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Dans le monde des sorciers, la petite école de Tongreden en Belgique s'est longtemps tenue à l'écart de tout. Ses élèves ne sont pourtant pas moins doués que ceux de Poudlard, mais il y a à Tongréden un secret qui plonge ses racines dans les temps les plus anciens. Ce secret, Alcie, Mounch et Arabesque vont devoir l'affronter lorsque, par négligence, les jeunes sorciers de l'école décident d'organiser pour les gens du village la plus grande et la plus terrifique des fêtes d'Halloween. Confrontés à une magie dont ils ignorent jusqu'à l'existence, les habitants de ce petit hameau des Ardennes risquent bien d'être beaucoup plus effrayés qu'ils ne l'imaginaient. Le secret de Tongreden serait-il à l'origine de tout ce qui sépare les sorciers du reste de l'humanité ?
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AlcieChristophe Kauffman
Rue des Bransons, 37
4623 Magnée
0486 94 38 50
Version complète : http://www.amazon.fr/Alcie-Christophe-Kauffman-
ebook/dp/B00P8XDRSG
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Chapitre 1
Autoscrypto !
Ça marche ! Merde ça marche ! Ah non ! Effacer ! Effacer !
3
Chapitre 2
Autoscrypto !
Bon, je commence ici. Il faudra que je corrige et ça m'énerve.
Pour une fois que je tiens un sort qui fonctionne vraiment... C'est
de l'écriture de pensée... au-to-ma-tique ! Incroyable ce que ça va
vite une pensée, à peine elle est là, qu'elle est partie, sauf que
maintenant, elle est déjà sur le papier. Il faudra que je trie moi-
même. Pensées sur le papier. Pensées sur le papier. Pensées sur le
papier. Il faudra que j'apprenne à penser droit.
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Chapitre 3
Autoscrypto !
Ce que vous verrez à partir de maintenant est le résultat d'un
patient travail de correction. Le sort d'écriture automatique est un
foutu piège.
Je m'appelle Alceste Skoepenarden. Mes copains disent
« Alcie ».
Je m'appelle Alceste Skoepenarden et Harry Potter m'énerve. Il
m'énerve même tellement que j'ai fini par le détester. Attention, je
ne déteste pas Potter jusque comme ça par hasard ou par jalousie,
je déteste Potter pour tout un tas de raisons. D'abord parce qu'il
est célèbre, et puis parce qu'il est « teeeellement modeste »
comme le dit ma copine Arabesque.
Arabesque est amoureuse de Potter, c'est évident. Ça se voit à sa
manière de prononcer son prénom, « Harryyyy » en terminant
comme si le souffle allait lui manquer, comme si elle allait
s'évanouir d'un instant à l'autre. Quand je dis amoureuse de
Potter, je veux dire amoureuse de sa photo évidemment. En vrai
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on ne l'a jamais vu. Et on ne le verra jamais. Môssieur Potter est à
Poudlard ! Môssieur Potter ne fréquentera jamais des provinciaux
comme nous. Bon sang qu'est-ce qu'il m'énerve !
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Chapitre 4Autoscrypto !
Quand on lit les journaux des sorciers, La Gazette ou le
Mouchard, même l'Aspic.... on croirait qu'il n'y a que Poudlard
comme école ! Couillonnades ! Moi je suis à Tongreden, une
petite école perdue en Belgique. À Tongreden évidemment, il n'y
a pas quatre classes, ni choipeau magique, ni points distribués par
les professeurs pour des actions d'éclat dont personne n'a grand-
chose à foutre faire ! Une seule classe par année ! Des petits
locaux un peu misérables, un jardin potager où la seule magie
qu'on trouve c'est un sort d'apluviosa pour empêcher que les
légumes soient continuellement noyés par les torrents de flotte
qui nous tombent dessus de janvier à décembre. Comme le sort
empêche la pluie de tomber, on est obligé d'arroser le potager
sans arrêt, même les jours où il tombe des cordes. Je ne vous dis
pas le ridicule : des élèves trempés comme des soupes,
enveloppés des pieds à la tête dans des capes de pluies, qui
portent sous la pluie des seaux remplis d'eau jusqu'à un potager
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qui a tout du désert de Gobi.
On n'a pas de forêt magique non plus... Enfin, si il y en a bien
une, mais elle est à plusieurs dizaines de kilomètres de chez nous,
dans les Ardennes. Les rares fois où on y va, c'est une vraie
aventure rien que pour avoir un putain de une cochonnerie de
magicobus (il faut absolument que j'apprenne à contrôler mon
esprit !). D'ailleurs, la plupart du temps, on prend un bus de
moldus, ce qui n'a rien de très agréable, j'aime autant de vous le
dire. C'est pas que les moldus Belges soient pires qu'ailleurs,
mais leurs bus sont épouvantables. Ils sont minuscules, sales, mal
entretenus, mal éclairés... On est obligé d'y poser son sac sur ses
genoux, on se retrouve toujours serré comme des sardines contre
des gens qui ont dû oublier de se laver depuis plusieurs jours et
puis les bus des moldus sont toujours en retard. Faut dire qu'ils ne
sont pas aidés non plus... Comment tu veux être à l'heure si t'es
obligé de t'arrêter partout ? C'est insensé !
La dernière fois qu'on en a pris un, on l'a attendu quatre jours !
Évidemment, Monsieur Jusdappel n'avait pas compris tout à fait
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le fonctionnement du système, le paiement et tout ça. Il a fallu
que je lui explique plusieurs fois. Pour moi, c'est plus facile, ma
mère est une personne normale. Enfin quand je dis normale, je
veux dire « pas sorcière ». Mais alors là pas du tout. D'un autre
côté, ma mère, même comme moldue, elle n'est pas tout à fait
normale. Je crois que c'est un peu ma faute.
Donc on était tous à la sortie de l'école quand monsieur
Jusdappel, qui est prof de calligraphie opératoire et technique,
m'a appelé :
— Alcie !
— Oui, m'sieur, j'ai dit.
— Aurais-tu l'obligeance (il parle tout le temps comme ça,
Jusdappel, c'est chiant énervant comme pas possible, mais c'est
un peu touchant aussi) de m'indiquer le processus d'appel de
l'autobus ?
— Mais, m'sieur, ici y a pas d'appel, il faut marcher jusqu'à l'arrêt
du bus...
Et on s'est mis en route. On a marché quatre heures. On aurait pu
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marcher toute notre vie. Jusdappel pensait qu'il fallait marcher
jusqu'à ce qu'un bus s'arrête, vous voyez ? Jusqu'à l'arrêt du bus...
Pas une seconde il n'a imaginé que « l'arrêt du bus », ça pouvait
être un endroit.
J'ai fini par le lui dire. Au début, j'ai bien rigolé, mais après
quatre heures de marche, je ne rigolais plus du tout, alors je lui ai
dit.
Je l'aime bien Jusdappel. Il est ringard total, mais je l'aime bien. Il
ne fait pas semblant, il n’essaie pas de faire le jeune, d'être
comme un adulte qui pourrait être comme un copain, il est
ringard et c'est tout. Et puis, j'aime bien le cours de calligraphie.
D'ailleurs, c'est le cours de calligraphie qui m'a donné l'idée
d'écrire. Je ne suis pas encore certain que ce soit une bonne idée,
mais bon... Bonne idée ou pas, sans le sort d'autoscrypto, j'y
serais jamais arrivé. C'est fatigant d'écrire.
Pour le moment, je suis fatigué tout le temps.
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Chapitre 5Autoscrypto !
Le 13 octobre
Je vais rajouter les dates, sinon je ne m'y retrouverais pas.
Ce matin a été tout à fait étrange. Les professeurs étaient tous là
avant nous, ce qui n'arrive pour ainsi dire jamais. Normalement,
au moment où les élèves se pointent à l'école, plus ou moins en
retard en fonction de l'envie qu'ils avaient d'y aller ce matin-là, il
n'y a de présents que Mme Bougniéfort, la Directrice et
Mme Sompur, femme à tout faire. Mais aujourd'hui toute l'équipe
était là, dans la cour, en grand conciliabule, et quand les élèves
ont été suffisamment nombreux, les profs ont arrêté de parler
entre eux. Comme s'ils voulaient éviter qu'on les remarque ou
qu'on les entende.
C'est évidemment stupide de leur part puisqu'il leur suffit
d'invoquer un sort de Firmata surdita pour que plus personne ne
puisse écouter leur conversation. À moins qu'ils n'en soient pas
capables, bien entendu.
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Bien sûr que c'est une blague. Ils en sont parfaitement capables.
Tout le monde n'est pas Dumbledore, c'est sûr, mais quand
même ! Ce n’est pas parce qu'on est de la province qu'on est
complètement idiot !
À voir leurs têtes, on a tous compris qu'il y avait un souci.
— y a une arête dans la banane, a dit Mounch. Et ça l'a fait
rigoler.
Mounch en réalité s'appelle Mauril, mais le dernier qui l'a appelé
comme ça court toujours... Mounch rigole absolument tout le
temps. Même quand il n'y a aucune raison de rigoler. Je me suis
toujours dit que ça cachait quelque chose, mais je n'ai jamais
cherché quoi. Peut-être parce que j'adore ça qu'il rigole tout le
temps. Ça fait un peu la balance avec moi, qui ne rigole pas très
souvent.
J'ai rencontré Mounch quand je suis arrivé en première, il y a six
ans. Merde mince six ans ! Ça fait un bail qu'on se connaît dit
donc ! Et depuis le jour où je l'ai rencontré, Mounch n'a jamais
arrêté de rigoler. Même le jour où on a raté notre cinquième
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année, il rigolait. Pourtant, la perspective de d'annoncer à ses
parents qu'il allait devoir doubler son année aurait dû le faire
trembler ou pleurer ou s'enfuir très vite et se cacher très loin...
Mais non, il rigolait.
Mounch est un type énorme. Pas tout à fait un géant, mais
suffisamment grand pour que n'importe qui paraisse petit à côté
de lui. Alors forcément, il a intérêt à rigoler... quand il ne rigole
pas, il fait peur. Surtout depuis qu'on a décidé de s'habiller
différemment. Quoique « décidé », c'est vite dit. Vous trouvez
qu'on décide, vous ? Moi, finalement, je ne suis pas sûr. C'est
plutôt une évolution vers quelque chose, une dégradation lente et
insidieuse, vous voyez ce que je veux dire ? Ça se passe sans
qu'on s'en aperçoive vraiment, mais en même temps, on le sait...
On le sait très bien qu'on a commencé à être « différents ». Alors,
je pense que comme on le sait, on finit par avoir envie que les
autres le sachent aussi. Par avoir envie qu'ils le voient. Donc on
s'habille différemment.
Mounch et moi, on a commencé par mettre des blousons en cuir,
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comme les moldus. Des blousons avec des clous, des chaînes et
tout ça. Puis au bout de quelques mois, ça ne devait plus nous
suffire parce qu'on avait ajouté des grosses godasses de militaires
moldus, des tatouages et des piercings. Les parents de Mounch,
j'ai cru qu'ils allaient devenir fous.
La première fois qu'il l'a vu avec une petite barre métallique à
travers le sourcil, le père de Mounch n'a rien dit, il a sorti sa
baguette et il a marmonné un truc, je ne sais pas quoi, en tout cas
sur le coup, Mounch s'est retrouvé plié en deux par terre, le
souffle coupé et des larmes plein la figure. Le lendemain, quand
Mounch est arrivé à l'école, il avait le visage complètement
renettoyé.
— t'as tout enlevé ?
J'étais un peu surpris. J'aurai plutôt crû qu'il se serait battu toute la
nuit avec son père et qu'il aurait fini par gagner. Pas qu'il soit plus
fort que son père, un fils devrait jamais savoir s'il est vraiment
plus fort que ses parents, mais je crois qu'il est plus têtu.
Mounch m'a regardé, puis il a rigolé. Ça m'a fait un bien fou...
— J'ai rien enlevé du tout, j'ai opté pour une opération
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camouflage... optiviusa !
Il avait à peine dit ça qu'une sorte de fumée a semblé sortir tout
droit de sa figure. Tous les pores de sa peau dégorgeaient une
espèce de buée chaude qui s'évaporait tout de suite en lui donnait
l'air d'être entouré d'un petit nuage pour lui tout seul. Et quand le
nuage s'est dissipé...
— La vache ! Mais t'en as remis d'autres !
— Ouais ! Cette nuit...
— T'es sorti cette nuit ?
— Mwais...
Mounch avait un peu hésité en disant ça, mais j'avais compris. Il
était bel et bien sorti de chez lui au beau milieu de la nuit.
Quelque chose avait changé. Définitivement changé.
Et moi je ne voulais pas rester sur le quai... alors, j'ai décidé de
changer aussi. C'est ce jour-là qu'on est devenu vraiment
« différent ». Ça, c'était il y a trois mois à peine. On venait de
recommencer l'année. Pour Mounch et moi, recommencer était le
bon mot puisqu'on la faisait pour la deuxième fois...
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Donc, on était là, à attendre le début des cours quand on a été
rejoint par Arabesque. Mounch a continué à rigoler, mais un peu
différemment. Maintenant, c'était le rire de quelqu'un qui veut
qu'on l'entende rire. Comme si on pouvait ne pas remarquer
Mounch en train de rigoler. Généralement, une sorte de bruit de
locomotive qui démarre sortait de sa bouche et entamait aussitôt
une accélération lente et inexorable vers un boucan de plus en
plus assourdissant. Mais depuis quelque temps, j'avais remarqué
que Mounch riait autrement quand il y avait une fille dans les
environs immédiats. Là aussi quelque chose était en train de
changer. Pour ne rien cacher, j'avoue que moi aussi j'avais
tendance à émettre de drôles de sons de temps à autre, je veux
dire en présence des filles. Ridicule, mais je ne parviens à m'en
empêcher. Comme si je ne parvenais plus à maîtriser ma voix.
Bordel. Zut.
Là quand même, j'ai été surpris. Je n’avais jamais vraiment
remarqué qu'Arabesque était une fille.
Pourtant, en la regardant bien, c'en était une.
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Plutôt jolie d'ailleurs. Un peu grande quand même, près d'un
mètre nonante-cinq, mais jolie.
Je n’ai pas eu trop le temps de m'attarder sur le physique
d'Arabesque parce que dans la cour un drôle de silence était en
train de s'installer.
Ça a mis un moment. Un peu comme un malaise. Comme quand
on s'aperçoit que quelqu'un vient de faire une grosse connerie
commettre un gros impair, mais qu'il ne s'en est pas encore aperçu
et que tout le monde le regarde, tu vois ? Les regards se tournent
vers la personne, petit à petit, et les conversations s'interrompent.
Une vague qui retombe, mais doucement.
Dans la cour, quarante-cinq élèves se tournaient petit à petit vers
six professeurs groupés, presque alignés contre le mur du fond.
En silence.
Du côté des profs, il y a eu comme un toussotement collectif.
Madame Bougniéfort a jeté un regard vers Mandalle, le prof de
culture physique (ça, c'est une particularité de chez nous, je crois
que nous sommes, dans la grande fraternité — tu parles ! — des
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sorciers, la seule école à disposer d'un prof de gym. Il faut dire
qu'un sorcier digne de ce nom dispose de tout un tas de moyens
d'action en dehors de la force physique. D'un autre côté, un
sorcier totalement mou du genou ne parviendra jamais à lancer un
sort correct. Ça, ils ne le disent jamais dans les journaux qui
vantent les exploits de Môssieur Potter !). Mandalle lui a rendu
son regard et l'a encouragé silencieusement. Un peu piteusement
aussi, comme s'il lui semblait évident tout d'un coup que c'est lui,
l'homme fort de l'équipe, qui aurait dû prendre la parole à cet
instant.
Le silence dans la cour n'avait jamais été aussi épais. Même
Mounch avait presque cessé de rigoler.
— Chers étudiants, a commencé Mme Bougniéfort. Puis elle s'est
arrêtée pour reprendre son souffle. « J’ai une nouvelle bien
désagréable à vous annoncer... »
— Vas-y ! Accouche ! a murmuré Mounch sans s'apercevoir qu'il
parlait à voix haute.
— Notre école va fermer.
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Chapitre 6Autoscrypto !
Le 14 octobre
Ça fait un choc quand même ! Putain ! Tiens, je ne le corrige pas
celui-là, l'école le mérite. Bon sang ! Tongreden va fermer... Vous
auriez vu la tête de la directrice quand elle nous a annoncé ça. Un
visage tout chiffonné, une petite bouche tremblante, des yeux
prêts à pleurer. Ça nous a fait mal. C'est vrai, Bougniéfort a beau
être un peu sinistre, on ne peut pas s'empêcher d'avoir une sorte
de respect pour elle au bout de quelque temps.
Notre école... D'accord, on pourrait se dire qu'elle n’est pas
terrible. À part le porche d'entrée qui a de la gueule avec son côté
château hanté de film de série Z, ses gargouilles qui hurlent à la
mort dès qu'elles aperçoivent quelqu'un dans le lointain et son
pont-levis à chausse-trappes. Mais pour le reste, faut avouer qu'on
ne réunit pas vraiment le confort nécessaire.
Ho, j'en entends qui se moquent déjà : « évidemment, avec des
profs aussi minables et des apprentis aussi médiocres, on ne peut
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pas obtenir grand-chose de plus qu'une façade ! »
D'abord, on est loin d'avoir des profs minables ! Et puis tout ceux
qui ont étudiés, ne fut ce que le début des premiers livres de
pratique des sorts domestiques le savent, on ne peut faire qu'avec
ce qu'on a. Rien ne se crée. Évidemment, nous sommes capables
de transformer une tente de camping basique en palace, comme
n'importe qui ! Mais si la tente est trouée, la toile usée jusqu'à la
corde et les piquets manquants, l'enchantement ne pourra jamais
créer qu'un château au toit percé et aux murs branlants, sans
fenêtres et sans chauffage.
Notre école, elle est comme la tente trouée. Juste derrière le
porche d'entrée, il y a une cour, enfin une courette. Elle ne fait pas
plus de trente mètres de long. Faut dire qu'on n'est pas beaucoup
évidemment, mais même à pas beaucoup, dans un rectangle de
trente sur vingt, on est vite serrés. On a tendance à l'oublier très
vite pourtant. D'abord parce qu'on s'habitue à tout, même au pire,
et ensuite parce que les profs ont fait preuve d'une imagination
sans bornes au niveau de la décoration.
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Et surtout, il y a un sort sur la cour. Un truc de fou. Ça te donne
l'impression qu'elle est vachement plus grande. Pas gigantesque,
hein ! Juste la sensation que tu peux t'y promener vraiment,
comme dans un parc, tranquille. C'est une sorte de sort
d'évitement... je n’ai jamais réussi à retenir son nom, mais ça fait
en sorte que les élèves qui s'y promènent ont le plus grand mal à y
rencontrer qui que ce soit. On voit parfaitement qu'il y a d'autres
personnes qui s'y trouvent, mais elles ont toujours l'air d'être plus
loin qu'on ne le pense, ou d'être en train de s'éloigner. Ça donne
une sensation tout à fait étrange... En tout cas au début. Après...
On s'habitue.
L'école va fermer... Il y a eu une sorte de murmure quand
Mme Bougniéfort nous a annoncé la nouvelle. Une espèce
d'excitation contenue. Tous les élèves se sont mis à parler entre
eux à voix basse (enfin dans le cas de Mounch, c'est plutôt une
voix de contrebasse, je crois qu'il est incapable d'être discret pour
le moment).
Il a fallu un bon moment pour que le sens des paroles de la
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directrice nous parvienne vraiment. Tous les élèves, les plus petits
comme les plus grands, se posaient les mêmes questions : quand
est-ce qu'on ferme ? Où est-ce qu'on va aller ? Et l'école, qu'est-ce
qu'elle devient ?
C'est bizarre, quand tu vis depuis plusieurs années dans un
endroit, il devient comme une personne. Alors, l'abandonner ? Ça
va pas non ! On n'abandonne pas les gens comme ça !
Quand on est rentré en classe, c'était déjà évident. Pour Mounch,
Arabesque et moi en tout cas. On allait faire quelque chose ! Sûr !
Quoi ? On ne savait pas bien, mais quelque chose !
Et on n'était pas les seuls. Benvenutto, un petit mec avec des
lunettes si épaisses qu'il donne toujours l'impression de vous
regarder depuis l'autre côté d'un aquarium, était déjà en train de
rédiger des plans d'attaque. Il n'avait même pas pris le temps de
s'asseoir, ni d'enlever son manteau. Tu l'aurais vu foncer ! Il a
bousculé Mounch, qui fait facilement trois fois son poids et deux
fois sa taille, pour aller se planter devant la bibliothèque avec un
bloc de papier et un stylo. En temps normal, Mounch lui en aurait
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retourné une belle, mais là, rien.
On avait cours avec Monsieur Rémy.
Monsieur Rémy est un moldu.
Ben oui ! Dans notre école, tous les profs ne sont pas des sorciers
de renommée internationale ! Qu'est-ce que tu crois ? Qu'il faut
être sorcier pour être quelqu'un de bien ? Mon cul, oui ! Monsieur
Rémy est l'humain le plus humain que je connaisse ! Il a l'air
d'être sorti tout droit d'une chanson de Pierre Bachelet.
Ah oui, évidemment tu ne connais pas Pierre Bachelet. Moi je ne
connais que lui ! À cause de ma mère. Elle écoute du Pierre
Bachelet sur un tourne-disque (tu peux l'imaginer ça ? Un tourne-
disque ! Une platine ! Comme dans les années soixante du siècle
dernier ! Un machin énorme avec une sorte de plateau rond qui
tourne sur laquelle tu poses une galette ronde, en plastique, et un
bras avec une aiguille superfine et ça donne un son pas
possible !). Pierre Bachelet est un chanteur moldu. Ce mec, c'est
un concentré de désespoir. Faut dire, il est belge et la Belgique a
un petit côté désespérant. Si. Franchement, tu t'es déjà levé un
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matin de février pour regarder la mer du Nord ? Ou les forêts
ardennaises ? D'accord, c'est beau, mais d'une beauté qui pleure.
Ben, Monsieur Rémy est comme ça. Surtout les yeux. Même
quand il éclate de rire, on dirait qu'il va pleurer. On dirait une
sorte de capitaine Haddock qui aurait perdu son navire ou qui
aurait arrêté de boire.
C'est notre prof de français.
Monsieur Rémy nous a fait découvrir des histoires incroyables.
Tous les vendredis après-midi, il nous en lit un morceau. Il faut
avoir vécu ça au moins une fois dans sa vie : une lecture de
Monsieur Rémy. Le silence qu'il y a dans la classe à ce moment-
là, la profondeur de ce silence, ça donne une idée de l'infini.
— Benvenutto ! Tu t'assieds ! Il a dit.
— Mais, m'sieur ! C'est important...
— C'est toujours important !
J'étais surpris parce que Benvenutto est plutôt du genre petite
souris. C'est pas le mec à s'opposer à quoi que ce soit, tu vois ?
Mais c'était un jour spécial, évidemment.
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— Tu t'assieds et tu m'écoutes !
Je ne l'avais pas souvent entendu grogner Monsieur Rémy, mais
les rares fois où il l'avait fait, j'avais été impressionné.
Ben, là aussi. Et avec moi, toute la classe. Sauf Benvenutto qui est
resté planté devant la bibliothèque, rouge comme la courgette que
Mounch a transformé en cours de magie domestique, en bégayant
des trucs incompréhensibles.
— Mais M'sieur ! Il faut... on peut pas... il f... il f...
Il en avait des hoquets et la voix chevrotante comme les gosses
qui vont s'écrouler en grosses larmes. Ses lunettes s'étaient
tellement embuées qu'on l'aurait crû perdu dans le brouillard.
Mais il ne bougeait pas ! Une main accrochée au coin d'un meuble
et l'autre qui battait l'air en essayant d'y dessiner les explications
que sa voix ne parvenait plus à nous donner.
Alors, Monsieur Rémy s'est levé.
C'est quand il est debout qu'on comprend pourquoi personne ne
lui désobéit jamais. Ce n’est pas vraiment qu'il soit grand, mais
quand il est debout... il est debout ! Tu vois ? Il est là quoi ? Je ne
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sais pas bien l'expliquer, il est... présent. Fort. Inébranlable. Ça
doit être le bon mot ! Inébranlable, comme une montagne ou une
sculpture immense, un menhir, quelque chose de suffisamment
puissant pour qu'on aie envie de se réfugier en dessous, mais sans
se faire remarquer.
Benvenutto, ça ne l'a pas empêché de continuer son cinéma,
jusqu'au moment où Monsieur Rémy s'est planté devant lui.
Puis il l'a pris dans ses bras. Il l'a serré dans ses grandes paluches
de marin perdu et il est resté comme ça, longtemps. Les
protestations de Benvenutto se sont transformées en sanglots et
les sanglots en grosses larmes silencieuses et Monsieur Rémy l'a
ramené jusqu'à son banc.
Quand Monsieur Rémy s'est assis, on se taisait. Finalement, c'est
beau une classe qui se tait. C'est rare. C'est même exceptionnel.
Ça sent l'évènement.
— Comme Bougniéfort vous l'a dit, à commencer Monsieur
Rémy, notre école va fermer. Question d'argent. Le Ministère de
la Magie, section enseignement, souhaite réunir les écoles en
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centres d'enseignements plus importants, une série de hautes
écoles qui délivreront toutes un diplôme équivalent.
Tu veux que je te dise ce que j'en fais moi, des hautes écoles ? Ce
n’est pas juste ! Qu'est-ce que j'en ai à cirer moi d'avoir un
diplôme reconnu ? Reconnu par qui d'abord ? Et pour faire quoi ?
Pour trouver un travail dans un ministère ? En sortant de
Tongreden, je n’ai aucune chance de trouver ! Chez nous les gens,
sorcier ou pas sorcier, c'est dans des usines qu'ils travaillent ! Et
qu'on soit moldus ou pas, ça ne change pas grand-chose, c'est la
même merde, du début de ta vie à la fin ! Le même petit train-
train quotidien, tous les jours, du matin jusqu'au soir ! Alors
perso, je m'en moque de la reconnaissance des diplômes, je n’ai
aucune envie de quitter l'endroit où je vis depuis toujours !
Qu'est-ce que tu crois ? Que les sorciers ne travaillent pas ? Et où
est-ce qu'ils achètent leur nourriture ? Et leurs vêtements, qui les
fabriquent ? Et qui les vend ? Leurs poubelles, qui ramassent leurs
poubelles ? Des métiers pourris, il y en a autant chez nous que les
moldus ! On ne les pratique pas de la même façon, mais ils ne
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sont pas plus drôles, je peux te l'assurer.
— Monsieur ? a demandé Arabesque, ils vont nous mettre où ?
— Burkesselt. La HEM la plus proche est à Burkesselt.
Je regardais Arabesque quand elle a posé la question. C'est pour
ça que j'ai vu qu'elle pleurait. Je crois que c'est ça, cette larme qui
a coulé le long de sa joue jusque dans son cou, qui a décidé pour
moi. Il n'est pas question, pas question une seconde, que ça se
passe comme ça ! C'était une question d'argent ? Alors, on allait
en trouver de l'argent ! Et pas plus tard que tout de suite !
Je ne l'avais jamais trouvée aussi belle.
Chapitre 7Autoscrypto !
Le 18 octobre
Quatre jours. Quatre jours depuis l'annonce de Bougniéfort et on a
abattu un boulot de fou. On va trouver une solution. On est en
train de trouver une solution ! Ils veulent du pognon ? Le pognon
va tomber de partout, tu vas voir !
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Je suis un peu énervé... ce n’est pas le mot, un peu euphorique !
Ça, c'est juste ! Je n'imaginais pas qu'il y aurait un rassemblement
pareil ! Je crois que tous les élèves étaient là, il y avait même
quelques profs, l'air de ne pas y toucher, mais qui s'intéressaient
de près à...
C'est vrai, je n'ai même pas encore expliqué !
Bon, en deux mots, on va tous s'y mettre et on va organiser des
activités pour rassembler des fonds. Quand on aura assez, on
écrira au ministère pour exiger qu'il laisse l'école ouverte. S'il le
faut, on paiera nous même les profs et l'entretien des bâtiments
et...
Je sais, je m'emballe un peu. Mais quand même, cet après-midi,
c'était un beau moment.
C'est Benvenutto qui a pris la parole au nom des élèves de
dernière année. Je ne l'en aurai pas crû capable, mais il l'a fait !
— Vous savez tous pourquoi nous sommes là, a-t-il commencé, le
ministère chargé de l'enseignement veut fermer notre école ! Leur
prétexte ? Le manque d'argent ! Donc le problème est simple :
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trouver de l'argent. J'attends vos idées !
À peu près cent cinquante voix ont hurlé « wouaiiiis » dans un bel
ensemble. Et j'avoue que j'ai crié aussi fort que les autres. Puis il y
a eu comme un flottement. Parce que, bien sûr, on voulait tous la
même chose, mais strictement personne n'avait commencé à
réfléchir sur le comment faire...
Je me suis retourné pour interroger Mounch et Arabesque du
regard. Pour Mounch évidemment j'ai dû lever un peu les yeux,
mais j'ai eu beau les lever, dans les siens j'ai trouvé exactement ce
qu'il devait trouver dans les miens : un vide abyssal. Pas une idée.
Pas la queue d'une idée. Comme si tout d'un coup l'ampleur du
projet nous interdisait d'oser exprimer le moindre début de
solution. Ça a toujours l'air facile quand c'est un exercice. Tu sais,
quand tu dois inventer un truc qui ne sera jamais réalisé, comme
ça, juste pour le plaisir de l'imaginer... mais quand on se trouve
plongé dans la réalité, c'est différent. Toutes les idées qui viennent
normalement, librement, facilement dans mon cas parce que je
suis plutôt un mec à idées (et je le dis sans me vanter, vraiment),
30
toutes ces idées-là, elles disparaissent derrière les obstacles du
raisonnable.
Franchement, c'est ça le problème : le raisonnable. La petite voix
qui te dit « ça ne sert à rien », « ça ne marchera jamais », « même
pas la peine d'essayer », « trop difficile », « trop coûteux »...
— Arabesque ? » a dit Mounch.
Je ne savais pas. C'était même plutôt bizarre parce que j'avais la
certitude qu'elle était avec nous depuis le début. Alors forcément,
je suis tombé sur le cul quand j'ai vu qu'il y avait un mouvement
du côté de Benvenutto et que la personne (la grande personne) qui
faisait bouger tout ce beau monde était Arabesque elle-même.
Benvenutto était monté sur une sorte de piédestal (une table
bancale calée avec un livre de classe, je pense) pour être mieux
vu, mais quand Arabesque est arrivée à côté de lui, elle était
presque au niveau de son visage. Avec le genre qu'elle se
trimballait ces jours-ci, c'était plutôt difficile de ne pas la
remarquer.
Depuis une semaine, elle s'essayait à une série de sorts de
31
coiffure. Arabesque m'a dit une fois qu'elle voulait devenir
coiffeuse-visagiste ou styliste...
Je ne dis pas ça pour me moquer, mais y a quand même des trucs
que je ne comprendrais jamais chez les filles. En sept jours, elle
avait à peu près essayé toutes les possibilités de coiffure qu'une
imagination débridée peu vous faire venir à l'esprit : couleurs
parfaitement inattendues, coupes bizarres, avec ou sans cheveux...
et là, c'était une immense crête de pointes jaunes et brillantes. Et
quand je dis brillantes, le mot est faible : ça étincelait comme un
feu d'artifice au solstice d'été. De toutes les pointes, une série de
petites étincelles se déversaient en continu, en lui faisant comme
une traîne de comète derrière la tête. De temps en temps, une des
étincelles explosait en milliers de petites flammèches de toutes les
couleurs. Pas franchement le genre de truc qui passe inaperçu.
Pendant une seconde, j'ai eu peur pour elle. J'ai eu peur qu'un
immense éclat de rire vienne secouer les cent cinquante élèves et
profs qui avaient tous l'air de se demander ce qui venait de leur
tomber dessus. Ça m'a serré le coeur. S'ils avaient ri..., je ne sais
32
pas ce que j'aurai fait, mais je crois que j'aurais fait une connerie.
Mais personne n'a ri. Sauf Mounch. Mais pour Mounch, c'est
différent.
Arabesque était peut-être ridicule, mais elle avait l'air si... si
grave ! Si sérieuse ! Quand elle s'est retournée vers nous, on a
senti comme un souffle magique passer sur la cour. Ben ouais,
qu'est-ce que tu crois, chez les sorciers aussi il y a de la magie...
— Moi, j'ai une idée, elle a dit. On va organiser des fêtes ! Les
fêtes les plus gigantesques qu'on n’ait jamais vu ! Des fêtes pour
lesquelles les gens paieront des sommes astronomiques !
Là-dessus, le silence est devenu encore plus pesant. Des fêtes ?
Quoi, c'est tout ce qu'elle avait à proposer ? Des fêtes ? Des
soupers spaghettis ? Des soirées dansantes ? Mais personne
n'aurait l'idée de payer plus d'un centi-gallion pour aller à une fête
organisée par les élèves de Tongreden...
Sauf que nous n'avions pas encore compris. Arabesque avait une
autre idée en tête et quand elle nous l'a expliquée, le silence s'est
transformé en un hurlement formidable, un délire complet où
33
chacun essayait de crier plus fort que les autres. Parce que ce
qu'Arabesque nous proposait, personne n'aurait osé le proposer,
personne ne l'avait jamais fait :
— On va faire des fêtes pour les moldus !
34
Chapitre 8Autoscrypto !
Le 18 octobre trente-cinq minutes plus tard.
J'ai dû m'arrêter, ma mère m'appelait pour souper.
Des fêtes pour les moldus ! Non, mais vous imaginez ça ? Des
soirées organisées par des sorciers pour des non-sorciers ! C'est
l'évidence même ! À se demander comment personne n'y avait
pensé plus tôt !
Évidemment, il faudra faire attention. Depuis toujours les sorciers
vivent cachés des autres, dans le secret. C'est tellement important
qu'il y a des gens qui sont payés uniquement pour vérifier que les
moldus ne risquent jamais d'être mis au courant de notre
existence. Il y a même un ministère du Bonnerel. Le B.R. pour
bonnes relations tu vois ? Mais on dit Bonnerel. Je le sais parce
qu'on vient de l'étudier en Histoire de la magie. Mme Rozoux,
c'est la prof d'histoire, nous a farcis la tête de tous les grands
mouvements liés à l'histoire de la magie et entre autres choses,
depuis qu'on a communautarisé les compétences de certains
35
ministères (maintenant, nous sommes la communauté française de
magie et le ministère du Bonnerel ne s'occupe plus que de la
partie francophone du pays), de tout ce qui nous lie aux Moldus.
C'est assez incroyable les efforts qu'on peut faire pour conserver
le secret. Parce que c'est ça évidemment les « bonnes relations »,
c'est le secret. Pas question que le moldu moyen puisse découvrir
ne serait-ce qu'un minuscule indice de notre présence ! Il y a pas
moins de dix-huit commissions qui étudient la question en
permanence ! Le ministre qui a le Bonnerel en charge est
questionné sans arrêt, pas un jour sans qu'il y ait un début de
scandale dans les journaux, pas une semaine sans qu'on remette
en question la façon dont ses services camouflent notre existence.
Ministre du Bonnerel, c'est comme ministre de l'emploi ou des
pensions chez les moldus, c'est un truc impossible. Indispensable,
mais impossible.
C'est pour ça qu'au moment où Arabesque nous a lancé son idée,
Mme Rozoux est devenue rouge pivoine et qu'elle s'est mise à
crier. Mais comme on criait tous en même temps qu'elle, personne
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n'y a vraiment fait attention.
C'est peut-être même pour ne pas l'entendre qu'on criait si bien.
Si je dois dire le fond de ma pensée, la proposition d'Arabesque
est une proposition de fou. Et encore de fou totalement désespéré.
Rien qu'à l'idée de faire ça, j'ai tous les poils des bras qui se
hérissent, j'ai le coeur qui bat, pour tout dire... j'en suis presque
malade.
Depuis que je suis tout petit, mes premiers souvenirs sont
rattachés à ça : être discret. Ne pas se faire remarquer. Être
incognito, toujours et partout.
Faut dire... Pour ce que j'en sais, la dernière fois que des sorciers
se sont fait remarquer, les moldus ont inventé l'inquisition.
Inquisition... Inquisitio en latin, ça veut dire « enquête ». À
l'époque, les moldus croyaient qu'il existait des sorciers. Ils
avaient raison évidemment, le problème c'est qu'ils en voyaient
partout. Et surtout, ils en avaient peur. Une trouille bleue. Et la
peur, c'est la mort de l'esprit. Alors à chaque fois qu'ils pensaient
coincer un sorcier, les moldus voulaient l'interroger et le faire
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avouer. Pour ça, ils ont utilisé des moyens... affreux.
Des trucs à gerber.
Le ministre de l'époque a fait tout ce qu'il pouvait, mais rien à
faire : les moldus n'ont peut-être pas de pouvoirs magiques, mais
ils ont une force dans l'acharnement à faire s'écrouler les falaises.
Quand j'y réfléchis, je me dis que tous les sorciers sont élevés
dans la méfiance des moldus. Une méfiance qui va jusqu'au
racisme. C'est pour ça... les « sangs de bourbe », tu sais l'injure
suprême pour un sorcier ! Comme si le fait d'avoir un père ou une
mère Moldu pouvait avoir une importance ! Ça m'énerve ! Ça m'a
toujours énervé !
Parce que moi, je suis un « sang de bourbe », tu vois. Ma mère est
une Moldue pur jus, une femme tout ce qu'il y a de bien, mais qui
n'a pas plus de pouvoir magique qu'un canard en vacances. À part
quand elle fait son hachis parmentier du dimanche, là je ne te dis
pas ! Le plus puissant des sorts du plus puissant des faiseurs de
potions n'atteint pas la cheville du hachis parmentier du dimanche
de ma mère !
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Tout ça pour dire que si on veut organiser des fêtes et y inviter des
moldus, y va falloir faire supergaffe. Si jamais on se fait prendre,
c'est la prison à coup sûr. Et s'il y a une chose qui fonctionne bien
dans le monde merveilleux des sorciers, c'est la prison.
Je vais aller dormir.
Putain ! La prison...
39
Chapitre 9Autoscrypto !
Le 20 octobre
On va le faire. La date est fixée au 31 prochain, forcément. La
fête d'Halloween, un truc qui excite énormément les Moldus
depuis quelques années. S'ils savaient d'où ça vient, ça les
calmerait vite fait, je peux te le dire, mais ils ne savent pas et c'est
très bien comme ça. Il y a des choses que même les sorciers
aimeraient mieux ne pas savoir.
Il a fallu négocier ferme. Rozoux nous a fait un de ces cinéma !
Hier, à la place du cours d'histoire, elle avait convoqué Merrick, le
docteur du village.
Bon, d'accord, je mélange un peu tout.
Commençons par le commencement. Hier matin, en arrivant à
l'école, on a tous eu droit à une circulante. La circulante, c'est un
peu comme une lettre, la même pour tout le monde, sauf que la
circulante te suit partout. Ça dépend de l'importance que celui qui
l'a envoyée lui accorde évidemment, mais elle peut te suivre
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comme ça plusieurs heures de suite. Plus il y en a, plus c'est
difficile, mais ici il faut croire que Rozoux y avait mis toute sa
puissance, parce que pendant toute la matinée il y en a eu dans
toute l'école. T'imagine pas le bruit que ça peut faire, presque trois
cent cinquante feuilles de papier qui bruissent dans tous les coins,
qui se plient et se déplient, en forme d'avion, de planeur, de fusée,
d'oiseau, d'insecte... elles se promènent partout et dès qu'elles
perçoivent un bruit, elles se déplient et elles diffusent leur
message, à voix haute et même très haute !
— À l'attention de tout élève de l'école de Tongreden !
Abandonnez cette idée dangereuse et ridicule de fête à moldus !
Vous allez vous mettre hors la loi ! Vous allez risquer la vie de
millions de sorciers de par le monde ! Vous aurez sur la
conscience la fin d'une civilisation de connaissance et de sagesse !
Et il y en avait comme ça pendant au moins huit minutes. Toute la
matinée. Comme elles réagissent au bruit, plus personne n'osait
bouger. Le souci c'est qu'une circulante réagit à tous les bruits :
une porte qui grince, un chat qui miaule, une souris qui gratte
41
sous le plancher, un éternuement... C'est fou ce que ça entend bien
ces trucs-là !
À midi, on aurait crû qu'un sort de Statuquo avait été lancé sur
toute l'école. Chaque classe s'était transformée en musée plein de
statues, même les profs n'osaient plus rien dire, de peur de voir se
réveiller la vingtaine de circulantes planquée dans tous les coins
de la pièce.
Lorsque l'horloge du hall d'entrée à commencer à sonner on s'est
tous bouché les oreilles. Ça n'a pas servi à grand-chose, les trois
cent cinquante circulantes se sont mises à hurler en même temps.
Huit minutes de hurlements ininterrompus, on a cru qu'on
devenait fous ! Les plus petits s'étaient cachés sous leurs bureaux,
il y en a même quelques-uns qui pleuraient, puis tout d'un coup
elles se sont tues. Après ça, le silence était tellement énorme qu'on
aurait dit que lui aussi faisait du bruit.
Puis on a eu Rozoux.
La circulante n'était pas signée, mais c'était évident pour tout le
monde : c'est bien elle qui l'avait envoyée.
42
Mademoiselle Rozoux, c'est un peu une planche à repasser qu'on
aurait transformée en femme par inadvertance. Elle est maigre
comme un chat abandonné sur une aire d'autoroute, avec l'air
continuellement fâché d'une prof qui n'a pas dû connaître des
débuts faciles. Toujours tirée à quatre épingles, mais avec un style
vestimentaire qui est devenu assez rare depuis une vingtaine
d'années. Le problème avec Rozoux c'est que même en pesant
quarante-cinq kilos toute mouillée, elle est capable
d'impressionner n'importe quel type qui fait trois fois son poids et
deux fois sa taille juste en le regardant méchamment. Les regards
méchants, elle connaît.
Et à midi et demi, on a connu aussi.
Elle était là quand on est entré en classe. Assise à son bureau. Du
bout du doigt, elle faisait tournoyer une chaise à l'autre bout de la
pièce, juste comme ça, sans avoir l'air d'y penser. Moi j'ai déjà
essayé, mais à part envoyer les meubles se fracasser sur les murs,
je ne suis jamais parvenu à rien.
On est entré avec une discipline parfaitement nouvelle. Presque
43
en chuchotant. Puis quand on a tous été assis, elle a levé les yeux
vers nous et la chaise est tombée avec un grand bruit de métal
tordu. La seule qui ne s'est pas retournée, c'est Arabesque. Elle
attendait l'affrontement.
Rozoux s'est mise à fixer Arabesque, droit dans les yeux. Elle
avait l'air d'attendre une réaction, je ne sais pas quoi, une
explication ? Une justification ? N'importe quoi qui lui aurait
permis d'argumenter. C'est son grand domaine ça, l'argumentation.
Cette bonne femme, tu ne peux pas discuter avec, elle finit
toujours par avoir raison. En même temps, je crois que c'est pour
ça qu'on adore discuter avec elle.
Mais là, rien n'est venu. Du côté d'Arabesque, c'était la guerre des
yeux. Au premier qui les baissera, tu vois ? Et ma copine à ce jeu-
là, elle est forte ! Elle s'y entraîne depuis qu'elle est toute petite
(enfin quand je dis « petite », je veux dire toute « jeune », parce
que petite, je ne me souviens pas qu'elle ait été).
Puis sans qu'aucune des deux ait cillé, il y a eu un grand éclat de
voix.
44
— Obvium Oclusia !
Et on s'est tous retrouvé... ailleurs.
Il y a d'abord eu des odeurs. La puanteur d'une foule de gens qui
ne se seraient pas lavés depuis le Noël précédent : sueur, crasse,
haleine de types qui mangent des oignons et de l'ail au petit
déjeuner. Odeur de caniveau, de merde animale accumulée depuis
des siècles, odeur d'égouts à ciel ouvert, mais par-dessus tout ça,
bien plus étrange, il flottait dans l'air une odeur que j'ai mis
plusieurs secondes à définir. Ce n'était pas tant l'odeur elle-même
que ce qui lui manquait... ça sentait... le propre ! Au-delà de toute
cette puanteur, l'air me paraissait lavé. J'ai eu la même impression
que lorsque nous étions au cœur de la forêt des Ardennes, au plus
profond des bois, dans l'un des rares endroits que les sorciers ont
préservé de toute présence humaine depuis l'aube des temps : une
absence totale de pollution.
Puis j'ai été happé par la situation.
Planté au milieu d'une foule de gens, qui avaient l'air d'être
vraiment là (et pourtant, tout ça devait être une illusion, non ?)
45
j'étais serré, compressé, bousculé, poussé à gauche et à droite par
des personnes parfaitement bizarres qui se dirigeaient toutes vers
un endroit à quelques dizaines de mètres de moi. J'étais entraîné
par la foule vers cet endroit. Les gens autour de moi avaient des
trognes pas possibles, des gueules cassées, dents manquantes ou si
pourries qu'elles auraient aussi bien fait de manquer, des peaux
sales, creusées, ridées, sur des visages qui n'avaient jamais plus de
quarante ans !
J'ai voulu m'arrêter, sortir du rêve (parce que c'était bien un rêve
n'est-ce pas ? Un de ces rêves éveillés créés par un sort d'une
puissance incroyable), mais j'avais beau me concentrer de toutes
mes forces, je n'y parvenais pas.
Un type plus grand que les autres m'est rentré dedans avec une
telle force que j'ai manqué m'étaler dans la boue. Je me suis
retourné pour lui lancer un « connard » bien senti, mais ma langue
est retombée, lourde, au fond de ma bouche. C'était Mounch.
Mais pas le Mounch que je connaissais. Celui-là était aussi grand,
aussi large, mais nettement plus sale, plus abîmé que le Mounch
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que je connaissais. Et puis il était habillé de hardes malpropres,
recousues mille fois, d'une couleur qui avait dû friser le brun dans
des temps immémoriaux et qui était passée au sale depuis un bon
moment. Une grande cape à capuche lui couvrait le corps des
épaules jusqu'à terre où elle accumulait la boue en battant sur des
chaussures idiotes qui remontaient presque en boucle au bout du
pied.
Ça m'est revenu à ce moment-là. Tout ce que je voyais autour de
moi avait l'air d'être sorti tout droit d'un livre d'images sur le
moyen-âge.
— Mounch ! Mounch ! Mais réponds ! Merde !
Mais Mounch ne m'entendait pas évidemment. Il avait l'air aussi
pressé que les autres d'aller vers la place qui n'était plus très
éloignée. Suffisamment proche en tout cas pour que je distingue
une sorte de monticule... non un tas de bois... un bûcher !
Rozoux, parce que c'était elle, j'avais bien entendu sa voix lorsque
j'étais dans la classe, nous avait envoyé assister à une exécution !
Là-bas, sur la place, on s'apprêtait à brûler un sorcier.
47
Je voudrais bien pouvoir dire que je me suis arrêté sur place, que
j'ai refusé d'aller plus loin, ou que c'est la foule qui m'y a entraîné
malgré moi, mais ce ne serait pas juste. Quand j'ai compris, je m'y
suis dirigé de moi-même. Une petite part de moi ne voulait pas y
aller pourtant, la petite part qui m'avertit toujours quand je vais
faire quelque chose d'injuste ou de cruel, mais tout le reste de ma
personne s'est rebellé.
Je me suis mis à suivre la foule des gens et même à jouer des
coudes pour être au premier rang. Je voulais voir, tu comprends ?
J'étais curieux. Après tout, tout ça était faux, non ?
Sauf que lorsque j'ai commencé à marcher, je ne savais plus que
c'était faux. J'étais plongé en plein moyen-âge comme si j'y avais
toujours vécu et je sentais que j'étais excité à l'idée de voir
comment on pouvait brûler quelqu'un !
On est arrivé sur une place pavée de grosses dalles de pierres. Elle
m'a semblé familière, comme si je la connaissais depuis toujours
et pourtant je ne parvenais pas vraiment à la reconnaître. Puis j'ai
compris. J'étais chez moi, à Tongreden, en plein centre du village,
48
sauf qu'ici, à part l'église qui n'avait pas changé d'une pierre
depuis presque huit cens ans, il n'y avait que quelques maisons.
Pas de rues, pas de voitures, pas de réverbères, pas de trottoirs...
aucun de ces repères qui me font me sentir chez moi. Et en plein
centre, à quelques pas d'une plate forme sur laquelle on avait
disposé deux chaises au haut dossier tendu de tissus rouges liserés
de fourrure beige, le bûcher. Sur le bûcher le sorcier lié à un
poteau profondément fiché dans le sol. Un sorcier qui était... une
sorcière.
— Arabesque !
Son nom a jailli de ma bouche au moment où je l'ai reconnue.
Comme si on me l'arrachait de la gorge.
— Arabesque ! Arabesque !
Je hurlais sans m'en apercevoir. Je hurlais le nom de mon amie
comme si ma vie en dépendait, sans sentir les larmes qui me
coulaient des yeux, des yeux que j'aurais voulu fermer, fermer à
tout jamais pour ne plus voir l'affreux spectacle. Mon amie, ma
seule amie fille, attachée à un poteau, ses cheveux toujours jaunes
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et brillants, dressés au dessus d'elle comme si les flammes avaient
déjà commencé à lui roussir la tête !
Je me souviens d'avoir lutté pour sortir du rêve, sortir de ce
maudit sort, je me suis débattu dans un filet de réalité poisseux,
qui me collait, qui m'engluait comme une toile d'araignée dans
cette époque dont je ne voulais pas. Mais il n'y avait rien à faire,
je ne parvenais qu'à faire battre mon coeur si vite que j'en avais
des vertiges.
Autour de moi, personne ne paraissait me remarquer. J'étais bien
là pourtant, physiquement là, je sentais toujours les gens me
heurter en passant, je sentais leur souffle sur ma nuque, je sentais
leur chaleur lorsqu'ils me serraient de trop près, mais eux,
étrangement, ne semblaient pas s'apercevoir de ma présence.
Jusqu'au moment où j'ai senti un regard se poser sur moi.
Je n'ai pas eu à chercher longtemps pour trouver d'où il venait.
Deux personnages venaient de monter sur cette espèce de plate-
forme tout près du bûcher. Un homme et une femme, vêtus à
l'ancienne eux aussi, mais leurs vêtements étaient nettement plus
50
beaux, enfin, plus riches que ceux des gens qui m'entouraient.
Velours, soie, brocart... La femme me regardait.
Droit dans les yeux.
Mademoiselle Rozoux ! Mlle Rozoux et son célèbre regard noir
de colère.
Je me suis senti coupable. Je n'ai pas honte de le dire, sur le
moment, j'ai eu l'impression que c'est moi qui avait fait quelque
chose de mal. Mais qu'on se rassure, ça n'a pas duré. Cette
impression-là a été remplacée vite fait par un autre sentiment,
beaucoup plus fort, qui m'a presque étouffé : la rage. Une rage
comme je n'en avais jamais connu. Une véritable envie de frapper,
de cogner le plus fort possible sur cette face pincée qui me
regardait comme on regarde un insecte, avec un petit dégoût au
fond de la gorge.
Bien sûr, je n'en ai pas eu le temps. Quatre types dans de grandes
robes brunes, nouées à la taille avec des ceintures en forme de
chapelets énormes, venaient de mettre le feu au bûcher.
Il y a eu une grande expiration dans la foule, comme si plusieurs
51
dizaines de personnes avaient retenu leur respiration jusque-là et
relâchaient enfin l'air comprimé dans leurs poumons.
Puis des cris.
Les cris d'Arabesque.
Les flammes montaient trop vite sur le bois, on l'avait sans doute
arrosé d'un produit inflammable, il fallait que je fasse quelque
chose et vite !
Je me suis jeté en avant. Je ne sais pas exactement ce que j'avais
l'intention de faire, mais je voulais atteindre le bûcher avant que
les flammes arrivent jusqu'à mon amie. Mais encore une fois, je
ne parvenais à rien. Je ne parvenais pas plus à avancer que je
n'étais parvenu à sortir de ce rêve immonde ! J'avais l'impression
de lutter contre un mur invisible et élastique. La foule devant moi
me repoussait sans arrêt, m'empêchant d'aller plus loin, les corps
se resserraient à chaque fois que je croyais pouvoir passer et
toujours j'étais repoussé vers l'arrière. Dix fois ! Cent fois, j'ai
essayé. Sans succès.
Et les flammes avançaient. Bientôt, elles allaient lécher les pieds
52
d'Arabesque ! Je pouvais presque sentir leur brûlure sur moi, elles
approchaient... et d'un coup, il y a eu un grand bruit, comme un
ballon gonflé d'air qui éclate et j'ai vu les flammes se jeter sur
Arabesque... je dis bien se jeter sur elle, animal vivant qu'elles
étaient, pour la dévorer. Toute la foule a hurlé d'un coup, un grand
cri de désespoir mêlé de frayeur... et moi aussi, j'ai crié, du peu de
voix cassée et rauque qui me restait, j'ai crié de toutes mes forces,
mais je ne faisais entendre qu'un faible croassement...
Et je me suis retrouvé dans la classe.
Je criais toujours, et je toussais aussi. J'avais l'impression que la
fumée du bûcher était restée dans mes narines, dans mes
poumons, qu'il fallait que je la chasse. J'étais encore assis sur ma
chaise. J'avais les mains agrippées si fort à mon bureau que toutes
mes phalanges étaient blanches et douloureuses.
Autour de moi, les élèves avaient l'air de sortir du pire cauchemar
qu'ils aient fait de toute leur vie. Certains s'étaient levé et avaient
renversé leur banc, d'autres étaient tombés ou s'étaient couchés
par terre pour échapper aux visions que Rozoux nous avait
53
imposées.
Encore imprégné de ces images horribles, j'ai cherché Arabesque
du regard. Je voulais vérifier qu'elle était bien là, avec nous,
qu'elle n'était pas restée par je ne sais quelle magie, dans ce rêve
dont je sortais difficilement.
Arabesque était là, avec nous. Et pourtant, plus vraiment avec
nous.
Assise à sa table, droite et plus pâle qu'une feuille de papier
blanchie au chlore, elle fixait toujours la prof d'histoire. On aurait
pu croire que pour elle rien ne s'était passé. Sa respiration était
calme, rien ne frémissait sur son visage, mais elle pleurait. Elle
débordait comme une rivière en crue, de larmes silencieuses, des
larmes qui devaient couler depuis un bon moment déjà parce
qu'elles avaient détrempé le livre ouvert sur son bureau. Son livre
d'histoire.
Mlle Rozoux fixait aussi Arabesque, avec un drôle d'air un peu
étonné. Puis elle a détourné le regard et nous a jetés :
— Asseyez-vous !
54
Autour de moi, la classe se remettait de ses émotions.
Je n'en savais rien à ce moment-là, mais nous avions tous fait un
rêve identique, à la différence près que la personne sur le bûcher
avait changé pour chacun de nous. Nous y avions tous vu la
personne la plus importante pour nous... Enfin, je suppose que
c'était quelque chose de ce goût là. Certains y avaient vu leur
père, un frère, un ami...
Mounch aussi avait vu Arabesque.
Quand il me l'a dit, j'ai senti que quelque chose se tordait dans
mon ventre. Et je vous interdis de penser que ça pouvait être de la
jalousie ! Jaloux, moi ? De mon meilleur ami ? Et encore quoi ?
Rozoux a attendu que nous soyons calmés. Puis elle a repris son
cours, presque comme si rien ne s'était passé.
— Voilà mesdemoiselles, messieurs... voilà ce que nous risquons
avec votre stupide projet de fête pour moldus ! Avez-vous vrai-
ment envie d'en arriver là ?
Non... Bien sûr que non !
Ça murmurait dans tous les coins. Évidemment que nous ne vou-
lions pas de ça ! Qui aurait été assez fou, cruel et sanguinaire pour
désirer le retour d'une horreur pareille ?
55
Mais c'était trop facile ! Rozoux nous avait fait vivre un cauche-
mar ! On en sortait à peine, les plus jeunes avaient encore la respi-
ration hoquetante des enfants quand ils viennent de faire une
grosse crise de larmes, et elle voulait savoir si nous avions envie
de recommencer ? C'était trop facile !
— Mademoiselle ?
J'avais commencé à parler avant de réfléchir. Ça m'arrive de plus
en plus souvent.
— Oui, Alceste ?
J'ai horreur qu'on m'appelle Alceste et elle le sait.
— Ça n'arrivera pas.
Je parlais autant pour elle que pour les autres. Suffisamment fort
pour qu'ils prêtent l'oreille, même ceux qui avaient été le plus im-
pressionnés.
— Ça ne peut plus arriver ! Ce que vous nous avez montré, cette
espèce de... de cinéma là, c'était en plein Moyen-Age, non ? Il y a
quoi... mille ans ! En mille ans, vous ne croyez pas que les menta-
lités ont changé ?
— Taisez-vous Alceste ! Rien n'a changé ! Absolument rien !
Qu'est-ce que vous savez de la vie, hein ? Qu'est-ce que vous sa-
vez de ce qui se trame vraiment en dehors de votre petit village ?
Rien !
Sa voix avait enflé, jusqu'à crier. Sans doute qu'il valait mieux
que je me taise finalement.
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De toute façon, je n'aurai guère eu le temps de répliquer parce
qu'on a frappé à la porte.
— Entrez !
Un vieil homme a franchi la porte. L'habitude à l'école, c'est de se
lever quand un adulte entre dans la classe. Je crois que je ne me
suis jamais levé aussi vite : l'homme qui venait d'entrer était le
même que celui que j'avais vu assis à côté de Rozoux sur le trône.
Le même qui regardait Arabesque brûler sur un bûcher vieux de
mille ans. Et cet homme, je le connaissais. C'était le docteur Mer-
rick.
57
Chapitre 10Autoscrypto
le 22 octobre
J'ai dit une connerie bêtise hier. La vérité, c'est que je ne
connaissais pas le Dr Merrick. Je croyais le connaître. Comme
tout le monde au village.
Ça fait quinze ans que je vais chez lui trois ou quatre fois par an.
Il me connaît dans les moindres détails, des doigts de pied à la
racine des cheveux. C'est l'une des rares personnes, en dehors de
ma mère, à m'avoir vu tout nu. Et encore, depuis quelque temps je
ne montre plus mes fesses à ma mère non plus. Question de
pudeur.
Le docteur Merrick... Quinze ans que je le côtoie sans avoir
imaginé une seule seconde qu'il pouvait être autre chose qu'un
Moldu. Un humain. Un humain parfaitement bizarre, ça, c'est
vrai, mais un humain tout ce qu'il y a de plus humain.
Quand je l'ai vu entrer dans la classe, hier, j'ai eu l'impression de
recevoir une gifle. Le genre de gifle sèche, celle qu'on n'attend
58
pas, qui vous laisse la marque de cinq doigts rouges sur la joue et
un sentiment d'humiliation terrible.
Comment ai-je pu être bête à ce point-là ? Comment ai-je pu être
aussi aveugle ? J'aurai dû le deviner ! C'est même pire que ça, je
crois qu'au fond de moi je le savais ! Mais on ne voit jamais que
ce qu'on veut voir, pas vrai ?
Merrick est un bon médecin. Un médecin efficace et plutôt
aimable. Mais il n'est ni trop efficace, ni trop aimable. Juste ce
qu'il faut pour ne pas se faire remarquer. C'est tout un art
finalement, être quelqu'un de remarquable, mais ne pas se faire
remarquer.
Il est médecin homéopathe. C'est-à-dire que ce type soigne avec
rien. Ben oui, si tu lis ce que contiennent réellement les
médicaments homéopathiques, tu t'aperçois très vite qu'ils ne
contiennent... rien. Rien de mesurable en tout cas. Et pourtant, ils
soignent. Ça m'a toujours étonné ça.
Enfin, moins maintenant. Merrick est un sorcier.
C'est un vieil homme avec de grandes mains aux veines
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apparentes. Des mains qui n'ont l'air de rien à première vue, mais
qui sont d'une fermeté étonnante quand elles serrent les tiennes.
Pas très grand le docteur pourtant, et toujours fringué n'importe
comment, même pour un moldu. Aucun sens de la mode : vieux
pantalons en velours râpé qui pendouillent bas sous les fesses,
chemise à carreaux, manches roulées sur les bras et parfois il
pousse le mauvais goût jusqu'à arborer un gilet de veston en
velours d'une couleur vaguement verdâtre. Il n'y a que son regard
qui peut surprendre. Le Dr Merrick a des yeux de chat. Je veux
dire, pas des yeux avec la pupille fendue comme un chat, mais des
yeux qui ont toujours l'air de se moquer gentiment, des yeux d'un
vert beaucoup trop clair qui espionnent le monde derrière des
paupières mi-closes.
J'ai compris plein de choses quand il est entré dans la classe. J'ai
compris pourquoi il me posait toujours des questions étranges
quand je passais chez lui pour une grippe ou une rougeole.
Évidemment, les maladies des sorciers ne sont pas toujours de
vraies maladies. Il peut y avoir des sorts qui se perdent, qui
60
tournent mal, des sorts jetés en l'air comme ça et qui finissent par
vous retomber dessus, puis qui déclenchent des phénomènes
étranges ou désagréables. Très désagréables.
— Asseyez-vous les enfants, a dit Merrick en s'asseyant lui même
à côté de Rozoux.
On s'est assis. Il nous a regardés longtemps... Enfin, ça m'a paru
long, mais finalement ça n'a pas pu durer plus de quelques
secondes. Il avait l'air perdu. Je crois que c'est ça qui nous a tous
impressionnés, son air perdu, hagard ou angoissé, je ne sais pas
bien. En tout cas, pour la première fois depuis que je le
connaissais, il n'avait pas l'air sûr de lui. Et pas très fier non plus.
— Vous venez de vivre une drôle d'expérience, hm ? Je le sais je
l'ai vécue en même temps que vous. Je ne savais pas que votre
professeur d'histoire avait une telle... force de conviction.
Il a jeté un regard du coin de l'oeil sur Rozoux qui s'est un peu
tassée sur sa chaise. Elle était beaucoup moins en colère déjà.
— Mais, je crois qu'elle a bien fait. Parfois, il faut vivre les choses
soi-même pour les comprendre convenablement. Parfois, il faut
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pouvoir se mettre en danger.
En ajoutant cela, il fixait Arabesque avec un drôle de sourire.
Arabesque lui a rendu son regard, mais sans aucun sourire de son
côté. J'irai même jusqu'à dire que si un sentiment devait se cacher
quelque part sous la surface de son visage, ça aurait été... de la
haine.
Elle remuait aussi.
Ça m'a paru étrange. Arabesque est une fille plutôt calme en
classe. Pas le genre à se tortiller dans tous les sens en attendant
que la cloche retentisse pour annoncer la récré, tu vois ? Plutôt le
genre zen. Impassible. Impressionnante ? Heu, oui, on peut dire
impressionnante.
Mais là, on aurait dit que... je ne sais pas, qu'elle avait une envie
hyperurgente de courir aux toilettes. Ça m'aurait fait sourire si elle
n'avait pas eu l'air de souffrir autant.
— Ce que vous avez vécu, a repris le docteur d'une voix un peu
cassée, est une réalité pas si lointaine. Et ça c'est passé ici. Sur la
place du village.
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On a tous poussé un soupir. Ou un râle. Un truc pour marquer
l'horreur en tout cas. Arabesque y compris.
— Mlle Rozoux vous en a souvent parlé, a-t-il continué, les
sorciers n'ont pas toujours vécu en bonne entente avec les moldus.
En réalité, nous ne vivons dans une relative sécurité (il a insisté
sur le mot relative d'une façon que j'ai trouvée un peu inquiétante)
que depuis que nous nous faisons oublier. Vous savez tous que le
Bonnerel, le ministère des Bonnes Relations, travaille d'arrache-
pied, tous les jours de l'année pour que nous passions totalement
inaperçus. Pour que personne parmi les Moldus ne puisse même
soupçonner notre existence ! Souvent, nous sommes obligés
d'intervenir directement chez eux pourtant. Pourquoi ? Parce que
certains sorciers sont suffisamment imprudents ou étourdis ou
stupides pour laisser échapper un sort, pour oublier un objet
magique... en un mot pour se faire repérer. Dans ce cas, nous
devons faire en sorte de... leur faire oublier ce qu'ils ont vu.
— Monsieur ? a demandé Arabesque, ça veut dire quoi
exactement « leur faire oublier » ? Ça va jusqu'où ? Jusqu'à les
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éliminer ?
— Allons, Mademoiselle... Nous ne sommes pas dans un roman
de gare ! Nous n'éliminons personne ! Il y a bien d'autres moyens
pour que les Moldus oublient.
Merrick lui a répondu en souriant, comme si la question
d'Arabesque venait d'une jeune fille un peu écervelée, le genre
trop romantique ou qui aurait lu un peu de trop de bouquins
d'aventures. Moi perso, j'ai trouvé que la réponse venait un peu
vite et que le ton dégagé du Dr Merrick était un peu trop, je ne
sais pas... trop léger ! D'autant que la minute d'après, il est
redevenu drôlement sérieux.
— Ce que vous avez vécu est exactement ce qui risque de se
reproduire si vous persistez dans votre idée de fête pour moldus !
Il y a eu un brouhaha dans la classe. Personne n'était d'accord
avec ça ! C'est vrai quoi, nous sommes capables de leur faire
croire n'importe quoi, non ? On va déguiser ça en carnaval ou en
fête aux vampires ou... je ne sais pas moi !
— Silence ! Merrick avait haussé le ton. « Vous croyez vraiment
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être suffisamment puissant pour empêcher les Moldus de
remarquer qu'il y a de la magie partout autour d'eux ? Vous pensez
les connaître à ce point ? Alceste ?
— Ben... heu...
C'est plus ou moins ce que j'ai répondu. Faut dire que j'étais
surpris aussi ! J'ai pas trop l'habitude qu'on m'interroge en classe,
je suis plutôt du genre discret.
Et puis surtout, il avait posé ses yeux de chat sur moi et ils ne me
lâchaient plus. Ça me donnait une furieuse envie de dire la vérité,
alors que la seconde d'avant, j'étais prêt à jurer sur tout ce qu'il y a
de plus sacré que « oui bien sûr on pouvait leur cacher », mais
avec les yeux du docteur, je me sentais comme obligé d'y réfléchir
un peu, c'était une sorte de démangeaison, tu vois ? Un truc qui te
gratte, mais sans que tu saches bien où exactement.
J'ai repensé à ma mère. Moldue pur jus. Et en y pensant, je me
suis dit que finalement c'était peut-être pas une aussi bonne idée
que ça... Parce que ma mère, je ne suis jamais vraiment parvenu à
la rouler sur quoi que ce soit.
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Attends ! Ne me fait pas dire ce que je n'ai pas dit. Elle n'est pas
au courant de tout ce que je fais. Ça serait insupportable. Mais à
chaque fois que j'ai fait quelque chose de pas net, j'ai l'impression
bizarre qu'au fond... elle le sait. Même si elle ne me demande rien,
qu'elle n'en parle même pas, j'ai l'impression qu'elle sait.
Évidemment, c'est peut-être juste moi qui me sens coupable dans
ces cas là, mais en ce moment précis, avec ces yeux de chats fixés
droit dans les miens, j'ai eu un doute.
— Alors, Alcie ? Tu crois qu'on pourrait tromper ta mère par
exemple ?
Le salaud ! Il lit dans mes pensées ou quoi ?
— Franchement, je n'en sais rien docteur. Mais avec ma mère,
c'est... différent !
Le docteur a enfin détourné les yeux. Il a eu l'air fatigué tout d'un
coup, et beaucoup, beaucoup plus âgé.
— Je ne pense pas pouvoir aller plus loin aujourd'hui, Mlle. Si
vous le voulez bien, je vais retourner à mon cabinet, j'ai des
patients qui m'attendent. Ne soyez pas trop dure avec eux, ils ne
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peuvent pas savoir...
Et il a quitté la classe dans un silence épais.
— Bien, a repris Rozoux avec sa voix des mauvais jours,
interrogation écrite : les grands mouvements historiques qui
définissent nos relations avec les moldus ! Prenez de quoi écrire :
dans le coin supérieur gauche de votre parchemin, nom et
prénom...
Je ne te raconte pas le résultat de l'interro. Pas de quoi se vanter.
67
Chapitre 11Autoscrypto
Le 25 octobre
Un truc de fou ! Une vraie guerre à l'intérieur de l'école. Entre
ceux qui veulent et ceux qui ne veulent plus, c'est la bagarre en
permanence. On dirait les élections chez les Moldus, chacun y va
de ses arguments, tout le monde prend la parole pour défendre un
point de vue, la plupart du temps sans vraiment avoir réfléchi à ce
qu'il ou elle va bien pouvoir dire.
Ce qu'on ne savait pas en sortant du cours de Rozoux, hier, c'est
qu'elle a fait subir la même expérience à tout le monde. Un vrai
tour de force ! Une sorcière d'une puissance pareille, je ne savais
même pas que ça pouvait exister... enfin si, mais pas chez nous !
À Tongreden ! Mais qu'est-ce qu'elle fait là ? Sa place est dans
une haute école... C'est à Burkesselt qu'elle doit donner cours !
Non, mais t'imagines ça ? Elle a réussi à plonger toute une école
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dans un rêve éveillé tellement réaliste que la moitié des élèves en
sont sortis en vomissant et l'autre moitié en essayant de cacher
leurs larmes. Et forcément, y en a pas mal qui ont voulu
abandonner le projet.
En sortant de la classe, j'ai attrapé Mounch par le bras.
— Viens !
— On va où ?
— Parler. Et Arabesque ? Où est-ce qu'elle est encore passée ?
— Je crois que je l'ai vu filer par là...
La demi-classe, bien sûr. C'est toujours là que nous nous
retrouvions quand l'un d'entre nous avait un problème ou juste
quand on avait envie de ne voir personne.
Une demi-classe... Enfin, nous avions appelé ça demi-classe, en
réalité c'était une pièce presque secrète, pas tout à fait là, mais
suffisamment pour que l'on puisse y pénétrer. À condition d'en
connaître l'existence.
Elle était située dans la bibliothèque de l'école, si l'on peut appeler
bibliothèque un endroit qui comporte cinq gros rayonnages de
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livres tous aussi banals les uns que les autres. Chez nous, à
Tongreden, lorsque tu as besoin d'un ouvrage de référence un peu
sérieux ou d'un grimoire ancien, tu dois aller jusqu'à la ville la
plus proche ou commander au réseau interbibliothèque, ce qui est
fort pratique, je dois l'avouer, mais extrêmement lent. La dernière
fois, il a fallu six mois pour que le bouquin arrive et encore, il y
manquait quatre chapitres dont celui qui m'intéressait.
Dans la bibliothèque, il n'y a jamais grand monde. Excepté le Père
Adriannus bien sûr. Celui-là ne me demandez pas d'où il vient,
personne n'en sait rien. Je ne suis même pas sûr qu'il soit
réellement... Enfin... de notre monde. Il a l'air tellement âgé, genre
vieux parchemin tout fripé, qu'on a l'impression qu'il va tomber en
poussière. Ses mains sont longues, sèches et tellement ridées
qu'elles ont l'air d'avoir été chiffonnées. Il est toujours assis
derrière un petit bureau, un joli meuble en bois ciré qui a l'air
aussi usé que lui. La plupart du temps, quand on entre dans la
bibliothèque, le Père Adriannus ne bouge pas. Il reste là, tête
penchée, les mains jointes, on ne sait pas s'il dort, s'il prie ou s'il
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est mort... Mais à d'autres moments, il lève brusquement les yeux
et il vous fixe jusqu'à ce que vous partiez. C'est un peu flippant.
Surtout qu'il a les yeux complètement blanchâtres d'un vieil
aveugle et les paupières bordées de rouge d'un type qui veille
toute la nuit.
C'est sans doute aussi grâce à lui qu'on ne rencontre pas grand
monde à la bibliothèque.
La demi-classe est située derrière le troisième rayonnage. Enfin,
parfois...
Mounch est entré le premier et s'est arrêté dans l'embrasure de la
porte. Assez brutalement pour que je me prenne son épaule dans
la figure.
— Mais qu'est-ce que tu fous ?
— C'est... Regarde !
Je suis passé devant et j'ai vu pourquoi il s'était arrêté. Adriannus
était debout !
En six années passées ici, je ne l'avais jamais vu bouger ! J'en
avais fini par imaginer qu'il ne bougeait jamais. J'ai d'abord
71
remarqué à quel point il était grand. Et maigre.
Un mort n'aurait pas été plus maigre.
Il ressemblait à une statue déposée là par un conservateur de
musée un peu distrait, debout, la tête frôlant le plafond, une
grande soutane sombre drapant son corps des épaules jusqu'à
terre, ses vieilles mains serrées l'une contre l'autre si fort qu'elles
en étaient blanches. Il n'a pas bougé d'un pouce quand on est
entré. Il était juste là, figé, les yeux fixés sur un point droit devant
lui, l'air de regarder un truc qu'il était seul à voir.
— Mais qu'est-ce qu'il... a commencé Mounch.
— La demi-classe ! Il regarde la demi-classe !
— Mais c'est pas poss... hé là !
J'ai rarement eu l'occasion de voir Mounch reculer devant quoi
que ce soit. Faut dire qu'avec la masse qu'il se trimballe, il y a peu
de choses naturelles qui puissent le faire reculer. Mais là il a fait
un bond d'un mètre en arrière. Si je ne m'étais pas écarté de sa
route pour voir à l'intérieur, je crois que j'aurais fini écrasé comme
un moustique contre le mur du couloir.
72
Ce qui l'a fait reculer n'était pas bien épais pourtant. Un regard.
Juste un regard.
Le Père Adriannus s'était retourné vers nous, d'un coup sec, et ses
yeux nous fixait avec un air particulièrement affolant. Puis
surtout, il souriait. Que le Père Adriannus puisse bouger, c'est une
chose acceptable, mais qu'il soit capable de sourire, c'était un peu
trop pour une matinée déjà mouvementée.
— Qu'est-ce qu'on fait ? A murmuré Mounch du coin de la
bouche.
— On y va, j'ai dit. Maintenant !
Et on est passé doucement devant lui, presque sous ses bras. Ce
type était plus grand que Mounch ! Tu ne peux pas bien te rendre
compte comme ça, mais soudain j'avais l'impression que Mounch
avait de nouveau dix ans et que moi j'étais un nain, un sottai des
forêts d'Ardenne...
Le Père Adriannus nous a suivis de son drôle de regard aveugle
jusqu'à ce qu'on soit derrière le troisième rayonnage de la
bibliothèque. Et même là, je crois qu'il nous voyait encore et qu'il
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continuait de sourire...
— Liber Véris !
Le sort d'ouverture, c'est Arabesque qui l'a trouvé dans un
bouquin. Il nous a fallu presque trois semaines avant de
comprendre comment il fonctionnait. Ben oui, trois semaines,
qu'est-ce que tu crois ? On a rien sans rien ! La magie c'est du
boulot... les formules, tu peux les trouver à peu près toutes, même
les plus dangereuses, mais les mots restent des mots : en eux-
mêmes, ils n'ont pas de pouvoirs. Tout est dans la volonté de celui
qui les prononce et dans son intention. Si l'intention n'est pas
sincère, tu peux répéter les mots en boucle toute ta vie sans aucun
résultat notable (à part un léger mal de gorge, bien sûr).
Là en plus, il faut prononcer la formule en regardant l'endroit
précis du passage vers la demi-classe, ce qui n'est pas évident
puisque tant que la formule n'a pas opéré, elle est totalement
invisible. Mais à force, maintenant on sait exactement où il faut
regarder. Un point fixe, très précis, mais perdu au milieu du
couloir formé par le troisième et le quatrième rayonnage, juste au
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niveau du bouquin de troisième année sur la libéralisation du
marché des objets magiques.
La demi-classe s'est ouverte et j'ai tout de suite compris que
quelque chose n'allait pas.
Mais alors pas du tout !
La demi-classe s'ouvre sur un escalier de trois marches qui monte
vers une pièce très basse de plafond, on doit même s'y tenir
courbé la plupart du temps, c'est pour ça qu'on l'a appelée demi-
classe. À part la hauteur du plafond, c'est plutôt confort comme
endroit : deux grands fauteuils bien rembourrés, murs tendus de
tissus dans les rouges orangés, petite table centrale pour le
goûter... Il y a toujours un goûter qui attend le visiteur, pas
forcément au goût du visiteur d'ailleurs, mais le goûter l'attend.
Et là, dans un des deux fauteuils, il y avait Arabesque, pelotonnée,
les genoux ramenés vers le visage, les yeux ruisselants de larmes.
Ça avait beau être ma copine, j'étais super-ennuyé. Moi les filles
qui pleurent, j'ai du mal. Je ne sais jamais comment il faut réagir.
Et là, ça n'a pas raté, j'ai juste eu l'air d'un gros niais.
75
— Ara... Qu'est-ce qu'il y a? Ça va pas ?
D'accord, ce n’était pas très intelligent comme question.
Visiblement, ça n'allait pas.
— Mes pieds... ils ont brûlé mes pieds ! Ça fait mal...
C'est là que j'ai vu. La plante de ses pieds était rouge, couverte de
grosses cloques. Certaines avaient déjà éclaté et laissaient
échapper un liquide opaque. Par endroits, on aurait dit que la peau
partait en lambeaux.
— Merde ! Ara... comment tu t'es fais ça ?
— Le bûcher ! a grogné Mounch. C'est le bûcher de Rozoux !
C'est ça, non ?
Mounch avait pris une voix de basse que je ne lui connaissais pas.
Il avait les poings serrés, la mâchoire tellement crispée qu'il aurait
fallu un pied de biche pour lui ouvrir la bouche. Quand on dit que
les yeux de quelqu'un lancent des étincelles, généralement, c'est
une façon de parler, mais là pendant une fraction de seconde, j'ai
réellement vu des étincelles sortir des yeux de Mounch. J'ai
supposé que c'était juste un reflet. Il suffit parfois d'une larme qui
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coule... mais allez imaginer que Mounch ait pu verser une larme,
faut pas déconner !
Je ne l'avais jamais vu dans une colère pareille.
— oui a soufflé Arabesque. « Je suppose que oui. Lorsque nous
sommes sortis du rêve, j'ai commencé à avoir mal, j'ai crû que
c'était le cas de tout le monde, que cette pauvre folle nous avait
tous réellement envoyé nous faire cramer sur un bûcher du Moyen
Âge, mais visiblement...
— Moi, je n'étais pas sur le bûcher, juste devant..., ai-je murmuré.
Mais c'est toi que j'ai vu en train de...
— De brûler ! À re-grogné Mounch. « Moi aussi, je t'ai vue ! Je
vais... Je vais...
Mon ami s'étranglait de rage. Puis d'un coup, il s'est retourné et à
foncé vers la sortie. En croisant le regard de Mounch, j'ai pensé
que notre prof d'histoire venait de vivre ses dernières heures, puis
on a entendu un grand boum ! À peu près le bruit que doit faire un
train quand il percute un autre train à 240 km/h de face. Puis un
cri à faire tremble les murs !
77
— Mais puuuuutain !
Puis d'autres mots, que je préfère ne pas répéter. Et des coups de
poings sur la porte de la demi-classe, suffisamment fort pour faire
trembler les murs, mais visiblement pas assez pour entrouvrir la
porte. Faut dire que contre la magie, la simple force physique
n'est pas d'une grande utilité.
Dans un sens, ça a sauvé Rozoux. Parce que dans son cas, la force
physique de Mounch aurait certainement commis des dégâts
irréparables.
— J'y arrive pas.
Mounch est revenu vers nous, essoufflé comme s'il venait de faire
un cent mètres, avec ce constat tout bête. Et étrangement, ça
semblait l'avoir totalement calmé. Moi ça m'a plutôt inquiété
parce que, depuis presque trois ans que nous fréquentons la demi-
classe, la porte ne nous avait jamais fait ce coup-là. Ça m'a
rappelé la fois où je me suis enfermé dans les toilettes et où je ne
parvenais plus à ouvrir la porte. Une panique totale ! Bon j'étais
petit, évidemment, mais quand j'ai essayé de tourner la clef et que
78
je me suis rendu compte que je n'y parvenais pas, pire que je ne
comprenais même pas comment j'aurais pu y parvenir tant j'avais
l'impression de tout faire correctement, je me suis tout de suite vu
mourir...
Mounch s'est assis à côté d'Arabesque, moi je me suis levé pour
aller tester la porte. Complètement stupide évidemment : si
Mounch n'y était pas arrivé, il n'y avait absolument aucune raison
que moi j'y parvienne. Mais d'un autre côté, Mounch avait mis
son bras autour des épaules d'Ara, juste un geste pour la consoler,
tu vois, mais ça m'a serré le coeur si fort qu'il a fallu que je bouge,
tout de suite.
— Alcie, m'a dit Arabesque, ça ne sert à rien... la classe ne nous
laissera pas sortir.
— Comment ça, elle ne nous laissera pas ! Mais il faut qu'on
sorte ! On ne va pas rester là pendant... Et depuis quand est-ce que
cette classe à une volonté propre ?
— Depuis toujours. À ton avis, pourquoi est-ce que nous sommes
les seuls à la fréquenter ? Ça ne t'a jamais paru bizarre ça ?
79
Si évidemment. Je peux même dire qu'au début, j'ai passé presque
chaque minute ici à attendre que quelqu'un d'autre vienne nous
déloger : un autre élève, un prof ou même le Père Adriannus (sauf
que celui-là jusqu'à cet après-midi je ne l'avais jamais vu aussi
loin de son bureau). Mais ce n'était jamais arrivé. Et au bout de
quelques semaines, je crois que nous nous sommes tous habitués.
C'est devenu une chose normale, habituelle, quotidienne.
— Qu'est-ce qu'on fait alors ?
J'ai dit ça d'un ton un poil agressif. Mais c'était seulement une
manière de me calmer, parce que je sentais au fond de mon ventre
un début de panique, de vraie grosse panique, comme quand
j'étais gosse, et si je voulais éviter que ça ne remonte et que me
submerge complètement, il fallait que je trouve de quoi me
calmer. Alors pourquoi pas sur eux ? De toute façon, en
l'occurrence, il n'y avait personne d'autre.
— Le goûter, a dit Mounch.
— Quoi le goûter ? Tu ne penses quand même pas à ton estomac
là maintenant ?
80
— Non, il a raison, a dit Ara. La demi-classe nous a toujours
préparé un goûter ! Et on n’est jamais sorti d'ici sans l'avoir
mangé.
C'est là que j'ai regardé la table.
Il y avait bien un goûter. Mais pas seulement. C'est en prenant une
pomme (je déteste les pommes, mais j'ai l'impression que je
n'avais pas vraiment le choix) que j'ai vu la fiole. Une bouteille
verdâtre, à peine plus de dix centimètres de haut, fermée par un
bouchon en liège, une inscription calligraphiée à l'ancienne sur
une étiquette jaunie par des siècles d'attente dans une armoire
poussiéreuse. Typiquement le genre de truc qu'on trouve dans une
classe magique d'école magique.
Typiquement le genre de truc dont chacun sait qu'il faut
absolument se méfier.
Bon, en même temps je crois que là non plus, nous n'avions guère
le choix.
— Voilà le goûter, je pense.
Mounch m'a regardé avec un drôle d'air, comme si je venais de lui
81
proposer le truc le plus bizarre de l'univers, puis il a tendu la main
vers la fiole.
— Qu'est-ce que ça peut être à votre avis ?
— Je dirais une bonne part de tarte aux cerises, a souri Arabesque,
y a plus qu'à la mettre au four et attendre qu'elle sorte de la
bouteille.
C'est vrai que c'était un peu minable comme humour, mais ça m'a
fait un bien fou. Je crois même que sans ça, quelqu'un aurait fini
par faire une bêtise. Comme frapper Rozoux. Très fort.
— Donne-moi tes pieds, a grogné Mounch. C'est sûrement une
potion de soin. Et sans attendre, il s'est emparé du pied droit d'Ara
pour le poser sur ses genoux. Puis il a ouvert la fiole.
À l'odeur qui s'en est dégagée, on a froncé le nez tous les trois.
— T'es sûr de ce que tu fais ? J'ai demandé.
— Et comment tu veux que je sois sûr ? Donne-moi ton pied, Ara.
Je crois que la façon dont elle lui a souri m'a vraiment énervé
parce que j'ai balancé :
— Tu l'as déjà, Mounch.
82
J'ai dû lui dire ça sur un ton un peu moins gentil que je le croyais.
Il m'a lancé un drôle de regard, puis il a ajouté "oui, c'est vrai"
avec un petit air désolé et il s'est enduit les mains du produit
contenu dans la fiole.
— Ouah ! Mais c'est glacé ce machin ! J'ai les mains qui gèlent...
Et Mounch s'est appliqué à enduire la plante des pieds
d'Arabesque de cette espèce de lotion gluante et parfaitement
nauséabonde. Faut croire qu'il ne s'était pas trompé sur la
destination du produit parce qu’Ara a poussé presque tout de suite
un grand soupir de soulagement et un sourire beaucoup plus
naturel est revenu éclairer son visage.
Tout ça ne m'a pas empêché de râler bien sur.
— Bon, c'est bien joli vos histoires de pieds, mais en attendant
nous sommes toujours coincés ici. Et ce n'est pas ta lotion puante
qui va nous ouvrir la porte, je pense...
— D'abord, ce n'est pas ma lotion, a dit Mounch. Et puis rien ne
t'empêche de te rendre utile pendant que je la soigne !
— Que tu la soignes ! Alors ça, c'est la meilleure de l'année tiens.
83
Parce que monsieur a trouvé une bouteille par le plus grand des
hasards sur une table, le voilà devenu médecin !
— Dites, on se calme les gars, nous a sermonné Ara. Vous ne
trouvez pas qu'on a suffisamment d'ennuis comme ça ? Mounch,
tu peux lâcher mon pied maintenant.
— Je ne comprends pas pourquoi... Ai-je commencé. Puis je me
suis arrêté.
Évidemment, on se posait tous les trois la même question, mais
tout d'un coup je n'étais plus sûr d'avoir envie d'en connaître la
réponse.
— Oui... M'a encouragé Ara.
— Pourquoi tu es la seule à avoir été brûlée comme ça. Moi,
j'étais un simple spectateur dans ce truc ! Et toi, Mounch ?
— Ben... Oui, moi aussi. Je t'ai vu d'ailleurs, mais quand je t'ai
appelé, tu n'as pas entendu. C'était un rêve bon Dieu ! Pas la
réalité ! Je crois que personne n'aurait dû courir de danger...
— Alors, c'est que tout ça n'était pas prévu, a soufflé Ara. Je
n'aurais pas dû être brûlée, personne n'aurait dû l'être.
84
— Et pourquoi toi ? À demandé Mounch.
— Pourquoi pas moi ? Question de chance peut-être ?
— Tu parles d'une chance !
Il y a eu un silence entre nous, le genre de silence lourd de sous-
entendus que les copains ont toujours un peu de mal à supporter.
Puis un raclement de gorge, celle de Mounch qui a semblé
prendre son courage à deux mains avant de reprendre :
— Et qu'est ce qu'on fait pour la fête des moldus ?
Mon sang n'a fait qu'un tour, comme on dit dans les mauvais
romans d'aventures (j'adore les mauvais romans d'aventures).
— Comment ça "qu'est-ce qu’on fait ?" ! On la prépare et on la
fait cette fête ! Comment peut-on s'en sortir sinon ?
J'ai compris immédiatement que ce ne serait pas si simple.
Arabesque continuait à se masser la plante des pieds, mais elle
évitait soigneusement mon regard. Mounch lui me fixait droit
dans les yeux, ce qui est beaucoup plus son genre de réaction
évidemment. Pourtant, c'est Ara qui a repris la parole, timidement,
toujours sans me regarder vraiment :
85
— Je crois que... je crois que Rozoux à raison... Il y a des dangers
dont nous ne savons rien. Alcie, le monde de la magie est
beaucoup plus vaste que je ne le croyais... Beaucoup plus puissant
aussi.
— Mais non ! Tu te laisses impressionner parce que tu as été
brûlée, mais ce n'était qu'une erreur de Rozoux, c'est tout ! Juste
une erreur ! Tu l'as dit toi-même, personne n'aurait dû souffrir !
Ça devait rester une sorte de film, un truc pour nous
impressionner, rien d'autre !
— Alcie... En fait... Je ne vous ai pas tout raconté...
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