatre et cueillir les traces de la force que nous attendons, qui sont partout, dans une langue essentielle de chiffres, graves sur les cristaux sur les coquillages les rails...3

    Par consquent, l'artiste de l'intensit est celui qui exprime non seulement l'intensit de sa personnalit mais aussi celle du monde ou plutt, ces deux sont indiscernibles en tant qu'intensit.

    spcifique ". Ibd.

    1 O.C., t 1, p 611. En ce sens, Tzara dit en 1929 : Si une opposition sourde se manifeste contre l'laboration de nouveaux critres esthtiques, c'est en vertu de ce principe de vitalit qui veut qu'au mme degr de puissance beaut et laideur soient ambivalentes... O.C., t 4, p 312.

    2 Dada Zurich - Paris, p 98. Il est, sans doute, par cette plnitude vitale, par cette intensit que les dadastes proclament l'art selon Tzara comme seule base d'entendement. Voir Dada Zurich - Paris, p 143.

    3 Dada Zrich-Paris, p. 167.

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  • Saisir et exprimer au-dessus des questions de forme l'intensit ou la force tant de lui-mme comme du monde qui l'entoure, celui-l est la tche de l'artiste selon Tzara. Pour notre part, nous pouvons ajouter que cette ide esthtique de Tzara parat se situer au sein d'un grand courant artistique moderne dans celle qui se situe Millet et Czanne, entre beaucoup de d'autres et extraire de d'elle admirablement son leitmotiv. Ou, au moins, c'l'est ce qui nous fait supposer le suivant commentaire de G. Deleuze et F. Guattari :

    Il arrive au peintre Millet de dire que, ce qui compte en peinture, ce n'est pas ce que porte un paysan, par exemple, objet sacr ou sac de pommes de terre, mais le poids exact de ce qu'il porte. C'est le tournant post-romantique: l'essentiel n'est plus dans les formes et les matires, ni dans les thmes, mais dans les forces, les densits, les intensits. ... Peut-tre faudra-t-il attendre Czanne pour que les rochers n'existent plus que par les forces de plissement qu'ils captent, les paysages par des forces magntiques et thermiques, les pommes par des forces de germination: forces non visuelles, et pourtant rendues visibles. 1

    Retournons Tzara. Bien qu'il soit clair que l'art pour Tzara est l'art de l'intensit de la personnalit et du monde, nous il reste considrer la question : pourquoi cet art de l'intensit? Nous savons dj qu'il ne s'agit ici d'aucun "art par l'art", mais d'un art de et pour la vie l'art de l'intensit apparat dans le centre de la vie et agit avec celle-ci, immdiatement. L'art pour Tzara ne cherche jamais se situer au-dessus de la vie :

    L'art n'est pas la manifestation la plus prcieuse de la vie. L'art n'a pas cette valeur cleste et gnrale qu'on se plat lui accorder. La vie est autrement intressante. Dada se vante de connatre la juste mesure qu'il faut donner l'art; il l'introduit avec des moyens subtils et perfides dans les actes de la fantaisie quotidienne. 2

    l'artiste dadaste lintresse l'art parce que celui-ci est surtout une question de vie, c'est--dire, d'une vie plus intense : " Ce qui intresse un dadaste est sa 1G. Deleuze et F. Guattari , Mille plateaux, Les ditions de Minuit, Paris, 1980, p 423. Voir aussi le commentaire de Mireille Buydens en Sahara. L'esthtique de Gilles Deleuze, J Vrin, Paris, 1990, p 121.

    2 O.C., t 1, p 421. Une partie de ce fragment nous l'avons dj cit dans le point 1.5.1.

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  • propre faon de vivre." 1Et, dans ce point, Tzara concide compltement avec Nietzsche celui qui reconnaissait dans l'art, dans la connaissance et dans la morale "l'intention de retourner la vie plus intense", et dnonait auxquelles ils considraient l'art (et les deux autres lments) comme quelque chose important et sacr, en l'opposant la vie :

    L'art, la connaissance, la morale, sont des moyens: au lieu de reconnatre en eux lintention de rendre la vie plus intense on les a mis en rapport avec une opposition de la vie, avec Dieu ...2

    L'art de l'intensit est celui qui retourne la vie la plus intense. 3Et puisque l'intensit de l'artiste est dans perptuelle (et directe) communication avec les forces qui l'entourent, cette intensification de la vie implique non seulement la vie de l'artiste mais aussi tout ce qui l'entoure, et surtout, aux autres individus. Ainsi, lesthtique de l'intensit est logiquement une thique de l'intensit et Tzara ne cesse pas d'insister sur cette dimension thique du nouvel art, en exprimant cette dimension avec le terme de "fraternit" :

    Le peintre doit peindre. Dans la simplicit de ce principe pouss jusqu' sa plus primitive intensit il veut agir moralement sur l'homme.4

    Nous voulons rendre les hommes meilleurs, quils comprennent que la seule fraternit est dans un moment dintensit o le beau est la vie concentre ...5

    1 O.C., t 1, p 424. Ide qui cadre avec laquelle prsente Dada comme "notre intensit."

    2F. Nietzsche , La volont de puissance, Le livre de poche, Paris, 1991 traductions bases en la premire dition allemande de 1901, II, 187, p 206 (dans la version de Gallimard "Tel", I, 280, p 126). il Est trs possible que Tzara connaisse cette dition franaise, bien qu'il soit de mme possible qu'il la lise en allemand, vu ses connaissances dans cette langue. En tout cas comme on voit dans la citation prcdente Tzara rejette "la valeur cleste" de l'art, et insre celui-ci "dans les actes de la fantaisie quotidienne".

    3Nous reconnaissons volontairement la circularit avec laquelle nous nous rfrons l'intensit (intensit par les intensits). Cet aspect circulaire de l'intensit a t comment par Klossowski dans une oeuvre sur Nietzsche. Par exemple, il nous dit : Pour qu'elle soit communicable, l'intensit doit se prendre elle-mme pour objet et ainsi revenir sur elle-mme. Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, Paris, 1969, p 97 (voir aussi des pages suivantes).

    4 O.C., t. 1, p. 556.

    5 Dada Zurich - Paris, p 98. Peut-tre il surprenne ici le caractre positif du beau, ce que dans la

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  • Seulement quand "le beau est la vie concentre", c'est--dire, quand le beau est la maximale intensit vitale, quand l'art se croise avec la vie, seulement en ce moment apparat une vritable union ou une "fraternit" entre des hommes libres, hommes chargs de vitalit. En cela consisterait lesthtique et l'thique de Tzara. Et c'est maintenant le moment de voir en dtail les procdures artistiques concrtes, utiliss par Tzara et les dadastes, pour faire apparatre le "moment d'intensit".

    premire citation de cette section Tzara rejetait. Le Beau, nous disait, n'existe pas. Mais il faut aussi tenir compte que Tzara parle alors du beau en majuscules avec toute la connotation de la vieille esthtique idaliste (comme confirme son compagnon, aussi en majuscules, la vrit). Nous avons dj vu comme la beaut, en la nouvelle esthtique, est vital, non formelle. Et c'est ce qui est apprci dans cette citation.

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  • 2.4 lments d'un nouvel art primitif

    2.4.1 Un nouvel art primitif

    Tzara et les dadastes ont matrialis cet art de l'intensit de diffrentes manires, et spcialement dans les exprimentations collectives dans le Cabaret Voltaire et les manifestations dadastes : recitacin de manifestes et de pomes, pices de thtre, danses, etc. (bien que les genres, souvent, se retournaient indistincts selon la conception propre de l'art Dada). Quelles sont, pour Tzara, les ides qui promeuvent ces activits activits qui, travers les manires souvent nouvelles, provoquaient des forts ractions surprise, rire, fureur et fascination entre les spectateurs ?

    Nous avons vu comment Tzara soulignait la ncessit de se librer des conventions, des lois et des problmes esthtiques, et aussi la ncessit de sortir de la conception de l'art de la Renaissance: art comme imitation ou reprsentation de la ralit. Mais, comment crer un art nouveau libre des conventions esthtiques et culturelles europennes? cet effet, Tzara, d'abord, propose d'apprendre des cultures primitives ou prmodernes qui ne sont pas (ou encore ils n'taient pas) rgies par ces conventions. Ainsi, par exemple, pour un nouveau thtre il est ncessaire de tenir compte que premirement le thtre n'tait pas "une imitation romantique de la vie", et avait "toute la vigueur naturelle", ou comme divertissement ou comme posie. Et la posie elle-mme, souligne Tzara d'autre part, tait premirement insparable de la danse, la religion, la musique et le travail : unie immdiatement avec la vie, il tait absolument vital. Et ainsi, il dit Tzara, en apprenant de ces formes primaires de l'art, "Dada fait retourner tout une simplicit initiale" :

    Le thtre. Puisqu'il reste toujours attach une imitation romantique de l vie, une fiction illogique, donnons-lui toute la vigueur naturelle qu'il et d'abord: qu'il soit amusement ou posie.1

    La posie vit d'abord pour les fonctions de danse, de religion, de musique,

    1 O.C., t. 1, p. 397.

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  • de travail.1

    En art, Dada ramne tout une simplicit initiale mais relative. Il mle ses caprices au vent chaotique de la cration et aux danses barbares des peuplades farouches.2

    De ce point de vue, il est totalement cohrent qui Tzara montrerait un intrt profond et authentique pour les arts et les cultures "primitives", spcialement les africaines et ocaniques auxquelles Tzara appelle gnralement conjointement "noires", 3(et par les arts anciens et mdivaux, prcdents la Renaissance, spcialement l'art gyptien, byzantin et gothique), et qui prendrait celles-ci, d'une certaine manire, comme exemples. Aprs Dada, Tzara lui-mme il explique clairement la raison de ces intrts : dans ces peuples on conservait "une sorte d'explosion de la libert" avec tout naturel, et en ces derniers l'art uni avec les fonctions sociales et religieuses tait "l'expression mme de leur vie" :

    Dada prconisait l'art et la littrature ngres, non seulement parce que les expressions artistiques et littraires des peuples africains et ocaniens taient considres comme primordiales sur l'chelle de l'volution humaine, mais aussi parce que Dada essayait d'identifier sa manire mme de s'exprimer la mentalit expansive des primitifs sous les aspects de danse et d'invention spontanes.4

    ... je me suis intress trs tt l'art africain, depuis 1916, j'ai toujours t 1 O.C., t. 1, p. 401.

    2 O.C., t. 1, p. 421.

    3En effet, Tzara inclut dans l'art noir ce qui est ocanique. Les cubistes, travers lesquels, on a connu l'art primitif, comprenait dans le premier groupe aussi le deuxime. Bien que, comme signale Tzara, il soit l'Afrique qui a influenc surtout l'art moderne. (Voir O.C., t 4, pp. 300 et 511). Notre auteur non seulement tait intresss par ce type d'art mais aussi par la culture qui l'entoure. Ainsi, a commenc lire la revue suisse ethnographique Anthropos juste aprs avoir arriv Zurich.(Voir Bhar, O.C., t 4, p 656). Nous ajouterons que Tzara n'tait pas lunique qui s'intressait ces cultures : elles ont fait partie des intenses conversations dadastes, comme rappelle Janco : " Al conocer el arte prehistrico, el arte infantil, el primitivo, las artes populares; a travs de largas noches de discusin sobre el arte abstracto. Marcel Janco, Dad a dos velocidades ", dans Dad Documentos, p 190.

    4 O.C., t. 5, p. 509.

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  • attir par le peuple noir qui incarnait, du temps de Dada encore, une sorte d'explosion de la libert, sur un plan trs proche de la nature. J'ai mme adapt de la posie noire.1

    ... l'art des peuples primitifs, imbriqu dans les fonctions sociales et religieuses, apparaissait [a Dad] comme l'expression mme de leur vie.2

    Pourquoi dans l'art de ces peuples maintient-il cette vitalit, cette "explosion" de libert? Pour Tzara est parce que dans ces cultures on maintient le lien primordial de l'art et la vie, et parce que, entre autres, son art n'est pas limit par les conventions et les lois esthtiques modernes de l'art imitatif ou illusionniste. 3Par exemple, selon Tzara, les africains et les ocaniques, librs de cette convention illusionniste, si leur intresse la tte la taillent simplement en concentrant sa vision sur la tte :

    Mon autre frre est naf et bon et rit. Il mange en Afrique ou au long des les ocaniennes. Il concentre sa vision sur la tte, la taille dans du bois dur comme le fer, patiemment, sans se soucier du rapport conventionnel entre la tte et le reste du corps.4

    Et cette libert expressive, selon Tzara, se trouve non seulement dans les cultures africaines et ocaniques, comme nous signalons : l'art gyptien, byzantin et gothique, n'taient pas non plus soumis encore "latavique sensibilit" qui a domin par