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L LES HUMANITAIRES : : U UNE CULTURE DU S STRESS ? ? ACTES DE COLLOQUE Jeudi 17 juin 2010 De 9h à 17h30 Conservatoire National des Arts et Métiers Amphithéâtre Jean Prouvé 292 rue Saint Martin 75003 Paris Edité par Action contre la Faim Date : septembre 2010

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Jeudi 17 juin 2010

De 9h à 17h30

Conservatoire National des Arts et Métiers

Amphithéâtre Jean Prouvé

292 rue Saint Martin

75003 Paris

Edité par Action contre la Faim

Date : septembre 2010

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Action contre la Faim et la Chaire Santé et Développement du Cnam ont organisé le jeudi 17 juin 2010 un colloque intitulé « Les humanitaires : une culture du stress ? ».

Afin de pouvoir continuer les réflexions au-delà de cette journée, Action contre la Faim a décidé de publier les actes de ce colloque. Ces actes devaient être un document exhaustif, reprenant l’ensemble des interventions et des échanges ayant eu lieu.

Malheureusement, suite à des problèmes d’enregistrement, nous ne pouvons éditer que la transcription d’une partie des échanges de la matinée.

Dans ce contexte, vous trouverez dans ce document les interventions complètes de quelques personnes. Pour les autres interventions, vous trouverez des textes rédigés a posteriori ainsi que les présentations déroulées lors du colloque.

Ce document n’est donc pas exactement une transcription des minutes du colloque mais nous espérons avoir réussi à retranscrire les idées principales exprimées lors de cette journée.

Bonne lecture !

Contact [email protected]

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SOMMAIRE

OBJECTIFS ET ENJEUX ......................................................................................................................................4

INTRODUCTIONS ................................................................................................................................................ 5

Introduction de François DANEL ....................................................................................... 5

Introduction de Cyril COSAR ............................................................................................. 7

TABLE RONDE 1 : LES STRESS DES HUMANITAIRES : QUELS ENJEUX ? ............................................ 10

Plusieurs formes de stress, la prise de conscience du CICR dans les années 90, Barthold BIERENS de HAAN ........................................................................................... 11

Extrait des échanges avec la salle................................................................................................................. 15 Biographie / Bibliographie : ......................................................................................................................... 19

L’ « Afghanisation » : une illustration clinique des stratégies collectives de défense chez les humanitaires, Christophe DEMAEGDT............................................................ 19

Biographie / Bibliographie ........................................................................................................................... 26

Stress : une étude au retour de mission humanitaire, Carine MENGUY ..................... 27 Biographie .................................................................................................................................................... 28 Support de présentation de l’intervention..................................................................................................... 29

TABLE RONDE 2 : INDIVIDU vs ORGANISATION : QUELS LEVIERS POUR QUELLES RESPONSABILITÉS ?......................................................................................................................................... 40

Un détour par les missions polaires : enjeux, réflexions et responsabilités, Amaury SOLIGNAC ......................................................................................................................... 41

Biographie / Bibliographie ........................................................................................................................... 48 Support de présentation de l’intervention..................................................................................................... 49

La « gestion des modes mentaux » : faire face aux situations complexes et incertaines, Jean-Louis PRATA............................................................................................................. 59

Biographie et Pour en savoir plus................................................................................................................. 60 Support de présentation de l’intervention..................................................................................................... 61

Interventions de RESONANCES HUMANITAIRES ....................................................... 71 Présentation de l’association ........................................................................................................................ 71 Intervention d’Eric GAZEAU, directeur fondateur :.................................................................................... 71 Intervention de Laurent ELIASZEWICZ, consultant bénévole ................................................................... 72

Stress des humanitaires, quel rôle pour les professionnels RH ? Cécile de CALAN... 73

TABLE RONDE 3 : SENSIBILISER, ÉVALUER, AGIR… QUE FONT DIFFÉRENTES ONG ?................... 75

Intervention de Nicolas VEILLEUX ................................................................................. 76 Biographie .................................................................................................................................................... 76 Abstract ........................................................................................................................................................ 76

La gestion du stress au CICR, René BOECKLI.............................................................. 76 Biographie .................................................................................................................................................... 77

Intervention de Cyril COSAR ........................................................................................... 78 Biographie .................................................................................................................................................... 78 Abstract ........................................................................................................................................................ 78

Gestion du stress et soutien du personnel humanitaire: N’oublions pas les équipes nationales, Laetitia CLOUIN............................................................................................. 79

CLOTURE, Jade LEGRAND ........................................................................................... 82 Biographie .................................................................................................................................................... 85

Coordonnées des intervenants et discutants .......................................................................................................... 86

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OBJECTIFS ET ENJEUX

Laissant de côté le sujet du traumatisme et des répercussions psychologiques aigües consécutives aux incidents de sécurité, des ONG francophones se sont interrogées pour la première fois sur l’état de leurs équipes, sur leurs responsabilités, et ont partagé les différentes solutions mises en œuvre pour prendre soin des humanitaires.

Travaillant dans des contextes parfois difficiles, les humanitaires exercent un métier réputé à risque, notamment psychologiquement : risques d’épuisement psychique, accumulation d’émotions douloureuses face aux victimes, frustration et impuissance érodant la motivation et l’énergie.

Aux frontières d’un engagement qui pose perpétuellement question, aux confluences de débats mélangeant éthique et pertinence des actions, le métier d’humanitaire est aussi une expérience de collectivité et d’inter-culturalité dans des conditions de vie difficiles. Autant de sources d’émotions intenses propres à dépasser souvent les capacités de gestion de ses acteurs et à mettre en danger leur intégrité tant psychique que physique. La notion de stress, déjà largement reconnue et présente dans le discours des humanitaires, revenant du terrain, vient faire écho au débat actuel sur les risques psychosociaux dans les entreprises au sens large. Cependant, nous découvrons une grande hétérogénéité de pratiques, de risques et même des discours lorsque l’on se penche sur ces notions.

De quel diagnostic parlons-nous ? Quelles sont les conséquences pour les humanitaires, leur activité, leur mandat ? Quelle marge de manœuvre possède une ONG pour se saisir de cet enjeu ? Que proposent certaines d’entre elles ?

C’est pour tenter de répondre à ces questions que différents acteurs et ONG se sont réunis et ont débattu, afin de partager des points de vue, des pratiques et peut-être des projets communs.

Modérateur

Alain CHABOD, journaliste, ancien rédacteur en chef à France 3, grand reporter à l'international et créateur d’EUROPHEBUS, production de reportages et

documentaires à l’international

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INTRODUCTIONS

Introduction de François DANEL

« Bonjour à tous. Je suis François DANEL, le directeur d’Action contre la faim. Je suis heureux de vous accueillir pour ce colloque. Je suis heureux aussi d’être aux côtés de Jaques LEBAS, qui en fait est le véritable hôte de cette réunion puisque c’est le CNAM aujourd'hui qui nous accueille, qui nous a facilité cette démarche. Merci beaucoup, Jacques, d’avoir permis que cette journée existe. Le stress et la souffrance au travail, on en entend beaucoup parler, on en entend beaucoup parler dans les journaux, on en entend beaucoup parler dans les grandes entreprises. Le législateur est intervenu et intervient d’une manière un peu coercitive pour contraindre les organisations et les employeurs à prendre en compte ce phénomène. Mais pour le grand public, il n’est peut-être pas évident qu’il y ait du stress dans les organisations humanitaires. Et pourtant, c’est un véritable enjeu pour les ONG, avec une sorte de paradoxe. J’ai donné deux noms à ce paradoxe : le paradoxe du sauveteur et le paradoxe du cordonnier. Pourquoi le paradoxe du sauveteur ? Parce que notre mission d’humanitaires, en tout cas pour beaucoup d’entre nous, c’est de soulager les souffrances des plus vulnérables, quelques fois en France, et le plus souvent de par le monde dans des endroits assez éloignés. C’est vraiment notre mission d’aller vers les autres et d’intervenir dans ce mandat-là. Le paradoxe pourrait être qu’à trop sauver, à trop aider les autres, on se perde soi-même. C’est cette menace-là que l’on va examiner aujourd'hui. Le paradoxe du cordonnier, c’est tout simplement que beaucoup des organisations comprennent des gens du domaine médical, qui sont préoccupés de la question psychologique, et paradoxalement, se perdent eux-mêmes dans leurs interventions. En tout cas, il y a un risque sur ce sujet-là, et donc, c’est en partie ce qui nous réunit aujourd'hui. Ce risque, pour les humanitaires, il existe depuis longtemps, depuis que l’humanitaire existe, mais aujourd'hui, j’ai l’impression qu’il y a une accélération sur deux registres, sur celui du quantitatif puisqu’il y a aujourd'hui de plus en plus de travailleurs humanitaires de par le monde, et l’intervention au Darfour en a été une illustration extrêmement forte, et puis, un autre axe d’accélération au niveau de l’intensité de l’engagement, au niveau de l’intensité des risques. En tout cas, à Action contre la faim, on voit un certain nombre de paradoxes, c'est-à-dire que plus les besoins humanitaires sont importants, plus l’accès aux populations est difficile, se fait dans des conditions particulières. Malheureusement, les contextes du Tchad, du Darfour, de la Somalie, nous l’ont rappelé encore très récemment. Cette question de la santé mentale, de la souffrance au travail, de l’engagement peut-être excessif, elle est plus que d’actualité pour tous les travailleurs humanitaires aujourd'hui.

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Donc, l’enjeu, à la fois pour les individus, et pour les dirigeants des organisations, il est, je pense, de plus en plus de se préoccuper de cette question, de l’intégrer dans la gestion de nos organisations. Je pense que le véritable enjeu pour nous, il est d’avoir des personnes qui sont engagées. Vous verrez que je terminerai cette petite introduction par une proposition, une intuition, une conviction. Mais notre enjeu est de faire en sorte que cet engagement, ce côté noble des humanitaires puisse exister, et qu’en même temps, on puisse préserver les individus dans la durée pour qu’ils puissent continuer leur engagement. De surcroît, pour les dirigeants d’organisations humanitaires, je pense qu’il y a un vrai enjeu aussi de responsabilités, un enjeu légal qu’on ne peut pas négliger. L’autre composante, c’est les individus, c’est les gens qui travaillent eux-mêmes dans les organisations et qui sont en partie responsables aussi quelques fois de cet engagement excessif, de cet excès de travail qui peut nuire à leur santé mentale et physique. Il faudra aussi qu’on ne pose des questions aujourd'hui de comment on travaille avec les individus eux-mêmes. Cette tendance, elle est forte, et aujourd'hui, je suis extrêmement heureux qu’Action contre la faim puisse être à l’origine de ce colloque, de cette réflexion partagée. Je remercie Cyril COSAR, qui est avec nous depuis plusieurs années. Là aussi, je suis fier qu’Action contre la faim se soit emparée de ce sujet depuis plusieurs années avec le recrutement de Cyril, qui est à nos côtés depuis plusieurs moments déjà, et qui se préoccupe de cette question-là. Évidemment, il s’en préoccupe lui-même, avec toute son expérience et sa référence et sa formation, mais ce qui est original dans l’expérience d’Action contre la faim, c’est qu’il y a une sorte de diffusion de cette préoccupation autour d’un groupe débriefing, donc de gens qui ne sont pas des spécialistes de la question, une vingtaine de personnes qui, animées par Cyril, interviennent dans des débriefings évidemment suite à des enjeux de sécurité, des incidents de sécurité, mais d’une manière beaucoup plus récurrente, interviennent pour des débriefings émotionnels d’un grand nombre d’expatriés qui reviennent du terrain. Je suis content qu’on soit un peu à la pointe de ce sujet-là, qu’on organise ce colloque qui est une première mondiale ai-je cru comprendre, en tout cas dans le monde francophone. En tout cas, il y a longtemps qu’il n’y a pas eu ce type de colloque et en France, ça n’a pas existé jusqu’à présent. Ça me parait extrêmement utile qu’ensemble, on puisse réfléchir à cette question et sans doute ébaucher des pistes de recommandations pour les gens qui travaillent dans ce milieu. Et moi, comme dirigeant d’organisation, ça m’intéresse beaucoup d’avoir quelques recommandations de vous-mêmes et des gens qui participeront à cette table ronde. Je voudrais conclure par une note positive et la fameuse intuition dont je vous parlais tout à l’heure qui est que, effectivement, il y a beaucoup de stress, il y a beaucoup d’investissements dans ce milieu humanitaire, mais moi, je suis témoin aussi tous les jours de gens qui reviennent du terrain ou de gens qui partent sur le terrain avec la banane, avec le sourire aux lèvres, et je me demande si, comme facteur limitant du stress, on ne pourrait pas inventer le concept d’engagement maîtrisé, une sorte de

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ressources antistress qui permettrait de s’engager, mais avec une certaine limite, une certaine maîtrise, et qui ferait qu’on pourrait son boulot d’humanitaire engagé, avec du sens. C’est ça pour moi la ressource principale qu’il va falloir cultiver tout en la limitant et tout en la maîtrisant dans le temps. Je suis content de passer la parole à Cyril et je remercie encore Jacques de nous accueillir aujourd'hui au Cnam. Merci. »

Introduction de Cyril COSAR

« Merci beaucoup pour ces introductions. Je vais commencer un peu de but en blanc. Je vais commencer par vous lire un mail que j’ai reçu il y a quelques semaines et qui illustre de façon assez précise cette question de souffrance, de difficultés, de questionnements, d’incertitudes, que les humanitaires peuvent ressentir sur le terrain.

« Bonjour Cyril, Je t’écris parce que je traverse un moment difficile ici depuis mon arrivée. Il me semble que je fais un début de dépression. Si je me souviens bien, tu es la personne à contacter dans ce genre de situation. Voici un peu ce qui m’arrive. - Sentiment d’isolation malgré le fait qu’on soit plusieurs dizaines d’expatriés. - Fatigue constante, mais difficultés à dormir. - Retrait de la vie sociale en dehors du travail, je suis mal à l’aise en groupe, je préfère m’isoler. - Incapacité à prendre des décisions professionnelles, impression de tourner en rond, manque de confiance, anxiété, impression que je ne suis pas assez opérationnel, que je fais mal mon travail. - Suis déçu de moi-même, me sens faible et pas à la hauteur. Pourquoi est-ce que les autres arrivent à fonctionner et moi pas ? - Partage entre l’envie de rester et essayer de m’améliorer pendant les quelques semaines qu’il me reste, et l’envie de partir au plus vite pour retrouver mon énergie et la personne que j’étais. Cette mission est mon retour au terrain après deux ans sur un poste fixe en Europe. J’avais fait trois ans de terrain auparavant. Je remarque aussi que cette fois-ci, la souffrance des bénéficiaires a un impact plus fort sur moi que dans mes autres missions et j’ai beaucoup de mal à le supporter. Je n’ai pas encore parlé autour de moi ici, parce qu’il me semble que tout le monde est débordé. On vit tous dans les mêmes conditions alors j’ai un peu honte d’avouer ma faiblesse par rapport aux autres, surtout ceux qui sont ici depuis longtemps et qui continuent à travailler dur. Merci d’avance et salutations. »

J’ai choisi ce mail parce que je trouve qu’il est d’une rare précision et d’une rare exhaustivité sur l’ensemble des difficultés qui peuvent être ressenties. Je le trouve extrêmement percutant. Je voulais le transmettre à votre écoute, pour introduire un peu le sujet de cette journée.

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Parfois, quand on parle beaucoup d’incidents, de guerres, de traumas, on met de côté une autre souffrance, plus large, plus compliquée, plus silencieuse, plus chronique, plus massive aussi dans le sens du nombre de personnes touchées, qui est celle d’une… stress. On ne sait trop comment l’appeler en définitive, ce mot-là est hyper imprécis. Le stress, ça veut dire plein de choses et tout le monde a sa petite définition, ses définitions entre le langage courant, le langage technique, professionnel. Ma façon à moi de vous présenter le stress dont je veux vous parler, c’est à travers ce type de mails, ce type de souffrances, de questionnements. Il y a de la culpabilité, de la honte, une forme d’indécision, une perte d’élan bien sûr vital, mais une perte aussi de sens, d’engagement, de capacités à faire les choses. Ce qui rejoint en fait les différents axes de préoccupations qu’on a autour de cette question du stress des humanitaires. C’est de se dire qu’il y a une question éthique, déjà. Aller consommer son énergie, voire se brûler au sens du burn-out, au profit des autres, ça pose des questions. Ça pose des questions aussi par rapport à la responsabilité que les ONG ont d’aller amener des gens aussi à se détériorer en quelque sorte. Une question d’efficacité, cette personne le dit parfaitement bien, une capacité à prendre des décisions professionnelles. On sent qu’il y a un impact qu’on peut relier directement aux bénéficiaires, donc à l’action de soignant et d’intervenant sur le terrain. Avoir du mal à prendre des décisions professionnelles, avoir du mal à travailler, c’est aussi faire moins bien son travail, répondre de façon moins bonne à cet engagement et à cette préoccupation qu’on a pour les bénéficiaires et les populations. C’est une question de santé aussi. Vous voyez que cet expatrié parle de début de dépression. C’est son autodiagnostic. Peu importe qu’il soit bon ou non, la question est de se dire que cette personne est en souffrance, dans une souffrance particulière, qu’elle s’est perdue de vue. Elle dit qu’elle a envie de partir pour retrouver la personne qu’elle était. C’est donc une question de santé. On peut s’attendre à ce que cette personne, éventuellement – et je le vois très souvent – développe des maladies, soit plus vulnérable aux différentes bactéries, aux différents microbes, aux différents virus qui passent. Du coup, il y a un enjeu de santé puisque derrière, il va falloir répondre à cette forme de décompensation somatique. Donc, des enjeux éthiques, des enjeux de responsabilités, d’efficacité, des enjeux de santé. Cette journée, où on va parcourir selon différents axes cette notion de stress, c’est l’occasion de mettre en commun, c’est l’occasion d’échanger. Cette salle est pleine de gens qui sont, au sens large, investis dans les questions humanitaires et de soins aux autres. J’aimerais qu’on échange, déjà nous, aux tables rondes, avec les intervenants et les discutants, mais aussi avec la salle. Beaucoup de choses vont venir de vous, doivent venir de vous. Il faut absolument qu’on ait cette dynamique et cet esprit d’être sur une espèce de grande table ronde collective et qu’on puisse se poser des questions et échanger. On parlait d’une des premières fois où on a la possibilité de s’interroger ensemble sur cette question. Pas mal d’ONG différentes sont présentes. C’est l’occasion de voir comment on fonctionne, notre degré de préoccupation, nos petites techniques, nos outils, notre façon d’y répondre, notre esprit par rapport à ça, mettre des choses en commun.

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J’espère à l’issue de cette journée qu’on s’identifiera mieux entre nous en termes de gens préoccupés par ces questions là et peut-être qu’on trouvera des synergies ou des façons de travailler ensemble, des façons de se rapprocher et d’accélérer un peu la réponse à cette préoccupation en mettant en commun nos savoirs, nos expériences et en dégageant des pistes de travail collectives et mutualiser un peu les efforts qui doivent être faits au profit des personnes engagées sur le terrain. On parle beaucoup d’expatriés et je voudrais terminer là-dessus. Le personnel humanitaire, ce n’est pas que les expatriés. C’est les gens du siège par exemple, qui ont été expatriés pour la plupart, mais pas forcément, qui sont soumis à pas mal de pressions, de responsabilités. C’est énormément, et par le volume surtout d’abord, les salariés nationaux. Vous savez que, pour Action contre la faim, pour un expatrié envoyé sur le terrain, il y a dix salariés nationaux embauchés dans chaque pays de chaque mission. Si les contextes et les conditions de travail ne sont pas exactement les mêmes et qu’on peut penser les choses de façon différente, beaucoup de choses se ressemblent, beaucoup de choses sont abordées aussi auprès d’eux et une forte responsabilité nous est donnée de nous préoccuper aussi de la façon dont on travaille avec eux, dont on leur demande de travailler, dont ils pensent à la fois leur engagement et l’équilibre entre leur vie personnelle et leur vie professionnelle. On aura peut-être quelques illustrations d’expériences de terrain par rapport à ces questions-là. Je souhaite en tout cas vraiment vous inviter à le faire. Pour conclure, cette préoccupation des humanitaires, c’est beaucoup de gens, beaucoup de gens différents, beaucoup de situations et de contextes différents, mais une responsabilité, je dirais, unique en tant qu’organisation, en tant qu’employeur, de porter un regard, de lever des tabous s’il y en a, s’il y en avait, d’approfondir les choses et de communiquer. C’est un peu l’esprit de cette journée. Communiquons autour de ces choses-là.

Je vous remercie. »

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TABLE RONDE 1 : LES STRESS DES HUMANITAIRES : QUELS ENJEUX ?

Prise de conscience déjà ancienne, le stress est entré dans le discours d’acteurs de terrain dans les années 1990. Mais de quel type de stress parle-t-on ? Faut-il parler du stress ou bien des stress ? Quels sont ces risques ?

Quel est l’état de santé mentale des humanitaires lorsqu’ils reviennent du terrain ? Quels mécanismes d’adaptation ont-ils dû mettre en place pour pouvoir continuer à opérer dans les contextes si particuliers de la crise humanitaire ?

L’engagement humanitaire attire-t-il des profils particuliers ? Existe-t-il des souffrances spécifiques à ces individus confrontés à ce travail atypique ? Entrons-nous dans la question, actuellement très débattue, de la souffrance au travail ou bien devons-nous nous limiter aux caractéristiques propres du terrain humanitaire ?

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Plusieurs formes de stress, la prise de conscience du CICR dans les années 90, Barthold BIERENS de HAAN

« Ce n’est pas tout à fait une première quand même, un tel séminaire, François. Attention ! Depuis des années, des humanitaires se réunissent pour discuter du stress qu’ils vivent sur le terrain. C'est la première fois, et c’est pour ça que j’aimerais remercier Cyril et François, c’est la première fois qu’on parle du stress en écartant le stress traumatique. Ça, c’est l’important. C'est-à-dire qu’on décide que le rapproché de la mort ne va pas être le sujet principal de notre conversation de la journée. Et ça, c’est important. Pourquoi c’est important ? La lettre que Cyril vient de lire en est la confirmation, une magnifique lettre qui résumé parfaitement la souffrance de l’humanitaire sur le terrain. On peut quand même rajouter qu’il y a de nombreuses années, un humanitaire n’aurait jamais osé écrire cette lettre. Donc, on progresse. Il ose sortir ses émotions. Il n’y a pas, à l’évidence, d’image de mort dans cette lettre, mais il y a une grande souffrance. Nous sommes ici aujourd'hui pour nous demander comment est-ce qu’on répond à une telle lettre et est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de partager nos expériences, de nous solidariser et d’essayer de trouver quelle est la meilleure réponse. Cette lettre-là, je ne pense pas qu’un employé de France Télécom l’écrit, même s’il est très malheureux dans son boulot. Je ne pense pas qu’un employé de la Société Générale l’écrit, même s’il est très malheureux. Donc, on a une spécificité dans l’humanitaire. Voilà, ça, c’est en guise d’introduction. J’ai vingt minutes, je ne vais manger mon temps. Je dois ce que je vais vous dire à l’écoute que j’ai pu faire de nombreux humanitaires. Naturellement, j’aimerais les remercier : tous les humanitaires du CICR, où j’ai travaillé dix ans, puis les humanitaires de la Croix-Rouge française, et ensuite, ceux que j’ai pu rencontrer grâce à Résonances humanitaires, les humanitaires qui reviennent et qui ont tant de peine parfois à se réintégrer dans la société qu’ils ont quittée. Ils ont tant de peine souvent parce qu’ils oublient ou ne savent pas pourquoi est-ce qu’ils sont partis. Ils ne savent pas qu’ils sont partis souvent dans une forme de fuite, dans une forme d’essayer de résoudre un problème personnel qui forcément, va se retrouver devant leurs yeux au retour. Ces humanitaires-là, sans eux, je n’aurais pas pu vous dire ce que je vais dire maintenant. Maintenant, j’aimerais, si vous voulez bien, que vous veniez avec moi faire une mission dont j’ai retrouvé le récit dans ce petit carnet qui m’a éclairé sur la souffrance des humanitaires. Il faut que vous vous reportiez avec moi en ex-Yougoslavie en octobre 1995. Les accords de Dayton ne sont pas encore signés. Les kraynas sont tombés. On sent que la paix s’approche, mais elle n’est pas encore là. Sarajevo reste une ville menaçante. Le directeur des opérations du CICR avec, à l’époque, le chef de la région, me dit : « Ce serait bon, mon cher, que tu ailles faire une tournée en ex-Yougoslavie pour essayer de voir comment est-ce qu’on pourrait atténuer le stress des humanitaires ».

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À l’époque, nous étions complètement ciblés par le stress traumatique puisque le CICR avait vécu, en mai 1992, une catastrophe qui l’avait ébranlé profondément : l’un de ses cadres les plus aimés, les plus réputés, les plus sympas, avait été pris pour cible à l’entrée de Sarajevo en venant de Pale avec tout son convoi et avait été tué par un missile. Le CICR était sous le choc à l’époque. Déjà avant, au moment des retours d’Afrique de l’Ouest, du Nigeria, les humanitaires revenaient bouleversés par ce qu’ils avaient vu sur le terrain. Mais cela nous rapporte quand même toujours au trauma de la mort. Là, le directeur général du CICR, qui était Peter FUCHS, un médecin, avait dit « Ça ne peut plus continuer comme cela, il faut faire une cellule de crise, une cellule de réflexion pour savoir comment est-ce qu’on pourrait mettre en place quelque chose ». On était alors en 1992. J’étais dans cette maison comme chirurgien, pas du tout comme psychiatre, mais la psychiatrie m’intéressait quand même toujours et on s’est retrouvé, avec une autre personne, qui s’appelait Martine BOURQUIN, qui elle, avait vécu une blessure grave, personnelle, lors d’une mission avec MSF en Afghanistan… Ce n’est pas anodin de dire que ce sont ces deux personnes, qui avaient vécu eux-mêmes, dans leur chair, la souffrance de l’humanitaire, qui se retrouvent dans le groupe de travail pour réfléchir à quelle est la meilleure structure à mettre en place. La deuxième personne, c’était moi. J’avais fait une toute première mission au Vietnam en 1968 et au retour, ma mère ne m’a pas reconnu. Ma mère m’a dit « Tu ressembles à un Vietnamien, tu as perdu 12 kilos. Qu’est-ce qui t’es arrivé ? » Il m’était arrivé que dans cette mission, j’avais trouvé bon de me coucher pendant dix jours, alors que je ne le fais jamais, avec une grippe incroyable et que j’avais été inopérationnel pendant plus de dix jours. Au retour, je me suis dit « Mais qu’est-ce qu’il t’arrive ? Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Naturellement, on n’était pas du tout préparé aux missions humanitaires à l’époque. Il fallait s’en sortir comme on pouvait. Mais un médecin qui part pour trois mois et qui est immobilisé pendant quinze jours, ce n’est vraiment pas très efficace. Je revenais avec ce souvenir en me disant « il faut essayer de réfléchir à ça ». Revenez avec moi maintenant pour la mission ex-Yougoslavie. On l’avait préparée pour que j’aille dans toutes les délégations –il y en avait huit ou dix – que je voie tout le monde et que j’essaie de faire un bilan du malheur, de la souffrance des humanitaires sur le terrain. J’avais tout de même dans la tête une petite idée, c’est qu’il fallait en principe arriver à changer la culture – on retrouve le mot « culture » - la culture du stress… ce n’est pas tellement la culture du stress notre problème, c’est la culture de l’entreprise. L’entreprise doit intégrer dans sa culture que la souffrance fait partie du travail sur le terrain. Si bien que les gens, à ce moment-là, peuvent l’avouer, l’admettre, comme ils le font à Cyril, ils ne sentent plus lâches ou perdants ou paumants ou malades. Ils ne sont pas des névrosés traumatiques comme l’aurait dit le professeur CROCQ. Pour lui, le stress, ce n’était pas tellement important, c’est la névrose traumatique qui comptait. Nous, on s’est raccrochés furieusement au terme de stress, parce qu’il nous convenait pour essayer d’utiliser un vocable qu’on pourrait partager entre nous pour dire ce qui n’allait pas sur le terrain.

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La découverte si vous voulez de la mission ex-Yougoslavie, c’est qu’il n’y en avait pas qu’un seul, de stress. Le problème de cette lettre que reçoit Cyril, qui normalement aurait dû être envoyée au chef de délégation sur le terrain, c’est de se dire « Mais qu’est-ce qu’il a, mon gars ? Qu’est-ce qu’il a et comment est-ce que je vais pouvoir l’aider ? ». C’est pour cela que nous sommes partis avec l’idée qu’il n’y a pas qu’un stress, il y en a plusieurs. En plus de ça, nous sommes partis avec l’idée du schéma tout simple : RIM. Il faut reconnaître les signes du stress, il faut identifier de quel stress il s’agit, et il faut manager le stress sur le terrain. RIM. Parce que nous verrons tout à l’heure que les humanitaires, lorsqu’ils vont mal, c’est du terrain qu’ils attendent la réponse, pas du siège. Donc, nous commençons la mission à Zagreb. Au CICR, ça s’appelle un état-major. Ça fait un peu militaire, mais on réunit dans une seule délégation tous les chefs de mission et là, ils discutent des opérations. Le chef des opérations m’avait dit « Tu as une heure, vas-y, parle de ton truc ». Bon, je suis arrivé tremblant, parce qu’ils sont toujours impressionnants, ces messieurs, ils sont là depuis longtemps, ils ont toute une expérience. Je me suis dit « Mon Dieu, qu’est-ce que tu vas leur dire ? ». J’ai dit « Écouter, je suis là pour essayer de parler du stress des cadres », parce qu’au fond, il y a aussi un stress des cadres. Et puis j’ai lancé la discussion. Pendant une heure et demie, ça a fusé ! Pendant une heure et demie, ils ont raconté leur souffrance. Les cadres ! Ils étaient entre eux, ils ont pu le faire. « Il nous manque du personnel. On ne nous soutient pas. Le siège ne nous écoute pas. Etc. ». J’ai oublié de vous dire que dans cette sacrée mission, au dernier moment, le CICR avait cru bon de mettre avec moi deux journalistes de Canal Plus. Ces messieurs, qui sont devenus mes copains, très sympathiques, voulaient à tout prix filmer mon travail. Alors, ça, ce n’était pas facile, parce que finalement, déjà d’arriver pour écouter des humanitaires et le faire avec des journalistes, ça pouvait être un peu choquant. Bref, nous partons pour Split, puis ensuite Mostar. Mostar, cette petite ville qui est à la frontière des deux communautés croates et musulmane, a un magnifique pont. Ce pont a été détruit. C’est devant ce pont de Mostar que la première déléguée me dit « Mais, tu vois, la guerre, moi, je m’en fous complètement. Ce pont est détruit, ce n’est pas mon problème. Mon problème, c’est le chef de délégation. Celui-là, je ne l’encaisse pas ! », etc. Je prends note. C’est intéressant, elle a un problème avec son chef de délégation qui fait que ça ne va plus. OK. On poursuit notre route, on monte à travers le mont Igman, on dit salut en passant à la Force d’intervention rapide française, qui est là, qui loge dans des tentes au sommet du mont Igman. Au passage, le professeur CROCQ me dit « Vous savez, le psychiatre, il est là, il est dans sa tente ». D’accord ! « Dans sa tente, tout près des soldats ». On redescend sur Sarajevo et on commence tous les entretiens qui, finalement, me montrent, à force de parler avec tous ces délégués, deux choses. Premièrement, le stress traumatique en ex-Yougoslavie, en 1995, alors que la guerre fait rage, n’est pas un problème majeur. Pourquoi ? Parce que c’est celui qui est le plus rapidement

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identifié par le cadre, par les chefs, qui nécessite une écoute, et qui est probablement, dans le meilleur des cas, débriefé. En revanche, le stress cumulatif, qui est la situation liée à une surcharge émotionnelle liée au travail humanitaire, à se pencher sur les victimes, peut-être, mais surtout à très mal dormir, parce que Sarajevo est ciblée toutes les nuits, quand on prend un véhicule, on ne sait jamais si un snipper ne va pas tirer sur le véhicule, porter le casque, mettre le gilet pare-balles. Tous ces trucs-là, à la longue, on n’en peut plus, laissez-nous sortir sur Split, au bord de la mer, au moins quelques jours tous les trois mois ou tous les deux mois. C’est le stress cumulatif. Ces deux stress étaient décrits dans la littérature. CARE et OXFAM, à la fin des années 80 avaient déjà écrit des articles à ce sujet là. C’est vrai qu’ils n’avaient pas tellement décrit le premier stress auquel j’ai été confronté, c’est quand on m’a envoyé pour débriefer les équipes du Ruanda. Ça, je ne savais pas trop, une catastrophe de cette nature, de quoi il s’agissait. On les a écoutés, on a fait le mieux qu’on a pu, mais ça, ce n’était pas décrit. Le troisième stress que nous découvrons en ex-Yougoslavie, et qui est peut-être le seul message qu’il faut que vous entendiez ce matin, nous avons dû l’appeler d’un certain nom. C’est le stress que nous avons appelé « de base » parce qu’il fallait un stress qui explique que chacun en était affecté et qu’on en était affecté tout le temps, parce qu’on était expatrié, parce qu’on était coupé de ses proches, parce qu’on manquait de relations affectives, on manquait de partage, parce qu’on était, comme le dit cette lettre, seul dans sa chambre, isolé, et qu’il y avait des difficultés relationnelles qui n’avaient rien à voir avec le métier d’humanitaire, mais qui étaient simplement liées à ce déplacement d’une personne jeune, peut-être immature, mais laissons de côté immature, jeune, qui part de France avec un projet souvent idéaliste et peut-être derrière ce projet est cachée l’idée qu’il faut fuir la famille, quitter le père alcoolique, quitter le conflit des parents, etc., ça arrive parfois, et qui se retrouve avec tous ces trucs, tout seul, dans sa mission. Ce stress de base, on est revenu avec ça, on est revenu avec cette certitude qu’il fallait aussi aborder ce stress de base. C’est là où le bât blesse, c’est là où ça va devenir difficile, parce que c’est beaucoup plus compliqué d’essayer de gérer ce stress de base. Je ne vais pas en parler beaucoup plus, on aura l’occasion d’en parler plus tard, mais je vais juste vous donner des statistiques. Quand on fait une mission comme ça, on essaie au bout du compte ensuite de mesurer ce qu’on a observé. Sans mesure, si on est un tout petit peu scientifique, on n’arrive pas à avoir des proportions et on n’arrive pas à savoir quelle est l’importance du phénomène que nous observons. La première mesure, c’est : combien de gens reviennent du terrain avec un stress et qu’est-ce qu’on appelle stress ? Nous, on a décidé d’appeler stress tout ce qui empêche la personne de fonctionner normalement sur le terrain en matière d’efficacité professionnelle ou en matière de bien-être. Dans un récent questionnaire qu’on est en train de recueillir avec Estelle, la psychologue qui travaille avec moi à la Croix-Rouge française, on a différencié ce qui correspond au stress qui bloque l’efficacité professionnelle de celui qui gêne la personne dans le bien-être. Mais on retrouvait au CICR un quart des gens qui revenaient du terrain avec un stress qui les avait bloqués dans leur travail. C’était beaucoup plus important que toutes les autres

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pathologies. C’était beaucoup plus important que les maladies gastro-intestinales et que le palu. Le stress les avait bloqués. Quand on différenciait ce stress en trois, la moitié du stress qui les avait gênés était un stress de base, donc lié aux relations interpersonnelles, un petit quart était du stress traumatique, et un petit quart était un stress cumulatif. À la Croix-Rouge française, maintenant où les gens interviennent dans des zones moins à risques, on a peut-être des proportions un peu différentes, mais la grande moitié des personnes qui reviennent du terrain parce qu’ils ont souffert d’un management insuffisant est un stress de base. Voilà, le mot est dit : management insuffisant. Il y a un problème fondamental d’arriver à encadrer les humanitaires de la meilleure des façons. Voilà, je ne peux pas prolonger plus, mais je veux simplement récapituler. J’ai dit que la souffrance des humanitaires existait, qu’elle commençait par une analyse de sa propre souffrance, que c’était ensuite le terrain qui allait donner la priorité à la gestion de cette souffrance, qu’il fallait ensuite se rendre sur place pour écouter les gens, et que, en plus, on devait pouvoir donner aux managers des outils pour identifier de quel stress il s’agit, parce que si c’est un stress traumatique, on réagit de cette façon, si c’est un stress cumulatif, on réagit comme cela, et si c’est un stress de base, ça ne sert absolument à rien d’envoyer la personne se reposer pendant trois jours dans un bel hôtel, quand elle va revenir, son voisin ronflera comme avant, elle subira le harcèlement du copain qui a envie de coucher avec elle de la même façon, il y aura le chef qui fera toujours la gueule. Donc ça ne sert à rien ! Vous comprenez, ça ne sert à rien ! Il y a donc une mesure du management à prendre, qui est compliquée, mais qu’il faudra prendre. Tout ça, c’est schématique. Naturellement qu’on observe des stress mixtes. On observe un peu de cumulatif et un peu de base, un peu de trauma et un peu de base, d’accord. Mais en gros, si on arrive à aider cette personne qui reçoit cette lettre à dire « maintenant, il faut que je sache si c’est un truc de base, un truc cumulatif ou un truc traumatique », ça va l’aider beaucoup, je pense, à gérer la suite de l’affaire. Voilà. C’était en gros ce que je voulais vous dire. On aura l’occasion d’en parler davantage tout à l’heure. Je vous remercie. »

Extrait des échanges avec la salle

Participante « Pourquoi parler de stress au lieu de traumatisme ? C’est la distinction. Le stress, ce n’est pas aussi sournois et profond. Mon autre question, c’est : y a-t-il un stress lié à l’âge ou au sexe ? Actuellement, on essaie d’investir les jeunes dans l’humanitaire. Soi-disant, cela enrichit leur CV, ça leur donne de l’expérience. Donc, il y a un côté positif à tirer de l’humanitaire. Comment faire le distinguo entre le bon et le mauvais, le profil exact de la personne qui correspond à telle ou telle tâche, ou qui supportera tel ou tel traumatisme dans un cas précis de l’humanitaire ? Merci. »

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M. Barthold BIERENS DE HAAN « La première question à laquelle je vais répondre, c’est cette fameuse différence entre le bon stress et le mauvais stress, le eustress et le distress. Pour moi, il est inutile de pousser les gens à se mettre en état de stress sur le terrain pour avoir une meilleure performance. On en sait d’ailleurs les risques dans les entreprises. Je dirais que le stress, c’est comme l’appétit, c’est naturel. Dès qu’on est soumis à une surcharge, on va se mettre en état de stress. C’est la première chose. La deuxième chose, la question, c’est : est-ce qu’il y a d’un côté du stress ? Est-ce qu’il y a d’un côté du trauma ? Les connaissances actuelles scientifiques, c’est bien ça, les stress, c’est toutes les mesures que l’on met en œuvre pour s’adapter à un environnement différent de celui dans lequel on fonctionne normalement. C’est tout ce que vous mettez en œuvre physiquement et psychologiquement pour vous adapter à cet environnement ou ne pas arriver malheureusement à vous adapter. Le trauma, c’est quelque chose de bien différent. C’est une irruption, comme l’ont très bien défini les psychiatres militaires justement, CROCQ, LEBIGOT et compagnie, d’une image de mort dans le psychisme qui va s’enclaver dans l’inconscient psychique pour revenir à la conscience sous forme de syndrome de répétition et qui va faire obstacle ensuite au fonctionnement normal de la personne sous forme d’un syndrome post-traumatique. On peut avoir un stress traumatique si on est soumis à une menace sur le terrain, et on peut très bien ne pas avoir de trauma. Tout trauma implique un léger passage par un état de stress. Je ne suis pas sûr d’avoir répondu à tout. Est-ce qu’il y avait encore un autre problème ? » Participant « Y a-t-il un stress lié au sexe ou à l’âge ? » M. Barthold BIERENS DE HAAN « Oui, c’est une très bonne question. À ma connaissance, en tout cas lié au sexe, absolument pas. Nous n’avons pu mettre en évidence de différence entre les filles et les garçons en matière de stress sur le terrain. Lié à l’âge, c’est déjà plus compliqué. C’est difficile à investiguer parce qu’il y a quand même peu d’humanitaires qui ont dépassé 60 ans sur le terrain, il y en a quand même, mais pour le stress traumatique, oui, je dirais qu’il doit y avoir une différence. En principe, si on est sage, plus on avance en âge, plus l’image de mort devient présente et acceptée. Mais si on est toujours pris de court par l’image de mort, quel que soit l’âge, le risque de subir un stress traumatique et un trauma est identique. Je dirais qu’il y a une grande différence en matière d’expérience humanitaire plutôt qu’en matière d’âge. Si on fait sa première, deuxième ou troisième mission, oui, là, il y a une très grande différence, parce qu’à la troisième mission, on a pris une espèce de pli, on commence à connaître le stress et surtout, on a reconnu ça fameux stress de base, on sait qu’on va partir en mission, qu’on va le subir, qu’il va falloir encaisser et qu’il va falloir trouver une solution. Tandis qu’on est pris de court lors de la première mission par cette solitude. »

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Participante « Par contre, avec la deuxième, troisième, quatrième, cinquième mission, beaucoup plus de stress cumulatif j’imagine aussi, les missions qui s’accumulent, et on passe d’un stress à un autre finalement. » M. Barthold BIERENS DE HAAN « Oui. Ce qui arrive très souvent, et il y a encore trois jours dans mon cabinet, quelqu’un qui vient et qui avait fait quatre missions humanitaires et jamais plus que trois semaines d’interruption entre ces quatre missions. À la cinquième, il s’effondre. Trois semaines, c’est complètement insuffisant. Les humanitaires, justement ceux qui ont une expérience, savent qu’il faut minimum trois mois pour se remettre d’une mission humanitaire, retrouver ses copains, ses liaisons, son réseau, etc. Si on accumule des missions comme tu le dis, ça ne va pas, on va arriver à un stress cumulatif. Généralement, on part parce qu’on devient de plus en plus stressé, on se dépêche de partir pour tenter de résoudre le problème, ce qui n’est évidemment pas la solution. » M. François DANEL « Ce que tu dis, Barthold, sur le stress de base, en fait, pour m’être un peu intéressé à la question du stress dans l’entreprise, la ressource et le palliatif du stress de l’entreprise, il est exactement de même nature sur la ressource managériale. Aujourd'hui, on le voit, ça a été dit dans la presse pour France Télécom, sans doute que ce qui aggravait la situation, c’est un souci managérial. Du coup, quand tu dis « c’est la question de l’ambiance, c’est la question de comment on anime les équipes », je pense qu’on peut vraiment faire un parallèle entre les organisations humanitaires et les entreprises sur le plan de l’organisation du travail. » M. Barthold BIERENS DE HAAN « Absolument. Peut-être vous avez pu lire ce très intéressant rapport sur les dix propositions pour améliorer la santé psychologique au travail de LACHMANN, LAROSE et PENICAUD, que le Premier ministre a demandé en février 2010. Dix propositions : sur les dix, il y en a six qui concernent complètement les humanitaires. Je suis complètement d’accord, François, ce problème du management – je pense que René pourra nous en parler tout à l’heure – c’est un problème essentiel qui a fait qu’en revenant de cette mission en ex-Yougoslavie, on a commencé à se dire « Bon, c’est les cadres qu’il faut soutenir aux CIRC, c’est eux qui sont la clé du problème. On les soutient, mais on leur donne aussi des outils, donc il faut les former, et ensuite il faut leur donner l’envie de ». Je pense au chef de mission de Cyril qui reçoit cette lettre sur son bureau le soir, qui n’a pas d’autre formation que ça et qui dit « Voyons, qu’est-ce que je fais avec ce garçon ? ». Il faut qu’il commence par l’écouter. Ensuite, il faut qu’il se dise « Mais voyons, qu’est-ce qui s’est passé dans sa vie ? Est-ce qu’il arrive avec un problème personnel ? Est-ce que moi qui l’ai stressé avec mon rythme de travail ou est-ce qu’il a vécu un

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incident grave sur le terrain dont il n’a pas parlé ? ». Il faut déjà qu’il fasse cette différence-là. Ensuite, une fois qu’il a fait cette différence, il faut qu’il fasse une confrontation avec la personne pour voir s’ils tombent d’accord que c’est bien là le problème, puis ensuite trouver la solution. Mais c’est vrai, on était là, au centre du problème et on va discuter, je pense, dans la journée, de comment former les cadres des missions humanitaires. » Participante « J’aurais voulu avoir plus de précisions sur le stress de base, parce que j’ai l’impression de de ne pas avoir compris la différence entre stress de base et stress cumulatif, comment ça peut se lier. Est-ce que le stress de base…spécifiquement, est-ce qu’il y a le premier rang, le deuxième rang ou pas ? Est-ce que cette notion, c’est un ajustement ? Pour moi, c’était quatre semaines, six semaines, et après, c’est autre chose. » M. Barthold BIERENS DE HAAN « Les Anglo-saxons nous aident un peu à comprendre ces définitions françaises qui ne sont pas bonnes. Je suis complètement d’accord avec vous. Stress de base, souvent on n’est pas content de ce terme. Les Anglo-saxons disent traumatic stress, professionnal stress pour le stress cumulatif, et day-to-day stress, pour le stress de base. Day-to-day, c’est magnifique, ça se répète chaque jour, ça revient, etc. Si on mesure le stress de base, il est élevé à l’arrivée, comprendre ses copains, etc., s’adapter à la résidence, comprendre son boulot. Il diminue peu à peu. Dans le meilleur des cas, il va rester bas et lorsque la mission se termine, il va remonter parce qu’on va subir la qualification, quitter ses amis, retrouver papa, maman, la France, les supermarchés qui n’en finissent plus, et réfléchir à la prochaine mission, ceci augmente le stress de base, et, comme l’a bien souligné le travail de RH, si on quitte l’humanitaire, la grande panique de savoir souvent comment est-ce qu’on va retrouver un emploi en France qui va nous convenir. Le stress de base, essayez de vous dire que c’est tout ce qui est lié à l’expatriation, mais qui n’est pas lié au travail humanitaire, qui est lié à l’expatriation, mais qui est aussi lié à un problème plus personnel qu’on a emmené dans son sac à dos comme la maladie ou une rupture affective, etc. Je parierais qu’il y aurait peut-être un problème comme ça dans la lettre de Cyril. Ce garçon a dû recevoir un message, probablement, parce que les messages arrivent maintenant. C’est encore un autre élément. Dans la nuit, les mails échangent, les téléphones portables marchent. Si le père a son enfant malade, il va partir au terrain le matin en le sachant. En Ouzbékistan, il va savoir que son enfant est hospitalisé. Ça, c’est aussi un sacré problème. « Intervenante « Le stress de base est plus lié à «qui je suis et ma confrontation à l’environnement, c’est bien ça ? » M. Barthold BIERENS DE HAAN

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« C’est ça, et « qui je suis par rapport à mes camarades », et « qui je suis par rapport à ce chef que je ne comprends pas, qui ne me soutient pas, qui n’a pas le temps de m’écouter, qui est stressé lui-même, etc. ». »

Biographie / Bibliographie :

Psychiatre et psychothérapeute, il a aussi été chirurgien et a effectué, à ce titre, des missions de chirurgie de guerre et de coordination de programmes santé dans plusieurs pays d’Asie, d’Afrique et d’Europe. Il a été responsable, pendant dix ans, du programme de soutien psychologique du personnel du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) sur le terrain. En pratique libérale à Paris depuis 2005, il soutient, avec une psychologue, les délégués en mission internationale de la CRF et, au sein de Résonances Humanitaires, les expatriés de la solidarité internationale qui le souhaitent. Il est élu au conseil d’administration de RH en octobre 2007.

BIERENS DE HAAN B., Sauveteurs de l'impossible : Un engagement à haut risque, Belin, 2005. BIERENS DE HAAN B., « Le programme de soutien psychologique des intervenants humanitaires du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) », in Revue Française de Psychiatrie et de Psychologie Médicale, février 2002, tome VI, n ° 53.

L’ « Afghanisation » : une illustration clinique des stratégies collectives de défense chez les humanitaires, Christophe DEMAEGDT

Approche clinique du travail humanitaire L’argument rédigé pour ce premier colloque consacré à la « culture du stress humanitaire » indique dès ses premières lignes que les organisateurs ont délibérément choisi de « laisser de côté le sujet du traumatisme et des répercussions psychologiques aiguës consécutives aux incidents de sécurité ». En effet, bien qu’il ait souvent été question de traumatisme dans le champ de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la psychologie humanitaire, le tableau clinique spécifique du traumatisme reste exceptionnel, et il est bien loin de recouvrir l'ensemble des remaniements psychologiques que l'on rencontre dans les rangs des humanitaires. Cette démarche de pas de côté du concept de traumatisme vers celui de stress, de décalage par rapport aux thèmes classiques et attendus m’a semblé opportun pour discuter des modèles de prise en charge cliniques. Du coup, je comptais prolonger ce mouvement en m’éloignant du concept de « stress », et en participant à la discussion à partir d’une approche clinique centrée sur le travail, et plus précisément centrée sur les rapports entretenus entre travail et santé. J’évoquerai donc une discipline de référence sur ce thème de recherche clinique, à savoir la psychodynamique du travail. S'il fallait entrer dans le détail des concepts et de la méthodologie (1)(2), cela nécessiterait des détours un peu fastidieux que je n’aborderai pas dans le cadre de cette communication. J'essaierai néanmoins de faire sentir la spécificité de la démarche. En effet, souscrire à la centralité du travail permet de discuter à nouveaux

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frais des modèles de soins et de prévention, y compris ceux proposés par les ONG employeuses de travailleurs humanitaires. L’énigme du travail : de la pathologie à la normalité. Commençons par un peu d’histoire (3). Dans l’après-guerre, une petite poignée de psychiatres (Veil, Le Guillant, Sivadon, Tosquelles,…) ont commencé à se préoccuper du rôle du travail dans la genèse des maladies mentales, ce qui était novateur dans le contexte de l’époque. Leurs recherches visaient clairement à interroger les conséquences pathogènes du travail sur les individus, avec l'idée d'identifier des syndromes spécifiques aux contraintes de travail supposées aliénantes. Malgré une grande finesse dans leurs observations, ils ne sont pas parvenus à établir un lien causal entre une situation de travail donnée et une affection psychopathologique spécifique. Le problème par rapport à ce qu’ils cherchaient à démontrer, c’est que pour une même situation de travail, les décompensations psychiatriques des travailleurs prenaient des formes différentes en fonction de l’histoire du patient. Leur objectif initial, qui était comme je l'ai dit d'identifier des pathologies psychiatriques spécifiques à un type de contrainte de travail butte constamment sur ce point, que l’on résoudrait aujourd’hui en parlant d’engagement de la subjectivité dans l’activité même du travail. Cet obstacle récurrent viendra signer l'échec de la fondation de cette première psychopathologie du travail et laissera le champ de la recherche en friche pendant une vingtaine d'années. A la fin des années 70, la clinique du travail renouvelle son champ d’investigation, mais en s'éloignant de la tutelle de la psychiatrie pour se pencher vers d’autres disciplines, comme l'ergonomie. Cette discipline se base sur une observation rigoureuse et cherche dans un premier temps à décrire le travail tel qu’il est réalisé concrètement par les travailleurs. Un des enseignements forts de l’ergonomie de langue française, longtemps portée par les travaux du laboratoire d’ergonomie du CNAM, c'est ce décalage irréductible qui existe entre le travail prescrit et le travail réel. C’est à dire entre les différents ordres que reçoit le travailleur et ce qu’il fait vraiment. Ce qui a été montré, c’est qu’en dépit de la précision des consignes venant de l’organisation du travail, il existe toujours des dysfonctionnements, des imprévus, des pannes, qui obligent à faire autrement. L’étude de cet écart entre prescrit et réel est instructive, car elle permet par exemple de se rendre compte que la coopération, la créativité ou encore la confiance sont indispensables pour travailler, mais qu’elles échappent complètement à la prescription. Pour parvenir à travailler, il est nécessaire de faire preuve d’ingéniosités et d’inventivité, de trouver des compromis entre des prescriptions contradictoires, de développer des savoir faire, de « bidouiller », et bien souvent de transgresser avec les règles. Le but d’une telle investigation par le clinicien de ce décalage entre prescrit et réel n’est pas d’atténuer cet écart ou de le condamner, mais de faire apparaître les habiletés déployées pour poursuivre l’activité, malgré tout ce qui ne marche pas et malgré la récurrence de l’échec. Parce que non seulement les multiples prescriptions sont bien souvent contradictoires, mais elles sont toujours insuffisantes, c’est à dire

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que si l’on s’en tient à les respecter, plus rien ne marche. C’est d’ailleurs le principe de la grève du zèle, où si l'on respecte toutes les consignes à la lettre, scrupuleusement, plus rien ne fonctionne. Bref, cette rencontre avec l’ergonomie a relancé les questions des précurseurs de la psychopathologie du travail, mais en opérant un renversement complet de point de vue. C'est à dire que les recherches ne s’intéressent plus en première intention à la maladie mentale, mais à ce qui ne marche pas, à ce qui résiste, aux échecs, et surtout à la manière dont l’engagement de la subjectivité permet de les résoudre ou tout du moins d’y faire face. D’un point de vue clinique, il s’agit non plus de déceler la pathogénie des situations de travail, mais de chercher quels sont les mécanismes déployés pour parvenir à tenir et à rester productif. Quels sont les processus normaux déployés pour affronter telle ou telle situation de travail ? Ou pour simplifier, comment rester normal quand tout pourrait pousser à devenir fou? Vous comprenez dès lors que l'énigme pour les chercheurs n'est plus la pathologie mais devient la normalité. Ces processus normaux dont il est question, ce ne sont pas tellement ceux qui proviennent de l’histoire personnelle, mais ceux qui sont partagés par toutes les personnes exerçant la même activité, et qui sont confrontés aux mêmes prescriptions, aux mêmes objectifs, à la même organisation du travail. Ces processus, ce sont les stratégies collectives de défense (4). Alors de quoi s’agit il ? L’ambiguïté des stratégies collectives de défenses Ces stratégies, qui sont élaborées collectivement, d'où leur nom, sont là pour lutter contre ce qui dérange et qui pourrait empêcher de travailler si l’on y faisait trop attention, comme la peur, le dégoût, le confusion, la honte, etc,… Dans certains métiers dangereux, comme dans le nucléaire, le BTP, les prisons, la perception des risques liés à l’activité se révèle incompatible avec la poursuite du travail. Si l’on prenait pleinement conscience du danger et que la peur devenait trop importante, il ne serait plus possible de faire son travail correctement. Il devient alors nécessaire de se défendre, soit en supprimant la source du danger, soit en adoptant des conduites de prudence, pour atténuer la peur. Mais dans un cas comme dans l'autre, ça n’est pas toujours possible, et c’est pourquoi le collectif peut mettre en place des conduites de lutte contre la peur et d'occultation du danger. Ces stratégies sont donc des installations spontanées qui ont pour but premier d’occulter une partie de la réalité du travail. L’exemple le plus connu est celui des ouvriers du bâtiment, que l'on a pu voir faire des acrobaties en hauteur, sans sécurité, parfois après avoir bu quelques verres, et qui traitent de femmelettes ceux qui refusent de se plier à ces curieux défis. Ces comportements à priori absurdes et déconcertants deviennent compréhensibles si l’on saisit que la provocation de la prise de risque et la dérision du danger permettent d’éviter d’avoir peur. Dans les métiers à risque, et j’inclus évidemment toutes une série de métiers humanitaires, on retrouve régulièrement des comportements similaires de mise en danger, de provocation, et toute une série d'attitudes défiantes. En adoptant ces stratégies qualifiées de viriles, il ne s’agit pas de bêtise ou de méconnaissance des règles élémentaires de sécurité. Au contraire, elles visent à

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occulter ou à transformer la perception de la réalité par un retournement du rapport à la contrainte, ici le danger et la peur. Plutôt que de risquer d'avoir peur, je vais la provoquer, afin de garder le contrôle. L'adoption de ces défenses et du déni de réalité qui en résulte permet d’être doublement efficace : efficace au sens où l’entend l’organisation du travail, c'est à dire au moins être en capacité de travailler, et efficace pour se protéger contre l’angoisse. Ce qu’il est important de saisir, c'est que ces stratégies sont façonnées en réaction à la nature du travail. Elles ne proviennent pas du fonctionnement psychologique des personnes concernées, de leur structure de personnalité ou de leur histoire personnelle. Par exemple, ce n’est pas nécessairement parce qu’il est sadique qu’un homme devient surveillant de prison, mais si des comportements franchement sadiques peuvent pourtant être observés dans le métier de surveillance, c’est pour partie parce que le sadisme permet de « tenir »dans le rapport au détenu (5). L'intérêt de ces défenses, c'est qu'elles permettent de « tenir ». Tenir son poste mais aussi tenir psychiquement. Mais leur adoption progressive pose aussi problème, car elles transforment notre rapport au monde, à la peur, aux autres, et à soi-même. En effet, on ne les met pas au vestiaire quand on rentre chez soi. Ces stratégies, dont le but premier est de permettre la poursuite du travail, ont en effet la particularité d’occulter certains pans de la réalité (déni). Ce faisant, elles entretiennent un lien ambigu à la souffrance. Si elles permettent plus ou moins durablement de répondre aux exigences de l’organisation du travail, et donc de travailler, elles présentent un risque non négligeable pour la santé mentale de ceux qui y participent. Je ne peux pas entrer dans les détails, mais ce que je voudrais mettre en avant, c’est que ces défenses sont paradoxales au regard de leur fonction psychologiques : A la fois elles protègent mais elles vulnérabilisent. Illustration clinique : « Afghanisation », posture d’invulnérabilité et hyperactivité. Je vais essayer d'illustrer ces propos théoriques en vous parlant d'attitudes défensives que j'ai pu appréhender auprès d’expatriés humanitaires rencontrés au retour prématuré d’une mission en Afghanistan. Cette mission a été très conflictuelle entre les membres de l’équipe, et lorsqu’on aborde les conflits, je suis surpris d’entendre à plusieurs reprises le mot « s’afghaniser », qui se décline sous plusieurs formes : « Il ne faut pas s’afghaniser », ou « il y en avait qui s’afghanisaient », ou « j ’étais en train de m’afghaniser, je devais faire attention ». A première vue, cette forme d'altérisation de l'afghan permet de bien scinder les dits afghanisés de ceux qui ne le sont pas. Derrière cette particularité linguistique partagée par tous, on retrouve une forme particulière de virilité défensive, où le terme « d'afghan » recouvre ce qui dérange pour travailler. Du point de vue du travail, vous devinez facilement que la coopération avec le staff local était un problème récurrent, aussi bien sur l'utilisation des ressources que sur le rythme de travail, les finalités de la mission, etc,… : ça bloque, ça rate, « ils » ne font pas ce qu'il faudrait, et en plus, « ils » nous arnaquent et nous critiquent. Pour le dire de façon courtoise, « ils » empêchent de « bien bosser ». Quand aux populations

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locales dites « bénéficiaires », leur souffrance et leurs plaintes récurrentes sur ce qui est entrepris ne renvoient pas une très bonne image de soi et de ce qui est fait. D’un point de vue psychique, parler « d'afghanisé », cela permet de se dégager d'une certaine tension éprouvée face aux bénéficiaires ou le staff local, tout en consolidant l’appartenance à l’équipe, ou au petit noyau de ceux qui ne sont pas « afghanisés ». Curieusement, à côté de cette classification où l'afghan représente celui qui serait peu fiable, peu contrôlable, on retrouve une certaine idéalisation relative à l'Afghanistan, avec des récits qui entretiennent une véritable mythologie esthétique et noble. Cette coexistence à priori a-conflictuelle de ces deux représentations antagonistes, illustrative de ce que la psychopathologie a appelé « clivage », est une protection très efficace contre l'angoisse, qui permet de continuer à adopter une position quasi-inébranlable de maître de la situation, fort devant les difficultés, où vous reconnaissez une figure virile par excellence, celle du « French Doctor ». D'ailleurs, pour continuer dans la veine de l’invulnérabilité, je suis surpris d'entendre un discours très assuré, très bien rôdé, très technique, où il y a peu de place pour le doute, et ce dans un contexte pourtant décrit comme nébuleux et terriblement confus. Pourtant, lorsque cette assurance s'effrite, l'angoisse qui semblait inexistante s'infiltre dans le discours, ce qui se manifeste par du cynisme, des traits d'humour, des rires qu'on appellerait immotivés en psychiatrie. J’ai par exemple souvenir d’un médecin qui évoquait les rapports de mission qu'il rédigeait, puis qui s’est interrompu en disant « Beaucoup de fois, je suis déçu (rires) par le manque de philosophie qui sous-tend l'action humanitaire » ponctué par un éclat de rires retentissant. Ici, le rire est tout fait discordant par rapport à ce dont nous sommes censés parler, met à nu le caractère éthique de la souffrance qui sous tend cette façade d'invulnérabilité. J'y reviendrai. Avec ce même médecin, nous en viendrons à parler des critères d'évaluation, qui ne sont pas partagés par tous les membres de l'équipe, et qui dépendent schématiquement de la proximité établie avec les populations locales dans le décours de l’activité. Pour ceux qui ont un lien de proximité, c’est « l'économie du sourire » : « Quand tu vois combien les gens sont heureux quand tu arrives, et bien tu ne te poses plus la question et tu sais ce que tu fais là ». A l'autre pôle, ceux qui entretiennent une plus grande distance avec les populations locales empruntent plus facilement des discours relatifs à la rationalité technique, économique, politique, et sont sceptiques face à cette « validité du sourire » comme critère d'évaluation. Le conflit qui se pose entre ces deux tendances, est apparemment entretenu par le siège, par les bailleurs de fonds, et se retrouve finalement en tension chez chacun. Lors d'arbitrages sur l'évaluation de leur mission, les conflits se sont sérieusement aiguisés, au point que certains aient pu sérieusement dire : « On arrête d'en discuter sinon j'arrête tout ». Justement, en opposition à la discussion et la délibération collective, dont la traduction virile est « se prendre la tête », on trouve une détermination à agir en urgence : la rapidité, la surcharge permanente, la réactivité sont érigées en normes. On pourrait même aller jusqu'à parler de reconnaissance par l'épuisement. Vous aurez reconnu les caractéristiques de l'hyperactivité, où la tension et l’excitation trouvent une issue par l’axe corporel, et où les conflits se neutralisent dans la

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décharge motrice et l'auto-accélération. On sait par ailleurs, que l'hyperactivité permet d'éviter de penser car elle embrume la conscience (6). Si l’on cesse de s'auto-accélerer, la pensée et l'angoisse risquent de revenir, ce qui fait que l'hyperactivité peut rapidement devenir un but en soi, et va souvent de pair avec la consommation d'anxiolytiques. Pour ces humanitaires dont je parle, ce qu'il fallait éviter de penser, c'est tout ce qui pouvait conduire au doute, et à la remise en question du sens de l'activité. Je cite : « Dans un sens, si tu commences à te reprendre la tête, au bout d'un moment, tu te dis, mais qu'est ce que je fous ici ». De plus, et c'est important car cela permet de comprendre pourquoi tout le monde consent, participer à ces stratégies permet de maintenir le flux de reconnaissance des collègues : Bosser 14h par jour, ne pas prendre de pause, ne pas « s'afghaniser », c'est valorisé. Au contraire, poser des questions relatives à l'engagement, se permettre de douter à voix haute, parler de sa propre souffrance, ça ne l'est pas! Celui qui s’y risque peut être taxé de « sensiblerie », de « tiers-mondisme » ou d'autres termes qui fédèrent les participants à la virilité autour de l'exclusion de celui qui rejoint alors la catégorie des « afghanisés ». Venons-en au retour. Il s'agit d'une période extrêmement sensible, surtout quand la mission est un échec. Il y aurait beaucoup à dire sur ce qui se joue au retour. Je ne peux pas m’étendre sur la question, mais juste indiquer qu’il s’agit d’une période où les conflits de valeurs autour des questions de bien et de mal semblent être particulièrement aigus. L’expérience du mal ou la souffrance éthique. Pour aborder la question du mal d’un point de vue psychopathologique, on pourrait tout classiquement s'appuyer sur certaines thèses traumatiques, qui expliquent qu'être témoin ou victime du mal peut provoquer une expérience traumatique. Cependant, fort de son expérience clinique auprès des intervenants humanitaires, le psychiatre Barthold Bierens de Haan précise que « le modèle théorique classique du traumatisme s’avère inopérant pour approcher la totalité de leur expérience » (7). Pour approcher totalement cette expérience, il propose une approche centrée sur « l’expérience du mal ». Ce qui me semble être laissé de côté par cette perspective, c’est ce qui se joue lorsqu’on a l’impression d’être soi-même auteur du mal, et pas seulement victime ou témoin. Quand je dis impression d'être auteur du mal, l'idée n'est pas de parler de barbarie ou de mal absolu, mais du mal dans le travail, où plus précisément de l’impression de faire du mauvais travail, du « sale boulot » (8) ? Qu'est ce que cela fait d'avoir l'impression d'être « la cinquième roue du carrosse des bombardements américains », pour reprendre l'expression d'un logisticien ? Il me semble que les attitudes défensives que j’ai brièvement évoquées visent pour partie à éviter de se poser toute une série de questions. Comment je juge de l’utilité de mon travail ? Est ce qu’en agissant de la sorte, je participe réellement à l’enrayement de ce mal dont je suis témoin ? Comment dépasser ce sentiment d’impuissance ou d’échec sans verser dans le déni ou dans la toute-puissance ? Est ce que ce « programme d’aide » pour lequel je travaille a du sens pour les dits bénéficiaires ? Et d’ailleurs, qu’entendre par « bénéficiaire » ? Autant de questions qui peuvent rester silencieuses, cachées, et que l’on garde pour

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ses insomnies. Ce qui redouble le problème, c'est la difficulté de mettre en discussion ce qui serait du « bon travail » et ce qui serait du « mauvais travail ». Une phrase reflète bien cette idée : « Si on réfléchit à tout ça, on arrête de travailler ». L’idée sous-jacente n’est évidemment pas de disserter sur ce qui est bien ou mal dans l’absolu, mais de pouvoir mettre en discussion à différents niveaux ce qui relève d’un bon travail. Voilà, j’insiste un peu sur l’importance de délibérer de ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, parce que dans la logique hyperactive, c'est justement l’une des premières choses qui passe à la trappe. Certaines enquêtes récentes réalisées sur d’autres terrains professionnels montrent que lorsque cette délibération n’est plus possible, le risque majeur est la perte d’emprise sur le réel. A terme, cette perte d’emprise peut se manifester cliniquement par des troubles de la cognition, (les altérations de conscience, la confusion mentale, le sentiment d’incompétence, les ruminations, les raisonnements infantiles,…) et des manifestations de violence, qui vont du sadisme maîtrisé jusqu’au suicide. On retrouve ici le constat clinique que Freud faisait en 1915, lorsqu’il se penchait sur les comportements des soldats en temps de guerre : « Les hommes à l'esprit le plus aiguisé se comportent soudain avec aussi peu de jugement que des simples d'esprit, dès que le jugement qu'on attend se heurte en eux à une résistance affective, mais qu'ils retrouvent aussi toute leur compréhension dès que cette résistance est surmontée » (9). Pourtant, lorsque cet espace de discussion existe, il y a une certaine accroche autour des conflits soulevés par le réel du travail, où l’on effleure les contradictions propres à l’activité et où l'on s’engage pour évoquer la façon de résoudre (ou pas) ces contradictions. En procédant de la sorte, il peut être question de ses doutes, et parfois de sentiments liés à son impression de participer à des actes que l'on trouve discutables ou que l'on réprouve. En psychodynamique du travail, ce conflit psychique est appelé souffrance éthique (10). C'est précisément la fonction des défenses d’occulter cette souffrance éthique et de faire taire les conflits moraux liés aux actes posés. Pour déplier les tenants et aboutissants de cette souffrance éthique, il est nécessaire de passer par la question pratique du travail : « Comment le fait-on précisément et comment fait-on pour le faire » (11). Le clinicien remontera nécessairement à l’analyse du travail, à son organisation, au prescrit, mais il ira un cran plus loin que les premiers ergonomes, en tâchant de mettre en visibilité la façon dont chacun s'engage et se protège. Bien sûr, en proposant une écoute de la subjectivité au travail, il n’évacuera certainement pas ce qui se présente comme un symptôme. Qu'on l'appelle stress ou stratégie défensive importe d’ailleurs peu à ce stade. Il ne s’agit pas non plus de discuter strictement de ce qui vient de l’organisation ou ce qui vient de l’individu, mais bien de comprendre le nouage qui s’opère par la médiation du travail, comment chacun est pris dedans et comment chacun se débrouille avec. Au risque d’être décevant, vous aurez compris que l’objectif de cette approche clinique du travail n’est certainement pas de répondre à une demande supplémentaire de gestion du stress. Cette tentative de réponse pourrait d'ailleurs être une erreur pour le psy qui risquerait d'adhérer d'emblée aux défenses viriles et s'interdirait de les interroger. Il

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oeuvrerait dès lors à « encore plus d’invulnérabilité » sans mettre en lumière les causes de sa nécessité. La démarche clinique proposée à ceux qui le souhaitent a l’ambition de rendre visible et intelligible ce qui se passe pour le travailleur dans la confrontation au réel de travail, et qui bien souvent se déroule sans que l’on s’en rendre compte. Si cela permet à ceux qui n’en peuvent plus de prendre conscience de ce qui est en train de leur arriver, de leur permettre de douter, éventuellement de réaménager leur rapport au travail, voire même de s'autoriser à engager leur doute vers le débat collectif, et bien c’est déjà beaucoup.

Biographie / Bibliographie

Christophe Demaegdt est psychologue. Son engagement, il y a une dizaine d’années, dans une association de prévention de la détérioration de la santé mentale, a éveillé son intérêt pour la psychopathologie du travail. Après un DEA de psychopathologie portant pour partie sur le travail humanitaire, il rejoint l’équipe de psychodynamique du travail et de l’action (CRTD-Cnam-Paris). Les recherches cliniques de cette équipe portent sur les rapports entretenus entre travail et santé. Dans son travail de thèse, C. Demaegdt se penche plus spécifiquement sur le consentement à effectuer des actes que l’on désapprouve. Pour argumenter son propos, le matériel clinique provient de suivis individuels, mais aussi d’interventions collectives menées auprès de surveillants de prison, de psychologues du travail, de conseillers clientèle et d’acteurs humanitaires. Il exerce actuellement comme clinicien auprès d’enfants et de familles aux prises avec la violence (CHU St-Pierre à Bruxelles) et assure des suivis thérapeutiques pour adultes dans un centre privé. 1- Dejours C. (2000) Travail, Usure mentale, nouvelle édition augmentée. Paris, Bayard. 2- Molinier P. (2006). Les enjeux psychiques du travail. Paris, Payot. 3- Billiard I. (2001). Santé mentale et travail. L’émergence de la psychopathologie du travail. Paris,

La Dispute. 4- Dejours C. ibid 5- Demaegdt C. (2008). Méfiance, violence et sexualisation secondaire dans le métier de surveillance,

Travailler. Revue internationale de psychopathologie et de psychodynamique du travail, 20 (2), 77-97.

6- Dejours, C. (2004). Activisme professionnel : masochisme, compulsivité ou aliénation ?, Travailler. Revue internationalité de psychopathologie et de psychodynamique du travail, 11 (1), 25-40.

7- Bierens de Haan B. (2008) L’expérience du mal chez les intervenants humanitaires. Une initiation à la vie, Revue Francophone du Stress et du Trauma, 8 (4), 265-270.

8- Lhuilier D. (2005). Le sale boulot, Travailler. Revue internationale de psychopathologie et de psychodynamique du travail, 14 (2), 73-98.

9- Freud S. (1915) Considération actuelles sur la guerre et la mort. In : Essais de Psychanalyse. Paris, Payot, 1998.

10- Dejours C. (1998) Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale. Paris, Seuil. 11- Gaignard L. (2007). Violence et travail, essai sur les figures psychopathologiques de la culpabilité

objective. In Dejours C. (dir). Conjurer la violence. Travail, violence et santé. Paris, Payot.

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Stress : une étude au retour de mission humanitaire, Carine MENGUY

Contexte, objectifs et hypothèses Cette étude s’inscrit dans le cadre d’un projet de la direction des Ressources Humaines d’une Organisation Non Gouvernementale (ONG) française, destiné à évaluer son dispositif de soutien au personnel expatrié. L’étude pilote a mis en évidence la problématique du stress et de ses impacts chez les expatriés humanitaires. Pour des résultats représentatifs de sa population expatriée, elle reconduit l’étude sur un échantillon plus grand. Cette reconduction a fait l’objet de mon stage, répondant à la thématique de mon mémoire : l’impact des missions sur la santé mentale des expatriés. Ses objectifs reprennent en partie et conjointement ceux de l’étude de l’ONG, en termes de recherche d’indicateurs significatifs du travail humanitaire, basée sur l’hypothèse qu’une mission humanitaire est tributaire d’un contexte d’intervention et implique un niveau de sécurité, des conditions de vie et de travail spécifiques assimilables à des facteurs de stress. En mission, ce sont des confrontations que l’expatrié, homme ou femme, en première mission ou avec plusieurs missions à son actif, gère plus ou moins, et qui peuvent engendrer une souffrance mentale via des troubles d’adaptation avec anxiété et/ou humeur dépressive, perturbation des conduites, somatisations, épuisement professionnel, aux implications psychiques spécifiques.

Méthodologie Le protocole de l’étude pilote est adapté sur un échantillon de 107 expatriés en vue de dégager les indicateurs significatifs (facteurs et manifestations de stress, coping, conduites à risques, santé, soutien, attentes) avec quatre outils auto-administrés, un questionnaire, l’échelle Hospital Anxiety Depression, le Maslach Burnout Inventory et l’Indice de stress au travail. Les entretiens semi-directifs du mémoire permettent une approche plus qualitative des enjeux psychiques. Le recueil de données a lieu sous la supervision de Cyril COSAR, psychologue référent de l’ONG et avec la collaboration du Groupe Débriefing, et bien évidemment grâce à la précieuse participation des expatriés rentrant de mission.

Résultats Des indicateurs significatifs sont identifiés et nos hypothèses confirmées: personnel qualifié insuffisant, fonctions multiples, horaires chargés, pression, changements et frustrations participent du caractère très stressant du travail humanitaire. Quand lecture et musique ne suffisent plus pour gérer, les expatriés tendent à boire plus, à moins suivre les consignes de sécurité et les précautions de santé pour dénier, défier les contraintes et les risques. Ces conduites liées aux somatisations procèdent de troubles d’adaptation intriquant stress cumulatif et burnout.

Conclusion Au-delà des incidents critiques extrêmes, qui prennent les expatriés humanitaires pour cibles, ce sont les conditions de travail et l’organisation qui influent le plus significativement sur leur santé mentale. Conditions de vie, contexte d’intervention et

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niveau de sécurité procèdent du stress cumulatif, inhérent au travail humanitaire, qui participe dans sa dimension chronique, psychodynamique, potentiellement psychopathologique, du burnout. Stress, conduites à risques, épuisement témoigneraient d’une souffrance mentale à travers la faillibilité des mécanismes de défense individuels.

Biographie

Carine Menguy est psychologue clinicienne. Elle obtient en 1996 une licence de biochimie à l’Université Paris XI (Orsay) et en 2009, elle finalise ses études de psychologie clinique à l’École des Psychologues Praticiens par la réalisation d’un mémoire-thèse de recherche sur « La santé mentale des expatriés de retour de mission humanitaire » avec Action contre la Faim, sous la supervision de Cyril COSAR. De 2003 à janvier 2010, elle est en charge, au sein de Mondial Assistance, des formations au stress et conseil auprès des collaborateurs et des équipes de cet assureur, tout en gérant les prestations d’assistance psychologique. Depuis janvier 2010, elle a rejoint SOLAREH, entreprise de service d’intervention psychosociale, en tant que psychologue coordinatrice, où elle intervient en entreprise dans le cadre de la prévention des risques psychosociaux.

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Support de présentation de l’intervention

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chi2 : Les cases encadrées en bleu (rose) sont celles pour lesquelles l'effectif réel est nettement supérieur (inférieur) à l'effectif théorique.

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TABLE RONDE 2 : INDIVIDU vs ORGANISATION : QUELS LEVIERS POUR

QUELLES RESPONSABILITÉS ?

Le partage des responsabilités entre l’individu, le collectif et l’organisation ne cesse de poser question. L’environnement humanitaire attire-t-il une typologie particulière de personnalités ? Ou bien est-il créateur exclusif d’une forme de stress ? Les méthodes de management, d’évaluation et l’organisation du travail sont sources de stress et/ou de leviers à actionner pour comprendre et réduire le niveau de tension ressenti par les équipes. Cette prise de conscience est-elle effective au sein des ONG ? À partir d’où et jusqu’où les organisations doivent-elles répondre aux difficultés et aux souffrances des équipes ?

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Un détour par les missions polaires : enjeux, réflexions et responsabilités, Amaury SOLIGNAC

Les missions polaires Je suis amené à intervenir aujourd’hui pour vous parler d’un contexte sensiblement différent de celui des missions humanitaires : les missions polaires. Je travaille depuis 2006 pour le service médical des Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF) et de l’Institut polaire Paul-Emile Victor (IPEV). Je suis chargé d’y rencontrer les candidats aux hivernages polaires, afin d’évaluer leur aptitude psychologique à hiverner, c’est-à-dire à passer jusqu’à plus d’une année dans des conditions de vie et de travail assez inhabituelles. Outre l’évaluation des candidats, je mène également des activités de recherche autour de ces missions, avec l’Université de Reims. J’ai aussi participé à la sélection du dernier groupe d’astronautes européens en 2008, mais c’est un encore un contexte bien particulier : je vais donc me concentrer sur le contexte polaire pour cette présentation.

Le contexte polaire Les missions polaires de longue durée prennent place dans une des deux stations françaises situées en Antarctique (Dumont d’Urville, Concordia1) et trois autres situées dans les régions subantarctiques (Kerguelen, Saint-Paul-Amsterdam et Crozet). Il faut préciser à ce sujet que le climat des stations subantarctiques est relativement plus rigoureux que celui des stations antarctiques. Selon les stations, l’équipe d’hivernage peut contenir entre 15 et 60 personnes.

Ces cinq stations permettent à la France de maintenir une présence permanente dans ces territoires, et de mener de nombreux programmes scientifiques dans des domaines très variés comme la glaciologie, la géophysique et la physique de l’atmosphère, la biologie humaine et animale, la médecine, l’astronomie, et d’autres.

Le cadre de ces missions peut être qualifié d’extrême à plus d’un titre, à la fois par leur intensité et ce que je vous propose d’appeler leur extériorité.

Tout d’abord, elles impliquent des opérations humaines et logistiques lourdes dans des milieux intenses (records de température, d’humidité, de vent…) et requièrent un confinement des activités, confinement qui peut devenir à la longue assez inconfortable (restrictions des possibilités de sortie dans certaines stations).

La situation des hivernages polaires est également hors du commun par son extériorité2 par rapport à la vie quotidienne : l’argent y est très peu utilisé, la plupart

1 La station Concordia est gérée conjointement par la France et l’Italie. 2 Extrême vient d’ailleurs du latin extremum, extérieur.

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des besoins sont pris en charge par les institutions organisatrices, et les groupes d’hivernants présents sur le terrain représentent de petites communautés géographiquement très isolées de leur centre administratif, même en tenant compte des progrès récents des télécommunications. Cette extériorité est partagée par plusieurs autres situations ou contextes, comme les stations spatiales, les stations off-shore, et certaines missions militaires – dont les missions sous-marines. Sans doute certaines missions humanitaires rejoignent-elles également cette notion.

Malgré leur caractère « extrême », les stations polaires sont peuplées par des gens qu’on pourrait dire ordinaires. Chaque année, 150 personnes occupent des postes très variés, de science ou de soutien des activités menées (alimentation, santé, sécurité, entretien des installations, ou encore communications entre la station et l’extérieur).

Les motivations exprimées par les candidats à ce type de missions sont assez communes : l’aventure humaine et scientifique, la découverte du territoire et de son milieu naturel, ou encore un intérêt financier. Il faut toutefois considérer qu’il n’y a pas une motivation mais plusieurs, certaines étant sans doute plus latentes (ou jugées moins acceptables en entretien), comme l’éloignement d’une situation personnelle ou professionnelle vécue comme pénible, la recherche d’une parenthèse dans sa propre vie, ou encore l’exposition à un risque (réel ou imaginaire, mais souvent envisagé comme un bénéfice). Dans certains cas, la candidature peut même donner lieu à une erreur de motivation (Cazes & Bachelard, 1989), comme la fuite d’une situation insatisfaisante, un défaut d’information préalable, ou encore la surestimation de soi, erreurs qui peuvent s’avérer délicates à gérer a posteriori une fois sur le terrain. Encore une fois, le parallèle avec les missions humanitaires n’est pas incongru.

Le versant psychologique des missions Une fois sur le terrain, les hivernants se concentrent le plus souvent sur leur activité professionnelle, sur la vie de la base et de sa communauté, et enfin sur son milieu naturel. Ces trois aspects deviennent des sources de gratifications importantes, pour des personnes coupées de leurs réseaux sociaux habituels, et amenées à vivre loin de leurs proches pendant plus d’une année.

D’un point de vue clinique, des manifestations aiguës et chroniques de stress sont assez fréquentes et considérées comme normales, liées à l’adaptation à la situation de l’hivernage (Rivolier, 1992). Certains ensembles cohérents de manifestations ou facteurs ont d’ailleurs été identifiés par une étude récente (Décamps & Rosnet, 2005) : il peut s’agir par exemple d’un manque de dynamisme, d’hostilité à l’égard des autres hivernants, de réactions anxieuses ou dépressives, d’hyperactivité ou encore de comportements obsessionnels.

L’estime de soi peut aussi être un peu malmenée, notamment si le travail fourni par l’hivernant n’est pas apprécié par ses compagnons, ou si l’aventure n’est pas à la hauteur des attentes initiales de l’hivernant.

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Beaucoup plus rarement – mais les conséquences peuvent en être graves dans une station très isolée – des décompensations aiguës (comme un épisode délirant) ou chroniques (comme une dépression) mettent en jeu la sécurité et la santé de l’intéressé et des autres participants. Des évacuations sanitaires sont dans ce cas envisageables, mais risquées dans certaines stations pendant l’hiver austral.

Ces aspects sont pour la plupart communs aux missions polaires et humanitaires. Toutefois, on ne retrouve pas, dans les missions polaires, de burn-out au sens strict (lié à une relation d’aide), sauf à la rigueur pour le médecin de la station. Pas de trauma non plus, sauf accident mortel ou non, impliquant des hivernants, ou dont les hivernants seraient témoins. Pas de contacts avec d’autres populations, et donc pas de transition d’une culture à une autre susceptible de créer un choc culturel à l’aller ou au retour, puisque les missions polaires australes ont lieu dans des territoires inhabités.

Les sources de stress habituellement retenues à propos des environnements dits extrêmes sont l’isolement, le confinement, la monotonie, et parfois le danger. Ces critères sont plutôt objectifs. Pour essayer de préciser un peu mieux la nature des missions polaires, on peut rechercher au contraire des aspects plus subjectifs mais tout de même assez typiques de l’expérience vécue par les hivernants. En voici cinq que je vous propose de détailler3 : l’extériorité, l’impuissance, la typification, la communauté, et enfin le sentiment océanique.

L’extériorité a déjà été abordée en introduction. Elle est souvent jubilatoire : pouvoir vivre coupé du monde pendant un temps non négligeable, mais sans remettre forcément en question l’appartenance à ce monde. Pouvoir mettre de côté l’agitation des métropoles, la société de consommation, la culture de masse, ou tout simplement son environnement social habituel.

L’impuissance (le deuxième terme dont il est question) n’est pas sexuelle : du fait de leur éloignement des proches et de leurs réseaux sociaux habituels, beaucoup d’hivernants font l’expérience de l’impossibilité de résoudre à distance des situations qu’il serait très facile de traiter en direct. Je pense par exemple à la maladie d’un proche, à des difficultés scolaires, ou encore à certains couples que la séparation remet en question. Cette impuissance contraste avec la puissance fournie par l’extériorité, mais aussi celle véhiculée auprès de l’entourage par l’image souvent valorisée de l’aventurier polaire.

La typification renvoie au processus psychique (décrit par Schütz en 1945) par lequel les représentations mutuelles de personnes éloignées tendent à devenir des types, des

3 Ceci fait partie des résultats d’une étude rétrospective par questionnaire auprès de 150 anciens hivernants, et de l’analyse de plus de 200 entretiens de debriefings psychologiques (Solignac, 2010).

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simplifications qui peuvent aisément rejoindre des représentations sociales existantes. Ainsi, les familles, malgré leur information initiale et leurs échanges avec l’hivernant au cours de son séjour, ne connaissent pas le quotidien réel de la station, et tendent naturellement à typifier la représentation qu’ils ont de l’hivernant et de son vécu. L’hivernant peut d’ailleurs chercher à favoriser ce processus en embellissant ou en omettant certaines réalités. La représentation sociale la plus accessible est alors celle du héros polaire, aventurier moderne. A leur retour, certains ont d’ailleurs du mal à communiquer leur expérience, tant il est difficile parfois de faire partager ce qui n’a pas été vécu, mais qui a déjà fait l’objet d’une représentation. Lorsque le voyage a changé le voyageur, il ne revient d’ailleurs pas tout à fait le même, et la typification peut s’interposer entre ses proches et lui, pour un temps.

Ce qu’il est difficile de convoyer aux proches, c’est notamment l’expérience d’une communauté, la vie d’un groupe réduit et isolé, tourné vers lui-même et un peu susceptible. Des sous-groupes se forment, certains vivent leur hivernage comme un instant de grâce (une vie plus simple, des moments intenses partagés), alors que pour d’autres, l’hivernage aura été un échec au niveau du groupe, et parfois même une souffrance dans les relations quotidiennes.

A cette relation aux autres hivernants répond la relation au milieu naturel. Du contact inhabituellement direct avec une nature sauvage – et parfois impressionnante – certains retirent ce qu’on pourrait appeler un sentiment océanique4. Très vivante dans les stations subantarctiques, le milieu naturel est plus inerte dans les stations du continent, et le silence peut y être étonnamment profond, tout comme dans un désert chaud. L’omniprésence de certaines espèces autour des bases est aussi l’occasion d’une réflexion ou tout simplement d’une relation plus profonde avec le milieu. Les enjeux du retour Par ailleurs, il ne me semble pas possible de comprendre ce que vivent les équipes de ce type de mission sans envisager la période du retour. Revenir d’un endroit éloigné après un séjour de longue durée n’est pas moins anodin que de s’y rendre. Comme le dit bien le poète marin Victor Segalen, le voyage au loin est aussi un voyage intérieur5. La fin de la mission est en soi un moment émotionnellement fort, qui peut donner lieu à des sentiments contradictoires : désir et joie de rentrer chez soi et de retrouver ses proches, mais aussi tristesse ou déception de voir se terminer l’aventure. Et même pour certains anxiété du retour au contexte métropolitain, dans un contexte de travail plus intense (rédaction des rapports finaux, passation de consignes et relève).

4 Un sentiment d’absolu, mais pas forcément religieux, comme défini par Romain Rolland dans sa correspondance avec Freud (Vermorel & Vermorel, 1993). Le terme est utilisé ici sans lien avec le syndrome de type psychotique décrit à propos de certains voyageurs (Airault, 2002). 5 Citation empruntée à Cailleteau et Papeta (2009).

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Dans la réalité – je n’ai pas besoin de vous en convaincre je pense – le retour est effectivement une source potentielle de difficultés. Plus spécifiquement, les domaines dans lesquels un hivernant est susceptible d’éprouver des difficultés sont (Solignac, 2010) : personnel, sentimental, familial, psychosomatique (sommeil, immunité) ou encore culturel6. L’extériorité de ce type de missions peut notamment favoriser une forme de choc culturel au retour (et le cas échéant certains remaniements de l’identité culturelle). Entrer en voiture sur le périphérique après un an à pied entre icebergs et manchots, cela peut dérouter…

Comme le retour de mission n’est pas l’objet de cette présentation, je ne vais pas approfondir mais il y aurait beaucoup à échanger sur ce sujet. Je veux tout de même poser la question du dispositif institutionnel (ou extérieur à l’institution) qui permettrait de tenir compte des difficultés potentielles du retour sans empiéter sur la sphère privée, mais aussi sans « perdre de vue » des personnes dont une proportion non négligeable est amenée à repartir un jour pour une mission similaire. Dans le cas du polaire français, des debriefings psychologiques sont organisés dans les stations du continent depuis le milieu des années 1990, dans le cadre de programmes universitaires de recherche. Cet entretien avec un psychologue a lieu sur place, tout à la fin de la mission7. L’efficacité de ce dispositif est difficile à établir pour l’instant, mais beaucoup d’hivernants y trouvent un intérêt, surtout lorsque l’hivernage s’est mal passé pour le groupe ou pour l’individu, ou que des questions sont soulevées par l’approche du retour chez soi. Ce dispositif a aussi à mon sens un fort intérêt organisationnel : je ne crois pas qu’une organisation puisse suivre de manière réaliste l’évolution et l’impact de ses propres moyens et de ses propres buts sans recevoir de retour d’expérience de la part des participants. Il serait intéressant enfin de savoir si un debriefing au siège diffère d’un debriefing sur le terrain. Réflexions Tout ceci étant posé, je voudrais essayer de prendre un peu de hauteur avec vous, en évoquant ce que j’ai envie d’appeler une mythologie contemporaine, au sens que donnait Roland Barthes à ce terme. Les missions dans des environnements inhabituels ont pour dénominateur commun d’exciter l’imaginaire du public (je ne parle pas que des candidats, mais du public au sens large). Il n’est donc pas étonnant que leurs représentations sociales soient en prise direct avec l’imaginaire. Ces représentations sont volontiers équivoques, notre société étant friande de héros, mais aussi de leurs défauts. En tout cas, le terme de héros est central : héros polaire, héros spatial pour l’astronaute, héros militaire, et peut-être bien… héros humanitaire ?

6 Voir par exemple les travaux de Sussman sur les remaniements de l’identité culturelle chez des expatriés (Sussman, 2000). 7 Dans les autres stations, un questionnaire est proposé aux hivernants pour formuler un avis sur leur mission et leur adaptation pendant l’hivernage.

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Essayons d’interroger l’évidence, et de voir au-delà de ces représentations très prégnantes. Tout d’abord, je pense qu’il y a une tendance naturelle à la valorisation, à la fois du côté des participants, de leur entourage, et même des institutions. Il faut bien « vendre » en effet les postes qu’on cherche à pourvoir, et cela se voit dans la communication que font les institutions sur l’action menée sur le terrain. Le premier problème est que cette valorisation peut s’écarter de la réalité, et venir alimenter les représentations du public, mais aussi des candidats, et même des acteurs du siège de l’organisation qui seront en contact indirect avec le terrain.

Un autre problème est qu’il est plus facile de valoriser que d’entendre. Une phrase d’un rapport de Résonances Humanitaires résume bien cet état de fait : « le héros fascine de loin, mais il inquiète de près ». Même les proches d’un hivernant ou d’un travailleur humanitaire peuvent être tentés de survaloriser cette personne : si le jeu n’en vaut pas la chandelle, alors le laisser partir n’a pas de sens. En fin de mission, les hivernants polaires sont nombreux à reconnaître qu’il est difficile de confronter son vécu de la mission avec les représentations que l’entourage proche et moins proche se sera forgé.

Pour essayer de qualifier encore ce contexte, sans tomber dans le double travers de l’objectivation et de la valorisation, on peut comparer les missions dont nous parlons à des institutions totales (ou totalitaires selon la traduction). Ce concept appartient à Ervin Goffman (1968), qui décrivait le fonctionnement des asiles psychiatriques américains d’après-guerre, mais proposait de l’appliquer à d’autres situations comme les casernes, les monastères, etc. Pour ce sociologue, une institution totale est « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans une même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. »

Je crois qu’on retrouve bien ici certains aspects des missions de longue durée dont nous parlons. Ceci veut dire que la sociologie et la psychologie des organisations « classiques » ne s’applique pas forcément à ces situations. Pour aller encore plus loin, il faut (en tout cas pour le polaire) reconnaître que les missions ont évolué depuis les expéditions des pionniers. Je ne parle pas des raids vers les pôles, qui sont très différents de la vie dans une base immobile : il s’agit plutôt de comparer les premières stations permanentes avec celles d’aujourd’hui. Bien entendu les moyens techniques ont évolué, de même que les moyens logistiques et de transport jusqu’à la station. Mais la nature des missions a aussi changé. En tirant un peu par les cheveux la classification des groupes restreints d’Anzieu et Martin (1968), on pourrait dire que les équipes polaires sont passées de groupes primaires à des groupes secondaires. Les groupes primaires représenteraient les premières missions des pionniers dans les années 1950 : un faible nombre de participants, un degré d’organisation élevé et des actions novatrices. Les missions récentes seraient plus proches de groupes secondaires, dont le degré d’organisation serait encore plus élevé (dans le sens d’une bureaucratisation), les buts et les actions moins novateurs, et plus planifiés.

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Etrangement, ces groupes secondaires génèrent plus de frustration chez leurs membres : disposant au départ d’une conscience moins développée de leurs propres buts (ils ne choisissent plus leur programme scientifique, ou la manière de communiquer avec le centre de contrôle distant), il leur est plus difficile de s’approprier leur mission, et de donner du sens à leur action. Peut-être leur faut-il accepter aussi le fait que les missions actuelles ne sont pas aussi incertaines que celles des pionniers. Ce qui est étrange ici, c’est qu’une plus grande certitude (des moyens) favorise une incertitude (des buts). Responsabilités Pour conclure cette intervention, je vais essayer de revenir au thème de cet après-midi : la responsabilité. En parcourant les publications en psychologie appliquée aux environnements extrêmes (notamment les missions polaires et spatiales), il est frappant que l’accent soit souvent placé sur la quantification des risques, et la détermination de la valence des processus psychologiques qui interviennent chez les participants à ces missions (pour savoir si le changement psychologique entre le début et la fin de la mission est positif ou négatif).

Cette recherche de quantification ou de valence se fait parfois au détriment de la compréhension (notamment par les psychologues) des situations vécues, et du sens qui leur est donné par les équipes de terrain. Ce n’est pas l’existence des difficultés qui est méconnue, mais leur nature complexe. Pour autant, la quantification reste nécessaire, notamment pour les décideurs.

Un autre point frappant, c’est que la portée psychologique des évolutions techniques est souvent méconnue. Je pense par exemple à l’évolution du quotidien des équipes isolées depuis l’introduction de l’e-mail. Ce n’est pas anodin et il est essentiel que les organisations en tiennent compte (ce qui implique de les étudier).

Pour ce qui est de diminuer le risque lié au stress des équipes, il me semble que la sélection et les debriefings ne peuvent pas tout résoudre. Les individus qui partent en mission polaire ou humanitaire continuent d’évoluer au-delà de leur sélection, et au-delà de la fin de la mission. Le trauma ou une décompensation psychique peuvent même intervenir avec un certain retard. On peut donc considérer que la question de la responsabilité est nécessairement partagée : le psychisme individuel échappe à l’organisation, de même que les moyens et les buts propres à l’organisation échappent en partie à l’individu. Pour autant, ils sont intimement liés.

Il est sans doute du devoir des organisations de suivre les participants au-delà de leur retour chez eux, sans devenir intrusif, et de leur proposer une orientation ou une première écoute le cas échéant. C’est également leur intérêt, car le retour d’expérience n’est pas un processus instantané.

Pour finir, j’aimerais suggérer l’idée que chaque contexte (polaire, spatial, humanitaire, militaire…) a sa propre manière de traiter les difficultés psychologiques, ce qu’on pourrait appeler un traitement institutionnel du symptôme, et qui déteint

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notamment sur la terminologie des organisations. Dans le domaine spatial américain, fortement marqué par l’ingénierie, il est question de « santé comportementale » et de « contre-mesures » pour en résoudre les défaillances. Dans le polaire français, très imprégné de science, on parle plutôt d’adaptation au stress. Quant à l’humanitaire, il me semble que l’humain et le soin occupent déjà une place centrale dans votre activité. Quels effets cela peut-il avoir ? Y a-t-il un écho avec les problématiques rencontrées dans la démarche de soin sur le terrain ?

Biographie / Bibliographie

Amaury Solignac, psychologue, a été diplômé en 2001 de l’École des Psychologues Praticiens. Les aspects humains et techniques des missions dans des contextes inhabituels ont été un intérêt de longue date, qu’il a pu concrétiser en 2004 par un DEA sur les aspects psychologiques des télécommunications de la station polaire Dumont d’Urville. Depuis 2006, il travaille pour le service médical des TAAF (Terres australes et antarctiques françaises) et de l’IPEV (Institut polaire français Paul-Emile Victor). Il est chargé de rencontrer des candidats aux hivernages polaires, pour évaluation de leur aptitude psychologique à participer à une mission isolée de longue durée. Ces missions ont lieu dans une des cinq stations scientifiques françaises de l’hémisphère austral. Actuellement en fin de thèse sur le sujet du retour de mission, il a participé récemment à la sélection du nouveau groupe d’astronautes européens. Contact : [email protected]

Airault, R. (2002). Fous de l'Inde : Délires d'Occidentaux et sentiment océanique. Payot. Anzieu, D., & Martin, J. (1968). La dynamique des groupes restreints. Presses Universitaires de

France - PUF. Caillet, L., & Papéta, D. (2009). Quel temps pour les marins ? Esquisse d'une phénoménologie du

métier de marin. Médecine et armées, 37(2), 131-134. Cazes, G., & Bachelard, C. (1989). Stress et environnement polaire. Neuro-Psy, 4(2), 84-92. Décamps, G., & Rosnet, E. (2005). A Longitudinal Assessment of Psychological Adaptation During a

Winter-Over in Antarctica. Environment and Behavior, 37(3), 418-435. Goffman, E. (1968). Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux. Minuit. Rivolier, J. (1992). Facteurs humains et situations extrêmes. Masson. Solignac, A. (2010). Enjeux psychologiques du retour de missions isolées : le cas des hivernants

polaires français. Thèse de Doctorat, Université de Reims Champagne-Ardenne. Sussman, N. M. (2000). The dynamic nature of cultural identity throughout cultural transitions: Why

home is not so sweet. Personality and Social Psychology Review, 4(4), 355-373. Vermorel, H., & Vermorel, M. (1993). Sigmund Freud et Romain Rolland, correspondance 1923-1936.

Presses Universitaires de France - PUF.

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Support de présentation de l’intervention

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La « gestion des modes mentaux » : faire face aux situations complexes et incertaines, Jean-Louis PRATA

On considère classiquement que le stress est une réaction d’adaptation d’un individu à une situation non maîtrisée.

L’action humanitaire est par essence une activité d’urgence où, quel que soit le degrés de préparation des opérations, l’imprévu et le risque sont souvent au rendez vous. De plus, dans la culture humanitaire, on ne prend pas toujours le temps de soigner les relations humaines dans l’équipe, compte tenu de l’urgence et de la criticité des situations gérées. Enfin, les acteurs de l’humanitaires sont parfois témoins de situations dramatiques sans pouvoir agir, ce qui peut provoquer une charge émotionnelle importante.

Depuis peu, la réglementation du travail en Europe considère que l’employeur est responsable de définir et mettre en œuvre des conditions de travail qui minimisent le stress chez les salariés

Comment résoudre cette équation, qui semble peu soluble dans des activités humanitaires d’urgence ? Le stress est-il un mal nécessaire dans les missions humanitaire ?

Les neurosciences permettent aujourd’hui d’envisager des solutions nouvelles pour comprendre, prévenir et gérer le stress, en mettant en évidence le rôle primordial du cortex préfrontal (partie avant du cerveau) dans la capacité de gérer l’émotion et le stress.

Le Stress, au-delà de sa fonction initiale de réaction instinctive de survie face au danger, a aussi une autre fonction. L’hypothèse, formulée dés 1992 par Jacques Fradin, du rôle informatif du stress tend à être étayée depuis quelques années par la recherche mondiale en neurosciences. Le stress serait un « signal » interne qui nous alerte que notre attitude en « mode mental automatique », routinière, simplificatrice, empirique et irrationnelle, est inadaptée à la situation.

C’est en générant du stress que notre cortex préfrontal alerterait que nous que nous sommes en passe de faire des erreurs, à cause de nos routines, notre aveuglement, notre manque de recul et de réflexion, nos réactions émotionnelles. C’est comme si notre cortex préfrontal demandait la « voie au chapitre » pour gérer la situation, avec toute la puissance de perception, d’analyse, d’anticipation et de décision qui le caractérise.

Notre cortex préfrontal nous rend capable de gérer sereinement et en pleine possession de nos moyens, les situations les plus complexes et délicates. L’institut de Médecine Environnementale développe, depuis plus de 15 ans, des méthodes pratiques, appelées « Gestion des Modes Mentaux », pour entraîner son préfrontal à faire aux situations complexes et incertaines, et donc prévenir le stress en s’attaquant une de ses causes, notre propre « stressabilité ». On pourrait dire que faire de la

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GMM, c’est apprendre à « maîtriser la non maîtrise ». Nous avons expérimenté avec des résultats très encourageants ces méthodes auprès notamment d’élèves pilotes de l’Armée de l’Air, et pratiquons ces méthodes auprès d’un large public depuis plus de 15 ans (cadres et dirigeants, soignants, employés, enseignants…)

Dans des activités comme le domaine humanitaire où les conditions de travail sont particulièrement difficiles sans qu’il soit toujours possible de les modifier, travailler à réduire la « stressabilité » individuelle en « musclant » son préfrontal est une voie pour prévenir les risques psychosociaux tels que le stress, l’agressivité, le burnout, la démotivation, le découragement et même la dépression.

Biographie et Pour en savoir plus Après une Maîtrise de Sciences de Gestion obtenu à la Sorbonne (Paris 1), Jean-Louis Prata a exercé, pendant plus de 15 ans, des fonctions de consultant, manager et directeur opérationnel (dans les domaines de la gestion des connaissances, des systèmes d’information, de l’organisation, de la gestion du changement) alternées avec des fonctions de ressources humaines (responsable formation, responsable recrutement, DRH de pôle). Afin de compléter son cursus, il se forme pendant plus de 10 ans auprès de l’Institut de Médecine Environnementale (IME) et devient expert de l’Approche Neurocognitive et Comportementale. Cette approche permet de développer rapidement la capacité à « penser complexe », à s’adapter sereinement au changement, à mobiliser la motivation des équipes, à mieux communiquer, et à concevoir des organisations efficaces et respectueuses de la psychologie humaine. Depuis 2006, il dirige la Recherche & Développement de l’Institut de Médecine Environnementale, il est également responsable de programmes de formation à l’Approche Neurocognitive et Comportementale de consultants et de coachs à l’Institute of NeuroCognitivism. Par ailleurs, il enseigne à l’IAE de Caen (« Gérer le stress et l’émotion en situation managériale »), à l’Essec et à l’École de la Rénovation Urbaine. Il est également administrateur de l’ONG Echos-Communication (ONG belge de coopération au développement).

Fradin, J et al – L’intelligence du stress (2008), Editions d’organisation

http://www.ime.fr

http://www.intelligencedustress.org

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Support de présentation de l’intervention

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Interventions de RESONANCES HUMANITAIRES

Présentation de l’association

Comme certains ici ne connaissent peut-être pas RH, je vous présente son dispositif rapidement. Le site web www.resonanceshumanitaires.org vous permettra d’en savoir plus et de vous tenir au courant des rencontres proposées par l’association.

Résonances Humanitaires est une association dont le but est de valoriser d’un point de vue professionnel les compétences développées en contexte d’aide humanitaire.

RH accompagne les acteurs de l’humanitaire dans leur reconversion professionnelle à leur retour en France, c’est :

� Un + pour les humanitaires : on peut dorénavant s’engager sans craindre trop de difficultés au retour en France ;

� Un + pour les DRH d’ONG : Possibilité de partenariat pour proposer à ses volontaires et salariés un service externalisé d’aide à la gestion de son parcours professionnel si besoin. L’objectif de RH est avant tout d’éviter la mission de trop ;

� Un + pour certains employeurs français qui, grâce à RH, peuvent dorénavant avoir facilement accès à un vivier de candidats ayant déjà prouvé certaines qualités d’adaptation de par leur engagement en ONG - interculturel, gestion du risque, management dans contextes mouvants etc. -, ou un attachement à certaines valeurs humaines.

RH et sa méthode :

� Un accueil individualisé au sein d’une association indépendante pour éviter l'isolement en retour de mission humanitaire.

� Une aide au repositionnement professionnel avec des consultants RH � L’appui d’un vaste réseau de parrainages pour élargir sa recherche d’emploi

dans le secteur associatif et/ou privé � Le soutien d’une équipe pluridisciplinaire composée de professionnels avec une

double culture ONG/entreprise

Intervention d’Eric GAZEAU, directeur fondateur : Nombreux sont ceux qui connaissent déjà l’association Résonances Humanitaires. J’en aperçois ici qui en ont profité.

Et, oui, le retour de mission, la réorientation professionnelle, ce n’est pas facile après s’être éloigné quelques années du marché du travail en France et ça peut générer du stress lorsque l’on n’a pas de projet professionnel clair.

Appel à la responsabilité et à la solidarité des ONG : « C’est bien, les mentalités bougent. Le sujet des retours de mission humanitaire difficiles qui était encore tabou il y a quelques années ne l’est plus. Et je me réjouis de constater que de plus en plus d’ONG mettent en place des procédures ou des nouveaux services afin de mieux soutenir individuellement le moral et la santé mentale de leurs volontaires sur le terrain.

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Et, Barthold Bierens de Haan, qui est membre de Résonances Humanitaires a largement contribué à ce progrès.

Depuis la création de l’association en 2002, nos bénévoles ont débriefé individuellement plus de 900 humanitaires, provenant de plus de 40 ONG différentes. Si, nous avons tellement de visites, c’est bien qu’il y a une attente et un besoin d’écoute et de suivi individuel particuliers hors des circuits hiérarchiques des ONG.

Notre activité grandissante s’explique avant tout par le bouche à oreille, mais aussi par l’audace des trois premières ONG (MSF, Solidarités International et le Secours Catholique) qui ont décidé de promouvoir notre réseau via un appui opérationnel mais aussi financier. Je les en remercie !

Mais en 8 ans, depuis sa création, RH fait un constat concernant ses sources de financement : 80% des financements viennent d’entreprises et à peine 10% des ONG. La plupart des adhérents de RH ne comprennent pas que les ONG ne participent pas plus au développement de l’association RH.

Alors que RH a atteint une maturité, j’espère que plus d’ONG nous aideront bientôt à renforcer la coordination de l’association réduite à un salarié à plein temps à ce jour. C’est trop juste pour animer un réseau de 70 bénévoles réguliers et accueillir et suivre près de 200 humanitaires par an.

Je reste à la disposition des DRH d’ONG pour discuter partenariat.

« Avis à bon entendeur !»

Je laisse à présent la parole à Laurent Eliaszewicz, consultant bénévole à RH.

Intervention de Laurent ELIASZEWICZ, consultant bénévole

Bonjour à toutes et tous. J'ai travaillé pendant une douzaine d'années dans le contexte de la mobilité internationale, à la direction générale de l'ANPE puis de Pôle emploi actuellement. Ce travail consistait à développer une offre de service afin de préparer les candidats à s'inscrire avec succès dans une démarche de mobilité transnationale et à assurer, leur accompagnement au retour en France.

Car le retour, et la prise en compte bien en amont de sa préparation, est fondamental, d'autant plus fondamental qu'il est souvent négligé, partant du postulat que puisque je rentre dans mon pays, je rentre chez moi et donc l'acclimatation se fera sans problème majeur.

A ce constat s'en rajoute un autre qui veut que, en France notamment, le reclassement professionnel des expatriés soit souvent malaisé car leurs parcours suscitent régulièrement des représentations, préjugés, idées reçues de la part des employeurs.

Quand, en outre, ces expatriés sont des personnes ayant œuvré dans la solidarité internationale, la reconversion professionnelle ou la réorientation sur le marché du travail "classique" peut générer une pression encore plus forte due à la confrontation

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de systèmes de valeurs et de schémas mentaux pouvant se révéler assez divergents initialement.

C'est la raison pour laquelle j'ai créé avec Didier DEFER, un collègue du même établissement qui a en charge les questions de VAE, un outil d'auto-positionnement professionnel en ligne sur pôle-emploi.fr, auparavant appelé MITEC et aujourd'hui CPEO (Capacités Parcours Expériences Orientation. Contact : [email protected] ou [email protected]).

Cet outil est notamment destiné aux expatriés qui reviennent ou envisagent de revenir de leur période d'expatriation, ainsi qu'aux bénévoles et sportifs de haut niveau. Autour de ce projet nous avons fédéré une douzaine de partenaires représentatifs de ces publics, dont Résonances Humanitaires.

De cette rencontre avec son directeur Eric Gazeau nous avons approfondi notre partenariat et j'interviens désormais comme consultant bénévole pour RH. Cet accompagnement se fait généralement sous la forme de 5-6 séances d'environ 1h30 en moyenne, hebdomadaires ou tous les 15 jours en fonction de la motivation de la personne et des disponibilités de chacun. Pour ma part, je consacre 60 à 70% de mon accompagnement à la détermination et la validation du projet professionnel de la personne. Car le projet (unique ou deux) est le facteur-clé : toutes les techniques de recherche d'emploi sur lesquelles on travaillera ensuite en découlent.

Au regard de l'expérience qui est la mienne, et évoluant dans une organisation qui ne connaît pas forcément très bien les parcours, profils et attentes des gens de la solidarité internationale, une initiative comme RH est fort bienvenue, en tant que telle et comme interface entre les organisations sectorielles au sein desquelles vous évoluez, le monde de l'entreprise et celui de l'intermédiation active entre demande et offre d'emploi. Merci de votre attention. »

Stress des humanitaires, quel rôle pour les professionnels RH ? Cécile de CALAN

L'ouverture d'un débat sur la question du stress des humanitaires est bienvenue et s'inscrit plus largement dans une prise au sérieux réelle, bien que parfois tardive, des besoins de leur personnel par les ONG. En effet la légitimité des ressources humaines, dans leur ensemble c'est-à-dire quelque soit le statut salarié (local, international et des sièges) bénévole ou autre, est trop longtemps restée en arrière-plan de la cause et des bénéficiaires. Mais ce sont bien les personnels humanitaires qui les servent avec compétence et engagement, et les ONG ne peuvent ignorer leurs obligations légales et morales d'employeur. Nouvelle arrivante il y a plusieurs années dans le secteur du développement international, venant d'entreprises de technologie plutôt promptes à choyer un personnel peu fidèle, mes premières interrogations ont porté sur notre responsabilité particulière d'employeur par rapport au vécu de nos salariés, et le silence entourant souvent ces questions, produit peut-être d'une culture virile, m'a stupéfaite.

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Rappelons qu'en droit français les employeurs sont tenus à une obligation de résultat, et non de moyens, en matière de sécurité et de protection des travailleurs. Ceci comprend l'évaluation et la prévention des risques, l'information et la formation du personnel, la mise à disposition d'équipements adaptés et l'organisation des secours. Là où il existe une représentation formelle du personnel (les relations sociales restent un autre champ peu investi par les organisations humanitaires notamment sur le terrain), celle-ci peut être impliquée dans la prévention des risques et l'amélioration des conditions de travail. Si l'engagement individuel en humanitaire suppose une acceptation implicite d'intervenir dans des environnements difficiles, et parfois dangereux, et d'être confronté aux souffrances des populations dont beaucoup de salariés locaux sont eux-mêmes issus, cela n'exonère pas les organisations de mettre tout en œuvre pour minimiser les risques.

Mais le stress, cela a été rappelé fort bien par les intervenants précédents, n'est pas généré que par le contexte particulier d'intervention, mais aussi par les modes de travail et les dynamiques relationnelles. Ici l'enjeu de rehausser la qualité du management s'affirme et nombre d'ONG l'ont maintenant pris à bras le corps, reconnaissant le besoin de confier la direction de leurs missions et de leurs équipes à des professionnels qui savent, outre leur expertise technique ou leur excellence opérationnelle, faire preuve des indispensables « soft skills » pour soutenir et guider leurs collègues. L'idéalisme partagé par beaucoup d'intervenants ne doit pas entraîner un irréalisme des objectifs définis à tous les niveaux de l'organisation, du log frame aux entretiens individuels, sauf à se condamner à une perpétuelle fuite en avant. La tenabilité des rythmes de travail commence aussi à être mise en question, alors que l'impact d'un turnover trop fort sur la qualité des programmes est maintenant bien démontré. Vu du côté des employés, l'incertitude sur la durée possible de leur contrat avec l'ONG, et son éventuel renouvellement, est elle aussi source de stress et peut être modérée par des pratiques qui veillent à maintenir et développer l'employabilité de chacun, et à accompagner les départs.

Enfin notre résilience est aussi fonction du sentiment d'autonomie et de contrôle que nous pouvons avoir sur notre travail et du sens qu'il porte à nos yeux. Telle jeune chargée de partenariats me confiait avoir perdu sa motivation à monter des dossiers toujours plus administratifs, finissant par ne plus savoir pour qui et pourquoi elle s'évertuait 10 heures par jour à rechercher des financements. Valoriser la contribution de chacun (qu'ils travaillent en contact direct avec les bénéficiaires, ou de façon plus éloignée au siège et dans les fonctions supports) permet d'assurer un engagement durable sans épuisement, ni désillusion coûteuse des personnel humanitaires.

Cécile de Calan est consultante en développement des ressources humaines et des organisations. Fondatrice de TransfaiRH, cabinet spécialisé dans l'économie sociale et solidaire, elle a exercé comme directrice des ressources humaines en ONG et en entreprise. http://www.transfairh.net

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TABLE RONDE 3 : SENSIBILISER, ÉVALUER, AGIR… QUE FONT DIFFÉRENTES ONG ?

À l’heure actuelle, différentes pratiques, au sein d’ONG diverses, sont déjà mis en place afin de pallier et/ou prévenir ce stress inhérent au travail humanitaire. Quelles sont-elles ? Comment sont-elles appliquées ? Par qui ? Il s’agira ici de partager des outils, des méthodes concrètes et de débattre de leur pertinence et de leur efficacité à court et à moyen terme.

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Intervention de Nicolas VEILLEUX

Biographie Nicolas VEILLEUX, psychologue, a rejoint Médecins Sans Frontières France en 2003 et travaille maintenant au département des ressources humaines au siège. Il est en charge du dossier concernant la gestion du stress et l’accompagnement psychologique du personnel national et international. Abstract La multiplication des incidents critiques ainsi que le stress inhérent aux programmes sur le terrain a forcé les différentes sections opérationnelles de MSF à adopter différentes politiques concernant la gestion du stress. Ces approches seront résumées lors de cette intervention avec la participation des interlocuteurs de MSF-Belgique et MSF-Suisse. Indépendamment des contextes de guerre, une des principales difficultés est aussi le support que l’on peut apporter dans le management des ressources humaines (gestion des conflits d’équipe, des abus) et qui altèrent souvent les opérations. → http://www.msf.fr/ Il n’a pas été possible de vous proposer dans ces actes l’intervention de Nicolas VEILLEUX, cela notamment du fait de l’urgence humanitaire au Pakistan ayant mobilisé pleinement Nicolas VEILLEUX.

La gestion du stress au CICR, René BOECKLI

La gestion du stress au CICR s'articule autour des trois axes suivants; prévention, formation et soutien. Deux unités distinctes, une en charge de la gestion individuelle du stress, l'autre en charge de la gestion organisationnelle du stress, collaborent étroitement à la mise en oeuvre de ces trois axes dans le but d'offrir des conditions de travail optimales au personnel CICR. L'unité RH/SAN, c.à.d. l'unité de Santé, est composée de 4 spécialistes, médecins et psychologue. Cette unité, rattachée à la Direction des ressources humaines est chargée de la gestion individuelle du stress. Elle contribue notamment aux campagnes internes de prévention, forme les nouvelles collaboratrices/ nouveaux collaborateurs, assure les briefings avant le départ sur le terrain, conduit des debriefings individuels au retour des missions (en moyenne plus de 1000 debriefings par année) , intervient sur le terrain pour des cas individuels, assure, en cas de besoin, les évacuations médicales et elle conduit des missions terrain, avant tout dans le but de sensibiliser le personnel aux questions de santé et d'hygiène de vie. L'unité OP_DIR_SECU/STRESS est rattachée à la Direction des opérations. Elle est composée de 3 conseillers en matière de sécurité et d'un conseiller en matière de gestion du stress. Ce dernier contribue aux formations des cadres dans le domaine de la gestion du stress, notamment lors d'incidents critiques, analyse l'évolution des

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différents contextes, identifie les endroits à risques, analyse les sources de stress, propose des mesures aux cadres sur le terrain afin de contenir le niveau du stress des équipes, conduit des missions de soutien sur le terrain et intervient, ensemble avec RH/SAN en cas d'incident de sécurité grave. Le CICR distingue les trois formes de stress suivantes: le stress de base, le stress cumulatif et le stress traumatique. Le stress de base n'est pas lié au travail humanitaire mais généré par le fonctionnement interne, notamment par les relations interpersonnelles au sein des équipes et les relations avec la hiérarchie, par l'adaptation au contexte et par les difficultés non résolues dans le pays d'origine (home front problems). Le stress cumulatif est généré par le travail humanitaire, notamment par les contacts avec les victimes des confits armés et les interlocuteurs, par la proximité avec la souffrance et par les limites de l'action humanitaire en comparaison avec les besoins des populations affectées. Quant au stress traumatique, il est généré par des incidents critiques, notamment de sécurité. Le personnel CICR est rendu attentif au fait qu'il existe un lien étroit entre le stress de base et le stress cumulatif. Le bon fonctionnement d'une équipe contribue à une prévalence réduite du stress de base. Ces équipes se caractérisent par une communication franche, une capacité élevée à gérer des tensions et des conflits, une confiance réciproque et une forte cohésion. Le soutien mutuel qui prévaut dans ce genre de fonctionnement permet d'absorber, en grand partie, le stress cumulatif, généré par les frustrations et micro-traumatismes accumulés au cours d'une journée de travail. Dans l'autre sens, ce soutien mutuel est défaillant lorsque les relations au sein d'une équipe sont tendues et lorsque la cohésion est faible. Ainsi, la forte prévalence de stress de base expose les individus davantage au stress cumulatif. Il est du devoir du management d'identifier ces types de dysfonctionnement et de prendre des mesures, éventuellement avec l'appui de OP_DIR_SECU/STRESS, pour y remédier. Dans ce sens, la gestion du stress n'est pas un domaine réservé aux spécialistes. Chaque collaboratrice et chaque collaborateur est concerné par la gestion du stress, comme d'ailleurs par la gestion de la sécurité. L'approche du CICR en matière de gestion du stress est résumée dans la brochure "Le facteur Stress". Elle peut être commandée sur le site web du CICR: www.icrc.org

Biographie Ancien guide de haute montagne, René Boeckli a été délégué et cadre au CICR (Afghanistan, Somalie, Afrique du Sud, Pérou, Colombie, Tadjikistan, Balkans et au siège à Genève) de 1989 à 2001. Il a suivi en parallèle un mastère en administration publique à l’Institut de Hautes Études en Administration Publique (IDHEAP) de 1996 à 1999. De 2001 à 2004, il a occupé à Berne le poste de coordinateur pour le pool d’experts suisses pour la promotion civile de la paix au Département fédéral des affaires étrangères. De retour au CICR en 2005, il est, depuis 2009, conseiller en gestion du stress pour les opérations au sein du Comité International de la Croix-Rouge.

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Intervention de Cyril COSAR

Biographie Diplômé de l’École des Psychologues Praticiens (Paris) en 2000, Cyril Cosar est psychologue clinicien. Après avoir effectué son service national au sein du service de psychiatrie spécialisé dans les problématiques de retour de guerre de l’hôpital d’Instruction des Armées de Percy, il travaille 5 ans durant en structures médico-sociales, sur les problèmes d’addiction notamment. En 2006, Il rejoint Action Contre la Faim en tant que psychologue référent gestion du stress. Il est en charge de l’accompagnement psychologique du personnel expatrié, avant et en retour de mission, de la gestion de crise, et de la prévention et de la gestion du stress organisationnel. Abstract À la suite d’une enquête évaluant le stress des expatriés au retour de mission et dans le cadre de la gestion du stress des missions ACF et des obligations légales relatives à la gestion des risques psychosociaux (RPS), un projet d’outil d’évaluation rationalisé de ces risques est apparu nécessaire. La démarche développée consiste à proposer un repérage des dysfonctionnements (cartographie des stresseurs) mais également de ce qui fonctionne (cartographie des ressources), son objectif étant d’évaluer et de hiérarchiser les dysfonctionnements tout en identifiant les axes d’amélioration possibles. Certains de ces facteurs de stress sont propres à l’organisation même du travail, d’autres sont plus contextuels au mode de management ou à l’environnement humanitaires et/ou culturels, d’autres encore sont plus individualisés et peuvent découler de frictions entre personnalités. L’approche exposée se déclinera en deux grands axes : l’axe psychologique (prise en compte des facteurs et des impacts personnels et interpersonnels) et l’axe organisationnel (prise en compte de l’environnement de travail, du management, etc.). L’ensemble des constats et recommandations posés ici découle de la conviction que l’efficacité d’une organisation passe par la réduction des tensions observées et la capacité de produire une lecture et des recommandations appropriables par le management. → http://www.actioncontrelafaim.org La richesse des échanges et le manque de temps n’ont pas permis de présenter cette intervention le jour du colloque. Cette présentation initialement prévue a été remplacée par celle de Laetitia CLOUIN qui fait suite.

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Gestion du stress et soutien du personnel humanitaire: N’oublions pas les équipes nationales, Laetitia CLOUIN Cette courte présentation a pour objectif d’illustrer une démarche de support du personnel humanitaire national en matière de gestion de stress et de soutien psychologique. En effet, les besoins de cette population pourtant toujours en première ligne, sont trop souvent oubliés. Le présent propos s'appuie sur une expérience de prise en charge du personnel Haïtien d’Action Contre la Faim, suite au tremblement de terre de Port-au-Prince du 12 janvier 2010. Cette mission s'est déroulée en mai 2010, et a fait suite au déplacement d'une « cellule débriefing » supervisée par Cyril Cosar dans la semaine suivant le séisme.

Cadre de l'intervention: Les objectifs de l'intervention étaient les suivants:

1- Identification des individus et des équipes ayant besoin d'un soutien particulier et mise en place des activités adéquates

2- Formation des managers à l’accueil post-incident critique et au defusing 3- Élaboration d'une stratégie de gestion du stress et de soutien aux équipes

nationales et expatriées Problématiques identifiées Du fait du cadre de ce colloque, nous n'aborderons pas ici les problématiques liés aux traumatismes, mais celles liées au stress généré par l'organisation et les spécificités du travail humanitaire. Nous survolerons quelques éléments propre à enrichir une réflexion sur la gestion des équipes, en gardant en perspective qu’un regard clinique permet aussi de penser alternativement l’organisation du travail, ces processus et son impact. Sentiment de sécurité: vécus et perceptions

Des groupes de parole ont permis la mise en exergue du vécu sécuritaire des équipes, et notamment des différences de perceptions et de préoccupations entre les expatriés et les Haïtiens. Pour ces derniers, l'inquiétude majeure concernait l'éventualité d'un autre séisme. Aussi, les répliques généraient toujours chez eux une forte angoisse parfois associée à des réminiscences, alors que la plupart des expatriés n'était visiblement pas impressionnée. En conséquence, sensibiliser les équipes cadres sur ce vécu a permis de traiter chaque réplique comme un incident critique, et d'affirmer la position de soutien des managers. Des séances de sensibilisation sur la non-prédictibilité des tremblements de terre ont également eu lieu, de manière à favoriser une moindre adhésion aux multiples prophéties véhiculées par les religieux et les médias. Les salariés Haïtiens ont même demandé à ACF d'être tenu informé des alertes météorologiques sur l'ensemble du territoire national. Ces mesures, aussi modestes soient-elles, ont eu un impact important sur le bien-être des équipes et des individus.

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D'autre part, il a été intéressant de constater que certaines mesures de protection du personnel expatrié (être accompagné par un membre du personnel Haïtien pour marcher dans la rue à partir d'une certaine heure, par exemple) étaient vécues comme des mises en danger pour eux-mêmes par les Haïtiens. La capacité d'écoute et de remise en question de ces règles a favorisé une meilleure cohésion au sein des équipes. Incompréhensions liées aux différences culturelles, messages manifestes

et messages latents, communications biaisées par le cadre de travail

Au cours de la mission, certains managers expatriés ont exprimé d'importantes difficultés de gestion de leurs équipes: en effet, au sein de quelques départements, les salariés manifestaient une vraie remise en question des compétences de leurs cadres, montraient un certain désinvestissement, et revendiquaient avec insistance des moyens matériels pour l'amélioration de leurs conditions de travail. La répétition de ces comportements a finalement débouché sur des conflits. Et les réponses managériales à ces difficultés ont principalement consisté en l'évitement de réunions en grands groupes, et en la mise en place de procédures d'évaluation, notamment dans le but de restaurer un mode de dialogue individuel. L'incompréhension liée à la différence culturelle a jouée un rôle dans l'enkystement de ces conflits: par exemple, il est courant en Haïti de demander à un ami d'assurer sa charge de travail quotidienne si l'on est en incapacité d'y faire face. Ce fonctionnement sort évidemment du cadre des règlements intérieurs de la plupart des ONG internationales. Mais dans l'ignorance, les absences répétées de certains salariés nationaux, ou la révision improvisée du partage des tâches étaient comprises comme des marques de désintérêt et de manque de respect par les managers. Les revendications matérielles étaient également jugées comme un « manque d'investissement humanitaire » par les expatriés. Or, il s'est avéré que ces revendications recouvraient des besoins de reconnaissance bien plus profonds, notamment de reconnaissance de la dignité sur lequel peut s'étayer une certaine résilience: « Donnez-moi un tee-shirt de plus, que je sois propre tous les jours, même si je vis dans un camps! . A la suite de l'annonce de la mise en place du processus d'évaluation individuelle, certaines équipes nationales se sont enfermées dans une attitude de résignation, craignant de perdre leur poste dans un contexte économique très précaire. Aussi, si la plupart des salariés ne manifestaient plus ouvertement leur désaccord , le manque de motivation n'en était pas moindre et les relations au sein des équipes restaient tendues. Ce qui a été mis à jour par le biais des groupes de parole, c'est qu'au-delà des problèmes matériels liés à la situation globale, ces équipes nationales supportaient mal les limites de leurs interventions par rapport aux besoins, ce qui réveillait chez eux le terrible sentiment d'impuissance ressenti dans les jours suivant le séisme. Ce sentiment était aussi nourri par les plaintes quotidiennes que ces équipes essuyaient de la part des populations bénéficiaires, ce qui a mené certains salariés à la fatigue de compassion. D'autre part, la frustration s'étayait sur un manque de connaissance des

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mécanismes de la coordination humanitaire et des limites réelles d'ACF liées au mandat et aux capacités. Bien entendu, le cadre de travail n'avait pas permis l'expression de ces sentiments latents et leur juste interprétation par les cadres. La mise en place de temps d’équipes où sont abordées et partagées ces différentes émotions, ainsi que la tenue des cessions pédagogiques sur le mandat de l’ONG, la coordination Humanitaire, les limites et ambitions du déploiements opérationnel ont permis a certaines équipes nationales de remettre en question leurs comportements et leur mode d'expression. Il a aussi été conseillé aux managers expatriés d'intégrer davantage leurs équipes dans les exercices de réflexion stratégique, afin de permettre aux salariés nationaux de participer plus activement à la reconstruction de leur pays, et de retrouver la motivation nécessaire à la mise en place de leurs activités quotidiennes. Sens de l'intervention pour le personnel Haïtien

Il convient de souligner que la mise à disposition d'une même ressource pour le personnel national et expatrié a été très appréciée. Au-delà du service en tant que tel, la mise sur un pied d'égalité de tous les employés a été particulièrement bienvenue dans ce contexte: en effet, historiquement, les Haïtiens tirent une grande fierté d'avoir chassé les colons de l'époque napoléonienne pour libérer la population de l'esclavage et fonder leur propre état. Ces évènements sont un des piliers de la culture haïtienne et restent encore très présents dans l'esprit des populations. S'il ne convient pas de remettre en question l'organisation de l'aide humanitaire d'urgence pour des questions d'impact, on peut cependant être conscient du fait que les modes opératoires habituels privent les nationaux d'un certain sentiment de contrôle sur leur environnement, et replacent la plupart d'entre eux dans une organisation hiérarchique où ils n'ont pas le pouvoir décisionnel. Beaucoup de salariés haïtiens ont exprimés se sentir « humiliés » dans cette situation, et le fait que leur besoins aient été considérés autant que ceux des expatriés par ACF leur a permis de se sentir revalorisés, et de mieux gérer cette frustration. Discussion Cette présentation n'évoque pas les éléments liés aux traumatismes et aux stratégies psychologiques et psychosociales mises en place pour leur intégration, alors que cela a évidemment été une plus-value importante du travail effectué sur place. De plus, les éléments présentés ici ne sont qu'une représentation partielle des problématiques identifiées. Ce que nous souhaitons mettre en avant ici, c'est que le personnel humanitaire national est soumis à autant de facteurs de stress que le personnel expatrié, mais que ces besoins sont rarement considérés et légitimés par les organisations humanitaires. Or, il est certain que promouvoir la reconnaissance de ces difficultés et se rendre disponible pour les nationaux peut avoir un impact majeur sur le bien-être global des équipes, favoriser une meilleure compréhension mutuelle, optimiser de nombreux mécanismes de travail, et renforcer l'acceptation des équipes expatriées par les populations.

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CLOTURE, Jade LEGRAND

Bonjour à tous,

Pour commencer, je voudrais remercier Cyril Cosar de m’avoir invitée à conclure cet événement. Il est vrai que j’avais une dette envers lui : il avait accepté, l’année dernière et à ma demande, de siéger à une table d’anthropologues… Mais j’étais aussi résolument intéressée par le thème proposé. Je n’ai pourtant aucune compétence en psychologie ou en psychiatrie, pas plus qu’en ressources humaines d’ailleurs ; ce que je préfère préciser dès maintenant.

Qu’importe, je dois « simplement » faire le point sur les idées qui ont été échangées, et en quelque sorte retracer le fil des discussions auxquelles nous avons assisté. Au vu de la qualité des propos tenus et du nombre d’interventions successives, vous comprendrez que la tâche n’est pas facile. Par ailleurs, étant donné l’heure déjà tardive, j’essaierai de faire court et serai nécessairement elliptique – je demande par avance leur indulgence aux intervenants dont j’écorcherai les présentations ; je ferai au mieux.

Il est également prévu que je parle en tant qu’ex-expatriée humanitaire, mais vous avez pu constater aussi bien que moi que de nombreux invités présents nous ont fait partager leur expérience du terrain, aussi me limiterai-je. En revanche, j’interviendrai plus en détail en tant qu’anthropologue. Je vous rassure tout de suite : les échanges ayant été denses et ayant largement circulé entre cadres théoriques, outils conceptuels et recommandations pratiques, je n’insisterai pas non plus sous prétexte d’appartenir à une autre discipline.

Je m’arrêterai donc à cette notion de culture, au cœur de l’intitulé du colloque et sur laquelle plusieurs des intervenants se sont exprimés, avec plus au moins d’approbation. Il s’agit d’un des principes fondateurs de l’anthropologie, qui s’attache notamment à en définir les spécificités irréductibles ou encore à en étudier les évolutions.

Parler ici d’une « culture du stress », comme composante propre à la communauté des humanitaires, mais aussi de « culture de l’hyperactivité » ou encore de « culture de gestion », comme ça a été le cas aujourd’hui, n’est pas anodin. C’est tout d’abord une idée intéressante parce qu’elle donne corps à un groupe hétérogène et disparate, comme le rappelait notamment Eric Gazeau. Les humanitaires, au-delà des parcours individuels ou de la diversité des organisations auxquelles ils appartiennent, se trouveraient là un point commun, comme un indice d’appartenance. L’enjeu d’études comme celle qui nous a été présentée ce matin par Carine Menguy est précisément d’aider à déterminer certaines « pratiques humanitaires ». Il a aussi été relevé qu’offrir outils et espaces d’expression sur les conditions du travail humanitaire permet une introspection souvent rendue difficile par une course permanente contre la montre.

L’intitulé du colloque - posé sous forme de question - ouvrait le débat, et j’ai envie de remarquer que l’ensemble des intervenants s’en est emparé de façon significative.

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De nombreuses questions ont été posées, et j’ai tenté de les regrouper en cinq catégories :

1. Quels sont ces « stress » dont nous parlons ? Comment les identifier ? Mais aussi comment les nommer ? Laisser le soin de l’ouverture à Barthold Bierens de Haan fut précieux à ceux d’entre nous qui ne maîtrisaient pas les prémisses de la thématique abordée. Il nous a permis de rentrer tout à fait dans le sujet avec une explication claire des stress de base, stress cumulatif, et stress traumatique tenu à l’écart d’un commun accord. Ce ne fut pas le seul exercice de définition auquel nous ayons assisté et c’était l’une des richesses du contenu informatif de cette rencontre.

2. Comment ces « stress » ont-ils été perçus dans le temps ? Comment sont-ils reconnus à l’heure actuelle ? Et comment sont-ils évalués ? L’initiative originale d’ACF et du CNAM, première du genre comme cela a été plusieurs fois rappelé, témoigne de l’intérêt pour ces phénomènes, au sein des organisations. L’effort de replacer la réflexion menée dans une perspective plus générale sur les souffrances au travail lui évite aussi d’être dupe d’un phénomène « de mode ».

3. Comment sont-ils vécus, par qui et avec quelles conséquences ? Les différents témoignages apportés ont visé non seulement à établir la palette des ressources individuelles, mais également à éclairer des stratégies particulières dans lesquelles le doute et la conscience du risque ont des rôles bien précis, et non sans conséquences : le déni entre autres, comme démarche défensive dont Christophe Demaegdt a admirablement parlé.

4. Quels sont les moyens organisationnels déployés, sur place ou au siège, afin de gérer ces stress tout au long des missions, y compris en moment de « crise » ? Faire intervenir, aux côtés de psychologues et de psychiatres, différents représentants des ressources humaines était l’un des grands mérites de cette journée. Le recrutement, les formations, l’accompagnement et l’écoute ont été abordés comme autant d’étapes-clés, et il a été question de responsabilités mais aussi d’obligations. Les mots sont forts et je crois qu’ils ont été entendus.

5. Quelle est la prise en charge de ces stress en amont et en aval de la mission ? On a pu parler de préparation au départ mais aussi de retour de mission, de reconversion également, et surtout de la nécessité de bien connaître et comprendre les mécanismes à l’œuvre.

Questionner la « culture du stress chez les humanitaires » a donc, et je ne fais que reprendre ce qui a été dit, levé beaucoup de tabous et pris de front des enjeux centraux du travail humanitaire. A mon sens, notamment deux :

• La perception que les humanitaires peuvent avoir de leur profession. Les mentions récurrentes aux notions d’hyperactivité, d’épuisement, mais aussi d’éthique, sont des illustrations concrètes de mots mis derrière ce terme générique d’humanitaire. Rappeler la figure du héros, avec laquelle l’urgentiste doit composer, m’a paru à ce titre tout à fait intéressant.

• Le particularisme du métier humanitaire. Le stress de l’humanitaire n’est pas celui du trader, ni celui du foreur en plateforme. L’exemple des missions australes était pourtant très instructif pour certains traits communs utiles à notre compréhension des phénomènes de stress : isolement,

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éloignement géographique, impact du changement des moyens de communication, entre autres.

A ce propos, je voulais relater une conversation entendue à Paris entre un chef de mission et une bénévole du siège. Celle-ci lui demandait en substance : « Comment faites-vous pour travailler dans des conditions si difficiles ? » Ce à quoi son interlocuteur lui a répondu : « J’étais militaire avant, j’ai toujours travaillé en contexte de guerres, pour moi ce n’est pas difficile, c’est normal ».

La spécificité de l’humanitaire est aussi contenue dans cette réponse, dans ce qui est perçu comme normal ou acceptable « au nom de la cause » pour reprendre l’expression de Cécile de Calan. Frontière à observer avec précaution, en ce qu’elle peut impliquer la mise en danger de soi et des autres. Encore s’agissait-il de différencier les perceptions selon les individus, leur sexe, leur âge, leur expérience, etc., ce qui a bien été le cas. Etablir une typologie, on pourrait même dire une « cartographie du sensible » d’après l’idée de Cyril, faisait bien partie des objectifs de cette journée, atteints avec succès.

Quant à replacer les individus, leurs motivations, leurs souffrances, leur degré d’acceptation, au cœur d’une réflexion sur l’environnement professionnel des humanitaires, cela permettait à la fois d’engager une analyse indispensable à la compréhension des mécanismes en jeu, mais aussi de proposer des pistes de travail pour des réponses opérationnelles. Car ce sont bien des individus qui au final sont pris dans une double logique :

• Complexification de leur environnement de travail, y compris un facteur d’insécurité grandissant très rapidement évoqué aujourd’hui, et l’insertion dans des structures qui évoluent, ce qui a bien été rappelé par Amaury Solignac.

• Changement dans la manière institutionnelle d’appréhender ces tensions. La volonté de participer activement à ce processus a été exprimée à plusieurs reprises, directement ou indirectement.

Dans une dynamique de professionnalisation, depuis longtemps engagée maintenant, l’effort qui a été fait ici pour proposer aux acteurs humanitaires un cadre de travail réflexif et renouvelé est tout à fait remarquable. Quand je dis « acteurs », cela regroupe évidemment les personnes travaillant aux sièges et sur le terrain, y compris les « staff nationaux ». La vigilance de tous a permis de bien tenir compte de cette diversité dans la discussion.

Au départ, j’avais hésité à intervenir du point de vue du siège, puisque j’y ai aussi travaillé un petit peu, mais Nicolas Veilleux vient de le faire, avec beaucoup d’humour. En termes d’expérience personnelle, je vais alors me restreindre au récit d’une simple anecdote. A mon retour d’Ethiopie, et comme tous les expatriés, j’ai dû passer par l’Institut Pasteur pour une série d’examens, amorcée par une visite avec un médecin. Mon incompréhension fut totale quand la visite prit fin en moins de deux minutes. Je me souviens très bien de m’être dit « mais enfin, après six mois de mission en Afrique, ce docteur ne se préoccupe pas ni de ma tension nerveuse, ni de

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mon poids ? » A croire que cela me semblait deux indicateurs à observer. D’une part, il y aurait bien trace mesurable du stress de mission et d’autre part un représentant de l’ordre médical aurait été la personne toute indiquée pour le reconnaître et y attacher une certaine importance.

A défaut, j’ai bien eu droit au fameux « débriefing émotionnel », dans mon cas absolument profitable. Et peut-être d’autant plus indispensable qu’il s’agissait d’une première mission et que j’avais visiblement des attentes « institutionnelles » à mon retour. De l’importance, à mon sens, de la communication qui peut être faite sur les dispositifs déjà existants, et qui participent de la responsabilité des organisations. Je le dis avec d’autant plus de conviction qu’il existe une similitude entre humanitaires et anthropologues dans leur rapport au « terrain » justement. Dans l’importance presque sacralisée qu’on lui confère, dans l’intronisation par le premier séjour, dans la légitimité qu’il attribue, dans l’isolement au sein du groupe aussi. Or, chez les anthropologues, il n’existe pas de débriefing émotionnel au retour ! Evidemment, il serait déplacé de vouloir comparer ce que vivent les uns et les autres, mais néanmoins, je garde l’idée d’exporter les bénéfices de cette discussion…

En attendant, j’avais envie de finir cette synthèse par quelques mots de Michel Agier, anthropologue mais également membre du CA de MSF France8 :

« Il n’y a pas d’ethnologue sans un départ, ne serait-ce que sortir de chez soi et aller voir le monde (…). On ne se rend pas bien compte alors comme ce moment est fondateur, puisque c’est dans cet éloignement de soi que se créera la relation avec ceux qui sont encore inconnus et deviendront suffisamment proches, un jour, pour que de la connaissance naisse de cette rencontre. »

Pour conclure cette journée, qui fut aussi celle d’un dialogue entre organisations, entre métiers et disciplines, cela me semblait tout à fait approprié. Encore une fois merci à tous, aux intervenants, aux discutants, sans oublier le modérateur, aux organisateurs et à vous qui êtes venus nous écouter et participer à ce très beau débat.

Biographie

Jade LEGRAND est doctorante en anthropologie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales au sein du Laboratoire d'anthropologie des institutions et des organisations sociales (LAIOS). Elle a effectué une mission humanitaire avec ACF en Ethiopie en 2009 et a collaboré au siège lors de la réponse au séisme en Haïti au début de l’année 2010. .

8 Extrait tiré de son ouvrage La sagesse de l’ethnologue, paru en 2004, éditions L’œil neuf.

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Coordonnées des intervenants et discutants

Structure Nom Prénom Fonction Mail

Cnam LEBAS Jacques Chargé de la chaire Santé et DvpT [email protected]

ACF DANEL François Directeur général [email protected]

ACF Di MARIA Catherine DRH [email protected]

ACF COSAR Cyril Psychologue Référent Stress et conditions de travail [email protected]

Psychiatre : ex CICR/ consultant CRF/ Administrateur de Résonances Humanitaires

BIERENS de HAAN Barthold Psychiatre [email protected]

CNAM (CRTD -Paris) DEMAEGDT Christophe

Psychologue / doctorant en psychodynamique du travail et de l’action [email protected]

Ex-ACF / SOLAREH MENGUY Carine Psychologue coordinatrice prévention des risques psychosociaux [email protected]

TAAF - terres Australes et Antarctiques Françaises SOLIGNAC Amaury Psychologue / doctorant en psychologie [email protected] IME - institut de médecine environnementale PRATA Jean-Louis Directeur R&D [email protected]

Résonances Humanitaires GAZEAU Eric Directeur-fondateur [email protected]

TransfaiRH DE CALAN Cécile Consultante et fondatrice [email protected]

CICR BOECKLI René Conseiller gestion du stress rattaché à la Direction des opérations [email protected]

MSF-F VEILLEUX Nicolas Psychologue / HR Officer : Palestinian Territories, CAR, Pakistan, Malawi [email protected]

HI COMBE Sylviane Psychologue référent stress [email protected] EHESS - Laboratoire d'anthropologie des institutions et des organisations sociales LEGRAND Jade Doctorante en anthropologie [email protected]

EUROPHEBUS CHABOD Alain Journaliste, modérateur du colloque [email protected]

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Le Cnam est un établissement public de formation

professionnelle supérieure qui relève du ministère

chargé de l’enseignement supérieur. Il remplit 3

missions : la formation tout au long de la vie, la recherche technologique et

l’innovation, ainsi que la diffusion de la culture scientifique et technique.

L’établissement public, ses 28 centres régionaux et ses 150 centres d’enseignement

accueillent chaque année près de 100 000 auditeurs venant actualiser leurs

connaissances, perfectionner leurs compétences, ou acquérir un diplôme. La chaire

de Santé et Développement, initiée par Bernard Kouchner, propose des cours sur les

questions de santé publique et de développement. Jacques Lebas, chargé de cette

chaire, fait intervenir des experts de renom dans l’humanitaire, la santé publique et

le développement, afin de transmettre des outils de réflexion qui renforceront la

volonté d’agir en direction des populations vulnérables de la planète.

� http://www.cnam.fr

Action contre la Faim, créée en 1979, est une des principales ONG

françaises. Association humanitaire reconnue d’utilité publique,

Action contre la Faim France, dotée d’un budget de 65 millions

d’euros, est intervenue en 2008 dans 20 pays et est venue en aide à environ deux

millions de personnes grâce à plus de 3 500 employés sur le terrain. Structurée en

réseau international, Action contre la Faim est représentée à Paris, Londres, Madrid,

Montréal et New York. Nos équipes combattent sur les quatre fronts de la faim :

« nutrition & santé », « sécurité alimentaire et moyens d’existence », « eau

assainissement hygiène » et « plaidoyer ».

�http://www.actioncontrelafaim.org