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par  Marco FOCCHI Psychanalyste. Membre de l'Association Mondiale de Psychanalyse et Président de l'École Lacanienne de Psychanalyse en Italie.                                                                                                                Rencontres avec la sexualité                                           ACTES DU PONT FREUDIEN ACTES DU PONT FREUDIEN                           CONFÉRENCE ET SÉMINAIRES                           CONFÉRENCE ET SÉMINAIRES « Il n'y a pas de rapport sexuel » Réalisé par : Madjid movahed khah 26 26 26  ème  rencontre : 14, 15 et 16 novembre 2008, Montréal Séminaire du Champ Freudien Fernando Botero, Les danseurs, 2002

Acte 26 Marco Focchi Il n'y a Pas de Rapport Sexuel

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Page 1: Acte 26 Marco Focchi Il n'y a Pas de Rapport Sexuel

par Marco FOCCHI Psychanalyste. 

Membre de l'Association Mondiale de Psychanalyse et Président de l'École 

Lacanienne de Psychanalyse en Italie. 

                                                                                                               

Rencontres avec la sexualité

                                          ACTES DU PONT FREUDIENACTES DU PONT FREUDIEN                          CONFÉRENCE ET SÉMINAIRES                          CONFÉRENCE ET SÉMINAIRES

« Il n'y a pas de rapport sexuel »

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26 ème rencontre : 14, 15 et 16 novembre 2008, MontréalSéminaire du Champ Freudien

Fernando Botero, Les danseurs, 2002

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1re rencontre : février 1998 – Marie­Jean SAURET

Agressivité et passage à l’acte.

2e rencontre : octobre 1998 – Jacques BORIE

Les cernes de la dépression.

3e rencontre : février 1999 – Miquel BASSOLS

De la panique à l’angoisse.

4e rencontre : mai 1999 – Antonio DI  CIACCIA

Les psychoses et la question du traitement analytique.

5e rencontre : octobre 1999 – Ronald PORTILLO

L'inconscient et ses formations.

6e rencontre : février 2000 – Marie­Hélène BROUSSE

D'une approche œdipienne de la féminité à une approche au­delà de l’Œdipe : l'avancée de Jacques Lacan.

7e rencontre : mai 2000 – Graciela BRODSKY

Symptôme et sexuation : symptôme masculin,  symptôme féminin.

8e rencontre : octobre 2000 – Beatriz UDENIO

La clinique différentielle des névroses.

9e rencontre : février 2001 – Alexandre STEVENS

La clinique différentielle des psychoses.

10e rencontre : avril 2001 – Esthela SOLANO­SUAREZ

La perversion.

11e rencontre : octobre 2001 – Vicente PALOMERA

Entrée, travail, sorties de l'analyse : la passe.

12e rencontre : février 2002 – Maria Cristina AGUIRRE

La séance analytique avec les enfants.

13e rencontre : mai 2002 – Alfredo ZENONI

Le transfert.14e rencontre : octobre 2002 – Alain MERLET

Les phénomènes psychosomatiques.

15e rencontre : Juin 2003 – Miquel BASSOLS

Le corps et ses jouissances.

16e rencontre : Octobre 2003 – Hervé CASTANET

Anorexie et boulimie. (Acte non publié).

17e rencontre : Mai 2004 – Laure NAVEAU

L’enfant, entre la mère et la femme.

18ème rencontre : Octobre 2004 – François ANSERMET

La sortie du trauma.

19e rencontre : Mars 2005 – Luis SOLANO

Les solutions que bricole le psychotique.

20e rencontre : Novembre 2005 – Éric LAURENT

Le père et le symptôme.

21e rencontre : Avril 2006 – Pierre­Gilles GUÉGUEN

Les Noms­du­Père dans la clinique psychanalytique. (Acte non publié).

22e rencontre : Novembre 2006 – Réginald BLANCHET

La réalité pulsionnelle du transfert.

23e rencontre : Avril 2007 – Patricia JOHANSSON­ROSEN

Qu'est devenue la pulsion de mort aujourd'hui ?

24e rencontre : Novembre 2007 – Jean­Pierre KLOTZ Usages du symptôme dans la psychanalyse.

25e rencontre : Mai 2008 – Anne LYSY Le corps et ses objets.

26e rencontre : Novembre 2008 – Marco FOCCHI « Il n'y a pas de rapport sexuel ».

27e rencontre : Février 2009 – François ANSERMET L'interprétation dans la cure analytique.

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Transcription des bandes sonores de la conférence : Frédérie Castan.Transcription des bandes sonores du séminaire de lecture : Geneviève Houde et Emmanuelle Kerjan.Transcription des bandes sonores du séminaire théorique : Sophie Lapointe.Relectures et corrections : Geneviève Houde et Anne Béraud.Mise en pages et schémas : Anne Béraud.

Coordination : Anne Béraud.

La conférence et les séminaires ont été relus par Marco Focchi.

Pour nous joindre :

Anne Béraud            (514) 807 9425         [email protected] Lafrenière      (450) 434 9596        [email protected]

                                         PONT FREUDIEN                                     1520, de la Chanterelle                                         Boisbriand, QC                                        Canada, J7G 2V6

                                Site Web : http://pontfreudien.org

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TABLE DES MATIERES

CONFÉRENCE :

Introduction, par Pierre Lafrenière...................................................................................................6

« Rencontres avec la sexualité », par Marco Focchi........................................................................7

SÉMINAIRE DE LECTURE :

Présentation du chapitre VII du Séminaire XVIII D'un discours qui ne serait pas du semblant, de Jacques Lacan, par Marco Focchi...................................................................................................27

SÉMINAIRE THEORIQUE :

« Il n'y a pas de rapport sexuel », par Marco Focchi......................................................................63

À  chacune  des   rencontres  du  Pont  Freudien  se  tient  un séminaire  clinique   lors  duquel  deux cliniciens travaillant au Québec présentent un cas issu de leur pratique. Les cas font l'objet de discussions   et   d'échanges   avec   le   public   et   de   commentaires   de   la   part   de   l'invité   du  Pont Freudien.Afin de préserver toute confidentialité, nous ne publions dans les Actes ni les cas présentés lors de ce séminaire, ni les commentaires dont ils font l'objet.Nous remercions Anna Wanderley, psychologue à Montréal, et Patrick Rivard, psychologue à Sorel, pour leurs présentations cliniques à cette occasion.

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Les Actes des rencontres du Pont FreudienVendredi 14 novembre 2008

CONFÉRENCE

Rencontres avec la sexualité

INTRODUCTION

PIERRE LAFRENIÈRE

Je voudrais d’abord souhaiter la bienvenue à tous, et en premier lieu, à Monsieur Focchi qui a accepté   notre   invitation  de  venir   donner   cette   conférence   ce   soir   et   de   travailler   avec  nous pendant ce week­end, sur la question de la sexualité et du rapport sexuel. Monsieur Focchi est psychanalyste   à   Milan.   Il   est   Analyste   Membre   de   l'École   (AME),   membre   de   l’AMP, l’Association  Mondiale  de  Psychanalyse  et  Président  de   la  Scuola  Lacaniana  di  Psicoanalisi (SLP) (l’École Lacanienne de Psychanalyse) en Italie. 

Le   thème de  la  conférence  de  ce  soir,  « Rencontres  avec   la   sexualité »  est  en soit  un  vaste programme  qui   peut   être   abordé   par   de  nombreux  biais.  Trivialement,   ce   thème  évoque   la question du désir, du plaisir et de la jouissance, la question de ce qui se joue pour chacun des partenaires dans la rencontre sexuelle. Que rencontre­t­on ? Quel est le vrai partenaire dans la rencontre   sexuelle ?   Sur   le   plan   sexuel,   hommes   et   femmes   sont­ils   dans   un   rapport   de complémentarité, de symétrie ou d’unité ? 

Bien sûr, le thème de ce soir n’est pas sans évoquer la première rencontre d’un sujet avec la sexualité, qui n’est jamais simple. Qu’est­ce qui fait difficulté ? Enfin, aborder la question sous l’angle de la psychanalyse renvoie au « tout est sexuel » de Freud. C’est une interprétation de la découverte freudienne qui a fait scandale à l’époque. Il y a, dès la première enfance, une sexualité non réductible à la génitalité. Dès ses « Trois essais sur la théorie sexuelle » en 1905, Freud a cherché à déterminer ce qui oriente le désir d’un sujet. Il ne transige pas quand il soutient que la sexualité donne sa spécificité à la psychanalyse. Voilà quelques pistes qui ouvrent le thème de ce soir. Sur ce, je laisse la parole à Monsieur Marco Focchi.

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CONFÉRENCE

Rencontres avec la sexualité

MARCO FOCCHI

Merci. Bonsoir. Merci  aux amis  du Pont  Freudien  qui  m’ont   invité   ici,  au Pont  Freudien qui,  effectivement, constitue un pont entre deux continents et qui permet de travailler et d’échanger sur le travail qui se fait ici et sur celui que l’on fait dans les Écoles en Europe. J’espère   avant   tout   que   mon   accent,   l’imperfection   de   mon   français   ne   dérangera   pas   la communication.  On   a   souvent  parlé,   ces  derniers   temps,  dans  nos  Écoles   en  Europe,   de   la différence d’accent entre le français québécois et le français de France, après qu’un des maîtres importants de notre École soit venu ici et en ait parlé en Europe. Moi, étant italien, je suis plutôt neutre par rapport à cela, même si mon oreille est plutôt habituée à l’accent parisien. Il faut dire qu’avant cette occasion, j’ai déjà eu une rencontre, non pas avec la langue, mais avec un  mot  québécois.  C’était  à   l’occasion  d’un  voyage  en  Nouvelle­Angleterre   aux États­Unis. J’étais au New­Hampshire, perdu dans les  Appalaches,  et je cherchais un village qui s’appelle Bretton Woods, bien connu maintenant à l’occasion de la crise mondiale, mais qui est tout petit. Alors,   j’étais  perdu dans   la  campagne,   je  cherchais  quelqu’un à  qui  demander  et   je  vois  un homme   finalement.   Je   m’adresse   à   lui   en   anglais   et   il   me   dit :   « Est­ce   que   vous   parlez français ? »   Je   dis :   « Oui   bien   sûr,   je   comprends   mieux   le   français   que   l’anglais. »   Et   il commence à m’expliquer : « Vous voyez, au bout de la rue, il y a une lumière » – une lumière, je comprends qu’il se réfère à ce qu’habituellement à Paris, on appelle un feu rouge – alors,  sans doute par excès de scrupule, je dis : « Par   lumière, vous entendez un feu rouge ? » Il me dit : « Non Monsieur, ça peut bien être vert ! » (rires). C’était ma première rencontre avec un mot québécois, – ce soir on parle d’autres rencontres – mais au fond, la rencontre avec la sexualité, c’est bien la rencontre avec un mot, avec un mot qui fait coupure dans la langue, qui sépare. On va essayer de traiter cela amplement au cours de la conférence. 

Il faut dire qu’il y a eu un moment où un ami, médecin, qui avait organisé un site Web de santé, et  qui  recevait  beaucoup de questions autour du thème de  la sexualité,  m’avait  demandé  d'y répondre.   Je   me   suis   dit   « Pourquoi   pas ? »   On   a   l’occasion   de   rencontrer   des   questions différentes   de   celles   qu’on   rencontre   dans   nos   cabinets,   qui   sont   habituellement   plus 

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sélectionnées, plus sophistiquées. Là, on a un large public et j’avais la curiosité de voir ce que se demandaient les gens dans leurs rencontres avec la sexualité. L'éventail des questions  était  des plus vastes,  mais  si   je  dois chercher  ce qui  constituait   le  fil   rouge,  c’était  des questions  qui tournaient autour de la quantité. Il y avait ce qui peut se compter, sur la mesure du pénis, sur le nombre  normal   de   rapports   qu’il   faut   avoir   dans  un   temps  donné.  La  quantité :   c’était   des questions qui avaient un caractère statistique, c’est­à­dire que les gens voulaient savoir ce qui était normal dans leur rapport à la sexualité. Donc c’était des questions sur la normalité en rapport avec le sexe,  c’est­à­dire  que les gens voulaient  être rassurés,  que ce qui était  pour eux une rencontre étrange, ce qu’ils découvraient dans leurs rencontres avec la sexualité, était, au moins d’une certaine façon, déjà connu. Évidemment, ils ne s’adressaient pas à moi comme analyste – c’était   des   mails   sur   Internet –,   ils   s’adressaient   à   quelqu’un   qu'ils   mettaient   en   position d’expert,   donc   un   dépotoir   de   savoir,   et   c’était   ça.   Ils   cherchaient   à   vérifier   que   ce   qu’ils découvraient,  dans   leurs   rencontres  avec   la   sexualité,  était  quelque  chose  de connu,  quelque chose de répertorié, qui faisait partie de l’encyclopédie, qui était déjà inscrit dans l’encyclopédie. Et   ça   passait   par   la   quantité,   qui   est   la   forme   du   savoir   par   excellence   dans   le   domaine scientifique. 

Voilà. Donc normalité, ça veut dire que les rencontres avec la sexualité passe par le savoir, et aujourd’hui cette unité  est devenue dominante.  Elle est devenue dominante par le biais de ce qu’on peut appeler   la  pédagogie sexuelle  qu’on fait  aujourd’hui,  qui est  un secteur en grand développement. À l’école par exemple, quand j’étais enfant, il n’y avait pas de cours d’éducation sexuelle, maintenant il y a une compétition dans les écoles – je parle des écoles européennes évidemment, vous me direz comment c’est ici – une compétition pour créer ces cours d’éducation sexuelle. On peut se demander d’où vient cette impulsion à faire passer la sexualité par le défilé du savoir. On peut prendre un point de référence.

Dans l’histoire récente, – il ne faut pas chercher loin – il y a eu un moment où celui qui est un peu le patriarche des sexologues, Alfred Kinsey – tout le monde connaît le rapport Kinsey – a été le premier  à  essayer  de mesurer   la   sexualité,  à   faire  passer   la  sexualité  dans   le  domaine  de  la mesure. Nous sommes dans les années 1940, 1950. Kinsey était  entomologiste de formation. Un entomologiste,   cela   consiste   à   faire   des   classifications,   et   Kinsey   était   spécialiste   dans   la recherche sur les guêpes, quelque chose de très très particulier. Il  en avait classé des milliers et des milliers.  Pour lui,   le savoir  passait  à   travers  l’accumulation des cas,  des exemples.  À  un moment donné, il avait été amené à faire une conférence dans quelque université américaine, et il avait été étonné, dans la rencontre avec les étudiants, de leur ignorance par rapport à la sexualité. Je crois que notre situation actuelle est difficilement comparable par rapport à ce que pouvait être la connaissance de la sexualité, dans les années cinquante, d’un étudiant américain. C’était une époque  où   les   jeunes   filles   croyaient   encore  pouvoir   devenir   enceinte   par   un   simple  baiser d'homme. Donc Kinsey est étonné de cette ignorance de la  sexualité.  Il faut dire que cela fait résonner quelque chose en lui,  il  avait eu une formation religieuse très forte  qui l’avait assez inhibé, et il réagit à ça en se disant : « Je veux savoir ». Et que fait­il ? Il transfère la méthode qu’il appliquait dans sa recherche d’entomologiste au domaine de la sexualité de l’homme et la femme, avec des critères que nous pouvons considérer discutables. Il veut mesurer la sexualité, il 

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a besoin de critères, et le critère qu’il adopte c’est l’orgasme, c’est­à­dire qu’il y a eu un rapport sexuel quand il y a eu orgasme. C’est discutable, ça peut plus ou moins marcher pour l’homme, moins pour la femme, mais enfin, il n’avait pas mieux, et il commence à répertorier des milliers de cas, et maintenant on a des archives Kinsey qui contiennent tout ce savoir accumulé et on a un rapport Kinsey que tout le monde connaît1.

Cette nécessité de faire passer la sexualité par le défilé du savoir est un aspect de ce qu’était cette première impulsion qui venait de Kinsey. C’est vrai qu’on en connaît beaucoup plus maintenant. La sexologie a progressé, la recherche a progressé, il y a eu Master and Johnson, mais ce que nous voyons dans l’expérience de la psychanalyse par exemple, que plus on essaie de jeter la lumière sur la sexualité et plus l’objet qu’on cherche semble nous échapper. 

C’est un peu comme dans un conte de Borges, l’écrivain argentin, un conte assez connu, qui s’appelle « La secte du Phœnix »2, où Borges parle d’une secte dont les membres se livrent à un certain rite secret, qui consiste en une conduite particulière qu’il décrit avec le style de Borges, donnant des petits détails, des cas particuliers, et au fur et à mesure qu’il construit son récit, on se rend compte que ce rite secret n’est rien de moins que l’acte sexuel. Et l’acte sexuel, c’est ce que, dans cette secte,  tout le monde fait,  mais dont personne ne peut parler. Au fond, la secte du Phœnix, c’est l’humanité entière. Tout le monde est dans la secte du Phœnix ! Je vous disais que « rencontres avec la sexualité », c’est un mot qui sépare, qui fait coupure. Eh bien, si on prend cet exemple   de   Borges,   c’est   éclairant.   Tout   le   monde   est   la   secte   du   Phœnix,   tout   le   monde accomplie un rite dont on ne peut pas parler. Donc, plus on veut en savoir sur ce secret et plus ce secret reste opaque. 

Malgré   tous   nos   efforts   d’éducation   sexuelle,   malgré   les   cours   d’éducation   sexuelle   qu’on instaure dans les écoles, ce qui reste énigmatique dans l’acte de faire l’amour,  au fond, c’est comment un homme peut être un homme, dans l’acte de faire l’amour, et comment une femme peut  être  une femme.  Peut­être  que ce qui  échappe  là­dedans,  c’est   la   jouissance.  Quand un enfant s’interroge sur la sexualité,  on lui explique avec les exemples qu’il y a dans les cours d’éducation sexuelle, les fleurs, les animaux, la technique, la mécanique de tout cela. On ne lui a rien dit, parce que ce qu’il veut savoir, au fond, c’est le secret de la jouissance qu’il y a là­dedans et il n’y a pas de mot pour dire ça. 

Donc,  être   homme  et   être   femme  dans   la   rencontre   sexuelle.   Dans   la   psychanalyse,   il   y   a plusieurs orientations, et souvent conflictuelles entres elles, mais s’il y a quelque chose où, dans la psychanalyse, tout le monde est d'accord, c’est que : être homme et être femme, ça ne dépend pas de la  biologie,  de  la  constitution biologique,  des caractéristiques  biologiques.  Donc c’est autre chose, mais c’est quoi ? Avant la grande entreprise de recherche de Kinsey, il  y a eu, pour jeter  de la lumière  sur la sexualité humaine, il y a eu la psychanalyse. Ce fut la psychanalyse, avant tout, qui a fait émerger 

1 A. Kinsey, Rapports : Le comportement sexuel de l'homme (1948) et Le comportement sexuel de la femme (1953).2 J. L. Borges, « La secte du  Phœnix », In Fictions, Folio Gallimard, 1991.

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le problème de la sexualité,  qui a fait bouger l’édifice hypocrite de la société victorienne et, dans ses   premiers   pas,   Freud   qui   posa   ces   problèmes   et   mit   le   feu   aux   poudres   dans   l’édifice scientifique de son époque, quand il parla de l’étiologie sexuelle. C’est un peu quelque chose que tout le monde savait, un peu comme le rite de la secte du Phœnix, mais dont personne ne pouvait parler, et Freud prend le problème de front et parle d’étiologie sexuelle. Là, c’est du nouveau. Maintenant, on est habitué à cela, c’est entré dans la culture, mais au moment où Freud parlait de ça, c’était étonnant. Alors, je vous parle de l’édifice hypocrite de la société victorienne… 

Comment se passait la rencontre avec la sexualité au temps de Freud ? Prenons le plan empirique, phénoménologique : eh bien, au temps de Freud, dans la société victorienne, la rencontre avec la sexualité, pour les hommes, se passait au bordel, et pour les femmes, ça ne se passait pas. Ça n’existait pas qu’une femme ait une rencontre avec la sexualité. Ça n’existait pas l’idée qu’une femme puisse avoir une rencontre avec la sexualité en dehors de la légalité du mariage. On peut prendre ce problème sous différentes perspectives. 

On pourrait prendre les études sociologiques qui nous montreraient ce qu’était la sexualité  au temps de Freud, mais je trouve que cela serait ennuyeux. Je préfère aborder ça par le témoignage d’un écrivain qui était un intime de Freud ; et souvent, le témoignage d’un écrivain, d’un homme de pensée, est beaucoup plus éclairant qu’un tas de données scientifiques accumulées. L’écrivain dont   je  vous  parle  est  Stefan  Zweig,  un  écrivain  bien  connu,  qui  a  écrit  un   livre   fascinant, charmant, qui s’appelle Le monde d’hier3 (1944). C'est une description de la société où il a vécu. Il intitule Le monde d’hier parce que lorsqu’il écrit ce livre, le monde qu’il dessine est du passé. Il y a eu les guerres mondiales qui ont changé le visage de l’Europe et changé le monde où Zweig était né, s’était formé, et qui l’ont fait disparaître. Ce sont des descriptions étonnantes pour nous, qu’on n'imaginerait pas dans la société d’aujourd’hui. Il décrit comment dans Le monde d’hier, il y avait une sorte de morale de société, pas une morale individuelle, mais une morale de vitrine, de façade, ce qu’on exposait dans la société. Cette morale, d’un côté, présupposait l’existence, en privé, de la sexualité. On savait bien que ça avait son déroulement naturel, mais d’un autre côté, on ne reconnaissait, à aucun prix, l’existence de la sexualité. On savait qu’il y en avait, mais on ne pouvait pas en parler. C’est un peu comme la secte du Phœnix ; au fond, cette description de Borges, qui est un conte fantastique, correspond point par point à ce que nous décrit Zweig. Et en plus, il  nous donne l’image de l’extrême différence qu’il y avait là, pour l’homme et pour la femme. On acceptait qu’un homme puisse avoir un stimulus sexuel, on n'en parlait pas mais on acceptait qu’il puisse avoir un stimulus sexuel, et on ne pouvait pas admettre la même chose pour une femme. Admettre cette  chose pour une femme – qu’une femme puisse éprouver un désir sexuel –   cela aurait été, il dit, offenser le concept de la sainteté de la femme. C’est­à­dire que l’image qu’on se faisait de la femme était quelque chose de très idéalisé, et à la seule pensée que cet  ange  qu’on dépeignait  puisse avoir  quelque  rapport  avec   la   sexualité,  aurait  détruit  cette image.  Zweig  dit :   au  fond,  dans  cette  société,  c’est  comme si  on s’était  mis  d’accord  pour reconnaître qu’un être de sexe féminin ne peut pas éprouver de désir physique, à moins que – et ça c’est intéressant – ,  ce désir n’ait été éveillé par un homme. Donc, il n’y a pas d’impulsion 

3 S. Zweig, Le monde d'hier, Souvenirs d'un Européen, Livre de poche, 1996.

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naturelle chez la femme, mais la femme peut éprouver un désir s’il est réveillé – ce désir –  par un homme,  donc,  d’une certaine  façon,  si  une femme est  corrompue par  un homme,  et  elle  est corrompue quand elle a ce désir en dehors du mariage. Mais par contre, la légalité de la sexualité est dans le mariage. Donc, dans le mariage, on peut, on doit, réveiller le désir d’une femme. Cela, c’était ce que Zweig appelle cette morale sociale. 

Il est intéressant pour nous de mettre ce témoignage en valeur et de le confronter avec la vie de notre époque. La première observation que l’on peut faire par rapport à ce témoignage, c’est que d’une certaine façon, dans ce qui est l’idéologie de ce temps, c’est à dire le système de croyances sur lequel les gens s’entendaient à l’époque, il y a une sorte de reconnaissance de ce que, sous une forme très différente évidemment, Lacan dit quand il soutient que « la femme n'existe pas ». Il y a une grande différence dans le sens où quand Lacan dit « la femme n’existe pas », il indique qu’il n’y a pas une propriété à partir de laquelle constituer l’ensemble des femmes. Il n’y a pas un trait   par   lequel     reconnaître   l’ensemble   des   femmes.   Qui   peut   reconnaître   l’ensemble   des femmes ? C’est Don Giovanni. Je ne sais pas si vous connaissez le Don Giovanni de Mozart. Don Giovanni de Mozart sent approcher une femme, il en ressent l’odeur, et il dit : « Je sens odor di  femmina ».  Odeur de femme.  Don Giovanni  reconnaissait   les  femmes par  l’odeur.  L’odor  di  femmina, c’est le trait qui constitue, pour Don Giovanni, l’ensemble des femmes. Parce que Don Giovanni peut posséder toute femme, n’importe laquelle. Et quand Lacan commente ce mythe de Don Giovanni, il dit que c’est un fantasme féminin. C’est un fantasme féminin parce qu’il n’y a que Don Giovanni pour constituer l'ensemble des femmes. 

Évidemment, Le monde d’hier dont nous parle Stephan Zweig dit que la femme n’existe pas d’une façon très différente, dit que la femme n’existe pas pour la sexualité. Il n’y a pas de sexualité pour la femme. Ça veut dire que la femme est vraiment peinte comme un ange. L’ange n’est pas sexué et la femme c’est l’ange du foyer. C’est l’image classique. Il y a une deuxième observation que l’on peut faire par rapport à cela. C’est que pour qu’il y ait de la sexualité, eh bien la sexualité doit être justifiée. On ne peut pas penser une activité sexuelle en soi, disons pour le plaisir de le faire, mais il faut une justification pour cela. Dans la spécificité du (Le) monde d’hier, la sexualité de la femme doit être justifiée par le mariage. Cela veut dire que la sexualité est justifiée quand elle est légalisée et on la légalise dans le mariage. On peut penser que c’est   la  vision chrétienne  de la  sexualité,   la  perspective chrétienne  sur  la  sexualité  qui   tend à réprimer, à effacer, à cacher la sexualité, qui l’admet seulement comme un moyen de procréation. Dans la doctrine catholique, la sexualité a lieu d’être, est justifiée, seulement dans la mesure où la sexualité donne lieu à la procréation. On ne le fait pas pour le plaisir, mais on le fait pour procréer, dans le contexte, bien sûr, d’une union légitime, donc dans le contexte du mariage, légitimé. On pourrait penser que c’est la perspective chrétienne qui réprime, qui comprime, qui tend à effacer la sexualité. 

Mais si on regarde un panorama plus ample, on voit que ce n’est pas seulement cela. On constate cela si on observe le monde grec qui est, nous l’imaginons, beaucoup plus libre par rapport à ça. Si on pense à la vie dans le monde grec par rapport à ce qu’est la vie au Moyen­âge... Au Moyen­âge, on a un tableau sombre, là où la Grèce est sous le soleil, la vie, etc. Mais dans le monde grec aussi, 

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on repère dans la pensée comment il y a également le besoin de justification dans la sexualité. Pas la même que dans Le monde d’hier de Zweig, mais on a quand même besoin de justification. 

Le monde Grec n’a pas la même sévérité par rapport à la sexualité que le monde chrétien, mais là aussi, ça n’est pas bien considéré qu’il y ait une existence autonome  de la sexualité.On pourrait prendre plusieurs exemples, mais je n'en prendrais qu'un seul,   important, parce que c’est   un   dialogue   de   Platon.   D’habitude,   on   pense   que   Platon   c’est   quelque   chose   pour   les philosophes, que c’est assez ennuyeux. Non ! Pas du tout ! Ce sont des dialogues passionnants et les  dialogues sur  l’amour de Platon sont quelque chose d’excellent.  Le plus célèbre,  c’est  Le Banquet, mais il y en a un autre qui est  Phèdre4,  où l’objet est justement l’amour. Vous savez, dans les dialogues de Platon, Socrate discute avec les personnages qu’il rencontre à Athènes, et dans le Phèdre, il rencontre un rhéteur qui s’appelle Lysias, un sophiste. Les sophistes sont ceux qui  s’amusent  à  dire   le  contraire  du bon sens  et  sont   fiers  de pouvoir   le  démontrer  avec des argumentations qui possèdent une apparence logique mais qui sont justement des sophismes, donc quelque chose où il y a une tromperie logique. Dans cette mise en scène que Platon nous fait de ce dialogue, Lysias s’amuse à scandaliser, à bouleverser, ce qui est l’opinion courante dans la Grèce de son temps, l’opinion selon laquelle on accepte l’idée qu’on puisse dire oui à un amant s'il y a de l'amour. Il   faut  un peu situer   les  coordonnées :  Platon nous parle  de  l’amour homosexuel.  En Grèce, l’habitude était  qu’un jeune homme de bonne famille,  avant qu’il  n'ait   la barbe – le moment c’était avant qu’il ait la barbe – puisse être l’objet d’attentions amoureuses de quelqu’un de plus vieux et qu’il puisse y avoir relation entre eux, et relations sexuelles. Aujourd’hui, on appellerait cela la pédophilie ; en Grèce c'était normal. Donc on justifiait cela : c’était bien vu si l’amant, l’homme plus vieux qui désire le jeune, est amoureux. Le jeune est légitimé à dire oui s’il se sent aimé. Par contre, on ne voit pas d’un bon œil le cas où le jeune se donne au plus vieux par intérêt, pour de l’argent, par calcul, pour avoir du prestige social, pour un échange. Lysias s'amuse à renverser cette opinion courante en démontrant avec des arguments que c’est mieux de se donner purement pour la sexualité  plutôt  que par amour. De cette façon, il nous montre ce qu’est l’opinion courante. Ainsi, l’opinion courante en Grèce est que la sexualité, une relation sexuelle de ce genre­là, est justifiée quand il y a l’amour. C’est quelque chose qui existait encore jusqu’à il y a quelques décennies : on pardonnait si une femme se donnait par amour, on ne considérait pas tellement bien cela si elle le faisait pour le plaisir.  Dans  une   image  puissante   de  L’enfer5  de  Dante,   on  voit   les   deux   amants,  Paolo   et Francesca, condamnés à tourner dans le giron de l'enfer, toujours enlacés. Dante, en dépeignant cela, nous rend sympathiques, nous fait aimer les amants Paolo Francesca, parce qu’ils ont cédé au péché, mais ils l'ont fait par amour ; et il le met très bien en lumière.

Donc, la justification : par amour. Vous voyez, c’est très différent de l’époque où nous vivons. Cette dimension nous semble un peu vieille,  mais il faut considérer  qu’il s’est passé quelque 

4 Platon, Phèdre.5 Dante, « L'enfer », In La divine comédie.

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chose d’important  qui   fait  partage  dans  notre  époque,  c’est­à­dire  qu’il  y  a  eu   la   révolution sexuelle. Dans les années soixante­dix, qui ont été des années de contestation dans le monde, des années où il y a eu un premier mouvement globalisé dans le monde, si on peut dire ; il y a eu, à travers le monde, une résurgence de rébellions par rapport à ce qu’étaient les coutumes, les habitudes, la morale de la société, et cela a changé le cadre de nos vies. La révolution sexuelle,   les  gens de ma génération  l’ont  vécue en direct.  Dans ces années­là, j’étais à l’école secondaire ; j’étais un peu plus qu’adolescent. Il   faut   dire   que   la   révolution   sexuelle   est   une   expression   qui   nous   vient,   encore,   de   la psychanalyse. La révolution sexuelle6, c'est le titre d’un livre très important, d’un psychanalyste un peu laissé de côté maintenant, qui est Wilhelm Reich. Il est un auteur plus tellement étudié dans nos institutions mais que néanmoins, il serait dommage d’oublier, en raison de la ligne de rupture qu'il a produite dans la  réflexion  psychanalytique.  Il a proposé  des choses sans doute audacieuses. 

Quand même, avec le grand mouvement qu’était la libération sexuelle, on ne peut pas dire que cela ait rendu plus faciles les rencontres avec la sexualité ! Cela a changé complètement notre façon de vivre, mais ça n’a pas changé le fond de ce qu'est un certain impossible par rapport à la rencontre avec la sexualité.

Alors,   je  vous  dis :   la   révolution   sexuelle   a  été   un  moment   clef  de  grandes   transformations sociales.   Pourquoi   n’a­t­on   pas   résolu   la   question  de   la   sexualité ?  Je  crois   que   chez   les théoriciens de la révolution sexuelle, il y a eu une certaine naïveté, une naïveté de fond dans leur conception de la sexualité. On concevait la sexualité comme un ensemble d’impulsions positives tendant au plaisir qui était niées, réprimées, pour des fins de domination sociale. Un   des   idéologues   majeurs   de   la   révolution   sexuelle   était   Herbert   Marcuse,   un   philosophe allemand   assez   connu   à   l’époque,   élève   d’un   philosophe   encore   plus   important   qui   était Heidegger. Il y a un livre, qu'étudiants, nous avions tous entre les mains : Éros et civilisation7, où Marcuse essaie de mettre à jour la vision freudienne présentée par Freud dans son grand livre Malaise dans la civilisation8. Freud, dans Malaise dans la civilisation, avance que pour qu’on puisse bâtir une civilisation, il faut une Triebverzicht, une renonciation sexuelle, une renonciation pulsionnelle ; il faut dire non à   la satisfaction de la pulsion.  Et cela semble quelque chose d’indépassable.  Pour qu’il  y ait civilisation, il est nécessaire qu’il y ait renonciation sur le plan pulsionnel. Marcuse veut mettre cette conception freudienne à jour et dit : eh bien il faut relativiser cela par rapport à la société capitaliste. Alors qu’est­ce qui régi la société capitaliste ? La  société capitaliste est régie par la nécessité de la production qui doit toujours augmenter. Il faut que les gens, pour répondre à cette nécessité de production,   se  prêtent   au  principe  de  prestation  – il   appelait   cela   comme  ça –,   et   la   société capitaliste est fondée sur ce principe de prestation. Donc ce n’est pas le principe de plaisir, c’est 

6 W. Reich, La révolution sexuelle, Ed. 10­18, 1979. 7 H. Marcuse, Éros et civilisation, Les Éditions de Minuit, 1968. 8 S. Freud, Malaise dans la civilisation, P.U.F., 1983.

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le principe de prestation. Et pour qu’il y ait un principe de prestation, pour que les gens travaillent plus à la production nécessaire à la société capitaliste, il faut une répression additionnelle.Donc,   ce   n’est   pas   simplement   la   répression   dont   parlait   Freud,   il   faut   une   répression additionnelle. C’est avec cette répression additionnelle qu’on fait taire l’impulsion naturelle vers le plaisir, et donc qu’un renversement se réalise. Si la visée de la vie va naturellement vers le plaisir,  par ce renversement,  on oriente   la  visée de la  vie vers  le   travail.  Marcuse prend des figures mythiques, il prend l’exemple de Prométhée comme l’image de la fatigue, du labeur, de ce qui représente pleinement ce principe de prestation, cette finalisation du travail. Et il prend Orphée et Narcisse par exemple comme des figures du plaisir, de l’accomplissement, de la joie. Vous  voyez  ce  qui  me  semble   la  naïveté   de  cette  conception :   elle  consiste  à   considérer   la sexualité comme quelque chose d’exclusivement positif, qui attend d’être libérée, qui n’attend rien d’autre que d’être libérée, libérée des chaînes d’une société qui la réprime. Voilà.

L’autre théoricien de la libération sexuelle que je vous ai cité, Reich, pousse encore plus loin. Il est psychanalyste, donc son but est de libérer les gens de la névrose, de la souffrance névrotique, et il dit que la seule façon de se libérer de la névrose, de guérir de la névrose, c’est d’éliminer toute censure sur la sexualité. Comment faut­il faire pour éliminer toute censure sur la sexualité ? Ça le pousse à dire : « Pourquoi devrions­nous garder les enfants éloignés de la chambre des parents ? Il n’y a pas vraiment de raison à cela, et si nous faisons cela, c’est seulement pour notre commodité,  pour notre plaisir.  Mais  il serait  juste que les enfants assistent à   la sexualité  des adultes, qu’ils apprennent cela directement des parents, non pas d’un cours d’éducation sexuelle, mais de les voir faire l’amour. » 

Je  dis  qu’il  y  a  naïveté  dans   tout  cela  parce  qu’au   fond,  dans  ces  conceptions,  on pense   la sexualité  comme positive, comme un existant comprimé  qu’il faut libérer. C’est comme si on imaginait la sexualité comme étant dans un pot, la société y met un couvercle, la sexualité pousse pour être libérée, on enlève le couvercle et la sexualité gicle en­dehors, libre et concrète, joyeuse, agréable.  Un réalisme de bonté  et  un naturalisme de fond constituaient  cette   idéologie  de  la révolution sexuelle, parce que la sexualité était considérée comme quelque chose de naturelle, qui appartenait à la nature, à la physis, comme réalité naturelle à libérer. 

Ce n’est pas la perspective de Freud qui dit, par exemple dans Malaise dans la civilisation, que les hommes se sentent condamnés à la sexualité et tenteraient n'importe quoi pour s'en libérer. Et cela n’est pas la perspective de Lacan qui ne considère pas du tout la sexualité comme quelque chose de naturel. Mais on peut plutôt dire que la sexualité, pour Lacan, est un point de rencontre entre l’ordre naturel et l’ordre de la culture. En plus, si on prend cette perspective, on ne peut pas considérer la sexualité dans un sens réaliste, comme  si   la   sexualité  était   une   chose.  Dans   la   perspective  de   la   révolution   sexuelle,   de   la libération de la sexualité, c'est quelque chose à sortir du chapeau, à libérer de ses chaînes.

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Mais ce n’est pas la perspective réaliste de la res9 que Lacan prend, parce que pour lui, il n’y a pas ce qu’on pourrait appeler la res sexuelle : une chose de la sexualité, une chose empirique de la sexualité. Lacan considère plutôt que chez l’être parlant, le réel est quelque chose qui se perd. Et où le perd­on ? Le réel, on le perd justement dans le rapport sexuel. Donc, dans le rapport sexuel, il n’y a aucune  existentia,  existence,  aucune chose,   il  n’y a aucune référence si on peut dire,  aucune réalité  pour fonder ce terme de rapport sexuel. Il n’y a aucune réalité qui corresponde à ce que nous appelons le rapport sexuel. Donc vous voyez que c’est une perspective différente de ce que serait une perspective libératoire où l’être parlant s’inscrirait dans la sexualité d’une façon joyeuse etc. Au contraire, la question, les affaires dans la sexualité,   sont toujours compliquées et la pratique psychanalytique est faite pour le mettre sous nos yeux.  

Je   voudrais   vous   parler   d’un   cas.   On  ne   parle   pas   de   cas   d’habitude   dans   les   conférences publiques, mais là  c’est un cas de quelqu’un dont on peut parler parce que c’est un cas bien connu. C’est quelqu’un qui s’appelle  Franz Kafka, et qui, effectivement, est un cas bien étudié dans la psychanalyse.   Sa rencontre avec la sexualité est très intéressante et nous en avons une description très minutieuse dans une lettre qu’il envoie à un de ses amours, une lettre à Milena10. Kafka était  quelqu’un qui avait  plein de problèmes,  mais  il  ne se privait  pas de sexualité.   Il fréquentait les prostituées de Prague ; de temps en temps, il se donnait des distractions. Dans cette lettre, il fige le moment de ce qui a été sa rencontre avec la sexualité. C’était un jour, il était étudiant, il étudiait quelque chose qu’il considérait très ennuyeux. C’était de la jurisprudence car il était en train de préparer, avec beaucoup d’ennui, un examen de droit romain (je n’ai pas une idée exacte de ce que c’est, mais cela me semble ennuyeux). Il était en train de préparer son examen, il se promène dans sa chambre avec le livre, il regarde un peu à la fenêtre. Dans la rue, il  voit une fille, une vendeuse du magasin en face de sa maison, et il commence à entreprendre un jeu de regards avec cette fille – cette fille qui, sans doute, l’intéressait plus que son livre de droit romain –, et pendant que la journée se déroule lentement, en se parlant avec les yeux, ils peuvent se comprendre et se donner un rendez­vous pour le soir. Kafka, ponctuel, descend pour le rendez­vous devant le magasin où la fille travaille, mais il y a un petit problème : il y a un autre homme. Cela n’est pas quelque chose dont Kafka s’inquiète. La fille, très discrètement, lui fait un geste qui indique : « suis­moi ». Donc, il suit le couple. Ils se promènent dans les rues de Prague, dans les cafés, ils  font des arrêts… L’homme accompagne la fille dans une maison et  puis elle le congédie. Donc la fille est seule, finalement Kafka peut lui parler. Ils se promènent, ils traversent le pont, le Karlsbrücke, le pont sur la Moldave. Puis ils vont dans une auberge, dans un hôtel. Là,  c’est   fascinant  de voir  ce qu’il  écrit  à  ce  propos.   Il  dit  que déjà  devant   l’hôtel,   tout   lui semblait délicieux, excitant et repoussant en même temps. Et quand il est dans l’hôtel, c’est la même chose. Et après cette nuit d’amour, excitante et rebutante, quand le matin il retourne chez lui, il passe encore le  Karlsbrücke, – on peut imaginer un étudiant qui vient de passer une nuit 

9 Res est le mot latin pour chose. Il est intéressant de le garder en latin parce qu'il évoque la res cogitans (le « Je pense ») et la res extensa (le champ de l'être) de Descartes. Dans le cas présent, ce serait la res sexualis.

10 F. Kafka, Lettres à Milena, Gallimard L'imaginaire, 1956.

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avec une jeune fille, content en train de chanter – non, ce n’est pas Kafka. Kafka commence à se demander s’il était heureux de cela. Et il dit : 

« (...) j’étais heureux sans doute, mais ce bonheur n'était fait que du soulagement d'un corps qui avait   longtemps gémi ;   il  consistait  surtout dans le fait  que ce n'eût  pas été encore pire, plus abominable, plus sale. »11 (Page 177).

Donc, ce n’est pas enchantant ! Il rencontre encore cette fille, il la voit un jour, et puis il part pour des vacances où il fait un peu la cour à une fille rencontrée sur son lieu de vacance. Puis il revient à  Prague et  se  rend compte qu’il  ne peut  plus parler  à   la petite  vendeuse.   Il  écrit  – ça c’est particulier – : 

«  (...) elle devint pour moi l'ennemie » (p. 178). Il se rend bien compte qu’elle était une bonne fille, aimable, amicale avec lui ; elle le regardait avec des yeux étonnés, stupéfaite face à son attitude apparemment incompréhensible aux yeux de la fille. Kafka pense encore : 

« Je ne veux pas dire (ce serait faux) que mon hostilité soit venue uniquement de ce que la petite avait fait à l’hôtel, en toute innocence, une petite abomination (qui ne vaut pas d'être détaillée), qu'elle avait dit une petite saleté (qui ne le mérite pas davantage), mais le souvenir  restait ;   j'avais su dès le début qu'il ne s'effacerait  jamais ;  j'avais su, ou cru savoir,   que   cette   horreur   et   cette   saleté   faisaient   partie   intégrante   du   tout,   pas nécessairement sur le plan matériel, mais extrêmement nécessairement sur le plan moral, et que c'étaient précisément cette saleté et cette horreur (dont le petit signe avait tenu dans son petit geste, son petit mot) qui m’avaient attiré  avec une si folle violence dans cet hôtel, que j'eusse évité de toutes mes forces en temps normal. » (Page 178).

Donc   voilà,   je   trouve   fascinant   ce   témoignage   de   Kafka,   parce   qu’il   nous   montre   que   la contradiction est insoluble par rapport à la rencontre avec la sexualité, c’est dans l’objet même. Il n’y a pas de barrage extérieur par rapport à cette expérience de Kafka. Oui, il y a l’autre homme, mais c’est un homme qui s’en va, que la fille congédie. Il n’y a pas de barrière extérieure, c’est en Kafka même qu’il y a des impulsions de forces égales, de la même force et contraires : quelque chose l’attire, la saloperie, ce qu’il y a de sale dans la sexualité et la même chose le repousse avec autant de force. Ça, c’est la description de Kafka, ça peut nous paraître exagéré. Kafka exagère souvent dans ses descriptions, mais il faut dire que Kafka nous met devant un microscope et nous montre ce qui appartient à nous tous. Ce témoignage, je crois, d’une façon ou d’une autre, appartient à nous tous.

Bon, je crois que c’est un exemple qui nous montre que dans le cœur de ce qui constitue l’Autre sexe,   on   rencontre  une   incohérence,   une  contradiction,  une   tension  entre   deux  pôles  qui   se 

11 F. Kafka, Lettres à Milena, Gallimard L'imaginaire, 1956. Lettre du 8 au 9 août 1920, pp. 177­178.

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combattent entre eux. On rencontre le point radical de l’inconsistance de l’Autre où il y a quelque chose d’excessif. Et dans l’épisode de Kafka, cet excès qui apparaît très clairement, c’est la saleté qu’il y a d’excessif, c’est la saleté du sexe. Kafka ne parle pas souvent de sexe dans ses romans, mais il en parle une seule fois, dans Le Château12, où avec une fille, derrière le comptoir d’un bar, ils font l’amour dans une marre de bière, dans la saleté, dans la chambre pas propre. Donc c’est ça, la saleté du sexe que Kafka met en évidence, dans un point d’excès qui détruit la consistance de l’Autre. 

Ce qui est   intéressant  quand nous  parlons de  la   rencontre  avec  l’Autre sexe,  c’est  que nous parlons toujours de la féminité, l’Autre sexe n’est que le sexe féminin. Pour Lacan, c'est la connotation essentielle de la féminité. Pour la femme aussi, l’Autre sexe, c’est la féminité, c’est le sexe féminin. Et on pourrait penser, on pourrait rêver, que la rencontre avec l’Autre sexe se fait dans une sorte de réciprocité, d’équilibre : l’homme désire ce qui lui manque dans la féminité, la femme désire ce qui   lui  manque et  qu’elle   trouve dans   la  masculinité.   Il  y  a  une sorte  de réciprocité  que cherchent l’homme et la femme l’un dans l’autre, de réciprocité secrète. Au fond, ce n’est pas comme ça.  C’est,   par   contre,  plutôt   comme dans  un  bal  masqué,   où   quand  deux personnes dansent et se font la cour pendant le bal, à la fin du bal, à la fin de la fête, ils enlèvent leurs masques et découvrent qu'il n’était pas lui et qu'elle n’était pas elle. Au fond, les rencontres retombent toujours sur cette tromperie. Si on prend l’exemple de Kafka, on peut dire que pour la vendeuse aussi la rencontre avec le sexe, c’est la rencontre avec l'Autre sexe, avec sa féminité, par le biais de la rencontre avec Kafka. C’est pour dire que pour la femme aussi, l’Autre sexe est le sexe féminin ; c’est la rencontre avec la puissance de sa féminité. 

Donc, la rencontre sexuelle, quand elle se réalise, implique une chute, une chute des semblants. Être homme et femme dans la rencontre sexuelle, c’est un jeu de semblant : le semblant de la masculinité, le semblant de la féminité, la mascarade féminine. Et quand il y a cette chute des semblants, au fond, c’est l’homme qui rencontre une difficulté majeure, parce que dans la chute des semblants, il y a vérification : montre­moi ce que tu as dans le ventre. Au fond, la chute des semblants, c’est la dénonciation d’une inexistence. C’est dans la rencontre où il y a une chute des semblants qu’on touche à l’inexistence du rapport sexuel. Le semblant, c’est de faire croire qu’il existe quelque chose qu’il n’y a pas ; et c’est pour cela que la rencontre entre hommes et femmes ne peut se produire qu'à partir du semblant. C’est pour cela aussi que nous disons que la rencontre avec le sexe est toujours traumatique. 

Freud développe ce thème dans un texte important qui est « Le tabou de la virginité » situé dans une série d’écrits qui sont les « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse »13. Freud écrit,  dans cet article, que là où il  y a un tabou, il y a un péril,  donc s’il y a un tabou de la virginité, c'est qu’il y a un péril dans la virginité. 

12 F. Kafka, Le château, Flammarion, 1993.13 S. Freud, « Le tabou de la virginité », In « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse », In La vie  sexuelle, P.U.F., 1969.

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Les anciens avaient des modalités de rituels ; par exemple, quand un couple se mariait, la tâche de déflorer l’épouse était confiée soit à un ancien, soit à un prêtre, finalement à un spécialiste pour ne pas exposer le mari à ce péril. On a des exemples aussi dans la Rome archaïque, où, là, on n’avait pas de spécialistes, on n’avait pas de professionnels, mais on faisait appel à une sorte de volontariat amical, donc c’était les amis du mari qui se chargeaient  de déflorer  l’épouse pour le mari.  Et c’est une chose qu’on retrouve au moyen âge : c’est le jus primae noctis : le droit de la première nuit. Et quand Freud fait cette observation, il dit qu’après cette union charnelle, on s’attendrait à ce que la femme, qui est au culmen, au top de la satisfaction, prenne son homme entre ses bras et lui manifeste sa gratitude – Freud le dit sérieusement –. Nous constatons que ce n’est pas le cas et que la femme manifeste désillusion et hostilité. Freud en cherche les raisons. Il peut y avoir, dit­il, une humiliation narcissique, une incompatibilité entre ce qui était attendu et la satisfaction. Et, au fond,   la   raison qu’il   trouve est  œdipienne,  c’est  que  l’homme embrassé  n’est   jamais  à   la hauteur de ce qu’était le premier amour de la femme qui est son père. Freud dit cela dans une phrase qui est très parlante :

« (...) la sexualité immature de la femme se décharge sur l’homme qui lui fait connaître le premier acte sexuel .»14

C’est la sexualité immature, encore immature. On pourrait croire qu’il faudrait encore un petit peu de temps, que cela n'a pas été cette fois­là, mais que peut­être la fois suivante serait la bonne. Eh bien non ! Il n’y a jamais de bon jour, de jour adéquat. On peut dire plutôt qu’il y a quelque chose de  structurel  dans  cette   immaturité.  On n'est   jamais  prêt  pour  ça.  Freud dit  Unfertige  Sexualität, la sexualité pas prête. Il n’y a jamais un jour où c'est prêt, où c'est mûr. Pourquoi cela ? Parce qu’il n’y a pas un savoir sur la sexualité, parce qu’on ne sait pas comment faire ; parce qu’il n’y a pas de manuel de comment faire l’amour ; ou, il y en a, mais ils sont menteurs. 

Cela ne concerne pas seulement la femme. Freud le réfère à la femme, mais au fond, l’épisode de Kafka montre la même chose, montre comment la révélation de la sexualité s’accompagne d'un certain sentiment d’hostilité. Il le dit d’une façon très forte : « Elle était ma pire ennemie ». Je crois que cela nous montre comment la sexualité ne va pas simplement dans le sens d’une positivité absolue, dans le sens naïf que nous ont montrée les idéologues de la libération sexuelle. 

Il y a toujours quelque chose en plus. Si on prend le revers œdipien, il y a pour l’homme la menace de la castration. Que veut la femme ? Au fond, elle veut me castrer. Ou la calomnie, c’est un peu comme dans la Bible avec Joseph et la femme du Pharaon. Elle cherche  à   le   séduire,   Joseph   résiste,  et   la   femme  du pharaon   le  dénonce  comme  s'il   l’avait violentée. Pour l’homme, il y a la calomnie, pour la femme, il y a le mépris. 

14 Id., p. 78.

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Au­delà du corps œdipien, je crois qu’il y a toujours un point fondamental, une certaine déception quand il y a la chute des semblants.Qu’est­ce que la dépression ? « Je pensais que tu étais ça et tu n’es pas ça du tout ». Cela rend les choses   difficiles   entre   hommes   et   femmes   après   le   moment   du   premier   amour,   de l'amourachement,  quand il  y a  la  chute  des semblants,   la déception.  Cela peut  rendre l’autre hargneux, alors on commence à tout reprocher à l’autre. Et le mariage ne marche pas pour les choses   les   plus   stupides,   parce   que   l’homme   laisse   traîner   ses   chaussettes   au   milieu   de   la chambres, parce qu’il laisse du désordre, parce que la femme laisse des cheveux dans la chambre de bain... les choses les plus bêtes ! Mais en réalité, ça n’est pas ce qu’on fait – ce sont des bêtises ce qu’on fait, on pourrait se les pardonner facilement –, c’est ce qu’on est, qu’on ne pardonne pas facilement. C’est ce qu’on est : « tu n’es pas ce que tu semblais être ». C’est ça l’accusation de fond qui rend les unions impossibles.  Bon, ce qui est frappant, par rapport à cette obsession, il faut dire qu’il n’y a pas seulement la démystification par rapport au semblant ; il y a, et c’est la voix que Lacan suggère, il y a aussi la possibilité de se laisser tromper par le semblant.  Vous les avez démystifiés, ok, c’est bien ; nous savons   la  vérité ;   cela  n’est  pas  nécessaire,  à   partir  de   là,   de   refuser   le   semblant.  On  peut, consciemment, se laisser tromper par cela, et il y a ce qu’on pourrait appeler, se concéder une tromperie comme méthode, se laisser tromper méthodiquement, se laisser rouler dans la farine par le semblant. 

Alors, je conclus. Je vois que le temps file. Je conclus avec ce qui, à mon avis, est un exemple majeur, quelque chose qui devrait être étudié dans tous les instituts de psychanalyse. Une histoire datée de la même année – c’est une coïncidence – que  L’interprétation des rêves15  et c’est  Le Magicien d’Oz16. Une histoire bien connue. C’est un écrivain Frank Baum, un américain qui a écrit ce livre pour enfants qui a été un grand succès, on en a fait un film qui a été un des plus grand succès d'Hollywood. Alors qu'y a­t­il dans le magicien d’Oz ? Je pense que tout le monde connaît l’histoire. Il y a Dorothy,   la  protagoniste,  une   fille   transportée  par  un  ouragan  dans  un  pays  étrange  où   elle rencontre d’étranges copains. Il y a un lion, un homme de paille et un bûcheron en étain. Le lion est   un   personnage   qui   croit   manquer   de   courage ;   l’homme   de   paille,   lui,   croit   manquer d’intelligence ;   et   le   bûcheron   en  étain   croit  manquer   de   cœur.  Mais   on  découvre  dans   les aventures que lorsqu'on a besoin de courage, eh bien c’est le lion qui se met en avant ; quand il y a résoudre quelque chose qui demande de l’intelligence,  eh bien c’est  l’homme de paille  qui résout la situation et quand on a besoin de générosité particulière, eh bien c’est le bûcheron en étain qui intervient. Ils   vont   chercher   dans   cet   étrange   pays   un   magicien   dont   la   renommée   est   immense.   Ils réussissent à le rencontrer – il a une grosse voix ce magicien d’Oz qui assujettit tout le monde – et   ils   s’avancent   avec  peur,   avec   timidité.  Et  derrière   le  masque,  derrière   le   personnage  de magicien,   il   y   a   quelqu’un,   ils   voient   un  petit   homme.  Eh  bien   c’est   lui   derrière   ce   grand semblant, il n’y a qu’un petit homme qui est un charlatan. Et il le dit :

15 S. Freud, L'interprétation des rêves (1900).16 L. F. Baum, Le magicien d'Oz.

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« Eh bien, vous m’avez démasqué. C’est moi le magicien d’Oz. Je ne sais rien faire de tout ce qu’on dit de moi. Je n’ai pas vraiment de pouvoir, je fais croire que je peux faire ces choses et les gens m’obéissent parce que je fais croire ça ». Grande déception !  « Qu’est­ce que je peux faire pour vous, quand même ? » Et le lion dit : « Moi, je venais chercher le courage ».L’homme de paille : « Je voulais l’intelligence ».Le bûcheron en étain : « Moi je voulais du cœur ». Bon, ça c'est facile, ça on peut le faire ! Il prend le lion, il lui donne un liquide dans une ampoule. Le lion dit : « Qu’est ce que c’est que ça ? » ­« Le courage ! » Le lion le boit et il se sent très fort. Bien ! Pour l’homme de paille, le magicien d’Oz prépare quelque chose avec des  aiguilles, il les lui met dans la tête.« Qu’est­ce que c’est que ça ? » ­« C’est l’acuité de l’intelligence ». Immédiatement, il se sent intelligent.Et pour le bûcheron en étain, il prépare un cœur en étoffe, le lui met sur le torse et le bûcheron se sent plus généreux. Alors c’est un peu ça l’énigme. Au fond, ils l’ont démasqué, ils savent que c’est un charlatan, le magicien d'Oz leur donne des remèdes de charlatan, et ça marche ! 

Je crois que c’est cela la voie. Il y a deux voies possibles : détromper le semblant, le démystifier, repérer que ce qu’on croyait, ça n’est pas ça, et donc ne pas pouvoir pardonner le fait que l'autre n’est pas ce que l'on croyait. L’autre voie, c’est  la possibilité de se laisser tromper, et au fond, d’une certaine façon, c’est la voie de l’amour, qui rend plus tolérable la sexualité. Bon je crois qu’on peut conclure là­dessus.  

Applaudissements.

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Période de questions

Madame Blanchet :   Bonsoir. Je voudrais plutôt faire un commentaire que poser une question. Vous   avez   posé   la   question,   à   propos   de  la   compétition  en   Europe   sur   les   programmes d’éducation de la sexualité, de ce que ce serait ici. Je connais les deux cultures, étant devenue une italienne par un mariage qui a échoué, et je fais un  lien  avec   l’histoire  de  la  duperie.  Ce qui   se  passe  en   Italie,  c’est  qu’il  y  a  une  certaine hypocrisie face aux liens hommes­femmes parce que le Vatican est encore très présent et gère tout,  de  près  ou  de   loin.   Ici,   ce  qui   s’est  passé   au  Québec avec  cette   soi­disant  Révolution tranquille, c’est qu’on a évacué Dieu ou, enfin, le fondement chrétien, et là on en est encore à se demander   « qui   est  Dieu ? »,   « où   est  Dieu ? ».  Donc  de  part   et   d’autre,   il   n’y   a   pas   plus d’intégration : ici, on essaie de faire face à nos démons en ayant jeté une base explicative qui serait Dieu ou enfin, un espèce de mysticisme ; en Italie la vie se poursuit en ne parlant pas trop directement de la sexualité, parce qu’en fait, il y a le Vatican qui fait paravent. Voilà.

Marco Focchi : Oui, c’est tout à fait vrai. Il y a un grand poids de l’Église en Italie. C’est le problème de l’Italie. Par rapport à notre thème, il y a des dates cruciales. Par exemple, il y a 1968 où il y a eu le fameux encyclique de l’Humanae vitae qui est un encyclique qui condamne toute forme de contraception, c’est­à­dire que cela va dans le sens de ce que j’essayais de dire, que la sexualité a besoin d’une justification, de légalisation. Pour l’Église, d’une façon définitive, il n’y a pas de sexualité, exceptée dans le but de la reproduction. Alors ça a été un grand débat, une grande polémique en Italie.C’est ici, au Canada, qu’il y a eu la réaction la plus forte, c’est­à­dire que les évêques du Canada, les premiers, ont pris une position contre, et c’est un peu cela qui s’est mis à remuer les choses. C’est vrai que si vous demandez aux gens en Italie,  quel est leur rapport à  l’Église,  on vous répond à  quatre­vingt pour cent qu’ils sont de bons chrétiens,  mais il  n’y a pas  tellement de monde qui va à la messe, qui pratique. En Italie, on prend les choses un peu de façon élastique, de façon souple. Il y a les commandements du Pape par rapport à la sexualité, qui sont de plus en plus sévères, depuis qu’il y a le nouveau Pape, mais au fond, de ce quatre­vingts pour cent de gens qui vous disent « Oui je suis un bon chrétien, j’aime bien le Pape, etc. », demandez leur combien suivent les commandements, surtout par rapport à la sexualité. Là, on n'est pas sévère dans la vie en Italie. Donc c’est cela, je crois, qui permet de vivre avec cet Autre encombrant, qui est le Pape. 

J’aime bien votre   témoignage.  Je  suis  curieux de me confronter  avec ce qui  se passe  ici  au Québec. On m’a raconté un peu de choses, j’aimerais qu’on en discute.       

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Raymond Joly : Merci. Moi aussi, je vais faire un commentaire. Ce que vous venez de dire au sujet de l’écart entre l’opposition officielle affirmée et la vie réelle en Italie, ressemble beaucoup à l’histoire de la secte du Phœnix dont vous nous avez parlé. Ce n’est pas nouveau ce que Stefan Zweig a décrit  – nous avez­vous dit –  dans son livre  Le monde d’hier,   comme étant   l’écart  absolu entre   la   façade et   la   réalité.  Ce n’était  pas  vrai  à l’époque non plus. Bon la sexualité  – ce n’est  certainement  pas à  vous que j’ai  besoin de le rappeler –,  la  sexualité,  ça  ne  consiste  pas  uniquement  en  ce  qu’il  y  ait  des  hommes et  des femmes   qui   couchent   ensemble.   La   sexualité   a   toujours   trouvé   les   moyens   de   produire   de l’humain à  toutes les époques. La façon dont les humains s’y sont pris pour que la sexualité produise,  produise   de   l’imaginaire   par   exemple,   produise   de   l’art,   etc.   Ces   façons   sont extraordinaires et la sexualité est extraordinairement puissante, l’humain aussi. C’est qu’il faut bien se rendre compte de ce qu’était cette chape de plomb que les sociétés ont fait peser sur la sexualité, et encore, nous sommes restés en occident. Imaginez­vous si on était dans ces sociétés, en particulier dans les civilisations islamiques,  ça ne serait pas très drôle non plus. Alors, il  ne faut jamais oublier cette chape de plomb épouvantable et les horreurs que cela a entraînées. Mais il faut voir aussi que les tentatives officielles pour réprimer la sexualité n’ont jamais  marché ;  on a  pu  tuer  du monde,  brûler  du monde,  emprisonner  du monde,  punir  du monde, mais… Voilà, je pense que j’ai dit ce que je voulais dire.

Marco Focchi :  Oui,  tout  à   fait  d’accord.  Cela n’a  jamais  marché,  et  cela  n’a  tellement  pas marché qu’on y a renoncé. Au fond, on ne peut plus dire qu’on est dans une société répressive par rapport  à   la   sexualité.  Nos   sociétés  occidentales  ne   sont  pas  des   sociétés   comparables  à   ce qu’était la vie dans les sociétés victoriennes et dans les âges passés. C’est un peu le virage que j’ai essayé de dessiner par rapport à la révolution sexuelle. Par exemple, nous sommes dans une société où il peut y avoir un livre comme celui de Catherine Millet17, qui raconte sa vie sexuelle, ses rencontres multiples avec des hommes, qui met vraiment à nu ce qui, il y a vingt ans, pas plus, aurait été scandaleux. Aujourd’hui, je ne crois pas que quiconque ait été scandalisé par le livre de Catherine Millet.  Je prends Catherine Millet  qui est  un peu l’exemple noble dans la littérature, de quelque chose d’assez répandu : d’une façon un peu plus souterraine, il y a un tas de mémoires d’adolescentes qui essayent d’être sans préjugés et d’écrire des mémoires de leurs vies scandaleuses. C’est un peu un effort vain, parce que ce n’est pas tellement scandaleux. On peut   lire   ça,   bon…  C’était   excitant   au  moment   où   on   lisait  Emmanuelle18.   Il   y   a   combien d’années ? Ça fait longtemps. Maintenant, ce n’est plus ça ; on s’ennuie un peu à lire ça. On voit  vraiment  que la société  où  nous vivons a changé  de registre.  Par exemple,   le grand tableau de Gustave Courbet  L’origine du monde19  qui montre une femme aux jambes écartées. C’était un tableau que Lacan possédait. Il le tenait un peu caché parce qu’il considérait qu’il était perturbant, et il le montrait à ses hôtes discrètement, mais le tableau n’était pas exposé. Maintenant, on a, par exemple, un peintre que j’ai vu à New­York la saison passée, comme John Currin, peintre au style assez classique dans sa façon de peindre, mais qui prend des thèmes très 

17 C. Millet, La vie sexuelle de Catherine M., Récit, Seuil, Paris, 2001. 18 E. Arsan, Emmanuelle, Poche 2000. Édition clandestine en 1959. Film en 1973.19 G. Courbet, L'origine du monde, 1866, Musée d'Orsay, Paris.

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osés, très hot, très pornographiques. Cela exhibe la sexualité de façon très ostentatoire, mais on ne peut pas dire que ce soit quelque chose qui fasse scandale. C’est légitimé par le grand marché pornographique. Si quelqu’un a vu des films pornographiques, il ne va pas se scandaliser à la vue des tableaux de Currin. Du coup, l’art montre ou cherche les limites de la transgression ailleurs : plutôt du côté de la mort, pas de l’érotisme, ou bien de l’entremêlement de l’érotisme et la mort. Un exemple majeur, c’est Damien Hirst, le peintre anglais qui crée des œuvres où il y a, par exemple, une vache dans le formole ou un requin dans le formole. On a beaucoup parlé de sa tête de mort incrustée de pierres précieuses. Là, il y a quand même quelque chose qui peut perturber. Un autre artiste qui travaille dans ce sens, c’est Maurizio Cattelan, un artiste italien bien connu dans le monde. Il a produit un grand scandale, en 2004, quand, sur une place de Milan, il a créé une   œuvre,  Les   enfants   pendus.   Il   a   pendu,   sur   un   arbre   de   la   place,   des   poupées   qui représentaient de façon très réaliste des enfants. Cela a fait un scandale. La police est arrivée, des gens ont essayé de détacher ces enfants pendus, parce que mettre ensemble la mort et les enfants est quelque chose qui a touché la sensibilité des gens. 

C’est intéressant de voir où l’art cherche la limite. Ce n’est plus vraiment dans l’exhibition de la sexualité, car tout ce qui est exhibition­ostentation apparaît comme déjà vu. Tout cela pour dire qu’on a un peu renoncé à cette idée de comprimer, de réprimer, la sexualité. L’enjeu est de voir ce que va devenir la sexualité dans nos sociétés tandis que les savants qui s’en occupent, les scientifiques qui s’en occupent, la décrivent comme toujours plus illimitée. C’est une société illimitée. La globalisation est la dimension phénoménologique de ce qu’est la société sans limite. Pour Bataille, par exemple, l’érotisme était la transgression, le fait de franchir une limite. Quelle limite peut­on franchir maintenant ? Il est intéressant de se poser ces questions parce qu'il n’est pas  question de dire : « Eh bien, au bon vieux temps, c’était différent ! » Nous sommes dans les temps modernes. Comment voulons­nous affronter, prévoir, vivre le temps dans lequel nous sommes ?

Femme : Je suis un peu surprise de ce que vous venez de dire au sujet des limites : « Quelle limite va­t­on encore franchir ? » Parce que ma perception de ce qui se passe avec la globalisation est plutôt l’inverse. Je trouve, ici en tous cas, au Canada, que le nombre de limites qui nous sont mises, sont de plus en plus nombreuses, malgré les apparences. Les limites ne viennent pas de la religion, ici elles viennent de l’État, elles viennent de toutes les entreprises, elles viennent de la santé publique – entre autres –, elles viennent de toutes sortes d’institutions. Finalement, je me demande dans quelle mesure les jeunes n’ont pas davantage de limites que nous en avions à notre époque. Je ne sais pas si c’est pertinent.

Marco Focchi : Oui, oui, c’est tout à fait pertinent, je crois que c’est vrai. Les limites, dans ce sens­là,  dans le sens dont vous parlez,  ce sont les  limites d’une société  qui est  toujours plus autoritaire. 

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En Italie, cela se sent d’une façon particulière. On sent qu’on vit dans une société  autoritaire. Évidemment, c’est un fait global : les exigences de la sécurité accentuées, manipulées pour des fins de gouvernement vont dans ce sens et ça impose, évidement, des limites… Si je pense au temps du (Le) monde d’hier, que Stefan Zweig décrit,  il n’était pas nécessaire d’avoir  un passeport  pour  se  promener  à   travers   l’Europe.  Maintenant,  on n'a  pas  seulement besoin d’un passeport, on a besoin de passer des contrôles de sécurité, d’enlever nos chaussures à l’aéroport, de montrer tout ce qu’on a dans la poche… Par exemple, après les normes qui sont entrées en vigueur en conséquence des attentats du onze septembre, quand on va en Amérique, il faut fournir des données biologique, l’image de l’iris, par exemple, ou l’emprunte digitale. À ce propos,   il  y  a un philosophe  italien   très   important,  Giorgio Agmben, qui   faisait  souvent  des conférences  en Amérique et  qui  a  refusé  de se  prêter  à  cela.  Il  a  annulé   ses  conférences  en Amérique parce qu’il ne voulait pas se soumettre à cette forme de pouvoir, à cette forme de bio­pouvoir. Quand on commence à prendre nos données identitaires, pas seulement avec les papiers mais dans notre corps, on voit que cela sert de plus en plus les exigences du pouvoir et surtout du bio­pouvoir. Ça, évidemment, c’est un autre aspect des limites qui sont de plus en plus importantes, de plus en plus lourdes. 

Peut­être que cela contrebalance une certaine – est­ce qu’on peut dire liberté, je ne sais pas –, un certain manque d’exigence par rapport à ce qu’est la sexualité, de souplesse par rapport à cette question de la limite quant à la sexualité. C’est vrai que c’est différent selon les milieux. Peut­être qu’ici, au Québec, la situation est beaucoup plus souple qu’en Italie, mais enfin, dans l’évolution historique, on constate toujours davantage de souplesse par rapport à la sexualité. Mais ce n’est pas sûr que cela soit un avantage. Pourquoi ? Par exemple, ce que Lacan a appelé les lois de la sexualité, cela consiste à poser une certaine interdiction ; et cette interdiction, disait­il, rend possible, dans la pratique, ce qui, sur un autre plan, est la question de l’impossible du rapport sexuel. Donc, plus on dissout certaines limitations, plus on sent aussi l’isolement des gens par rapport à la sexualité. Il y a des phénomènes, par exemple, très marqués au Japon, où certains adolescents s’enferment dans leur chambre avec leur  ordinateur  et  s’isolent  complètement  du monde.  Peut­être qu’au Japon c’est plus extrême, mais c’est quelque chose qu’on connaît  aussi en Italie.  Au fond, la facilité  qu’il   y  a  dans   les   rencontres  avec   internet  – en   Italie   aussi   cela  a  pris  une  ampleur considérable –, est­ce que cela fait relation ou solitude ? Nous vivons à l'ère de la communication qui,   à   travers  des   échanges   d’informations   toujours   plus   intensifs,   produit   en   même   temps l’isolement des gens,  accentue ce qui est la tendance de fond de l’individualisme des sociétés contemporaines. Donc nous n'avons pas de recette à ce sujet. Ce sont des données que nous avons sous les yeux et qu’il est important de considérer pour tracer des voies.

Anne Béraud : Je voudrais revenir sur un point. L’Autre sexe, pour l’homme comme pour la femme, est du côté de la féminité. Tu as ajouté que l'Autre sexe, pour l'un comme pour l'autre, 

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était la rencontre avec  la puissance de la féminité. Peux­tu montrer l'affinité qu'il y a entre ces deux termes, féminité et puissance ; en montrer le fondement, développer un peu plus ?

Marco Focchi : Si on pense à la puissance dans le sens militaire, il n'y a pas forcément de lien. Mais ce n’est pas ça. Si on pense à des figures iconiques représentatives : Bush c’est la puissance militaire, c’est la force dans le sens masculin ; Obama, qui sera le nouveau Président, ce n’est pas la puissance dans le même sens. Mais qui est le plus puissant ? Je crois qu’il faut voir dans quel sens prendre la puissance. Par exemple,  par  rapport  au semblant,  on voit  que l’homme est  plus en difficulté  parce que l’homme joue avec une limite que la femme n’a pas. C’est   ce   que   Lacan   nous   enseigne   sous   le   thème   de   la   sexuation.   Dans   la   constitution   de l’ensemble masculin, il y a une exception qui fait limitation, et dans l’ensemble féminin, il n’y a pas cette limitation. Donc, en ce sens, c’est un ensemble qu’on peut dire plus puissant. C’est ce que l’on décrit dans le sans limite de la féminité. Alors, prenons l'exemple de Médée. Qui est le plus puissant entre Jason et Médée ? Eh bien, je crois que c’est Médée.

Karen Harutyunyan :  Il est intéressant de constater les références à Marcuse, au marxisme, à Reich, l’orgone20,   le prolétariat...   tout ça me fait penser à  cette frontière qui a existé  pendant soixante­dix ans entre l’Europe Occidentale, les pays occidentaux, et l’Union Soviétique. Et la proposition de Freud  par rapport  à   la nécessité  de  la sublimation de la sexualité  comme une possibilité de réussite pour créer la civilisation… Je fais cette comparaison par rapport à l’industrialisation de l’Union Soviétique où existait un slogan qui disait : « Le sexe en Union Soviétique n’existe pas ». Je témoigne d’une réalité de ce pays où justement la sexualité était partout. Mais ce décalage entre ce qui est du semblant, qui nécessite une certaine concentration d’une charge pulsionnelle qui pousse vers une productivité, et cette  sectorisation dans la société, cette stratification libidinale, montre qu’il y a beaucoup de différences dans la façon dont se dévoile la sexualité suivant les contextes. Quand on prend les écrits de Freud sur la virginité ou Totem et tabou, on constate, et cela vous l’avez très bien mentionné, que ce n’est pas juste à partir de l’ère victorienne et post­victorienne qu’on peut construire cette question de la sexualité.  Cela nous oblige à  prendre en compte la façon dont ça se dévoile et comment ça se transforme. En parlant de Reich, vous avez mentionné la question de l’éducation sexuelle des enfants. Je ne peux pas ne pas faire ce parallèle entre le vécu subjectif de Reich dans son enfance (où il a été témoin de la relation sexuelle entre sa mère et son tuteur, et ce qui s’est passé après entre son père et sa mère : l’assassinat et le suicide) et ce scénario de scène primitive qui se dévoile dans sa proposition concernant l’éducation sexuelle. De plus, il était libre, jusqu’à quinze ans, d’avoir des relations sexuelles dans son village. Maintenant, voilà ma question :  peut­on éviter les conséquences de la façon dont on est marqué par notre sexualité infantile, afin d'éviter ce dévoilement dans la théorisation­même, dans la façon d'interpréter certaines théories psychanalytiques ? 

20 L'orgone est un terme inventé par W. Reich pour désigner une forme hypothétique d'énergie dont il affirmait avoir établi l'existence.

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Marco Focchi : Vous faites référence à la biographie de Reich, ce qui est juste. En effet, il est important de prendre en compte, dans la théorisation d’un analyste, de quelqu’un qui n’est pas un scientifique   dans   le   sens   des   sciences   dures,   ses   données   biographiques,   mais   plus spécifiquement, de considérer ce qu’il en est de l’incidence de son désir. Vous faites référence à la liberté sans limite de Reich dans son expérience. Il ne faut pas oublier que quand on parle de Wilhelm Reich, on parle de quelqu’un qui a apporté des contributions importantes  à   la  pensée  psychanalytique,  mais  on  parle  de  quelqu’un  qui   a  basculé   dans   la psychose. Donc là, le manque de limites se montre sous son visage dangereux. 

Le coté dangereux du manque de limites ressort régulièrement : par exemple, ce qui se passe de temps en temps en Amérique, ce qu’on appelle habituellement le rampage killings, des massacres indiscriminés, Colombine etc. Ce sont des psychotiques qui annoncent sur youtube par exemple, qui annoncent de toutes sortes de façons, leurs intentions. Ce sont des psychotiques qui, à un moment donné, sortent et c’est la destruction, le massacre, qui les engloutit eux­mêmes. Alors, qu’y a­t­il   là ?   Il  y a  un  trou qui  n’est  pas marqué,  circonscrit.  C’est  comme quelqu’un qui marche sans aucune coordonnée géographique, sans aucun plan, et se trouve sur ce trou, sur des sables mouvants qui engloutit tout, et l'engloutit lui­même. Ça c’est le danger du sans limite. Si on avait en traitement l’un de ces cas­là, avant que des phénomènes si monstrueux éclatent, il faudrait faire un dessin du trou pour permettre de préserver la distance. Cela se manifeste de cette façon en Amérique, mais c’est un phénomène historique. Le berserk, guerrier  scandinave au moyen âge,  c’était   la même chose.  Cela prend des formes différentes selon les sociétés, mais ça reste quelque chose qui touche à la destruction quand on approche un sans limite dangereux. En Italie, ça se passe au sein de la famille. Il n’y a pas tellement de massacres indiscriminés, ils sont   plutôt   bien  discriminés.   Je   ne   sais   pas   pourquoi.  Probablement,   parce  que  dans   la   vie italienne, la famille a encore une place, alors qu'elle est moins marquée dans la vie américaine. Mais s’il y a un  déclenchement psychotique de ce genre­là, eh bien, il y a un massacre dans la famille.  Donc,  ce   sont   les  différentes   formes  que  cela  prend selon   les   sociétés,  mais  ce  qui constitue le fil rouge, c’est le danger d’un sans limite.

Merci beaucoup.

Applaudissements.

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Les Actes des rencontres du Pont FreudienSamedi 15 novembre 2008

SÉMINAIRE DE LECTURE

Références : Jacques LACAN : Le Séminaire Livre XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, Paris, 2006. Chapitre VII « Leçon sur Lituraterre », pages 113 à 127.Jacques LACAN, « Lituraterre », In Autres écrits, Seuil, Paris, 2001. Pages 11 à 20.

MARCO FOCCHI

Nous allons travailler ce matin le Séminaire XVIII D’un discours qui ne serait pas du semblant qui est un séminaire qui se situe dans un tournant critique du développement des séminaires de Lacan, au début des années 70. Il est toujours important de repérer les périodes des séminaires de Lacan, et en particulier pour la « Leçon sur  Lituraterre »  qui est une leçon mais aussi un écrit. Je crois que Lacan a fait l’écrit puis après a fait la leçon, parce que si vous prenez le texte écrit de Lituraterre  qui est publié  dans les  Autres Écrits21,  vous les confrontez avec le texte parlé  du Séminaire de la leçon, il y a très peu de différence, et ça c’est intéressant à mon avis parce que c’est à ce point que Lacan a voulu fixer par écrit le développement de ce qu’il était en train de chercher cette année­là.

D’un discours qui ne serait pas du semblant, c’est un séminaire qui est juste avant le Séminaire Encore22. Dans la périodicité que Miller a fait dans sa lecture des séminaires de Lacan, Encore, c’est   le  Séminaire  à   partir   duquel   on   date   le   dernier   enseignement   de   Lacan.  Ce   sont   des séminaires, ceux qui démarrent à partir des années 70, sans doute moins systématiques dans leur développement, moins systématiques que la série des séminaires classiques, les séminaires des années 50, des séminaires, disons, structuralistes qui ont une systématique, une architecture, plus compacte. Là par contre, on voit que Lacan commence à chercher des pistes nouvelles, des voies nouvelles.

21 J. Lacan, « Lituraterre », In Autres écrits, Seuil, Paris, 2001. Pages 11 à 20.22 J. Lacan, Le Séminaire Livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975.

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Dans les séminaires des années 50, Lacan reprend le projet freudien et le formule, le formalise en termes structuralistes. Dans les séminaires par contre, plusieurs voies sont ouvertes, et des voies même qui s’éloignent du tracé freudien. Et donc c’est pour ça que nos Écoles  aujourd’hui sont des Écoles lacaniennes, ce qui n’a pas toujours été le cas. 

Dans ma jeunesse, quand on parlait  de Lacan,  on revendiquait  une orthodoxie freudienne,  on prenait   Lacan   comme   l’ultra   orthodoxie   freudienne.   C’était   Freud­Lacan,   on   les   prenait ensemble. Ça c’est vrai pour un certain temps de l’enseignement de Lacan, c’est­à­dire le fait de s'inscrire sous l’insigne du retour à Freud. Mais ce n’est pas toujours vrai, et il y a des tracés de l’enseignement de Lacan qui s’éloignent du corps conceptuel freudien et qui constituent ce qu’on peut  repérer  comme spécificité  lacanienne dans la psychanalyse. Cela dit,  c’est intéressant de situer ce séminaire dans le développement, entre ce qui vient avant et ce qui vient après. Et à mon avis, dans ce qui est ma lecture du séminaire, ce séminaire est davantage projeté vers ce qui vient après, donc vers le dernier enseignement  de Lacan,  et  plus détaché  du moment précédent  de l’enseignement de Lacan. Mais il faut voir les prémisses, ce qui permet à Lacan de se détacher de son propre développement.

Quel   est   le   séminaire   qui   précède  D’un  discours   qui   ne   serait   pas   du   semblant ?  C’est   le Séminaire L’Envers de la psychanalyse23, et c’est à partir de ce que Lacan pose dans L’Envers de la psychanalyse que peut naître la problématique que Lacan va enfanter dans D’un discours qui ne serait pas du semblant. Qu’est­ce qui est posé dans  L’Envers de la psychanalyse ? Ce qui, dans  L’Envers de la psychanalyse,  fait la différence par rapport à son enseignement précédent c'est ce qu’on appelle « les quatre discours ».Si Lacan, avec ce séminaire, peut se poser la question d’un discours qui justement ne serait pas du semblant, c’est parce que l’année d’avant, il s’est posé la question des discours,  c’est parce qu'il a formulé la question des discours, ces quatre discours que sont le discours de l’analyste, le discours de l’hystérique, le discours de l’universitaire et le discours du maître.

Qu’est­ce   donc   qu’apporte   la   question   des   discours   par   rapport   à   la   phase   classique   de l’enseignement de Lacan, par rapport à la phase précédente ? Qu’est­ce qu’il y a de plus dans le discours par rapport à ce qu’il y avait avant ? Dans la phase classique de Lacan, on peut dire que la psychanalyse fonctionne de façon homologue au processus de symbolisation. Ce qui est dit, par exemple, dans l’écrit d’ouverture de la théorisation de Lacan Fonction et champ de la parole et   du   langage24,  c’est   que   le   langage   doit   pouvoir   tout   symboliser,   il   y   a   des   lacunes  de l’historisation du patient et ce sont ces lacunes que le travail d’analyse va combler. Il y a là l’idée que oui, l’inconscient est structuré comme un langage et il s’agit de symboliser ce qui n’a pas été complètement symbolisé, ce qui est refoulé.Comment est­ce que ça marche ça ? On peut dire que dans la phase classique, le rapport entre le signifiant et le signifié est en fonction du rapport entre signifiant et signifiant. Donc il n’y a pas 

23 J. Lacan, Séminaire Livre XVII, L'envers de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1991.24 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », In Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 237 à 

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deux choses, une chose – le signifiant – et une autre chose – le signifié –, mais il n’y a que des signifiants et en fonction de cela, en fonction des relations entre les signifiants, on a un effet de signifié. Ce qu’on peut écrire de cette façon­là :

S1  S2    s

 S1 – S2, qui représentent le couple fondamental de l’articulation de la relation d’un signifiant avec un autre signifiant. À partir de l’articulation d’un signifiant avec un autre, on obtient un effet de signifié, mais ce qu’on a concrètement – si je puis dire – ce ne sont que des signifiants, et le signifié découle de l’articulation qu’il y a entre ces deux signifiants. On peut dire que l’effet de signification dépend de la variable S2. Il y a S1, le signifiant de départ, et on peut dire qu’il y a plusieurs S2 et les variations de S2 sont ce qui constitue, comme effet, la signification.

Ce qu’il faut dire, c’est que la signification ne correspond à aucun terme concrètement. Ce n’est qu’un manque qui prend tour à tour telle ou telle signification. On peut l’écrire comme cela :

S1 S2     S

Ce S barré, qui est la notation qu’habituellement Lacan donne pour indiquer le sujet,  au fond qu’est­ce que c’est ? C’est quelque chose de barré, c’est quelque chose que nous pouvons prendre comme le sigle du manque. L’articulation entre S1 et S2 s’articule sur un manque et ce manque prend tour à tour une signification différente, c’est un jeu dans l’articulation des signifiants.Comment   Lacan   pense­t­il   le   processus   d’analyse   à   ce   moment­là ?   Il   pense   le   processus d’analyse comme ce qui achève le processus de symbolisation. Je vous disais ce que Lacan pose dans Fonction et champ de la parole et du langage : combler les lacunes de l’histoire du sujet. On peut dire que ce  à quoi  le processus de l’analyse aboutit,  c’est l’achèvement de la métaphore paternelle. Alors là, la métaphore paternelle est un concept majeur de l’enseignement de Lacan.

NDPDM

Le signifiant du Nom­du­Père prend la place, se substitue, au signifiant du Désir de la mère. Cette métaphore paternelle traduit cette nécessité pour l’être parlant de substituer le symbolique à la Chose. Alors ça, il faut le considérer dans un développement que Miller a bien articulé dans sa première lecture de Lacan dans les années 80­90 qui donne une généralisation de ce qu’est la métaphore paternelle. Et cette substitution du signifiant à la Chose est quelque chose qu’on peut généraliser dans ce sens là. 

A J

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On écrit  A comme l’Autre,  c’est­à­dire   le  trésor des signifiants,   la  machine signifiante,  et   le fonctionnement de la machine signifiante se substitue à la jouissance. La machine signifiante,  c’est quelque chose qui, en fonctionnant,  produit une substitution,  un effacement de la jouissance. Le  processus de symbolisation qui, Lacan le dit, est la mort de la Chose, généralisé dans ce sens­là, nous montre comment le processus de symbolisation – donc l’achèvement  du but  de  la  psychanalyse – se   traduit  dans  cette   substitution  du symbole  à   la jouissance qui est une source de souffrance névrotique.Et, toujours pour donner des coordonnés dans l’enseignement classique de Lacan, ce qu’on voit par   exemple   dans   « La   direction   de   la   cure »25  ou   même   dans   le  Séminaire   Le   transfert26, l’expérience   de   la   psychanalyse   s’achève   et   se   conclue   justement   quand   le   sujet   assume, s’approprie, accepte, sa propre castration. L'analyse s’achève sur la reconnaissance – de la part du sujet – de ce que Lacan appelle à ce moment­là, son manque­à­être, donc l’acceptation des lois du langage. Quelqu’un est névrosé parce qu’il y a des conflits par rapport – pas à la réalité au fond –, par rapport aux lois du langage, et l’analyse a rencontré son but quand le sujet a accepté les lois du langage.

Qu’est­ce qui change avec l’introduction de la notion de discours ? Ce qui change, c’est qu’entre en   jeu   quelque   chose   de   différent   par   rapport   à   la   machine   signifiante,  par   rapport   au fonctionnement de ce qui efface la jouissance. Entre en jeu la jouissance,  mais  la jouissance à plein titre, une jouissance qu’on peut plus simplement  assimiler  à l’imaginaire,  c’est à dire à la notion de libido que Lacan reprend de Freud : il s’agit maintenant d’une jouissance qui n’est pas simplement   déterminée   par   le   signifiant.   Il   y   a   quelque   chose   d’hétérogène   par   rapport   au signifiant qui entre en jeu dans la notion de discours, une jouissance qui n’est pas simplement négativée. On avait une jouissance négativée par le fonctionnement de la machine signifiante. Dans D’un discours qui ne serait pas du semblant, par la notion de discours, il y a une position, une présentation différente de la jouissance, une jouissance qui est impliquée comme production. On peut le voir dans l’écriture du discours du maître.

S1          S2S            a

Ce sont les quatre termes qui entrent toujours en jeu, en permutation dans les différents discours. Mais il y a cette notation de a qui est une notion de plus­de­jouir qui est hétérogène par rapport aux trois autres termes. Donc on a des termes qui sont des signifiants et on a un terme qui n’est pas un signifiant et qui n’est pas résorbé par le signifiant. C’est quelque chose comme un surplus, comme une sorte de sous­produit  de  la machine signifiante  qui est  différent  de la  jouissance imaginaire,  qui  vient   enrayer   la  machine   signifiante,  et   qui   est   corrélé  à   cette   opération  de substitution de la jouissance par le symbolique. Ce n’est pas négativé mais c’est corrélé  et se pose, pas sur l’étage inférieur, mais sur l’étage supérieur. 

25 J. Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », In Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 585 à 645.26 J, Lacan, Le Séminaire Livre VIII, Le transfert, Seuil, Paris, 1991. 

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 a­φ

Quand on écrit a qui substitue la jouissance, la jouissance est sur l’étage inférieur, c’est négativé. Là, on a une autre écriture de la jouissance qui est sur l’étage supérieur, qui évidemment inclut le manque, qui est moins phi…

Dans la salle : Qui inclut le manque ?

Marco Focchi :  Oui,  qui   inclut   le manque,   le  moins  phi,  mais  qui n’est  pas négativé  par  le fonctionnement de la machine signifiante. De cette façon, on a une jouissance qui naît comme sous  produit  de   l’opération  métaphorique,  de   l’opération  de  substitution,  c’est­à­dire   comme quelque chose de différent de l’effet de signification.  Dans le champ de la satisfaction s’ajoute une zone de jouissance, qui n’est pas seulement le plaisir mais qui est quelque chose de plus compliqué.   J’ai  essayé,  en des  termes plus  imagés,  d’en donner une  idée dans la  conférence d’hier. C’est quelque chose que Lacan définit comme une jouissance dont on ne sait pas quoi faire. C’est quelque chose que Lacan dit dans un passage de L'envers de la psychanalyse. S’il y a une jouissance dont on ne sait pas quoi faire,  il  se pose la question de quoi en faire dans le discours analytique. C’est légitime. Et puisque, dit Lacan, chaque discours s’ordonne à partir du semblant, se pose la question s’il y aurait ou non un discours qui ne procéderait pas du semblant et donc, si le discours analytique est, ou bien pas, ce discours. Lacan se pose cette question dès le début du séminaire et dès le début, il  répond que non. Il répond que non, qu’il  n’y a pas de discours qui ne procède pas du semblant. Et pourquoi ? On pourrait se le demander. S’il y a une jouissance   qui   est   hétérogène   à   tout   ce   qui   est   symbolisation,   à   tout   ce   qui   est   machine signifiante, si le semblant est quelque chose qui, au fond, est le signifiant, pourquoi pas ? Comme le discours analytique procède de l’objet a, nous ne pouvons pas dire que le discours analytique ne procède pas d’un semblant. Il n’y a pas la réponse dans ce séminaire.

Raymond Joly : Excusez­moi. Qu’est­ce que le semblant ?

Marco Focchi : Qu’est­ce que le semblant ? Oui. Là, vous m’interrogez sur un terme qui n’a pas vraiment d’équivalent en italien. Il y a un peu un débat sur la traduction. Moi, je traduis en italien semblant par parvenza pour m’éloigner d’une catégorisation philosophique. 

Prenons  un exemple   logique.  On connaît   en  logique  les  paradoxes  de  Russell.  Que sont   les paradoxes de Russell ? Ce sont des ensembles constitués à partir d’une propriété qui, de par sa définition, ne peut pas donner lieu nécessairement à quelque chose d’existant. La propriété par excellence  c’est :   un  ensemble  qui  n’appartient  pas  à   lui­même.  Ce  qui  est  normal  pour  un ensemble,  de ne pas appartenir  à   lui­même, mais si on prend cette  propriété  comme quelque chose à partir de laquelle constituer un ensemble, ça donne des paradoxes. Voici l’exemple plus imagé que l’on donne habituellement : il y a un barbier dans le village qui rase tous les hommes qui ne se rasent pas eux­mêmes. Question : est­ce que le barbier se rase lui­même ou pas ? Si oui, 

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on tombe en contradiction avec le fait qu’il se rase lui­même. Si non, on tombe en contradiction quand même, parce qu'il ne rase pas tous les hommes qui ne se rasent pas eux­mêmes. Qu’est­ce qu’on peut dire à ce moment­là ? On peut dire que ce barbier n’existe pas. C’est tout ce qu’on peut dire du point de vue logique. On trouve une impossibilité, donc à partir de cette définition de cette propriété logique, « un barbier qui rase tous les hommes qui etc. » ça ne donne lieu à aucune existence. Là, on peut dire qu’on a démasqué ce semblant. On croyait qu’il y avait un barbier qui rasait tous les hommes, etc., on fait la preuve logique que ça n’existe pas. On peut dire qu’on tourne la page. Mais ce barbier tout de même est un semblant, c’est­à­dire quelque chose qui donne lieu à un signifiant de quelque chose qui n’existe pas. Démystifier ce semblant, du point de vue par exemple du positivisme logique, ça voulait dire « ça n’existe pas ». Ce que nous apprend l’expérience de la psychanalyse, c’est que le semblant, ça marche, ça a des effets. On peut parler de choses qui n’existent pas et qui ont des effets sur notre corps, sur notre vie, sur nos relations. Je propose de prendre le barbier du village comme image du semblant. 

Et je vous disais que Lacan ne donne pas la réponse dans ce séminaire, mais on la retrouve dans le séminaire suivant, dans Encore, donc au début de son dernier enseignement, là où il soutient quelque chose que Miller, dans son cours, a mis en évidence et auquel il a accordé beaucoup d’importance, là où il soutient que l’objet a est un semblant.

À partir du Séminaire L’angoisse27, Lacan essaie de caractériser l’objet a comme quelque chose de réel, se distanciant même de sa théorie du miroir, et dix ans après dans le Séminaire Encore, il affirme que l’objet  a  est aussi un semblant.  C’est ça que je considère comme la raison de sa réponse au début de son Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, en disant : il n’y a pas de discours qui ne procéderait pas du semblant. En même temps, on ne peut pas dire que tout est semblant, ce qui reviendrait au premier enseignement de Lacan où tout est symbolique, tout est symbolisable, et où il y a une dépréciation de la notion de pulsion.

Ici, en disant pas­tout  est semblant s’ouvre l’espace pour ce thème majeur que Lacan discute, propose, élabore, traverse dans le séminaire : le thème de l’écriture, l’écriture qui va être objet particulièrement de la Leçon que j’ai proposé de travailler aujourd’hui. Quand on a l’écriture, on a le mouvement où ce séminaire se projette, vers l'enseignement ultérieur de Lacan. L’écriture, c’est un peu le pas préliminaire par rapport à la théorie des nœuds. Dans son commentaire, Lacan propose que les nœuds soient une écriture. Donc on peut considérer que cette traversée du thème de l’écriture que Lacan fait dans le Séminaire XVIII, en prenant plusieurs références – l’écriture japonaise, l’espace de la littérature, Joyce, etc. –  c’est le premier pas vers ce qui va constituer la théorie des nœuds. Les nœuds sont un peu la toile de fond du dernier enseignement de Lacan, ce qui constitue son fil rouge continu. La division entre imaginaire, symbolique et réel, là, dans les nœuds, se démocratise.

Prenons un peu encore l’espace conceptuel que Lacan ouvre dans ce séminaire. Je crois que pour donner une idée générale du séminaire, on ne peut pas le faire d’une façon systématique parce 

27 J. Lacan, Le Séminaire Livre X, L'angoisse, Seuil, Paris, 2004.

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que ce n’est vraiment pas « systématisable », on ne peut pas faire un résumé de ce séminaire. On peut voir des lignes de force qui traversent et, à mon avis, l’une des lignes de force qu’on peut mettre en évidence, c’est par rapport au discours scientifique. Le discours scientifique se présente sur   la   scène  du  monde   comme ce  qui   sépare   le   semblant   du   réel.  Prenons  par   exemple   la révolution astronomique du début de l’ère moderne : la révolution copernicienne.Avant, l’astronomie est l’astronomie où la terre est au centre et tout tourne autour et après, il y a Copernic qui fait des calculs et dit : « On peut simplifier tout ça ». Ce sont des calculs tellement compliqués pour faire tourner le soleil autour de la terre, les planètes autour de la terre. Si on met le   soleil   au   centre,   les   calculs   sont   plus   simples.   Il   ne   dit   pas   que   c’est   réel,   il   dit :   « La mathématique   est   plus   facile ».  Donc  ça  ne  perturbe  pas   l’Église.  Copernic   est   accepté   par l’Église, il ne touche pas la réalité des choses. C’est Galilée qui fait ça, c’est Galilée qui prend son télescope et dit : « Regardez dedans et vous verrez que les choses ne sont pas comme le dit Aristote » et les aristotéliciens disent : « Non, je ne veux pas regarder dans le télescope parce que notre maître a dit – ipse dixit – que les choses sont comme ça ». C’est la polémique autour de la révolution scientifique. Mais qu’est­ce que ça veut dire ? Ça veut dire que pour ce qu’était la conception de l’astronomie, on avait des semblants. Le semblant, c’est que le soleil se lève, fait le tour et se couche. Mais Galilée, la science, nous dit « Ce n’est pas comme ça, c’est la terre qui tourne autour ».  On voit ici la puissance qu’a la science de percer les semblants, de les traverser, de   les  écraser.  Et   Lacan  met   cela   en   valeur.  Par   exemple   en   posant   que   tout   cela   devient important dès qu’on le met en écriture. Et il commente la formule de Newton dans son Séminaire Encore.

Formule de Newton, de la force de gravité : 

        F = g  mm’                   d2

C’est la formule de Newton que Lacan commente et met en valeur dans le Séminaire Encore28. C’est la formule classique. La force de gravité est le produit des masses divisé par le carré de la distance, c’est le signifié de la formule.Mais ce n’est pas tellement le signifié de la formule qui intéresse Lacan, c’est le fait qu’il y a une écriture. Et, au fond, c’est drôle que Lacan prenne ça pour proposer ce thème parce que la théorie newtonienne part  d’une  conceptualisation  qui   s’appuie  sur  une   image.  La  première   leçon  de Newton : Newton se pose ce problème, pourquoi est­ce que la pomme tombe et la lune, elle, ne tombe pas ? Quelle est la raison ? Vous voyez qu’il faut un génie pour se demander cela parce que nous sommes tellement habitués à ça. Quand on est enfant, on regarde la lune et on ne se pose pas  la question… qu’elle  puisse  tomber.  Donc  il   faut un génie qui puisse se demander pourquoi est­ce que la lune ne tombe pas quand la pomme, qui est plus petite, tombe. Il fait ce qu’on appelle une experimentum mentis, une expérience mentale.

28 J. Lacan, Le Séminaire Livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, p. 43.

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La démonstration de Newton s’appuie sur une image : si on tire une balle, elle tombe. Si on tire une balle avec un peu plus de force, elle tombe encore. Si on la tire avec une force déterminée, eh bien cette balle tourne autour de toute la terre. 

Donc en effet, la lune suit la même loi. La lune tombe mais les forces de gravitation la tiennent et relancent sa course. C’est ce qui frappe Lacan. Quand Lacan élabore cette idée dans le Séminaire Encore, il dit : la révolution... ce n’est pas tellement révolutionnaire de dire : ce n’est pas la terre, c’est le soleil qui est au centre. Ça continue de tourner.  Révolution  qui est ce terme qui à nos oreilles fait résonner la subversion, le changement radical – la Révolution russe, la Révolution française –, est un terme qui vient de l’astronomie. Et Lacan met  ça en valeur.  Révolution, ce n’est pas tellement changer les choses. Il dit : Kepler (16e siècle) qui ne fait pas de cercles mais 

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des ellipses, ça change plus. Mais là où les choses changent vraiment, c’est quand on ne dit plus « ça tourne » – si ça tourne, on revient toujours au même point, que ce soit la terre ou le soleil au centre – c’est quand ça tombe. Dès que l’on dit « ça tombe », eh bien, ça change et il faut le fixer avec une écriture donnée qui est l’écriture qu’il commente.  

C’est un peu une percée  pour vous montrer la façon dont on peut dire que la science sépare le semblant et le réel. On peut prendre d’autres exemples. En médecine, quand on essaie de tester un médicament, le texte clef, c’est le double aveugle. Le médecin et le patient ne savent pas si c'est un médicament vrai, substantiel, ou faux, un placebo qui est utilisé. Cela sert pour isoler ce qui vient de l’effet placebo, on peut dire, pour séparer de l’effet de semblant. Mais c’est bien difficile de   faire   ça.   Et   si   la   médecine   fait   ça,   c’est   parce   que   la   médecine   a   vu   qu’il   y   avait   un fonctionnement du semblant, que le placebo ça marche, ça fonctionne. C’est intéressant de le voir dans la médecine parce que si vous devez construire une fusée pour aller sur la lune, le semblant ne vous sert pas à grand chose, il faut bien faire le calcul. Les objets, la physis – la nature –, les objets inertes, répondent au calcul. Et la force, la puissance, de la science est que depuis Galilée, on s’est approprié ce que Galilée a appelé le livre de la nature et la langue de la nature qu’est la mathématique. Le livre de la nature, disait Galilée, est écrit en langue mathématique. Dès que nous  connaissons  cette   langue,  nous  dominons   la  nature  et   la  vérité  est  que  la  science  et   la technologie dominent  la nature – je ne sais pas si  c’est  une bonne chose,  on peut discuter –, dominent la nature, parce que la physis, l’objet inerte, répondent au calcul. Le sujet par contre ne répond pas à ça. Si vous faites ça avec un hystérique, il répond le contraire. C’est vrai qu’on peut calculer de faire le contraire, mais les choses commencent à se mêler, ça devient plus difficile. Donc ça, c’est pour dire que la médecine qui est un peu un terrain de frontière entre la science et quelque chose qui implique le sujet – qui implique l’humain et implique le sujet –, en médecine, on s’aperçoit qu’il y a un fonctionnement du semblant, il y a une effectivité du semblant, il y a une efficacité du semblant.

Là,   c’est   l’axe  que Lacan prend dans   le   séminaire  pour  dessiner  cette  contradiction  entre   le semblant et le réel, où le réel dont on parle n’est pas le réel de la science, le réel inerte, mais c’est la jouissance, c’est le réel de la jouissance. D’un côté, Lacan, dans Encore – il faut un peu passer d’un séminaire  à   l’autre  pour voir  les concepts dans leur vivant – dans le  Séminaire  Encore, Lacan dit que la jouissance s’invoque à partir du semblant.

Mais c’est vrai que le réel, on le rencontre dans une vacillation du semblant, quand il y a une chute du semblant. C’est ce qui avait été bien imagé quand on a eu des journées de l’École de la Cause Freudienne qui étaient à propos de ça – sur la vacillation du semblant –. On avait pris un tableau de Rembrandt qui est à la  National Gallery  et que Lacan mentionne, et qui représente « Le banquet de Balthazar ». Balthazar en en train de faire un riche banquet avec les objets qu’il a volés   dans   le   temple   de   Jérusalem,  qui   sont  donc   des   objets   sacrés.  Les   personnages   sont représentés  dans  le  moment  où   ils  s’abandonnent  à   leurs plaisirs  sacrilèges  et,  à  un moment donné, un grand doigt sort en dehors du fond qui indique des mots en hébraïque qui disent à peu près : « Écoute,  ton temps est  compté », donc qui lui  montre la mort.  C’est le moment où   le semblant vacille et le réel paraît, le réel sort avec toute sa force menaçante qui, dans ce tableau, 

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est évidente. On voit Balthazar qui vacille, les coupes qui se renversent, le vin qui coule par terre. C’est   sur  un  grand   tableau  à   la  Galerie  Nationale  à  Londres  que   les  guides  anglais   aiment commenter. 

C’est   intéressant  de voir  que si  Lacan  marque  bien dans  ce  séminaire   la  contradiction  entre semblant et réel, il  marque  qu’il n’y a pas contradiction entre semblant et vérité. Ça c’est une autre ligne de force , à mon avis, de voir le rapprochement, le lien, entre semblant et vérité. Il n’y a pas de contradiction entre semblant et vérité, il y a rapprochement.

La vérité selon Lacan, est du côté du semblant. Au début de l’enseignement de Lacan, la vérité est ce qu’on cherche. C’est l’amour de la vérité qui conduit la psychanalyse. Mais au fur et à mesure que son enseignement avance, la vérité est de plus en plus appauvrie, dépréciée, et dans le commentaire de Miller à ce sujet, au bout de l’affaire, la vérité est substituée par le concept de réel. Si on peut appeler concept le réel.Ce qu’il est intéressant de voir, c’est que la vérité est variable. Lacan emploie le mot varité pour indiquer les variations de la vérité.  C’est quelque chose qu’on peut voir déjà  chez Hegel par exemple. Hegel montre déjà que s’il y a quelque chose de vrai maintenant, je dis : « maintenant c’est le matin », dans quelques heures ce ne sera plus vrai parce que ce sera l’après­midi. Donc la vérité est vraie maintenant mais varie. Il y a des variations dans la vérité. Le temps change les choses en quelque chose d’autre et change de la même façon la vérité. Il n’y a pas en dernière instance une garantie dernière de la vérité, c’est ça qui est important. C’est un thème que Lacan prend aussi à partir de Descartes.

Pierre Lafrenière : Par rapport à la vérité, dans la lecture du  Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, il y a un passage, page 26, où Lacan dit : « La vérité est cette dimension, ou demension (…) ». Vous pouvez nous en dire deux mots ? Je ne comprends pas.

Marco Focchi : Comment est­ce que vous l’interprétez ?

Pierre Lafrenière : Je ne l’interprète pas, j’ai laissé tomber.

Marco Focchi : Comment est l’écriture, parce que Lacan dit dite­mansion…

Pierre Lafrenière :  « Dimension » dans le sens courant du terme et « La vérité  est cette (...) demension ».

Marco Focchi : Il faudrait contextualiser un peu.

Pierre Lafrenière :  Avec varité,  on peut  voir   le   jeu d’homophonie entre varité/variété,  mais demension ?

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Marco Focchi : Bon, il faudrait le contextualiser, je ne peux pas interpréter à la carte comme ça. J’essaie de suivre le fil de la variabilité de la vérité et donc du fait qu’il n’y a pas de garantie dernière de la vérité et, au fond, c’est ce que Lacan exprime dans un mot quand il dit qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre. Donc, l’Autre est troué, ce trou – ce manque plutôt – est ce qui constitue la vérité et il n’y a pas un Autre de l’Autre qui garantie cette vérité. Donc il n’est pas possible de séparer, de scinder, la vérité et le semblant. Ce n’est pas possible, donc il n’y a pas un vrai sur le vrai.Là on rencontre une limite, on rencontre un impossible : c’est impossible de séparer la vérité du semblant, c’est impossible de dire le vrai sur le vrai. Quand on rencontre cet impossible, eh bien, c’est justement à travers l’impossible qu’on rencontre le réel. S’il n’y a pas de vrai sur le vrai, c’est qu’il y a un impossible, c’est qu’il y a du réel. Donc l’impossible, c’est quelque chose qui reste, qui n’est pas contingent, c’est quelque chose qui ne concerne pas les variations et qui, en soi, est quelque chose de définitif. C’est justement à travers ça, à travers le caractère définitif de ce déficit, qu’on a l’idée qu’à la place de la vérité non garantie, il y a un réel qui entre en jeu à travers le caractère définitif de cet impossible.

Pour reprendre le mot dans lequel Miller exprime cela et qui me semble très bien dit : le réel, ça serait   l’absolument   vrai.   La   façon   dont   Lacan   fait   entrer   en   jeu   le   réel,   c’est   un   peu idiosyncrasique. C’est différent par exemple du réel de la  science comme on l'a vu,  et surtout c’est différent du réel de la nature. Le réel, ce n’est pas la nature,  ce n’est pas quelque chose sur quoi on puisse opérer comme on opère sur la nature par la voie de la mathématique. Donc s’il y a mathèmes chez Lacan dans un sens, c’est tout à fait différent que ce qu’est la mathématique qui écrit les lois de la physique. Et je crois qu’on pourrait aller jusqu'à dire que s’il y a mathèmes chez Lacan, c’est encore du fait du semblant dans un certain sens.

Dans   la   science,   il   y   a   un   savoir   dans   le   réel,   et   le   savoir   dans   le   réel   c’est   cette   langue mathématique dans laquelle la nature est écrite. Quand Lacan dit : « il y a un savoir dans le réel», il dit avec des mots différents ce que dit Galilée quand il dit que le livre de la nature est écrit en langue mathématique. C’est la même idée. Lacan la reformule. Donc il y a un savoir dans le réel, dans la science. Qu’est­ce que ça veut dire : « il y a un savoir déjà  » ? Dans la science, on parle de découverte, on découvre un savoir, on découvre une loi physique, quelque chose qui était déjà là : on ne la connaissait pas, on la découvre.

Il ne se passe pas la même chose en psychanalyse. Ce n’est pas un savoir déjà là dont il s’agit. On le croyait il y a un temps. Par exemple, dans la psychologie du moi, il  y avait cette idée. La psychologie du moi essayait de se calquer sur la science, et sa visée était de découvrir un savoir qui était déjà dans l’inconscient. La question était donc d’aller le trouver et ce que la psychologie du moi considérait comme le facteur d’efficacité de la clinique psychanalytique, c’était l’insight, c’était la révélation de quelque point d’inconscient. Mais ça a tourné court, il y a eu une crise dans la clinique de la psychologie du moi, ça ne marchait pas. Ce n’était pas suffisant de changer quelque chose dans les représentations d’un sujet, ça pouvait l’être parfois oui, mais ce n’était pas aussi automatique que cela. 

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C’est un autre savoir que l'on cherche dans la clinique, dans la psychanalyse. Lacan parle d’un savoir supposé. Qu’est­ce que c’est un savoir supposé ? Eh bien, c’est un savoir de semblant. C’est un savoir qu’il n’y a nulle part, comme le barbier dont on parlait avant. Il n’y a que le nom de ce barbier, mais il n’y a pas ce barbier, c’est un impossible logique. Le savoir que l’on cherche dans la psychanalyse, c’est la même chose, c’est un savoir de semblant. Ce n’est pas un savoir qu’il y a déjà quelque part, et s’il n’est pas déjà quelque part, il y a la nécessité d’inventer. Si la nature, la  physis, les objets physiques répondent au calcul de lois que l’on découvrent dans la nature, dans l’humain, là il y a de la subjectivité. Ce qu’il faut, c’est de l’invention. Ce qui a son efficacité, c’est le semblant et le savoir supposé, ce savoir de semblant, c’est un effet spécifique du dispositif analytique. C’est un dispositif qui crée une attente des significations. Quelqu’un vient nous interroger dans les séances et il s’attend à une réponse, pas spécialement de nous, mais il s’attend à la trouver. C’est une supposition. Il peut penser que cette réponse est quelque part,  est  en nous,  ou que nous connaissons déjà   la  réponse,  mais ce n’est  pas ça  la question, c’est que dans le travail analytique, il lui faudra la trouver, que nous sommes là pour soutenir le transfert afin qu’il puisse inventer cette réponse. C’est un savoir d’invention.

Ceci nous porte un peu vers des thèmes très actuels, par exemple la perspective qu’on a prise à Buenos   Aires,   que   Miller   a   proposée   dans   son   exposé  conclusif  à   Buenos   Aires.   C’était d’accentuer,   dans   la   psychanalyse,   le   côté   semblant   de   l’expérience   psychanalytique   et   de montrer   que   plus   on   accentue   et   plus   on   met   en   évidence   le   côté   semblant,   eh   bien   plus importante devient la recherche du réel. C’est pour cela que le titre de notre prochaine rencontre de l'Association Mondiale  de Psychanalyse en 2010 sera « Semblants  et  sinthome »,   là  où   le symptôme est un nom du réel. Il y a tout le côté semblant et il y a le symptôme qui est quelque chose qui n’est pas du semblant. Donc, il y a quelque chose qui n’est pas du semblant – on ne peut pas appeler ça un discours – mais le symptôme est un  nom du réel, c’est une écriture qui n’est pas du semblant.

Si on parle d’écriture, je dirai combien « Lituraterre » qui est notre thème aujourd’hui, est centré sur cette notion d’écriture. Un mot avant tout sur ce terme étrange, Lituraterre. Ça vaut la peine de   le   commenter.  C’est   un  néologisme  que  Lacan  prend,  parce  qu’il   dit   qu’il   s’appuie   sur l’Ernout et Meillet qui est un très bon dictionnaire étymologique du latin. Mais il ne dit pas ce qu’il a trouvé  dans le  Ernout et Meillet,  donc c’est à vous d’aller  chercher.  Moi, je suis allé chercher. L’étymologie conduit au terme latin lino.Lino, c’est un verbe qui veut dire enduire. Et à ce terme lino se rattachent d’autres termes comme litus, comme  litura. Litura, c’est proprement la rature, la correction, la tache. Il y a encore un terme qui est liturarius.Liturarius, c’est quelque chose qui a des ratures tout simplement. C’est pour ça que Lacan dit s’appuyer sur  Ernout et Meillet, il essaie de condenser cette idée de la rature avec l’idée de la littérature. C’est quelque chose qui n’est pas autorisé par la philologie mais qui est autorisé par la condensation  que Lacan fait sur la base de cette proximité  de sonorité,   liturarius, lituraterre. Voilà l’idée pour démonter un peu le terme sur lequel part cette « Leçon ». 

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Dans   cette   leçon,   Lacan   se   confronte   aux   auteurs   structuralistes   qui   étaient   des   figures importantes   de   l’époque   et,   en  particulier,   il   vient   régler   ses   comptes   avec  Derrida   et   avec Barthes.   D’une   façon   très   différente,   disons   qu’il   traite   mieux   Barthes,   mais   Barthes   était quelqu’un de  très  aimable,   il  ne pouvait  pas  s’en prendre à   lui.   Il   traite  un peu moins  bien Derrida, mais disons que Derrida l’avait piqué un peu plus violemment. Donc Barthes et Derrida sont mis en cause dans cette « Leçon sur Lituraterre ». 

C’est dans cette leçon que Lacan explicite très clairement la différence entre le signifiant et la lettre. Si vous prenez « L’instance de la lettre »29, ce n’est pas si différencié. Dans « L’instance de la lettre », la lettre est la localisation du signifiant, mais c’est au fond toujours un signifiant. Dans « Lituraterre », on change de perspective et on différencie conceptuellement le signifiant et la lettre. Donc c’est là qu’il fixe avec clarté un terme qu’il a développé dans les leçons précédentes que vous avez dû lire, je crois, en préparation de votre Séminaire mensuel. Le   thème de  la   lettre  constitue  avant   tout   la   réponse  à  Derrida.  Sur  quoi  Lacan  répond­il  à Derrida ?  Derrida  écrit   un   livre   très   important   en  1967  qui   s’intitule  De  la  grammatologie.  Derrida est quelqu’un qui entre sur la scène philosophique un peu pour casser les œufs. Il ne se donne   pas   une   tâche   simple.   C’est   la   tâche   d’attaquer   les   présupposés   de   la   métaphysique occidentale de façon un peu musclée.  Quel est  le présupposé  de la métaphysique occidentale auquel Derrida s’attaque ? C’est l’idée que l’Être a toujours été pensé comme présence. Il y a être s’il y a présence de l’être et c’est la présence de l’étant et la présence de la parole pleine qu’il va toucher.

Il ne développe pas vraiment ça. Il touche l’argument de la parole pleine dans les première pages De la grammatologie  et il laisse cela sans développer. Évidemment là, il a touché un thème fort de Lacan, un thème de ses années 50, la parole pleine. Comment est­ce que Derrida interprète cette parole pleine ? Il l’interprète comme la présence à soi, la présence à son propre signifié. D’où vient cette présence selon Derrida ? Ça vient d’un privilège de la  phôné,  c’est­à­dire un privilège de la voix. Selon l’interprétation que Derrida donne de la métaphysique occidentale, la métaphysique occidentale a pu privilégier la présence parce qu’elle a priorisé la phôné, le parlé. C’est   un   thème  de  Platon  par   exemple.  Platon  n’aime  pas   tellement   l’écriture.  Platon  nous présente Socrate qui n’écrit pas. On n’a pas  d’écriture de Socrate, on a que des bavardages de Socrate. Derrida s’en prend à cette dépréciation qu’il y a chez Platon de l’écriture et veut critiquer et s'inscrire contre cela. Il voit le privilège que la métaphysique occidentale a donné à la phôné, et de   ce   privilège,   constitue   un   système   qu’il   appelle   le   système   de   s’entendre.   Il   y   a   une autoréflexion là­dessus, on parle et on s’entend. Si on privilégie la voix, c’est qu’en parlant, on est présent à soi en s’entendant. Et cela passe par la substance phonique. Et tout ça, selon Derrida, a dominé une époque du monde qui a fondé la métaphysique sur une dichotomie, la dichotomie entre l’apparence et l’être, entre l’étant et l’être. C’est ce que Derrida appelle le logocentrisme qui est pour lui aussi un phônocentrisme, c’est­à­dire qu’il y a une proximité fondamentale entre la 

29 J. Lacan, « L'instance de la lettre dans l'inconscient ou la raison depuis Freud », In Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 493 à 528.

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voix et l’être. C’est à la parole que Derrida s’attaque. Il y a une proximité fondamentale entre la voix et l’être qui débouche sur la présence à soi du sujet. Derrida dit : si Descartes peut dire Cogito ergo sum, c’est sur la base d’un privilège de la phôné qui  permet  une proximité  entre   la  voix et   l’être  qui nous vient  de  la  métaphysique  grecque. Surtout,   il   s’attaque  à  Platon  et  à   sa  dépréciation  de   l’écriture.  C’est  pour  cela  que  Derrida considère qu’il est nécessaire de déplacer tout ça. Tout ce que l’on a considéré sous le nom de langage, il faut le déplacer vers l’écriture. Quand on considère le langage, il faut réduire le privilège de la parole et le déplacer plutôt vers l’écriture. Mais qu’est­ce que ça veut dire l’écriture ? Là,  c’est l’interprétation forte que donne Derrida. L’écriture n’est pas le signifiant du signifiant, ce n’est pas la marque du signifiant, ce n’est pas ce qui vient en second par rapport à la parole. Il propose un concept d’écriture qui déborde celui de langage, c’est une écriture qui vient logiquement avant la langue parlé, qui est au commencement – au commencement, il y avait l’écriture – et qui ne vient pas comme conséquence du langage. Évidemment Derrida n’est pas naïf et ne considère pas que l’écriture naît avant le langage. Il s'agit d'un ordre logique, métaphysique, qu’il propose, une archiécriture. Archi c’est  arché, le principe qui est au fondement, donc au fondement c’est l’écriture. Et je vous disais qu’il s’en prend un peu à Platon. Il ne voit pas Platon d’un bon œil, et l’exemple, c’est encore le Phèdre. On en a parlé hier pour d’autres raisons, mais c’est là aussi que Platon s’exprime d’une façon plus éloquente sur ce thème. Dans  la   façon de voir  de Derrida,  contre   la  plénitude  de  la  présence  et  de  la  parole,   il   faut proposer ce qu’il considère la différence, il l’écrit aussi avec un a,  différance  dans le sens de différer, de déplacer dans le temps. C’est la différence qu’il considère ne jamais pouvoir être une plénitude sensible. Il n’y a aucune substance de la différence, il n’y a rien qui puisse toucher nos sens. La différence est purement évanescence et c’est ça qui constitue le point de départ de son concept d’archiécriture qui vient comme fondement, qui vient avant. Ce n’est pas tellement le fondement mais ce qui vient avant, qui vient logiquement avant l’écriture par rapport à la parole. L’archiécriture, c’est cette écriture de la différence pour Derrida, qui ne peut jamais être fixé dans un signifié. C’est   là   que  débute   le   thème  du  déconstructionnisme.  S’il   n’y   a   rien  qui   est   fixé,   on  peut interpréter de toutes les façons. On a un peu abusé de cela aux États­Unis. Derrida a eu un grand succès aux États­Unis, surtout dans les département littéraires, et, grâce à lui, l’interprétation a été un peu une interprétation ouverte à tous les sens, ce que Lacan interdit dans le Séminaire XI, que l’interprétation soit ouverte  à tous les sens. Donc cette archiécriture ne peut jamais être fixée dans un signifié. Ça veut dire qu’il n’y a jamais une   présence   à   soi­même,   un   s’entendre,   mais   que   nous   sommes   simplement   renvoyés   de signifiant en signifiant. Il n’y a jamais un point de capiton. Je n’aime pas  l’écriture  de Derrida.  Chacun a ses  idiosyncrasies… L’écriture  de Derrida me fatigue beaucoup parce que je trouve qu’il n’y a pas vraiment de point de capiton. Il y a des thèmes qui s'entrelacent et qui se reprennent mais il y a des moments où … Dis ce que tu veux dire   enfin !   Il   n’y  a  pas   ce   point.   Je  ne  veux  pas   déprécier  Derrida.  Enfin,   c’est   un  grand philosophe,   mais   c’est   intéressant   de   voir   comment   ces   thèmes   paraissent   aussi   dans   sa personnalité d’écriture. 

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Dans cette reformulation générale de relation d’écriture que Derrida donne, il critique certains thèmes  lacaniens, par exemple la priorité que Lacan pose du signifiant par rapport au signifié. Nous voyons que Lacan dans « Lituraterre » réagit à tout cela. De la grammatologie en 1967, il ne s’est pas passé beaucoup d’années – trois ans –, et Lacan réagit à cette attaque qui touche des thèmes qui étaient des thèmes majeurs dans sa théorisation. Lacan répond aux critiques et ce qu’il affirme avant tout est la priorité du signifiant par rapport à la lettre. Là où Derrida veut poser une archiécriture, une priorité logique de l’écriture par rapport à la voix, au signifiant, à la parole, Lacan dit : « Non, il n’y a qu’une priorité du signifiant par rapport à la lettre ». Je vous lis le passage que j’ai noté. – D’habitude, on donne un séminaire avec ses livres, mais je ne voulais pas amener mes valises pleines de livres de Milan à Montréal, ce qui aurait été lourd, alors j’ai noté le passage que je voulais commenter –. C'est la page 14 des Autres Écrits (dans le Séminaire XVIII, c'est à la page 118) :

« Ce   que   j’ai   inscrit,   à   l’aide   de   lettres,   des   formations   de   l’inconscient   pour   les récupérer de ce dont Freud les formule, à être ce qu’elles sont, des effets de signifiant, n’autorise   pas  à   faire   de   la   lettre   un   signifiant,   ni   à   l'affecter,   qui   plus   est,   d’une primarité au regard du signifiant. »

« Ce que j’ai inscrit, à l’aide de lettres, des formations de l’inconscient » – donc Lacan se réfère à ses formules, à sa mathématisation de l’inconscient en quelque sorte – « pour les récupérer de ce dont Freud les formule ». Freud les formule de façon descriptive et Lacan les  précise dans des formules qui fixent les idées. Pour incorporer ce que Freud dit à être ce qu’elle sont, pour donner l’essence de ce que Freud dit, c’est­à­dire que ce sont des effets de signifiant. Les formations de l’inconscient sont des effets de signification que Lacan écrit. Alors tout ça n’autorise pas à faire de la lettre un signifiant, ni à l’affecter qui plus est d’une primauté au regard du signifiant. Donc il dit :  « J’ai utilisé l’écriture pour montrer ce qu’est la vérité de ce que sont les formations de l’inconscient de Freud. Et la vérité de ce que sont les formations de l’inconscient de Freud, c’est qu’ils   sont   des   signifiants.   Je   l’ai  marqué   par   des   lettres,  mais   que   je   l’aie   fait   comme  ça n’autorise pas à faire de la lettre un signifiant. »Là, il marque déjà la différence de la lettre au signifiant. Il n’autorise pas à faire de la lettre un signifiant, et encore moins n’autorise à ce que la lettre soit prioritaire par rapport aux signifiants. Deux choses importantes sont dites dans ce passage. La lettre est différente du signifiant et il n’y a pas une priorité de la lettre par rapport au signifiant.

La fonction que Lacan attribue à l’écriture et la façon dont il définit l'écriture sont très différentes de   Derrida.   Ce   n’est   pas   une   priorité   de   la   lettre   qui   aurait   pour   destin   de   faire   sauter   la métaphysique, ce n’est pas ce qui intéresse Lacan. Ce n’est pas la métaphysique qui intéresse Lacan, mais c’est plutôt l’usage qu’il fait de la lettre pour fixer ce qu’il exprime avec le terme de littoral. 

Littoral est un terme très connu de ce texte, ce que Lacan explique comme ce qui sert à séparer deux domaines hétérogènes comme la mer et la terre. Il accentue,  avec ce terme,  la différence avec ce que pourrait être la frontière, parce que la frontière sépare deux domaines de la même 

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nature. La frontière entre la France et l'Italie sépare deux terres, deux nations qui sont deux terres. Le   littoral   sépare  deux  domaines  de  natures  différentes.  Que   retrouve­t­on   là ?  On   retrouve exactement   ce   qu’il   a   posé   dans   le  Séminaire   XVII  de   l’année   précédente,   c’est­à­dire   la différence, l’hétérogénéité qu’il y a dans la notion de discours, entre deux domaines : celui du signifiant  et  celui  du plus­de­jouir.   Il  y  a  une  hétérogénéité   et  Lacan reprend  le   fil  de cette élaboration,  le fil de cette pensée, dans ce thème de littoral.  Il semble très nouveau ici,  mais Lacan y a déjà pensé une année avant. Il le reformule ici, c’est une reformulation. Lacan, c’est toujours comme ça, il reformule et reformule et il y a  une reformulation où le concept change et il faut être attentif, ce n’est pas toujours déclaré manifestement. Donc là, séparer deux domaines hétérogènes. Ces deux domaines sont celui des signifiants – qui est celui des semblants – et celui du réel – qui est celui de la jouissance –. Et   là   encore,   j’ai  marqué   dans   la  même page  14  des  Autres  écrits  (à   la  page  117  dans   le Séminaire XVIII), où il dit que la fonction de la lettre est de dessiner les bords du trou dans le savoir. 

« La lettre (...). Le bord du trou dans le savoir, voilà­t­il pas ce qu'elle dessine. »

Ça, c’est important et il faut mettre en valeur la notion de trou. 

Qu'est­ce qu'un trou ? D’une façon plus imagée,  j’en ai  donné  un exemple quand j’ai parlé  à quelqu’un du déclenchement des psychoses qui donne lieu à des  rampage killings.  Un  trou  se dessine, qui est quelque chose de dangereux dans lequel quelqu’un tombe, il fait un massacre – fait  tomber des gens  dans ce trou –   et  il  y  tombe lui­même. C’est important  cette  idée de dessiner les bords du trou. Le trou, c’est dangereux s’il est à la dérive, si on ne reconnaît pas ses coordonnées, et ça, les coordonnées, c’est la lettre. La lettre est ce qui dessine le bord du trou. Il faut mettre en valeur la notion de trou qui appartient au dernier enseignement de Lacan, et dont Miller a mis en évidence l’importance par rapport à la notion de manque.

Le manque, c’est le fait que quelque chose manque à sa place. C’est l’exemple de Lacan. Qu’est­ce que le manque ? Un livre manque à sa place. Ce n’est pas quelque chose de réel, c’est quelque chose  de   relatif  à   un  certain  ordre.  Dans  ma  bibliothèque,   je  vois  un   trou,   je  dis :   « il  y  a quelqu’un qui a pris un livre ». Ce n’est pas que le livre n’existe plus, mais il n’est pas à sa place, il a changé de place. Il y a un exemple – pour ce qui est de la notion de manque – que Lacan donne qui est très parlant, c’est le petit jeu des  cases. Connaissez­vous le petit jeu des  cases ? Quand  j’étais  adolescent,  on vendait  des petits   jeux contenant  seize cases  avec quinze petits carrés qu'il faut remettre dans le bon ordre. Donc il y a une case vide. Ils sont en désordre, on les déplace et il faut les mettre en ordre. Ce n’est pas facile, mais c’est plus facile que le cube de Rubik, et à un moment donné, le manque va à sa place et les jeux sont faits.

Johanne Lapointe : On voit bien aussi dans ce jeu la fonction du manque, c’est­à­dire ça permet la circulation parce que…

Marco Focchi : Oui bien sûr.

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Johanne Lapointe : Si tous les espaces sont pleins, il n’y a absolument rien qui circule.

Marco Focchi : Oui absolument, c’est ça. Cela permet la mobilité des signifiants.Le manque n’est pas quelque chose qu’il faut combler. Donc la question n’est pas de combler le manque au terme d’une analyse mais qu’il soit à sa juste place. C’est un exemple que Lacan donne dans son séminaire… – c’est un séminaire des années 60, je crois que c’est L’objet de la  psychanalyse30, mais ce n’est pas sûr – . Là, c’est l’idée du manque : il manque quelque chose qui manque à sa place et qui doit finir à sa place. C’est une question d’ordre.

Et,  dans  son  premier  enseignement,   l’analyse  est  conceptualisée  comme ça.   Il  y  a   la  notion fondamentale de manque­à­être qui, au fond, a manqué la rencontre avec l’être. Lacan l’explique en disant : « j’étais là  pour le prendre et ça disparaît ». Manque­à­être est un terme difficile à traduire. Lacan l’emprunte de Sartre, en changeant un mot, qui est le manque d’être. Le manque d’être,   ça   indique   la   rencontre   manquée   avec   la   plénitude   de   l’être   qui   pourrait   être   une satisfaction accomplie.Il n’y a jamais satisfaction accomplie puisqu’il y a toujours, chez le sujet,  un manque d’être, c’est­à­dire que l’objet est toujours recherché et manqué. C’est l’idée de la métonymie de l’objet. Je vous disais que cette expression « manque à être » est difficile à traduire parce qu’en italien habituellement on le traduit par mancanza a essere. Ce n’est pas une bonne traduction parce que c’est une traduction calquée. On n’a pas vraiment idée de ce que veut dire mancanza a essere en Italie.   Moi,   d’habitude,   je   le   traduis  mancanza   d’essere,  mais   ça   ne   me   satisfait   pas complètement. Si on cherche chez Lacan, il donne une solution dans sa traduction en anglais, il le traduit  want­to­be.   Les   expressions   de   Lacan,   quand   on   essaie   de   les   traduire,   il   faut   les reconstruire.Want­to­be : on a une condensation de ce qu’est le manque et en même temps, c’est le vouloir. Il y a un manque qui veut, qui se projette vers l’être. C’est un manque qui veut aller à la rencontre de l’être et là où l’être lui échappe toujours.

Raymond Joly : Pardon, je veux faire observer que comme traduction, c’est un peu étrange parce que want to be signifie vouloir être.

Marco Focchi : Oui.

Raymond Joly : Il ne peut pas signifier, want on a level  be, want on a matter be… non, excusez­moi, ça ne rend pas manque­à­être.

Marco Focchi : Non, ça reconstruit manque­à­être. Au fond, non. Il faut mettre en évidence le double sens de want. Want, c’est vouloir, vouloir vers l’être, mais want c’est aussi le manque. 

Raymond Joly :  Exact, mais le manque­à­être, ça ne peut pas se dire want to be.

30 J. Lacan, Le Séminaire XIII, L'objet de la psychanalyse, Inédit.

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Marco Focchi : Ce n’est pas la même chose. Oui, je crois que les traductions de Lacan, on ne peut pas les traduire, il faut les reconstruire. Mais ce qu’il y a au fond du concept, je crois que ça ressort   très bien dans cette  expression.  Au fond, manque­à­être  – je  crois  que c’est  vous qui pouvez le mieux me renseigner – est calquée sur des termes de bilan financier. Quand on dit « on manque quelque chose » dans un budget. Je ne sais pas. C’est vous qui devez me dire, mais je crois qu’il reconstruit l'expression par rapport à des termes comptables… il y a un manque à gagner.   Je   crois   que   l’expression,   c’est   « manque   à   gagner ».   Ça   vous   dit   quelque   chose « manque à gagner » ?

Anne Béraud : Oui, c’est ça.

Marco Focchi : Bon, je crois que l’expression est calquée là­dessus et ça donne bien l’idée au fond. Et s’il y a un manque­à­être, manque à gagner de quelque chose qu’on n’avait pas dans la caisse, mais qu’on cherchait  à  obtenir,  ce n’est pas quelque chose qu’on a dépensé. On avait calculé de gagner quelque chose,  on ne l’a pas obtenu. On n’avait pas l’être dans la poche. Donc un manque­à­être, c’est ça. Et want to be  c’est la même chose.

Johanne Lapointe : Dans le signifiant du manque, on peut penser que ça signifie quelque chose qui est négatif, ça manque donc c’est en moins…

Marco Focchi : Oui.

Johanne Lapointe : Alors que want est plutôt positif…

Marco Focchi : Oui si vous prenez le sens de vouloir. Mais en anglais want, ça veut aussi dire le manque. Si vous prenez un dictionnaire anglais. Bon, je l’ai fait, j’ai cherché. Il y a un sens de want  comme  manque.  On  peut   discuter   l’étymologie.   Je  n’ai  pas   cherché   l’étymologie,   j’ai confiance dans le dictionnaire que j’ai chez moi. Enfin, je crois que c’est ce sur quoi Lacan joue, sur ce double sens de  want :  1. dans le sens de vouloir 2. comme substantif,  dans le sens de manque.

Raymond Joly : Dans manque­à­être en français, il y a l’idée de ce qui est en anglais fail, c’est un échec. Dans manque­à­être et manque à gagner, il y a un échec. Ce n’est pas un want… enfin laissons les Américains se débrouiller avec cela.

Marco  Focchi :  J’accepte   le  point.  Enfin,   je  vous  propose   la   façon dont  Lacan  a   lui­même proposé de traduire son expression.

Luis Villa : Dans ce sens­là, le sens de manque est voilé par la volonté.

Marco Focchi : Oui.

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Luis Villa : Lorsque l’on veut, c’est parce qu’on manque.

Marco Focchi : Oui, je suis d’accord enfin…

Luis Villa : Je crois qu'au lieu de plénitude de l’être, on peut parler plutôt des splendeurs de l’être qui se sent en manque et, dans ce sens là, il est en train de chercher, de s’acheminer. Splendeur, c’est quelque chose du savoir.

Marco Focchi : Du semblant. Splendeur, c’est quelque chose du semblant. Il y a un semblant qui nous attire vers un objet qui nous échappe. Traduire Lacan, c’est un peu comme traduire Joyce. Je m’appuie sur cela, parce que c’est Lacan qui traduit Lacan, donc je lui fais confiance. Comme il y a, par exemple, une traduction de Joyce en italien. Joyce parlait italien, il a vécu en Italie et il avait commencé une traduction du Finnegans Wake en italien, que j’ai vue, qui n’a rien à voir avec le Finnegans Wake en anglais, qui dit des choses tout à fait différentes, mais c’est une reconstruction en italien qui suit faiblement le sens qu’il y a en anglais – s’il y a un sens – et construit  des   jeux  de  mots  en   italien.  Quand Joyce  a  démarré  cette   traduction,   il   a  dit  à   la personne qui l’aidait : « faisons vite parce que s’il y a quelqu’un au monde qui sait ce que veut dire le Finnegans Wake c’est moi, mais au bout de deux ou trois ans je ne saurai plus. » (Rires).

Je crois que là, on est un peu dans un cas semblable !

On est en train d’essayer de fixer  l’importance de cette définition que Lacan donne de la lettre comme ce qui dessine le trou, le contour d’un trou, d’un vide dans le savoir. Et une bonne façon de le faire, c’est  de faire la comparaison avec la notion de manque qui appartient  plutôt  aux premières phases de l’enseignement de Lacan, avec ce que peut impliquer la traduction. Et c’est important d’en discuter, parce que dans la traduction, les choses ne passent jamais intégralement. Et  quand on  se   confronte  à   ces  entrelacements  de  mots  qui  constituent  des  traductions,  par exemple  manque­à­être   /   want­to­be,   ou   des   traductions   freudiennes   ou   des   traductions joycienne,  on s’approche déjà  de  ce  qu'est   la   fonction  de  l’écriture,  de  la   façon dont  Lacan commence à la proposer ici dans cette traduction du manque­à­être. Ce que l’on voit  dans la notion de manque et  de manque­à­être,  c’est  le thème que Lacan a toujours   défini   comme   l’objet   du   désir,   l’objet   métonymique.   Quand   on   parle   d’objet métonymique,   c’est­à­dire   un   objet   qui   toujours   se   soustrait,   c’est   précisément   la   partie   de l’enseignement de Lacan qui précède le Séminaire L’angoisse. Parce que dans le Séminaire sur L’angoisse, la chose change et Lacan commence à parler d’un objet cause du désir :  c’est une différence intéressante qu’il propose. 

1­         d            a

2­        a            d

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1­ Il y a l’objet que le désir vise et qui se soustrait, donc l’objet qui est d’un coté ici à droite. Le désir suit l’objet. L’objet métonymique, c’est ça : le désir suit l’objet et essaie de l’attraper. Et à un moment donné, dans le Séminaire L’angoisse, Lacan parle de l’objet cause du désir qui est une notion différente. 2­ Là, l’objet est premier, il est la condition du désir. Il faut qu’il y ait un objet pour que le désir puisse surgir. 

Si on prend le côté objet métonymique (1), objet qui se soustrait, on voit là toute une clinique par rapport au désir. On peut classifier la clinique par rapport à ce qui est la structure du désir, c'est­à­dire   le   désir   insatisfait   de   l’hystérique   ou   bien   le   désir   bloqué   de   l’obsessionnel   – le   désir impossible, dit Lacan – ou bien le désir prévenu dans la phobie,  où  il  y a quelque chose qui bloque les choses avant qu’il puisse entrer en jeu. Tout cela est ce qui va connoter le but de l’analyse de la première phase de l’enseignement de Lacan, quand la question, c’est que le sujet reconnaisse son manque, reconnaisse le manque, ce qui  veut  dire  qu’il  assume sa castration.  C’est   le  Lacan classique,  mais  c’est  aussi   le  Freud classique.   C’est   le   Lacan   qui   reprend   et   qui   reformule   Freud,   parce   que   cette   façon   de conceptualiser le terme de l’analyse est quelque chose qu’on retrouve dans Analyse terminable et  interminable, ou  L’analyse finie et l'analyse infinie31, comme le traduit Lacan. Il y a un point d’arrêt par rapport à la castration dans L’analyse finie et l'analyse infinie, qui est le refus de la castration   chez   l’homme,   l’envie   du   pénis   chez   la   femme   – donc   la   forme   féminine   de   la castration –, et dire que l’analyse se termine sur la reconnaissance du manque, sur l’assomption de   la   castration,   c’est   reprendre  les   termes  où  Freud  définit   la  fin  de   l’analyse.  C’est  donc instaurer   le manque à  sa  juste  place,  non pas dans son propre être,  mais  dans ce que Lacan appelle son désêtre. Au terme de l’analyse, il y a une chute, dans cette idée de poursuivre l’être, il y a un désêtre. 

Par contre, si on prend le trou, le trou est quelque chose qui n’est pas corrélé à un ordre. Ce n’est pas comme le manque, ce n’est pas comme le manque dans l’Autre. Le manque a une place dans l’Autre, comme le petit carré a une place dans la distribution des carrés numérotés. Là, le trou est plutôt ce qui engloutit l’Autre et – c’est quelque chose que Miller souligne – si on ne nomme pas le trou, eh bien le trou reste invisible. Donc, ça engloutit l’Autre, ça veut dire que ça change l’axiomatique, à un moment donné, dans l’enseignement de Lacan. Qu’il y ait un manque dans l’Autre présuppose qu’il y ait avant l’Autre, que l’Autre soit avant et après on en déduit le sujet. Là par contre, l’axiomatique dans le dernier enseignement de Lacan ne met plus l’Autre avant. Et à partir du Séminaire Encore – c’est toujours un commentaire de Miller qui met cela en lumière – Lacan met  en avant   la   jouissance.  Donc,  ce qui  avant  était   considéré  comme un effet  de  la machine signifiante est, à partir du dernier enseignement de Lacan, mis en avant, et donc on parle de la jouissance. Et le problème est comment cette jouissance peut se raccorder ou peut s’ouvrir à quelque chose de l’altérité.  

31 S. Freud, L'analyse finie et l'analyse infinie.

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C’est dans ce sens qu’on peut dire que le trou n’a pas une place dans l’Autre. Le trou est plutôt ce qui marque la disparition de l’Autre, ce qui engloutit l’Autre. Cette idée de la visibilité du trou, c’est ce que j’ai essayé d’indiquer hier, d’en montrer l’importance clinique. Donner le contour du trou, c’est important, par exemple, s’il y a un trou qui est à la dérive. Dans certaines analyses, on perçoit qu’il y a quelque chose qui n’est pas fixé, qui est à la dérive et qu’on ne peut pas toucher parce qu’il n’y a pas les données signifiantes pour l’encadrer. Il y a des analyses de psychotiques où l’on se rend compte qu’il y a des thèmes à ne pas toucher, et ce sont des thèmes qui, quand ils sont touchés, donnent lieu à ce que j’ai essayé de montrer par cet exemple de  rampage killings,  de  massacre indiscriminé.  Là,  c’est évidemment le trou qui éclate dans la réalité, donnant lieu à un massacre. C’est le moment où l’on fait entrer le sujet dans une spirale de destruction et c’est ce qui fait prendre sens de façon forte à ce que Lacan propose, dans son écrit sur le Président Schreber, comme la mort du sujet. Cela veut dire que ça change la clinique. 

Le problème, ce n’est plus celui de la reconnaissance, il n’y a pas un problème de reconnaissance du trou qui marque le sujet dans son désêtre, mais plutôt, avec le trou, le problème est de mesurer la  distance  qui   sépare   le   sujet  du  trou,  afin  de  ne  pas  y   tomber.  Ce n’est  pas  un  problème seulement  pour   la  psychose.  On   le  voit   aussi,   par   exemple,  dans  ce  qui   est  un  phénomène contemporain,   dans   ce   qu’on   pourrait   appeler   les   nouveaux   symptômes.   Un   des   nouveaux symptômes que l’on voit   le plus croître  ces dernières années,  au moins en Italie, ce sont les attaques de panique. Ce que la psychiatrie a appelé attaques de panique et que, je crois, on peut conceptualiser avec des coordonnées analytiques. On voit  des gens qui viennent nous demander de l’aide parce qu’à  un moment donné,   ils ne savent pas pourquoi, quelque chose a éclaté, comme une bombe, out of the blue, et soudainement, il y a la panique. Ils ne savent plus où se rendre et ils viennent chez nous, psychanalystes. Alors là, c’est un peu l’intervention dans l’urgence. Par exemple, il y a des courants américains dans la psychologie du moi, spécialement des gens qui se regroupent autour de Barbara Milrod32 – elle n’est  pas   tellement  connue,  c’est  quelqu’un qui   s’est  occupé   spécifiquement  des  attaques  de panique – et ce qu’elle  essaie de faire, c’est de montrer que la psychanalyse peut soigner les attaques de panique de façon aussi efficace que la psychothérapie cognitive, parce que c’est un peu une idée répandue que la psychologie, la psychothérapie, cognitive,  c’est ce qu’il faut pour les attaques de panique. Ces américains ont essayé de dire : eh bien, nous aussi nous pouvons soigner, les attaques de panique et le faire dans un temps court et avec des phases, un peu en imitant des procédés de la psychothérapie cognitive : il y a une première phase où il faut calmer la personne, une deuxième phase et une troisième où il s’agit de voir le point de fond – c’est là qu’ils se distinguent du cognitivisme – et voir les coordonnées œdipiennes de cela. Et ce qu’ils font, c’est toujours de reconduire l'attaque de panique à des données œdipiennes,  donc à  une interprétation. Or, dans les attaques paniques, ce n’est pas vraiment l’interprétation qu’il faut. 

32 B. Milrod & others, Panic­Focused Psychodynamic Psychotherapy, American Psychiatric Press, Washington DC, 1997.

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On peut donner un exemple. Une femme était venue me voir pour son fils, un enfant qui avait des problèmes   de   caractère   – très   dur,   très   fermé.   Un   enfant   de   dix   ans   qui   a   des   défenses formidables, il me répond, il est très ironique. Il ne répond pas volontiers à mes questions. Au bout de quatre ou cinq rencontres, il n’a plus rien à me dire. J’essaie de trouver des arguments qui puissent l’intéresser mais il n’en veut plus. Sa mère est un peu désespérée. Je lui dis : « Écoutez, s’il ne veut pas, on ne peut pas faire ce qu’en Italie on appelle un TSO, c’est­à­dire un traitement d’urgence psychiatrique. Il faut un consensus du sujet, on ne peut pas prendre l’enfant, le mettre sur le divan et le faire parler en tournant la manivelle ». Elle dit : « Bien je m’en rends compte, mais qu’est­ce qu’on peut faire ? » Je lui réponds : « Je peux parler avec vous, c’est vous qui êtes en contact avec l’enfant, il y a peut­être des choses à corriger dans vos rapports ». C’était une famille très compliquée et on en voyait les effets sur l’enfant. Je commence à rencontrer cette femme dans le cadre de ce qu’on pourrait appeler une supervision éducative. Je l’ai conseillée sur comment   répondre  à   l’enfant  de  manière  à  ne pas  éveiller   son agressivité,   son  hostilité,   ses réactions  de  défense,   et   au  bout   d’un  an,  ça  marche  parfaitement,   c’est­à­dire  que   l’enfant, désormais, est à un autre niveau d’école, étudie volontiers. On avait oublié les symptômes pour lesquels elle était venue me demander de l’aide. Et puis tout se passe bien, oui bon. Un jour, j’arrive à mon cabinet, il y a un message désespéré de cette femme sur ma boîte vocale : « Je suis perdue, c’est urgent, je ne sais plus quoi faire, je suis en panique ». Je lui téléphone et elle dit : « Recevez­moi s’il vous plaît,   je ne sais pas quoi faire ». Je lui dis : « Venez à mon cabinet, et dès que je peux, je vous vois ». Elle vient une heure à l’avance, je la vois dès que je peux et elle me dit : « Eh bien Docteur, ce n’est pas comme toujours, j’ai besoin de quelque chose qui bloque tout ça, j’ai besoin d’un docteur, j’ai besoin d’un médicament, d’un interrupteur ». C’est ça qu’elle demande, dans l’urgence, un médicament qui bloque tout ça ou un interrupteur. « Calmez­vous et  asseyez­vous… » « Oui,  mais  c’est  différent… »… « On va  parler ».  Et   je comprends que je ne peux pas interpréter, écouter, la faire associer. Mais je l’avais vue pendant une année et donc j’avais bien les coordonnées de son histoire qui était une histoire terrible avec un père qui avait  deux visages,  l'un était  le visage de l’amour,  l’autre  c’était   le visage de la terreur. Cette femme a aimé désespérément ce père, et il y avait des moments où le visage de l’amour du père se transformait et le visage terrifiant apparaissait.Pour vous donner un exemple, un jour elle était en vacances, elle a un petit fiancé qu’elle amène à la maison pendant que son père était dans une autre ville. Elle fait l’amour avec ce fiancé, elle sort de la maison et elle oublie la clef à l’intérieur. Elle est terrifiée : elle doit téléphoner au père et lui avouer cette rencontre. Le père lui dit : « Viens chez moi ». Elle se rend chez lui, dans la ville où il était en vacances. Il va la chercher à la gare et il dit : « Pourquoi est­ce que tu m’as fait ça, tu m’as fait souffrir…, viens à  la maison », et elle se sent un peu rassurée, elle était  très inquiète de ce qu’aurait pu être la réaction du père. Il était en vacances avec sa mère, donc avec la grand­mère de ma patiente. Quand il rentre dans l’appartement, il dit à la grand­mère : « Sors, va te promener ». Il rentre dans la chambre, ferme la porte à clef et il commence à la battre, à la battre, de façon féroce, la fait saigner, elle est terrorisée. Donc il est, à ce moment, cruel et  se transforme de façon imprévisible. Elle est dans la terreur. Avec les vêtements déchirés, épuisée, la nuit elle se couche, le père rentre chez elle et lui dit : « Tu vois ce que tu m'as fait faire ? Qu’est­ce que tu m’as contraint de faire avec ton comportement ! Pourquoi est­ce que tu as fait 

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ça ? »   « Eh bien papa, je m’excuse, j’étais tellement éprise de ce garçon ». Ce n’était  pas la bonne réponse. Le père recommence à la battre, à la battre, à la battre. Bon, elle  avait  ce père­là.  On peut  comprendre qu'elle  puisse avoir  des attaques  de panique. Quand on dit l’attaque de panique vient comme une bombe, oui mais il faut avoir des histoires comme ça, parce que quelque chose éclate à l’improviste. En connaissant un peu les coordonnées de son histoire, je la fais asseoir, je la calme, c’est moi qui lui parle, je la reconduis à cette scène et je fais une liaison entre cette scène – où la panique est bien justifiée – et le moment actuel. Peut­on dire que c’est une interprétation ? Non. Ce n’était pas donner un sens à ce qu’était l’expérience qu’elle était en train de vivre, mais c’était, je crois, fixer le vide qui s’était présenté à elle et l’avait mise en panique, fixer le vide à quelque chose. J’ai utilisé ce matériel de son histoire pour l’arrimer et ça a marché. À  partir  de là,  après cette attaque de panique,  elle commence une analyse,  ce n’est plus une supervision éducative, c’est une analyse cette fois­ci, qui dure un certain nombre d’années et qui marche bien. Alors qu’est­ce qui s’était passé ? C’est que cet enfant était en position, on pourrait dire, d’être son symptôme, il était le symptôme de cette femme. Elle s’était enfuie de cette famille terrible où elle était née et avait vécu. Elle s’était faite une famille qui devait être une famille refuge et l’enfant était un peu à l’intérieur de toutes ces tensions­là. À partir du moment où, grâce à cette supervision éducative, l’enfant se soustrait à cette position d’être son symptôme, le vide émerge. Le vide n’est plus fixé, émerge, et la panique éclate. Donc le travail analytique a été de fixer ça, de l’arrimer d’une autre façon. 

Tout cela pour dire que ce n’est pas l’interprétation qui entre en jeu, ce n’est pas donner un sens, ce n’est pas la recherche d’un sens, mais il me semble que cela illustre de façon parlante ce que Lacan explique comme faire le contour d’un trou. Quand on pense une clinique, pas à partir du manque mais à partir du trou, eh bien l’interprétation n'est pas l’outil majeur. On peut dire qu’il y a un certain forçage dans cette opération, il y a un forçage de la langue pour nommer  des   trous.  Au  fond,  par   cette   scène,  par  ce  matériel  qu’elle  m’avait  donné  dans   la précédente tranche de rencontres, j’ai pris ce matériel et j’ai nommé le moment qu’elle était en train de vivre. Ce fut un forçage par la langue qui nomma son trou et qui le fixa beaucoup mieux qu’un médicament. 

Raymond Joly : Je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi vous dites que ce n’était pas une interprétation.

Marco Focchi : Oui parce que je ne pense pas qu’il s’agissait, avec cette opération, de donner un sens à ces moments de panique qu’elle était en train de vivre. Je confronte un peu ce qui est la procédure de l’ego psychology de reconduire aux coordonnées œdipiennes et ce que j’ai essayé de faire. Alors là aussi, vous pouvez dire : vous la reconduisez au père. Oui, mais on ne peut pas dire que cette scène que j’ai utilisée était le sens de ce qu’elle était en train de vivre, c’était un arrimage. 

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Raymond Joly : Vous établissiez un lien. Vous l’ameniez elle, à faire un lien, à se demander s’il n’y avait pas un lien.

Marco Focchi : Oui, c’était un lien, c’était faire un nœud, l'arrimer à quelque chose, mais ce n’était   pas   donner   un   sens,   donc   ce  n’est   pas   une   interprétation.   Je   crois   que   ce  n’est   pas l’opération de donner un sens, de lui expliquer, de lui donner un insight de ce qu’est le moment de l’expérience qu’elle était en train de vivre. Puis bien sûr, il y a eu des interprétations dans la suite de son analyse, mais pas là. Donc cette idée de donner les contours d’un trou, c’est un peu, dans cette élaboration de Lacan, l’idée de faire paraître le littoral. Et là, c’était un peu la panique innommable et une scène... Mais quel était le sens œdipien de cette scène ? 

S’il y a une question de reconnaissance symbolique du manque, le problème est de lui donner la juste place ; pour le trou, la question est plutôt de comment le contenir.  Le trou qui engloutit l’Autre, quelle fonction lui donner ? Ce n’est pas quelque chose qu’on efface, mais ça peut être ce qui apparaît dans le phénomène terrifiant de la panique ou bien dans quelque chose de différent. 

Quelle fonction donner au trou une fois qu’on en a dessiné le contour par la lettre, par un forçage de la langue ? Il y a une réponse de Lacan là­dessus. Et sa réponse est qu’il s’agit d’en faire un réceptacle de la jouissance. Il le dit de plusieurs façons, je vous lis cela. Le premier passage est à la page 14 des Autres écrits :

  « Et comment la psychanalyse, (...), ce trou, de ce qu'à le combler, elle recoure à y invoquer la jouissance ? ». 

C’est l'idée d’invoquer la jouissance dans le trou. Et une autre image qui est plus connue, plus parlante, qu’on touche souvent dans les commentaires de cet écrit « Lituraterre », là où Lacan dit, à la page 19 des Autres écrits :

  Le   « vide   creusé   par   l’écriture   (...)   est   godet   prêt   toujours   à   faire   accueil   à   la jouissance, ou tout au moins à l’invoquer de son artifice. » 

C’est une belle image. Il y a ce godet creusé par l’écriture, et ce qu’on peut en faire. L’idée, c’est que ce godet appelle la jouissance. Il y a un réceptacle où la jouissance s’écoule. 

Anna Wanderley : Je ne comprends pas vraiment la différence entre le manque et le trou.

Marco Focchi : Fondamentalement, le manque est en rapport avec l’ordre. Reprenons le petit jeu où il manque un carré et il faut remettre les carrés en ordre. Le manque est  quelque chose que l’on peut mettre à sa place. Et si on prend une clinique axée sur l’idée de redonner sa place au manque, la reconnaissance du manque – c’est­à­dire lui donner sa place –, c’est une clinique qui a un terme naturel, un terme logique. 

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Si on prend une clinique axée sur l’idée du vide, qui n’a pas exactement une place, dont il faut dessiner   le  contour,  ce  n'est  pas  quelque  chose dont  on  puisse  venir  à  bout.  On pourrait   se demander : qu’est­ce qu’une fin d’analyse dans une clinique axée sur cette idée du  vide? Et la réponse est moins simple que dans une clinique axée sur un manque qu’il s’agit de remettre à sa place. Il n’y a pas de place pour le vide. Donc quand on traite ça, où le met­on ? L’idée de donner une fonction, c’est ça. On ne donne pas une fonction au manque, on lui donne une place. Au vide, on peut essayer de lui donner une fonction, mais on ne peut pas essayer de lui donner une place. C’est une façon de voir, dans la clinique, ce que peuvent être les différentes orientations que cela peut prendre, par rapport au manque ou par rapport au vide. On peut dire aussi que le manque est « incomblable », on ne peut pas de le remplir, ce n’est pas quelque chose qu’il s’agit de combler. Le manque étant manque­à­être, c’est quelque chose par rapport auquel l’être échappe toujours. Autre point, le manque est un rapport à l’être, on parle du manque­à­être. Le vide, ce n’est pas un rapport à l’être, le vide c’est plutôt un rapport à la jouissance dans le dernier enseignement de Lacan. Et là  où  le manque est impossible à combler,  le vide est fait pour être comblé  par la jouissance. C’est du moins l’indication qui apparaît dans les termes de Lacan. 

Johanne Lapointe : Est­ce que vous situez l’affect du côté du manque ou plutôt comme quelque chose qui borde la jouissance donc qui dessinerait les contours du trou ? 

Marco Focchi : C’est une question importante parce qu'il y a deux conceptions différentes de l’angoisse, la pierre d'angle de l’affect, par rapport au manque et par rapport au vide. Dans la perspective du manque, c’est l’explication de l’angoisse que Lacan donne, par exemple, dans son appareil de miroir. Quand l’angoisse surgit­elle ? L’angoisse surgit quand ce qu’est le manque – le ­φ (moins phi) –, dans le miroir, est comblé par l’image de l’objet qui ne doit pas paraître. Donc l’angoisse surgit quand manque le manque, comme dit Lacan. Dans « La troisième »33,  qui est une conférence que Lacan a donnée à Rome en 1974, il parle encore de l’angoisse, mais dans une perspective tout à fait différente. Il dit que l’angoisse surgit quand on a le sentiment d’être réduit à son corps. Ce n’est plus l’appareil imaginaire qu’il va prendre, c’est la question du corps. Ce sont deux conceptions différentes. Si on prend l’affect en termes classiques freudiens, et bien, évidemment, cela a un rapport avec le refoulement, donc avec le fait qu’il n’y a pas une représentation, une Vorstellung, qui se rattache à l’affect. Donc le refoulement   touche une représentation.  Que fait­on de  l’affect ?  L’affect  n’a pas de place,   il tourne, et ça se rapporte donc à la question de la place. Mais on peut le concevoir dans d’autres perspectives. Donc ce sont des termes qui dépendent du cadre dans lequel nous les considérons, les voyons, les pensons. Il est important de voir aussi cette autre perspective, parce que si le trou est un  godet  qui se remplit de jouissance, ça devrait être immédiatement angoissant, du point de vue de la première conception. Du point de vue de cette deuxième perspective de Lacan, on a changé la définition de l’angoisse.

33 J. Lacan, « La troisième », Intervention au congrès de Rome, 1974, In Lettres de l'École Freudienne, no 16, 1975, pp. 177­203.

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Johanne Lapointe : Parce qu’on pourrait penser que l’affect borde la jouissance.

Marco Focchi : Oui, c’est vrai. C’est une bonne question parce que cela montre un peu le partage de la réflexion de Lacan autour de la question de l’angoisse. Qu’est­ce que cela veut dire que ce godet doit être comblé, doit appeler la jouissance ? En effet, là aussi, le fait que ça se comble de jouissance, il n'est pas sûr que cela fasse plaisir. Je crois que ça peut être comblé de jouissance, par exemple, dans la névrose où ce godet est un peu le calice amer. Le calice amer que l’on boit jusqu’à la lie. Donc dans un sens, c’est le calice amer. D’un autre côté, on peut penser cette jouissance comme la coupe de plaisir, la coupe de plaisir dont on jouit. Donc le fait que Lacan nous dise que le godet se remplit de jouissance, ça ne veut pas nécessairement dire l’affect. Il faut voir, il faut moduler un peu cela. C’est quelque chose qui nous parle de l’indifférence de la lettre pour son contenu, qu’il puisse être un calice amer ou une coupe de plaisir, ça c’est l’indifférence de la lettre pour son contenu. 

C’est ce que Lacan montre dans « La Lettre volée »34 : ce qui est écrit dans la lettre est tout à fait indifférent. Le contenu de la lettre, on s’en fiche, et ce qui est important, c’est la circulation que produisent les rôles qu'Edgar Allan Poe donne aux personnages  en  jeu :  la reine,  le ministre, Dupin. Quoi que soit écrit sur la lettre, quand quelqu’un entre en possession de la lettre, eh bien ça donne, dit Lacan, des effets de féminisation. Donc ça féminise le ministre, ça féminise Dupin et ça, c’est un effet de la circulation, et non pas du contenu, c’est­à­dire qu’on n'est plus dans une logique du sens. Ce n’est pas le sens de l’écrit qui nous importe, c’est l’enveloppe formelle. Pour comprendre le conte, on n’a pas besoin de connaître le message, le conte de Poe est très clair sans qu’il y ait besoin de comprendre le message. 

J’aimerais bien prendre cela par un autre biais, qui nous parle de la lettre, là aussi en prenant un conte, un conte classique La Lettre écarlate (1850). C’est le conte de Nathaniel Hawthorne. Je ne sais pas si vous connaissez le conte. Il commence avec une scène publique où la protagoniste qui est nommée Hester arrive avec une lettre A rouge sur la poitrine qui est un badge of shame…

Raymond Joly : Une flétrissure.

Marco Focchi : Une marque d’infamie. Et cette lettre A veut dire adultère. Cette femme, qui est exposée à   la honte publique dans une communauté  puritaine américaine,  nous est décrite  par ailleurs comme une femme de très bonne nature qui se donne à aider les gens, qui a bon cœur. Le conte nous fait aimer Hester, au fur et à mesure que cela se poursuit. Elle devient sœur de charité, elle se dédit à l’aide des autres. Et à un moment donné, cette lettre n’est plus prise par les gens dans son sens originel, celui de l’adultère, mais les gens interprètent ce A comme habile, donc elle est prise dans un sens positif. Cela a un peu à voir avec l’indifférence de la lettre avec son contenu. C’est un vecteur qui peut porter n’importe quel contenu. 

34 J. Lacan, « Le séminaire sur «  la Lettre volée » », In Écrits, Seuil, Paris, Paris, 1966, p. 11 à 61.

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Il y a un point de cette histoire où c’est effectivement l’histoire d’un adultère. Cette femme a une fille qu’elle a eue avec un prêtre qui n’a pas reconnu cette fille. Il y a aussi un mari qui vient rejoindre le fil de l’histoire et ce prêtre qui n’a jamais voulu se déclarer publiquement comme le père de l'enfant. À un moment donné, le prêtre montre publiquement, lui aussi, une lettre, une lettre A. Il est en proie à un sentiment de culpabilité. Il montre la marque, le flétrissement qui n’est pas pointé sur son habillement, son vêtement, mais écrit dans sa chair. Le mari de la femme est médecin, il suspectait cet homme, il va le chercher et essaie de le visiter. Il entrevoit quelque chose sur sa poitrine, que Nathaniel Hawthorne ne nomme pas tout de suite. Il y a cette scène de révélation où le prêtre découvre sa poitrine en s’accusant publiquement, et sur sa poitrine, il y a inscrit, dans sa chair, une lettre A qui indique le flétrissement. Ça s’applique aussi sur la chair le « flétrissement » ?

Raymond Joly : Oui, ou la flétrissure, la marque au fer rouge. 

Marco Focchi : Ce qui est intéressant dans ce récit d’Hawthorne, c’est que l’écriture marque la chair, que l’écriture s’écrit sur la chair. On peut donner d’autres exemples de cela. Hier, on a parlé de Kafka par exemple. Il y a un conte très connu de Kafka qui est La colonie pénitentiaire. Dans cette histoire, une machine écrit sur la chair du condamné, la sentence de condamnation. C’est une histoire qui peut sembler horrible, mais quand on la lit, quand on surmonte ce premier mouvement de répulsion que donne l’idée d’un prisonnier attaché à la machine à marquer sa chair, c’est un conte comique. 

L’idée intéressante que je voulais mettre en évidence,  c’est cette écriture sur la chair comme signe de la faute. On est dans l’univers morbide de la faute, comme l’appelle Lacan. Mais cela n’est pas la seule possibilité.  Par rapport à l’écriture sur la chair,  il  y a des passages dans ce séminaire   où   Lacan   souligne   la   valeur   érotique   du   tatouage.   Il   en   parle,   je   crois,   dans   le Séminaire XI et dans d’autres passages également. Les anthropologues parlent aussi du tatouage. Le tatouage est quelque chose de très ancien, et les savants, les scientifiques disent qu’il apparaît dans les peuples qui n’ont pas encore l’écriture. C’est une écriture sur la chair, des marques sur le corps, qui datent d'avant l’écriture – dans le sens commun où on l’entend –, écriture qui sert à communiquer la position sociale, la position politique, le privilège économique d’un individu de la communauté. Il  y  a  un  témoignage  très   très  ancien  du  tatouage,  peut­être   le  plus  ancien  que  l’on  ait,  qui provient de la momie d'Ötzi. Je ne sais pas si cela vous dit quelque chose. C’est une momie qu’on a retrouvée, en 1991, dans les Alpes à la frontière entre l’Italie et l’Autriche, et qui était en très bon état de conservation. Elle avait tout le corps marqué par le tatouage. C’est une momie qui remonte au néolithique et on a essayé de donner une interprétation de ses tatouages. On s’est fait l’idée que ça avait une fonction thérapeutique. Ce sont vraiment des conjectures : que peut­on dire d’un phénomène qui remonte au néolithique ? Je crois que ce sont des  interprétations  qui s’appuient sur ce que l’on peut conjecturer. D’un autre côté, que signifie thérapeutique pour un homme du néolithique ? Je crois que ce n’est pas la même chose que pour nous. Je pense que c’est plutôt quelque chose qui se situe entre la religion, la magie ou l’érotisme, je ne sais pas.

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Mais le phénomène est intéressant, et c’est quelque chose qui a toujours accompagné l’histoire de l’humanité. Sauf par exemple dans la Grèce classique. La Grèce classique est une civilisation qui ne pratiquait pas de tatouage, qui considérait le tatouage comme barbare. On peut comprendre cela ; dans l’art grec, c’était la beauté du corps qui primait,  la splendeur du corps, donc il ne devait pas être taché ou marqué. Pour les grecs, ceux qui marquaient le corps avec le tatouage étaient des barbares. Relativement  à   la valeur érotique de cela,  on peut penser encore à  ce que Lacan dit  dans le Séminaire Le transfert35. Il mentionne Le banquet de Platon dans un passage où l’on trouve une définition  de   la  médecine.  Je  crois  que c’est  Eryximaque36  qui  dit  cela,  une  définition  de  la médecine comme la science de l’érotique du corps. Donc là,  ce sont un peu des  terrains qui s’entremêlent ;   la  médecine,   l’érotisme,   la  magie,   etc.,  à   propos  de  cette  valeur  érotique  du tatouage. 

On peut aussi penser à des expressions plus pathologiques. C’est un phénomène assez récent, les scarifications, ceux qui se font des coupures dans le corps, qui se scarifient le corps. On en voit. J’ai commencé à voir, par exemple, des gens qui ont ce genre de comportements, je ne sais pas si on peut dire symptômes, en tout cas des comportements. Ils ne résistent pas à cette impulsion de se couper, de se marquer le corps. Qu’est­ce que ça veut dire ? Quelle fonction cela a­t­il ? Tout d’abord,  d’un côté,   sans  doute,  c’est  une façon de  fixer   l’angoisse.  La  douleur  physique  est quelque chose qui, chez ce genre de sujets, sert à fixer l’angoisse. Ou, dans un autre sens, j’ai vu un cas où cela servait plutôt à balafrer l’image du corps. L’image du corps comme objet de culte. Justement, dans la mesure où l’on vit dans une civilisation où le corps est devenu objet de culte, s’il y a des conflits qui touchent cela, on peut prendre la perspective de balafrer cette image de la perfection du corps. C’est un des nouveaux symptômes entrés dans le répertoire de ce que nous voyons. Il y a des sites internet qui parlent de ça, qui banalisent souvent le phénomène. On essaye toujours de le reconduire, je ne sais pas, par exemple, au  child abuse, l’abus infantile. Dans le système américain, c’est un diagnostic qui vaut un peu pour tout, cela vaut pour les personnalités multiples, cela vaut pour la scarification, c’est un thème un peu passe­partout.

Johanne Lapointe : Les scarifications ou coupures que des gens peuvent se faire produisent une ouverture sur  le  corps.  Corps qui  leur semble complètement  fermé,  et  cela  génère  des bords puisqu’il y a une plaie, puisqu’il y a cette séparation entre deux chairs, donc ça génère des bords. Je l’entends un peu comme quand vous dites : « ça sert à fixer l’angoisse », mais justement ça borde la jouissance.  

Marco Focchi : Oui, c’est une bonne façon de voir la chose. Par exemple si nous prenons cette suggestion de Lacan de donner les contours d’un vide, au fond là aussi, c’est une façon un peu sauvage de traiter l’angoisse en marquant un bord, en le marquant dans la chair. C’est un bon point. 

35 J. Lacan, Le Séminaire Livre VIII, Le transfert, Seuil, Paris, 1991.36 Id., p. 89.

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Quand les Américains essaient de repérer une étiologie là­dessus, en recourant au child abuse, là je   trouve que  cela  banalise   le  phénomène.  La  perspective  de  Lacan  nous  donne des   repères cliniques   beaucoup   plus   sûrs.   C’est   quelque   chose   qui   est   étudié.   Il   y   a   un   épistémologue canadien qui a étudié cette question du child abuse, en le considérant comme facteur étiologique, par exemple dans les personnalités multiples. C’est quelqu’un que vous connaissez probablement, c’est Ian Hacking, quelqu’un qui fait un travail assez intéressant.

Anne Béraud : Pour revenir au texte… J’essaye de comprendre la différence entre le signifiant et la lettre. Donc le signifiant serait du côté du semblant et la lettre un peu du côté du réel. 

Marco Focchi : Oui, c’est un peu le partage. C’est pour cela que je me suis un peu étendu sur ce rapport au corps. 

Je vous annonce la stratégie. Ce que je voudrais montrer, c’est une traduction de la question de l’écriture que Lacan, dans ses textes, donne avec des métaphores atmosphériques, géographiques, de la voir dans le corps. J’ai l’impression que cela peut nous éclairer de reporter tout l’appareil métaphorique que Lacan donne pour nous expliquer l’écriture, pour conceptualiser l’écriture, de le reporter sur le corps. 

L’écriture sur le corps, on en voit  des exemples dans l’art.  Une tendance importante de l’art contemporain, c’est le  body art.  Il y a, par exemple, une artiste française, Orlan, que Miller a interviewée dans un des derniers numéros du Nouvel Âne37. Orlan est vraiment charmante. C’est fascinant de suivre le dialogue entre Miller et Orlan, où Miller essaie de lui faire dire des choses qui nous font penser au diagnostic de psychose, et  Orlan joue le  jeu.  Bon, Miller  ne dit  pas psychose, mais dans le dialogue, on repère qu’il pense à la psychose, dans ce rapport qu’Orlan a à l’image du corps. Au fond,  l’œuvre d’Orlan, c’est son corps, ce sont des opérations chirurgicales sur son corps qui la transforment. Elle est dans une sorte d’auto­génération de son image. C’est ça, je crois, qui touche un peu le délire, mais c’est un délire bien fixé. Orlan est quelqu’un avec qui on peut parler, qui n’est pas déclenché,  qui dit des choses fort intéressantes, parce que ce dialogue publié dans Le Nouvel Âne est passionnant, dont il ressort des choses. J’ai l’impression que cette série d’opérations chirurgicales qu'Orlan se fait faire sur le corps est quelque chose de semblable à l’écriture joycienne, a la même fonction de fixer, de faire suppléance à la psychose, que l’écriture d’un Joyce. Donc là où Joyce fait cette opération sur le corps de la langue  – c’est amusant, quand Philipe Sollers commentait l’écriture de Joyce, il disait qu’après Joyce, la langue anglaise n’existait plus, qu'il  a détruit   la  langue anglaise – donc là  où  Joyce a fait  cette  opération chirurgicale  sur  la langue anglaise, Orlan fait  de même sur son corps, qui existe encore, qui tient et elle ne tombe pas dans la psychose. Donc c’est effectivement un traitement dans tous les sens, pas simplement pour l’angoisse, mais aussi comme suppléance dans la psychose. 

37 « Initiation aux mystères d’Orlan, Conversation avec Jacques­Alain Miller », In Le Nouvel Âne, n° 8, février 2008, pp. 8­12.

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Alors je vous disais, ce grand appareil métaphorique que Lacan présente dans le texte – pour en revenir   au   texte   justement –,   en   essayant   de   conceptualiser   l’écriture   par   les   images atmosphériques. Celle qui est la plus connue, celle qui revient souvent dans les commentaires de « Lituraterre », c’est cette image du ravinement. C’est une image que tout le monde a sur le bout de la langue. Cette érosion que l’eau laisse dans la plaine sibérienne. Lacan est en train de revenir du Japon, il voit la plaine sibérienne, il voit ces sillons dans la plaine, et c’est cela qu’il lit – ces sillons – comme des signes de la jouissance. Je crois que référer cette métaphore atmosphérique au corps nous permet de particulariser, de voir plus clairement, la spécificité, le signe du passage de la jouissance sur le corps. 

Au fond,  dans   la  médecine,   le  corps  est  un objet  général,  universel.  En Italie,  on appelle  il  trattamento sanitario.  J’essaie d’expliquer. Par exemple, on a changé les directeurs des hôpitaux, ce ne sont plus des gens qui sont des médecins, ce sont des économistes de formation,  parce qu'on a l’idée que l’hôpital doit bien fonctionner du point de vue du management. Les comptes doivent tourner, l’hôpital ne doit pas être en déficit, donc on fait des prévisions sur le traitement, c’est­à­dire que si tu te casses un bras, c’est une semaine, si tu dois subir une opération au foie, c’est 15 jours, etc. Ce sont des procédures standardisées. Le corps, pour la médecine, est un objet scientifique que l’on peut traiter du point de vue universel de la loi scientifique. Par contre, dans la psychanalyse, si nous transférons cette théâtralisation atmosphérique sur le corps, cela nous permet de voir la particularisation du corps, ce que le corps devient comme corps particulier d’un sujet marqué par une certaine jouissance, par une certaine jouissance spécifique. Cela donne des gens qui se sont fracturés une jambe et qui ont une sensibilité particulière aux changements climatiques et aux changements d’humidité. C’est une sorte de souvenir du corps. Le corps se souvient de cet évènement traumatique et, de la même façon, le corps se souvient d’un certain passage de jouissance. J’image un peu mais j'essaie de rendre l’idée. C’est pour cela que c’est très parlant d’essayer de traduire toute cette thématique atmosphérique par ce que sont les expériences corporelles qui expriment des sensibilités particulières, soit dans le sens de la douleur, soit dans le sens du plaisir et de son excès. Les zones érogènes sont cela. Ce n’est pas que le corps naît avec des zones érogènes constituées. L’atlas médical permet de repérer les organes et tout le monde a son foie d'un côté, tout le monde a le cœur à gauche sauf cas très rares, mais enfin tout le monde a cette constitution. Les zones érogènes, ce n’est pas comme ça, ce n’est pas les mêmes pour tout le monde. C’est quelque chose qui provient des expériences particulières. Comment peut­on imager cela ? Comme la mère qui caresse l’enfant sur le cou pour le calmer quand il pleure. Il y a une expérience primaire du plaisir du passage de la main sur le cou de l’enfant, et on peut penser que cet enfant devenu adulte aime les baisers sur le cou, par exemple. Le corps est particularisé par la jouissance, par les expériences, par le passage de la jouissance.

Anne Béraud  :  Quand tu dis cela comme ça,  on comprend très bien.  Et comment se fait  le passage par la lettre ? Ce n’est pas tout à fait pareil.

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Marco Focchi : Oui, ce n’est pas pareil et c’est pareil en même temps. Ça dépend de comment on pense la lettre. La lettre, c’est une façon de dire le symptôme. Si on prend la chose un peu directe. La façon dont nous concevons le symptôme, au fond, c’est un signe qui marque la singularité du corps, et c’est un signe qui fait une différence et c’est une écriture du corps.J’ai essayé de ne pas rester lié, dans la lettre, à la littérature. On y revient peut­être à la littérature. Prenons un peu une  idée que Lacan donne par   rapport  à   l’écriture.  Il   introduit  ce  terme par rapport au ratures. On l’a vu, Lituraterre, c’est là où il y a des ratures. C’est une façon que Lacan a de reformuler sa précédente théorie de la trace. Ce n’est pas quelque chose qui naît de façon improvisée. Il y a une théorie de la trace qui est déjà présente dans les séminaires de Lacan des années 50, dans  Les formations de l’inconscient38, dans  Le désir et son interprétation39. Alors dans ces séminaires, ce n’est pas la trace par rapport à la jouissance, c’est la trace plutôt  par rapport au manque.  La trace,  dit  Lacan,  est  ce qui constitue le matériel  du signifiant  et   il   le constitue dans la mesure où la trace est susceptible d’être effacée. Donc une trace devient un signifiant au moment où elle peut disparaître en laissant seulement une place, qui est justement la place du manque. Lacan développe la théorie de la trace, et je crois que le point le plus complet où l’on trouve cela, c’est le Séminaire L’identification40, où il dit : il y a trois temps de la constitution des signifiants :− le premier temps est celui de la trace. C’est, par exemple, Vendredi. Le Vendredi de Robinson 

Crusoé. Vendredi laisse l’emprunte de son pied sur la plage.− Le deuxième moment est le temps de l’effacement de la trace. On peut effacer les traces pour 

faire perdre ses traces, pour faire perdre la piste.− Le troisième temps est celui où  se constitue le signifiant.  C’est  là  où   la trace effacée est 

marquée. On fait un cercle autour de l’effacement et ça constitue le signifiant en tant que tel. Donc le signifiant, c’est ce cercle autour de la trace effacée. 

Dans   le  Séminaire   L’identification,   c’est   la   théorie   que   Lacan   donne,   de   la   façon   la   plus complète, de la trace. Dans « Lituraterre », on trouve encore ce terme de la rature, il ne parle plus d’effacement,   il  parle  de   rature.   Il   parle  d’écriture,   il  ne  parle  pas  de   trace,  mais   il  y   a  un renversement complet des termes. On n’a plus la description d’un processus où le signifiant naît de la trace. Dans l’écriture, il n’y a pas une genèse du signifiant à partir de la trace, mais il y a plutôt l’idée que c’est de la rupture des signifiants que naît la trace qui fait écriture. Donc les termes sont complètement renversés. 

C’est de la rupture des signifiants que se marque la trace qui fait écriture. Il y a un passage qu’on peut lire où il parle de l’effacement. Page 16 du texte « Lituraterre » et page 121 du Séminaire XVIII :

« Rature d’aucune trace qui soit d'avant, c’est ce qui fait terre du littoral. »

38 J. Lacan, Le Séminaire Livre V, Les formations de l'inconscient, Seuil, Paris, 1998.39 J. Lacan, Le Séminaire VI, Le désir et son interprétation, Inédit.40 J. Lacan, Le Séminaire IX, L'identification, Inédit.

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« Rature d’aucune trace qui soit d'avant. » Donc il n’y a pas une trace qui soit effacée, mais c’est la   rature  même qui   fait   trace.  Ce qui  est   intéressant,  c’est   le  déplacement  qu’il  opère.  Pour montrer cela, Lacan met en scène un grand théâtre de la nature. Il y a des images très connues de ce  texte qu'il est nécessaire de  reprendre.  Le nuage...   il  se réfère à   la comédie d’Aristophane (page 17 de « Lituraterre » ou page 121 du Séminaire XVIII) sur les nuages, mais le nuage c’est aussi l’emblème du semblant. Et le signifiant, ce n’est que le semblant dans « Lituraterre ». Donc il dit que quand le nuage se rompt, ce qui était la matière en suspension tombe et ce réel qu’on trouve quand un semblant se rompt, c’est un ravinement. Dans ce scénario de la nature, il y a le nuage qu’est le signifiant. 

Dans la salle : Ce sont les petites lettres qui tombent et qui ravinent.

Marco Focchi : Non, je ne crois pas que ce soient les lettres qui tombent. Au fond, dans cette image, il dit que le signifiant se rompt et la matière qui le constitue tombe et ravine. Donc ce qui tombe n’est pas déjà la lettre, mais c’est en tombant qu’il devient lettre au moment où il fait un ravinement. Moi, c’est un peu l’idée que cela me donne.

C'est page 17 de « Lituraterre » (ou page 121 du Séminaire XVIII) : 

« (...)   c’est   bien   aux   nuées   qu’Aristophane   me   hèle   de   trouver   ce   qu'il   en   est   du signifiant : soit le semblant, par excellence, si c’est de sa rupture qu’en pleut, effet à ce qu’il s’en précipite, ce qui y était matière en suspension. » 

Raymond Joly : Mais c’est du ruissellement dont il est question et non du ravinement. Je me permets de dire qu’avec des métaphores,  des comparaisons, des images,  de paysages aperçus d’avion, on peut dire n’importe quoi. Vous dites que c’est la matière qui tombe, Madame dit que ce sont les petites lettres. Comment savoir si c’est l’un ou l’autre ? 

Marco Focchi : Non, je crois que dans la science aussi, on utilise des images pour produire des concepts. Ce que je vous ai montré avant, cette idée qui permet à Newton de formuler sa théorie de la gravitation universelle, c’est une image qui n’est pas réaliste : la montagne, un canon, on tire la balle, la balle rentre en orbite. C’est une image. La science aussi s’appuie sur des images, s’appuie sur des images pour arriver à des chiffres, arriver à des formes d’écriture qui définissent des lois. Alors là, je crois que pour Lacan, c’est la même chose, il prend appuie sur ces images : le nuage, le ravinement, la Sibérie, le godet, et il faut voir l’écriture que cela constitue. C’est pour cela que j’ai essayé de déplacer un peu l’imaginaire atmosphérique, de le porter sur la réalité du corps, parce qu’il me semble plus parlant. Ce qu’on rencontre dans l’expérience analytique, c’est ce qui est écrit sur le corps et non sur la plaine sibérienne. Mais au fond, que Lacan utilise cela, c’est une façon d’agrandir notre champ, probablement que cela nous aide à faire sens et à acquérir ses concepts. C’est vrai qu’il y a de l’arbitraire dans le fait de prendre ces termes atmosphériques. On 

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peut dire : oui, il y a de l’arbitraire, mais prenons la structure, laissons le nuage, le ruissellement, le ravinement. Qu’est­ce que dit Lacan ? Il dit « le signifiant se casse ». Qu’est­ce que cela veut dire qu’un signifiant se casse ?

Dans la salle : C’est une rupture du semblant. Il y a ruissellement et ravinement.

Marco Focchi : La rupture du semblant, c’est l’exemple du barbier du village. Quand on repère la logique subjacente à l'histoire du barbier du village, c’est la rupture d’un semblant. On ne peut plus y croire, à l’existence de ce semblant. Eh bien là, c’est un signifiant qui est un semblant et ça se casse. Qu’est­ce qui émerge ? Une écriture. Au­delà du scénario où Lacan met tous ces thèmes, c’est une façon de décrire les rapports du signifiant à la lettre, la priorité du signifiant. Au fond, la relation de causalité du signifiant par rapport à la lettre, et les effets que la lettre a comme écriture, ou si vous voulez, comme sillons dans le corps de la jouissance marquée de points. Si vous n’aimez pas ce terme de ruissellement, eh bien trouvons­en un autre, mais enfin c’est la jouissance qui prend sur le corps. 

On a parlé de la science, et j’ai dit qu’il est intéressant de noter que dans cet écrit de Lacan, la jouissance discrimine la science et la psychanalyse. C’est­à­dire que la présence de la jouissance discrimine l’écriture de la science et celle de la psychanalyse. J’avais dit avant : la science opère sous des formes sensibles et va au­delà des phénomènes pour voir la structure. Elle peut faire ça, dit Lacan,  seulement dans la mesure où  elle sépare son objet d'étude de la jouissance, où  on reconnaît le monde de la vie. Ce passage de Lacan me semble faire écho à des thèmes que Husserl traite dans son dernier grand livre qui est  La crise des sciences européennes. Husserl voit que le triomphe de la science se fonde dans la séparation  de ce qu’il appelle le  Lebenswelt,  c’est­à­dire  le monde  de  la vie. La science se constitue de puissants instruments opératoires,  active la technologie qui est dans une puissante croissance. Mais la science ne nous dit rien de ce qu’est notre vie, de ce qu'est l’essence de la vie. Là, Husserl cherche ce qu’est le sens de la vie, et au fond, ce n’est pas ce que cherche Lacan. À la place du sens, Lacan cherche la jouissance. Mais il y a comme un écho de cela, et cette théâtralisation Aristophane, atmosphérique, montre le rapport entre le signifiant et l’écriture. C’est ça le fond de ce passage.

J’essaie d'aller à l’essentiel. C’est quoi l’essentiel ? Le côté semblant, donc je vous disais que Lacan s’en prend, dans ce  texte,  à  Derrida d’un côté,  à  Barthes de l’autre.  Et   la référence à Barthes, c’est L’empire des signes41. À un moment donné, Lacan souligne ce qu'est la différence entre le vide creusé par l’écriture et le rien dont le semblant est l’enveloppe. C’est une remarque destinée à Barthes pour L’empire des signes et que Lacan retraduit comme l’empire du semblant. Barthes fait lui aussi un voyage au Japon, lit toute la vie japonaise comme fait de semblants, tout se réduit au semblant. Et donc Barthes dit que ce sont des signes et Lacan, lui, répond que ce ne sont pas des signes, ce sont des semblants. 

41 R. Barthes, L'empire des signes, Points Seuil, 2007.

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À partir de quelques passages de ce livre de Barthes, on peut comprendre ce qu’à un moment donné, Miller a posé très fort en critiquant l’expression, qui est courante dans notre langue de bois,  semblant d’objet,  surtout quand on dit  que le psychanalyste occupe la place de semblant d’objet. Miller s’était opposé à cette idée, parce qu’il disait qu’on ne peut pas dire cela. Comme si d’un coté le psychanalyste occupe la place du semblant d’objet, et de l’autre côté, il y a le vrai objet qui est le substantiel objet a, et l’analyste ne fait que semblant. Eh bien il dit que ce n’est pas cela ; que par contre, l’objet de la pulsion, c’est un semblant lui aussi, donc il n’y a pas de différences   entre   ce   que   fait   le  psychanalyste   en   occupant   la   place   du   semblant   et   l’objet pulsionnel qui, lui aussi,  occupe une place du semblant. Il n’y a pas le vrai objet et  le faux, semblant, qu’est le psychanalyste. Cette   idée  de   l’objet  comme semblant,   je  crois  que  cela  devient  parlant  dans   le  passage  de Barthes, quand il décrit la cuisine japonaise, donc l’objet oral. C’est l’écriture un peu fuyante de Barthes, et je vous la lis, à partir de l’édition italienne, donc c’est un Barthes retraduit en français par moi. Pages 18 et 19 : 

« La nourriture japonaise est disposée dans un système réduit de la matière, du clair au divisible   et   d’un   tremblement   du   signifiant.  Ce   sont   les   caractères  élémentaires   de l’écriture   établie   à   partir   d’une   sorte   de   vacillement   du   langage.   Et   tel   apparaît exactement  la nourriture japonaise. La nourriture écrite  qui est débiteur de gestes de divisions et de prélèvements qui s’inscrivent sur l’aliment et sur le plateau du repas, pas seulement sur le plateau du repas, mais aussi sur un espace profond (qu’il dispose en hiérarchie) l’homme, la table, l’univers. » 

C’est le charme de l’écriture. Mais au fond, Barthes montre la raréfaction de la matière, où quand on lit cette description de Barthes de la cuisine japonaise, eh bien si on a faim, on n’a pas envie de manger dans un restaurant japonais. Ça décrit tout à fait un objet fuyant, qui échappe, qui est exactement  semblant.  Donc ça c’est  pour   indiquer   l’autre  côté,   l’autre  référence  critique  que Lacan prend dans ce texte. 

Pour conclure, je saute quelques passages, des commentaires sur cette question atmosphérique, du rapport du semblant à l’écriture, mais je veux prendre un dernier passage de Lacan. Lacan nous a montré une sorte de carnaval de l’écriture, du rapport de l’écriture à la jouissance. L’écriture est corrélée à la jouissance, donc c’est une sorte d’allégorie de la sexualité, du concret de la pulsionalité. Et par rapport à cela, la note sur laquelle Lacan conclut la leçon me semble un peu étrange. On va un peu rapidement à la conclusion. La note sur laquelle il conclut la leçon se termine sur l’ascèse. Il a parlé de la jouissance, du plaisir de la sexualité,  et d’un moment à l’autre, c’est l’ascèse qui émerge. Il dit :

 « Une ascèse de l’écriture, ça n’ôte rien aux avantages que nous pouvons prendre de la critique   littéraire.  Pour   fermer   la  boucle   sur  quelque  chose de plus  cohérent,  ça me semble, en raison de ce que j’ai déjà avancé, ne pouvoir passer qu’à rejoindre ce c’est  

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écrit impossible dont s’instaurera peut­être un jour le rapport sexuel. » (Séminaire XVIII  D'un discours qui ne serait pas du semblant, page 127).

Ça déplace l’écriture, la jouissance, la sexualité, et arrive comme une bombe, l’ascèse.Lacan a ce  talent  de nous égarer,  mais au fond, qu’est­ce que ça veut dire ? Évidemment,  il semble être en contradiction avec ce qu’il a dit auparavant, mais si on regarde de plus près, on voit que c’est une façon de reformuler ce qu’il a dit avant. Il reprend le même thème d’une autre façon, c’est une variation sur le thème. La phrase sur l’ascèse vient juste après l’anecdote qu’il raconte sur le biologiste japonais. Vous vous rappelez, il rencontre un biologiste  japonais. Le biologiste lui raconte un tas de choses et Lacan   n’a   rien   compris.   Mais   le   fait   de   ne   rien   avoir   compris     n’est   pas   particulièrement dérangeant, parce qu'en ce qui concerne le contenu  biologique, Lacan dit : ça va se transmettre à mes descendants sans que j’ai à me casser la tête pour comprendre pourquoi et comment. 

« Le fait que, faute d'information, je n'y compris rien, n'empêche nullement ce qu'il a écrit,  ses formules, d'être entièrement valables,  valables pour les molécules dont mes descendants   se   feront   sujets   sans   que   j'aie   jamais   eu   à   savoir   comment   je   leur transmettrai   ce   qui   rendait   vraisemblable   qu'avec   moi   je   les   classe   parmi   les   êtres vivants. » (Séminaire XVIII D'un discours qui ne serait pas du semblant, page 126­127).

Donc il n'a pas besoin de passer par le sens pour que tout ça puisse se transmettre. C’est un peu la même chose que ce qu’il dit dans le Séminaire XX à propos de la formule de Newton. Là, ce qu’il dit est clair. Dans les formules scientifiques, l’écriture représente ce savoir dans le réel qui, selon Lacan, caractérise la science. Galilée exprime, dans le livre de la nature, que pour la science, il y a un savoir dans le réel. Quand ce savoir est séparé de la jouissance. Cet ascèse de l’écriture concerne l’écriture quand on la prend par le biais de l’écriture des formules scientifiques, et c’est ça que Lacan répète en parlant de l’ascèse de l’écriture. L’ascèse de l’écriture, c’est celle du discours scientifique, et cette ascèse même pourrait passer à la  psychanalyse,   seulement  à  partir  du  moment  où   l'on écrirait   le   rapport   sexuel,  ce  qui  est impossible.  Donc,  au fond, cet ascèse de l’écriture reste dans le discours scientifique.  Si l'on pouvait écrire le rapport sexuel, on pourrait dire que ça passe dans la psychanalyse aussi, mais comme c’est impossible, et bien dans la psychanalyse, il n’y a pas une ascèse de l’écriture. Il donne l'impression qu’il y a une contradiction, mais en réalité, il n’y en a pas.

Raymond Joly : C’est très intéressant, c’est­à­dire que là où le texte dit : cela « ne me semble pouvoir passer », vous comprenez : « ne pouvoir passer à la psychanalyse ». Je dois dire que la phrase me paraissait très obscure, et dans ce sens que je ne savais pas du tout ce que signifiait passer. Je vais lire la phrase dans la version « lituraterre » :

« Une ascèse de l’écriture ne me semble pouvoir passer qu’à rejoindre un « cet écrit » dont s’instaurerait le rapport sexuel. » (« Lituraterre », In Autres écrits, page 19).

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Entre autre chose, c’est vous qui proposez une lecture très intéressante et qui donne un sens en ajoutant : « ne semble pouvoir passer à la psychanalyse ». Et ça, il fallait le deviner et nous ne pouvons qu’admirer vos pouvoirs divinatoires.  Marco Focchi :  Je crois qu'il  fallait  l’ajouter pour clarifier.  Mais au fond, quand il y a cette référence au rapport sexuel, ce n’est pas de la science dont il s'agit. C’est le thème de fond de la psychanalyse.   Il  ne dit  pas manifestement  « psychanalyse »,  mais   je  crois  que c’est   impliqué quand il dit « rapport sexuel ». Oui, Lacan ne dit pas les choses sur un grand écran, il dit des choses qu’il faut un peu, pas tellement deviner, mais ajouter des petits passages pour que ce soit plus clair. Je dirais qu'il dit les choses avec une grande clarté, mais avec une clarté cachée, une clarté qu’il faut retrouver. Il y a des auteurs qui sont très clairs, mais si on va au fond des choses, c’est très confus. Lacan, ça semble très confus, mais si on ajoute des petits passages, si on fait attention à certains détails, c’est très structuré, très parlant, très clair. Je crois que c’est un peu ça, c’est un petit ajout que je fais, mais qui me semble aller dans le sens de la phrase qu’il propose. On peut discuter, ce n’est pas dogmatique.

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Les Actes des rencontres du Pont FreudienDimanche 16 novembre 2008

SÉMINAIRE THÉORIQUE

« Il n'y a pas de rapport sexuel »

Références : Jacques LACAN : Le Séminaire Livre XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, Paris, 2006. Chapitre VII « Leçon sur Lituraterre », pages 113 à 127.Jacques LACAN, « Lituraterre », In Autres écrits, Seuil, Paris, 2001. Pages 11 à 20.

MARCO FOCCHI

Reprenons notre travail, en essayant de développer les prémisses vues hier lors de la lecture que nous avons tenté de faire du texte « Lituraterre » et que nous allons poursuivre aujourd’hui. Et voir ce qui, à partir de là, conduit à cette idée fondamentale du dernier enseignement de Lacan, qu’il n’y a pas de rapport sexuel. On a dit que « Lituraterre » est un texte difficile qui se prête aux interprétations. Néanmoins, il y a quelque chose de très clair dans le texte qui définit une partition nette, c’est que le semblant est du côté du symbolique, le signifiant est du côté du semblant et la lettre est du côté du réel. Lacan le dit d’une façon claire, c’est un binaire défini. Dire cela implique une conception différente de la clinique, parce que ce qui nous intéresse dans tous ces concepts, c’est de voir ce qu’ils donnent dans la clinique. Quelle clinique pouvons­nous travailler à partir de là. C’est­à­dire que la clinique dans laquelle nous sommes en train d’entrer – on en voit  les prémisses  dans ce texte –  est une clinique qui ne vise pas la suppression du symptôme. On pourrait viser la suppression du symptôme là où le symptôme est une métaphore. En effet, dans le premier enseignement de Lacan, le symptôme est une métaphore à démonter, à déconstruire et à surmonter. Là, le symptôme n’est pas une métaphore, c’est plutôt ce que l’on pourrait appeler une écriture de la jouissance. Dans cette partition, il y a d’un côté : « semblant », et d'un autre : « écriture », et l’écriture c’est une écriture de la jouissance. 

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Si on prend le symptôme dans ce sens, cela constitue un point de résistance à la transparence du sens, donc ce n’est pas quelque chose à   interpréter.  Dans la clinique vers laquelle nous nous dirigeons, il n’est pas question d’interpréter le symptôme. Lacan s’y réfère comme une jouissance opaque par le fait même d’exclure le sens. Il y a une référence qui est intéressante par rapport à cela, qui est la « Postface au  Séminaire XI »42, qui date de 1973, donc deux ans après le texte que nous sommes en train de travailler. Lacan met en évidence, dans la « Postface », la fonction de l’illisible. Il se réfère à la fonction de l’écrit.   Il  définit   la   fonction  de   l’écrit  comme pas­à­lire ;  c’est  une  fonction,  dit­il  qui  a  été introduite par Joyce. Quand il parle de l’écriture dans le texte «Lituraterre », c’est une écriture qui n’est pas à lire ; et le symptôme, c’est un symptôme qui, comme l’écriture, n’est pas à lire. Donc, cela nous donne une perspective très différente par rapport à la précédente. Je crois que l’on peut se raccrocher à cette image, qui avait soulevé problème hier, cette image atmosphérique du nuage qui se rompt et qui produit le ravinement de l’écriture. Si l’on prend cela en dehors de l’image, qu’est­ce que cela veut dire ? Le signifiant se rompt. Qu’est­ce que cela veut dire que le signifiant se rompt ? Si nous prenons un signifiant et que nous le cassons en morceaux,   cela   donne  des   lettres.  Le  matériau  du   signifiant,   ce   sont   des   lettres.  Les   lettres constituent le matériau dont est fait le signifiant. C’est quelque chose qui n’a pas de sens. Donc,   l’idée qu’un signifiant  se  rompt,  à  mon avis,  on peut  la concevoir  dans  le  sens où   le signifiant tourne dans la langue, dans l’équivocité du sens. Quand il se rompt, dans sa matérialité, cela nous amène à ce qui est l’univocité, l’univocité de la lettre. Donc, si le signifiant a plusieurs sens, on peut jouer sur l’équivoque du signifiant. La lettre n’a pas une multiplicité de sens, elle n’en a aucune, elle est univoque. C’est l’idée que l’on peut reprendre de « La Lettre volée »43 

quand Lacan dit : « Une lettre arrive toujours à destination ». 

Fabienne Espaignol : Excusez­moi. Univocité, vous entendez cela comme unique ?

Marco   Focchi :   Univoque.   Aucun  sens.   Elle  ne   donne   pas   plusieurs   directions.   Là   où   le signifiant permet une multiplicité de sens, la lettre ne nous donne pas ça, ne nous donne aucun sens, mais nous donne, dit Lacan : « un chemin de fer ». C’est l’image qu’il utilise encore dans la « Postface au Séminaire XI ». Il dit exactement :

 « Mais la fonction de l’écrit ne fait pas alors l’indicateur, mais la voie même du chemin de fer. »44 (Page 505).

Pourquoi « ne fait pas l’indicateur » ? L’indicateur, c’est un signe – donc, ce n’est pas la chose même, c’est le signe d’une chose – qui indique la chose ou indique une voie. Le chemin de fer est la voie. Donc c’est une différence importante qui est à mettre en valeur.

42 J. Lacan, « Postface au Séminaire XI », In Autres écrits, Seuil, Paris, 2001. P. 503 à 507.43 J. Lacan, « Le séminaire sur «  la Lettre volée » », In Écrits, Seuil, Paris, Paris, 1966, p. 11 à 61.44 J. Lacan, « Postface au Séminaire XI », In Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 505.

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Prenons la clinique.  J’ai peut­être l'exemple d’une jeune femme qui venait me consulter. Elle avait une famille très envahissante sur le plan de l'intimité. Le père avait des maîtresses et il leur téléphonait quand elle était présente. La mère lui demandait de se mettre entre elle et le père comme une balance. Elle se voyait dans cette image de la balance avec les bras étendus pour chercher son équilibre. Donc, elle était envahie par les problèmes de ses parents. Et à un moment donné  – elle était l’aînée par rapport à ses trois frères –, elle sent qu’on lui demande aussi de prendre des responsabilités dans l’éducation de ses frères. Elle dit : « Je me refuse à cela. Je ne veux pas ingerirmi, je ne veux pas m’ingérer ». Je fixe ce signifiant, parce qu’il y a un autre côté de l’histoire de cette femme qui, à un moment donné, a senti le besoin d’attirer l’attention de ses parents. Elle décida de ne pas manger pour provoquer   la   préoccupation   de   ses   parents.   Ce  qui   fonctionnait   parfaitement.  Cela   marchait tellement bien qu’elle perd le contrôle de ce moyen et cela devient un symptôme, un symptôme anorexique. Ce « ingérer » est un signifiant qui concerne la question de l’invasion de sa vie par ses parents, mais concerne également la pulsion orale.  Donc, je repère que ce signifiant,  si on l’isole,  est équivoque évidemment. C’est l’équivoque qui permet d’isoler cela. Mais on le prend comme un bord de la pulsion orale. Cela nous ramène à ce que l’on voyait hier dans le texte de Lacan, où il décrit   la   lettre  comme ce qui fait   le  dessin d’un trou.  Là,  si  on fait  déchoir,  si  on rompt ce signifiant dans ce qui est son équivoque, et qu'on le prend comme vecteur de la pulsion orale, on a quelque chose qui borde. La rupture du signifiant, à mon avis, équivaut à le faire sortir de son équivocité et à le prendre comme un vecteur pulsionnel. Là où il n'y a aucun sens. Cela constitue une écriture de la jouissance qui fait symptôme.

Anne Béraud : Donc cela s’appuie sur l’équivoque ? Enfin, pour pouvoir l’attraper comme cela, c’est bien parce qu’au départ, il y a équivoque.

Marco Focchi : Oui, cela s’appuie au début sur l’équivoque. Ça fait ressortir  l’équivoque et ça ramène à une lettre. Donc là, cela n’a plus aucun sens. Quand tu le fais ressortir comme cela, ça n’a plus aucun sens ; et c’est la marque  – le chemin de fer, si l'on prend l’expression de Lacan – sur laquelle court la pulsion orale. C’est l’image que donne Lacan. Il y a le signifiant, il y a le semblant, il y a l’équivoque, ça se rompt ; en se rompant, ça fait lettre et quand ça fait lettre, ce n’est plus quelque chose que le sujet utilise dans son équivocité. Cela donne un appui à la pulsion. Et là, c’est vraiment le thème de l’écriture joycienne. Lacan s’appuie fortement sur l’écriture de Joyce qui, au fond, est l’indice de la conjonction de l’écriture et de la jouissance, plutôt que de l’écriture et du sens. 

Écriture­JouissanceÉcriture­Sens

Deux   niveaux   différents   dans   la   façon   de   prendre   l’écriture.  L’écriture­sens,   sur   le   plan empirique, c’est l’écriture qu’on lit et qui redevient « signifiant ». 

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L’écriture­jouissance,   c’est   l’écriture,   dans   la   direction   que   donne   Lacan   dans   ce   texte « Litturaterre », qui met en valeur l’écriture joycienne, une écriture qui n’a pas vraiment de sens. Il y a tellement de sens dans l’entrelacement des signifiants de Joyce que son écriture n’en a plus aucun. Il y a une anecdote de la vie de Joyce que son biographe, Richard Ellmann45, rapporte. Joyce n’était pas riche. Ellmann raconte que Joyce a souvent gagné de l’argent, et dès qu'il en gagnait, il le dépensait aussitôt. Il a toujours eu des dettes et n'a jamais vécu dans de grandes maisons. Dans sa maison, la pièce où il travaillait était toute proche de la chambre où Nora, sa femme, dormait. Elle se couchait assez tôt le soir et Joyce travaillait. Il travaillait à écrire « Finnegans Wake »46. Il travaillait la nuit, et en écrivant, il riait, il riait comme un fou. Il riait en faisant beaucoup de bruit. Alors Nora se réveillait et disait : « Écris la nuit si tu veux, mais ne ris pas de façon bruyante ». Je vois là le signe de la jouissance qu’il y a dans l’écriture de Joyce. Et Joyce était étonné qu’en lisant  « Finnegans Wake »,   les gens ne riaient  pas.  C’est   intéressant,  c’est  vrai,  si  vous lisez « Finnegans Wake », moi, je ne trouve rien qui me fasse rire… Peut­être faut­il avoir un goût spécial, mais je crois qu’effectivement – c’est un écrivain qui a fait cette observation –, c’est une écriture qui est beaucoup plus amusante à écrire qu’à lire. Cela montre la particularité de l’écrit joycien. C’est intéressant de savoir que Joyce se promenait toujours avec, dans la poche, une copie de Book of Kells, qu’il considérait comme une des expressions majeures de l’esprit irlandais. C’est un manuscrit parfaitement décoré, qui a été réalisé par   des moines irlandais autour de l’année 800. C’est un manuscrit illuminé. Et on peut le voir au Trinity College à Dublin. Si vous vous y rendez, vous verrez quelqu’un qui, chaque heure, tourne une page. Si vous restez suffisamment longtemps, vous le verrez en entier. C’est une écriture de l’Évangile, mais avec la particularité que la lettre de chaque début de chapitre est enluminée. C’est une intrication d’animaux, d’arbres, de fantasmagories, entrelacés. C’est surprenant, c'est à couper le souffle. C’est ce que Joyce avait en tête comme modèle de son écriture. Donc, cet entrelacement métamorphique de figures qui se transforment l’une dans l’autre, c’est en quelque sorte, le modèle qu’il avait pour son écriture où chaque signifiant devient un autre, s’entrelace, se transforme et fait des  griffonnages.  Dans le Book of Kells,  l’écriture devient quelque chose de très sensuel. Si vous allez au Trinity College voir cette œuvre, vous regardez, vous ne lisez pas l’Évangile. Ce n'est pas la lecture qui vous intéresse. Vous vous perdez dans ces images, dans ces signes d’écriture qui sont hypnotiques, fascinants.

Images du Book of Kells : 

45 R. Ellmann, Joyce, Gallimard, 1962.46 J. Joyce, Finnegans Wake, Gallimard Folio, 1997.

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Et cela  vaut  également pour  l’interprétation que Lacan fait  de l’écriture japonaise. Que va­t­il chercher   dans   l’écriture   japonaise,   dans   la   calligraphie   japonaise ?   Je   crois   que   ce  qu’il   va chercher dans l’écriture japonaise, c'est sa spécificité. La calligraphie, la belle écriture japonaise, est très différente de la calligraphie, de la belle écriture, occidentale. Quand on faisait – on ne le fait plus, on a l’ordinateur maintenant –, mais quand on faisait de la calligraphie en Occident, la calligraphie représentait les normes pour bien écrire les lettres. C’était l’universel. Là, dans le japonais – et Lacan le met bien en relief –, ce ne sont pas les normes. Les signes de l’écriture sont quelque chose qui s'apparente à la peinture. La peinture au Japon se fonde sur la calligraphie.

Je crois qu'il s'agit de quelque chose de semblable dans l’écriture de Joyce si nous considérons le modèle qu’il avait en tête pour son écriture de Finnegans Wake. Dans ce cas, c’est une écriture dont on ne peut pas dire qu'elle soit une écriture dans le sens japonais, mais c’est quand même une graphie qui devient sensualité, qui n’est pas une abstraction de l’écriture. Je crois que c’est cela que Lacan pointe dans « Lituraterre », cette sensualité de la lettre. Je   dis   « sensualité »,   on   peut   dire   cette   pulsionnalité,   cette   proximité   de   la   pulsion,   de   la jouissance, que la lettre incarne. Et on peut le repérer dans cette équivoque de Joyce, à laquelle Lacan recourt : 

« (...) l'équivoque dont Joyce (James Joyce, dis­je), glisse d'a letter à a litter, d'une lettre (je traduis) à une ordure. »47 (Page 11).

Il rappelle que St­Thomas fait « litière de la lettre »48 – c’est son expression –. Il rappelle le fait que la civilisation commence par les égouts. Donc, il prend tout un tournant où il nous fait sentir la proximité de la lettre à la pulsion anale. Mais pas seulement, il y a une expression qui nous montre cette proximité,  qui se réfère à la pulsion orale. C’est quand il parle de la littérature comme l’art d’accommoder les restes (page 11). C’est  une expression qui vient de la cuisine : accommoder  les restes.  Donc, c’est un art culinaire. Et là, oui, s’il y a un côté qui nous montre lettre­pulsion anale, il y a cet autre côté qui nous montre lettre­pulsion orale. Lacan nous donne l’idée de quelque chose de très concret dans la lettre. Je crois que l’art d’accommoder les restes est une idée sans doute plus concrète que l’image de la nourriture  japonaise dont nous parle  Barthes,  où   la  matérialité  de  la  nourriture s'évanouit dans le semblant. Là, il n’y a pas de semblant : ce qui est intéressant, c’est le concret que Lacan nous montre dans cette façon de traiter la lettre, ce n’est pas du semblant, c'est quelque chose qui ne s'évanouit pas dans le semblant. 

Il y a un autre point que je voudrais souligner par rapport à cela.Dans son intervention finale du congrès de l'A.M.P. à Buenos Aires en avril 2008, Jacques­Alain Miller a défini la logique comme une combinaison de semblants, en disant que la logique n’est pas une science du réel. Cela m’a beaucoup frappé. Cela m’a beaucoup frappé parce que ce n’est pas quelque chose que vous trouvez chez Lacan. Chez Lacan, vous trouvez le contraire. Si vous 

47  J.  Lacan, « Lituraterre », In Autres écrits, Seuil, Paris, 2001. P. 11.48 Id., p.11.

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prenez   « L’étourdit »49,   si   vous   prenez  Les   non­dupes   errent50,   vous   trouvez   exactement   le contraire. Dans ces textes, Lacan dit : « la logique est une science du réel ». Miller le sait bien évidemment, et il y répond en disant : « Lacan, dans son dernier enseignement, met en relief cet énoncé et le met en relief pour l’abandonner ». Là aussi, il y a un tournant dans la clinique. La logique, ce n’est que des semblants, c’est quelque chose de différent de l’écriture. Donc, l’écriture dont nous parlons, quand nous disons que c’est quelque chose qui côtoie  la jouissance, ce n’est pas une écriture de la logique. C’est quelque chose de différent. 

Fabienne Espaignol : Qu’est­ce que vous appelez la logique ?

Marco Focchi : La logique, c’est la logique mathématique, c’est ce qui a été la grande emprise intellectuelle de notre siècle. On en a donné un exemple hier à propos du barbier. Au fond, la logique mathématique de notre siècle a commencé là : avec le paradoxe de Russell, avec la crise des fondements. Il y a Monsieur Frege (mathématicien, logicien et philosophe allemand) qui fait une très grande construction pour fonder la mathématique sur la logique, et dès qu’il finit son livre, il y a Monsieur Russell qui dit : « Eh bien, c’est très bien votre livre, mais il y a un petit problème, il y a une petite contradiction ». Cette petite contradiction, qui est celle du paradoxe du barbier, celle du paradoxe des ensembles, vient faire éclater tout l’édifice de la logique. Et de là, du fondement de la mathématique sur la logique, commence toute la recherche, à partir de la crise des fondements de la mathématique. Et là, il y a différentes solutions qui sont l’intuitionnisme, le formalisme, l’axiomatisme, etc. La logique moderne, c'est ça. On pourrait remonter jusqu’à la logique d’Aristote, comme le fait parfois Lacan. 

L’écriture, dans le sens qui nous intéresse, est quelque chose qui ne relève pas de la logique. Si la logique n’est pas une science du réel ; l’écriture, qui nous intéresse dans la clinique, n’est pas une écriture de logique. Et je crois que là, c’est intéressant de voir ce que l’on peut écrire et ce que l’on ne peut pas écrire. Si nous prenons la formule classique que Lacan nous donne dans le  Séminaire  Encore51 : « le rapport sexuel, c’est ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire ». Donc, s’il y a une écriture qui côtoie la jouissance, s’il y a une écriture qui borde le pulsionnel, s’il y a une écriture joycienne de la jouissance, eh bien, ce qu’on ne peut pas écrire, c’est le rapport sexuel.

Je crois qu'il est intéressant de prendre les choses par contraste. Qu’est­ce qui contrebalance cette idée,  que Lacan  introduit  dans   la  dernière  phase  de  son enseignement ?   Je  crois  que ce  qui contrebalance cela, ce qui en est à l’opposé, c’est l’affirmation, l’idée, la notion, que le désir de l’homme est le désir de l’Autre. Là, vous voyez, il y a rapport. Il y a un désir qui a un rapport à un autre désir. Alors, ce sont les formulations qui sont devenues pour nous habituelles. On dit que le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre. 

49 J. Lacan, « L'étourdit » (1972), In Autres écrits, Seuil, Paris, 2001. P. 449 à 495.50 J. Lacan, Séminaire XXI, Les non­dupes errent (1975), Inédit.51 J. Lacan, Le Séminaire Livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975.

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Il est intéressant de voir d’où cela provient, et on  sait que cela provient de Kojève, cela provient de Hegel par la voie de Kojève. C’est Kojève qui dit : « le désir de l’homme » – et peut­être que Lacan le reprend sous cette forme dans une de ses formulations, –  mais enfin, c’est le désir du sujet. Donc, ce rapport entre désirs indique le côté hégélien de Lacan. Nous savons que Lacan a fréquenté l’enseignement de Kojève quand il avait un peu plus de trente ans. C’est là qu’il a pris Hegel et qu'il a pris certains des concepts qui sont devenus un peu des carrefours de sa clinique. La « loi du cœur », « la belle âme », qui sont à la base de notions aussi fondamentales que « la rectification subjective » (qui reste dans notre clinique toujours valable), la « reconnaissance », le « prestige »,  la « lutte à mort » ;  ce sont tous des termes hegeliens que Lacan reçoit par la médiation de l’enseignement de Kojève. 

Alors, allons voir cela. Qu’est­ce que c’est le désir chez Kojève ? Le désir chez Kojève est le présupposé de la conscience de soi. C'est­à­dire que c’est ce qui détermine l’être de l’homme. Là, c’est un énoncé très freudien : « Kern unseres wesens », dit Freud, « le noyau de notre être, c’est le désir ». Si on prend là  notre énoncé  hegelo­kojèvien,  dire que le désir  détermine l’être  de l’homme, cela ne nous est pas étranger.  Cela fait  partie de notre système d’idées. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment le désir détermine l’être de l’homme. 

D’un côté,  au  début,   il  y  a   le  désir  animal.  « Le  désir  animal »  est   l’expression  de  Kojève. L’expression  de  Kojève  équivaut  chez  Lacan  au  besoin.  Au  fond,  quand Lacan  élabore  son l’articulation majeure entre le désir, le besoin et la demande, le besoin est certainement ce que Kojève indique sous le terme de désir animal. Le désir animal, selon la lecture hegelo­kojèvienne, c’est un désir qui implique destruction, destruction de l’objet désiré, ou au moins transformation. La   consommation   de   l’objet   désiré,   c’est   sa   transformation   ou   sa   destruction.   Il   n’y   a   pas satisfaction sans destruction de l’objet par lequel on se satisfait. Là c’est un rapport direct entre le désir et l’objet qui satisfait. Si je désire cette pomme, je la mange et la détruis complètement. Ce n’est pas compliqué. Je l’ai devant moi, je m’adresse à la pomme et je la mange. C’est un rapport direct du désir à l’objet. Et c’est pour cela que Kojève dit que le sujet qui se satisfait d’un objet naturel,  est, à son tour, naturel et ne peut pas se constituer comme conscience de soi. C'est­à­dire, par exemple, que ce n’est  pas en mangeant   la pomme que je me constitue comme sujet  cartésien.  N'importe  quel animal fait cela. Pour que le désir réellement constitue le noyau de l’être de l’homme, il faut que le désir vise un objet qui ne soit pas un objet naturel. Alors là, la chose se complique vous voyez. Si on a la pomme, c’est facile de savoir ce que je veux, ce que je désire. Mais que veut dire désirer un objet, qui n’est pas un objet naturel ?Alors là, il faut faire un pas de plus. Pour Hegel­Kojève, le désir est la marque d’une négativité. « La marque de la négativité », ce sont des termes suggestifs et structuraux, à mon avis, parce que le désir est la présence d’une absence. On pourrait le dire aussi en termes lacaniens : le signifiant du   phallus,   c’est   la   présence   du   manque.   Donc,   l’action   du   désir   est   destructive   dans   le mouvement même où elle assimile la chose désirée. Si elle assimile cette chose, tout simplement, il n’y a aucune révélation là­dedans. Mais le désir, c’est un rien révélé. Le fait qu’il y ait désir, c’est la révélation, c'est rendre présent, un rien. 

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Donc vous voyez que là on sort du domaine des objets naturels. La pomme, ce n’est pas un rien. La pomme, c’est quelque chose qui est là, qui existe, qu’on voit, qui est sensible. Pour qu’un rien soit   présent   dans   nos   échanges,   il   faut   qu’il   y   ait   du   désir,   c'est­à­dire   quelque   chose   qui concrétise la présence du manque. Donc, c’est là, le passage. Quand le désir s’adresse à un autre désir, eh bien, c’est là qu’il crée quelque chose de différent d’un désir animal et d’un moi animal. Donc, le point tournant, c’est le passage du désir qui s’adresse à un objet naturel au désir qui s’adresse à un autre désir, dans la mesure où le désir est une négativité, la marque du rien, et c’est cela  qui n’est  pas naturel.  Ce qui est  naturel,  simplement  existe.  C’est  dans la  positivité.  Le naturel, c’est la positivité. Si le désir est la marque d’une négativité, eh bien c’est là que l’on peut désirer quelque chose qui n’est pas naturel, qui n’est pas positif. Et  là commence, ce qui pour nous est intéressant, là s'insère l’idée que le désir du sujet, c’est le désir de l’Autre.

Il y a encore un passage remarquable dans Kojève. Ce qui caractérise le désir humain, c’est une pluralité de désirs. Ce n’est jamais un désir solitaire, mais une pluralité de désirs animaux. Et pour que la conscience de soi, la réalité humaine, puisse se constituer dans la réalité animale, il faut  que   cette   réalité   soit   essentiellement  multiple.  Et   l’homme,   dit  Kojève,   peut   seulement apparaître au sein d’un troupeau, et c’est la raison pour laquelle il n’y a d’homme que dans le social.  Donc  dans  le social ;  dans la mesure où   l’on fait   le saut du désir  naturel  au désir  de l’Autre, on fait le saut du troupeau animal à la société. Bon, là, je crois que ce sont des repères qui nous permettent d’entrer dans les mécanismes intimes de ce dont Lacan parle quand il se réfère à cette dialectique du désir, à cette relation du désir au désir de l’Autre, ce qu’il indique parfois dans les années 50 comme un d au carré : d2. 

Ce qu’il est important de voir,  à  mon avis, c’est que cela implique un Autre qui est entendu comme multiple et cohérent. C’est cela qui est intéressant dans le passage où Kojève pointe que le désir ne peut apparaître que dans la multiplicité, parce que dans la façon dont Lacan le reprend, le désir est le désir de l’Autre implique un Autre multiple, mais multiple et cohérent. Donc, ce n’est pas l’inexistence de l’Autre, qui viendra plus tard ; mais le désir est le désir de l’Autre implique un Autre cohérent qui existe. Dans cette phase, l’Autre – Miller l’a souligné dans ses commentaires –, c’est l’autre sujet. De dire   que   le   désir   du   sujet,   c’est   le   désir   de   l’Autre,   implique   une   intersubjectivité.   Une intersubjectivité  que Lacan va critiquer dans le mouvement de son enseignement­même. Mais dans cette intersubjectivité  est impliquée la présence d’un  Autre cohérent. Cette relation  entre désirs   implique  que   l’Autre   existe   et   que   l’Autre   est   là   avant.  Toute   la   première   phase  de l’enseignement de Lacan implique qu’avant tout, il y a l’Autre, et que le sujet, on le déduit après ; que l'Autre précède le sujet.

On retrouve cela, par exemple, dans les années 60,  avec  les exercices logiques des opérations d’aliénation et de séparation. Ce sont des façons – aliénation et séparation – de déduire le sujet de la présence de l’Autre. Lacan utilise des opérations ensemblistes – l’union et l’intersection – pour déduire   le   sujet   de   l’existence  de   l’Autre.  Au  début,   le   sujet   n’est   indiqué   que   comme  un ensemble vide, et par des opérations ensemblistes, croisant cet ensemble vide avec l’ensemble 

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des signifiants qui est l’Autre, on déduit le sujet. Ce qui est important dans cette première phase, c’est la priorité logique de l’Autre par rapport au sujet.

C’est une idée très concrète.  Lacan nous en donne la clé  logique,  nous en donne la structure logique, mais si on pense à quelqu’un qui doit naître… Quand une femme attend un enfant, on en parle, on fait des projets à son sujet, on lui fait des petits vêtements, on lui projette des voies dans la vie – il sera avocat, il sera acteur, il sera psychanalyste... il peut faire tellement de choses ; habituellement, l’enfant ne fait rien de tout cela. Heureusement, parce que ça c’est la construction des idéaux qui sont des binaires de la vie. C’est important qu’il y ait ces idéaux, et c’est important aussi que le sujet s’aliène à ces idéaux qui sont les signifiants maîtres, ce sont les cartes qu’il a dans les mains pour jouer la partie de la vie. C’est aussi important qu'il se désaliène, qu’il se sépare,   qu’il   trouve   sa   propre   voie.   C’est   bien   qu’il   y   ait   des   indications :   « Ok,   merci. Maintenant, je construis ma voie ». 

Donc, ces images pour rendre plus vivant, pour concrétiser, cette idée que Lacan nous donne en logique. L’Autre est avant. De l’enfant, on parle, et du fait que l’on en parle, c’est qu’il y a un autre qui parle de lui, et il y a une construction signifiante dans laquelle il devra entrer, et par rapport à laquelle il devra trouver sa subjectivité, prendre des décisions, faire ses choix, etc. 

La   perspective   de   Lacan   change   avec   le   dernier   enseignement   – on   l’a   rappelé   hier,   on   le reprend –, il met la jouissance avant. Je  vous  disais  hier  que   le  vide  engloutit   le   signifiant.  Le  manque,   lui,  est  dans   l’Autre ;  au contraire,   le vide engloutit   l’Autre.  Cela présuppose  toute une autre  axiomatique qui est  une axiomatique qui prend, comme point de départ, la jouissance. L’Autre   tombe sous le coup de l’inconsistance, il n’est plus un multiple cohérent qui existe. Ce qui est incohérent, du point de vue logique, mathématique, n’existe pas. L’existence en mathématique, c’est tout simplement la cohérence. S’il y a contradiction, il y a inexistence. Donc   l’Autre   tombe   sous   le   coup  de   l’inexistence,   de   l’incohérence.  C’est   un   tournant   qui commence, en particulier, avec le Séminaire X L’angoisse52. C’est un peu là aussi que Lacan se détache   de   son   bagage   hégélien.   C’est   dans   le  Séminaire  sur  L’angoisse  que   l’on   voit   les premières  critiques  envers  Hegel,  et  c’est  dans   le  Séminaire  sur  Le  transfert53  qu’il   fait  une critique radicale de l’intersubjectivité. C’est un tournant, au début des années 60, où Lacan se détache de l’intersubjectivité, ce qui produit des implications par rapport à la question du désir au désir de l’Autre. 

En développant tout cela, on arrive au dernier panneau de son enseignement qui est la mise en avant de la jouissance. Il y a donc la jouissance comme point de départ. Comment, à partir de la jouissance, s’ouvrir à l’Autre ? C’est un changement radical de la problématique. S’il n’y a pas de rapport sexuel, s’il y a une inexistence du rapport sexuel, le corrélât de cette thèse est que ce qui existe, c'est la jouissance. C’est intéressant pour nous de voir la corrélation. Il 

52 J. Lacan, Séminaire Livre X, L'angoisse, Seuil, Paris, 2004.53 J. Lacan, Le Séminaire Livre VIII, Le transfert, Seuil, 1991.

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y a une conférence que Lacan a tenu à Milan, en 1973. C’est une conférence de la même période que le Séminaire Encore, et il en reprend les thèmes, mais à mon avis, de façon plus claire pour certains passages. C’est une conférence qui a pour titre : « La psychanalyse dans sa référence au rapport sexuel »54. Il y avait une petite erreur dans le titre que la secrétaire avait transmis, Lacan en rigole un peu. C’est là, dans cette conférence, qu’il distingue très clairement la jouissance du rapport. D’un côté, il y a la jouissance, et d'un autre, il y a le rapport. Il  dit  exactement :  « La jouissance sexuelle  est  en quelque sorte détachée du rapport ».  C’est publié dans Lacan en Italie chez un éditeur italien. 

« La jouissance sexuelle est en quelque sorte détachée du rapport ». Comment Lacan articule­t­il cela ? Lacan prend un point de départ dans les pulsions partielles, en disant qu’elles définissent différents modes de jouissance ; et ces modes de jouissance, dit­il, sont des substituts d’une autre jouissance qui est la jouissance sexuelle. Donc, il s’agit de la jouissance dans sa forme auto­érotique. C’est un thème qui a beaucoup été   traité  dans les commentaires, au sein du Champ Freudien, ces dernières années : la fermeture auto­érotique de la jouissance, quand on prend la jouissance comme ce qui est au départ. Lacan le dit clairement, c’est une jouissance dans sa forme auto­érotique et c’est une jouissance qui est une jouissance de l’Un. Donc si avant, il y avait l’Autre dans sa multiplicité cohérente, maintenant il y a l’Un qui est la jouissance de l’Un.

Lacan reprend le thème de l’écriture scientifique. Avant tout, il faut dire qu’il y a l’existence de la jouissance d’un coté et la non existence du rapport de l’autre coté. Là, Lacan reprend le thème de l’écriture scientifique comme ce qui donne un accès au réel, et il dit qu'en ce qui concerne le réel du sexe, cette écriture n’est pas donnée. Donc là, c’est intéressant par rapport à ce que l’on disait avant.  L’écriture  de   la   logique  mathématique  est  une  écriture   scientifique.  Ce  n’est  pas  une science naturelle, mais c’est quelque chose qui implique une démarche scientifique. En ce qui concerne le rapport sexuel, cette  écriture – cette écriture logique en quelque sorte – n’est pas donnée, et c’est pour cela qu’il n’a pas d’accès au réel du rapport sexuel par l’écriture. 

Dans cette conférence, Lacan a une façon particulière de traiter cet accès au réel, parce que c’est traité dans le cadre d’une sorte de réhabilitation de l’imaginaire. On sait qu'à partir du moment où Lacan a commencé à manier les nœuds, il y a une équivalence entre les trois registres. Au début, il y avait une sorte de hiérarchisation des trois registres. Le symbolique était le registre principal, c’était   là  où  se jouait  la partie de la   psychanalyse. Le symbolique était  ce qui permettait  de reprendre tous les trésors de la richesse kleinienne. Le fantasme, la richesse de l’exploration sur les fantasmes que Mélanie Klein a donnée avec la clé imaginaire, eh bien, Lacan le reprend avec la clé symbolique. C’est une façon de traverser, de façon critique, l’héritage kleinien. Le symbolique, c’est aussi cela, c’est ce qui fait le poids, ce qui décide de la partie analytique. Il faut détacher le sujet de son engluement  dans l’imaginaire et la réalité est mise hors­jeu. Bon, 

54 J. Lacan, « La psychanalyse dans sa référence au rapport sexuel », Intervention à Milan, 1973, In Lacan in Italia, La salamandra, Milano, 1978.

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Lacan, dans sa première phase, ne parle pas encore de réel mais de réalité, et la réalité est ce qui n’a rien à voir avec la partie psychanalytique.La   partie   psychanalytique   se   joue   entre   symbolique   et   imaginaire,   il   faut   reconduire   au symbolique, et la réalité est ce qui reste en dehors du cabinet de l’analyste. Le patient vient et laisse dehors le poids de sa réalité, et met en jeu ses fantasmes et  son monde intérieur. 

Avec les nœuds, cela change, et c’est à ce point, je crois, que Lacan réhabilite l’imaginaire. Il prend soin de dire qu’il maintient sa critique à la psychanalyse qui met l’accent sur la fonction du moi. Enfin,  un autre panneau de la critique de l’imaginaire,  c’est la critique à   la psychologie américaine  du moi,  à   la   fonction   imaginaire  du moi,  et   il  dit  que cette  critique  demeure,   la critique des années 50 à l’ego psychology. Ce qui paraît dans cette conférence, c’est qu’il ne faut pas prendre cette critique d’une façon manichéiste – d’un côté l’imaginaire mauvais, de l’autre le symbolique bon –, ce qui était devenu courant à une certaine période parmi les élèves de Lacan ou dans une certaine  langue de bois lacanienne. Alors, cette réhabilitation de l'imaginaire, c’est d’affirmer que l’imaginaire a une fonction, qu’il a une fonction incontournable, parce que l’imaginaire fait partie du réel et fonctionne dans le réel. L’animal fonctionne avec l'imaginaire en ce qui concerne ses préoccupations d'auto­conservation et pour trouver un partenaire. Lacan  dit  qu'il  n’est  pas  question  de  mettre  de  côté   l’imaginaire,  mais  qu'il   s'agit  plutôt  de pouvoir en sortir. Parce que le réel n’est pas complètement résorbé par l’imaginaire. Et voilà, il dit que l’homme ne peut pas seulement se soutenir de l’imaginaire, et c’est pour cela qu’il y a quelque chose qui dérange l’homme – des symptômes –, qu’il y a quelque chose qui le trouble. Alors le problème, c’est que dans l’imaginaire humain, il y a une faille, il y a un accroc.Là, nous retrouvons le thème de la non naturalité du sexe. Chez l’animal, le sexe est conduit sur la voix de l’imaginaire,  c’est  naturel,   il  y a  l’instinct  qui conduit   l’animal  à   la recherche  du partenaire, parce que l’imaginaire de l’animal n’a pas d’accroc. Il n’a pas son vêtement déchiré. Pour l’homme, du fait qu’il y ait du langage, l’imaginaire n’est pas suffisant, il y a cette faille, et donc, il faut trouver quelque chose d’autre, il faut l’invention d’une voie différente. Alors, c’est là qu’entre en jeu le thème majeur de la sexuation, c'est­à­dire que la sexualité humaine n’est pas déterminée par la biologie, qu’il y a un choix à faire par rapport à cela. Je   crois   qu’en   français   aussi   c’est   un   néologisme   « sexuation ».   En   italien,   on   traduit   par sessuazione.  Ce n’est  pas un terme courant de la langue, je crois que c’est  une idiosyncrasie lacanienne, « sexuation ». Il est intéressant de voir que d’un côté, « il n’y a pas de rapport sexuel » veut dire que la sexualité humaine n’est pas liée au déterminisme biologique et qu'on peut choisir : on peut prendre la voie de l’homosexualité, on peut prendre la voie du transsexualisme, on peut désobéir à sa constitution biologique. Quand on dit : « il n’y a pas de rapport sexuel », il semble que cela nous dérange un peu, ce serait mieux qu’il y en ait. Mais d’un autre côté non, parce que si « il n’y a pas de rapport sexuel », cela ouvre une voie de liberté, c’est par là que l’on peut désobéir à sa construction corporelle, à sa constitution naturelle, que l’on peut être quelque chose de différent de sa propre naturalité. 

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Ainsi, en raison du fait que la question de l’homme ne soit pas épuisée par la nature, ne passe plus par un désir négativé, la différence avec l'animal passe par « il n’y a pas de rapport sexuel ». C’est vrai que le choix passe toujours par certaines  conditions. Par exemple, quand Freud parle du choix de la névrose, nous n’imaginons pas que quelqu’un naisse et dise : « moi, je veux la névrose obsessionnelle ou je veux l’hystérie ou je veux la psychose ». Ce n’est pas comme cela. Il est déterminé par des conditions, et à l’intérieur de celles­ci, il y a des choix. Et c’est parce qu’il y a des choix, qu’il y a une perte. Dès qu’il y a un choix, dès qu’il y a deux voies, il y a une perte. 

Je me rappelle un patient qui venait me voir et se plaignait d'une dépression qui l'empêchait de vivre. C’était un enseignant universitaire, il était marié et avait des enfants, il avait tout ce qu’il faut pour avoir une vie agréable. Il n’avait pas de problème d’argent, il avait du succès dans son travail… Pour   lui,   la  question  était,  qu'à  un  moment  donné,  quand  il  était   au   lycée,   il  était amoureux d’une femme un peu difficile. Pas difficile,  mais une femme à qui, comme à  toute femme, il fallait faire la cour. Elle n’était pas immédiatement disponible, il fallait la convaincre. Mais il y en avait une autre qui était disponible, elle ne faisait pas tellement d’histoires. Bon, il était   jeune,  il  était  sous la pression des hormones de croissance et  il  choisit  la voie facile.  Il choisit cette seconde femme disponible qu'il épouse. Et dès qu’il l'a épousée, il part faire son service militaire, et cette femme le trompe avec un autre homme. Il n'est pas du genre à se mettre en colère.  Il revient chez lui  et fait sa vie avec cette femme, mais sa vie n’est pas heureuse, néanmoins, il poursuit ainsi. Enfin, durant tout le temps que je l’ai suivi. Mais il lui restait cette perte originelle, ce choix qui n’avait pas été le choix juste. Il avait choisi la voie facile et avait perdu la voie du désir. 

C’est  un  peu  comme Hercule  au  carrefour.  Lacan  cite  cette  histoire :  Hercule,  au  carrefour, considère la voie facile du plaisir qui descend et la voie qui monte qui est la voie de la vertu, et Hercule doit  choisir   la voie qui monte,  la voie difficile.  Donc,  c’est  un choix qui n’est  pas : « Qu’est­ce que je prends ? » et dans lequel on a tout à sa disposition, il s'agit d'un choix forcé. Lacan, dans le Séminaire XI, parle du choix forcé, il en donne la logique. Mais si nous prenons l’image d’Hercule, il est plus facile de voir que c’est un choix, dans le cas où on ne choisit pas bien,  qui ne marchera pas.  Mon patient  était  un peu l’exemple vivant,  parlant,  d’un mauvais choix. Eh bien je pense que parfois, le psychanalyste des premiers temps, le psychanalyste du cercle freudien,   croyait   peut­être   au   déterminisme,   croyait   qu’il   y   avait   à   trouver   ce   qui   était   le déterminant inconscient qui faisait la névrose. En  fait,   le   sujet  n’est  pas   tout  déterminé,   et   le  problème parfois,  c’est  plutôt  de   rouvrir   les conditions du choix. Un névrosé est quelqu’un qui a fait le mauvais choix, et avec l’analyse, on peut l’amener à la possibilité de refaire ce choix. Ce n’est pas seulement le déterminisme. Il y a un choix subjectif  qui est plus important,  plus profond. Et je peux bien accepter – cela m’est parfois arrivé – que des gens arrivent au point de dire : « je ne peux pas choisir autrement, je préfère la névrose. Je préfère la vie que j’aie. » Mais c'est quand même différent. Même si un sujet trouve que le prix du choix est trop élevé pour lui, qu’il ne peut pas le supporter, le fait d’en 

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être arrivé là le porte quand même à un niveau et à différentes possibilités pour traiter sa vie, même si ce n'est pas la vie dont il aurait rêvé. Il y en a pour qui, concernant le choix du sexe, il n'y a pas non plus une infinité de possibilités. Évidemment, on peut prendre, là aussi, la question de la sexuation de différentes façons. On peut la prendre par la voie du phallus, qui est la voie de l’avoir ou de l’être : la voie masculine du sacrifice pour l’avoir – pour avoir le droit d’exercice – ou de l’être pour la voie féminine. Prendre cela dans ce cadre, c’est un peu hiérarchisant, parce qu’il y a l’idée de l’envie du pénis, il y a quelque chose que le mâle a et que la femme n’a pas et qu’elle voudrait avoir.  C’est un peu hiérarchisant. 

Mais Lacan donne un autre cadre. Ce n’est pas la peine d’entrer dans toute la machinerie logique de la sexuation que Lacan déploie dans le Séminaire XX. Mais il est, de toutes façons, intéressant de repérer les différentes approches de la sexuation par le phallus. Thème classique qui reprend le débat fondamental qu’il y a eu dans la société britannique. La  voie  de   la   sexuation  par   la   jouissance  montre  comment   l’homme est   lié  à   la   jouissance phallique, qui est une jouissance limitée. Sans rentrer dans les formules, en fixant cette idée qu’il s’agit d’une jouissance limitée, limitée par le corps­même de l’homme, limitée par le fait qu’il y ait une jouissance phallique. La  voie  de   la   sexuation  par   la   jouissance  montre,  d'autre  part,  que   la   femme est   liée  à  une jouissance, que Lacan définit comme « au­delà du phallus », donc une jouissance qui n’a pas la même   constriction   d’une   limite.   Nous   savons   comment   Lacan   développe   cela.   Prenons   des exemples du côté des mystiques. C’est l’image que vous avez dans le  Séminaire XX  de  L'extase de Sainte Thérèse, du Bernin. C’est une merveilleuse statue qui se trouve à Rome dans la chapelle Santa Maria della Vittoria. Quand on va la contempler, c'est dans une petite église alors qu'on s’attend à une église énorme comme Saint­Pierre. Vous entrez, et au bout sur la gauche, vous êtes pris par cette image très touchante. On ne voit pas cela dans la photo du Séminaire XX, mais quand on y est, c’est quelque chose de très proche qui envahit, et qui donne un peu l'idée de l’envahissement mystique que, justement, vivait la mystique Sainte Thérèse. 

Donc, pour la jouissance féminine, Lacan prend l’exemple du mystique. Mais il donne aussi une image amusante de la jouissance parfaite qui serait la jouissance de l’huître. Il dit : la jouissance parfaite, c’est la jouissance de l’huître ! Dommage qu’elle ne puisse rien dire de cela. C’est un peu   comme   le   mystique :   le  mystique   a   une   jouissance,   dont   il   ne   peut   pas   transmettre   la substance. On peut en faire de la poésie, mais Sainte Thérèse ne peut rien dire de sa jouissance. Et là, avec l’huître, c’est la même chose. C’est une jouissance parfaite mais on ne peut rien en dire.

C’est une image qui m’était restée en tête, et un jour, j’ai eu la curiosité de m'informer… Oui, enfin,  on peut  comprendre   l’idée,   l’huître,  c’est  un peu  l’image du sexe féminin… Mais  les huîtres aussi, je crois, s'accouplent. Je me suis demandé : comment cela se passe­t­il ? On n’a pas l’idée que ce soit  facile,  si on pense la chose à  partir de notre imaginaire corporel.  Au fond, 

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l’huître a une coquille… Comment la copulation entre deux huîtres se passent­elles ? Bon, j’ai trouvé la réponse parce que les éthologues ont étudié cela. Il faut de toute façon échanger des signaux pour qu’il  y ait  un accouplement.  Ce n’est  pas facile  d’imaginer  comment,  mais  les éthologues expliquent qu’à un moment de l’année, les huîtres sécrètent une grande quantité de spermatozoïdes, ce qui fait que pour un certain temps, l’animal reste enveloppé comme dans un nuage.  C’est   une   belle   image.   Il   y   a   ce   nuage   de   spermatozoïdes  dans   lequel   l’animal   est enveloppé, les spermatozoïdes arrivent aux œufs de l’huître femelle et ils sont fécondés. C’est simple. Mais il y a une difficulté encore, c’est qu’il faut que cela se passe dans le même temps. Il faut qu’en même temps que l’huître mâle sécrète des spermatozoïdes, il faut que l’huître femelle fasse mûrir les œufs. Bon, ils n’ont pas un téléphone portable pour se contacter et se dire : « on se donne rendez­vous », mais ils ont quand même des moyens. 

Les   éthologues  ont   trouvé   qu’il   y   a  un  processus  de   synchronisation,   c'est­à­dire  qu’ils  ont observé que l’accouplement des huîtres – qui advient évidemment sans contact physique, c’est vérifié – a lieu une fois par an – ce n’est pas souvent –, en juin, un ou deux jours après la pleine lune ou la nouvelle lune. Cela signifie que la clé de la synchronisation, ce sont les marées tout simplement. Donc, les marées sont le déclencheur qui fait partir un cycle comportemental qui mène à l’accouplement. Je trouve cela fascinant. Je trouve cela fascinant de passer par l’éthologie pour développer l’idée lacanienne, « il n’y a pas de rapport sexuel ». Je crois que c’est plus facile de comprendre qu’il n’y a pas de rapport sexuel si nous passons par le contraire, parce que chez les animaux, il y a rapport sexuel. Là où il y a la naturalité du sexe, il y a rapport sexuel. C'est­à­dire qu'il y a des cycles comportementaux, il y a un savoir qui fait que l’animal peut choisir sans trop d’hésitation le partenaire. Il n’a pas tous nos problèmes – comment se rencontrer, comment faire la cour... –, les animaux ont des signaux bien codifiés qui amènent au fait qu’il y a rapport sexuel. Donc, c’est bien de dresser ce tableau de la naturalité du sexe, là ou il y a rapport sexuel, pour comprendre aussi l’opposé, qu’il n’y a pas de rapport sexuel. 

Un exemple des plus connus que Lacan cite dans ses premiers séminaires qui, à mon avis, a une grande force expressive – c’est un animal qui a été étudié par Konrad Lorenz et Niko Timbergen, deux éthologues – : le comportement de l’épinoche. Chez cet animal, c’est l’épinoche mâle qui fait le nid. Ce qui en fait un mari idéal, c’est lui qui s’occupe de tout ! Quand il commence à préparer le nid, il change de couleur, il devient rouge plus  foncé et  sa peau devient splendide. C’est un peu comme un adolescent qui se met devant le miroir pour se faire beau en vue de sortir pour draguer les filles. Chez   la   femelle,   il  y  a  quelque  chose  d’analogue,   son  ventre   se  gonfle  parce  que   les  œufs viennent à maturité. Les femelles passent en banc, donc il y a une multiplicité de femelles. Quand elles s’approchent,   l’épinoche mâle  commence à   faire une danse,  une danse en zig zag.  Une danse curieuse. La plupart des femelles s’en épouvantent et s’enfuient. Habituellement, il en reste une et elle commence son accouplement avec le mâle. Il la conduit au nid et lui fait déposer les œufs qu'il va féconder. Après, la femelle s’éloigne. 

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C’est vraiment codifié. Il y a cette danse, il y a une réponse, il y a un cycle codifié, et je veux vous montrer le diagramme qu'en font les éthologues, car c’est vraiment ce que nous pouvons prendre comme une écriture du rapport sexuel, s’il y a une façon d’écrire le rapport sexuel.

Ça, c’est pour l’épinoche : 

MÂLE  FEMELLE

Danse zig zag se présente

conduit flirte

montre le nid entre dans le nid

stimule dépose les œufs

féconde les œufs

Alors vous voyez,  c’est  vraiment  un diagramme.  C’est un diagramme très codifié  où  chaque segment, chaque élément du cycle, fait partir le comportement suivant, (avec la flèche). Chaque segment fait partir le suivant, et pour que la fécondation des œufs advienne, il faut que tout le cycle soit parcouru, chaque élément, chaque segment. Il y a donc une parfaite correspondance des signaux, et c’est par l’accomplissement de ce cycle que l’épinoche mâle reconnaît sa partenaire femelle, la féconde et réalise son rapport sexuel. Ce diagramme avec la nécessité du passage par chaque élément est intéressant, parce que ce sont des cycles très spécifiques dans chaque espèce animale. Les éthologues ont essayé de mettre à l’épreuve cette configuration spécifique. Ils ont essayé de prendre un poisson assez semblable à l’épinoche : une tanche. Ils ont pris une tanche femelle et ils l’ont mise face l’épinoche mâle. Les comportements sont presque pareils, mais presque… donc la danse en zig zag commence, il y a des passages où cela fonctionne, mais à un moment de l’enchaînement, il y a quelques petites différences qui font tout effondrer. Donc, on ne peut pas le tromper, l’épinoche mâle. Si à la place de l’épinoche femelle, il y a une tanche qui est à peu près semblable, il y a un point où il la reconnaît. Cela ne marche pas. C’est intéressant, à mon avis, parce que cela, c’est une écriture du rapport sexuel. C’est là où on peut l’écrire. On peut l’écrire pour l’animal. Il est absolument nécessaire que l’individu fasse partie de la même espèce. On a essayé, par exemple, de mettre des colombes du même sexe en captivité ensemble et, à un moment donné, le cycle commence, les signaux s’échangent et les deux colombes commencent à déposer des œufs au même moment. Donc, cela marche entre deux femelles de la même espèce, mais cela ne marche pas entre un mâle et une femelle d’espèces très proches, mais différentes. C’est une écriture univoque qui ne prête pas à la tromperie. 

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Prenons ce tableau où le savoir de l’instinct conduit à l’extrême sûreté, où il conduit l’animal à son accouplement, à son rapport sexuel, et sur ce fond, nous essayons de dessiner ce qui se passe chez l’humain. Il y a une référence de Lacan que j’aime beaucoup, c'est une référence à un conte d’un auteur du deuxième siècle de notre ère, le sophiste Longus : le conte de Daphnis et Chloé. Il est cité dans les Écrits. Daphnis et Chloé sont deux nouveaux­nés abandonnés par leurs familles et   nourris,   l’un  par   une   chèvre,   et   l’autre   par   une  brebis.  C’est   l’histoire   typique  d’enfants abandonnés, puis élevés par des pasteurs et qui deviennent pasteurs eux­mêmes. Ils se rencontrent tous les jours en conduisant les ouailles et Éros cogite un scénario pour les rendre amoureux l’un de l’autre. Alors, que se passe­t­il ? Daphnis tombe dans un piège destiné aux loups et c’est Chloé qui le sauvera. Daphnis est le mâle et Chloé la femelle. Daphnis accompagne Chloé à une source afin de se restaurer, et là il enlève sa tunique et Chloé le lave. Mais en le lavant, elle voit son corps nu. C’est un mythe grec, parce que c’est en voyant son corps nu, dans cette vision de la beauté du corps humain, qu’elle tombe amoureuse de Daphnis. C’est particulier,  parce que ce n’est pas un conte que vous pourriez trouver dans la tradition chinoise. Dans la tradition chinoise, il n’y a pas une œuvre que vous pourriez trouver qui montre, qui peint, le corps nu. Par contre, dans la Grèce antique, l’idée de la beauté est à son top, à son culmen, dans l’image du corps humain nu. Donc, c’est cela qui est le déclencheur de l’amour de Chloé pour Daphis. Et après, c’est le tour de Daphnis de tomber amoureux de Chloé. Comment ? Il y a une  compétition,  Daphnis en est le vainqueur et reçoit pour sa victoire un baiser de Chloé. Aussitôt que Daphnis reçoit son baiser, il est épris et tombe amoureux de Chloé. Ainsi, ils sont amoureux l’un de l’autre. Mais ils ne savent pas quoi faire. Ils sont consumés par leur désir et leur désir les détruit. Ils sentent la présence sans nom de  quelque  chose  qu’ils  ne connaissent  pas  et   ils  ne savent  pas  quoi   faire.  Les  choses continuent jusqu’à ce que les vendanges arrivent. Un vieil homme qui s’appelle Philétas raconte un rêve dans lequel Éros lui révèle ses dessins concernant Daphnis et Chloé. Éros lui explique qu’il n’y a aucun remède à l’amour que l’on puisse prendre en mangeant, buvant ou chantant, donc, qu’il n’y a aucune remède spécifique pour la maladie de l’amour, mais que le seul remède est de s'embrasser, de se prendre l’un l’autre dans les bras et de gésir ensemble nus. Alors  ça,   c’est  une  belle   leçon   théorique  et   les  deux protagonistes   essaient  de   la  mettre   en pratique.   Ils  commencent  à   s'embrasser,   ils  commencent  à   se  prendre   dans   les  bras   l’un de l’autre. Au début, ils sont un peu hésitants à gésir nus l’un à côté de l’autre – il y a la pudeur – mais ils le font. Et ils sont là nus, l’un à côté de l’autre et ils ne savent pas quoi faire. C’est la limite de la théorie : on leur a expliqué, mais au fond, la pratique, c’est un peu différent. Alors, Daphnis voit des moutons qui s’accouplent en montant chacun sur le dos de l’autre, et il dit à Chloé : « Peut­être devrait­on faire la même chose, devrait­on prendre exemple sur eux. Ils semblent tranquilles après avoir fait ça et guéris de la maladie qui nous touche ». Chloé répond – là, c’est une touche philosophique profonde, à mon avis –, elle répond : « Non, eux se sautent sur le dos l’un de l’autre, ils ne gisent pas l’un à côté de l’autre ». Et elle ajoute – ce qui est intéressant – : « Ils ne sont pas nus, parce que leurs manteaux sont plus lourds que nos vêtements, que notre tunique ». Donc je dis qu’il s’agit d’une idée philosophique,  parce qu’au fond, Chloé dit qu’il n’y a que l’homme qui puisse être nu. Il n’y a pas une nudité de l’animal. Il y a quelque chose à dévoiler pour qu’il puisse y avoir nudité. Et au fond, c’est le dévoilement qui fait que Chloé peut être amoureuse de Daphnis. 

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Donc, après cette leçon théorique qui n'a rien débloqué, et tout reste bloqué jusqu’à l'entrée en scène d'une certaine  Lycenion  qui est une femme de la ville – ce n’est pas une femme de la campagne.   « Femme  de   la  ville »  veut  dire  qu’elle   a   des  goûts   plus   raffinés   et  qu’elle   sait reconnaître la beauté. Donc, quand elle voit Daphnis, elle reconnaît toute de suite la beauté et elle pense faire d'une pierre deux coups, coucher avec Daphnis, et en même temps, lui donner une leçon de travaux pratiques. Ils le font. Daphnis  sort  du rapport avec  Lycenion  et veut aussitôt courir jusqu'à  Chloé  pour lui faire la chose, mais Lycenion l’arrête et lui dit :  « Non, tu dois attendre, elle va saigner. Ce n’est pas comme moi, il faut prendre ton temps ». C’est un expédient narratif pour prolonger les choses jusqu’à ce que les deux protagonistes découvrent qu’ils ne sont pas des pasteurs mais des fils de rois, et qu’ils peuvent faire un bon mariage, etc. 

Ce qui me semble intéressant, c’est qu'il y a deux plans. Il y a le plan théorique, on explique comment faire, on essaie d’approcher le sexe par le savoir et cela ne marche pas. C’est une façon différente de montrer ce que j’ai essayé de dire lors de la conférence de vendredi : il n’y a pas de rencontre  avec la sexualité  par  le savoir,  mais par  contre,  ce que l’on demande,  ce que l’on voudrait, ce que l’on rêve, c’est de savoir comment faire. 

Parfois, nous rencontrons un patient homme qui dit : « Je ne peux pas rencontrer de femmes, il n’y a pas de femmes » ; et une heure plus tard, une patiente femme arrive qui dit : « Il n’y a plus d’hommes ». Bon, il faudrait les faire se rencontrer, mais ce n’est pas une agence matrimoniale ! Le problème, c’est qu’il n’y a pas un binaire, un chemin de fer, du savoir. Il y a un chemin de fer de l’écriture, mais c’est différent. C’est sur la jouissance, ce n’est pas sur le rapport sexuel. Donc, ce que montre ce récit que Lacan met en valeur, que Lacan prend comme exemple, c’est effectivement qu’il n’y a pas de solution au problème du sexe sur le plan du signifiant. C’est pour cela qu’il n’y a pas écriture du rapport sexuel. Là où il y a d’un côté, la sécurité, l’immédiateté, le diagramme, l’écriture, pour l’animal, cela n'existe pas pour l’humain, tout simplement. 

Si  on  nous  demande :  qu’est­ce  qui   induit,   chez   l’homme,   la  non naturalité   du  sexe ?  Chez l’animal,  il y a la naturalité  du sexe ; chez l’homme, il y a la non naturalité  du sexe, bon, la réponse est simple. C’est que l’homme est un animal qui a le langage, c’est que l’homme est habité par le langage. C’est une vieille idée. Ce n’est pas Lacan qui invente ça, c’est déjà Aristote qui donne cette définition. C’est pour Aristote que l’homme est l’animal qui a le langage. C’est une explication raisonnable du fait que chez l’homme, il n’y a pas la naturalité du sexe. Mais on peut essayer de prendre une autre voie encore. Et c’est la voie d’un éthologue allemand que Lacan cite aussi, qui est Jakob von Uexküll. C’est une des références importantes de Lacan. Le terme  Umwelt  que Lacan utilise est de Uexküll.  Umwelt, c'est­à­dire le monde ambiant, le monde qui est autour de nous. Umwelt : Welt, c’est le monde et Um, c’est autour. Donc, Uexküll est à la source de ce terme Umwelt que Lacan utilise, et qui indique le milieu vital de l’animal. Dans ce milieu vital, l’animal répond avec des comportements instinctuels comme des   signaux,   comme   l’épinoche   que   nous   avons   vue.   Ces   signaux,   Uexküll   les   appelle Merkmalträger, c'est­à­dire des marques – la marée pour les huîtres, la danse pour l’épinoche –, et en le commentant, Heidegger, qui s’intéresse à ces éthologues, renomme ce  Merkmalträger, comme  das  Enthemmende,  c'est­à­dire   comme  des  désinhibiteurs.  Ainsi,   l’idée  est  que  dans 

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l’animal, il y a quelque chose qui frêne le comportement, et que quand l’animal vient en contact avec des signaux déterminés,  le comportement se déclenche,  se désinhibe. Et le fait  que cela marche tellement bien pour l’animal fait, dit Heidegger, la pauvreté de ce monde. L’animal n’a de rapports qu’avec son désinhibiteur spécifique.  Donc, l’épinoche mâle ne peut voir que les signaux de l’épinoche femelle,  et  ne voit pas, par exemple,  celui de la tanche.  Pourtant,  cela pourrait constituer une nouvelle expérience pour lui...L’animal ne peut rencontrer dans son monde, dans son Umwelt, que son désinhibiteur spécifique qui est le déclencheur de son comportement, ce qui n’est pas le cas de l’homme évidemment. Et c’est le fait que pour l’homme, il n’y ait pas ce genre de signaux qui fait la liberté de l’homme. Le fait qu’il n’y ait pas de rapport sexuel, cela veut dire aussi que l’homme n’est pas limité par les signaux qui seraient les signaux d’une écriture du rapport sexuel.  Cela nous limite par rapport à la facilité que l’animal trouve dans le rapport sexuel, mais cela nous rend libres par rapport à un monde qui, évidemment, est plus vaste que celui de l’animal. 

Donc, de ce point de vue, nous pouvons mettre en valeur un terme de Lacan, que Miller a fort souligné à partir du congrès de l'A.M.P. en 2004 à Comandatuba au Brésil : le ratage. C'est­à­dire que le sexe implique un ratage. Qu’il n’y ait pas de rapport sexuel, cela veut dire qu’au plan du rapport sexuel, pour l’homme, il y a un ratage.C’est intéressant de mettre cela en valeur, parce qu’on pourrait penser que le succès est la chose la meilleure. Quand Lacan mentionne cette idée du ratage, il la confronte au thème de la réussite qu’il y a chez William James, le psychologue américain qui est à la source de l’idée de la will­to­believe, la volonté de croire. Si vous avez la volonté de croire en quelque chose, que quelque chose va réussir, eh bien, le fait même de croire vous conduit à sa réussite. Croire que quelque chose va réussir, eh bien c’est le moyen d’atteindre cette réussite. C’est la voie du succès. Enfin, Lacan  y fait référence pour plutôt  mettre en valeur  le ratage. Il dit même qu'en l’absence du rapport sexuel, la question n’est pas la réussite, mais que l’objet c’est le ratage. « L’objet a, c’est le ratage » est une définition qu’il donne dans le Séminaire Encore. Là où, pour l’animal, il y a un programme instinctuel qui le lie à l’objet pour actualiser la réussite – car l’animal rencontre la réussite,  le succès –, la rencontre avec des partenaires, dans la perspective psychanalytique,  a pour visée le ratage. Cela nous amène à réviser, à reconsidérer, ce que peuvent être pour nous les buts de l’analyse. Il y a un séminaire où Lacan se demande quels sont les buts de l’analyse, où doit conduire une analyse. Si on prend les choses sur ce plan, pour la sexologie par exemple, celle­ci doit conduire au fait que le sexe fonctionne pour tout le monde. C’est un peu l’universalisme de la science. Pour la psychanalyse, non. Pour la psychanalyse, c’est plutôt que ça rate. Et ce qui est intéressant pour la psychanalyse, c’est de voir de quelle façon, pour chacun, cela rate ; la spécificité du ratage pour chacun. Et c’est le fait qu’il y ait du ratage qui nous permet de construire la contingence des rencontres, les surprises dans les rencontres, et qui fait qu’il y a un symptôme particulier et qu’il y a une invention de la symptomatique, et toutes les créations que cela donne. La sexologie, c’est pour tous, et la psychanalyse, c’est la singularité  et  le ratage pour chacun. Cela veut dire que chacun ne doit pas forcément rencontrer la réussite de ce qu’il demande. 

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On parlait hier, dans la discussion clinique, de la différence entre demande et désir. 

Par exemple, je vois un jeune qui n’a pas encore trente ans. Il vient me voir pour une attaque de panique. Un soir, il était au cinéma avec une fille pour laquelle il avait quelque intérêt. Il parle et essaie de gérer la soirée, et à un moment donné, il  déclenche un attaque de panique. Le jour suivant, il me téléphone et demande à me voir. Il  a  vingt­huit. Il n’a jamais eu de relation, ni de contact avec une femme. Et au fur et à mesure que l’analyse avance, sa première demande est de calmer la panique et sa deuxième demande est de rencontrer une fille. Et à un moment donné de l’analyse, il y a une fille qui l’intéresse et il commence à la fréquenter et à être son ami. Il y a un autre homme qui est là autour, mais au fond, c’est un ami. Et je vois, comment il me parle de tout cela, qu’il a une certaine naïveté dans la façon dont il gère la chose. Puis, il s’aperçoit que cet ami n’était pas seulement un ami. Quand il se déclare, la fille lui dit : « J’ai déjà un fiancé que tu connais bien ». Il est bouleversé. Il passe un mois en dépression. Chaque fois que ce jeune homme s’approche d’une fille,  ou bien il déclenche une attaque de panique, ou bien il ne prend pas la bonne perspective. Il ne sait pas bien faire la cour à une fille. Il me demande parfois, comme on demanderait des instructions, le manuel du rapport sexuel. Et, au fond, ce qui apparaît, c’est qu’il a un lien spécial à sa mère. Sa mère est une femme terrible qui l’humilie. Il joue d'un instrument et quand il fait un spectacle, elle ne voit que ses défauts. On voit qu’elle a un goût pour le rabaisser, pour l’humilier et qu’elle a un programme pour lui. Elle est enseignante et tient beaucoup à l’école. Quand il est au lycée, la seule façon qu’il trouve pour se détacher un peu de cette mère envahissante, c’est d’échouer. Cela fait scandale, la mère ne le supporte pas, etc. Donc, il y a cette mère terrible et il y a un oncle – le père n’est pas important –, le frère de la mère, qui est très important dans son histoire, que la mère admire, qui est un homme de grande culture qui fréquente des philosophes importants et bien connus en Italie et qui a une maîtresse. Et mon patient se rappelle bien des scènes terribles d'embarras et de honte quand cet oncle venait  à   la maison accompagné  par cette maîtresse.  L’oncle était  fort embarrassé,   il  ne savait pas comment se comporter, et la maîtresse était la cible des médisances des membres de la famille. Mon patient voyait cela comme quelque chose d’insupportable. Donc là, c’est un souvenir, ou plutôt une série paradigmatique : un homme qui montre son désir pour une femme, alors que dans le scénario familial, son désir est honteux. Il y a un seul épisode où ce patient a – une relation c’est trop dire – une rencontre de trois jours avec une fille. Et il y a une scène mémorable où il est en train de se promener dans un parc, et la fille le prend par le bras et s’appuie sur lui tendrement, comme le font parfois les filles. Il est dans un tel embarras qu’il ne peut pas supporter cela. Il rompt cette relation avec la fille et ne peut plus la voir. Donc, c’est la même scène que l’oncle. L’oncle était un appui identificatoire très fort pour lui et il est dans la même condition. Donc là, quand il montre son désir pour une fille, il devient honteux, comme dans le scénario familial, l’oncle était la honte de la famille aux yeux de sa mère. Donc, au fond, pour avoir accès à une fille, il doit rompre son mariage avec la mère, il doit rompre sa fascination pour la mère. Ce qu’il n’est pas encore prêt à faire, parce que d'avoir surmonté les attaques de panique et d'avoir été tellement terrorisé de ses expériences, qu’il est très prudent à l’idée d’approcher d’une fille. Et il se sent bien comme cela. Il vient, il est tranquille. Tant qu’il n’y a pas de fille à l’horizon, il est tranquille. Un jour, il  avait trouvé un travail  dans une librairie. Il y avait lui et une autre 

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vendeuse, une file de vingt ans, une fille brillante qui avait de l’esprit, qui aimait jouer et lui faisait des mots d’esprit. Elle lui disait : « On va se fiancer ? Qu’est­ce que tu fais ce soir ? » Il était terrorisé. Il ne supportait plus ce travail qu'il n’a pu continuer. Il commençait à paniquer. Pour le calmer,  j’ai dû   lui  dire : « Eh bien, vous n’êtes pas obligé.  Si une fille vous fait  des avances,  vous  pouvez  dire  oui  ou  vous  pouvez  dire  non ».  Cela   semble   simple.  C’était  une révélation. 

Femme : Pour lui, c’était une proposition que la fille lui faisait et il n’avait pas le choix ?

Marco Focchi : Oui, que je lui dise cela, pour lui, était une révélation. Cela l’a calmé, parce qu’il a compris qu’il n’était plus si directement exposé au désir d’une femme. Dans le désir d’une femme, il y avait le désir de la mère qui était quelque chose de terrorisant, d'annihilant. Et ça l’a tranquillisé. L’analyse se poursuit toujours et il n’a plus de symptôme – apparemment –, il est tranquille, il n’a pas de situation de souffrance sauf quand l’idée qu’une fille puisse être intéressante pour lui le traverse. Là, je me demande ce que je dois faire. Bien sûr, je ne peux pas le pousser vers une fille, cela n’aurait aucun sens. Il peut choisir de le faire et d’affronter la difficulté qui viendrait avec la question, mais s’il décidait de rester là, que le fait d’avoir une relation avec une femme a un prix d’angoisse et de panique trop élevé pour lui, eh bien je crois qu’il pourrait rester là. C’est  possible,  c’est  une  possibilité.   Je  ne  crois  pas  que  dans   la  psychanalyse,  nous  devons indiquer une voie obligée, le pousser à surmonter quelque chose qui lui semble insurmontable. On va continuer le travail, et peut­être que cette muraille de Chine qui lui barre l'accès de la scène se démontera. Mais je sens que ce n’est pas quelque chose où je peux le pousser. Tout ça pour dire que l’on peut reconduire un sujet  au point de choix et qu'il peut refaire le même, mais, pourrait­on dire, à un niveau de conscience différent. Et que l’on peut dire aussi – comme il n’y a pas de voie obligée – qu’il n’est pas obligé de répondre au désir d’une femme si cela le met en panique. Il peut bien s’en défendre simplement en disant non. 

Pour revenir aux termes de Lacan, je crois que la thèse essentielle, dans l’idée de l’absence du rapport sexuel, est la séparation par rapport à la jouissance. D’un côté,  il y a qu’il n’y a pas de rapport sexuel, et de l'autre, il y a  qu’il y a  la jouissance. C'est­à­dire que la jouissance ne vient pas de la relation. Elle ne vient pas de l’implication de l’Autre. C’est le désir qui implique l’Autre. C’est le fait que le désir, c’est le désir de l’Autre qui implique   évidemment   l’Autre.  Mais   quand  on   est   au   niveau   de   la   jouissance,   il   n’y   a   pas d’implication de l’Autre, et la jouissance ne vient pas de l’implication de l’Autre. Si l’on pense à l’entrelacement des corps – s’embrasser, faire l’amour –, on a le plaisir et on a la jouissance, mais il faut un passage par le fantasme. Il y a la co­présence des corps, la présence des  corps en même temps,  mais ce qui induit   la  jouissance, ce n’est pas l’immédiateté  de  la présence des corps, c’est le passage par le fantasme. Il y a un passage d'Italo Calvino55  là­dessus que j’aime bien. Il décrit le couple au lit : ils font l’amour, et après, se relaxent dans le lit, éteignent la lumière et les pensées de chacun d’eux, dit 

55 I. Calvino. 

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Calvino, commencent à prendre leurs chemins divergents. C’est une belle image. Il y a l’intimité du rapport charnel et la divergence des pensées. Et la co­présence des corps (la présence en même temps des corps) va de pair avec une distanciation des pensées, et c’est ce détour qui fait advenir la jouissance dans le corps. Ce n’est pas la présence de l’autre. Oui, c’est la présence de l’autre corps, mais il faut en plus ce passage, ce détour. 

Peut­être qu’on s’habitue aux termes de Lacan. On peut penser que l’on s’est fait à l’idée que la jouissance ne vient pas de l’Autre, mais au fond, on s’y est tellement habitué que peut­être nous échappe   que   dans   notre   culture   centrée   sur   l’Œdipe,  – évidemment   c’est   un   des   mythes fondateurs de la culture occidentale –, eh bien l’idée est justement que la jouissance vient de l’Autre. 

Si on prend, par exemple, Dante, l’écrivain, le poète. Il est clair que les portes de la jouissance s’ouvrent quand Dante rencontre Béatrice au paradis. Béatrice lui ouvre les portes du paradis et il monte d’échelle en échelle jusqu’au bout du Paradis. Et là, il y a une image formidable dans la Divine Comedie,   parce qu’il arrive devant Dieu, et Dieu est une sorte  d'alef  borgésien. Vous savez l’alef de Borges est une sorte de sphère où il y a tout. Et là, le Dieu de la Divine Comedie  ressemble à quelque chose de semblable où Dante voit tout. Tout. Il y a toutes les choses dans ce centre de l’Univers de la Divine Comedie. Il y a tout et il se voit aussi lui­même. Il y a tout et lui en plus qui est en train de se voir et de voir ce tout. Alors là, c’est un peu comme le fantasme d’autogénération dont on parlait hier. Là, c’est la jouissance qui vient d’un autre. Qui vient du père éternel. Mais le paradis, c’est le dernier des trois chapitres de la Divine comédie, avant il y a l’enfer. L’enfer est plus passionnant du point de vue de la jouissance, au moins comme nous l’imaginons  dans  nos  pensées  érotiques.  Quand on est  enfant  et  qu'on pense à   la   jouissance parfaite du paradis… je ne sais pas vous, mais moi, cela m’a paru ennuyeux. Par contre, j’avais chez moi une copie de la  Divine Comédie qui était illustrée avec les dessins de Gustave Doré. J’étais petit enfant, mais il faut dire que les dessins de la Divine Comédie de Gustave Doré, en ce qui concerne l’enfer, eh bien cela émoussait la fantaisie. Donc,   la   jouissance  de   l’enfer,   c’est   quelque   chose  que   l’on   reconnaît   plus   immédiatement comme  la   jouissance   terrestre,  qui  est   la   jouissance  que  nous  connaissons,  qui  est  celle  qui traverse nos fantasmes non confessables. 

Je crois que c’est ce que Lacan, dans cette conférence que je mentionnais, appelle la jouissance qu’il ne faut pas. Au fond, c’est la jouissance indécente, la jouissance sale. La saleté du sexe. Et au   fond,   le   rapport  à   l’Autre  purifie   la   jouissance,   la   sanctifie,   l’amende  de   la   faute.  Et   le problème est qu’en la purifiant, qu’en l’amendant, il la fait disparaître. Cela nous donne le noyau du   non   rapport   entre   homme   et   femme.   On   pourrait   penser   que   le   mariage   est   une   forme d’écriture du rapport. Oui, c’est vrai. Le mariage est un rapport, mais c’est un rapport du point de vue patrimonial, administratif, légal, qui rend présentable le couple à la société, mais il n’y a pas d’implications quant à la jouissance sexuelle. Et l’on connaît l’expérience de patients qui sont troublés, bouleversés par la découverte qu’entre les parents, il y a quelque chose qui concerne la sexualité. Et je ne parle pas d’enfants ; d’enfants, par exemple, qui se trouvent devant la scène de la copulation des parents, mais je pense à des 

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patients qui m’ont raconté qu’à l’âge de vingt ans, par exemple, ils se sont aperçus qu’entre père et mère il y avait quelque chose qui concernait le désir et l’érotisme, et cela les déconcertait. Bon, vingt ans, ce n’est pas un âge pour être traumatisé par le sexe, enfin pas sous cette forme. Mais que cela concerne les parents, ça c’est troublant. Un de mes patient me racontait qu’il a compris qu’entre père et mère il y avait quelque chose qui concernait le désir et l’érotisme quand ses parents étaient déjà âgés. Ils étaient au bord de la mer, et la mère faisait des mots d’esprits avec son mari, évoquant le fait que ces vacances lui faisaient du bien par rapport au désir. Et ce patient qui, à ce moment­là, avait plus de vingt ans, comprend – a un insight – qu’il y a du sexe entre eux. Cela le frappe. 

Tout cela pour dire qu’il n’y a pas de rapport sexuel entre le père et la mère, c’est­à­dire que le mariage ne formalise pas la sexualité. Donc, la légalisation de la jouissance la détruit plutôt. La promesse d’une jouissance normale détruit la jouissance en tant que telle. Donc l’idée que la jouissance vient de l’Autre est une promesse – par exemple Dante –, et c’est toujours   une   promesse   manquée.   Quand   on   découvre  l’écart,   quand   on   descend   de   la transcendance du paradis à la terre, eh bien on peut rester avec la bouche amère. Je crois qu'il est intéressant de voir comment, à différentes époques, on a géré cette question d’un accès à la jouissance qui viendrait de la relation à l’Autre, et comment on a présenté cette idée de la jouissance qui viendrait de la relation avec l’Autre. On l’a vu pour la Grèce. Je crois que le conte du sophiste Longus est très parlant. C’est l’idée que l’accès à la sexualité advient par la voie pédagogique sur deux plans – il faut qu’il y ait les deux­, théorique et pratique. C’est un peu la perspective de la Grèce. Sur une autre échelle, celle que l’on pratique à notre époque, je disais dans notre conférence de vendredi,   que   c’est   celle   qui   s’ouvre   avec   le   rapport   d’Alfred  Kinsey.   C’est   la   perspective scientifique. Donc, si dans la Grèce, il y a une perspective pédagogique, chez nous il y a une perspective scientifique qui consiste à faire passer la sexualité par les filières de la science. Et c’est ce qui constitue la sexologie. Les réponses du sexologue dans les journaux donne l’idée qu’il   y   a  un  expert  qui  puisse   avoir  un   savoir   sur   le   sexe,   et  que  ce   savoir   a  une  marque scientifique et donc que ça le garantit, que c’est valable, etc.

Anne Béraud : J’ai l’impression qu’il y a une autre perspective. Plusieurs patients m'en ont fait le récit, de comment apprendre à faire cela par la voie pornographique. 

Marco Focchi : Oui, sans doute.

Anne Béraud : Ce que j’ai trouvé surprenant – c’est relativement récent, c’est avec internet –, c’est que des jeunes filles m’ont raconté cela, elles avaient été voir sur des sites porno, avant leur première relation sexuelle, comment on faisait. 

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Marco Focchi : Si on prend cette voie, cela donne un tournant intéressant parce que la voie par la pornographie est une voie moderne, au moins à l’échelle où elle est déployée maintenant. Et cela montre, à mon avis, d'une façon encore plus aiguë, la différence entre la relation et la jouissance. On fait des statistiques de temps en temps : quel est le pays où il y a la moindre fréquence de rapports sexuels ? Quel est celui où il y en a le plus ? Il faut dire que la France et l’Italie sont bien cotés, ont une bonne évaluation (fréquence élevée), – je ne sais pas pour le Québec – mais le Japon est à la dernière place. Et il y a ce phénomène frappant, de plus en plus fréquent dans la vie japonaise, de mariages fraternels (c'est­à­dire un mariage où il n’y a pas de sexe). Il n’y a donc pas de sexualité.  Avec une fréquence notable,  qui devient  une donnée sociologique,  alors on pourrait  dire  que   les   japonais  ne s’intéressent  pas  au sexe.   Ils  doivent   travailler  comme des fourmis, ils vont travailler, ils reviennent à la maison, ils mangent et ils s’endorment. En réalité, il faut mettre cela à côté d’une autre donnée, celle de l’explosion de la pornographie industrielle au Japon. Il y a des lieux, par exemple, des bars où l’on va pour louer des filles : on peut louer des filles masochistes qui, pour un peu d’argent, se font tout faire, on peut louer des filles sadiques, cela ne coûte pas cher, elles vous font tout ce que vous voulez. On voit, dans la société japonaise, le résultat du détachement, d’une façon traumatique, de ce qu’étaient les traditions. Nous, nous avons eu du temps pour consumer, pour épuiser, nos traditions et entrer dans la modernité. Donc nous avons eu le temps de trouver des solutions différentes, etc... Au japon, il y a eu une coupure nette. C’était une société fort centrée sur les traditions, sur le respect de la hiérarchie. Puis il y a eu la défaite de la deuxième guerre mondiale. L’empereur était un Dieu et ce sont les Américains qui ont dit : « Si vous êtes un Dieu, on ne fait rien, si vous acceptez de ne pas être un Dieu, on commence à parler ». Et il a accepté. Il a accepté, et cela a produit un détachement traumatique des traditions, induit par l’extérieur. Cela a fort secoué la société japonaise. Et c’est pour ça que la société japonaise devient pour nous un exemple intéressant. Là, on voit avec une loupe quelque chose qui existe chez nous aussi, mais là c’est fort visible. Ce qui est fort visible, c’est une séparation nette entre une relation conjugale de type fraternel, qui ne présente aucun intérêt du point de vue de la sexualité, et la vie érotique qui explose dans les bars, dans la porno et dans les machines sexuelles. 

Il y a toute une invention sur ce que sont les machines sexuelles. Un chercheur britannique en intelligence artificielle – un certain Daniel Levy – a fait un livre en 2007 qui a pour titre  Love and sex with Robots56 : L’amour et le sexe avec les robots. Notre collègue Guy Trobas en a parlé. Alors, ce Monsieur Daniel Levy nous fait une promesse, il nous promet qu’il sera possible de créer de vrais partenaires sexuels, des robots qui sont de vrais partenaires sexuels artificiels, et qu’à un moment donné, il sera normal de faire l’amour avec des robots. Alors, ce n’est pas la machine sexuelle ; la machine sexuelle existe déjà, des aides, des choses que l’on utilise. Mais là, c’est quelques choses de différent. C’est un saut de niveau. Ce n’est pas la poupée gonflable que l’on reçoit. Là, c’est quelqu’un qui interagit. Donc, la promesse, c’est qu’il y aura des partenaires sexuels artificiels qui interagissent avec nous. Ce n’est pas impensable avec le développement de la technologie. 

56 D. Levy, Love and sex with Robots, Ed. Harper Collins.

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C’est la réalisation de Blade Runner57. Vous connaissez le film qui est formidable. C’est Harrison Ford qui tombait amoureux d’une androïde femme, très belle dans le film, et il aurait dû la tuer mais il s’enfuit avec elle. Pourquoi  est­ce  que  nous  parlons   tellement  de  ce  monsieur  Daniel  Levy ?  C’est  parce  qu’il accroche nos fantasmes. L’idée n’est pas si nouvelle, c’est Pygmalion. Pygmalion crée une statue et   la  fait  vivre,  donc il  a  créé  son partenaire  de ses propres mains.  Mais qu’y a­t­il  dans ce fantasme   de   Pygmalion ?   C’est   l’objet­partenaire,   je   le   crée   avec   mes   mains   et   il   y   a   une correspondance totale : il n’y a pas le dérangement de son désir. Si je crée le partenaire de mes propres mains, il ne me dérangera pas avec son désir.Parce que le problème, c’est que quand il y a un partenaire, on peut bien le désirer, mais son désir ne correspond pas toujours au nôtre et cela crée un tas de difficultés parfois. Daniel Levy reprend sous une forme moderne le fantasme de Pygmalion et nous promet qu’il y aura des robots, dont on ne s’apercevra pas qu'ils sont des robots et avec lesquels on pourra faire l’amour. J'ai dit « faire l’amour », cela rend la chose plus romantique. Quand on pense à Harrison Ford, ça rend cela plus romantique, il tombe amoureux de cette androïde, il s’enfuit avec elle et cela fait rêver. Levy, c’est plus pragmatique, il dit qu’il s’agit de robots prostitués et il les appelle les  sexbots.   Je   crois   que   c’est   un   mot   inventé   par   lui   pour   donner   l’idée.   Puisqu’il   est pragmatique,  il considère aussi la finalité  de ces machines. Il dit qu’elles peuvent servir pour mettre à l’épreuve notre technique, avant de se cimenter dans une relation humaine. C’est cela qui est formidable. C’est formidable parce que c’est une question de technique ! Ça réduit un peu les choses. Mais c’est encore l’idée de faire passer le rapport sexuel par le savoir. C’est vrai que s’il existe un partenaire fait de ses propres mains, comme Pygmalion, on pourrait dire : il y a rapport sexuel, il y a correspondance parfaite. Parce qu’il n’y a pas le dérangement de sa jouissance qui ne coïncide pas avec la mienne, il n’y a pas une divergence de désirs, il n’y a pas ce que Calvino image comme la divergence des pensées, parce qu’il y a une correspondance parfaite avec un sexbot, robot prostitué comme il les appelle, il y a, en quelque sorte, réalisation du rapport sexuel. Donc, ce sont des rêves qui nous hantent encore, que l’on puisse réaliser, par la technique, la réalité du rapport sexuel. 

Bon, que puis­je ajouter comme conclusion ? S’il y a des questions…

Fabienne Espaignol : Quand vous avez abordé, tout à l’heure, la jouissance dans James Joyce, vous nous l’avez présentée, si j’ai bien compris, comme une jouissance qui ne vient pas de la relation à l’Autre. Et quand vous dites que la jouissance qui vient de la relation à l’Autre… mais dans le fond, c’est quoi la différence, est­ce que c’est faussement l’Autre pour Joyce qui n’a pas d’Autre ? Moi, je n’ai pas très bien compris cela.

Marco Focchi : Non, non. Quand je parlais de la jouissance qui vient de la relation à l’Autre, je parlais d’un fantasme, je parlais d’une fausse promesse. Ce que nous dit Lacan, c’est qu’il n’y a 

57 Blade Runner, film de Ridley Scott, 1982.

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pas de jouissance qui vienne de l’autre. Ce que nous dit Lacan, c’est qu’il y a une jouissance au départ, et puis problème : comment fait­on pour l’insérer dans les relations d’amour ? Il y a une belle expression que Miller a utilisée dans une de ses dernières entrevues,  à la revue Psychologie58. C’était sur l’amour, et il disait que chez l’être humain, au sein de notre noyau, il n’y a pas forcément quelque chose d’agréable. C’est l’idée de Lacan du kakon de notre être, du noyau mauvais de notre être, de la partie de nous­même que nous haïssons. Et dans la relation d’amour,   disait   Miller,   ça   donne   l’impression,   l’illusion,   le   sentiment,   que   cela   puisse   être agréable. Donc, dans l’amour, par l’amour, j’ai l’impression que ce qu’il y a en moi­même de pire n’est pas si insupportable. C'est intéressant de ne pas rester sur la fermeture de la jouissance sur elle­même, parce qu’on pourrait bien dire : s’il y a fermeture de la jouissance sur elle­même, s’il y a des relations  sexless  comme au Japon, on peut trouver que la solution de la jouissance avec les robots, la prostitution, les filles masochistes et sadiques, cela marche. Eh bien non, parce que la jouissance, ce n’est pas seulement le plaisir, parce que la jouissance s’entrelace avec la  pulsion de mort.  En fonçant  dans ce  type de pratiques,  on se donne à   la jouissance et l’on se donne également au pire de soi­même. Donc, cela nous montre que même si l’on prend la jouissance comme point de départ, que la jouissance existe, il n’y a pas plus rapport sexuel. 

De toute façon, il faut inventer quelque voie pour s’adresser à l’autre, parce que c’est à travers cette adresse que la vie devient supportable, que le pire de soi­même devient supportable. Au fond,   la  psychanalyse  c’est  cela.  Bien  qu'avec   le  scientisme banalisant  d’aujourd’hui,  on considère   la   psychanalyse   simplement   comme  une   thérapie,   comme   quelque   chose   qui   doit donner lieu à des effets, comme quelque chose considérée dans la perspective de la  production : « Quels sont tes résultats ? Tu as travaillé trois mois avec ce patient, qu’as­tu produit ? Quelle est la quantité de santé que tu as produite chez ce patient ? »Bien que cette perspective soit mise de l'avant, nous savons que la vérité de la psychanalyse est autre. Ce n’est pas d'obtenir des résultats, c’est d’ouvrir une voie possible pour l’amour. C’est une expérience qui, sur le fond, concerne l’amour. Cela Lacan le dit, il le dit clairement. C’est une   façon  d'améliorer   l’amour.  Là   où   les   relations  d’amour   sont  difficiles,   là   où   les   autres peuvent rendre la vie infernale...  Sartre  disait :  « L’enfer,  c’est les autres ».  C’est vrai,  on est dérangé par les autres. L’individualisme des sociétés modernes, c’est ça, on s’aperçoit que l’autre dérange. Les communautés anciennes étaient holistiques,  elles n’étaient pas individualistes, la communauté venait avant l’individu, il y avait une très grande solidarité, c’était la nécessité de la vie. Maintenant, avec les facilitations de la technologie et avec les facilitations de la vie moderne, on peut s’isoler plus. Eh oui, cela permet de se retirer et de s’éloigner, on a moins besoin de l’autre,   et   en   même   temps,   cela   nous   manque,   on   se   sent   seul.   On   choisit   la   voie   de l’individualisme, c’est une protection par rapport à   l’autre, mais en même temps, les sociétés individualistes voient croître le sentiment de solitude. 

58 J.­A. Miller, « Entretien « On aime celui qui répond à notre question : "Qui suis­je ?" » », In Psychologie, No 278, Octobre 2008. P. 116 à 120.

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Je faisais une supervision, un contrôle, dans une communauté pour des toxico­dépendants à la cocaïne. Les éducateurs avaient emmené les gens de cette communauté, les toxico­dépendants, en promenade et ils leur avaient fait faire des dessins. Ils leur avaient dit : « Dessinez votre ville idéale ».  Et  puis,   ils  m’ont  montré   les  dessins.  C’était   frappant :   il  y  avait   la  maison où   ils vivaient et il n’y avait aucune rue de la ville autour qui conduisait à cette maison. Parfois, il y avait cette maison avec des barrages, des barrages, des barrages. Parfois, il y avait la maison avec tout  ce qu’il   faut,   la   télévision,   le  DVD,  le  système de son  pour   la  musique,   il  y  avait   tout l’appareillage technologique, il y avait tous les objets, il y avait une partenaire aussi, et il n'y avait rien d’autre. Donc, tous ces dessins montraient la fermeture sur soi­même avec des objets. C’est la tendance moderne, de s’isoler avec des objets, de s’éloigner  du côté dangereux qu’est le désir de l’autre en s'isolant davantage (un peu comme la musique du patient d’hier qui doit être une berceuse. Ce patient­là avait trouver la solution de la berceuse) (cf. séminaire clinique).

Anne Béraud : Et dans l’autre cas, le cinéma maison.

Marco Focchi : Voilà, le cinéma maison. Ce sont des cas très parlants dans ce sens­là. On voit que ce n’est pas la solution. Le problème, c’est que la difficulté que nous apporte le désir de l’autre, on le supprime, mais cela ne résout rien, ça ne marche pas non plus. Cela me rappelle une histoire que j’aime beaucoup, c’est l’histoire apocryphe de la création de la femme. L’histoire orthodoxe, c’est celle d’Adam et Ève, l’histoire dans laquelle Adam s’endort et Dieu lui prend sa côte avec laquelle il crée la femme. C’est un peu Pygmalion, c’est fait avec une partie de lui­même. Et puis, ils sont chassés ensemble du paradis. Mais il y a un autre récit de la création de la femme. Dieu fait l’homme avec tout le matériel qu’il a à sa disposition et l'expose devant lui. Il le regarde et croit qu’il est un peu seul et pense à lui donner un partenaire. Il cherche avec quoi le faire, mais il a déjà tout utilisé, il n’y a plus rien pour faire la femme. Alors, il bricole : il prend la douceur du miel et il prend aussi le dard de l’abeille. Il prend le doux et l’amer, la soie et le déchirant. Que des choses qui contrastent entre elles – ce qui, évidemment, dans le mythe, exprime le pas­tout de la femme, la contradiction qu’il y a dans la femme –, puis Dieu la donne à l’homme. L’homme dit : « Très bien, merci », et il commence à vivre avec la femme. Passe une semaine et il revient voir Dieu et dit : « Écoute Dieu, c’est bien ton cadeau, mais elle bavarde toujours, elle est toujours à côté de moi, elle m’ennuie, elle m’étouffe, je n’en peux plus, merci, mais je te la redonne ». Passe une autre semaine et l’homme revient :« Bon, écoute Dieu, elle me manque. Oui, elle bavardait toujours, mais elle me tenait compagnie. Est­ce que tu me la redonnerais ? » « Oui, bien volontiers, voilà, prends­là. » Passe une autre semaine, il revient voir Dieu et lui dit : « Je n’en peux plus, c’est impossible, on se dispute toujours, je n’en veux plus. » À ce moment là, Dieu, qui est moins patient que le Dieu de la bible, dit :« Eh bien, tu la gardes et tu essaies de vivre comme tu peux ». C'est­à­dire « trouve toi­même la solution ». 

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Ce mythe est  charmant  et  même lacanien ! Je n’ai  pas de solution à   te donner,   trouve­toi  la solution. C’est impossible ! Nec tecum nec sine te vivere possum, ni avec toi, ni sans toi. Et avec cette contradiction, qui est le destin de chaque humain, il faut trouver une façon de vivre. C’est la voie que nous essayons d’ouvrir pour nos patients !

Applaudissements.

Merci beaucoup ! Merci à vous !

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