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Association CENA, les amis de René Bansard.
Société savante fondée en 1973.
GENTES DAMES ET MECHANTES FEES.
Sous la direction scientifique de Gilles Susong.
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2éme de couverture.
Ont bien voulu contribuer à l’ouvrage « Gentes dames et
méchantes fées » :
Françoise Clier-Colombani, docteur en Histoire de l’Ecole des Hautes
Etudes en sciences sociales, secrétaire de la Société de Mythologie
Française,
Catalina Girbea, professeur de littérature médiévale à l’Université de
Bucarest, chercheur et chargée d’enseignements au Centre d‘Etudes et de
Civilisation Médiévale de l’Université de Poitiers, secrétaire de la section
roumaine de la Société Internationale arthurienne,
Catherine Guillou, chargée d’enseignements à l’IUFM de Caen; professeur
d'économie, finances, gestion à l’Université de Rouen,
Fatima Guttierez, professeur à l’Université Autonome de Barcelone,
directrice du laboratoire d’écritures figuratives, membre du Centre de
Recherches sur l’Imaginaire,
Sylvain Ferrieu, docteur en histoire du droit, Enseignant en sociologie de la
communication scientifique à l’Université Denis Diderot (Paris VII),
Georges Bertin, docteur HDR en sciences sociales, directeur de recherches
au CNAM des Pays de la Loire, membre du Centre de Recherches sur
l’Imaginaire et de la Société Internationale Arthurienne, président de
CENA,
Gilles Susong, professeur agrégé de philosophie, vice président de CENA,
directeur scientifique de l’ouvrage et du colloque qui en est à l’origine.
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A Jean Charles Payen, in memoriam…
SOMMAIRE
Georges Bertin, (CENA) : Au pays des fées.
Introduction :
Sylvain Ferrieu : La fée, évolution d’un mythe : de l’imaginaire médiéval à la vision moderne.
Communications :
Françoise Clier-Colombani : Reflexions sur quelques fées marraines, nourrices, mère adoptives et mères légitimes dans la littérature arthurienne.
Catalina Girbea : La fée, la sainte et l’adoubement dans quelques romans du Moyen-Age.
Georges Bertin : Des trois Yseut aux figures de la femme et visages du temps dans la légende arthurienne.
Catherine Guillou : Le personnage de Marie-Madeleine dans les écrits du Moyen-Age.
Fatima Guttierez : Les miroirs de Kundry dans les textes fondateurs du mythe du Graal.
Gilles Susong : Marie de France et ses détracteurs.
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Au Pays des fées.
Georges Bertin (CENA)
« La chasse aux traditions orales procédait chez Chrétien de
Troyes d’un autre contexte… Les traditions qu’il avait
recueillies s’inscrivaient dans un imaginaire composite…Il
s’opérait dans la construction de notre auteur tout un
syncrétisme entre le folklore et la tradition des textes
arthuriens antérieur… La littérature romane est alors en
quête d’un statut culturel. En face d’une littérature cléricale
qui s’obstine à cultiver l’héritage antique, les poètes
vernaculaires cherchent à s’enraciner dans le terroir…Les
romans du 13ème siècle livrent de manière plus brute encore
certains contes…Tout se passe comme si les épigones de
Chrétien se montraient encore de plus en plus attachés à
transcrire des traditions orales qui leur paraissent à la fois
fascinantes et riches de significations diverses ».
Professeur Jean Charles Payen, 1983.
Le Pays des fées et les marches de l’Ouest.
Des collines du Perche aux Landes de Lanvaux, à toucher
Vannes, du Mont Saint Michel à la Cathédrale du Mans, de
Varenguebec à Angers, les « Marches de l’Ouest » nous
renvoient à la réalité d'un pays de transition matérialisée sur
le plan géographique par ce que l'activité humaine nous a
légué de l'antique forêt de Brocéliande s'étirant sur prés de
300 kilomètres d'Est en Ouest et de 120 kilomètres du Nord
au Sud. La Basse Normandie, l’ancien Maine, l’Avranchin, le
Cotentin, ont inspiré de leurs paysages, des folklores et
hagiographies locales, comme de l’histoire mouvementée de
ces pays de frontières, les rédacteurs de la Légende
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arthurienne aux 12ème et 13ème siècles. Ceux-ci, et ce
particulièrement « en marche », venaient y puiser une partie
de leur inspiration en fréquentant les cours des souverains
anglo-normands-angevins.
Pays de marches, aux confins de Bretagne, de Normandie et
du Maine, le Passais a formé, de tous temps, une contrée
intermédiaire entre ces provinces que reliaient de très
anciennes voies antiques dont l'une d'elles, le "chemin
potier", joignait entre eux les bassins des rivières de la
Mayenne, de la Sonce de la Varenne et de la Vire.
Mais ces lieux magiques, ces « pays de grandes merveilles »
ne sauraient être regardés seulement avec les yeux objectifs
du géographe, du botaniste ou du topographe, ils sont
habités par d’invisibles présences, les mêmes que les
romanciers créateurs de la Légende Arthurienne ont su
magnifier les faisant passer du statut d’invisibles présences à
celui d’immortelles. Car nous sommes bien, ici, au Pays des
Fées (Broleanez).
Ce sont ces figures que les éminents spécialistes, participant
à cette rencontre de Lassay les Châteaux, se sont attachés à
mettre en évidence. Ils ont en interrogé les imaginaires à
l’œuvre dans leur relation avec ce qui nous préoccupe dans
notre Cercle d’Etudes, depuis plus de quarante ans, à savoir
les mystérieux liens qui se sont tissés depuis ce que le
professeur Martin Aurell a nommé La Renaissance du 12ème
siècle entre les souverains anglo-normands commanditaires
de ces œuvres, les poètes de leur cour, les Abbayes
normandes et leur scriptoria, les traditions orales et
hagiographies locales, aux marches de Gaule et de Pette
Bretagne.
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Au-delà, le présent ouvrage permettra au visiteur de nos
régions comme aux amateurs et passionnés de légendes
particulièrement arthuriennes de revisiter dans leur
imaginaire, en l’ancrant sur les terroirs des Marches de
l’Ouest, ces situations féeriques, merveilleuses qui ont
contaminé la rédaction de ce qui reste la source même de
tous nos romans1.
1 Voir le Nouveau Guide arthurien Normandie Maine, éd. Corlet, 2011, et le dépliant Au pays de Lancelot du Lac édité par l’association CENA.
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Introduction : LA FEE AU MOYEN AGE.
La fée, évolution d’un mythe: de l’imaginaire médiéval à la vision moderne.
Sylvain Ferrieu.
De manière générale, l'image, l'apparence et les attributs de la fée semblent mettre tout le monde d'accord. L'idée d'une fée dotée de pouvoirs magiques, menue et fluette, souvent malicieuse, le plus souvent capable de voler et inextricablement liée à l'élément naturel, est acceptée comme si elle n'avait jamais fait l'objet d'aucune remise en question. La fée est ainsi rattachée au Petit Peuple, comme le pendant féminin du Lutin, avec quelques nuances selon les traditions régionales. Les différentes fées sont très bien présentées par Pierre Dubois dans sa Grande Encyclopédie des Fées et, dans leur généralité, partagent des caractères communs: l'essence magique, l'habitat naturel (parfois surnaturel: l'Autre Monde), le sexe féminin et la taille microscopique, à l'exclusion des Elfes de Tolkien qui se distinguent du lot malgré une origine commune.
Peut-on pour autant considérer qu'il existe une vision univoque de la nature féerique qui se soit imposée de toute éternité à l'imaginaire européen? Sans doute pas. Si on peut trouver quelques traits communs entre les différentes visions de la fée, il faut savoir que l'être féerique, tel que nous le connaissons, trouve son origine dans un amalgame des différents paganismes européens: tout d'abord la tradition celtique, avec l'image laissée par les druidesses et les reines celtes, comme la reine Medb, et qui ont transmis à la fée cette image féminine et sensuelle. La tradition germanique et scandinave a popularisé l'idée des Elfes -Alf- (et dans une certaine mesure, des Géants et des Nains, d'ailleurs), des êtres magiques plus que des
humains, souvent invisibles, parfois malfaisants et tourmentant les hommes pendant leur sommeil, à l'instar des éphialtes gréco-romains.
Enfin, les traditions païennes, auxquelles il convient d'ajouter la mythologie gréco-romaine, se rejoignent sur l'idée d'êtres liés à un élément naturel: des divinités locales, esprits du lieu (genius loci), existant déjà dans l' Antiquité sous la forme des Faunes, Nymphes, Ondines, Oreades, Dryades, Sylphes, et assimilées par nombre d'auteurs versés en occultisme, comme Paracelse, a des esprits élémentaires (Liber de nymphis, Sylphis, paygmaeis et salamandris et de caeteris spiritibus,
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Paracelsus' Werke III, Ed. W.-E. Peuckert, p. 462-498). Enfin le paganisme laisse le concept de l' Autre Monde, que Claude Lecouteux ramène à une tradition chamanique plus ancienne encore (Fées, Sorcières et loups-garous au Moyen-Age). Ces traits communs n'effacent pas la diversité des conceptions et les questions concernant la nature des
fées: femmes magiciennes, êtres magiques, esprits élémentaires? Le Moyen Age va se faire l'écho d'une telle diversité.
1- L'héritage médiéval.Ainsi que l'affirme Claude Lecouteux, la survivance des fées s'explique clairement: « Elles quittèrent le domaine du réel pour entrer dans celui des fictions, mais par-delà toute transformation, toute affabulation et toute littérarisation, elles attestent l'existence d'une culture pré- ou extra-chretienne qui s'est longtemps maintenue en milieu rural et dont les traces affleurent un peu partout» (Les Nains et les Elfes au Moyen Age, p. 179). Les origines de l'imaginaire féerique convergent au sein du folklore populaire. En ce début de Moyen Age, malgré la christianisation, les couches populaires, qui vivent toujours au rythme de la nature, conservent donc leur vénération des éléments et des esprits qui leur sont associés. Ainsi, les paysans se recueillent toujours autour d'arbres, de fontaines, ou laissent des victuailles sur la table pour que, la nuit, les esprits, comme la cohorte de Dame Abonde, viennent s'y restaurer. Ces traditions sont durement combattues par l'Eglise, qui connaît une première phase d'expansion plus conquérante que conciliante. Certains lieux de culte païen sont épargnés pour être transformes en églises. Mais les superstitions et la féerie, qui ne servent en rien la dogmatique ecclésiastique, sont condamnées sans appel.
Vers 563, Grégoire de Tours dénonce le laxisme des prêtres qui tolèrent la persistance d'un culte des pierres, des arbres et des sources, qui restent des lieux dévolus aux païens. Césaire d'Arles (470-543) interdit a ses fidèles de poursuivre un culte considéré comme sacrilège (Sermons au Peuple, sermon 53, Le Cerf, Sources chrétiennes, p. 444). Vers 658, le synode de Nantes aborde la question des arbres sacres dont nul n'ose couper une branche. L'Homélie sur les sacrilèges du VIIIe siècle, indique que les chrétiens observent les Neptunalia, le 23 juillet, près des rivières ou de la mer. On détruit ainsi bon nombre d'arbres qui attirent encore un culte, comme Sulpice Sévère, évêque de Bourges, ou saint Barbat, mort en 682, abattant l'arbre sacré où les Lombards suspendaient la peau des animaux tués; saint Boniface, en 725, abattant le chêne adoré des Hessois à Geismar; et Charlemagne, en 772, pendant ses conquêtes saxonnes, détruisant leur arbre sacrée Irminsul.
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Après l'an 1000, les critiques se maintiennent ou laissent place aux sarcasmes, comme ceux de l'Allemand Burchard de Worms, adressés à ceux qui maintiennent des superstitions païennes en espérant que les esprits leur apporteront la bonne fortune (Decretum, XIX,5, 103,
<<De arte magica>>, Patrologiae Latinae nol40, édition de Jacques-Paul Migne, Brépols, p.960), ou, plus tard, les critiques d'Hélinand de Froidmont sur les erreurs commises par les auteurs antiques au sujet des enfers et de l'après-vie (De Cognitione sui, chapitre X, Patrologiae Latinae no212, édition de Jacques-Paul Migne, Brépols, p. 731 et 733).
À la fin du XIe siècle, pourtant, intervient un immense changement au sein de la société médiévale, une évolution des mœurs qui transforme la culture du temps, produisant la littérature courtoise, le modèle chevaleresque et la redécouverte des philosophes antiques. On christianise les fontaines, on entend saint Bernard, Guillaume d'Auvergne, puis saint Thomas d'Aquin louer la nature, cet instrument dont Dieu se sert pour donner à l'homme l'intuition de l'ordre du monde (Somme Théologique, Question 1, article 2, F, d. de Léon XIII, p.9); et la fée, toute païenne qu'elle soit, trouve enfin une petite place dans cet ordre naturel, car l'Église a décidé de généraliser, à la place de la condamnation systématique, l'adaptation au dogme chrétien, l'interpretatio christiana. Même si le sens en est souvent détourné, le substrat folklorique subsiste ainsi dans le monde chrétien. Cette étrange tolérance est pourtant favorisée par l'Église car elle rentre dans le cadre de son nouveau projet politique, dans lequel la chevalerie jouera un rôle essentiel, devenant le modèle moral d'une Europe chrétienne et le défenseur que l'Église n'a plus. Pour promouvoir ce modèle chevaleresque, la littérature de divertissement, dont les auteurs sont tous tributaires de l'éducation ecclésiastique, fait une apparition remarquée avec les premiers romans - ainsi appelés car composés en français, appelé roman à l'époque. D'abord situés dans des contextes historiques, même amplement embellis, les romans courtois se déportent davantage dans le domaine légendaire avec la légende arthurienne, pendant anglo-normand de la Geste de Charlemagne. Les légendes celtiques récupérées par les auteurs romanesques sont pleines de fées ou assimilées. Leur emploi ouvre une porte qui ne va jamais se refermer et fait entrer la féerie dans la culture romanesque. Les premières apparitions des fées dans les récits marquent l'apparition d'une
imagerie féerique de plus en plus cohérente, sur laquelle va se constituer notre vision des fées, et ce jusqu'à nos jours.
2. Une fée chez les chrétiens
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Les fées, pour autant, ne sont pas acceptées facilement par l'esprit chrétien, qui leur trouve une sensualité païenne trop exacerbée. Dans l'interpretatio christiana, les anciens lieux de culte et les anciennes fêtes (Noë1 ou la Saint-Jean, par exemple) sont reprises mais à condition de satisfaire au canon ; les fontaines, ainsi, dont le culte rejaillit au XIIIe siècle, ne sont plus habitées par les fées mais dédiées aux saints, qui remplissent le rôle intermédiaire entre le mortel et la divinité, proposent un soutien adapté à tous les types de problèmes, et sont investis du fatum car ils peuvent eux-mêmes appeler des maladies sur les hommes qui ont une mauvaise vie. Les fées bénéficient de l'élan littéraire arthurien, mais ne jouissent pas d'une reconnaissance en tant que telles.
Souvent, les personnages directement inspirés des fées païennes ne sont pas qualifiés d'êtres féeriques. Au contraire, ce sont souvent des humains, des magiciens versés dans la magie noire et la nigromancie qui sont appelés fées, pour souligner leur noirceur d'âme et l'influence qu'exerce une superstition condamnable. La mise en prose des récits arthuriens, au XIIIe siècle, fait la part belle au diable, surtout à partir de la Queste del saint Graal, et va parfois jusqu'à remplacer les motifs féeriques par des éléments liturgiques sans équivoque.
C'est ainsi que dans le Perlesvaus, récit christianisé à l'extrême, 1'épisode de la mort du roi Arthur, emmené dans 1'île d'Avalon par sa sœur, Morgane, et d'autres fées, est transposé à un autre niveau. Les demoiselles sont remplacées par un navire, chrétien, des gardiens du Graal, doté de la croix vermeille en hommage aux Templiers, qui emporte Perlesvaus mourant (lignes 10147-48). Cependant, les romans de la Table Ronde dans leur majorité, évoquent une
morale teintée de courtoisie et préfèrent à la sublimité des anges la sensualité des fées. « Aux austérités du Surnaturel il a substitué le clinquant du Merveilleux », dira Léon Gautier (La chevalerie,p.32). Toutefois, la légende arthurienne fournit un support inespéré à la féerie, lui conférant un rôle qu'on ne trouve nulle part ailleurs à la même époque. C'est la première étape d'une ascension bien difficile.
Il convient de détailler cette évolution pour bien en comprendre toute la subtilité. En notant, tout d'abord, que les références aux fées, bien souvent, doivent être lues entre les lignes. Les personnages qui apparaissent, au travers d'un faisceau d'indices, comme des fées, ne sont jamais nommées ainsi. Les auteurs, chrétiens et bons croyants, n'ont pas voulu sacrifier à la superstition. Plusieurs personnages féeriques, ainsi, possèdent tous les attributs des fées mais n'en ont pas le nom. L'ambiguïté se retrouve dans les premiers lais médiévaux, à commencer par ceux de Marie de France. Le Lai de Lanval, décrit l'amante du héros
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comme une femme d'une beauté extraordinaire, surpassant même celle de la reine, dont l'existence doit rester secrète. Lanval ayant accidentellement trahi le secret, en refusant les avances de la reine, l'amante vient à la fin du récit le sauver d'une condamnation à mort et prouver aux yeux de la cour arthurienne qu'il n'avait pas menti en disant être l'ami de la plus belle femme au monde. Le Lai anonyme, de Guingamor décrit l'amour d'un chevalier et d'une demoiselle vivant dans un château isolé au milieu d'une forêt, fermé par une rivière. Ce lieu est hors du temps, comme le découvre le chevalier, qui, ayant passé deux jours au château, s'aperçoit que 300 ans se sont écoulés dans le monde réel. Ces indices féeriques restent évasifs, comme,
encore, dans le Lai de Désiré, qui rencontre une demoiselle vivant dans une foliée,une « loge de feuillage » en traduisant mot à mot... Où est-ce une dryade vivant dans son-arbre ? Cas intéressant, le Lai de Tydorel retourne la situation et met en scène un jeune chevalier qui séduit une reine, alors que celle-ci, s'étant endormie avec ses demoiselles de compagnie, vient de se réveiller, bizarrement seule, au cœur d'un verger (autre endroit clos, sujet aux phénomènes étranges).
Dans le même ordre d'idées, plusieurs interprétations du récit d'Yvain laissent entrevoir une relation entre les lieux qu'il visite et les personnages qu'il rencontre, avec l'Autre Monde. Les rapports, bien argumentés, établis par Claude Lecouteux ou Marcel Brasseur, tendent à indiquer la symbolique originelle des aventures d'Yvain, et à faire entrer certains personnages dans la catégorie des fées. « Le passage du pont-levis destructeur signale l'entrée dans un « Autre Monde » dominé par une dame-fée, Laudine, qui représente à coup
sûr la Souveraineté à laquelle aspire Yvain. Le géant hirsute gardien des taureaux sauvages, une scène épisodique du roman, est sans doute la figure altérée du « Roi des animaux ». Cet héritage celtique ancien est parfois difficile à déceler dans les textes médiévaux. » (Marcel BRASSEUR, Le roi Arthur, héros d'utopie, p.120)
Les auteurs chrétiens n'osent pas faire une part trop belle à des superstitions parfois assimilées aux œuvres du Malin. L'idée de féerie même reste un tabou. Certains auteurs se penchent sur les anciennes traditions, mais affirment leur circonspection. Guillaume d'Auvergne évoque la fée Abundia (ou Dame Abonde) vénérée depuis l'Antiquité, mais il s'intéresse surtout à la croyance superstitieuse. Quand Gautier Map, vers 1180, narre plusieurs histoires étranges, il intitule son livre De nugis curialum (à savoir: les sornettes - nugae- de la cour, des histoires à dormir debout). C'est pourtant l'apport de tels auteurs qui ramène la féerie au premier plan culturel. Gautier Map raconte ainsi plusieurs histoires dont
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les intervenants ont des traits féeriques : notamment celle du chevalier veuf qui retrouve sa femme dans une lande désolée. Il l'enlève, la ramène chez lui, et pourra ainsi recommencer une seconde vie avec elle. L'auteur dit même que les enfants qu'ils ont eus ensemble témoignent de la réalité de l'histoire (éd. M. R. James, Clarendon Press, chapitre IV, 8, p.
321). La morale de celle-ci rappelle que souvent, les phénomènes surnaturels se combinent, et que les fées sont parfois assimilées aux âmes des morts. Même chose dans le Lai du Trot avec l'apparition inopinée d'une suite équestre de dames et de damoiseaux merveilleux (avatar de la chasse infernale). La morale du Lai est courtoise, mais au siècle suivant, c'est-à-dire au XIIIe siècle, on en fera une morale chrétienne. C'est pourtant toujours sur des indices
féeriques que les récits merveilleux reposent. Ainsi, par des moyens détournés, le concept de fée va parvenir à s'imposer, car il n'est pas question dans les premiers temps, d'aborder directement le sujet.
Quand les auteurs accordent certes le nom de fées à Viviane ou à Morgane, ils refusent d'en faire les êtres surnaturels de la tradition. Ils préfèrent lier leurs capacités à la transmission d'un savoir diabolique ou à défaut interdit. Morgane, (ou Morgue) demi-sœur d'Arthur, est la fille d'Ygraine et de son mari légitime, Gorlois, le duc de Cornouailles. Elle a toujours montré un penchant exacerbé pour les arts occultes. De là son surnom de « fée ». Le personnage reste enveloppé d'une aura sulfureuse, elle joue un peu le rôle du trickster dans la littérature épique, soignant les chevaliers ou leur tendant des pièges selon son humeur.
Viviane, qui élève Lancelot, a pris les pouvoirs de Merlin après 1'avoir enfermé à tout jamais dans une tour magique. Quand ce dernier la découvre, elle n'est que la fille d'un vavasseur, pucelle ordinaire. Le Lancelot en prose ne fait aucun doute quant à la nature de la Dame du Lac : « Le conte dit que la demoiselle qui emporta Lancelot dans le lac était une fée. En ce temps-là, on appelait fées toutes celles qui se connaissaient en enchantements et en sorts ; et il y en avait beaucoup à cette époque, en Grande-Bretagne plus qu'en tout autre pays » (Lancelot du Lac, tome 1, p. 90-91). Et l'auteur prend soin de rajouter que l'initiative de ce développement des arts magiques devait en être rapporté à Merlin en raison de ses pouvoirs diaboliques, qui, semblerait-il, avaient fait des émules. Mais .jamais un récit ne présente une de ces fées comme autre chose qu'une magicienne douée.
Même la fée Mélusine, présentée comme l'archétype de la créature féerique, doit être considérée avec prudence. L'histoire semble pourtant bien connue. La fée ayant séduit Raymondin de Poitiers, et ayant initié la
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construction du château de Lusignan, lui enjoint l'obligation de ne pas venir la troubler pendant son bain, moment durant lequel elle retrouve son aspect véritable, celui d'une femme dont la partie inférieure a été remplacée par une queue de serpent. Raymondin, qui la soupçonne d'adultère, passe outre et la trouve « au naturel », la perdant ainsi à jamais. I1 faut savoir toutefois que Mélusine n'est pas à 1'origine une fée, mais la fille de la fée Pressine qui a épousé le roi d'Albanie (en Écosse). Elle ne doit pas son aspect à sa nature mais à une malédiction lancée contre elle par sa mère, à la suite d'une vengeance qu'elle avait initiée contre son père. Là encore, le nom de fée lui est conféré en raison de ses aptitudes magiques, sans faire d'elle pour autant un être d'essence surnaturelle. Pourtant, le succès de cette légende va durablement impressionner les esprits et inspirer une nouvelle image de la fée : celle d'un être merveilleux, féminin, séduisant mais doté d'un côté obscur. L'amalgame avec la tradition des esprits naturels, elfes, korrigans et autres, complètera le modèle.
Au Moyen Âge, le terme faé signifie, de manière très générale, merveille. La référence à la fée demeure ostensible quand les héros se trouvent confrontés à la merveille ou du moins le croient : car les convictions médiévales sont souvent explicitées par le texte qui demeure très marqué par l'omniprésence de la merveille, qui sert de justification légitime ou non à beaucoup de situations romanesques. « Sachez que ces deux-là sont fées », dit Gauvain à ses compagnons quant ils essaient sans succès de capturer Tristan et son compagnon Gouvernal (Beroul, Roman de Tristan, v.2165-2194) Ne pouvant les rattraper, ils croient se trouver en face d'êtres surnaturels. La féerie sert de prétexte à l'extraordinaire, pour renforcer l'aspect épique de 1'aventure et captiver davantage l'audience. Mais la fée n'est pratiquement jamais un être agissant. Même Morgane et Viviane, hormis dans le LanceloT en prose, sont juste citées de manière référentielle. Chrétien de Troyes dit le premier qu'une fée a élevé Lancelot (Le Chevalier de la charrette,v.2345-50). Et Morgane est parfois citée dans les récits, tantôt parce qu'on dit qu'elle est la mère d'Yvain (Lai de Tyolet, v. 631), tantôt parce qu'on la cite dans la parenté d'Ar1hur. Dans Yvain ou le Chevalier au lion, elle est « Morgue la sage », qui confectionne l'onguent permettant de lever la folie d'Yvain (v.2952-55). Enfin, elle sera l'accompagnatrice du roi mourant sur l'île d'Avalon : « I1 vit venir au milieu de la mer une barque toute emplie de dames; quand elle accosta à l'endroit même où se tenait le roi, les dames s'approchèrent de son bord. Celle qui les commandait tenait par la main Morgue, la sœur du roi Arthur, et elle se mit à l'inviter à entrer dans la barque. Le roi, dès qu'il aperçut sa sœur Morgue? se leva précipitamment du sol où il était assis ; il pénétra dans la barque, tirant son cheval derrière lui et emportant ses armes. >> (La Mort le Roi Artu, chapitre 193, lignes 38- 47 , p.250).
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D'autres récits parlent ainsi de ces fées : la Première Continuation de Perceval parle de Branguemuer, le fils de la fée Brangepart (Livre de Poche, Lettres Gothiques, p. 610). Dans le Lai de Tyolet, on apprend que c'est une fée qui a appris au héros à siffler (vers 46).
Mais de tels référentiels ne permettent pas encore de saisir l'image de la fée. Le Lancelot en prose, qui accorde une importance plus grande à Viviane et à Morgane (notamment en détaillant les pièges que celle-ci tend aux chevaliers, comme le Val sans Retour), apporte en cela un peu de nouveauté. Le récit, contemporain, d'Huon de Bordeaux va plus loin. Le héros de l'histoire rencontre dans une forêt un être féerique, un nain nommé Aubéron, qui se dit le fils de Jules César et de la fée Morgue (Morgane - Roman d'Aubéron, chapitres 27-31). Autre référence quand le nain parle de son trône fantastique fabriqué dans une île par des fées. Un tel motif est fréquent, rappelant l'île d'Avalon, celle de 1'amante de Guigemar (qui a abordé cette île inconnue en montant sur une nef mystérieuse), celle de l'amie de Lanval. Il correspond à un amalgame de traditions dans lequel il convient de lire les premiers signes d'une culture féerique. Cette dernière n'est pas encore aboutie, mais avec les évolutions successives, la fée a réussi son implantation dans la littérature. Elle sort du tabou pour, au fur et à mesure, devenir un mythe.
3. Les traits de la fée médiévale
Il faut revenir sur la question qui a tout d'abord attiré notre curiosité : quelle image de la fée au Moyen Âge ? Bien souvent, les traits féeriques qui nous paraissent évidents à l'heure actuelle n'ont rien de bien défini dans l'esprit des auteurs médiévaux.
Ainsi, en premier lieu, la nature féminine de la fée. En suivant le panachage des traditions populaires et le mélange théorique s'ensuivant de la christianisation médiévale, un être féerique peut être une femme, mais peut également prendre bien d'autres apparences. Les elfes scandinaves, par exemple, qui joue un rôle aussi important que les druidesses celtiques dans le modèle féerique, ne sont pas cantonnés à un genre. Les auteurs courtois profitent d'une certaine liberté d'appréciation : le vocable de faé peut être ainsi largement attribué. Si les fées les plus célèbres restent des femmes, d'autres êtres féeriques existant bénéficient de cette définition large. Le personnage d'Aubéron dans Huon de Bordeaux, nain facétieux, petit mais extrêmement gracieux, et en cela très éloigné du nain pervers et tordu qui prédomine dans la littérature médiévale, est bien un être faé. Un homme-fée, certes, mais que dire d'un cheval féerique comme Baiart dans le Roman des Quatre Fils Aymon ? Pourtant, l'auteur n'hésite pas : le cheval est très intelligent, capable d'exprimer ses intentions, capable même de se sacrifier pour son maître,
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et par conséquent << tos estoit faés >> (v. 1 8 16). Autre avatar du coursier elfique, le cheval donné au héros dans le Lai de l'Aubépine. À la fin du récit, ce cheval, intelligent et très utile, disparaît quand la femme du héros lui enlève sa bride. Le cheval n'est pas nommément considéré comme un être féerique, mais le procédé littéraire apparaît assez clairement.
Toutefois, n'oublions pas que la majeure partie des protagonistes féeriques n’est pas d'essence féerique. Morgane est une magicienne surnommée la « fée » en raison de ses pouvoirs magiques. Quant à Viviane, elle n'est que la fille d'un vavasseur. Même Mélusine, malgré son apparence, n'est qu'une demi-fée, une fille de fée initiée par sa mère à la sorcellerie... Sans qu'on connaisse pour autant la vraie nature de cette dernière. La fée médiévale, le plus souvent, est un être humain. Elle reste liée au monde surnaturel, mais la question de sa nature ne sera réinterprétée que bien plus tard.
Quant aux lieux de villégiature des fées, ils réfèrent directement à l'Autre Monde : il en est ainsi de l'île d'Avalon dont Marie de France précise le caractère « merveilleux » dans son Lanval (v. 659- 662). De façon indirecte, l'auteur anonyme de la Mort Artu se range à l'opinion majoritaire concernant cette île; il n'ose la qualifier de lieu magique ou d'Autre Monde féerique, mais il admet la particularité de l'endroit « où vivent les dames qui connaissent tous les enchantements du monde » (chapitre 50, lignes 77-78, p. 60). Le Lancelot fait également mention d'une Source aux Fées ainsi appelée pour sa fréquentation par des dames étranges, que nul ne connaissait et que tout le monde, dès lors, à tort ou à raison, tenait pour des fées (L'enlèvement de Guenièvre, Livre de Poche, Lettres Gothiques, p. 544-545).
On l'a vu, les fées règnent sur des lieux cachés, merveilleux et naturels : châteaux étranges dans des forêts, cascades, clairières rondes, « feuillées ». Le territoire en est souvent délimité par une eau courante ; y compris, et même surtout, avec les îles merveilleuses, protégées par la mer étrange.
. Quant au château englouti de la dame du Lac, il est décrit dans le Lancelot en prose.
« A l'endroit où il semblait qu'il y eût un grand lac profond, la dame avait des maisons fort belles et fort riches, et au-dessous d'elles courait une rivière petite, très plantureuse en poissons. Et cette habitation était si bien cachée que personne ne pouvait la trouver; car l'apparence du lac la protégeait de telle manière qu'on ne pouvait pas la voir » (Lancelot du Lac,tome 1, p. 99). Le lieu est magique, inaccessible, il confère au jeune
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chevalier un endroit parfaitement protégé, surnaturel, où il pourra grandir en harmonie avec la nature, qui fonde l'éducation du chevalier au préalable de son éducation courtoise. Le motif du locus amoenus, le « lieu caché », déjà très présent dans la littérature préchrétienne, trouve plusieurs illustrations avec Lancelot et Perceval qui commencent leur vie dans des lieux pastoraux, à la fois naturels et surnaturels (comme le Parzival), avatars d'une sorte de Paradis Perdu ou Autre Monde christianisé.
De telles références rappellent le lien de la fée à la nature, élément essentiel de la féerie moderne mais qui n'apparaît que de manière sous-jacente dans l'imagerie médiévale.
Même si la féerie est davantage liée à la magie pratique, la vie à l'écart du monde semble le lot inévitable de ces personnages hors du commun. De Viviane à Merlin, le fou du bois, tout être fée et tout magicien tire son pouvoir des connaissances qu'il a de la nature, qui elle-même donne accès à la surnature, au pouvoir divin ou diabolique.
Enfin, la fée dispose toujours d'un pouvoir déterminant sur le destin du héros. Cette capacité d'influer sur les choses existait déjà chez les druidesses ou les divinités naturelles de la Grèce antique. La fée exerce un pouvoir sur le Fatum, le destin ; c'est d'ailleurs une des racines possibles du terme de Fée. Le Moyen Âge continue cette tradition avec des fées chargées de préparer le héros à ses hautes tâches (Viviane, Aubéron), ou de l'éprouver (Morgane). Les aventures chevaleresques reposent en effet souvent sur une histoire d'amour, dans laquelle le chevalier doit sacrifier à une obligation particulière. C'est d'ailleurs l'échec de cette épreuve qui donne la tournure au récit épique. Yvain est répudié par Laudine car il a trahi sa parole en négligeant de revenir chez elle après un an d'aventures. Guingamor, quittant le monde féerique, se voit frappé de l’interdiction de manger quoi que ce soit dans le monde réel. Ecoutant sa faim, il croque la pomme d'un arbre et dépérit aussitôt, comme symboliquement, Adam pendant la Chute (vers 633-650).
Le rôle de la fée est ainsi souligné dans le cadre courtois. Grâce aux histoires d'amour, cette maîtresse exigeante trouve un rôle dans le modèle chevaleresque et dans la culture, assurant ainsi sa pérennité. Elle détient la capacité de conférer des honneurs aux chevaliers qui triomphent de ses épreuves, plus grands par leur nature et leur origine que les honneurs de la chevalerie du siècle. En faisant cela, la Fée entre dans la symbolique chrétienne en lieu et place de l'ange auquel appartient également le rôle d'éprouver la foi des hommes. La Fée, plus attractive que l'ange au regard de l'idéal courtois, est cependant mise au service de Dieu dont elle fait la volonté en tant qu'agent surnaturel ; elle entre ainsi
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dans le cadre de l'idéal chrétien. Quand les conflits entre l'amour et l'honneur sont réglés en faveur de l'amour, il convient d'y voir le triomphe d'une souveraineté sur une autre. Dans le cas du Lanval, la Fée amante du héros l'emporte en noblesse sur la reine elle-même. Pour le chevalier, elle représente une souveraineté qui l'emporte sur celle du Roi Arthur lui-même ; et son amour d'une Fée, noble dame entre toutes, lui vaut plus d'honneur que 1'affection de la Reine. Cette vision correspond à la tradition celtique dans laquelle c'est la femme qui s'affirme comme la véritable détentrice de la souveraineté et non l'homme. À l'amour s'adjoint ainsi l'honneur d'être aimé par une fée, les deux choses (Aristote dirait « biens extérieurs ») que le chevalier recherche le plus. Ce motif double du roman épique et courtois assurera son succès.
L'ensemble de ces critères permet de cerner le personnage de la fée tel qu'il se forme progressivement au Moyen Âge. L'ensemble des points communs rappelle à la fois la tradition préexistante et permet de comprendre les caractères qu'aujourd'hui, l'imaginaire collectif prête aux fées.
Les fées et leurs pouvoirs vont suffisamment marquer les esprits pour conserver une place de choix dans l’imaginaire. Ainsi, Morgane et Viviane ayant commencé leur existence littéraire dans quelques citations éparses, sont mises en valeur au XIIIe siècle dans le Lancelot et bénéficient d'une importance dès lors suffisante pour que Malory les consacre au XVe siècle dans sa version définitive de la légende arthurienne. Il les associe pour veiller sur le roi mortellement blessé dans l'île d'Avalon. Malgré 1'étonnement suscité, Malory a réuni celles que l'imaginaire considère comme des fées, bonnes ou mauvaises, en raison de leur nature particulière. Le rôle de ces dames mystérieuses, Morgane, Viviane, Mélusine, et leurs attributions en grande partie symboliques, en font des personnages fondamentaux de la culture occidentale, fondateurs d'un mythe construit petit à petit.
Léon Gautier ne s’est-il pas fourvoyé en ne voyant dans la féerie qu’un clinquant post-païen ? La Fée est un intervenant essentiel du mythe médiéval, et de la vie chevaleresque, car son statut particulier la met dans une situation charnière du récit qui va éprouver l’homme, jauger de sa valeur et décider s’il mérité sa place dans le panthéon des héros.
Difficile d’accorder un plus bel hommage à une maîtresse-femme que d’en faire un être naturel capable de connaître ou d'influencer le destin des hommes, et liée à la nature, ou même, par certains aspects, à la surnature avec cet Autre Monde qui échappe à la connaissance des hommes (mais jamais au pouvoir de Dieu, car le surnaturel lui appartient également). L'ensemble des traits puise son inspiration dans plusieurs sources déjà
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envisagées : nordique, celtique, mais amalgamées au sein de la culture populaire dans un ensemble diversifié mais guère incohérent. Ces traits sont les caractéristiques fondatrices de l’imagerie féerique à partir du Moyen Âge et jusqu'à nos jours.
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COMMUNICATIONS.
RÉFLEXIONS SUR QUELQUES FÉES MARRAINES, NOURRICES, MÈRES ADOPTIVES ET MÈRES LÉGITIMES DANS LA LITTÉRATURE ARTHURIENNE.
Françoise Clier-Colombani.
Il arrive souvent, dans la littérature arthurienne, qu’une fée amoureuse comble de ses dons un jeune noble oublié de la cour, soit qu’elle l’attire dans le monde surnaturel où elle vit, soit qu’elle accepte, de plus ou moins bon gré, de devenir sa compagne dans le monde des humains, et cela, en contrepartie d’un engagement, d’un pacte que bien souvent son protégé va rompre, perdant alors la fée et souvent le bénéfice des enfants et des biens dont elle l’avait nanti. J’évoque ici les schémas narratifs que Laurence Harf- Lancner a définis l’un comme morganien et l’autre comme mélusinien.
Ces fées ne sont pas des anges : souvent, elles sont plutôt assimilables à des Parques, lorsqu’elles apparaissent en triade, comme lors de la naissance du petit Brun de la Montagne dans le roman éponyme. La fée Morgue, elle, est généralement vue comme une personnalité maléfique, dont toute l’étude a tendu à maîtriser la magie noire. C’est une nigromancienne, qui doit à Merlin sa science, et qui n’a pas hésité à s’en servir contre lui. Par certains côtés, la Dame du Lac, qui pourtant représente, à l’inverse de Morgane, toute pureté et virginité, partage avec elle certains aspects un peu troubles : dans le Lancelot en prose, elle apprend de Merlin les enchantements propres à se débarrasser de lui et de ses assiduités amoureuses, et l’enferme au fond de la forêt de Brocéliande, dans une grotte entourée d’une muraille invisible. Mais ses enchantements ne font appel qu’à la magie blanche, et servent Dieu, alors que Morgane est au service du diable et de la luxure. Mélusine enfin, apparue plus tardivement dans le domaine littéraire, est issue d’une lignée féerique. Sa mère, Pressine, a dû se séparer de son père, le roi Elinas, après que celui-ci a rompu le pacte qui scellait leur union. Et Mélusine, l’aînée de ses trois filles, prend sur elle de punir le fautif en l’enfermant dans une montagne, déclanchant par là même les foudres de Pressine, encore amoureuse de son époux.
Toutes ces Dames, bien que nanties de pouvoirs surnaturels et possédant des terres et des sujets dans le troisième lieu qui est le leur, un monde à part, entre celui des hommes et celui de Dieu, ne cessent d’interférer dans la société humaine. Elles épousent des hommes, en ont des enfants, et si
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ce n’est pas le cas, elles en enlèvent, les adoptent, ou tout au moins en sont les marraines, voire les nourrices et même, plus tard, les amantes.
Je tenterai brièvement de répertorier les différents cas de figure qui se présentent à nous à travers la littérature arthurienne, et de rechercher quels sont les motifs de ces attachements affectifs, ce qui permet de distinguer la fée maternelle et la fée amante, enfin de quelle sorte d’éducation ces fées font bénéficier leurs protégés, et dans quel but ?
Fées marraines et amantes
Souvent, l’intrusion des fées dans le cadre de la fiction narrative a pour objectif avoué d’agir sur le destin d’un jeune enfant de noble origine mis en danger par la mort ou le meurtre de ses parents, en le faisant accéder à un statut social et à une félicité accrue. Mais parfois, c’est la sollicitude maternelle, vite transformée en véritable amour qui motive l’intérêt de la fée, un amour qui sait attendre que ce dernier soit parvenu à l’adolescence.
- Dans le roman de Brun de la Montagne, trois fées président à l’épisode des « dons » au nouveau- né. La première (qui commet l’erreur de parler avant son aînée), lui donne la beauté, la science et la prouesse. La deuxième, courroucée, le condamne à être « mendiant d’amour ». La troisième s’engage à le nourrir et à l’élever jusqu’au moment où il sera d’âge à souffrir d’amour. C’est elle qui sera donc sa nourrice, puis qui l’abandonnera pendant dix ans à ses déboires amoureux pour revenir en amante. Comme le remarque L.H_L, là « se rejoignent trois visages de la fée, ministre du destin, nourrice et amante, issus de schémas narratifs différents, et rassemblés ici par l’intuition du conteur. Incarnation du destin et figure rassurante d’un amour qui s’attache à une figure maternelle, elle est tout cela, la divinité tutélaire qui s’intéresse au sort de Brun de la Montagne ».
- Dans le roman de Florian et Florette, c’est la fée Morgue, qui aidée de ses compagnes, s’empare du fils du roi de Sicile, nourrisson orphelin de père, pour l’élever et l’éduquer avec soin, en le confiant à un maître qui lui enseigne les sept arts, les échecs, la chasse à cour, « bref, il lui a dispensé tout l’enseignement qui convient à un noble homme ». Puis, lorsque l’adolescent, qui voit en elle sa mère, s’enquiert de savoir qui est son père, elle est obligée de lui avouer la vérité, de l’adouber, et de le faire conduire chez son frère Arthur sur une nef magique pour que s’accomplisse son destin. Floriant recouvrera son royaume, trouvera son alter ego dans la personne de la douce Florette, puis lors d’une chasse au cerf, se retrouvera dans le monde de Morgane, qui est intervenue pour le
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sauver d’une mort proche et lui assurer, en compagnie de Florette, une vie éternelle auprès d’elle.
- Enfin, le roman du Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu nous présente un exemple plus complexe d’association entre la fonction de mère et d’amante, fonction cette fois partagée entre la mère du Bel inconnu, Blancemal, fée sylvestre qui a laissé son enfant (Guinglain) dans un état de sauvagerie comparable à celui de Perceval dans le roman de Chrétien de Troyes et qui se contente d’appeler son enfant « Beau Fils », et la Pucelle aux Blanches Mains, maîtresse de l’île d’Or. Le héros va séjourner à deux reprises aux côtés de cette Pucelle, lors de son adolescence, puis à la fin du roman, après avoir mis fin à plusieurs aventures, dont celle du « fier baiser de la guivre». Cette aventure essentielle consacre sa valeur chevaleresque en provoquant la délivrance de la princesse Blonde Esmerée qu’il épousera et auprès de qui il règnera un temps. Dans le roman de Renaut de Beaujeu (et non dans les romans parallèles anglais et italien), c’est la Pucelle aux Blanches mains qui à cette occasion révèle au héros son nom et son destin, et non la princesse. Ce qui montre que c’est la fée qui lui a imposé cette épreuve pour le rendre digne de son amour. En effet, même si Blancemal est celle qui a adoubé son fils avant de l’envoyer à la cour d’Arthur, c’est la Pucelle qui a ensuite veillé à son éducation de jeune homme et guidé ses premiers pas de chevalier. Comme le note L.Harf-Lancner, « Le bel Inconnu devient du même coup le héros d’un récit morganien, destiné qu’il est dès sa naissance à devenir l’amant de la fée ». Car « Guinglain épouse, avec Blonde Esmerée, la morale de la société courtoise, mais les prestiges de l’île d’Or ne sont pas évanouis, où l’attend la digne sœur de la fée Morgue ». Et le roman se termine sur les retrouvailles, à l’Ile d’Or, des deux amants.
La Dame du Lac.
Cette confusion relative entre le sentiment maternel et amoureux que l’on trouve dans ces aventures de facture morganienne, de fées marraines, nourrices et finalement amantes de l’enfant qu’elles ont élevé, éduqué, et adoubé s’estompe dans la relation plus claire (encore que…) qui unit, dans le Lancelot en prose en particulier, la Dame du Lac et le petit enfant qu’elle a littéralement enlevé sous les yeux de sa mère Hélaine, après que le perfide Claudas a assassiné son père le roi Ban et s’est emparé de son royaume, ainsi que de celui du roi Bohort.
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Cette Dame du Lac, qui vit, sous le miroir d’un lac enchanté, dans une riche contrée qui est sa seigneurie, est probablement un avatar de Diane, sciemment rationalisé par son auteur : en effet, son nom de Ninienne apparaît comme un diminutif de Diane. Mais elle est aussi une émule des fées celtiques qui élèvent le héros dans l’autre monde et le vouent à des aventures glorieuses, comme le définit dans le Motif Index of early Irish Literature de T.P.Cross le motif F311 : Fairies adopt human child ; et F311.3 : Fairy foster mother, ou dans le Motif-index de S.Thompson le motif A.511.3.2 : culture hero reared by extraordinary personage.
En effet, rappelle L.Harf-Lancner, Lancelot semble être dès le XIIe s, dès son apparition dans Le chevalier de la Charrette comme dans le Lanzelet d’Ulrich de Zatzikhoven, « le héros d’une légende caractérisée par trois épisodes : son enlèvement par une fée des eaux, son éducation chevaleresque dans un autre monde subaquatique, son triomphe dans une aventure assignée par la fée, qui lui vaut de voir sa valeur reconnue dans la société des hommes (cette aventure sera la conquête de la Douloureuse Garde dans le Lancelot en Prose) ».
Cependant, à l’inverse des exemples précédemment abordés, il semble apparemment que cette fée des eaux, la Dame du lac en l’occurrence, ne sera pas pour lui une fée nourrice puis amante, mais une seconde mère, une marraine, remerciée ultérieurement par sa véritable mère pour l’avoir sauvé, en le lui enlevant, des dangers qu’il courait. En effet, si l’on en croit L.Harf-Lancner :« Tout le séjour de Lancelot dans l’autre monde est orienté vers le but que se propose pour lui la Dame du Lac : la reconquête du royaume de son père. Jamais il n’est fait la moindre allusion au retour possible de Lancelot auprès de sa protectrice, qui apparaît comme une figure essentiellement maternelle, mais qui s’intéresse de près aux affaires des humains, qu’elle infléchit à son gré par ses pouvoirs surnaturels ». Pourtant elle-même reconnaît que tout au long du Lancelot (éd. Micha), quelques passages au sens incertain laisserait à penser que la Dame se retient d’éprouver pour son protégé, dont elle seule connaît le nom et qu’elle appelle « Bel enfant trouvé, Riche orphelin, ou encore : Beau fils de roi » plus qu’un amour maternel. Et le fade personnage, qualifié cependant de « moult biax chevaliers qui ses amis estoit » et qu’elle finit par épouser, ne semble être présent dans le récit que pour aider le lecteur à faire la part des sentiments de la fée, entre le dévouement et la tendresse maternelle qu’elle prodigue à Lancelot, et sa discrète vie amoureuse. Dans le Lancelot en prose, cet ami apparaît aussi, dans le cortège qui accompagne Lancelot à la cour d’Arthur pour se faire adouber chevalier. Il est qualifié de « « biax et proz ».
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Maternelle, la fée du Lac l’est plus qu’une mère : « car ele lo gardoit plus doucement que nule autre fame ne poïst faire qui porté ne l’aüst dedanz son cors ». Et, plus loin : « Et se ele lo poïst encores delaier de prendre chevalerie, ele lo feÏst mout volentiers, car a mout grant paines se porra consirrer de lui, car totes amors de pitié et de norreture i avoit mises »
Comme la fée Morgue l’a fait pour Floriant, elle élève et fait éduquer Lancelot avec soin. Elle lui procure une nourrice, puis un maître qui l’initie au tir à l’arc, à l’équitation, aux jeux de société (échecs, trictrac) et aux normes de la vie dans une société noble. Elevé dans un monde féerique, il grandit et se développe plus vite que la moyenne, jusqu’à l’âge de 18 ans. La Dame du Lac se voit alors obligée, malgré le chagrin qu’elle ressent à l’idée de s’en séparer, d’accéder à son désir de devenir chevalier. Là se place le célèbre discours dans lequel elle lui explique le sens de la chevalerie, et dont on parlera plus loin, pour lui comparer celui que prononce Mélusine devant ses deux fils aînés.
Puis elle le mène à la cour du roi Arthur pour qu’il y soit adoubé -avec des armes de couleur blanche fournies par elle-même, aux couleurs du monde enchanté qui est le sien. Car ces armes de féerie sont le signe de son appartenance au monde de la Dame du Lac. Du reste, celle-ci veille constamment sur celui qu’elle considère comme son enfant, mais aussi comme le champion et le garant du monde arthurien. Elle intervient personnellement pour le soigner (lors de ses accès de folie) et le soutenir dans ses combats en lui fournissant des armes magiques chaque fois qu’il le faut, et en particulier à l’occasion de sa première aventure, la victoire à la Douloureuse Garde, rebaptisée la Joyeuse Garde, aventure placée non pas sous le signe de la prouesse, mais sous celui de la prédestination et du merveilleux.
A cette occasion, celui qui était appelé « le chevalier blanc » découvre son véritable nom et donc sa place parmi les siens, place digne de la Table ronde et de l’amour de Guenièvre, mais sans perdre la marque de l’autre monde qui reste attachée à ce nom : Lancelot du lac.
Enfin, au moment de quitter son fils adoptif, la Dame du Lac lui fait don de l’anneau qu’elle porte au doigt, qui a le pouvoir de découvrir tous les enchantements et de les rendre visibles, et l’engage à mener à bien, au nom de Dieu, toutes les aventures qui se présentent à lui, car lui seul pourra les surmonter.
Ainsi, comme le note L. Harf-Lancner, la Dame du Lac est une fée essentiellement bienfaisante, dont la mission maternelle et protectrice à l’égard de Lancelot, s’étend, dans le Lancelot en prose, à tous les
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personnages qui incarnent l’idéal courtois et chevaleresque. Cependant, son rôle est cependant plus étendu encore selon E. Baumgartner.
Selon cette dernière en effet, la Dame du Lac semble préfigurer, en tant que « Maîtresse de la fiction arthurienne, mais aussi énonciatrice d’un discours sur la chevalerie, qui, au-delà de Lancelot, s’adresse, de fait, à toute la classe chevaleresque en général », les deux principaux aspects du Roman de Mélusine, de Jean d’Arras. Tout d’abord sa dimension romanesque, qui le situe dans le merveilleux féerique du roman breton, puis sa dimension didactique, qui s’inscrit dans la filiation des « discours », puis des « livres » qui se font de plus en plus nombreux au cours du XIVe s sur l’origine et la fonction au monde du chevalier et de la chevalerie.
Mélusine
Parlons tout d’abord un peu de cette Mélusine, prototype du schéma narratif « mélusinien » défini ci-dessus: elle apparaît en premier lieu dans les contes populaires de plusieurs régions de France, sous des noms variables : Mellusine, Merlusine, Merluisaine, est reconnue comme une grande bâtisseuse, mais qui, comme le diable, laisse toujours ses ouvrages inachevés, et peut aussi, dans certaines régions, être redoutée comme voleuse et tueuse d’enfants. La légende, sous de multiples variantes, puis un romancier, Jean d’Arras, qui travaille pour le Duc de Berry, va s’emparer du mythe de la fée-serpente amoureuse d’un mortel, mère de nombreux fils et ancêtre d’une dynastie, celle des Lusignan du Poitou, afin de mieux assurer à son maître le duc la possession d’une terre qu’il convoite, contre l’ennemi anglais.
Mélusine, punie par sa mère Présine pour l’enfermement de son père, est condamnée à l’errance dans les limbes jusqu’au jugement dernier sauf si elle parvient à se faire épouser par un mortel à la condition qu’il ne cherche pas à la voir ni à connaître ses occupations le samedi.
Le mortel sera le jeune Raymond, lui-même fils d’une « Dame » du Forez et d’un noble désargenté depuis sa séparation d’avec cette « Dame, ou fée ». La rencontre se fait opportunément au moment où le jeune homme vient bien malgré lui d’occire son oncle et bienfaiteur au cours d’une chasse au sanglier. Le pacte, même d’apparence sulfureuse, est rapidement conclu, et la fée s’engage à pourvoir son ami en pouvoir et en richesses s’il place en elle une confiance aveugle.
A ce stade de la rencontre, qui se place auprès d’une source jaillissant au fond d’un bois, Mélusine, encadrée de deux Dames formant avec elle une triade et dont elle se détache comme la plus « seigneurie » apparaît
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autant comme une figure du destin, une fée tutélaire d’un lieu ou encore une fée « marraine » que comme une fée « amante ».
En effet, le pauvre jeune homme égaré (par ses soins) dans la forêt semble un enfant apeuré face à cette femme de tête et de pouvoir. Il est une proie facile, et du reste ne fait pas mine de refuser sa proposition, car il est aux abois. Quant aux démonstrations d’amour entre les deux personnages, elles restent très conventionnelles. La scène proposée au lecteur (et les miniatures en font bien état), traduit plutôt les arrangements préalables à un contrat de mariage de raison que l’émotion d’un coup de foudre.
La fée s’avère cependant bonne épouse, bonne mère, gestionnaire avisée des biens dont elle pourvoit son mari, bien que tout le monde s’étonne, lui le premier, de la succession d’événements tous plus surnaturels les uns que les autres. Ses possessions, ses places fortes, ses abbayes, ses moutiers se multiplient, et elle pense même à lui faire recouvrer par une guerre éclair, des biens dont son père avait été spolié en Bretagne.
Mère de dix fils, dont les traits du visage, étrangement disgracieux, attestent seuls de l’étrangeté de leur mère au monde des humains, elle les nourrit si bien qu’ils grandissent merveilleusement (caractéristique récurrente des enfants élevés par les fées). Le texte précise même que, après la rupture du pacte, elle revient nuitamment pour soigner ses deux derniers nourrissons, les allaiter de son sein et les présenter au feu afin de les endurcir. Certaines miniatures ornant divers manuscrits du roman attestent de ces soins : on y voit la fée, mi-sirène ou mi-dragonne saisissant un nouveau-né pour l’allaiter, sous les yeux agrandis des nourrices.
Mais c’est lorsque ses aînés ont grandi et sont devenus des jeunes gens impatients de voir le monde et de prouver leur valeur, que le rôle de Mélusine devient le plus intéressant, en se rapprochant de celui de la Dame du Lac. Car à l’occasion du départ d’Urien et de Guyon partant soutenir en Orient le roi de Chypre assailli par le sultan de Damas, (- ultérieurement, elle fera de même pour celui d’Antoine et de Renaut partant au Luxembourg), Mélusine se livre à un long discours d’adieu, à part, loin du public et même de leur père Raymond, discours qui s’inspire à plus d’un titre du très long « ensenhamen » que dispense la Dame du Lac à Lancelot dans le roman en prose.
Le discours des deux fées.
Tout d’abord, et dans les deux cas, il faut remarquer que c’est une femme qui parle. Pourquoi ?
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On peut penser comme E.Baumgartner, que l’auteur anonyme du Lancelot en prose, jugeant le beau discours de la Dame du Lac utopique et relevant d’un modèle déjà rejeté par la réalité contemporaine, a choisi perfidement de le placer dans la bouche d’une fée. On peut aussi penser que cet auteur anonyme, suivi par le romancier Jean d’Arras, a jugé bon de se masquer derrière ce porte parole de la féerie « pour faire passer un enseignement plus théorique et moral que pratique, redire le code, en rappeler les règles de fondation et de fonctionnement, alors que du moins dans le cas de Jean d’Arras, son statut de laïc et de non guerrier ne lui en donne pas a priori la capacité et l’autorité ».
Rappelons à ce propos que le manuel du parfait chevalier qu’est le Llibre del Ordre de Cavaleyra de Raymond Lull est l’œuvre d’un religieux fervent, et que le Livre de chevalerie de Geoffroy de Chagny est composé par l’un des plus illustres soldats de la première moitié du XIVe s.
Mais la rédaction du « Roman de Mélusine ou Histoire des Lusignan » est à mettre en relation avec à la vogue des production d’œuvres morales et politiques, notamment de « miroirs des princes », vogue qui touche de nombreux romans, dont Perceforest, Florian et Florette, Jehan de Saintré,, les trois Fils de rois Ainsi la librairie du duc de Berry possédait sept ouvrages intitulés « Gouvernement des roys et des princes ». J.J.Vincensini fait état, dans son introduction à l’édition critique de Mélusine, de conseils de vie morale et spirituelle où paraissent vertus et vices au cours du récit, et en particulier ceux que Mélusine dispense à ses deux couples de fils, Urien et Guy (44ra-45va), d’une part, Antoine et Renaut (79vb-80rb) de l’autre. Ces conseils, bien connus de cette littérature, se retrouvent par exemple dans le livre du Corps de Policie de Christine de Pisan, notamment : « comment le prince doit user du conseil des sages » ; « comment le bon prince doit aimer la justice »… Il note que J. d’Arras connaissait bien « Le secret des secrets », dont est issue la conception de l’origine de la royauté affirmée par Raymondin (28rb): « pour ce fu roy premier establi : pour tenir justice et vérité ». Il s’agit de l’un des stéréotypes préférés des « miroirs » : l’une des missions essentielles du roi est le maintien de la justice.
Du Lancelot en prose à Mélusine, du temps a cependant passé, et les enjeux de pouvoir ont semble-t-il évolué. La Dame du lac développait dans son discours vibrant définissant l’idéal chevaleresque, l’image flamboyante d’une chevalerie entièrement vouée à la défense de la religion, et d’un chevalier courtois, débonnaire, compatissant, large, courageux, épris d’honneur et surtout de justice. Et concluait son discours par ces mots : « Ainsi pouvez-vous savoir que le chevalier doit être le seigneur du peuple et le sergent de Dieu ».
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Pour E.Baumgartner, ce discours de la Dame du Lac, développant la brève indication du Conte du Graal sur l’éminente dignité de l’ordre de chevalerie, en énonce le mythe fondateur : il le sanctifie et l’héroïse à la fois, élève le chevalier au niveau du roi, mais façonne l’image finalement inquiétante d’un individu né pour dominer, qui n’a d’autre loi que la quête de gloire.
Mélusine, elle, ramène le mythe à de plus justes et à de plus humaines proportions. Son discours ne célèbre pas un idéal, de toute manière bien malmené en cette fin de XIVe s. Il est plutôt, sur le modèle de la seconde partie du Confort d’Ami de Guillaume de Machaut, un miroir du prince, un descriptif du bon exercice du pouvoir.
En effet, son discours est orienté vers des considérations de morale pratique, de règles de comportement en société. Outre les traditionnels conseils de piété et d’aide à porter à la veuve, à l’orpheline, aux pucelles en danger d’être déraisonnablement déshéritées, s’y énoncent des recommandations fondées sur la « mesure », engageant les deux jeunes gens à évaluer le prix des hommes qu’il vont rencontrer, à les honorer et/ou les aider selon leur valeur, leurs besoins, leur statut social. La suite de ce discours développe une sorte de psychologie du « don ». La fée exclut la « folle largesse » et s’exprime de façon très réaliste sur le problème de l’endettement et du crédit, et sur leur bon et mesuré usage.
Puis viennent des conseils concernant l’attitude à adopter dans un pays conquis : s’il faut se faire respecter, il faut aussi respecter l’autre, et ne pas le « taillier oultre raison », au risque de se faire rejeter en cas de guerre ou de besoin par un peuple trop pressuré. Il semble que l’expérience acquise par la noblesse dans ses domaines ou dans les conquêtes au cours des croisades serve d’appui à J. d’Arras pour dresser ici un tableau des plus réalistes des réalités contemporaines. Il n’est du reste pas indifférent que l’auteur donne ici la parole à la fée venue d’ailleurs pour prôner le respect de l’altérité, alors que Raymondin, personnage presque aussi affadi que le beau chevalier ami de la Dame du Lac et délibérément laissé à l’écart, n’a pas l’occasion de s’exprimer sur le sujet.
Enfin Mélusine termine ses recommandations par un long développement sur la manière de conclure ou non un traité de paix (réflexion que l’on trouve déjà dans le Confort d’Ami de G. de Machaut, à l’intention de Charles le Mauvais, roi de Navarre), et sur le danger qu’il y a à en conclure de trop longs. (Dans la pratique, son fils Geofroy la Grand Dent en conclura un de cent et un jour avec le sultan de Damas, dont il est devenu l’ami).
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Finalement, si le discours de Mélusine à ses garçons se calque, pour la forme, sur celui de la Dame du Lac, on ne peut que remarquer à quel point les deux enseignements se différencient par leur contenu, théorique et utopique chez l’une, politique, moral et pratique chez l’autre. (Quant au second discours de Mélusine à son deuxième couple de fils, il n’est qu’un résumé du premier).
C’est à cette aune que l’on peut mesurer l’écart entre un roman encore fermement ancré dans la fiction du mythe arthurien, le Lancelot en prose, et un roman de fin de siècle, ou de fin de mythe, celui de Mélusine, dans lequel l’ancrage du surnaturel de même que l’expression des sentiments cèdent le pas sur des considérations beaucoup plus pratiques (- à quelques exceptions près, ainsi la scène des adieux de Mélusine à Raymondin -).
En effet, alors que dans le Lancelot en prose, la douleur de la Dame du Lac, d’autant plus grande qu’elle reste muette lorsqu’elle se sépare de Lancelot, est exprimée avec une grande délicatesse : « Si s’en est tornee tel duel qe l’an n’an puet parole traire », celle de Mélusine au départ de ses fils, quoique bien naturelle « car elle les amoit d’amour de mere, non pas d’amour de faulse nourisse » reste mesurée, et surtout, se compense immédiatement par des conseils et des actions pratiques.
On pourra noter, également, à quel point le don d’anneaux de Mélusine à ses fils semble artificiellement emprunt de magie, en comparaison de celui de la Dame du Lac à ses fils. L’anneau de la Dame du Lac, qu’elle « portait au doigt », et qui est un don par lequel elle transmet à Lancelot, avec son affection, une partie de son pouvoir de fée, avait trait aux « enchantements ». Il permettait de les découvrir et de les rendre visibles, et cela sans condition. C’était supposer que la vertu de Lancelot était à toute épreuve, ce qui se conçoit, puisqu’il est destiné à être le meilleur chevalier du monde.
Mélusine, elle, semble sortir les anneaux de sa poche. Elle en avait déjà offert un à Raymondin lors de leur rencontre. Elle en donnera aussi lors de son départ. Ici, elle en distribue quatre : deux pour Urien et Guyon, deux pour Antoine et Renaut !
Quant à la vertu de ces anneaux, il est intéressant de constater qu’elle est avant tout subordonnée à la loyauté des jeunes gens. Si leur cause est juste, et si leur querelle est bonne, alors seulement, ils leur permettront de déjouer sortilèges, enchantements et poison. Comme le note non sans ironie E.Baumgartner : « La morale courante impose ici des bornes à la féerie, ne connaît ni le parfait amant ni le surhomme mais le juste, ou , si l’on veut, le prudhomme ». Du reste, si Mélusine engage son discours en
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dotant ses fils de ces anneaux (dont les jeunes gens ne feront aucun usage par la suite), elle l’achève en leur remettant des dons certainement plus utiles , de l’or, de l’argent et des nourritures de toute sorte : encore un aspect de son sens pratique face aux réalités de son siècle.
Le Roman de Mélusine est fondamentalement tourné vers un monde moderne, et si la fée use encore des pouvoirs surnaturels légués par un passé mythique, elle est avant tout une femme de son temps, une entreprenante femme d’affaire, (l’auteur la dote, comme tous les esprits, de la capacité de connaître et le passé et l’avenir) qui voit tout de suite le parti que ses fils vont pouvoir tirer de leurs expéditions orientales en termes de gloire, mais aussi d’enrichissement : l’histoire ne dit-elle pas que tous y gagneront l’amour et les terres d’une riche héritière ?
Alors que Lancelot est pour la Dame du Lac celui qui va restaurer l’ordre ancien, les fils de Mélusine vont inventer un ordre nouveau.
Ainsi, on peut constater à quel point ce roman situé presque en marge du monde de la fiction arthurienne, mais qui pourtant en adopte toutes les valeurs, propose de nouveaux horizons à ce type de fiction romanesque. En effet, avec Mélusine il renouvelle le personnage de la fée : elle n’est plus un personnage inquiétant, (quoique…), mais véhicule des idées neuves. Elle est entreprenante, soutient l’ambition de la classe sociale des petits nobles à laquelle elle s’est liée par son mariage, insiste, dans l’éducation de ses enfants, sur la nécessité de prendre en compte les réalités sociales ainsi que les structures mentales et culturelles, les instruit afin d’en faire de futurs rois, justes et équitables, (et veille à faire supprimer celui d’entre eux qui s’écarte par trop du bon chemin, le bien nommé Horrible).
Tout cela va très bien, mais manque malgré tout de ce mystère et de cette poésie qui donnent tout leur charme aux fées des romans bretons.
Sources principales :
Lancelot du Lac, Lettres gothiques
Jean d’Arras, Mélusine, Traduction J.J.Vincensini, Lettres gothiques
Laurence Harf-Lancner, Les fées au Moyen Age, Champion, 1984
E.Baumgartner, La Dame du Lac et la Mélusine de Jean d’Arras, in Mélusines continentales et insulaires, Nouvelle bibliothèque du moyen Age, Champion 1999, n° 49
Jacques Le Goff et Emmanuel Leroy-Ladurie, Mélusine maternelle et défricheuse, Revue des Annales ESC, 1971.
Françoise Clier-Colombani, La fée Mélusine au Moyen Age, Le Léopard d’Or 1991.
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LA FÉE, LA SAINTE ET L’ADOUBEMENT DANS QUELQUES ROMANS DU MOYEN-AGE.
Catalina Girbea.
Dans la littérature médiévale la femme a un rôle central, souvent paradoxal,
parfois agonal, mais elle est en tout cas omniprésente et remplit des fonctions
multiples à la fois pour les besoins de la narration que pour la charge
symbolique, esthétique et sociale tapie dans les interstices littéraires. Malgré
cela, peu d’études lui sont à ce jour consacrées, probablement parce que le
champ couvert serait trop large et par conséquent difficile à maîtriser pour une
seule personne2. Amantes et amoureuses, mères, reines et princesses, les
femmes peuplent les terres et forêts des récits médiévaux, mais une figure se
détache de manière nette dans ce panorama, à savoir celle de la fée. Malgré
l’attrait qu’elle exerce sur les imaginations médiévales et modernes, malgré
son importance pour le texte médiéval, la fée n’a pas donné non plus lieu à de
trop nombreuses enquêtes, à part, pour la France en tout cas, celles de
Laurence Harf-Lancner, Christine Ferlampin-Acher ou Anita Guerreau-Jalabert3.
Cet article ne se propose pas de suivre toutes les fées arthuriennes ou plus
largement romanesques, mais se concentrera sur un seul élément, la relation
entre la dame, faée ou pas, et l’adoubement chevaleresque.
Comme Laurence Harf-Lancner l’a montré, la fée dans la fiction du XIIe siècle
semble émerger de la jonction de deux faisceaux de traits réunis : d’une part
les caractéristiques des Parques antiques, maîtresses des destinées, de l’autre
celles des personnages sylvestres qui peuplent les forêts celtiques.
L’imaginaire de la fée apparaît donc comme une sorte de rencontre entre la
mythologie gréco-romaine et la matière de Bretagne. La médiéviste distingue
2 Nous mentionnons en dernier lieu le travail de Bénédicte Milland-Bove, La demoiselle arthurienne. Écriture du personnage et art du récit dans les romans en prose du XIIIe siècle, Paris, Champion, 2006 et celui de Yasmina Foehr-Yansens, La jeune fille et l’amour. Pour une poétique de l’évasion courtoise, Genève, Droz, 2010.3 Laurence Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Âge. Morgane et Mélusine, la naissance des fées, Paris, Champion, 1984 ; Christine Ferlampin-Acher, Fées, bestes et luitons : croyances et merveilles dans les romans français en prose, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002 ; Anita Guerreau-Jalabert, « Fées et chevalerie. Observations sur le sens social d’un thème dit merveilleux », dans Actes des Congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public, 25, 1994, p. 133-150.
31
deux types de fées, qui peuvent être dégagés à partir de ces traits cumulés,
d’une part les fées marraines, de l’autre les fées aimantes4. Cette typologie
claire, féconde, opérationnelle, mérite d’être nuancée quelque peu par les
exemples qu’offre la fonction accomplie par la dame ou la fée lors de
l’adoubement, rite de passage clef pour la définition de la chevalerie.
La chevalerie est l’une des notions les plus complexes du Moyen Âge, centrale
pour la littérature, dont elle inspire en même temps qu’elle alimente, et pour
la compréhension de la société médiévale. Nous ne reprendrons pas ici les
thèses formulées au fil du temps par divers médiévistes au sujet des
articulations qui définissent ce phénomène assez difficile à saisir et dont
l’adoubement est l’un des piliers centraux5. En général, les sources sont
tellement différentes, et donnent de la chevalerie une image tellement
contrastée, que le plus correct serait de parler des chevaleries, au pluriel, car
le concept ressemble à une anamorphose qui change de couleur et de forme
en fonction de la direction du regard et de la position de celui qui regarde. Le
roman médiéval français a tendance à donner de la militia une image laïque,
celle d’un produit des mécanismes de règlements des conflits et de la violence
contrôlée par les nobles, de même que de la conséquence de l’éducation des
chevaliers par la maîtrise des lettres et par le plaisir de la lecture.
Le religieux chrétien est donc globalement banni de l’adoubement littéraire. Le
religieux, mais pas le surnaturel. Le rite de passage est, par son rôle frontalier,
par ses capacités d’actualiser et rendre présent ce qui est liminaire,
nécessairement en connivence avec l’au-delà. Il problématise les rapports
entre les hommes et les dieux, il suscite le questionnement, il appelle ainsi et
met en valeur la merveille, comme Christine Ferlampin-Acher l’a souligné6. Le
4 L. Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Âge..., op. cit., p. 27 sq. La chercheuse constate que certains personnages féminins ayant des traits faés ne sont pas nommés « fées » pour autant, par exemple dans Partonopeu de Blois ou Le Bel Inconnu, suivant une sorte de tentative de rationalisation (p. 36 sq).5 Nous retiendrons pour la France les grands travaux de Jean Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1998 et L’Idéologie du glaive : préhistoire de la chevalerie, Genève, Droz, 1983, et plus récemment Dominique Barthélemy, La Chevalerie. De la Germanie antique à la France du XIIe siècle, Paris, Fayard, 2007 et Martin Aurell, Le Chevalier lettré. Pratiques et savoir de l’aristocratie, Paris Fayard, 2011.
6 C. Ferlampin-Acher, Fées, bestes…, op. cit., p. 52 sq.
32
christianisme ne peut ni sans doute ne doit, aux yeux des romanciers, servir
de maillon dans ce processus complexe. En revanche, le surnaturel ou le
merveilleux se font une place d’honneur par le truchement d’un élément
souvent présent, mais discrètement perçu, la figure féminine, souvent faée,
directement impliquée dans la remise des armes ou, à défaut, la figure
féminine tout court, rattachée à la courtoisie et non à l’Église.
Certes, comme Anita Guerreau-Jalabert l’a rappelé de longue date, les fées
liées d’une façon ou d’une autre à l’adoubement chevaleresque sont souvent
chrétiennes, elles vont à la messe et parlent de Dieu7. Elles indiquent pourtant
une volonté nette de la part des auteurs d’impliquer une forme de surnaturel
qui n’est pas directement redevable de l’Église et de ses éléments
dogmatiques. Elles indiquent une volonté d’écart à la norme théologique, à
l’opposé du Graal. La fée peut intervenir avant ou après l’adoubement, et
parfois au milieu de la cérémonie elle-même. Faisant partie de ce que Richard
Trachsler et Annie Combes ont appelé le « matériel roulant » de la légende
arthurienne8, la femme ou la « fée adoubeuse » ne sont pas là pour mieux
rattacher la chevalerie à l’univers courtois, mais plutôt pour donner à la
cérémonie le lustre de liturgie païenne qu’elle ne pouvait pas avoir si elle
devenait une liturgie chrétienne impliquant un prêtre et une épée récupérée
sur l’autel. Elle contribue enfin à la sacralisation de l’excellence guerrière,
donnée universelle de toutes les cultures9.
À l’orée de la naissance de la littérature française vernaculaire dans le Conte
de Floire et Blanchefleur (vers 1150), le protagoniste se fait adouber par l’émir
de Babylone, qui est assisté non par un clerc, mais par « la belle
Blanchefleur ». Elle remet à son amant Floire un éperon « d’or et d’amour »10.
Cette donnée est retenue dans la version plus tardive du Conte, que la critique
7 A. Guerreau-Jalabert, « Fées et chevalerie. Observations sur le sens social d’un thème dit merveilleux », art. cit., p. 133 sq.
8 Richard Trachsler et Annie Combes, « Introduction », dans Foriant et Florete, éd. Richard Trachsler et Annie Combes, Champion, Paris, 2003, p. XXIII.9 Voir à ce sujet les travaux de Franco Cardini, Alle radici della cavaleria medievale, Florence, Nuova Italia, 198110 Floire et Blanchefleur, éd. Margaret Pelan, Paris, Les Belles Lettres, 1956, v. 2882-2883 (édition établié d’après le manuscrit Français 1446 de la B.n.F).
33
appelle parfois « populaire » depuis les travaux d’Edelstand du Méril11. Floire y
est armé par sa bien-aimée pour combattre les ennemis de l’émir qui la
retenait dans son harem et négocier ainsi leur vie et leur liberté à tous le
deux : elle lui ceint l’épée, sans qu’elle ait une part effective dans
l’adoubement proprement-dit, à savoir la collée ou la remise des éperons12.
Partonopeu de Blois (roman composé vers 1180 dans l’entourage des comtes
de Blois-Champagne) va réitérer le schéma de l’implication d’une dame dans
l’adoubement : Mélior, l’impératrice de Byzance, investit Partonopeu qui se
présente devant elle incognito, de même que cent autres chevaliers nouveaux.
Le devenir militaire du héros est d’ailleurs structuré par les présences
féminines. Les armes lui sont remises avant le tournoi de Chef d’Oire, à
Salence par Urraque, la soeur de Mélior, alors que la jeune Persewis,
amoureuse de lui, insiste pour « mettre la main à tout », contribuant donc à la
préparation de l’équipement militaire. Prisonnier d’Armand de Tennedos, le
héros se fait procurer une épée par la femme de son geôlier : c’est l’un des
épisodes qui rattachent d’ailleurs Partonopeu au Lancelot de Chrétien.
Florimont est, dans le roman éponyme d’Aimon de Varennes, composé vers
1188, armé par une fée, la dame de l’Île Celée. Enfin, dans le Roman de Troie,
Orva la fée fait don d'une monture à Hector13.
Le motif perdure au XIIIe siècle. Dans Parzival (écrit par Wolfram von
Eschenbach vers 1210), l’écu de Feirefiz est un cadeau de sa bien-aimée
Sécundille. Dans la Vengence Raguidel, la fée Lingrenote donne au héros des
armes qui le rendent invisible. Enfin, la Dame du Lac, dans le Lancelot en
prose semble incarner la figure archétypale de la dame impliquée dans
l’adoubement. Elle offre au jeune chevalier les armes, ensuite c’est Guenièvre
qui lui ceindra l’épée. Le schéma se retrouve dans la littérature médiévale
11 Edelstand du Méril, Floire et Blanchefleur, Paris, Jannet, 1856.12 Floire et Blanchefleur. Seconde version, éd. Margaret Pelan, Paris, Ophrys, 1975, v. 3108-3110, p. 95 : « Quant il la (l’épée) tint, grand joie en a/ Blancheflor la li çaint, s’amie/ Voiant tote la baronie ».13 Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. Léopold Constans, Paris, Paris, Didot, « Société des Anciens Textes Français », 1904, v. 8023-8028.
34
tardive, par exemple dans le Perceforest14, et il ne semble pas être le propre
de la littérature française15
Dans le Lancelot en prose apparaît le discours le plus élaboré que la matière
arthurienne connaît sur la chevalerie. Il est prononcé par une femme, la Dame
du Lac, la mère adoptive de Lancelot16. Elle lui apprend une éthique qui semble
allier chevalerie et christianisme et il n’est pas exclu que le passage ait
influencé le traité de Ramon Llull dont on sait l’effort de cléricalisation de la
chevalerie17. Malgré cette coloration chrétienne, la Dame du Lac ne conçoit pas
que ce soit le roi qui accorde les armes au jeune Lancelot, comme l’on pourrait
s’attendre compte tenu des pratiques dans la réalité où c’est le roi ou le
seigneur qui arment et adoubent les nouveaux chevaliers :
Et bien sachiés que chis vallés ne puet estre chevaliers ne ne doit d’autres armes ne d’autres robes que de cheles qui chi sont, ne d’autre harnois. Et se vous volés, vous le ferés chevaliers ; et se vous nel volés faire, si me pourcacherai aillors et anchois le feroie je meismes chevalier qu’il ne le fust18.
D’autres textes et matières intègrent ce motif de l’implication féminine, en le
radicalisant. Prédestiné par les fées19, Floriant dans Floriant et Florete est armé
par Morgane. Le passage est particulièrement intéressant et mérite que l’on
s’y attarde un peu :
A matinet, quant l’aube crieve
Florïans par matin se lieve.
Morgain vint devant lui ester
14 Voir Catalina Girbea, « L’héraldique dans Perceforest,. Un roman arthurien et sa réception, dir. Christine Ferlampin-Acher, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 163 sq.15 Voir par exemple dans la littérature castillane Romance trece dans Flor nueva de romances nuevos, éd. Ramón Menéndez Pidal, Madrid, 1994, p. 153-155, où doña Urraca, sœur du rois Alphonse VI seigneur du Cid, reproche au héros de Valence de l’avoir abandonnée pour se marier avec une autre, juste après avoir reçu l’adoubement de sa propre main et de celle de sa mère. Le texte laisse penser que l’intervention des femmes dans la cérémonie était réservée aux membres de la parentèle16 Lancelot en prose, éd. Alexandre Micha, Genève, Droz, 1980, t. VII, p. 248 sq.17 Martin Aurell La Légende du roi Arthur, Paris, Perrin, 2007, p. 483-484.Voir Id., « Chevaliers et chevalerie chez Raymond Lulle », Cahiers de Fanjeaux, 1987, p. 141-157.18 Lancelot…, éd. cit., t. VII, p. 268.19 Foriant et Florete, éd. Richard Trachsle et Annie Combes, Champion, Paris, 2003v. 5551 sq, p. 34.
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Qui avec li fist aporter
Chemise et braies de chansil.
I hauqueton taint em bresil
Li a fait deseure vestir
Jenoilleres et mustelieres,
Bien fetes et bones et chieres.
Puis li fist ses chauces lacier,
Fors et tenans de bon acier.
Puis li font sa coiffe fermer,
Le hauberc en son dos jeter
Qui plus iert blans que fins argens,
Fors et bien fes et bien tenans.
Les .II. esperons li chauça
Morgain et l’epee li a
Cainte, dont li pons estoit d’or,
En Sirie la firent Mor,
Puis a la ventaille fermee.
Morgain a la pasme levee
El col le fiert, puis si li dist :
« Florïant, Dameldieu t’aist,
Et si te doinst force et sancté ! »20
D’autres romans font intervenir plusieurs figures dans l’adoubement
proprement-dit. Si l’équipement est généralement fourni par la femme, elle
n’est pas directement impliquée dans la cérémonie. Floriant et Florete innove
sur ce plan, car c’est l’un des rares textes, avec Florimont où une femme
accomplit le rituel à elle seule du début à la fin. Mélior donne la collée à
Partonopeu, mais ne lui chausse pas les éperons. Blanchefleur ne fait
20 Ibidem. 813-837, p. 50.
36
qu’accompagner l’émir. Sécundille, Lingrenote ou enfin la Dame du Lac sont
des pourvoyeuses d’armes, mais pas des adoubeuses à proprement parler.
Le rapport entre les femmes et les armes est particulièrement fort, au point
que les héros vont jusqu’à féminiser leur équipement suivant des relations
métaphoriques fortes. Dans Parzival, Sécundille est pour Feirefiz son bouclier
dans les périls »21. Partonopeu, en tirant son épée du fourreau, se rappelle de
Mélior22. Wolfram von Eschenbach pousse l’identification entre la femme et les
armes encore plus loin. La relation de Gamureth, le père de Parzival, avec sa
femme Herzeloyde fait jouer poétiquement une forme de dialectique
eros/tanatos, où l’amour de la mort devient le palliatif de l’amour. Cette
dialectique touche un point culminant avec l’habitude chevaleresquement
malsaine, que la princesse acquiert, de porter à même le corps au cours des
ébats amoureux les chemises tachées de sang et déchirées qui avaient servi à
Gamureth à couvrir son écu sur le champ de bataille. La même « érotisation »
de l’écu se fait sentir au cours de l’affrontement entre Parzival et son demi-
frère Feirefiz, la mémoire de Sécundille faisant corps avec le bouclier qu’elle
avait offert à son amant.
Beaucoup de ces figures féminines ont des traits surnaturels et se
rattachent d’une manière ou d’une autre à l’imaginaire de la fée, à quelques
exceptions près. Blanchefleur n’a par exemple rien d’une personnalité faée,
elle n’en est ni un vestige christianisé, ni un avatar. Le texte remplit cependant
cette lacune, en déplaçant les traits faés sur la figure de la mère de Floire : elle
semble posséder le don d’impliquer les dieux dans la construction de la tombe
qui fait croire à son fils que Blanchefleur est morte ; de même, elle offre à son
fils un anneau merveilleux. Quant à Mélior, c’est une figure à mi-chemin entre
la fée et la chrétienne, partagée entre la fonction de porteuse d’une
souveraineté orthodoxe et celle de la magicienne férue de nigromance. Ses
traits faés se combinent avec ceux d’Éros tel que le récit d’Éros et Psychée
semblent les avoir transmis :
21 Wolfram von Eschenbach, Parzival, éd. Karl Lachmann révisée par Eberhard Nellmann, trad. [all. mod.] Dieter Kühn, Francfort, Deutscher Klassiker, 1994, §740.22 Partonopeu de Blois, éd. et trad. Pierre-Marie Joris et Olivier Collet, Paris, Libairie Générale Française, 2005, ms. A, v. 3393-3396, p. 244 : « Partonopeus drece l’espee / Que Mélior li ot donee ; / Et quant le voit clere et burnie, / Dont li est menbré de s’amie. »
37
Ains qu’eusce XV. ans pasés
Oi mes maistres tot sormontés.
Après apris espiremens,
Nigromance et encantemens.
Tant en retinç et tant en soi,
Tuit autre en seurent vers moi poi.
Cil qui tant puet faire d’esfors
Qu’il sace bien argus et sors
Et fisique et astronomie
Et nigramance lor aie,
Tant seroit sages et poissans
Qu’il en feroit merveles grans.
Par ço fist Mahons les vertus
Dont il fu puis por Deus tenus 23.
Si l’on interroge les deux typologies de la fée marraine et de la fée amante,
l’on s’aperçoit qu’aussi bien les marraines que les amoureuses ont un rôle
dans le devenir du chevalier. Gauvain, par exemple, doit sa force surnaturelle
et sa beauté aux fées-Parques, dans le roman du XIIIe siècle Escanor24. Cligès
dans un autre texte du XIIIe, Les Merveilles de Rigomer, est prédestiné par les
fées à ne jamais être blessé, sauf s’il va à Rigomer25. La littérature allemande
porte encore plus loin ce motif, sans doute sous l’influence lointaine de l’image
de la Walkyrie, puisque Gamureth dans Parzival n’est pas seulement
prédestiné à belle carrière chevaleresque, il est issu d’une race de fées26, de la
même manière que Wigalois, dans le roman éponyme de Wirnt von Grafenberg
rédigé au XIIIe siècle, est le fils d’une fée27. Dans les textes français une
particularité peut être entrevue : les fées semblent se borner à être aimantes 23 Partonopeu, éd. cit., v. 4592-4608, p. 312-314.24 Girard d’Amiens Escanor, éd. Richard Trachsler, Genève, Droz, 1994, v. 2787 sq.25 Les Mervelles de Rigomer, éd. Wendelin Foerster et Hermann Breuer, Dresde, Niemeyer, 1908, v. 9403-9406.26 Parzival, éd. cit., § 96.27 Wirnt von Grafenberg, Wigalois. Le Chevalier à la roue, éd. et trad. éd. Claude Lecouteux et Véronique Lévy, Grenoble, Ellug, 2001.
38
ou marraines, mais elles ne donnent pas lieu à une véritable descendance,
elles ne deviennent pas des mères. La reine sarrasine dans Floire est une
exception, mais dans le reste des situations la pourvoyeuse d’armes ou
l’adoubeuse ne remplit pas ce rôle de fondatrice de lignée. Cette perspective
ne sera récupérée que plus tard, à partir du XIVe siècle, avec les récits
mélusiniens. L’histoire de Floire témoigne même d’un souci important de faire
de la fondatrice de lignage royal qu’est Blanchefleur une chrétienne, non
magique et non faée.
En somme, le rôle de la fée adoubeuse est, dans les récits français,
confinée entre les limites de la chevalerie, sans déborder le monde de la
guerre pour entrer dans celui de la parentèle, qui est au XIIe siècle seulement
entrevu. L’on peut toutefois supposer que Mélior donnera une descendance à
Partonopeu, car la longue ekphrasis que génère la description du lit conjugal
suggère une renovatio28 qui effacera ou fera oublier la nigromance de
l’impératrice. Pourtant, la femme surnaturelle est là surtout et avant tout pour
donner au guerrier une aura de sacralité, qui en revanche, par son caractère
hors normes, et donc monstrueux, pourrait lui nuire lorsqu’il s’agit de mettre
en scène une parentèle. Florimont prend bien soin d’éviter totalement une
vraie liaison durable entre le héros et la dame de l’Île Celée. Ils fondent
justement des lignages parallèles qui seront conflictuels. La dame ne sert dans
le récit que pour permettre au héros d’accomplir sa première épreuve
initiatique. Une fois cet épisode clos, Florimont et le roman quittent l’espace
hermétique et « celé » pour la transparence d’un lignage qui se développera
dans l’histoire et non en dehors d’elle.
Omniprésentes, les dames semblent se partager globalement en trois
catégories. Il y a d’une part l’adoubeuse, qui intervient d’une façon ou d’une
autre dans la cérémonie en manipulant éperons, épée ou vêtements, comme
Blanchefleur, Mélior, Florete, la Dame de l’Île Celée Urraque dans les romances
castillanes ou enfin les reines de Perceforest à la fin du Moyen Âge. Il y a
d’autre part, les pourvoyeuses d’armes ou objets magiques destinés à
protéger au combat, comme la mère de Floire, Urraque, Persewis et la femme
28 Voir les commentaires de Rima Devereux, Constantinople and the West in Medieval French Literature. Renewal and Utopia, Cambridge, Brewer, 2012, p. 78.
39
d’Armand de Tennedos dans Partonopeu, Sécundille dans Parzival, de même
que plus tard la Dame du Lac dans le Lancelot en prose. Il existe enfin une
troisième catégorie, celle des femmes, souvent des figures maternelles, qui
prodiguent des leçons de chevalerie, comme la mère de Perceval dans le
Conte du Graal de Chrétien de Troyes ou celle de Parzival chez Wolfram, et
bien évidemment la Dame du Lac29. Dans la préparation du nouveau chevalier,
le rôle de la figure maternelle, mère, éducatrice, nonne, et non de celle du
clerc, est essentiel. C’est elle qui prononce le discours didactique précédant
l’adoubement. La mère de Perceval ou de Parzival, la Dame du Lac pour
Lancelot les bonnes sœurs pour Galaad dans la Queste del saint Graal autre
texte de la Vulgate arthurienne, ont un rôle essentiel dans le devenir des
chevaliers30. La mère ou la souveraine, autre figure maternelle, semblent
usurper le rôle du clergé dans l’entrée en chevalerie et se substituer au prêtre.
Elle réagit comme un catalyseur de la violence guerrière normalisée et
contrôlée. Dans ce sens, les ermites que le chevalier rencontre, comme c’est
le cas pour les chevaliers que nous venons d’observer, annulent et
déconstruisent, de façon indirecte, le discours de la mère. Les travaux de
Martin Aurell ont mis l’accent sur l’importance des femmes dans les conflits
féodaux, en soulignant qu’elles entretiennent souvent la violence masculine31.
De manière atténuée, ceci semble être aussi le cas dans les romans
arthuriens.
Dans les romans du Graal, où le christianisme gagne du terrain, les traits de la
pourvoyeuse d’armes sont transformés, mais elle ne disparaît pas pour autant,
elle n’est que déguisée. Perlesvaus, dans le roman anonyme éponyme (rédigé
autour de 1200), se voit doter de l’écu de Joseph d’Arimathie ramené par
Fortune à la cour arthurienne, alors que Gauvain gagne le bouclier de Judas
29 Nous avons discuté plus en détail cette catégorie dans Communiquer pour convertir dans les romans du Graal, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 85 et « Les signes héraldiques dans Perceforest », dans Percefores. Un roman arthurien et sa réception, actes du colloque tenu les 21 et 22 octobre 2010 à Rennes, dir. Christine Ferlampin-Acher, Paris, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 163-177. Voir également Christine Ferlampin-Acher, « Le rôle des mères dans Perceforest », dans Arthurian Romance and Gender, éd. Friedrich Wolfzettel Amsterdam, Rodopi, 1995, p. 276 sq.30 Voir M. Aurell, Le Chevalier lettré…, op. cit., p. 55 sq et p. 208 sq, qui souligne l’importance de la femme dans l’éducation des chevaliers.31 Martin Aurell, « Les femmes guerrières (XIe-XIIe siècles) », Famille, violence et christianisation au Moyen Âge. Mélanges offert à Michel Rouche, dir. Martin Aurell et Thomas Deswarte, Paris, 2005, p. 319-330.
40
Machabée en se faisant assister par une demoiselle32. Au dernier stade de
cette métamorphose se place la sœur de Perceval dans la Queste del saint
Graal (vers 1225), roman central dans le cycle du Lancelot-Graal. Malgré sa
perfection spirituelle, Galaad, l’élu du Graal, ne peut accomplir sa destinée
sans être assisté par une femme. En dehors et même à l’opposé de toute
morale courtoise, cette femme, la soeur de Perceval, est une sainte, la figure
christique la plus ferme du texte33. Sur la nef de Salomon, elle l’aide à dégainer
une épée qu’il acquiert seulement pour la ranger au fourreau, dans le
mouvement d’ensemble de déconstruction de la chevalerie par renoncement
au combat que poursuit l’auteur de la Queste. L’adoubement de Galaad est
d’ailleurs raconté dans la Queste et il implique aussi indirectement des
femmes. Comme Lancelot son fils bénéficie d’une éducation religieuse, et il est
élevé dans une abbaye de nonnes. Ce sont elles qui le présentent à son père.
Galaad passe par une veillée d’armes au monastère, puis il est armé par
Lancelot, qui lui ceint l’épée, lui donne la collée et avec Bohort, il lui chausse
les éperons34. L’iconographie des manuscrits arthuriens va jusqu’à donner aux
nonnes une place durant la cérémonie. Il en va ainsi du Français 123 de la
B.n.F. (fin du XIIIe siècle ou début du XIVe), qui présente (fol. 197) Galaad en
train de se faire chausser les éperons par Lancelot et Bohort. L’adoubement
est pourtant doublé d’une élévation, dans la mesure où les nonnes semblent
soutenir le jeune chevalier35. Dans le manuscrit Français 120 du XVe siècle,
commandité par le duc de Berry, pour l’adoubement de Galaad des dames se
substituent aux nonnes (fol. 522v) et assistent à la cérémonie, détail qui
renforce les côtés laïcs de l’adoubement et l’importance de la figure féminine.
Si la veillée d’armes et la messe font leur entrée dans les rituels décrits dans
les romans du XIIIe siècle36, l’adoubement n’en est pas moins laïc, comme le
montre la présence des nombreuses femmes qui y sont impliquées. Le schéma
de la fée adoubeuse est récupéré et subverti de l’intérieur. Malgré cela, il reste
32 Perlesvaus. Le Haut Livre du Graal, éd. Armand Strubel, Paris, Livre de Poche, 2007.33 Voir C. Girbea Communiquer pour convertir…, op. cit., p. 76 sq.34 Queste del saint Graal, éd. Albert Pauphilet, Paris, Champion, 2003, p. 3.35 Nous avons discuté cet épisode en détail dans Communiquer pour convertir.., op. cit., p. 345 sq, en relation avec l’hommage à saint Louis et à Blanche de Castille qui semble dominer le programme iconographique de ce manuscrit.36 Voir aussi Maurice Keen, Chilvary, Londres, Yale University Press, 1984, p. 80, sur le roman Durmart le Gallois du XIIIe siècle.
41
présent. Ce schéma n’est pas intéressant seulement par sa répétition, mais
aussi par sa résistance. La fée émerge dans des romans de toute obédience et
accompagne la chevalerie. Elle constitue dans le récit un hiatus où le tournoi
des matières romanesques diverses s’arrête, puisque dans sa personnalité se
croisent les Parques romaines et les Walkyries, les divinités celtiques et les
nymphes grecques, enfin les déesses qui provoquent et ensuite régissent la
guerre de Troie Les auteurs du Lancelot en prose ont dû sentir ce point
névralgique de la chevalerie, lorsqu’ils placent dans les tréfonds de la
Douloureuse Garde la Demoiselle en Cuivre, la source de toutes les aventures.
Les armes sont aussi les meilleurs témoins de la translatio, ainsi que de son
côté irréductible, de son impossibilité de la renovatio. Le cordon ombilical qui
les relient aux femmes constitue un élément qui ne se laisse jamais
christianiser jusqu’au bout, formant un pont non seulement entre les âges et
les espaces, mais aussi entre les chrétiens et les païens. Les femmes qui les
portent ou les apportent remplissent elles aussi un rôle de médiation, de
conservation de la mémoire de la guerre, de ses côtés liminaires et en
permanence voisins avec l’au-delà, enfin de ce côté de sacralisation de la
méritocratie guerrière qui ne dépend d’aucune religion et en même temps de
toutes.
42
DES TROIS YSEUT AUX FIGURES DE LA FEMME ET VISAGES DU TEMPS DANS LA
LITTÉRATURE ARTHURIENNE37.
Georges Bertin.
"La femme était-elle autre chose qu'une illusion, une sorte de voile, de paravent ou
plutôt un truchement, un intermédiaire, la médiatrice?" (Georges Duby, 1988, p.81).
"Un signifiant qui donne prise sur la Reine, que soumet-il à qui s'en empare?... Lais veut
dire ce que la Femme lègue de ne l'avoir jamais eu: d'où la vérité sort du puits, mais
jamais qu'à mi-corps." (Jacques Lacan, 1966, p.8)
Chez Carl Gustav Jung, le processus d’accomplissement personnel
s’épanouit sur l’Individuation, celle-ci ne pouvant se faire que dans une
confrontation personnelle à l’Autre en Soi. C’est dans la confrontation à
diverses figures de l’altérité que l’individu doit reconnaître qu’il y
parviendra38.
Le doublet Animus /Anima y prend une amplitude jamais égalée : Vieux
Sage – Hermès – ou la Magna Mater et tous leurs dérivés : magicien,
prophète, mage, psychopompe, déesse de fécondité, sybille, prêtresse,
Mère Eglise, Chekinah ou Sophia… Le Soi est la totalisation, l’harmonie
suprême – et le sens – des contraires parcourus le long du processus
psychique, il n’est certes pas Dieu, mais – si l’on veut- il en est l’ombre, le
creux...» (Durand, 1979, p.301).
En 1928, publiant "Dialectique du Moi et de l'inconscient", Jung y
développe son hypothèse d'un inconscient collectif, réservoir des
archétypes, organisateurs inconscients de la personnalité. Il y décrit les
principaux archétypes qui s'articulent autour du "Soi", archétype
primordial; ainsi, il y a :
la Persona qui représente le masque social,
l'Ombre, partie inférieure de la personnalité, correspondant à la notion
d’inconscient personnel (Jung, 1973, p.312),
37 Voir Figures de l’Autre, imaginaires de l’altérité et de l’altération, actes du colloque d’Angers, dir. Jacques Ardoino et Georges Bertin, Teraèdre, 2010, dont cet article est extrait…38 Bertin Georges et Liard Véronique, Les Grandes Images, P.U. Laval, 2005.
43
l'Anima, part féminine chez l'homme,
l'Animus, part masculine chez la femme,
le Mana, force vitale ou énergie.
Interroger les « Figures de l’Autre », c’est dés lors s’interroger sur ces
figures primordiales, ces « grandes images » telles l’animus et l’anima,
qui, en des proportions jamais égales selon les individus, sont au cœur de
nos déterminismes sociaux, comme dans nos imaginaires radicaux en ce
qu’ils tiennent à nos racines.
Nous verrons que ces Figures de l’Autre, de ce côté ci des racines,
possède une inscription universelle.
L'anima.
Jung définit l’anima comme la forme archétypique exprimant le fait que
l’homme possède une petite quantité d’éléments féminins, lesquels sont
constamment présents et agissent comme une femme chez l’homme. De
fait, dès le 16ème siècle, les humanistes pensaient que l’homme porte une
femme en lui, une façon inférieure qu’avait l’homme de se rapporter à
son entourage, qu’il cachait aux autres autant qu’à lui-même. Et Jung
précise (Jung, 2008, p.39) : « quiconque est désireux d’accomplir un
progrès dans sa propre culture doit objectiver en lui les efficacités de
l’anima afin de tenter de découvrir quels sont les contenus psychiques à
l’origine des efficiences mystérieuses de l’âme. De la sorte le sujet
acquerra adaptation et protection contre les puissances invisibles qui
vivent en lui ».
C’est le refoulement, par l’homme, de ses traits féminins, qui détermine
l’accumulation de ses besoins et leurs expériences inconscientes. L’Imago
de la femme en devient alors réceptacle : « Il faut tenir compte ici de ce
que la «mère» est en réalité une imago, une simple image psychique
possédant des contenus inconscients nombreux et divers très importants.
La mère, première incarnation de l’archétype anima, personnifie même
l’inconscient tout entier. Ce n’est donc qu’en apparence que la régression
ramène à la mère. Cette dernière n’est en réalité que la grande porte qui
44
s’ouvre sur l’inconscient, sur le « royaume des mères ». Elle est bien
figure de l’autre en ce qu’il contribue à l’altération du psychisme.
Dans l'univers indo-européen d'où nos mythes sont issus, les
contradictions par la loi de l'Amour (ou attraction) universelle sont
résolues, symbolisées certes par trois dieux mâles mais encore, en
redoublement, par trois déesses ou par la grande déesse et ses avatars:
Kâli ou la connaissance, déesse du temps, Tara Etoile ravageuse ou la
déesse qui mène les bons voyageurs sur l'autre rive, Siddha-Râtri: déesse
des sphères, symbole du temps.
A la Mecque, trois déesses préexistaient au monothéisme: Uzza: déesse
de la fécondité, la tribu de Mohammed lui appartenait; Al Lät, divinité pan
Arabe, féminin d'Allah, Manat, déesse de la Fortune, celle qui compte et
divise. Toutes trois correspondent aux trois phases de la lune (montante,
pleine, descendante), comme le sont les trois déesses grecques: Artémis,
Séléné et Hécate, les trois saintes Maries de la Mer (Marie, Marie de
Magdala, Marie Salomé). Et encore la triade des romans médiévaux: la
reine Guenièvre (le Blanc Fantôme), Morgane (aux trois visages: Morgue,
Mourgue, Morrigan), soeur et maîtresse incestueuse d'Arthur et Viviane, la
fée du Lac.
Les Trois Yseut.
C'est aussi le cas des trois Yseult du célèbre roman de Tristan et Yseult :
Yseult la Reine, Yseult la Blonde et Yseult aux Blanches Mains.
- La première, la reine Yseult, est soeur du Morholt, le géant doublet du
dragon que Tristan tuera également. Elle le soignera à chaque fois des
blessures empoisonnées prises à leur contact. Par ses origines, elle
appartient à la race des races. Comme Brigit, la déesse celte, elle connaît
les herbes et les charmes. Magicienne, elle participe de la deuxième
fonction indo-européenne qui allie guerre et magie, quand force physique,
violence et ruse sont canalisés pour défendre la société (Guyonwarc'h et
Leroux,1990, p.200).
45
- Yseult la Blonde, amante fatale et passionnée, est image de la féminité.
La coupe est son archétype car elle détermine l'amour des héros. En
s'abîmant dans son sein, en se fondant avec elle dans celui de la Nature.
Elle est image de cette déesse - mère - amante vers laquelle à toutes les
époques, les hommes ont fait régresser leur désir sublimé en mystique de
la dame quand la séparation devient inéluctable.
- Plus complexe, plus ambigu, le personnage d'Yseult aux Blanches Mains,
qui aimera Tristan d'un amour sans retour, est peut-être moins l'image de
l'épouse que celle de l'instrument du destin qu'elle accomplit presque à
son insu. Manipulant le cours des évènements, elle participe de la
première fonction, celle d'agent du destin, d'intermédiaire entre les dieux
et l'homme. Véritable psychopompe, elle amène les amants aux rivages
de l'autre monde.
La triade féminine du Tristan présente un triple usage du temps régi par
les images du levant (c'est le rôle d'Yseut la reine auprès du héros), du
midi (c'est l'embrasement de l'amour passion d'Yseut la Blonde) et du
crépuscule (c'est le rôle fatal d'Yseut aux Blanches Mains qui introduit les
amants dans le Grand Temps).
Tristan et Yseut, loin de n'être que la rencontre d'Eros et d'Agapè, de
l'Orient et de l'Occident, est aussi celle de la Tradition celtique, qui fait
s'égarer l'Imagination de Tristan au-delà, dans l'irréel, et que cet amour là
est marqué inexorablement au coin d'une complexité qui ne saurait
s'analyser uniquement dans une logique dualiste. L'Amour de Tristan et
d'Yseut est ainsi le produit de la rencontre sur le sol français des apports
d'une triple rencontre: l'Antiquité gréco-romaine, la mystique chrétienne,
les traditions orientales et la rêverie celte. Profondément enraciné, par
ses premiers auteurs, au pays des grandes merveilles, si le roman de
Tristan et Yseult nous fascine encore tellement aujourd'hui, c'est sans
doute parce qu'il parle intimement à chacun de nous de nos amours et à
l'humanité de son histoire en devenir. Roman de Jeunesse et de Fortune,
le roman de Tristan et d'Yseult est bien « la plus haute histoire d'Amour
que le monde aie jamais connue". Pour reprendre l'expression de Jean-
46
Charles Payen, il "nous donne une image toujours neuve et toujours
exaltante de notre liberté".
Le conte du Graal et le Temps.
Chez Chrétien de Troyes, Perceval et Gauvain sont, dans leurs quêtes pour
différentes qu'elles soient tant dans leurs motifs que dans leur
accomplissement, environnés de plusieurs types de figures féminines
également porteuses d’altérité.
Les premières sont leurs mères, Perceval est un enfant de la veuve dame
de la Déserte Forêt perdue, c'est un enfant de la veuve, et le roman de
préciser immédiatement qu'il "sort du manoir de sa mère" et qu'il va voir
les "herseurs qui hersaient les avoines pour sa mère". Au fracas que font
les chevaliers dans la forêt, il croit entendre des diables et invoque sa
mère "elle a dit vrai madame ma mère". Dans le giron de sa mère, encore
niais il n'a aucune expérience des dangers de la vie dont sa mère tient à le
préserver. Cependant elle ne peut le garder de l'appel des chevaliers et
après avoir tenté de l'instruire et de lui communiquer les préceptes de
chevalerie, elle doit se résoudre à le voir partir. Le conte nous apprendra
plus tard qu'elle n'y survivra pas.
Gauvain, héros solaire, neveu d'Arthur, fils de Lot d'Orcanie, a perdu sa
mère voici vingt ans. C'est du moins ce qu'il pense lorsqu'il la retrouve
vivante ou ressuscitée, (mais bien plutôt au royaume de l'au-delà dont
Gauvain a passé les portes) avec la mère d'Arthur au château de Verre, à
la fin du récit.
Gauvain nous semble vivre une situation symétriquement inverse de celle
de Perceval. Le héros est un chevalier fait, il entreprend toutes sortes
d'aventures et ne craint pas de rompre les charmes. Même si Ygerne et sa
mère, les reines mortes, lorsqu'il les retrouve dans un Autre Monde,
veulent le garder, il tend invinciblement à s'en dégager, à leur échapper,
quitte à résoudre les enchantements pour arriver à ses fins. Sa quête est
ordonnée à l'extériorité, il constitue tant dans son rapport à sa mère que
47
dans ses aventures un modèle inverse de celui de Perceval, tenté par la
régression.
LES PUCELLES: celles-ci ne manquent pas sur le chemin des deux héros.
A lui seul, Perceval en rencontre huit.
A la pucelle endormie sous la tente, se conduisant comme un rustre, il
prend un baiser et vole un anneau. Il la retrouvera plus tard, misérable et
accusée de trahison par son chevalier. Perceval devra défaire l'Orgueilleux
de la Lande pour se racheter.
La pucelle qui jamais n'avait ri, pleine de beauté et de grâce, est à la cour
d'Arthur quand Perceval y arrive. Quand elle le voit, elle se met à rire, ce
qui ne lui était pas arrivé depuis dix ans, le reconnaissant comme le
meilleur des chevaliers. Ceci a pour effet de lui valoir une gifle que lui
assène Keu, le demi frère d'Arthur. En effet, un bouffon avait prédit qu'elle
ne rirait que lorsqu'elle verrait "celui dont la gloire chevaleresque serait
sur toutes les autres souveraine." Après avoir défait le Chevalier Vermeil
dont il s'approprie les armes, Perceval jure de la venger en menaçant Keu.
La jeune fille amaigrie et pâle se tient aux fenêtres du château de
Beaurepaire et lui accorde l'hospitalité. Autour du château rendu désert:
ruine et désolation, rues désertées et maisons en ruine, et deux moutiers
habités par des nonnes terrifiées et des moines à l'abandon. La jeune fille
et deux gentilshommes s'avancent à sa rencontre, elle est décrite comme
archétype de "la beauté que Dieu ait pu mettre au corps d'une femme ou
sur son visage". Elle amène Perceval à son lit et tous les trouvent bien
assortis mais il se garde de lui adresser le premier la parole et malgré tout
le soin qu'elle apporte à préparer son sommeil, de la toucher. Son hôtesse,
plus hardie, a beau venir le rejoindre, mouiller sa couche de pleurs, le tenir
embrassé, il se contente de la couvrir de baisers, de l'introduire sous sa
couverture, mais sans aller au-delà. Au matin il combat et défait
Aguinguerron, qui menace le château et ses habitants et le condamne à se
mettre au service de la belle. Celui-ci refuse, ayant pris part à la mort du
père d'icelle, Perceval le dépêche alors à la cour d'Arthur au service de la
48
demoiselle qui jamais n'avait ri. La demoiselle, Blanchefleur, qu'il nomme
sa mie, lui témoigne alors grande joie et l'entraîne jusqu'à sa chambre.
Mais une autre lui tient plus à coeur et il se souvient de sa mère qu'il a vue
tomber évanouie et lui prend le désir de la revoir "plus fortement que de
toute autre chose". Il finit par prendre congé en dépit du désespoir de la
jeune fille qui veut le retenir. C'est alors qu'il parvient au royaume du roi
pêcheur qui lui remet une épée richement sertie, il y sera témoin de
l'étrange procession des objets sacrés:
« - une lance qui saigne tenue par un jeune homme;
- deux candélabres tenus par deux très beaux jeunes gens;
- un graal porté par une jeune fille belle et gracieuse, longuement décrite
quant à ses charmes pour ravir l'esprit et le coeur des jeunes gens. Dieu
lui avait fait passer toute merveille".
On connaît la suite: Perceval ne pose aucune question et se retrouve le
lendemain dans un château désert. Il apprendra que son silence est la
cause du fait que les enchantements ne sont pas rompus. Paraît alors une
jeune femme qui me semble avoir un tout autre statut que les pucelles
susnommées, jeune fille dont il apprendra qu'elle est sa cousine, élevée
avec lui chez sa mère joue en effet un tout autre rôle. Elle l'amène à dire
son nom: Perceval le Gallois, lui apprend l'origine de son échec et du
malheur qui va s'abattre sur lui puisqu'il n'a pu ou su lever celui de la terre
déserte. La pucelle lui conseille alors de se méfier de son épée et d'aller la
faire reforger chez Trébuchet le forgeron "qui l'a faite et la refera". Il s'en
va et elle reste. Nous sommes ici en présence du visage de
l'annonciatrice, médiatrice entre deux mondes celui de la mère et celui
des femmes que doit désormais affronter le héros. Elle est de son enfance
et pourtant lui montre le chemin de sa virilité, de son audace à conquérir.
Perceval poursuivant son voyage aperçoit alors après un combat entre un
faucon et une oie qui laisse tomber trois gouttes de sang sur la neige
blanche. Il entre alors en profonde méditation, le sang sur la neige lui
donnant semblance de Blanchefleur.
49
C'est Gauvain qui le ramène à la cour d'Arthur où Perceval énonce son
nom et reçoit réconfort de la reine elle-même et de la jeune fille qui jamais
n'avait ri. Il l'enlace et lui déclare qu'il veut être son chevalier. Le
lendemain, à la cour du roi arrive, seconde figure de l'annonciatrice, une
laide demoiselle qui réitère les accusations déjà portées par sa cousine en
le maudissant de n'avoir saisi la Fortune chez le Roi Pêcheur en n'ayant
point posé de questions. Perceval jure alors de se mettre en quête pour
délivrer une demoiselle assiégée au château de Mont Esclaire et pour
connaître les secrets du cortège du Graal.
Ici se répondent en écho trois figures :
- celles des mères des héros, en situation inverse morte solitaire pour
l'une et passée en Avalon au royaume des dames pour l'autre. Elles
ont affaire à l'au-delà;
- - celles de pucelles avenantes, les amantes, que Perceval refuse
d'approcher ne possédant pas les instruments nécessaires: (son nom
d'homme et une épée reforgée), mais que Gauvain aimera sans
vergogne;
- - celles de figures annonciatrices complémentaires, l'une vient de
son enfance pour lui signifier qu'il en est bien sorti, qu'il n'appartient
plus au clan des femmes, et la sorcière laide à souhait et toute noire
qui lui prédit les conséquences de sa non prise de parole.
Les unes viennent ou appartiennent au royaume des humains, les autres
semblent prendre le temps à contre pied pour le réintroduire dans un
cycle non sans violence. Les Héros est ici profondément confrontés à des
figures de l’Autre qui jalonnent leur quête, quête spirituelle chez Perceval,
quête plus charnelle chez Gauvain
La Fée Mélusine dans l’œuvre d’André Breton.
Présine dit à Mélusine : " Tous les samedis tu seras serpente du nombril au
bas du corps. Mais si tu trouves un homme qui veuille bien te prendre pour
épouse et promettre de ne jamais te voir le samedi, tu suivras le cours
50
normal de la vie. Toutefois si ton mari vient à percer ton secret, tu seras
condamnée à retourner au tourment jusqu'au jugement dernier".
Les aventures de la Fée Mélusine ne sont pas directement liées au
légendaire arthurien des 12ème et 13ème siècles, puisque le premier roman
connu de Mélusine est du à Jean d’Arras (1392) et le second à Couldrette
(1401, Mellusine ou le livre de Lusignan), voir supra. Au demeurant, il
s’agit d’un mythe universel comme l’ont établi les folkloristes qui
rattachent cette légende au Conte de la Sirène dont il existe 200 versions
pré indo européennes et indo européennes. Mythe de la forêt, de l’eau, de
la pierre, et de l’air, elle s’oppose à d’autres mythes de femmes d’Outre
Monde et les récits insistent sur sa féminité, comme séductrice, amante,
mère et féconde. Nous nous intéressons pour notre part à une
interprétation bien plus récente du personnage, due au pape du
surréalisme André Breton, appellant son retour ce qui constitue la dernière
phase du mythe originel.
LE RETOUR DE MELUSINE.
C'est l'achèvement d'une Quête: après les aspirations sidérales, après la
fusion de la jouissance absolue, voici l'évocation, à pleines pages de son
ouvrage Arcane 17, des images de la Mère, de la Nuit et du Gouffre, mais
aussi de la Femme-enfant, de la Femme fleur, de la Coupe de la Jeunesse
Eternelle. C'est à une reconquête du désir vu comme processus d'initiation
à la redécouverte de l'Etoile retrouvée, de l'Amour dans la liberté que
s'engage là André Breton. Dans cette période troublée de l'histoire de
l'humanité, le poète imagine que le salut terrestre ne peut venir que par la
femme, "de la vocation transcendante de la femme" (AR149). Car est venu
le temps "" (AR 62) Il s'agit bien de débouter l'homme, par une véritable
révolution, un retournement de son être, de faire valoir les idées de la
femme aux dépens de celles de l'homme dont la faillite se consomme
assez tumultueusement aujourd'hui désir, "de toutes ses instances tant
que la femme ne sera pas parvenue à reprendre de ce pouvoir sa part
équitable et cela non plus dans l'art mais dans la vie" (AR 64).
Dés lors l'objet de son désir s'en trouve identifié: "Oui, c'est toujours la
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femme perdue, celle qui chante dans l'imagination de l'homme mais au
bout de quelles épreuves pour elle, pour lui, ce doit être aussi la femme
retrouvée" (AR p.60). Il s'incarne dans un nom, celui d'une de nos plus
grandes fées nationales, Mélusine, dont Breton a intégré les figures qu'il
décline en trois temps dans Arcane 17.
1) Mélusine après le cri.
"Mélusine au-dessus du buste se dore de tous les reflets du soleil sur le
feuillage d'automne (on retrouve ici un schème lumineux). Les serpents de
ses jambes dansent en mesure au tambourin. Les poissons de ses jambes
plongent et leurs têtes reparaissent ailleurs comme suspendues aux
paroles de ce saint qui les prêchait dans le myosotis, les oiseaux de ses
jambes relèvent sur elle le filet aérien (AR64-65). Mélusine à demi reprise
par la vie panique, Mélusine aux attaches inférieures de pierraille ou
d'herbes aquatiques ou de duvet de nid, c'est elle que j'invoque, je ne vois
qu'elle qui puisse rédimer cette époque sauvage(AR65). C'est la femme
tout entière et pourtant la femme telle qu'elle est aujourd'hui, la femme
privée de son assiette humaine, la légende le veut ainsi, par l'impatience
et la jalousie de l'homme. Car Mélusine avant et après la métamorphose,
est Mélusine." (AR65).
2) Mélusine délivrée.
"Mélusine avant le cri qui doit annoncer son retour, parce que ce cri ne
pourrait s'entendre s'il n'était réversible... (AR66). Le premier cri de
Mélusine, ce fut un bouquet de fougères commençant à se tordre dans
une haute cheminée... (Ibidem). Mélusine à l'instant du second cri: elle a
jailli de ses hanches sans globes, son ventre est toute la moisson d'Août,
son torse s'élance en feu d'artifice de sa taille cambrée, moulée sur deux
ailes d'hirondelle, ses seins sont des hermines prises dans leur propre cri,
aveuglantes à force de s'éclairer du charbon ardent de leur bouche
hurlante (AR66)."
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3) La Femme-Enfant.
"La femme-enfant. C'est son avènement à tout l'empire sensible que
systématiquement l'art doit préparer... la figure de la femme-enfant
désigne autour d'elle les systèmes les mieux organisés parce que rien n'a
pu faire qu'elle y soit assujettie ou comprise... Qui rendra le sceptre
sensible à la femme-enfant?... Je choisis la femme enfant non pour
l'opposer à l'autre femme mais parce qu'en elle et seulement en elle me
semble résider à l'état de transparence absolue l'autre prisme de vision
dont on refuse obstinément de tenir compte (AR69).
De la tête aux pieds Mélusine est redevenue femme... elle a réintégré le
cadre vide d'où son image même avait disparu en pleine époque féodale...
(AR70). De part et d'autre de cette femme qui, par delà Mélusine est Eve
et est maintenant toute la femme, frémit à droite un feuillage d'acacias,
tandis qu'à gauche un papillon oscille sur une fleur... (AR74)."
Et Breton nous livre le secret de cette synthèse, de cette assomption du
désir amoureux où culmine l'image Mélusinienne, "suprême régulatrice et
consolatrice" (AR72): "L'Etoile ici retrouvée est celle du grand matin... Elle
est faite de l'unité de ces deux mystères: l'amour appelé à renaître de la
perte de l'objet de l'amour et ne s'élevant qu'alors à sa pleine conscience,
à sa totale dignité; la liberté vouée à ne se bien connaître et à ne s'exalter
qu'au prix de sa privation même." Soit une vision cosmique de la femme,
féminisation de l'univers, médiatrice par ses vertus occultes, par le fait
que derrière toute femme se cache la figure de la magicienne, de
l'initiatrice (Bertin, 1997), figure de l'espérance, de l'Immortalité. Dans
Arcane 17, le désir trouve ainsi son objet d'une façon quasi magique,
comme par la vertu d'une initiation sacrée.
Les figures de la femme qui jalonnent la quête des héros, représentent en
fait une triade, elles sont figures du destin, altèrent notre humanité dans
la mesure où mères, amantes et initiatrices, elles lient également trois
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figures du destin et sans doute trois conceptions de l'Amour: la chrétienne,
l'orientale et la celte lesquelels ne cessent de nous habiter.
Figures de la femme et visages du temps.
Dans la société celte, Christian Guyonvarc'h nous rappelle que le temps a
trois portes possibles:
- le Passé, retour en arrière vers le Sid, l'Autre Monde, que nous trouvons
chez Ben Jelloun symbolisé par l'Auberge des pauvres, il est difficile d'en
sortir, et rentrer dans le temps par la porte du passé provoque une
modification du temps qui redevient fluide, extensible à l'infini
- le Présent, moment d'une impalpable brièveté, qui suspend tout
mouvement est se trouve provoqué par des femmes de l'Autre Monde qui
viennent chercher le héros ou le provoquent;
- le Futur, ou retour vers le présent, reprise du cours du Temps, expression
du devenir.
Comme les fées du Moyen Age, toujours triples (responsables du destin,
ou du désir amoureux, ou encore de la fécondité), ces trois figures de
femmes renvoient à trois visages du temps qui semble avoir de façon
récurrente interrogé les oeuvres étudiées.
LA REVOLTE SEULE EST CREATRICE DE LUMIERE
Dans ce voyage aux figures féminines, "oui, c'est toujours la femme
perdue, celle qui chante dans l'imagination de l'Homme mais au bout de
quelles épreuves pour elle, pour lui, ce doit être aussi la femme retrouvée"
(AR p.60), nous pouvons nous demander si les figures imaginaires
convoquées par le poète ne sont pas sans nous interroger sur les visages
du Temps auxquels se soumettent les sujets désirant que nous sommes:
- temps héroïques, de la quête et de la poursuite éperdue d'un objet qui
toujours est rendu plus inaccessible par sa poursuite elle-même, là le désir
ne tente sa réalisation qu'en séduction, c'est le mythe du rapt des femmes
qui alimente cet imaginaire là en le résumant:
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- immobilité de la fusion réalisée au temps de l'Amour Fou,
temps cyclique du retour dans le mythe de Mélusine convoquant du
fond des âges et de nos inconscients la capacité que nous aurions à
vivre d'une vie émerveillée.
Elles sont fondées sur les catégories de l'anthropologie symbolique
énoncées par Gilbert Durand (Durand, 1985) et qu'il fonde sur les trois
gestes premiers du développement humain, soit:
une dominante posturale ordonnée au régime héroïque et largement
diurne des images, entre idéalisation et antithèse, c'est la Force,
apanage des corps vivant,
une dominante digestive et mystique, soit un ensemble de séquences
d'un régime d'images nocturnes marqué par le réalisme sensoriel,
prolongeant le temps de la caverne, du ventre et de la coupe, dans
lequel les principes d'analogie et de confusion jouent à plein, l'amour y
est naturaliste, c'est la Beauté, apanage des esprits,
une dominante synthétique et dramatique, marquée par la dialectique
des antagonismes qui aboutit à la mise en scène, par le sacrifice, du
temps cyclique, c'est la Sagesse des âges, celle des âmes immortelles,
but ultime de toute initiation.
Certes, comme l'écrivait Breton dans l'Immaculée Conception, "l'Amour a
toujours le Temps" et si le désir, comme le merveilleux, n'est pas le même
a toutes les époques, il nous apprend à penser nos limites, avec les
risques inhérents à cette entreprise. Car "l'homme propose et dispose. Il
ne tient qu'à lui de s'appartenir tout entier, c'est à dire de maintenir à
l'état anarchique la bande chaque jour plus redoutable de ses désirs".
(Manifeste du Surréalisme, 1924).
C'est pourquoi la Trinité (LesTrois Yseut, les trois figures féminines dans le
Perceval, Mélusine et ses sœurs), occupe une si grande place dans nos
Eglises et nos Temples, il est intéressant de se demander si ce n'est pas ici
la religion de la grande déesse qui s'y trouve nommée en creux, de ce
temps où Dieu était une femme, testament de l'Espoir suprême et de la
consolation accordée à l'homme dans sa quête de l'absolu féminin.
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Pour en revenir à Jung et à son anthropologie, si la conscience donne toute
son importance au logos , l’éros est personnifié dans les rêves par les
figures féminines (anima)et si elle consiste à retrouver l’importance de son
éros dans la vie, la cure aura pour but de présenter à chacun des
personnifications, soit de reprendre et intégrer divers aspects de
l’inconscient de la personnalité en les distinguant de leur formes projetées
pour aboutir à la manifestation d’une nouvelle figure, à sa personnalité
supérieure, son Soi. Elle revêtiront, par exemple, chez la femme ceux de la
grande amante, de l’antique mère, de la vieille femme pleine de
sagesse…L’ éducation de l’être social en nous consiste ainsi à la mise au
jour de nos propres mythes, lesquels font advenir nos Figures de l’Autre.
La confession ou catharsis, bâtie sur le modèle des mystères antiques,
permet à l’homme de prendre conscience de tous les éléments cachés,
refoulés et coupables qui l’isolent de la société humaine sur le mode :
« abandonne ce que tu as et tu recevras ».
BIBLIOGRAPHIE.
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56
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LE PERSONNAGE DE MARIE-MADELEINE DANS LES ÉCRITS DU MOYEN-AGE.
Catherine Guillou :
« Au jour de la Magdelainne, le roi Uther Pendragon célébrait une grande fête. « C’est ainsi qu’au 13ème siècle, l’ouvrage « Tristan en prose « évoque les festivités que le père du roi Arthur organisait le 22 juillet, jour dédié à Marie-Madeleine.
Dans le « roman de Lancelot « du 12ème siècle, c’est également le 22 juillet que celui-ci arrive à Corbenic et engendre, avec la fille du roi Pêcheur, le futur Galaad .
La figure de Marie-Madeleine va imprégner la pensée et les mentalités médiévales avant que son culte ne s’effrite avec les querelles théologiques de la Renaissance.
Voici deux mille ans que Marie-Madeleine fascine et suscite les hypothèses les plus diverses.
On lui a dédié de nombreuses chapelles, des pèlerinages, notamment à la Sainte Baume ou au Vézelay.
Mais qui était Marie-Madeleine ?
Une pécheresse repentie ? Une sainte femme, la disciple bien aimée du Christ ? Pour certains, l’apôtre des apôtres ? S’agit-il d’une seule femme ou de plusieurs réunies dans une seule histoire ?
La manière dont elle est perçue selon les courants de pensée et les époques est importante car cela va influencer son évocation dans les textes liturgiques et divers écrits du Moyen Age.
Il semble qu’il y ait un amalgame entre trois femmes ; Marie de Magdala, Marie de Béthanie et une troisième Marie qui pourrait faire référence à Marie l’Egyptienne.
Marie de Magdala, dite la Magdaléenne, est originaire de la ville de Magdala près du lac de Tibériade.
L’évangile de Luc la présente comme la femme que Jésus a délivrée des sept démons. Elle devient l’une de ses disciples et parcourt la Palestine avec lui et les apôtres. Selon les 4 évangiles, elle est le premier témoin de la passion du Christ et de sa résurrection. C’est elle qui annonce aux
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apôtres la résurrection de Jésus et elle est la première femme à diffuser l’évangile à la demande du Christ.
Marie de Magdala aura également une vision et un message de Jésus après son ascension. Cet évènement est relaté dans les écrits apocryphes, notamment l’évangile selon Marie.
Dans les évangiles de Marie, Thomas ou encore Philippe, on évoque l’existence d’un lien spirituel fort entre Jésus et Marie de Magdala.
Union physique ou purement spirituelle ? Deux mille ans après la question se pose toujours et passionne encore les historiens.
Marie de Magdala serait morte à Ephèse . La grotte abritant sa sépulture est un lieu de vénération dès le 6ème siècle et aurait été le théâtre du miracle des sept dormants . ( 7 jeunes chrétiens enfermés vivants dans la grotte de Marie-Madeleine à Ephèse et retrouvés simplement endormis deux siècles plus tard )
La deuxième Marie est Marie de Béthanie.
Elle est la sœur de Marthe et de Lazare et vit dans le village de Béthanie, près de Jérusalem.
Elle suit également l’enseignement de Jésus.
Il faut souligner, qu’à l’époque, il était inhabituel qu’une femme écoute les enseignements d’un maître à la manière d’un élève.
Dans l’évangile selon Jean, Marie de Béthanie pratique l’onction sur Jésus peu de temps avant sa crucifixion en lui versant sur les pieds un parfum précieux et en les essuyant avec ses cheveux.
L’onction des pieds est un geste symbolique extraordinaire car il est le signe d’un amour d’une intensité exceptionnelle.
Etant donné les circonstances, c’est également un geste prophétique souligné d’ailleurs par Jésus.
Tout comme Marie de Magdala, Marie de Béthanie est présente au pied de la croix et accompagne le corps de Jésus au tombeau.
La tradition provençale raconte que Marie-Madeleine, qui serait ici Marie de Béthanie, accoste aux Saintes Maries de la Mer en compagnie de sa sœur Marthe et de deux autres Marie peu de temps après la crucifixion.
Il est dit qu’elle a évangélisé la région, voire la Gaule, et fini sa vie en prières dans la grotte de Sainte Baume.
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Son tombeau se situe à Saint Maximin mais ses restes auraient été déplacés au Vézelay au 11ème siècle. Ce fait est confirmé par une bulle du pape Etienne IX en 1058.
Cependant, en 1279, le corps de Marie-Madeleine aurait été découvert dans la crypte de l’église Saint Maximin en Provence. Les bourguignons, croyant emporter avec eux le corps de la sainte deux siècles plus tôt, auraient peut-être fait une erreur et emporté le corps de saint Sidoine.
La troisième Marie est la pécheresse repentie.
Luc dit que lors d’une visite à Simon le pharisien, Jésus reçoit l’onction et les larmes de repentir d’une femme connue pour être une femme de mauvaise vie.
Jésus est sensible à son repentir et lui pardonne sa vie passée en raison de l’aide qu’elle n’a jamais cessé d’apporter à son prochain malgré sa conduite.
Cet épisode a souvent été la cause d’une confusion entre Marie de Béthanie et la pécheresse repentie.
Cependant, Luc connaissait Marie et il l’aurait appelée par son nom dans son récit si elle était bien la pécheresse .
Dans l’art sacré, Marie-Madeleine a souvent été représentée les cheveux longs dénoués pour signifier son repentir.
Cette représentation permet de la rapprocher de Marie l’Egyptienne. Celle-ci aurait vécu au 5ème siècle. Elle aurait passé 17 ans dans le désert, seule et dans le plus complet dénuement pour y expier les fautes de sa vie passée. On retrouve une similitude avec Marie de Béthanie qui aurait vécu de nombreuses années recluse en Provence.
Un autre fait a pu également être une source de confusion.
Marie de Magdala a été débarrassée de sept démons par Jésus. Cependant, la possession est une métaphore utilisée dans les évangiles pour désigner une maladie physique ou nerveuse .
Par ailleurs, elle est cultivée, riche, indépendante et elle a grandi dans une cité sous l’influence de la culture grecque, ce qui peut être éminemment suspect pour des pharisiens de l’époque et une société excluant la participation active des femmes à la vie sociale et politique.
Marie-Madeleine a-t-elle été une disciple parmi d’autres ou a-t-elle occupé une position privilégiée ?
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Les points de vue diffèrent selon qu’ils proviennent de source orthodoxe ou gnostique.
En 325 après Jésus Christ, le premier concile de Nicée s’est réuni pour définir l’orthodoxie de la foi.
Les codex de courant gnostique retrouvés à Nag Hammadi en Egypte sont des traductions de témoignages rapportés par des disciples de Jésus entre 50 et 110 ans après sa mort. Ils sont contemporains des évangiles orthodoxes. Ils relatent des évènements similaires mais l’interprétation des faits est différente.
Ainsi, les chrétiens gnostiques intègrent l’élément féminin dans leur conception de Dieu et de l’univers.
Ils accordent une place privilégiée à Marie-Madeleine, la décrivant comme la femme qui connait le Tout, la disciple privilégiée de Jésus.
Dans la pensée gnostique, Marie-Madeleine est reconnue en tant qu’apôtre des apôtres, celle qui surpasse tous les autres en raison de sa proximité avec Jésus.
Cependant, selon la pensée orthodoxe, elle ne fait pas partie des douze .
Qu’elle soit une femme unique ou que les 3 Marie forment une trinité, on retrouve des éléments identiques : les larmes versées devant Jésus, le parfum répandu en signe d’amour, la piété et le don de soi pour une cause noble.
Toutes les facettes bibliques de ces trois figures féminines se cristallisent pour ne plus donner au Moyen Age qu’une grande sainte : Marie-Madeleine. La question de l’unité ne sera à nouveau débattue qu’au 16ème
siècle par Lefèvre d’Etaples à la Sorbonne .
Le pape Grégoire 1er ayant assimilé la sainte à une pécheresse repentie au 6ème siècle, c’est ainsi qu’elle sera le plus souvent représentée.
L’occident médiéval est unanime à la vénérer car elle incarne l’espérance. En tant que pécheresse ayant reçu l’absolution de ses fautes, elle peut intercéder pour tous ceux qui désirent le pardon de leur péchés et l’accès à la vie éternelle promise par Jésus.
Marie-Madeleine est censée libérer les prisonniers de leurs chaînes comme elle-même a été délivrée par Jésus de ses démons.
Au Moyen Age, tous les anciens prisonniers qui voulaient la remercier venaient apporter leurs carcans à l’abbaye de Vézelay.
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Dans son dernier ouvrage sur la sainte, Elisabeth Pinto-Mathieu s’est penchée sur ses évocations dans les divers écrits médiévaux et remarque que Marie-Madeleine est très présente dans les textes liturgiques et les sermons dès le 6ème siècle.
Dans la célèbre homélie de Grégoire 1er, elle devient le symbole d’une Eglise de paix, de réconciliation et d’amour.
Grégoire 1er insuffle également une dimension amoureuse à la sainte.
En répandant du parfum sur le Christ, en lui embrassant les pieds et en répandant ses cheveux sur lui, elle manifeste un amour indéfectible envers lui.
Le baiser de Marie-Madeleine abolit le péché pour se fondre dans une alliance parfaite avec le Christ .
C’est le baiser de la bien-aimée dans « Le cantique des cantiques ».
Dans l’homélie 25 au 6ème siècle, on souligne également sa persévérance car Marie-Madeleine poursuit sa quête du Christ même après la mort de celui-ci. En poursuivant ses recherches, elle atteint une purification de l’âme qui lui permet de gagner la lutte entre le bien et le mal.
Ainsi, dans les textes religieux antérieurs à l’an mille, Marie-Madeleine demeure le symbole de la grâce divine et de l’espérance.
Dans le destin d’une seule femme, les dignitaires religieux de l’époque ont incarné l’allégorie de toute l’Eglise. Ils l’on animée du feu de l’amour et vu en elle l’épouse du cantique des cantiques promise à des noces éternelles.
Au 10ème siècle, Odon, abbé de Cluny, s’est intéressé à l’origine du nom « Magdala « .
Le mot hébreu « migdal », signifiant « tour « , Odon a affirmé que Marie-Madeleine était la propriétaire du château de Magdala.
Un nouvel imaginaire se greffe alors sur la vie de châtelaine supposée de la sainte, imaginaire lié à la première société féodale.
La tour, c’est également l’Eglise délivrée des réalités terrestres qui s’élance vers le ciel.
La Marie-Madeleine d’Odon est un symbole de contemplation et de fidélité dans l’amour.
Elle abandonne tous ses biens pour suivre le Christ et ne l’abandonne pas même après la mise au tombeau.
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Par la contemplation, elle atteint la grâce afin de retrouver celui qu’elle a perdu.
Il est important de souligner que les textes religieux du 10ème siècle sont un hymne à la Femme.
Odon, notamment, voit en elle la figure de l’Amour mais également l’origine et l’issue de tout le processus historique de l’Eglise.
Marie-Madeleine sort l’image de la Femme de l’opprobre liée à Eve . En annonçant la résurrection et en accompagnant le Christ, elle devient donneuse de la vie éternelle et rédemptrice .
Ces apports littéraires de Cluny vont être lus tout au long du Moyen Age et mettent Marie-Madeleine sur le même piédestal que la Vierge Marie.
Au 11ème siècle, deux courants différents apparaissent.
Certains écrits exaltent la virginité baptismale de celle qui ouvre les portes du jardin d’Eden.
A l’inverse, les écrits de Raoul Ardent, prêtre à la cour de Guillaume IX ,duc d’Aquitaine, s’éloignent du mysticisme de Grégoire 1er et d’Odon pour utiliser l’image de pécheresse de Marie-Madeleine afin de lutter contre le relâchement des mœurs et le faste des évêques.
Il la décrit comme une femme ayant commis de très graves fautes de luxure et de vanité et ne devant son salut qu’à la pénitence et aux larmes. Elle est alors un exemple de conversion mais aussi de condamnation pour ceux qui ne se repentent pas assez vite.
Au 12ème siècle, les textes liturgiques éloignent encore davantage Marie-Madeleine du mysticisme . Les larmes de repentir de la sainte sont le seul exemple à suivre pour éviter les flammes de l’enfer. Il est alors de bon ton de gémir et pleurer afin d’exprimer la sincérité de sa repentance.
Nicolas de Clairvaux reprend dans ses écrits la théorie des trois onguents que saint Bernard a évoquée dans l’un de ses sermons en l’honneur de la sainte à l’abbaye de Vézelay.
Le premier onguent est celui de la contrition. C’est celui répandu chez Simon quand Marie-Madeleine pleure en évoquant ses péchés et en parfumant les pieds du Christ.
L’enjeu de ce premier onguent est considérable car il permet d’obtenir un pardon immédiat et de repousser la menace de l’enfer.
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Le second onguent est celui de la dévotion, le troisième celui de la compassion. Ce dernier parfum est celui de l’amour.
Il semble que l’on revienne ici à une conception de l’amour divin et du pardon et que l’on s’écarte de la vision d’une Marie-Madeleine confinée dans la pénitence.
Dans son ouvrage, Elisabeth Pinto Mathieu évoque également l’œuvre d’un clerc anonyme de la fin du 13ème siècle qui s’écarte encore davantage de la vision étriquée d’une pécheresse et pénitente pour glorifier l’amour de Marie-Madeleine comme voie d’accès à Dieu.
Ce document s’intitule « Moralité des deux Marie « . Il reprend 36 vers que l’on fait prononcer à la sainte. Ces vers sont sans doute les plus originaux de la littérature magdaléenne au Moyen Age.
Ce n’est pas la douleur du repentir que proclame Marie-Madeleine mais la passion dévorante d’une femme pour un Dieu incarné .
La littérature médiévale appréhende timidement le lien unique de Marie-Madeleine au Christ.
L’auteur de La Moralité est plus audacieux et reconnait à la sainte la joie de l’amour du Christ vivant . Il l’assimile à nouveau à l’épouse du cantique des cantiques.
Marie-Madeleine redevient le modèle mystique de Grégoire 1er.
Cette œuvre témoigne de la persistance d’un courant magdaléen mystique dans la littérature sacrée du Moyen Age.
Le 15ème siècle va bouleverser à nouveau l’image de Marie-Madeleine et préfigurer les querelles théologiques de la renaissance .
Le moralisme du 11ème siècle renait et la sainte n’illustre plus la possible conversion de tout Homme mais les dangers d’une féminité mal contrôlée.
La Marie-Madeleine du Moyen Age disparait.
Marie-Madeleine est donc très présente dans les textes liturgiques médiévaux mais sa popularité s’est étendue à la littérature profane .
On compte sept versions en prose de la vie de Marie-Madeleine. Le plus ancien manuscrit date de la fin du 12ème siècle.
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Ces récits passent sous silence les évènements ayant eu lieu avant la Passion du Christ et s’intéressent essentiellement à la mission apostolique de la sainte.
Celle-ci est à nouveau décrite comme une femme de haut lignage, propriétaire de biens fonciers importants en Palestine. On retrouve la description d’Odon de Cluny .
L’un des manuscrits les plus célèbres est le « postquam dominus « qui relate la vie de Marie-Madeleine en Provence, son travail d’évangélisation ainsi que l’un des miracles accomplis par la sainte à Marseille . Ce manuscrit est repris par un dominicain italien, Jacques de Voragine, qui le diffuse largement au 13ème siècle à un public laïque féru d’histoires merveilleuses sur la vie des saints.
L’ouvrage de Voragine intitulé « la légende dorée « connait un grand succès d’abord en Picardie, en Normandie et sur les bords de la Loire avant de revenir en Italie.
Marie-Madeleine est décrite comme capable de sauver de la mort un enfant abandonné seul sur une ile déserte ou ressuscitant un chevalier afin qu’il ait le temps de communier.
Chacun de ses miracles a lieu près de l’eau. La superstition populaire prête des vertus aux sources dédiées à Marie-Madeleine. Elles ont, dit-on, un pouvoir de guérison.
Marie-Madeleine va alimenter de nombreux récits dès le 9ème siècle.
« la vita eremetica « s’inspire des pères du désert pour lui attribuer une vie de recluse calquée sur celle de Marie l’Egyptienne.
L’abbaye de Vézelay voit dès le 11ème siècle l’intérêt d’être au centre de la dévotion magdaléenne et se lance dans une grande entreprise hagiographique.
Des récits fleurissent racontant l’évangélisation de la Gaule par la sainte après sa traversée miraculeuse. Un moine de Pothières écrit au 11ème
siècle un récit relatant la vie de Girart, fondateur du monastère voisin de Vézelay et dans lequel Marie de Magdala apparaît .
Un poème plus tardif, « Girard de Roussillon » est le premier texte littéraire qui fait allusion à la rivalité existant entre l’abbaye de Vézelay et le site de Saint Maximin.
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L’engouement pour Marie-Madeleine génère d’innombrables récits de miracles et s’ouvre insensiblement à l’univers merveilleux des romans profanes.
La sainte sort des monastères pour inspirer des œuvres comme « le roman de Lancelot « ou encore « Mélusine « de Jean d’Arras au 14ème
siècle .
Dans « le roman de Lancelot « , celui-ci arrive à Corbenic le 22 juillet, jour dédié à Marie-Madeleine. Là, il sauve une jeune femme dont la moitié basse du corps est plongée dans un baquet d’eau chaude. Etrangement, il se retrouve ensuite dans un cimetière. Soulevant une dalle, il est confronté à un énorme serpent qu’il tue puis est survolé par une colombe. Le bien a-t-il terrassé le mal ?
Il entre enfin au château de Casse où, victime d’une boisson hallucinogène, il engendre avec la fille du roi pêcheur, le futur Galaad croyant se retrouver dans les bras de Guenièvre.
Après avoir compris la supercherie, Lancelot veut punir la fille du roi pêcheur qui s’écrie :
« Noble chevalier, ne me tuez pas ! Ayez pitié de moi comme Dieu eut pitié de Marie-Madeleine ! «
Ce texte a été écrit au 12ème siècle à une époque où Marie-Madeleine était davantage perçue comme une pénitente exprimant son repentir pour sa vie passée que comme le symbole de l’amour mystique.
Lancelot a été trompé par une fée séductrice . On peut également s’interroger sur l’étymologie controversée du mot Magdala que certaines traductions assimilent au « poisson « .
Il demeure un fait. Galaad a été engendré cette nuit là.
Ce chevalier, modèle de vaillance et de pureté virginale, est le seul digne de contempler le Graal puisque Lancelot en a été détourné par son amour transgressif pour Guenièvre . Il est cependant le fruit d’un péché.
Toutefois, Marie-Madeleine a reçu le pardon pour ses errances grâce à ses larmes sincères de repentir.
Pierre de Blois déclare dans un texte de cette époque que les larmes versées par la sainte pour l’humanité pécheresse permettent l’accès au jardin éternel et le Salut.
Galaad ne serait-il pas l’incarnation de ce salut ? le passeur ou le gardien du seuil pour accéder à ce jardin sacré ?
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Ce péché commis en toute conscience par la fille du roi pêcheur en un jour dédié à Marie-Madeleine permet d’offrir au monde un accès à la rédemption.
On retrouve également des liens et des références à Marie-Madeleine dans l’ouvrage « Mélusine « de Jean d’Arras et le « roman de Mélusine « de Coudrette.
En résumé, la fée Mélusine, à l’origine de la famille des Lusignan, a épousé Raymondin qu’elle a rencontré près d’une fontaine.
Elle lui propose de faire de lui un puissant seigneur si, en échange, il lui promet de ne pas chercher à la voir le samedi car elle ne veut pas qu’il apprenne son secret. Ce jour là, le bas de son corps se transforme en queue de serpent, suite à une malédiction lancée par sa mère en raison d’un forfait commis par Mélusine.
Bien évidemment, Raymondin surprend son épouse dans son bain un samedi et découvre la vérité. Un jour, il s’emporte contre son épouse et lui avoue qu’il connait son secret . Elle le quitte en poussant un cri de désespoir.
Raymondin tente de fléchir son épouse en comparant sa propre situation à celle de Marie-Madeleine et espère recevoir de Mélusine, devenue le Christ, le pardon libérateur.
Le roman a été écrit au 14ème siècle et Marie-Madeleine est à nouveau perçue comme un symbole de l’Amour qui permet de tout pardonner et de transcender son existence.
J’y perçois d’autres liens avec la symbolique de Marie-Madeleine.
Mélusine est une fée serpente.
Le serpent est souvent assimilé au Mal dans la culture chrétienne. Cependant, il est également symbole de Connaissance. C’est le serpent qui incite Eve à manger un fruit de l’arbre de la connaissance,
Un tableau de Tintoret représente Marie-Madeleine portant une peau de serpent enroulée autour de son corps.
La sainte a diffusé le message du Christ et, selon le courant gnostique, elle a reçu elle-même de Jésus un enseignement privilégié. C’est une initiée.
Mélusine détient aussi un enseignement qu’elle a reçu enfant à Avalon. Face à Raymondin, elle est celle qui détient une connaissance surnaturelle .
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Sommes-nous en présence d’une expression du Féminin sacré ?
Le serpent est également symbole de guérison.
N’oublions pas que la sainte est invoquée pour obtenir des guérisons miraculeuses et que les sources qui lui sont dédiées ont des vertus curatives.
Nous l’avons déjà évoqué : L’eau est très présente dans les légendes liées à Marie-Madeleine .
C’est près d’une fontaine que Raymondin rencontre sa future épouse et c’est dans l’eau de son bain qu’il la surprend le jour où il découvre son secret.
Cela rappelle également un passage du « roman de Lancelot « quand Lancelot sauve une femme dont le bas du corps est dissimulé dans un baquet d’eau chaude.
Mélusine est une fée bâtisseuse . La légende veut qu’elle soit à l’origine de la construction de nombreux bâtiments médiévaux .
Elle construit la forteresse de Lusignan et lui donne son nom en insistant sur la pérennité à venir de ce lieu .
Marie de Magdala est, selon Odon de Cluny , la propriétaire de la forteresse de Magdala, la tour, symbole de l’Eglise qui s’élance vers le Ciel . Marie-Madeleine est par ailleurs la patronne des compagnons batisseurs.
Les deux femmes sont à l’origine de l’édification de destins exceptionnels : celui de la famille des Lusignan, restée célèbre dans l’Histoire et celle de l’Eglise chrétienne selon Odon .
Et pourtant dans les deux cas, elles sont entachées d’une faute : le forfait commis envers son père pour Mélusine et une vie supposée de pécheresse pour Marie-Madeleine.
Dernier détail : Mélusine met au monde 10 enfants qui seront à l’origine de la nombreuse parenté des Lusignan . Le culte de Marie-Madeleine est souvent assimilé à celui d’Artémis, déesse de la fécondité.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur la présence de Marie-Madeleine dans la littérature du Moyen Age. Elle a inspiré encore de nombreux poèmes et passions jouées sur les tréteaux des théâtres .
Selon les versions, elle est perçue comme une prostitué repentie, peut-être une méchante fée ?
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Je la considère plutôt comme une gente dame qui a inspiré écrivains et poètes à travers les âges.
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Lorsque la plus méchante des fées est la plus « gente » des dames ou les miroirs de Kundry dans les textes fondateurs du mythe du Graal.
Fatima Gutierrez.
À Georges Bertin
Roses blanches, tombez ! vous insultez nos dieux,
Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle :
- La sainte de l'abîme est plus sainte à mes yeux !
G. de Nerval, Artémis.
La critique devient unanime lorsqu'elle considère le personnage de Kundry
comme l’un des plus réussis, originaux et fascinants de l’œuvre de Richard
Wagner. Son imposante cohérence étonne doublement lorsque nous
pensons à la diversité de sources où s’abreuva le maître de Bayreuth pour
créer sa fleur du mal : partant de la mythologie et du folklore les plus
traditionnels pour arriver jusqu’aux dernières créations du romantisme
allemand en passant par la littérature médiévale et par ses propres
œuvres inédites dont nous ne conservons que les ébauches.
Au commencement du deuxième acte de Parsifal, le sorcier Klingsor
associe Kundry à l’enfer, en même temps qu’il l’appelle par les noms
d’une reine de Judée et d’une walkyrie (Herodias et Gundryggia) évoquant,
peut-être, des réincarnations antérieures. En principe, nous pourrions
penser que ces références n’ont rien à voir l’une avec l’autre ; or, elles
répondent à une stricte cohérence symbolique unie au très vieux mythe
européen de la chasse sauvage, qui est à la base de la figure légendaire
des sorcières dans la tradition médiévale de l’Occident39.
39 Cf. Claude Lecouteux , Chasses fantastiques et cohortes de nuit au moyen âge, Paris, Imago, 1999.
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La lutte contre la sorcellerie trouve son prologue, aux commencements du
Xème siècle, dans le canon Episcopi (Évêques, promulgué en 906) où le
chroniqueur et abbé bénédictin franc Regino von Prüm, condamne la
croyance populaire (il la considère une illusion) défendant l’existence de
femmes diaboliques qui, dirigées par la déesse Diane (nom latin
d’Artémise-Hécate, la divinité grecque, attachée au monde des ombres,
qui préside la magie et les enchantements) chevauchent en groupes
traversant les cieux nocturnes. À peu près deux siècles plus tard (1159), la
figure d’Hérodias40 (la petite-fille d’Hérode le Grand et l’épouse d’Hérode
Antipas, tétrarque de Galilée, qui selon les évangiles de Marc (VI, 14-29) et
de Matthieu (XIV, 1-12), demande et obtient, par l’intermédiaire de sa fille,
l’emprisonnement et l’exécution du Baptiste), transformée, cette fois-ci,
en déesse et dirigeant une de ces hordes infernales, fait son apparition
dans un texte du philosophe et historien anglais, membre de l’École de
Chartres, Jean de Salisbury (secrétaire, ami et premier biographe de Saint
Thomas Becket). Ce texte est le Policraticus (premier grand traité de
science politique du Moyen Age), influencé, dans son allusion à la
sorcellerie, par le canon Episcopi. Cette histoire fantastique se propage à
travers toute l’Europe et, de retour en Allemagne, Diane/Hérodias prend le
nom de Holda, une déesse qui appartient plus au folklore qu’au panthéon
germanique et représente la terre et la fertilité ; elle est assimilée tantôt à
Frigga, l’épouse de Wotan, tantôt à la scandinave Hel, reine des enfers et
des morts. Dorénavant toutes les trois deviendront les reines de la nuit qui
conduisent les chevauchées sauvages et démoniaques des sorcières et qui
mériteront, à côté de la bonne fée Abonde (probablement un avatar de la
déesse celte Hippone ou d’Abondance, la divinité allégorique de la
mythologie grecque), une longue référence dans la Deutsche Mythologie
(Mythologie allemande, Göttingen, 1835) de Jacob Grimm, que Wagner
admirait tant. Or, le nom d’une reine de Judée au centre de cette triade
infernale peut sembler surprenant ; mais, en plus du rôle maléfique (de
femme incestueuse et adultère qui exige la mort d’un juste) assigné à la
40 Cf. Jean Virth, La jeune fille et la mort. Recherches sur les thèmes macabres de l’art germanique de la Renaissance, Paris. Droz, 1979, p. 79.
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figure d'Hérodias par les Évangiles, très probablement son nom a aussi
souffert d’un faux rapport étymologique avec d’autres mots très
semblables, phonétiquement parlant, qui signalent vers un sens très
concret ; comme, par exemple, le substantif latin aer qui signifie « air ».
Aussi, Diane et Holda ont-elles, traditionnellement, le pouvoir de voler et
une légende médiévale européenne41 raconte comment Hérodias, après la
décapitation du Baptiste, insulta (ou embrassa, selon d’autres versions) sa
tête et que de cette tête sortit un vent si fort qu’il emporta la femme dans
les airs, condamnée à une errance éternelle. Remarquons au passage
qu’un des noms de Wotan, comme dieu de l’air et de la tempête, est
Hrjotr « Celui qui rugit », phonétiquement semblable à Hérode, ou à
Hérodias ; peut-être, est-ce à cause de cela qu’au Moyen-Âge la Chasse
Sauvage était aussi connue comme Chasse d’Odin et/ou Chasse d’Hérode.
En tout cas, ce mythe va exercer une énorme influence sur l’imaginaire
médiéval, de préférence du nord de l’Europe, où il était connu et craint
depuis des temps immémoriaux, puis disséminé par tout le continent ; les
légendes de la Santa Compaña en Galice, du Comte Arnau en Catalogne,
du Mateo txistu au Pays Basque, de la Chasse Hennequin en Normandie ou
de Kar an Ankou en Bretagne n’en sont que quelques exemples. Le bruit
du vent qui résonne à travers les plaines, les monts et les forêts, ou le
vacarme des tempêtes nocturnes étaient, pour les peuples celtes et
germaniques de préférence, la terrible annonce d’une apparition
fantasmagorique : une horde de chasseurs carnassiers qui, sur de noirs
chevaux prompts comme la pensée (dirait Goethe) et entourée d’une
meute de chiens crachant du feu par les yeux et la bouche, descendait du
ciel obscur pour arracher la vie du voyageur solitaire qui avait la
mésaventure de la rencontrer, s’il ne se lançait sur le sol pour sentir
comment piétinaient son dos les sabots glacials des chevaux fantômes.
Dans la tradition germanique, le chef de la Chasse infernale est Wotan,
chevauchant Sleipnir (son coursier à huit pattes), parfois accompagné de
41 Cf. Waldemar Kloss, « Herodias the Wild Huntress in the Legend of the Middle Ages», Modern Language notes, vol. XXIII, nº 3, The Johns Hopkins University Press, 1908, pp. 82-85 ; et « Herodias the Wild Huntress in the Legend of the Middle Ages II» op. cit., vol. XIII, nº4, pp. 100-102.
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la déesse Holda, parfois en tête de ces divinités guerrières et funéraires
que sont les walkyries et qui font leur chasse survolant les champs de
bataille en choisissant, pour le Walhall, les plus courageux des guerriers (si
vous pensez à la très connue chevauchée des walkyries de Wagner vous
trouverez l’image sonore la plus réussie d’une chasse sauvage).
Nous avons indiqué comment Holda est assimilée, dans la tradition
médiévale, à la Diane des Romains et celle-ci à une figure du Nouveau
Testament : Hérodias ; toutes les trois sont cruelles, puissantes et peuvent
voler, participant ainsi, selon diverses légendes, de même que les
walkyries, à des Chasses Sauvages. Il n’est donc pas contradictoire, chez
Wagner, le fait d'appeler Kundry des noms d’Hérodias et de Gundryggia
(un appellatif de walkyrie que le maître de Bayreuth construit dans une
approche phonétique au nom de Kundry, mais partant du préfixe gun qui
signifie « bataille »). Et cela immédiatement après l’avoir associée avec
des puissances sataniques, comme le fit la superstition médiévale avec
ces reines redoutables qui devinrent les protagonistes des chevauchées
infernales dans les nuits de bruits et de fureurs.
Le romantique allemand Heinrich Heine, compose, sur cette tradition, son
long poème Atta Troll. Ein Sommernachtstraum (1841), qu’il traduit lui-
même en prose française, pour la Revue des deux mondes, en 1847, Atta
Troll. Rêve d'une nuit d'été, et que Wagner dut nécessairement connaître.
Les chapitres XVIII et XIX42, nous décrivent comment le narrateur, penché
à la fenêtre de la sorcière Uraka, découvre Hérodias dans une cavalcade
de spectres, la nuit de Saint-Jean. La magnifique description de la reine
fatalement amoureuse du Baptiste, nous fait remémorer la figure de
Kundry en raison de trois circonstances ; en premier lieu, par l’ambigüité
de sa nature : Si c’était un ange ou un démon, c’est ce que j’ignore. On ne
sait jamais au juste chez les femmes où cesse l’ange et où le diable
commence.
42 Que nous pouvons lire en allemand et en français dans le site d’internet d'Agnès Vinas, Le mythe d’Hérodiade. Salomé en littérature, [en ligne]. http://www.mediterranees.net/mythes/salome/index (page consultée le 18 juillet 2012). Nos citations proviennent de cette page.
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En deuxième lieu, par son éternelle damnation :
Car elle était vraiment princesse ; c’était la reine de Judée, la femme d’Hérode, celle qui a demandé la tête de Jean-Baptiste.
C’est à cause de ce meurtre qu’elle est maudite et condamnée à suivre jusqu’au jugement dernier, comme un spectre errant, la chasse nocturne des esprits.
Finalement, par son rire :
La nuit, elle sort de la tombe, et, en suivant la chasse maudite, elle porte, comme dit la tradition populaire, dans ses mains blanches le plat avec la tête sanglante ;
Mais, de temps en temps, par un étrange caprice de femme, elle lance la tête dans les airs en riant comme une enfant, et la reçoit adroitement comme si elle jouait à la balle.
Rappelons que le nom propre « Salomé » n’est même pas mentionné par
le Nouveau Testament, où l’on parle simplement de la « fille d’Hérodias »,
et qu’il faudra attendre jusqu'aux dernières décennies du XIXème siècle,
pour voir la princesse se substituer à la reine dans le rôle principal de
l’épisode qui présente la mort de Jean ; et cela grâce à des peintres,
comme Gustave Moreau, ou à des écrivains comme le français Huysmans
mais, surtout, grâce à Oscar Wilde, qui ne représentera pas Salomé
comme l’instrument sans malice de la perverse reine Hérodias, mais
obéissant à ses propres désirs insatisfaits. Richard Strauss suivra de très
près cette conception du personnage.
Hérodias ne sera pas la seule figure littéraire évoquée grâce au
personnage de Kundry dans le Parsifal wagnérien ; dans son extrême
complexité nous trouverons aussi les traces du Juif Errant (à vrai dire, plus
folklorique que littéraire), dans la version du feuilletoniste français Eugène
Sue (1844-1845). D'après l’érudit Gaston Paris43, aucune trace du
personnage ne peut se trouver ni dans les Évangiles canoniques, ni dans
les apocryphes, ni dans aucune autre tradition chrétienne antérieure au
XIIIème siècle. Mais, en 1228, dans une chronique faite par le célèbre et
43 Cf. Gaston Paris, « Le Juif errant. I et II » in Légendes du Moyen Age ; Paris, Hachette, 1904, pp. 149-221.
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éclectique moine bénédictin anglais de Saint-Albans, Matthieu Paris,
apparaît le récit d’un archevêque arménien qui, visitant son abbaye,
raconte comment le portier de Ponce Pilate, nommé Cartaphilus (ce qui
nous fait immédiatement penser à Jorge Luis Borges et son conte de
l’Aleph : « El Inmortal », « L’Immortel »), frappe du poing en ricanant, dans
le dos du Christ, pour le faire aller plus vite et celui-ci le condamne à
marcher sans repos jusqu’à sa seconde venue44. Cependant, nous devrons
attendre jusqu'à la moitié du XVIème siècle pour voir cette légende se
répandre à travers l’Europe grâce à une lettre anonyme qui contenait le
récit, probablement apocryphe, de l’évêque allemand Paulus von Eitzen,
lequel métamorphose le portier romain en cordonnier juif et lui donne le
mon d’Ahasverus. Lorsque le Christ, portant son lourd fardeau, arriva chez
lui, il s’y arrêta et s’appuya pour se reposer, mais le cordonnier chassa le
Sauveur lui disant de s’en aller où il devait aller ; Jésus le regarda fixement
et lui adressa ces paroles : Je m’arrêterai et me reposerai, mais toi tu
marcheras jusqu’au jugement dernier45. À la différence du texte médiéval,
le nouveau récit va inspirer un grand nombre d’auteurs ; mais celui qui
nous intéresse le plus est Eugène Sue qui, dans son long feuilleton Le Juif
Errant, donne une compagne à Ahasverus. Le couple se retrouve, tous les
cents ans, durant la Semaine de Passion. La femme fut aussi condamnée à
une éternelle errance pour être coupable de la mort du Baptiste. Il s’agit,
bien entendu, de la reine Hérodias. À la fin du roman, ces condamnés à
vivre seront, comme Kundry, rédimés et pourront, comme elle, atteindre la
consolation de la mort.
Nous venons de voir comment le personnage wagnérien de Kundry est
symboliquement apparenté à de terribles déesses de l’antiquité la plus
lointaine et à des reines des enfers qui, néanmoins (peut-être en raison de
leur beauté), laissent soupçonner aux poètes, comme Nerval ou Heine, la
sainteté qui peut se cacher à l’intérieur les abîmes. Or, le maître de
Bayreuth semble vouloir tailler dans sa figure des facettes encore plus
contradictoires ; peut-être pour qu’elle représente, paradoxalement sans
44 Ibidem, pp. 154-155.45 Ibidem, p.164.
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équivoque, le concept romantique d’Éternel Féminin. Aussi va-t-il réunir,
dans sa fascinante Kundry, les traits de la plupart des hautes dames qui
font voltiger les voiles de leurs coiffes dans les poèmes médiévaux
consacrés au mythe du Graal.
La Kundry du premier acte de Parsifal répond à la figure de Cundrie la
sorcière du Parzival de Wolfram von Eschenbach et, donc, à la Demoiselle
Hideuse (ou Demoiselle de la Mule) dans le Perceval de Chrétien de Troyes
et à la Demoiselle Noire de l’anonyme Peredur gallois.
(Faisons ici une petite parenthèse : Le Peredur est un conte gallois recueilli
dans un ensemble de onze récits en prose, de nature et d’origine diverses,
conservés dans deux manuscrits de la fin du XIVème et du
commencement du XVème siècle, mais dont la thématique, provenant
d’une longue tradition orale, est certainement beaucoup plus ancienne : le
Llyfr Gwyn Rhydderch (Livre blanc de Rhydderch) et le Llyfr coch Hergest
(Livre rouge de Hergest). Plusieurs de ces contes, en étroit rapport avec le
cycle arthurien, pourraient témoigner d’une tradition indépendante de
celle de Chrétien de Troyes. Tout fait supposer que ces récits sont des
recréations autochtones de sujets bretons et irlandais —comme dans le
cas du chaudron d’immortalité qui sera une des préfigurations celtes du
Saint Graal—. Aujourd’hui on appelle Mabinogi —Mabinogion au pluriel—
tous ces récits, qui conservent la fraicheur et la mélancolie des anciennes
légendes païennes, mais seuls les quatre premiers ont droit à ce titre car à
la fin de chacun d’eux se trouve la formule : ainsi se termine cette branche
du Mabinogi46. Le mabinogi de Peredur ab Evrawc (Peredur, fils d’Evrawc)
nous présente le référent le plus primitif et païen du héros gallois : ses
aventures seront analogues à celles de Perceval, mais son dessein sera
très différent car il ne s’agira pas de trouver le Graal mais de satisfaire
une vengeance de sang).
46 Sauf à la fin de Pwyll, prince de Dyved (Pwyll Pendefig Dyfed), où il y a le pluriel : ainsi se termine cette branche des Mabinogion. Vid. P.-Y. Lambert, (traduit du moyen-gallois, présenté et annoté par) ; Les Quatre Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen-âge. Paris, Gallimard, 1993.
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Revenons à notre sujet principal : dans les trois récits : français, allemand
et gallois, une femme, insolente et peu séduisante, arrive à l’imprévu dans
la cour du roi Arthur pour reprocher Perceval/Parzival/Peredur d’avoir été
incapable de poser les questions qui auraient pu guérir le Roi Pêcheur et
faire reverdir ses terres. La description du personnage faite par Wagner,
lors de sa rentrée en scène (saluée par les écuyers, qui se demandent si
son coursier « vole », comme « la sauvage amazone », est troublante et
souligne une nature sauvage, pratiquement animale : (Kundry) entre en
scène hâtivement, presque titubante. Costume sauvage, jupe troussée,
longue ceinture pendante faite de peaux de serpents; cheveux noirs, à
peine tressés, volant au vent ; teint du visage brun rougeâtre ; yeux noirs
lançant parfois de sauvages éclairs47. Or, ses devancières médiévales ne
sont pas moins bouleversantes : la Galloise a son visage et ses mains (…)
plus noirs que le fer le plus noir qui ait jamais été poissé. Le plus laid, ce
n'était pas la couleur, mais la forme de son corps. Elle avait les joues très
hautes, un visage aux chairs pendantes, un nez court avec de larges
narines, l'un de ses yeux était vert-gris, étincelant, l'autre était noir
comme le jais, et profondément enfoncé dans la tête. Ses dents étaient
longues et jaunes, plus jaunes que les fleurs du genêt ; son ventre
commençait au sternum et remontait plus haut que son menton48. La
Demoiselle Hideuse ne reçoit pas, de la part de Chrétien, un traitement
plus indulgent ; le clerc de Troyes souligne l'animalité de ses traits : Ses
yeux étaient de simples creux, pas plus gros que des yeux de rat, son nez
tenait du chat et su singe, ses lèvres de l’âne et du bœuf, des dents
comme du jaune d’œuf tant elles étaient rousses, une barbe qui était celle
d’un bouc49 ; de même, il la présente avec un significatif fouet en sa main
droite pour reprocher à Perceval tout ce que la Demoiselle Noire reprocha
à Peredur50. De son côté, Wolfram souligne aussi la nature sauvage de
47 Richard Wagner; Parsifal, (Livret intégral de Richard Wagner, traduction française de Georges Pucher), in L’Avant-scène d’Opéra, nº 213, 2003, p. 24.48 Histoire de Peredur fils d'Evrawc in Les Quatre Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen-âge (Traduit du moyen-gallois, présenté et annoté par Pierre-Yves Lambert), Paris, Gallimard, 1993, p. 272.49 Cf. Chrétien de Troyes, Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal ou le Roman de Perceval (Édition et traduction de Charles Méla, d'après le manuscrit Berne 354), in Romans. Paris, Le livre de Poche, « La Pochothèque », 1994, p. 1077.50 Cf. Chrétien de Troyes, op. cit., pp. 1078-1079.
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Cundrie la sorcière, mais il est le seul à la douer de grandes
connaissances. Lorsque, dans la cour du roi Arthus, Parzival est admiré
des chevaliers et aimé par les dames, tant que l’on dirait que ses
aventures se sont achevées, la sorcière, qui se présente sur une mule
haute, est richement habillée mais elle a le nez d’un chien, deux dents de
sanglier, des oreilles comme celles d’un ours, le visage velu et des ongles
comme les griffes d’un lion51 ; or, elle parle toutes les langues (le latin,
l’arabe et le français, d’ailleurs elle parle en français à notre héros) et elle
est versée en dialectique, géométrie et astronomie. Naturellement, elle
fait à Parzival les mêmes reproches que les demoiselles française et
galloise, mais ses mots sont les plus durs et blessants pour le héros ; on
dirait que sa langue est plus déchirante encore que son fouet dont le
manche était un rubis et les lanières étaient de soie. Face à une cour
stupéfaite, elle renvoie les chevaliers à l’aventure, en dirigeant Gawan
vers le Château des Merveilles et Parzival de retour, en principe, aux
domaines du Roi Pêcheur. Lorsque Gawan sort victorieux des aventures
qui se succèdent dans la forteresse enchantée de Clinschor (une des
dames qui l'habitent est la sœur de Gawan et curieusement s’appelle
aussi Cundrie) et y reçoit Parzival et son frère Feirefiz, récemment
découvert, Cundrie la sorcière apparaît à nouveau (Livre XV); mais, cette
fois, découvrant son blason et sa vrai nature de Messagère du Graal
(Gralsbotin) : On vit en effet arriver une demoiselle dont les habits
splendides, couteux et bien faits étaient taillés à la mode française (…) On
y voyait briller l’or d’Arabie dont étaient faites maintes petites tourterelles,
l’emblème du Graal. À cause de ses insignes, elle fut l’objet de bien de
regards, attirés par la merveille. (…) Sa coiffe était haute et blanche, son
visage caché par maints voiles épais qui empêchaient de la voir52. Cundrie
demandera, se jetant aux pieds du héros, de lui pardonner son offense
pour, immédiatement après, annoncer que c’est lui que le Graal a signalé
pour devenir roi et que son épouse Condwiramurs et son fils Loherangrin
(Lohengrin) sont appelés eux aussi à l’accompagner à Munsalvaesche, où
51 Cf. Wolfram von Eschenbach, Parzival (Traduit par Danielle Buschinger et Jean-Marc Pastré), Paris, Honoré Champion, « Traductions des classiques du Moyen Age », 2010, pp. 384-385.52 Ibidem, p. 698.
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il pourra guérir la blessure d’Anfortas. Soulignons que, lorsque dans le
Château des Merveilles la reine Arnive guérit les blessures de son petit-fils
Gawan (Livre XI), elle le fait grâce à la vertu d’un baume reçu des mains
de Cundrie et qu'elle lui raconte que lorsque Anfortas connut de grandes
souffrances et qu’on dut lui apporter aide, ce baume l’empêcha de
mourir : il vient de Munsalvaesche53. Ce qui nous renvoie directement,
chez Wagner, à la première apparition de Kundry qui, dans une
chevauchée frénétique, porte à Montsalvat un autre baume qui devrait
apaiser la souffrance du roi du Graal.
Ces personnages féminins ambigus, répugnants et à la fois séduisants,
fréquentent la littérature médiévale et ont leur origine dans la tradition
celte où, généralement, ils figurent la Souveraineté. Il s’agit de femmes
qui adoptent, le jour, un aspect répulsif et se transforment en jeunes
beautés selon les circonstances, généralement pendant la nuit et/ou grâce
à un baiser d’amour. Le héros qui est capable de vaincre sa peur ou son
dégoût gagne la souveraineté ou un autre trésor interdit aux lâches. Un
bon exemple de la loathly lady « la dame répugnante », qui exige qu’un
homme l’embrasse ou l’épouse, se trouve dans le récit irlandais du IXème
siècle, Echtra Mac nEchach Muigmedóin (Les Aventures des fils d'Eochaid
Mugmedon, qui racontent comment Niall se révèle être le roi suprême
d’Irlande en embrassant la dame54 ) ou dans le récit populaire de La fille
du roi sous les flots55 (où Diarmaid, personnage du cycle Ossianique56,
accepte la compagnie d’une vieille horrible qui devient la plus belle des
femmes). Mais, peut être le récit le plus connu, à propos de ce vieux sujet
appartenant au folklore et à la tradition arthurienne, est le conte Ce que
veulent les femmes : lors d’une chasse, Arthur (dans certaines versions il
s’agit de son neveu Gauvain) est surpris par un homme armé d'une
massue qui lui accorde la vie sauve pour un an, à condition qu'au bout de
cette année il lui apporte la réponse à cette simple question: Qu'est-ce
53 Ibidem, p. 566.54 Cf. Jean Markale, La femme celte, Paris, Payot, 1996, p. 84. 55 Cf. Loys Brueyre, Contes populaires de la Grande-Bretagne, Paris, Hachette, 1875, pp. 175-184 et Jean Markale, op. cit., p. 85.56 Le récit le plus connu de ce personnage nous raconte ses amours malheureuses avec Deirdre, dont la thématique semble être à la base du mythe de Tristan et Yseut.
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que les femmes aiment par-dessus tout ? Le roi erre à travers tous les
pays à la recherche de la réponse, jusqu’à ce qu’il rencontre, la dernière
nuit de son délai, une femme horrible qui lui dit qu’elle est seule à la
connaître et qu’elle la lui dira si le roi l’épouse. À contre cœur, il accepte
et la femme répond immédiatement: C'est la souveraineté. Arthur célèbre
ses noces et, le soir, il aperçoit à côté de lui la plus belle femme que l'on
puisse imaginer, mais soumise aux enchantements d’une sorcière jusqu’à
ce que le meilleur des chevaliers lui offre l’amour, la liberté et la
souveraineté57. Nous trouvons la même thématique dans un roman en
vers de la littérature moyen-anglaise (conservé dans un manuscrit unique
du milieu du XVème siècle) The Weddynge of Sir Gawen and Dame Ragnell
(Le Mariage de Sire Gauvain et de Dame Ragnelle) : poursuivant un cerf,
Arthur est attaqué par un personnage monstrueux qui laissera sa vie
sauve, s’il répond, au cours de l’année, à la question — Que désirent les
femmes ? Le roi et Gauvain partent en quête de la réponse. Le premier
rencontre une femme vieille et laide, Dame Ragnelle, qui lui promet de
répondre à la question si elle épouse le neveu du roi. Celui-ci accède à sa
demande et la sorcière redevient belle et jeune. L’érudit Heinrich Zimmer,
dans Le roi et le cadavre, fait allusion à une balade, conservée dans un
manuscrit de la première moitié du XVIIème siècle, The Marriage of Sir
Gawaine (Le mariage de Sire Gauvain), qui revient sur le même sujet, ainsi
que Geoffrey Chaucer, dans son The Wife of Bath's Tale, « Le Conte de la
Bourgeoise de Bath », inclus dans ses Canterbury Tales (Contes de
Cantorbéry). Mais ce qui nous intéresse vraiment ici c’est de souligner que
ces figures, issues de la tradition celte, peuvent conférer tant la souffrance
que le bonheur et appartiennent à la catégorie des femmes chargées de
l’initiation du héros. Sages, riches et puissantes (parfaite définition pour la
Cundrie de Wolfram), de même que leurs devancières, ces insolentes et
horribles commères n’apparaissent pas par hasard dans les différents
poèmes mais pour reconduire les héros vers leur authentique et glorieux
destin lorsqu'ils risquent de laisser de côté l' «Aventure».
57 Cf. Jean Markale, La Grande Déesse. Paris, Albin Michel, 1997.
80
Si la Messagère du Graal de von Eschenbach est le référent principal de la
dernière héroïne wagnérienne, nous ne pouvons pas oublier d’autres
dames de la Quête qui lui offriront certains traits ou, mieux, certaines
fonctions qui vont parachever le fascinant personnage. Lorsqu’ au
deuxième acte du drame, Kundry, transformée en une femme
d’extraordinaire beauté, révèle à Parsifal son nom et la mort de sa mère,
elle revêt la même fonction que la cousine du héros dans les poèmes du
Moyen-Âge. De sa part, Chrétien de Troyes ne se sert du personnage
qu’une seule fois (lorsque Perceval quitte le Château du Graal) et, à la
différence des autres récits, c’est le jeune homme qui devine son propre
nom, grâce à une question de la demoiselle sur son identité. Il découvre,
ainsi, que la jeune femme qui lui reproche la mort de la Dame Veuve est
sa propre cousine. Dans le texte de Wolfram, ce personnage acquiert une
plus grande importante et un nom propre : Sigune. Parzival la trouve, une
première fois, peu après quitter la Forêt Soltane et c’est alors qu’elle lui
dévoile son nom. Il la retrouvera en sortant du Château du Graal ; à ce
moment là, de même que le personnage de Chrétien, elle lui reprochera
son silence et lui racontera une partie de l’histoire d’Anfortas, complétée
plus tard par l’oncle de tous les deux : l’ermite de Trevrizent.
Mais au cours du deuxième acte de Parsifal, pendant la scène de la
« séduction », le référent le plus direct du personnage de Kundry sera la
belle Orgeluse de Logroys du poème de Wolfram, qui se correspond avec
la Jeune Fille Méchante chez Chrétien. Rappelons que, suivant la tradition
celte, une figure féminine guide le héros qui ne doit pas perdre le chemin
conduisant au succès de son aventure, et que c’est justement cette
femme altière et séductrice qui dirige directement Gawan au Château des
Merveilles, après qu’une mystérieuse Cundrie la sorcière l’eut arraché,
avec Parzival, de la confortable cour du roi Arthur. Soulignons aussi qu’à
ce moment là les quêtes de la lance et du Graal (que Wagner unifie),
entreprises respectivement par le neveu du roi Arthur et par Parzival, se
séparent. Lorsque Gawan sort vainqueur de l’aventure du Lit Périlleux et
de sa lutte contre le lion, libérant ainsi les dames du Château des
Merveilles, il devra affronter l’aventure définitive du Gué Périlleux. Et c’est
81
après sa culmination qu’Orgeluse dévoile sa nature authentique et
gentille. Ensuite, elle avouera être la raison indirecte de la blessure d’un
amoureux Anfortas et que Parzival fut le seul chevalier qui refusa ses
charmes. Dans le drame wagnérien, Kundry sera la séductrice d’Amfortas
et la raison de sa blessure, mais Parsifal l'écartera de lui. Les faits sont
semblables mais le sens est absolument différent : Orgeluse attire les
chevaliers pour venger son époux assassiné, Kundry doit les séduire à
cause d’une malédiction la condamnant à ne pouvoir être sauvée que par
l’homme qui pourra refuser son étreinte. Seul Parsifal saura sentir, avec
son baiser, toute la douleur close dans le cœur de la femme et la libèrera,
enfin, de son infernal châtiment. Même si, tout comme Wotan dans sa
dernière scène avec Siegfried, Kundry se rebelle contre cette rédemption
qu’elle désire, pourtant, avec le même désespoir que le dieu.
Donc, pour modeler sa dernière et captivante figure de femme, Richard
Wagner recrée l’ « éternel féminin » invoquant des déesses infernales et
d’énigmatiques dames du Moyen-Âge qui, à l’image et la ressemblance de
leurs aînées, représentent pour l’âme romantique tantôt la séduction du
gouffre, tantôt le chemin douloureux de la rédemption. En outre, le maître
de Bayreuth modèle Kundry avec les traits caractéristiques des héroïnes
qui la précèdent dans son œuvre, car elle possède : le regard perdu de
Senta, l’impérieuse sensualité de Vénus, l’abnégation d’Elisabeth, l’orgueil
et la colère d’Ortrud, le mystère d’Erda, la beauté de Freia, la souffrance
de Sieglinde et l’intensité de Brünnhilde : la walkyrie la plus aimée de son
père Wotan. Mais errante, et maudite par son rire et par son désir, la
messagère wagnérienne du Graal réunira, aussi, dans sa démarche
torturée et inconsciente vers la rédemption, les images de Marie
Madeleine et de Prakriti, les héroïnes de deux drames qui restèrent pour
toujours en ébauche : Jesus von Nazareth (Jésus de Nazareth) et Die Sieger
(Les vainqueurs).
Dans l’ambiance révolutionnaire de 1848, qui aspire à un monde meilleur,
conscient de la dégradation du sien, et presque en parallèle avec son
projet de mettre en marche ce qui sera une œuvre immense, sa
82
Tétralogie : Der Ring des Nibelungen (L’anneau du Nibelung), mais qui
n’est encore que Siegfried’s Tod (La mort de Siegfried), Richard Wagner, le
jeune maître de chapelle de la cour saxonne, ébauche un nouveau drame :
Jésus de Nazareth. Le choix de la figure du nouvel héros peut sembler
frappant si l’on considère qu’à l’époque le musicien-poète n’était point
condescendant envers les religions en général et, en particulier, envers le
christianisme. Car, en premier lieu et sous l’influence de Feuerbach et de
Ruge, il considère le christianisme contraire à la nature et aux exigences
de la sensibilité. De même (nous pouvons le vérifier dans la figure du pape
de son Tannhäuser : niant le pardon au pécheur repenti), il n’avait pas une
très grande estime pour les différentes hiérarchies ecclésiastiques, à son
avis, plus soucieuses de la matière que de l’esprit ; finalement, et toujours
d’après Wagner, le christianisme limitait l’art car celui-ci ne peut naître
que dans un espace où la nature de l’homme puisse se manifester, libre
d’obstacles, dans toutes ses dimensions. Or si, à ce moment là, la figure
du Christ divinisé ne séduit pas et n’intéresse nullement l’artiste, celle de
Jésus de Nazareth le fascine car il le conçoit comme un homme pur se
révoltant contre une société vide et misérable, au moyen d’un sacrifice
volontaire, dans la croyance que sa propre fin conduira vers
l’anéantissement d’un monde sans amour. Nonobstant (Wagner le raconte
dans Eine Mitteilung an meine Freunde — Une communication à mes amis
— 185158), il renoncera à mener son œuvre au-delà de l’ébauche, sachant
que sa propre vision de l’histoire bouleverserait des images et des
croyances fortement ancrées dans l’esprit populaire ; et, aussi, parce qu’il
était persuadé de la « victoire » des révolutions du 48-49 et ce drame ne
pouvait revêtir son vrai sens qu’à ce moment historique précis ; c’est-à-
dire dans ce « maintenant » prérévolutionnaire qui préludait la destruction
d’un monde identique (en raison du matérialisme et du manque d’amour
régnants) à celui des temps du Christ. Mais le maître de chapelle
révolutionnaire et trop optimiste ! ne pouvait imaginer l’éphémère de ce
« Printemps des peuples » et son énorme échec.
58 Cf. Richard Wagner, « Une communication à mes amis » in Œuvres en prose (Traduites en français par J.-G. Prod'Homme), vol. VI, Éditions d’aujourd’hui, « Les introuvables », 1976, pp.158-163.
83
Quoi qu’il en soit, ce qui nous intéresse maintenant dans cette ébauche
(qui, malgré sa précoce rédaction, ne fut publiée qu’en 1888, après la
mort de Wagner) c’est le dessin du personnage de Marie Madeleine et ses
ressemblances possibles avec la Kundry du Parsifal. D’après l’érudit
wagnérien Karl Heckel59 et selon les mémoires d’Eliza Wille, le jeune
Wagner pensait représenter sa Madeleine éprise d’un amour coupable
envers Jésus de Nazareth, ce qui la situerait d’emblée sur le chemin de
Kundry. Cependant, cela ne va pas se refléter dans son écrit du 48 où,
pendant le premier acte, il identifie le personnage à la femme adultère de
l’Évangile de Saint Jean (VIII, 1-11). Pendant le deuxième acte, qui
commence à l’aube sur les rives du lac de Génésareth, la Madeleine
s’agenouille aux pieds d’un Jésus endormi sous un arbre et, en baisant la
bordure de son manteau, elle révèle sa profonde dévotion envers lui. Un
peu plus tard, elle demandera l’aide de Marie pour devenir la plus humble
servante de son fils et ce second acte finit avec les deux héros du drame
partageant du pain et du vin avec la foule. Pendant le troisième acte,
Marie Madeleine découvre, par hasard, Judas causant avec les pharisiens.
Au quatrième acte, se rapprochant de la table de la Sainte Cène et
demandant à Jésus si Judas agit selon sa volonté, elle comprendra (bien
avant les disciples), sans explications et par un doux geste d’adieux, qu’il
a choisi et décidé volontairement d'entreprendre le chemin du sacrifice.
Peu après, elle se reprochera de lui pour l’oindre, suivant encore l’Evangile
de Saint Jean (XII, 1-11) et contrairement à l’avis de Judas qui considère le
geste comme un gaspillage inutile (Kundry oindra Parsifal de la même
façon pendant le troisième acte du Festival Scénique Sacré). Marie
Madeleine connaît la volonté de Jésus ; nonobstant, elle fait un dernier
effort pour le sauver, demandant l’aide de la femme de Pilate, mais Jésus
le lui reproche et, après lui avoir demandé pardon, elle le suit avec Marie
et Jean jusqu’au calvaire. Lorsque la mort du Nazaréen est proche, Pierre
fera comprendre à Judas que la vraie transfiguration se trouve dans son
sacrifice et non pas dans les miracles, ce que Marie Madeleine avait déjà
59 Cf. Karl Heckel, Jesus of Nazareth — Buddha (TheVictors) — Parsifal, in Derrick Everett, Montsalvat. The Parsifal page, [en ligne]. http://www.monsalvat.no/nazareth2.htm (page consultée le 18 juillet 2012).
84
compris en silence : la pécheresse est la première créature qui découvre
et comprend la nature authentique de la rédemption. Mais il faut faire
attention à une erreur très commune à propos des ressemblances dont
nous parlons : effectivement, Kundry et Marie Madeleine ont des traits et
des gestes communs comme celui de l’onction, respectivement, de
Parsifal et de Jésus, mais cela ne signifie absolument pas que l’on puisse
identifier le Roi du Graal au Christ et c’est Wagner lui-même qui nie cette
identification60.
De même que l’ébauche de Jésus de Nazareth, dans les fragments
posthumes apparus en 1888, nous pouvons trouver le très bref schéma
d’un drame bouddhiste : Les Vainqueurs (Zurich, 16 mai 1856). Et ce n’est
pas par hasard qu’à cette même époque le maître de Bayreuth composait
la partition de L’anneau du Nibelung et modifiait, encore une fois (et elle
ne sera pas la dernière), les vers ultimes de l’immolation de Brünnhilde,
leur imprimant, par l’influence d’un Schopenhauer que maintenant il
connaît en profondeur61, le caractère nettement orientaliste qui se trouve
dans la théorie de la rédemption que nous devons au philosophe : au
moyen de la compassion qui nait en Brünnhilde, lorsqu’elle sent la douleur
d’un monde agonisant, la walkyrie obtient la sagesse, qui va lui permettre
de rompre les chaînes qui l’attachaient au monde du désir et de l’illusion
(Maya). Déjà en dehors de l’eternel devenir (Karma), elle réussira à briser
le cercle infernal des réincarnations (Sansâra) et à atteindre le bonheur
absolu dans cette éternité, authentique et pleine, qu’aucune création de
formes apparentes ne pourra troubler (Nirvana) :
Si je ne conduis plus les héros
vers la forteresse du Walhall,
60 L'après-midi, nous sortons, R(ichard) et moi, pour aller chez Wolzogen dont l'article sur le Bühnenweihfestspiel nous a beaucoup plu ; R(ichard) remarque cependant à mon intention qu'il est allé trop loin en voyant en Parsifal une image du Sauveur: « je n'ai pas du tout pensé au Sauveur ». Cosima Wagner, Journal (Texte établi, préfacé et commenté par martin Gregor-Dellin et Dietrich Mack. Traduit de l'allemand par Michel-François Demet), Paris, Gallimard, 1979, vol. III, p. 218.61 Dorénavant il ne s’agira plus « d’intuition schopenhauerienne », comme dans le cas du Jésus de Nazareth du 48 qui renonce volontairement au monde.
85
savez-vous où je vais ?
je quitte ce monde du désir,
je fuis à jamais ce monde de l'illusion ;
de l'éternel devenir,
je ferme derrière moi les portes.
Vers le monde bienheureux où cessent le désir et l'illusion,
vers le but où s'achemine l'universelle évolution,
s'élance la Voyante,
affranchie de la nécessité de renaître.
Savez-vous comment j'ai pu obtenir la fin bénie de tout ce qui est éternel ?
Les souffrances profondes d'un amour en deuil m'ont ouvert les yeux:
j'ai vu la fin de l'univers62.
Richard Wagner, conçoit Les Vainqueurs suivant une ancienne légende,
recueillie par le linguiste et indologue français Eugène Burnouf dans son
Introduction à l’histoire du Bouddhisme indien63, peut-être conçue pour
condamner l’hypocrisie de la caste brahmanique mais surtout pour
souligner le « principe d’égalité » bouddhiste qui voit dans tous les
hommes des frères et qui arrive, bien entendu, aux femmes qui ne sont
pas exclues de l’initiation religieuse, au contraire : elles sont admises dans
les rangs les plus hauts de la hiérarchie. Le maître de Bayreuth situe son
bref synopsis en prose des Vainqueurs à l’époque immédiatement
antérieure au dernier voyage du Bouddha (Çakya-Mouni), qui précède son
illumination définitive : Prakriti, une jeune tchandala (« paria »,
« intouchable », c’est-à-dire, qui appartient au plus bas degré de l’échelle
sociale et dont le contact est considéré une souillure) brûle d’un amour
impossible pour Ananda, le disciple favori du Bouddha. La jeune femme va
62 Cité par Henri de Lichtenberger, Richard Wagner : poète et penseur, Paris, Alcan, 1898, p. 318.63 Cf. Eugène Burnouf, Introduction à l’histoire du Bouddhisme Indien. Paris, Imprimerie Royale, 1844, pp. 205-210.
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à la rencontre de l’homme saint pour qu’il lui accorde l’union avec Ananda,
ce qu’il accepte sous certaines conditions : elle ne pourra vivre auprès de
celui qu’elle aime qu'en entrant dans son ordre religieux et en portant
avec lui le vœu de chasteté. Lorsque les brahmanes reprochent le
Bouddha d’avoir commerce avec une intouchable, celui-ci raconte
l’existence de Prakriti dans une vie antérieure : elle avait été la fille d’un
fier brahmane ; par orgueil et par vanité, elle refusa l’amour fervent du fils
d’un roi tchandala et railla le malheureux. Ce manque de compassion
devra être expié au cours d’une autre vie qui lui fera connaître les
tourments d’une passion sans espoir, mais où elle apprendra, aussi, que le
renoncement est le seul chemin qui mène à la rédemption et à la
communion du Bouddha (dans la légende originelle des amours d’Ananda
et Prakriti, c’est le père brahmane de la jeune fille, el non pas elle, qui
refuse violemment les prétentions du roi tchandala64). Après cette
découverte, la jeune fille accepte le vœu avec joie et Ananda la reconnaît
comme sa sœur tandis que le Bouddha chemine vers sa rédemption : vers
son Nirvana.
Les analogies entre Prakriti et Kundry sont évidentes. Pour commencer,
ses amours sans espoir envers Ananda et Parsifal ; en plus, le fait
d’existences antérieures qui expliquent la souffrance de la vie présente ;
mais, surtout, ce manque de compassion enfermé dans la raillerie, dans
un rire moqueur et coupable qui doit être racheté par la renonce à fin
d’atteindre le pardon et, avec lui, la rédemption.
Devinez-vous maintenant qui est la merveilleuse et magique créature que
Parzival trouve dans le château étrange, où le conduit sa valeur
chevaleresque? Devinez ce qui arrive et comment tout finira. Aujourd’hui
je ne vous en dis pas davantage! (Lettre de Richard Wagner à Mathilde
Wesendonk d’août 186065).
64 Ibidem, p. 208.65 Richard Wagner à Mathilde Wesendonk : journal et lettres, 1853, 1871. Berlin. Alexandre Duncker éditeur, 1905, vol. II, p. 98.
87
MARIE DE FRANCE ET SES DETRACTEURS.
Gilles SUSONG :
« Puisque j’ai commencé à écrire des lais, nulle peine ne me fera renoncer ». C’est ainsi que L. Harf-Lancner transcrit les premiers vers du Yonec de Marie de France (A. Micha lit de manière plus approximative : « Je continuerai mon ouvrage ») :
Puis que des lais ait commencié
Ja n’iert pus mon travail laissié.
En l’occurrence, rendre le mot travail par « peine » ou « ouvrage » paraît assez anachronique : au XIIème siècle et même plus tard, ce mot, en dehors de son sens strictement technique dans le vocabulaire de la charpenterie et de la forge, connote, littéralement ou métaphoriquement, le supplice, le tourment, la torture. Et on en conclura que dans les deux Prologues de ses Lais, Marie de France exprime une véritable douleur d’écrire, causée d’un côté par le sentiment d’une obligation, d’une contrainte d’ordre moral et même spirituel66, de l’autre par l’expérience de l’hostilité, du dénigrement dont elle est victime de la part de certains de ses contemporains :
« …quand un pays possède un homme ou une femme de grand mérite, les envieux se répandent en calomnies pour diminuer sa gloire : ils se mettent à jouer le rôle du chien méchant, lâche et perfide, qui mord traîtreusement les gens. Malgré tout je ne renoncerai pas, même si les railleurs et les médisants veulent dénigre mon entreprise : libre à eux de dire du mal ! » (Prologue de Guigemar).
I.
Il est à peu près certain que les lais de Marie de France ont été écrits à la Cour d’ Henri II Plantagenêt, le « noble roi si preux et si courtois » salué dans le Prologue général (vv. 43-44). D’ailleurs, même si l’auteure répète qu’elle n’a fait que transcrire des « contes bretons », l’ambiance de plusieurs de ses récits est nettement anglo-normande, comme en témoignent des lais comme Les Deux Amants, situé près de Rouen, ou Milon, dont le héros emprunte la voie maritime Southampton-Barfleur, séjourne au Mont Saint-Michel, etc.
Et quel qu’ait pu être sur les mœurs l’impact des valeurs courtoises, on peut aisément deviner que l’apparition unique (en langue d’oïl) d’une
66 « Quand Dieu vous a donné la science et un talent de conteur, il ne faut pas se taire ni se cacher mais se montrer sans hésitation »- « Pour se protéger du vice, il faut étudier et entreprendre une œuvre difficile : c’est ainsi que l’on s’éloigne le plus du Mal… » (Prologue général).
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écriture féminine a dû susciter jalousies et sarcasmes – d’autant que l’énorme cour itinérante du Plantagenêt est bien connue pour avoir été le théâtre d’innombrables rivalités et complots, provoquant régulièrement chez le souverain d’impressionnantes crises de rage. Le tout culminant avec la mutinerie d’Aliénor et de ses fils.
Ceci dit, il ne faut pas oublier que cette cour n’était pas seulement un formidable panier de crabes, mais aussi un lieu de pouvoir unique où de très grands intellectuels, formés par les meilleurs écoles d’Europe, s’étaient vus confier les plus hautes charges dans les domaines de la diplomatie, de la justice, de l’administration. Ces « intellectuels-bureaucrates », comme les appellent les Anglais, en majorité des prélats richement dotés de bénéfices ecclésiastiques, étaient aussi chroniqueurs et écrivains : à la suite de Pierre Alphonse (règne de Henri Ier Beauclerc) et de Jean de Salisbury (début du règne de Henri II), ils rédigent – en latin, bien sûr – des recueils où se côtoient anecdotes historiques, souvenirs personnels, contes, pamphlets. Ces nugae curialum (« balivernes pour les gens de cour ») se présentent comme des textes récréatifs non dénués d’un arrière-plan critique, destinés aux loisirs du roi et de son entourage. C’est le cas des œuvres de Gautier Map et de Gervais de Tilbury, dans une moindre mesure du recueil épistolaire de Pierre de Blois. A l’intérieur de ces recueils hétéroclites, certains récits peuvent atteindre la dimension de petits romans, comme le Sadius et Galon de Gautier Map. Et l’on a même d’excellentes raisons d’attribuer à certains de ces hauts clercs une partie de ce qu’on désigne aujourd’hui comme la littérature arthurienne latine (ainsi du De Ortu Walvuanii ou de l’Historia Meriadoci)67.
Cette écriture curiale présente trois caractéristiques qui permettent de mieux comprendre ce qui a pu causer le « travail » de Marie :
1. Dans la continuation de la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse, elle est de tonalité nettement misogyne, complètement imperméable aux idéaux courtois ou « arthuriens » : chez Gautier Map ou Pierre de Blois, même le mariage chrétien apparaît comme un piège féminin… D’où le grand nombre de récits mettant en scène des personnages féminins maléfiques : sorcières, enchanteresses, épouses-fées « pré-mélusiniennes » - que les auteurs sont allés chercher dans les folklores gallois ou provençaux.
2. Par extension, si l’on peut dire, ces auteurs se montrent extrêmement réticents vis-à-vis de tout ce qui peut être considéré comme faè – c'est-à-dire, rappelons-le, fantastique, merveilleux. Quand ils explorent le folklore, ils maintiennent généralement une distance « d’ethnographes », comme dit J. Le Goff68, par rapport aux innombrables prodiges qu’ils rapportent. Gervais de Tilbury distingue même soigneusement le merveilleux du miraculeux69. Quant à leurs récits, « arthuriens » ou non, ils tendent systématiquement, comme l’a bien souligné A.K. Bate, à gommer au
67 Mildred Leak Day : Latin arthurian littérature (2009).68 Gervais de Tilbury : Le livre des merveilles (2006), Préface, p. XIII.69 Ibid., p. XI
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maximum le surnaturel, le fantastique, et/ou à l’élucider « rationnellement »70.
3. En conséquence, ces intellectuels, à la fois hommes d’église, courtisans et grands commis de l’Etat, refusent absolument d’être considérés comme des auteurs de fictions (des fabulae, des « mensonges ») : leurs œuvres, narratives ou non, sont des historiae. De même qu’ils rapportent – historein – sans trop y adhérer les fragments folkloriques qu’ils ont recueillis, de même prétendent-ils toujours à l’historicité de leurs récits, même les plus « romanesques », qu’ils présentent le plus souvent comme des interpolations, ou des prolongements, de l’Histoire par excellence, celle de Geoffroy de Monmouth71. De plus, la certitude d’une absolue primauté du latin les conduit à considérer avec un mépris redoublé ceux qui écrivent ou récitent en langue vernaculaire – « l’importun babil des histrions », « les mensonges des fables » (Gervais de Tilbury). Au mieux, ménestrels et « jongleurs » seront considérés comme des « translateurs », adaptant pour leurs pîtreries des miettes de la grande écriture latine. Comme l’écrit l’auteur des Enfances Gauvain :« Sachant qu’il est plus dangereux de commencer une guerre que de la raconter, il est plus difficile d’écrire une historia dans la langue de l’éloquence que de la divulguer en langue vulgaire »72.La même conception s’exprime dans le lai anonyme de Tyolet, à propos des récits athuriens, attribués aux héros eux-mêmes :« Ils les contaient à la cour telles qu’elles [leurs aventures] étaient arrivées. Les savants clercs de cette époque les faisaient mettre par écrit en latin sur des parchemins, parce que viendrait un temps où on aurait plaisir à les écouter. On les raconte maintenant traduites du latin en français »73.
II.Or, c’est précisément à ce dernier paradigme que Marie de France refuse de se conformer :« …j’ai d’abord eu l’idée de composer un bon récit que j’aurais traduit de latin en français. Mais je n’en aurais pas tiré grande estime, car tant d’autres l’ont déjà fait ! » (Prologue général, vv. 28-32)74.Et les contes qu’elle dit avoir versifiés, au prix de « bien des heures de veille », Marie refuse également qu’on les traite de fables. Ce qu’ils disent est vrai, réellement advenu - c’est presque le leit-motiv de son recueil : « les contes que je sais vrais » (Guigemar, v. 19) ;
70 Gautier Map : Contes pour les gens de Cour (1993), Introduction, pp. 65-68.71 Un exemple extrême est fourni par le Draco Normannicus, dont l’auteur, Etienne de Rouen, prétend livrer rien moins que des lettres échangées par Henri II … et le roi Arthur. Soigneusement datée de la mort de la reine-mère Mathilde, cette correspondance voit Arthur, à l’appui du récit de ses exploits, se référer - à Geoffroy de Monmouth ! (M.L. Day, op. cité, p. 249, 257).72 Les Enfances de Gauvain (édit. Philippe Walter, 2007), p. 165.73 Lais féériques des XIIème et XIIIème siècles (édit. A. Micha, 1992), p. 183.74 Marie de France a eu cependant recours à au moins deux sources écrites : un Tristan, et pour son Guigemar, l’Historia Meriadoci (qui doit donc bien être datée du XIIème siècle, et non du XIIIème, comme le croit Philippe Walter).
90
« il me plaît beaucoup de vous dire l’histoire vraie du lai qu’on appelle Le Chèvrefeuille » (vv. 1-3) ; « vous dire toute la vérité que j’en sais » (Eliduc, vv. 3-4) ; « je vous en dirai la vérité » (ibid., v. 28).Or, ces « histoires vraies », on le sait, donnent une très large place au merveilleux, sans le moindre souci de distanciation critique : animaux parlants (Guigemar), lycanthropie (Bisclavret), invisibilité magique (Lanval), métamorphoses (Yonec), résurrection (Eliduc).Quant aux personnages féminins et à leur conception de la sexualité et de l’amour, on remarquera qu’à l’exception de la pucele très « mélusinienne » du Lanval, ils évoluent naturellement dans le surnaturel sans être dotés des pouvoirs habituels de la fée. Et qu’ils sortent, par leurs discours et leurs actes, aussi bien du cadre « courtois » que de celui des stéréotypes misogynes. La suprématie de ces dames tient à la liberté, à la crudité même avec laquelle, pour le meilleur ou pour le pire – comme la reine du Lanval – elles assument leur désir, et prennent souvent l’initiative de la relation amoureuse. Cela peut aller très loin : Lanval est ainsi le seul texte littéraire de la période à aborder le thème de l’homosexualité masculine (vv. 281-282) ; l’héroïne d’Equitan, avant d’essayer sans état d’âme d’assassiner son mari, déclare au roi son amant que « l’amour n’a de valeur qu’entre égaux » (v. 137) ; quant à celle du Malheureux, aux quatre soupirants dont trois meurent et le dernier devient impuissant, elle déclare tranquillement qu’elle n’avait jamais choisi entre eux car « elle ne voulait pas les perdre tous pour l’amour d’un seul » (v. 156)…
III.
Quelques textes, datables des dernières décennies du XIIème siècle, font écho au succès remporté par l’œuvre atypique de Marie de France, comme aux oppositions plutôt violentes qu’elle a par ailleurs suscitées :
a) Roman de Renart, branche Ib, vv. 2389-2395 (édit. J. Dufournet).Le répertoire que Renart, déguisé en « jongleur » ambulant, énumère à Ysengrin, comprend significativement le lai du Chèvrefeuille, à côté de ceux de Merlin, Arthur, Tristan et celui de « Dame Yseult ».
b) Denis Piramus : La Vie de Seint Edmund le rei, Prologue, vv. 1-48 (édit. Kjellman).Ancien trouvère « repenti » de la Cour de Henri II, retiré dans une abbaye anglaise vers 1180, Denis Piramus, on le verra, est le seul à critiquer nommément Marie. Mais il doit bien reconnaître (vv. 39-45) qu’Elle est fort louéeEt ses rimes de tous aimées.Beaucoup l’aiment, nombreux sont ceux qui la chérissent.Ils apprécient beaucoup son livre,
91
Ils se le font lire, ils y trouvent leurs délices,Et bien souvent le font-il réciter.
Mais il a soin d’ajouter que son public est surtout féminin…
c) Gautier Map : Nugae curialum, chpt. II, conclusion. A.K. Bate croit déceler dans les dernières lignes du chapitre II (Distinctio secunda) une allusion hostile à Marie, lorsque l’auteur, après avoir accumulé de nombreux et précieux échantillons du folklore gallois, souligne que ce qu’il propose, c’est de la « matière » brute, « une forêt de mots », foresta faminum et non de fables, fabularum75. Ce qui serait à rapprocher de ce que Gervais de Tilbury, on l’a vu, écrit des fabulae et des « histrions ».
d) Denis Piramus, ibid., vv. 29-38.Toujours dans son Prologue, Denis Piramus s’en prend successivement à l’auteur du roman de Partenopeus de Blois (« Matière de fable et de mensonge/En tout semblable à un songe ») , dont il est admis que les deux héroïnes, Melior et sa sœur Uraque, sont justement des personnages de fées - puis à Marie de France :De même, Dame MarieQui rima, bâtitEt mesura des lais en versQui ne sont pourtant du tout vrais.
e) Gautier d’Arras : Ille et Galéron, vv. 931-936 (édit. Y. Lefèvre).Enfin, le roman de celui qu’on a parfois appelé « le second Chrétien de Troyes » présente, pour notre propos, un double intérêt :- Dans un souci assez naïf d’auto-promotion, il exprime
exactement le même rejet des fabulae et du merveilleux que les auteurs précédents :Ille et Galeron est chose d’importance.Il n’y a ni fantasmagorie ni exagération,Et vous n’y trouverez aucun mensonge.[Alors qu’] il y a des lais tels que ceux qui les entendentOnt tout à fait l’impressionD’être endormis et de rêver.
- Mais l’auteur va plus loin, nous fournissant l’exemple d’une stratégie narrative trop souvent inaperçue, à laquelle le regretté Jean-Charles Payen avait judicieusement donné le nom de conjuration (notamment à propos des continuateurs des premiers Tristan) : soit le désamorçage de la charge subversive contenue dans plusieurs œuvres du XIIème siècle – pas uniquement le Tristan de Beroul, mais sans doute aussi Perceval – obtenu par des récits reprenant les personnages et même les scénarios initiaux, mais en y apportant tout un
75 Op. cité, pp. 48-50.
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ensemble d’altérations et de fléchissements, en procédant aussi à des suppressions partielles, aboutissant à la dénaturation de l’œuvre « inaugurale », dans le but, par exemple, d’en faire l’instrument d’une pieuse propagande…Dans le cas présent, l’éditeur moderne de Gautier d’Arras a montré comment, en commençant par suivre de très près le lai d’Eliduc, de Marie, celui-ci finit par produire un « anti-Eliduc », dont ont disparu non seulement l’atmosphère féérique de l’original, mais aussi le comportement assez lamentable du personnage masculin, bigame et menteur (contrastant avec la noble attitude des épouses), et que Marie de France, elle, avait souligné d’un trait implacable76.
76 Gautier d’Arras : Ille et Galéron (1999), Introduction, p. 20.
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Au pays des Fées.
Pour une excursion au Pays des fées aux marches du Maine,
on se référera au Nouveau guide arthurien Normandie
Maine, Corlet, 2011.
Collectif dirigé par Gilles Susong et Georges Bertin.
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CERCLE D'ETUDES NOUVELLES d'ANTHROPOLOGIE
Les amis arthuriens de René Bansard (C.E.N.A.)",
société savante fondée en 1973.
siège social : Hôtel de Ville. 53110 - Lassay les Châteaux.
Le CENA a pour objet, dans les voies ouvertes par René
Bansard, tous travaux de terrain visant à revisiter les terroirs,
monuments et paysages qui ont contaminé la rédaction des
romans de la Légende arthurienne. L’une des forces de notre
théorie de l’enracinement folklorique de la légende arthurienne
c’est d’avoir mis en évidence l’importance de ce terroir qui,
depuis la plus haute antiquité, est en correspondance avec
l’Imaginaire de la Quête tant à travers des personnages
emblématiques, les saints ermites fondateurs du 6ème siècle que
par l’inscription dans les toponymes, les coutumes locales,
l’architecture religieuse et dans les paysages eux-mêmes du
Passais, région de marches, qui en font « Le pays des Grandes
Merveilles ».
Les chemins de la Quête du Graal passent par le Maine et la
Normandie, du Mont Saint Michel au Mans et de l’abbaye
de Perseigne à Domfront. Ainsi, le culte du Saint Graal est
clairement manifesté dans les traditions populaires des Fêtes des
Lances, au XIIème siècle, à la cathédrale du Mans et dans
nombre de paroisses de son ancien diocèse dont celles de
Champagné (toujours vivante de nos jours) et à Saint Georges de
Rouellé prés de Barenton, paroisse où l’on trouve une légende
arthurienne à « La Fosse Arthour » et nombre de toponymes aux
résonances arthuriennes.
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Nos ouvrages fondateurs ;
La Légende arthurienne et La Normandie, collectif dirigé par Jean Charles
Payen, Corlet 1983.
Les Romans de la Table Ronde, la Normandie… et au-delà, collectif dirigé
par Michel Pastoureau et coordonné par Gilles Susong (1987) élargissant
la perspective à d’autres terrains : domaines germanique, oriental, et
développant des hypothèses qui s’avéreront fécondes. (Corlet, 1987)
Le Guide des chevaliers de la Table Ronde en Normandie rédigé par
Georges Bertin recensant les principaux sites arthuriens des Marches de
Gaule et de Petite Bretagne (Corlet, 1990) suivi d’un livre de photos et
d’estampes sur le même thème Promenades en Normandie avec Lancelot
du Lac.
Sont parus ensuite proposant des synthèses ou de nouvelles pistes sur les
réceptions arthuriennes de G Bertin :
Bertin. G, La Quête du saint Graal et l’Imaginaire, Corlet, 1998. Préface de
Gilbert Durand, La Pierre et le Graal, Vega, 2007, De la quête du Graal au
Nouvel Age, Vega, 2010.
Et la revue Herméneutiques sociales, ISSN 1290-8649 a
publié :
N° 1 : L’Imaginaire du temps, novembre 1998,
N° 2 : Graal et Pentecôte, avril 1999,
N° 3 : L’Imaginaire de l’eau, mars 2000,
N° 4-5 : L’Imaginaire de l’invasion, mars 2001,
N° 6 : Tristan et Perceval, juillet 2003,
N° 7-8 : Racines et réceptions de la Légende arthurienne, septembre 2007,
N° 9-10 : Un glossaire arthurien, novembre 2009.
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Auquel il convient d’ajouter un Lancelot du Lac, actes d’un colloque
international tenu à Rânes en 1990, et organisé par l’ODC Orne Animation,
éd. L’Orne Littéraire, en cours de réédition.
En 2011, le CENA a publié, chez Corlet, un Nouveau Guide arthurien
Normandie Maine élargissant son enquête à de nouveaux espaces, 31
sites arthuriens sont dés lors recensés accompagnés de panneaux in situ
en Nord Mayenne.
L’association CENA organise chaque année, à Lassay les Châteaux, son
siège social, des journées d’étude, séminaires et colloques sur la Légende
arthurienne ses racines et réceptions.
L’association propose également des visites guidées par ses
conférenciers pour une découverte sensible, historique et et
mythologique du Pays de Lancelot du Lac. Elle édite depuis 1983 un
dépliant présentant les principaux sites arthuriens des marches du Maine
de Bretagne et de Normandie. Nous contacter.
Un dépliant en quadrichromie « Au pays de Lancelot du Lac »a été
édité recensant les sites arthuriens en Normandie Maine et sur les
Marches de l’Ouest, il est à la disposition des visiteurs, nous le demander
ou dans les Offices de Tourisme de La Ferté Macé Domfront Bagnoles de
l’Orne, et à la Mairie de Lassay (Médiathèque & SI).
Pour nous contacter : s’adresser au Président, Georges Bertin,
31, rue Proust.49100 – Angers. georges.bertin49 @ gmail.com
Tél 0647511174
4ème de couverture
GENTES DAMES ET MECHANTES FEES.
Tu te trompes, roi Arthur. Reconnais que tu as toujours ignoré ce qu’est vraiment une femme, et quelles sont ses pensées.
Arthur et Gorlagon, récit du XIIème siècle.
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« Nouvelles figures mythiques » élaborées à la même époque que les premiers récits arthuriens, les fées hantent depuis l’espace et la mémoire des marches Normandie-Maine ;
Figure qui, ainsi que le rappelle Sylvain Ferrieu, n’est pas apparue brusquement vers le XIIème siècle. Au contraire, sa préhistoire est longue, qui voit de très anciennes divinités païennes évoluer et « s’amalgamer » au gré d’une confrontation le plus souvent conflictuelle avec le christianisme triomphant. D’autant que, quelle que soit sa nature, bénéfique ou menaçante, la fée apparaît toujours comme une « maîtresse femme ». Son incarnation la plus tardive et la plus achevée, Mélusine, est ainsi définie comme « une femme de tête et de pouvoir » par Françoise Clier-Colombani, qui montre d’autre part que la distinction entre « fées marraines » et « fées amantes » est bien moins tranchées qu’on ne l’a d’abord cru. Plusieurs récits lui confèrent, ainsi que le souligne Catalina Girbea, une place qui transcende largement ces deux fonctions : elle est celle qui transmet au héros les armes et l’équipement dont dépendra sa vocation. Maîtresse – pour ne pas dire prêtresse ! – de l’adoubement, elle se retrouve de ce fait « aux fondations mêmes de la chevalerie ».
Georges Bertin propose, lui, un « cadre » plus vaste, de structure ternaire, faisant correspondre certains de ces personnages (comme « les trois Yseult ») au « triple visage du temps » et ce jusqu’à l’auteur d’Arcane 17, André Breton.
La fée naît, a-t-il été dit, d’un processus « d’amalgame ». Catherine Guillou et Fatima Guttierez – l’une pour le Moyen-Age, l’autre pour les temps modernes – développent chacune une approche dont l’intérêt est d’avoir été prélevé au cœur de l’imaginaire chrétien, et non païen : Marie-Madeleine, figure elle-même multiple qui, après être apparue comme en filigrane de plusieurs romans de chevalerie, ressurgit dans le Parsifal de Wagner pour dessiner une des multiples facettes de Kundry, personnage composite au plus haut point, auquel Fatima Guttierez restitue pourtant ce qu’elle nomme son « imposante cohérence ».
Mais pourquoi le seul auteur féminin (en langue d’oïl) « d’histoires féériques », Marie de France, parle t-elle de cette écriture comme d’une entreprise dénigrée, contrecarrée, presque douloureuse ? Quelques textes de contemporains hostiles à la poétesse, réunis par Gilles Susong, donnent à penser qu’au temps de l’amour courtois, l’antiféminisme a pu prendre aussi la forme d’un « antiféérisme »…
Gilles Susong, directeur scientifique.
Ouvrage composé d’après la 3ème Rencontre Arthurienne Normandie-Maine,
organisée avec l’aide de la Ville de Lassay les Châteaux
A Lassay-les-Châteaux (53) – 22-23 septembre 2012.
Editions CENA. ISSN 1290-8469
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