AMIROUCHE, une vie, deux morts, un testament

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AMIROUCHEUNE VIE DEUX MORTS UN TESTAMENT

Histoire et Perspectives Mditerranennes Collection dirige par Jean-Paul ChagnollaudDans le cadre de cette collection, cre en 1985, les ditions L'Harmattan se proposent de publier un ensemble de travaux concernant le monde mditerranen des origines nos jours.

Dj parus

Mahmoud-Hamdane LARFAOUI, Loccupation italienne de la Libye. 1882-1911, 2010. Pierre PINTA, Sebha, ville pionnire au cur du Sahara libyen, 2010. Roxanne D. MARCOTTE, Un Islam, des Islams ?, 2010. Stphane PAPI, Linfluence juridique islamique au Maghreb, 2009. E. AKALI, Chypre : un enjeu gopolitique actuel, 2009. L. ABDELMALKI, K. BOUNEMRA BEN SOLTANE, M. SADNI-JALLAB, Le Maghreb face aux dfis de louverture en Mditerrane, 2009. H. BEN HAMOUDA, N. OULMANE , R. SANDRETTO (dir.), Emergence en Mditerrane : attractivit, investissements internationaux et dlocalisations, 2009. Mohamed SAADI, Le difficile chemin des droits de lhomme au Maroc, 2009. Moncef OUANNES, Militaires, Elites et Modernisation dans la Libye contemporaine, 2009. Ramon VERRIER, Introduction la pense conomique de lIslam du XIIIe au XVe sicle, 2009. Mohammed MOUAQIT, Lidal galitaire fminin luvre au Maroc, 2009. Naaman KESSOUS, Christine MARGERRISON, Andy STAFFORD, Guy DUGAS (dir.), Algrie : vers le cinquantenaire de lIndpendance. Regards critiques, 2009. Philippe GAILLARD, LAlliance. La guerre dAlgrie du gnral Bellounis (19571958), 2009. Jean LVQUE, Une reddition en Algrie 1845, 2009. Chihab Mohammed HIMEUR, Le paradoxe de lislamisation et de la scularisation dans le Maroc contemporain, 2008. Najib MOUHTADI, Pouvoir et communication au Maroc. Monarchie, mdias et acteurs politiques (1956-1999), 2008. Ahmed KHANEBOUBI, Les institutions gouvernementales sous les Mrinides (12581465), 2008. Yamina BENMAYOUF, Renouvellement social, renouvellement langagier dans lAlgrie daujourdhui, 2008. Marcel BAUDIN Hommes voils et femmes libres : les Touareg, 2008. Belad ABANE, LAlgrie en guerre. Abane Ramdane et les fusils de la rbellion, 2008. Rabah NABLI, Les entrepreneurs tunisiens, 2008. Jilali CHABIH, Les finances de lEtat au Maroc, 2007.

Sad Sadi

AMIROUCHEUNE VIE DEUX MORTS UN TESTAMENT Une histoire algrienne

Du mme auteur

Le R.C.D. cur ouvert. Entretiens, ditions Parenthses, 1990 Askuti. Roman, Imedyazen, 1983, rdition aux ditions ASALU, 1991 Algrie, lchec recommenc ? Essai, ditions Parenthses, 1991 Culture et dmocratie. Recueil, ditions Parenthses, 1991 Algrie : lheure de vrit. Rcit, Flammarion, 1996

LHarmattan, 2010, pour la nouvelle dition 5-7, rue de lEcole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-12450-9 EAN : 9782296124509

Nordine At Hamouda,dont la douleur a accouch dune colre qui a clair des zones obscures de notre Histoire.

Pour Djoher et les enfants,toujours dignes dans une vie qui ne ma pas souvent laiss le temps de leur dire mon affection.

Illa walba illa ulac-it Illa walba ulac-it illa Il y a le prsent absent Il y a labsent prsent Proverbe kabyle

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Mes remerciements particuliers vont : ADJAOUD Rachid, AT OUABDESLAM Ouamar, ALI YAHIA Abdenour, AMIROUCHE Hamou, AMOKRANE Abdelhafid, ATTOUMI Djoudi, AYADI Belad, dit Lad, AZZI Abdelmadjid, BEN MAALEM Hocine, BOUZEGHOUB Mohamed Tahar, CHELOUFI Mustapha, DJOUADI Abdelhamid, GOUDJIL Salah, HOUMA Abdelmadjid, IBRAHIM Djaafar, dit Si Saadi, IHADDADENE Abdelkader, LACHOUR Slimane, NAT BOUDA Hocine, OUBOUZAR Ali, SAADI Salih, SEBKHI Mohand, ZERARI Rabah, dit Azzedine.

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AVERTISSEMENT

Ce livre tait en gestation depuis plus de quarante ans. Il est le rsultat de plusieurs dizaines de tmoignages recueillis auprs dacteurs ou dobservateurs qui ont combattu avec Amirouche, vcu ses cts ou suivi son parcours. Lapport de chacun a t important pour moi dans la dcouverte dun homme qui a ddi sa vie la lutte sans trop se soucier de ce qui pouvait tre dit ou crit sur lui. Quils trouvent tous ici lexpression de ma profonde gratitude. Je nai cependant mentionn quune vingtaine dintervenants. Dune part, le volume de louvrage ne permettait pas de retenir toutes les narrations ; dautre part, je nai voulu garder que les tmoignages de personnes vivantes ; sagissant de propos ayant une incidence politique ou historique importante venant de combattants disparus, jai conserv uniquement ceux qui ont t tenus devant une assistance suffisamment nombreuse pour en tablir aisment la vracit. Le reste des informations a t puis dans des documents, dont certains sont indits. Leur reproduction est intgrale, cest--dire quelle garde leurs ventuelles imperfections. Les lieux figurant dans ce rcit portent le nom quils avaient lpoque des faits. Enfin, les citations en amazigh sont transcrites dans le systme international.

1 MAIN BASSE SUR LHISTOIRE

Il [Amirouche] se dfendit longtemps au bas dune falaise et fut tu la grenade. Pour lui, il reste tuer la lgende dont il tait entour. Dpche AFP, 30 mars 1959

Il faut connatre la vie et la mort du colonel Amirouche ainsi que le sort rserv ses restes pour mieux comprendre la russite de linsurrection du 1er novembre 1954 et lchec de lAlgrie daujourdhui. Lgende vivante pendant le conflit, il fut tu avec son collgue, le colonel Haoues, le 28 mars 1959, par une armada dploye par le gnral Massu, inform de son dplacement vers la Tunisie. Il sy rendait pour exiger la dissolution de larme des frontires de Boumediene et des services secrets de Boussouf qui prparaient dj laprs-guerre. Le pays venait de basculer dans un abme o il macre toujours. Soucieuse de ne pas laisser trace dune spulture qui ne manquerait pas de devenir un lieu de plerinage, les troupes franaises enterrrent secrtement les deux colonels. Boumediene fit dterrer clandestinement leurs ossements deux ans aprs lindpendance pour les faire disparatre. A jamais, pensait-il. Cette abomination est la fois le symptme et la maladie qui minent un pays o la confiscation et la falsification de la guerre de libration font office de bilan et de projet politique. A ce jour, les interpellations adresses au pouvoir dAlger sur ce sujet, dans les mdias ou lAssemble nationale, nont reu aucune rponse. La relation maffieuse qui fonde le systme qui svit depuis 1962

transcende les clivages claniques qui dchirent pisodiquement les parrains. Et pourtant La squestration des restes des colonels Amirouche et Haoues sera probablement lun des traumatismes subis par le pays qui mettra le plus de temps cicatriser, quand lAlgrie pourra enfin parler sa conscience. Le silence des lites qui accompagna la dcouverte de ce quil faut bien appeler une forfaiture annonait la drive morale et le naufrage intellectuel dans lesquels se dbat la nation, un demi-sicle aprs son indpendance. Faut-il dire lindicible ? Oui. Quels quen puissent tre les dsagrments conjoncturels qui sensuivent. La censure, la dsinformation ou mme la peur sincre de la vrit, motive par le souci de ne pas rveiller une histoire tourmente et complexe, ont conduit lAlgrien la mconnaissance, au reniement puis la haine de soi. Cette schizophrnie a ouvert la voie aux bonimenteurs de la mmoire, eux-mmes prcurseurs des escrocs politiques qui ont faonn un pass la convenance des apptits et des humeurs de despotes parasitant lhonneur et le destin de la nation. Une preuve dont on a identifi les causes est moiti dpasse ; le refoulement gnre toujours des rebondissements qui surgissent au moment o lon sy attend le moins et qui se manifestent de la pire des manires. Cest parce que lAlgrie, sans bornes ni boussole, a trop trich avec son pass que son histoire la hante. Quand un pouvoir use de la falsification du patrimoine symbolique pour se lgitimer, cest quil a dlibrment et dfinitivement fait le choix du pire. Les assassinats politiques, les fraudes lectorales ou les dtournements de la ressource nationale sont des traductions, au sens gntique du terme, dune tare originelle que seule une mutation la mesure de laberration pourrait corriger. On a avanc que la violence dune colonisation de peuplement, ayant pulvris repres et normes communautaires, a substitu laffrontement au dbat. Soit. Mais il se trouve que ceux qui greffent leur impudeur sur cette squelle dans un pays indpendant se posent comme les adversaires les plus distingus du colonialisme, eux qui, en vrit, en sont la reproduction la plus pitoyable. On a aussi affirm quil est frquent de voir, dans tout le Tiers-Monde, des responsables protger leur pouvoir par lassassinat. Il ne sagit pas de justifier ces crimes mais du moins est-il possible, en certaines occasions,

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den deviner la cohrence. Or, dans le cas du hold-up des ossements dAmirouche et de Haoues, il ny avait pas de menace sur le trne . Nous sommes bien face la monstruosit absolue. Il y a eu dans cette sombre affaire une synergie du Mal. Affichant une singulire symtrie dans leurs attaques, les armes franaise et algrienne ont fait preuve dune remarquable complmentarit, au point de conforter, ds 1962, linformation qui veut que lennemi na atteint les deux colonels que par limprudence, voire la complicit de ceux qui taient chargs de les guider partir de Tunis. En effet, pendant toute la guerre et jusqu la mort du colonel de la wilaya III, les forces coloniales, banalisant excutions sommaires et tortures et dversant leur napalm sur les villages et les forts, nont eu de cesse de marteler que, le jour o elles neutraliseraient le sanguinaire Amirouche , le conflit qui embrasait lAlgrie prendrait fin ou, du moins, verrait son dnouement se rapprocher considrablement. Prenant le relais aprs lindpendance, larme algrienne, cest--dire larme des frontires ou, pour tre encore plus prcis, la Scurit militaire et donc Boumediene et son makhzen qui a galement construit son pouvoir sur les assassinats, la censure, les fraudes lectorales et la corruption sattellera lune des entreprises de dsinformation post-indpendance les plus cyniques en sacharnant construire la contre-lgende Amirouche : islamiste avant lheure, paranoaque sanguinaire, anti-intellectuel, arrogant, rien ne fut pargn au colonel de la wilaya III. Le dferlement de rumeurs, dallusions et de polmiques plus ou moins orchestres ne parvenant toujours pas occulter la vnration que vouaient Amirouche ses hommes et plus gnralement la population, Boumediene, digne hritier de Boussouf, recourut la solution radicale : la mort symbolique. Il fit dterrer clandestinement ses restes pour les squestrer dans la cave de lEtat major de la gendarmerie nationale o ils restrent jusqu sa propre disparition. Priv de vie par larme coloniale, Amirouche tait interdit de mort par Boumediene. Quand des apparatchiks daignent aborder ce scandale dEtat, ils invoquent le complexe dun Boumediene qui, nayant jamais fait le maquis, ne pouvait supporter la clbration dun officier adul de son vivant et dont la rputation avait t forge dans lpreuve qui avait frapp son peuple. Au regard de notre avenir collectif, le problme nest plus de juger lhomme qui a faut mais de trouver le courage moral de rpondre la

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question de savoir pourquoi, hormis des amis de la famille du martyr, pas un politique, pas un homme de religion, pas un artiste, pas un universitaire na os, ce jour, se prononcer sur ce qui relve du crime contre lHomme. Il ne sagit donc pas, pour lintellectuel, de compatir avec ceux que lhorreur a frapps dans leur sang, mais de contribuer en tant que tmoin privilgi racheter notre dignit collective. Les lites algriennes devront se rsoudre assumer, si toutefois elles veulent donner une chance leur pays de le dpasser un jour, le dshonneur qui nous habite tous peu ou prou et qui fut lorigine de la deuxime mort du plus emblmatique des colonels de lALN. En fvrier 2010, je lis, de la plume dun certain B. Amar un article 1 apologtique intitul Un btisseur nomm Boumediene . Il dplore le fait que, depuis sa mort, le nom de Boumediene ne soit pas assez cit. Plus loin, lauteur ajoute que lhomme du 19 juin a redonn du panache aux Algriens, prcisant que la fiert du peuple algrien, cest de voir ses lites intellectuelles respectes, ses hros rhabilits, son histoire crite avec intgrit, sa presse libre et responsable, ses partis dsintresss portant des programmes cratifs. Toutes choses que Boumediene a consciencieusement et frocement combattues. La confusion et la violence ont perverti la performance intellectuelle algrienne. En loccurrence, la dmission est moins proccupante que lempressement se vassaliser. Pourquoi cette aphasie ou, plus grave, un tel consentement la soumission ? 2 Quand Taos Amrouche vint avec ses chants berbres de Kabylie Alger en 1969, loccasion du Festival panafricain, elle se heurta la censure oblique mais obstine de Boumediene. Javais essay de soulager sa dception en lui organisant un gala la cit universitaire de Ben Aknoun o nous animions le Cercle de culture berbre . Tous ceux qui se pmaient devant ses chants Paris se dfilrent au moment o, Alger, elle les appelait pour laider comprendre et si possible dpasser le sectarisme qui lexcluait dune manifestation prtendant rhabiliter la culture africaine. Je me rappellerai toujours les propos dsabuss quelle lcha dans lappartement de sa cousine, rue Horace Vernet : Tu sais, mon frre, du

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Le Soir dAlgrie, 17 fvrier 2010. Cantatrice kabyle de confession chrtienne, sur du clbre pote et essayiste Jean Amrouche.

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courage il y en a eu une telle consommation pendant la guerre quil ne doit plus en rester beaucoup chez nous. Et pourtant, prs de nous, les choses voluent, y compris dans des pays ayant connu des systmes similaires au ntre. Lors de louverture du congrs de son parti, jai entendu en 2006 Mahdjoubi Aherdane, prsident du Mouvement populaire, faire tat, devant toute la classe politique marocaine, de la responsabilit directe de Mehdi Ben Barka icne nationaliste sil en est et qui fut son tour victime de la violence politique dans lassassinat de Abbas Messadi, dirigeant de lArme de libration, qui gnait son ascension au lendemain de lindpendance. Jai pu acheter Rabat tous les livres de la famille Oufkir et ceux des dtenus de Tazmamart relatant lenfer que leur avait fait subir Hassan II. La dstalinisation a eu lieu, le castrisme est en voie de dconglation, le procs des Khmers rouges est en cours, un peu partout dans le monde des vrits historiques mergent, saffinent et se confortent ; syndrome de Stockholm algrien, le boumdinisme continue de svir. ce jour, il est exceptionnel de trouver un article critique sur la stratgie de confiscation du destin algrien dcide et mene par le clan Boussouf. chaque fois que jai eu introduire un dbat sur la responsabilit du tandem Boussouf-Boumediene dans limpasse qui paralyse et ensanglante le pays, jai rencontr des yeux qui se baissaient ou entendu daimables recommandations minvitant ne pas rveiller les morts. Quand on essaie de faire valoir lide que les drames de notre histoire doivent tre discuts, non pas pour assouvir une quelconque vengeance, mais parce que le dbat public, servant de catharsis, peut contribuer prmunir le pays contre de nouveaux malheurs, les thurifraires prts senflammer sur dautres excs expliquent sentencieusement quen ce qui concerne les agissements de Boumediene, cest de la politique. Cette squestration na pas dquivalent. Comme toutes les guerres rvolutionnaires, linsurrection algrienne a eu sa part de tragdies et de mprises. De lassassinat dAbane aux excutions des colonels des Aurs en passant par la bleute et lembuscade de Sakamoudi, il y eut des fautes, des erreurs et de nombreux conflits politiques auraient pu connatre une issue plus sereine, si la brutalit qui continue de caractriser la vie publique avait pu tre canalise dans des espaces de mdiation rguliers.

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Mais comment demeurer silencieux devant un tel viol moral, qui, de surcrot, est commis par le premier responsable dun pays et stonner ou se plaindre quune gnration plus tard, des hommes ventrent des femmes enceintes au motif quelles nappartiennent pas leur secte ? Quand Nordine At Hamouda, le fils du colonel Amirouche, minforma en 1983 des conditions dans lesquelles avaient t camoufls pendant vingt ans les restes de son pre et ceux de son camarade Haoues, javoue avoir eu le rflexe de lavertir sur une possible manipulation politique. Chadli en effet, qui avait succd Boumediene, sadonnait alors un jeu de quilles dans le srail et les barons ayant servi son prdcesseur tombaient les uns aprs les autres. La nouvelle tait ce point invraisemblable que lide dune manuvre destine liminer un homme et son clan en les chargeant dune tare indlbile pour justifier la disqualification de leur rgne simposa moi, comme nombre de camarades dans lopposition. Ceci, en dpit de notre connaissance du pedigree du rgime. Lenlvement de Boudiaf au lendemain de lindpendance et, plus tard, lassassinat dhommes tels que Mohamed Khider ou Krim Belkacem nous avaient instruits sur les murs qui inspirent et rgissent lexercice du pouvoir dans le systme FLN. Nous-mmes avions eu dcouvrir nos dpens le sort que pouvait rserver le pouvoir algrien tout citoyen dsirant se faire entendre dans son pays, ft-ce de faon pacifique. Nous avions connu les tortures, les emprisonnements, les retraits de passeports ou les licenciements arbitraires qui npargnaient pas mme nos proches. Pour horribles quils fussent, ces abus navaient pas suffi nous aviser du fait que lon puisse sautoriser nantiser des morts. Et quels morts ! Cest un peu comme si la France avait squestr Jean Moulin , me confiera Franois Lotard en 2007. On imagine pourtant bien quil avait eu, en tant que ministre de la Dfense franaise, loccasion daccder des dossiers plus ou moins sulfureux. Quand il a fallu se rendre lvidence et admettre que le sacrilge avait t bel et bien commis, je me rappelle ce que jai dit Nordine At Hamouda : Un peuple dont les lites applaudissent un homme qui sabme dans de telles ignominies passera par de terribles preuves avant davoir le droit de rintgrer lhumanit. Dsormais, nous voil avertis, plus rien ne devra nous surprendre. Linvitation - jusqu prsent vaine - une lecture lucide et adulte des coups de force qui ont structur le systme algrien connat des vitements sur dautres registres, tout aussi handicapants pour la rnovation politique

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du pays. La question kabyle qui sous-tend le destin dAmirouche et de beaucoup dautres dirigeants algriens fait partie de ces tabous. Je rappelle dans le rcit qui va suivre comment Ben Bella a alert, aprs le Congrs de la Soummam, Fathi Dib, responsable des services spciaux gyptiens, sur le risque que ferait peser sur la Rvolution algrienne la rencontre du 20 aot 1956 ds lors quelle tait dcide par deux acteurs kabyles (Abane et Krim). Je signale aussi quAli Kafi a dcrt, aprs leur mort et dans lindiffrence gnrale, que les trois dangers de lAlgrie 3 avaient pour noms Abane, Krim et Amirouche . Les convictions et les parcours diffrents, voire les antagonismes qui ont marqu certaines priodes les relations de ces dirigeants nont pas suffi attnuer la hantise suscite par leur origine commune. Les deux hommes, dont lun a jou le rle dindicateur dun service de renseignements tranger en pleine guerre et lautre celui de hussard de la ghenne nationale, ont tous les deux dsign des compatriotes de premier plan llimination physique ou linfamie. Malgr de telles fautes, certaines de nos lites estimeront que le problme nest pas dans ce que deux responsables qui se sont laiss aller des conduites aussi coupables aient fini par exercer des fonctions de chef dtat ; non, pour nos intellectuels organiques, le prjudice caus au pays serait dans ce que lauteur de ces lignes, homme politique originaire de Kabylie, ose voquer des travers impliquant des dirigeants extrieurs sa rgion. Ne pas traiter dune information sensible drangeant lun ou lautre des clans, occulter la vrit historique ou la livrer aux mises en scne de cour serait sans impact pour la conscience nationale et sans incidence sur la cohsion du pays. Au lieu de prendre la mesure des consquences de nos errements, nous avons privilgi lhabitude de nous prcipiter dans des fuites en avant, chaque fois que lHistoire nous met face nos turpitudes. Incapables dassumer nos actes, nous invoquons les immixtions de ltranger, dont nous exigeons pardon et rparation. Il en est ainsi du dernier slogan exhib par le rgime algrien, sommant lancienne puissance coloniale de faire acte

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Abane, architecte de la Rvolution algrienne, Krim, signataire des accords dEvian et Amirouche, principal chef des maquis, sont tous kabyles et ont t directement ou indirectement victimes de leurs pairs.

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de repentance en pralable ltablissement de relations saines et apaises entre lAlgrie et la France. La manuvre, abordant par ailleurs un problme historique essentiel, revt ici lallure du gadget politicien. La repentance de Paris est une affaire franco-franaise. Si ce pays, qui peut tout de mme trouver quelques vnements de son histoire positiver , veut spculer sur les bienfaits de la colonisation, cela engage la communaut laquelle est propos cet artifice. En ce qui me concerne, en tant quAlgrien, mon droit et mon devoir, cest de chercher comprendre et de contribuer faire merger la vrit sur des crimes politiques ou symboliques qui ont fauss les repres de notre mmoire, brid notre lan vital et, de ce fait, hypothqu le devenir de notre peuple. Cette faon de nous ddouaner en imputant aux autres les mutilations que nous avons infliges notre histoire a amplifi et compliqu les fourvoiements qui rduisent lAlgrie un tat virtuel, une socit atomise et une nation en sursis, devenant, du mme coup, une menace gostratgique pour la Mditerrane occidentale et lespace pri-saharien. Le traitement rserv au combat et la mmoire du colonel Amirouche illustre jusqu la caricature cette propension quelque peu morbide nier la ralit, la dformer pour la mettre en conformit avec les fantasmes des matres du moment. Cela fait plus de quarante ans que jcoute tous les tmoins et engrange le moindre document pouvant me permettre dclairer ce que fut la vie de cet autodidacte, dirigeant hors pair, que jai entendu chant par nos mres de son vivant. Plus javanais dans mes investigations, plus je dcouvrais une figure en tout point oppose celle que se plaisait faonner la propagande algrienne. En un sens, la ferveur populaire dont Amirouche fut et demeure lobjet et lavilissement du personnage que sacharnait imposer Boumediene symbolisaient le divorce du pouvoir et de la socit. Je me suis entretenu avec la plupart des hommes qui ont servi et accompagn Amirouche avant et pendant la Rvolution. Aucun ne men a donn le profil distill par le pouvoir. Le colonel Amirouche a t vcu par tous comme un homme de cur et un homme dtat. Tmoignant de son humanisme, la quasi-totalit de ces maquisards a pleur lors des interviews que jai faites avec eux : de douleur ou de colre trop longtemps contenue. Jen ai mme rencontr qui vivent, comme cest le cas pour Dda Mohand,

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que lon dcouvrira dans ce livre, dans la culpabilit davoir survcu leur chef. Les missions qua effectues Amirouche dans les Aurs et Tunis, lefficacit militaire et la qualit de lorganisation politique quil avait obtenues en Kabylie, les orientations et laide quil prodiguait aux wilayate de lintrieur ainsi que le melting-pot de maquisards quil y engagea, les recommandations quil adressait lextrieur, les rserves quil mit contre larme des frontires, sa modernit qui se rvlait dans une stratgie de communication que lui envieraient bien des hommes politiques daujourdhui, ses anticipations sur laprs-guerre, notamment travers la formation des cadres, font de lui le dirigeant qui aura le plus et le mieux appliqu les rsolutions du Congrs de la Soummam dont, au demeurant, il demandait ds janvier 1959 une dclinaison plus prcise pour mieux apprhender lavenir. Amirouche avait le don qui permet de crer partir de rien ou de si peu. Mais cela ne suffit pas fabriquer une lgende. Il a atteint une telle efficience et une telle considration parce quil savait vacuer le ressentiment personnel de la responsabilit politique. Que de fois na-t-il affront des hommes sur des questions de principes, de programme ou dattributions ? Une fois les choses dites, il tait en mesure de renouer un contact aussitt, ds lors que la patrie lexigeait. Jai entendu les moins impulsifs des notables officiels concder quAmirouche tait le Zapata national. Une manire de rduire lenvergure dun homme en lenfermant dans le personnage enivr par la poudre du moindre ptard, prt semballer comme un cheval sauvage. Je dois pourtant la vrit de dire que rcemment, insondable systme algrien, un des dirigeants les plus informs du pays, ayant appris que jallais publier un ouvrage sur le colonel Amirouche, mavoua : Cest un tre fascinant, il y a quelque chose de Guevara chez cet homme. En retraant la vie dAmirouche, je pense avoir pu approcher la limite qui distingue le hros du militant ordinaire. Le hros, m par une impulsion intime, met sa ferveur et son talent au service dune cause quil confond avec son destin. Entretenant une relation quasi mystique avec la marche de lHistoire, il ne doute jamais de lessentiel et, de ce fait, sinterdit tout calcul. En la matire, lHistoire a souvent reni le dicton qui veut que les hros ne meurent jamais. Comme tant dautres rvolutions, la guerre dAlgrie a vrifi que la plupart des hros meurent pour leur idal. Ils ont

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pour nom Abane, Ben Mhidi, Boudiaf, Zighout, Ben Boulad, Didouche ou Amirouche ; tous ceux qui ne postulaient pas le combat comme un instrument de prise de pouvoir nont pas survcu aux attaques de lennemi ou aux intrigues de leurs pairs. Jai eu loccasion de dire par ailleurs que lAlgrie indpendante, qui a eu tant dhommes de pouvoir a, si lon excepte lpisode Boudiaf, t prive dhommes dtat. Les premiers sont obnubils par le contrle et lentretien des appareils : arme, police, parti unique, clientles ; tout ce qui peut menacer la puissance absolue et, ventuellement, faire un putsch. Les seconds semploient mettre en uvre les chantiers qui librent les socits : ducation, justice, sant, statut de la femme, place du culte dans la cit, etc. En replongeant dans le destin dAmirouche, on trouvera sans peine quelle catgorie il appartient. Au terme de la rdaction de ce rcit, jtais partag entre le dpit et lespoir. Le peuple algrien, dont les cadres ont tu, admis et quelquefois relay un acte de trahison mmorielle, a galement produit partir de ses plus intimes racines un homme que tout poussait la marge du monde et qui devint un symbole 33 ans. Autre leon de vrit, le cataclysme dclench par Boumediene et ses affids na pas pu avoir raison de ladhsion populaire qui a port, protg et perptu le combat et la mmoire dAmirouche. Aucune valeur, aucune norme, aucun repre na survcu la boulimie du pouvoir. Saad Dahlab, voquant la manipulation des actes fondateurs de la nation, se dsole que lon soit all jusqu tricher sur la date de lindpendance qui fut proclame le 3 juillet 1962 le 3 juillet et non le 5 comme la dcid Ben Bella pour effacer parat-il la date du 5 juillet 1830. Preuve de lambition dmesure de ce dernier. Comme si lon pouvait gommer lhistoire dun trait de plume [...]. Nous, ajoute-t-il, nous disons au contraire aux jeunes Algriens de ne pas oublier la date du 5 Juillet 1830 4 pour veiller jalousement ce quelle ne se reproduise jamais. Nous avons falsifi la date de lindpendance, nous avons organis linflation du nombre de martyrs et danciens moudjahidine ; nous avons

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Pour lindpendance de lAlgrie. Mission accomplie, Editions Dahlab, Alger, 1990.

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mme squestr les ossements de deux hros dans lindiffrence ou, pour certains, un silence complice. Que peut-on construire sur tant de reniements ? Comment parler dinjustice sans semer la haine, comment combattre larbitraire sans appeler la violence, comment dire la vrit sans susciter la vengeance ? En commenant tous par assumer notre part de la responsabilit, quelle soit active ou passive, dans le dsastre national et en mditant cette parole du prsident Kennedy, dont on verra ici que lengagement au ct du peuple algrien fut induit par Amirouche : Mon pays a faut mais cest mon pays.

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2 N POUR UNE CAUSE

Lcole des Aghribs tait situe dans lun des trois camps militaires qui encerclaient le village. Un soleil blafard peinait rchauffer la montagne en cette matine du 30 mars 1959. Dans la salle surcharge o sentassait une soixantaine dlves rpartis en deux classes, linstituteur, Marcel Gallobard, originaire de Perpignan et fru de rugby, exubrant comme savent ltre les gens du Midi, tait press de nous faire asseoir et dobtenir le silence pour, dans la foule, nous annoncer la mort du sanguinaire Amirouche , avant den dduire que, cette fois, ctait vrai, la guerre allait se terminer. Notre instituteur, bon produit de la IVme Rpublique, ntait ni guerrier ni xnophobe. Comme nombre de ses compatriotes, il tait venu en Algrie convaincu que des communauts souffraient de misre matrielle et que lducation quil dispensait tait la rponse la plus adapte au statut de sous-tre qui tait le ntre depuis toujours. Homme de gauche, il pouvait concder que la colonisation avait pch par le fait quelle navait pas assez vite rpandu ses bienfaits sur tous les Algriens ; mais il restait persuad que leur malheur tait antrieur la conqute, et que, politiquement, en tout tat de cause, seule cette colonisation tait en mesure dapporter une solution pour manciper ces populations oublies par lHistoire. Monsieur Gallobard tait quelquun de besogneux et faisait du mieux quil pouvait pour nous aider passer quelque examen qui nous permettrait de fuir cette existence, o lesprance de vie des plus chanceux atteignait pniblement la quarantaine. Nous ne souffrions pas particulirement de notre condition matrielle, dans la mesure o nous navions jamais connu autre chose. De plus, nos

parents, de culture orale, navaient pas de rfrents historiques nous offrir pour nourrir lambition de retrouver un den perdu. Notre mmoire collective se limitait au sicle prcdent. Les royaumes berbres de lAntiquit ou ceux du Haut Moyen-ge taient ignors ou occults par le discours nationaliste, qui clbrait une nation arabe dont on ne connaissait ni les gniteurs ni les ralisations. Les combats de Jugurtha ou le fastueux rgne de Massinissa taient des distances historiques inaccessibles aux contes de nos grand-mres. Nous savions vaguement que des Franais taient arrivs en force, quils avaient occup le pays, confisqu des terres et exil les contestataires vers des contres lointaines et terrifiantes que lon nommait Cayenne ou Nouvelle-Caldonie. Dans certaines veilles, des noms surgissaient et nous grandissions au rythme de narrations o la fantaisie maquillant le rel enjolivait notre pass. Nous confectionnions des fragments dpopes faits des rsistances rcurrentes o slaborait limage dune communaut soude par le malheur. Notre lgitimit tait dans la dfense mais jamais dans la construction. Nous ne nous connaissions pas une identit structure, avec ses symboles, ses princes, ses palais, ses villes et ses rseaux routiers, avec ses armes disciplines, ses dfils et ses uniformes flamboyants comme on en voit dans les livres dhistoire. Nous avions bien entendu parler dun certain Abdelkader, qui avait essay de rsister avant de se rendre et de devenir lami de la France ; on nous avait aussi chant El Mokrani et Cheikh Aheddad, qui staient battus jusqu la mort lors de linsurrection de 1871. Mais, au-del du courage et du sacrifice, il manquait notre imagination denfants des traces visibles, grandioses et valorisantes, pour accrocher notre rejet de loccupant une matrice dans laquelle nous pourrions fconder notre rvolte. Avant les Franais, il y avait eu les Turcs, dont le souvenir, en Kabylie plus quailleurs, se confondait avec limpt, lexploitation des forts et les expditions punitives lorsquune ou plusieurs tribus tardaient ou se refusaient payer la dme. Marcel Gallobard savait tout cela. Aussi, quand il nous annona la mort du sanguinaire Amirouche , tait-il assur de nous dlivrer une bonne et heureuse nouvelle. En effet, larrt de linsurrection ou son affaiblissement ne pouvaient, de son point de vue, que rapprocher notre immersion et notre dilution dans la mre patrie ; ce qui, pensait-il, valait mieux que le statut dapatride dans lequel nous macrions depuis des sicles.

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Finalement, le dbat sur la colonisation positive remonte loin. De bonnes consciences staient persuades de longue date quen dpit dabus condamnables, la prsence franaise avait apport de rels bienfaits des populations historiquement dclasses. Le problme tait que, du ct autochtone, on ne voyait pas la chose sous cet aspect. Certes, il suffisait de regarder les villes o vivait lEuropen pour voir combien les cits algriennes avaient chang. Des routes taient ouvertes, des hpitaux se construisaient et des coles recevaient mme quelques indignes. Sauf que la question nest pas de savoir si certains Algriens ont pu bnficier des bienfaits de ces ralisations. Elle est de savoir si la colonisation fut dcide, conue et mise en uvre pour lmancipation des populations locales. Pour lAlgrien des annes 40, qui aspirait la modernit travers ses luttes, la colonisation est occupation dun territoire, asservissement dun peuple et spoliation de ses richesses. Les retombes positives, quand elles ont exist, furent accessoires ou accidentelles, tardives et insuffisantes. Le rvolutionnaire ne voit pas ce quon lui concde mais ce quoi il peut prtendre et dont on le prive. Comment Marcel Gallobard pouvait-il comprendre que des femmes et des hommes crass peuvent, un moment de leur histoire, refuser labsorption ds lors quils se savent diffrents ? Comment lui expliquer que, mme sans avoir labor et configur ses ambitions dans des hirarchies administratives, avec symboles et apparats, une collectivit qui a longtemps courb lchine peut survivre tant dinvasions ? Que, mme si elle nest pas crite ni formellement nonce, la mmoire imprime les preuves et les rves et finit par les rvler, telle une photographie mergeant dun ngatif, au moment o une conjonction dvnements provoque lalchimie salvatrice et o la colre des hommes devient tout coup un moment de ferveur libratrice ? Non, notre instituteur, comme beaucoup de Franais libraux, ne pouvait pas saisir quen cette deuxime moiti du XXme sicle, nous souffrions plus de la soif de dignit que du manque de pain. Non, la scolarisation tait arrive trop tard et elle ne pouvait rien contre notre volont de nous manciper de la tutelle franaise, quand bien mme nous ne savions pas quoi ressemblerait notre vie une fois librs. Au demeurant, le rejet tait tel que la seule ide de la sparation suffisait notre bonheur.

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Aussi, loin de se voir accompagn dans sa jubilation, M. Gallobard fut-il surpris de dcouvrir des mines prudemment indiffrentes, consternes ou franchement rvoltes. Cest que, en ralit, la nouvelle nous irritait plus quelle ne nous inquitait. Amirouche, notre Gnie bienfaiteur, ne pouvait pas mourir. Nous avions bien remarqu, en arrivant lcole, une certaine fbrilit dans le comportement des militaires ; et les gendarmes qui occupaient les logements de fonction du premier tage sadonnaient depuis le matin dostentatoires conciliabules, eux qui, se tenant lcart de la troupe et sortant rarement du camp, se montraient habituellement si rservs. Par ailleurs, la veille et le matin mme, nos parents nous taient apparus plus pensifs que de coutume ; mais ces mines et ces humeurs taient courantes chez ces paysans crass par la misre et la violence dune guerre qui durait depuis dj cinq longues et terribles annes. Mais malgr cette atmosphre particulire, dans un premier temps, lannonce de la mort dAmirouche ne nous atteignit pas. Dune part, parce que les Franais lavaient dj donn pour mort plusieurs reprises avant quil ne rapparaisse lors dune attaque ou dun rassemblement de village, nouvelle qui faisait aussitt le tour de la rgion. Dautre part, pour nous, enfants, Amirouche tait invincible. Je me rappelle avoir entendu ma grandmre paternelle nous expliquer que les balles fondaient son contact ( Fettint fell-as te sa in ). Javoue que, malgr mes onze ans, javais quelques doutes sur ce genre de miracles, pour avoir constat la redoutable efficacit des munitions franaises : au retour de leurs ratissages, les militaires aimaient rassembler les villageois pour exposer devant eux les cadavres de maquisards cribls de balles ou dchiquets par une bombe, un obus ou une grenade. Mais, sagissant dAmirouche, je voulais bien maccommoder de croyances dont nous essayions par ailleurs de nous librer. Le fait est que, lorsque, port par son caractre volubile, linstituteur Gallobard insista pour dcrire notre avenir dans une Algrie libre dAmirouche, je me surpris bondir de ma chaise pour crier : Amirouche nest pas mort ! Amirouche nest pas mort ! Ce que vous dites cest de la propagande ! En disant cela, je ne faisais quexprimer violemment ce que pensaient tout bas mais ardemment mes camarades. titre personnel, la mmoire que jai garde de deux vnements lemprisonnement de mon pre en 1955 et la mort du colonel en 1959 me

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laisse, encore aujourdhui, perplexe. Javais huit ans quand mon pre fut emmen la prison de Port-Gueydon. Jai le trs net souvenir de la premire soire o nous nous retrouvmes seuls, redoutant ce qui pourrait lui arriver. Javais peur et le chagrin mcrasait, mais ma mre, qui essayait de minimiser les risques de cette dtention devant ses enfants, russissait malgr tout nous rconforter. Le sentiment prouv lors de la mort du colonel Amirouche fut dune autre nature : un immense dsespoir que rien ne parvenait soulager. Je crois pouvoir dire que je ntais pas le seul, ce jour-l, ressentir cette impression de fin du monde. Il faut savoir que le colonel Amirouche avait acquis un statut qui relevait, par certains cts, de lirrationnel. Il avait assis son autorit morale et politique en trs peu de temps. La crainte et le respect quil inspirait tous, la certitude de se voir, en cas de dommage ou dinjustice, rtabli dans ses droits, avaient construit autour de lui une image de puissance et dinfaillibilit, et cette image avait gagn toutes les couches de la collectivit. Les paysans se savaient dirigs par un homme de leur condition, qui partageait leur extraction sociale et allait les manciper. Les tudiants et les lycens, pour leur part, ne demandaient qu approcher et servir ce dirigeant au charisme accompli, auprs de qui ils trouveraient protection, exprience et comprhension. Que de fois nai-je vu ma sur adolescente se runir avec ses cousines et amies, dans les rares moments de dtente que nous laissait notre vie de paria, pour se livrer de vritables concours de pomes la gloire dAmirouche et de ses hommes, tous plus beaux, plus courageux et plus intelligents les uns que les autres ? Quant nous, garnements trop vite mris par la violence et la colre, nous savions que nous appartenions un peuple assujetti, pauvre et marginalis, qui supportait difficilement la comparaison avec la puissance ostentatoire de larme coloniale ; mais ce peuple comptait en son sein un tre surnaturel, une sorte de justicier qui dfiait lennemi, affrontait son armada et son administration et souvent les ridiculisait. Le service dinformation mis en place dans la wilaya III transformait la moindre escarmouche de lALN (Arme de libration nationale) en nouveau Trafalgar pour la France. Notre imagination dbordante se chargeait aussitt damplifier ces actions pour en donner une narration en cinmascope nos camarades, jurant que nous tenions notre version de premire main. Le tmoin suivant,

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on sen doute, sempressait de relayer lanecdote en lagrmentant de sa ferveur personnelle, prolongeant ainsi une chane dinformations contre laquelle venaient buter invariablement propagande et dmentis de la radio coloniale, ainsi que les oprations de rpression. Chacun de nous se faisait le metteur en scne zl du combat dAmirouche ; et si notre excitation navait pas de poids sur-le-champ de bataille, elle contribuait creuser le foss entre les gnrations les plus jeunes et la France. loccasion, elle sapait galement le moral des quelques appels du contingent qui attendaient la quille quand, placs bonne distance, ils nous entendaient les menacer des embuscades dvastatrices que leur rservait Amirouche. Non pas tant que notre air bravache leur inspirt de la peur quoique , mais ils ressentaient surtout le dpit de voir ces mioches sur lesquels ladministration spuisait fonder lavenir colonial se montrer si rfractaires la promotion sociale et laisance matrielle quon leur promettait et se rvler irrmdiablement contamins par les appels la rbellion. En Kabylie et, on le verra plus tard, bien au-del, lmergence dAmirouche a provoqu un basculement politique et psychologique dune rapidit foudroyante qui a donn un crdit ingal la lutte de libration et a dissuad, du mme coup, les plus tides de manifester leurs doutes face une insurrection, ses dbuts, aussi confuse quambigu. Qui est cet homme qui a habit les curs et les esprits en si peu de temps ? Comment et par quels moyens a-t-il fait de la wilaya III non seulement une machine de guerre contre lennemi, mais galement un modle dorganisation politique, sociale et administrative qui a servi tout la fois dexemple, de zone de repli et de source de financement et de soutien organique de nombreuses autres rgions du pays ? * * * Au XVIIIme sicle, la famille At Hamouda occupait le petit village dAdrar n Sidi Yidir, juch sur un monticule ct de Djafra, au nord de Bordj Bou-Arreridj. LAlgrie connaissait alors un repli civilisationnel chronique depuis laffaissement des royaumes berbres, suivi de la Reconquista espagnole. Il y avait bien parmi eux celui des Hammadites, qui avaient fait de Bgayet (Bjaa) leur capitale ; mais ils navaient pas russi

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structurer sur la dure une autorit capable daffirmer une dynamique de dveloppement qui impliqut larrire-pays. Larrive des Turcs se manifesta par une prsence tutlaire qui concerna essentiellement les villes ctires et quelques centres urbains des HautsPlateaux. Les Ottomans limitrent leur prsence la construction de fortins pour les garnisons surveillant les turbulences tribales rcurrentes ; les ojjaks nen sortaient que pour prlever limpt. Pendant les quatre sicles que dura sa prsence, loccupant ne chercha jamais mailler le pays avec une densit institutionnelle susceptible ddifier un tat ayant ses stratgies, ses repres et ses objectifs gopolitiques. Les Turcs, investissant lEurope centrale et le Moyen-Orient, navaient quun intrt secondaire pour lAfrique du Nord, quils concevaient comme une zone bouclier contre lextension dun monde chrtien obnubil par les Croisades. En Kabylie, les rapports entre ladministration turque et les populations, loignes et dautant plus rfractaires au fisc quelles navaient pas grandchose donner, taient plutt tendus. Mais la course rapportait beaucoup, les grandes plaines produisaient les crales ncessaires la consommation locale et, certaines annes, dgageaient mme des surplus pour lexportation. Par consquent, les sanctions faisant suite au refus par certaines tribus de sacquitter de leur redevance ne dpassait pas quelques menaces ou, dans le pire des cas, une opration de rtorsion, comme Abizar dans les At Jennad, quand le gnral Yahia Pacha fit sortir ses canons pendant une demi-journe pour envoyer quelques obus sur les masures. Le village dAdrar n Sidi Yidir tait entour de forts o les fauves, lions et panthres, compliquaient le recours la chasse et la cueillette, activits marginales mais qui compltaient une conomie autarcique. Les pitons sur lesquels les Berbres de Kabylie avaient construit leurs habitations savrrent vite insuffisants abriter des communauts qui touffaient dans des espaces o le partage du moindre pouce de terrain provoquait des drames. Comme beaucoup de familles de la rgion lpoque, les At Hamouda durent se rsoudre se disperser. Au dbut du XVIIIme sicle, un premier 5 groupe prit la route du pays de Cham . Cette amputation ne suffit pas faire tenir les autres descendants dans la calotte sur laquelle tait perch le5

Syrie actuelle.

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village ancestral. Un deuxime noyau dut partir. Il se retrouva At Ghobri, dans la pointe orientale de la valle du Sebaou. La verdure et leau de lasif Amraoua (loued Sebaou) constituaient premire vue un environnement fort potentiel agricole. Il fallut vite dchanter : les moustiques rpandaient le paludisme et provoquaient des ravages dans la population. Dans un premier temps, les At Hamouda durent faire comme ceux qui les avaient prcds sur ces terres aux apparences si prometteuses : vacuer vers les hauteurs femmes et enfants et ne laisser dans la plaine que les hommes, chargs de cultiver des parcelles quil fallait disputer aux broussailles et aux crues dune rivire imprvisible. Mais ce ne fut pas tout. moins dune demi-journe de marche des At Ghobri, la famille At Kaci de Tamda, auxiliaire des Turcs qui avaient construit un fort Tizi-Ouzou, surveillait tout nouveau venu dans la rgion. Elle dlimitait les arpents de terrain quil pouvait cultiver et, naturellement, fixait les rgles dexploitation des rcoltes sur lesquelles elle sautorisait prlever une dme qui venait sajouter celle de lautorit centrale. Maladies, terres en friche, pression sociale et fiscale la famille At Hamouda navait pas encore trouv ses marques quil lui fallut se rsigner une nouvelle migration. Cest ainsi quun soir de 1750, aprs une semaine dabsence, le patriarche qui prospectait les alentours depuis quelques saisons revint. Son clan stablit sur une colline qui ressemblait sy mprendre au monticule de leurs anctres. Ce lieu o vivaient dj quelques foyers sappelle Tassaft Ouguemmoun. Adoss au Djurdjura, le site domine la valle des Ouadhias et se trouve entre la tribu des At Yanni et celle des Ouacifs qui se le disputaient depuis deux cents ans. Il avait fallut attendre le XVIme sicle pour voir les affrontements sestomper, grce aux talents oratoires et diplomatiques du clbre pote kabyle Youcef Oukaci, quon avait appel des At Jennad. Sjournant rgulirement chez les At Yanni, o il avait ses habitudes, le tribun, dot probablement de lun des verbes les plus accomplis de la littrature orale kabyle, tait une sorte dambassadeur dans les crmonies de reprsentation de certaines fdrations. Il lui arrivait aussi de jouer le rle darbitre dans les situations conflictuelles, relativement frquentes dans une Kabylie o les tribus ne se liguaient gnralement que face un pril extrieur. Les At Hamouda, prfrant les tensions du voisinage aux abus du khodja turc, prirent racine et devinrent en deux trois gnrations la souche la plus stable du village. Les archives de linsurrection de 1871, qui vit la

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Kabylie se soulever dans une rvolte gnralise contre loccupation coloniale, font tat de la mort de cinq membres de la famille At Hamouda dans la bataille dAdni qui opposa les autochtones aux troupes du gnral Randon. La ferveur et la gnrosit du soulvement ne suffirent pas contrer le dferlement de la colonisation, qui mobilisa toutes les grandes puissances dune Europe dope par la rvolution industrielle. Nous verrons que les mfaits de la premire pntration franaise en Kabylie ntaient rien au regard de ce que subirent les populations aprs la dfaite de 1871. Briss, soumis, spolis, les Kabyles taient atteints jusque dans leurs plus intimes structures. Lors du recensement des populations, le clan des At Hamouda vit son nom affect par une modification qui le scinda en deux groupes : dune part les At Hamouda, qui gardrent le nom originel, et dautre part les Ould Hamouda, qui subirent la politique de Napolon III arabisant lenvironnement algrien patronymes et toponymes dans la perspective de crer le Royaume arabe. En loccurrence, At sera traduit et transcrit en Ould et parfois en Beni comme par exemple dans le cas des At Yanni. Cependant, jusqu nos jours la seule identit que se connaissent en kabyle les concerns est celle dAt Hamouda. * * * Le march hebdomadaire o se retrouvent les Iboudraren, les At Yanni et une partie des At Menguellat se tient dans une cuvette traverse par une rivire imptueuse. Ce cours deau dgage sur les lieux une humidit qui rend lair difficilement respirable, surtout en hiver, quand une brume cotonneuse tapisse le petit plateau. Des paysans famliques sy retrouvent pour vendre, en change de quelques pices, les graines ou les lgumes laborieusement plants sur les flancs abrupts et ingrats des montagnes quand la scheresse ou les criquets ont pargn les semences. En ce matin du mois de mars de lanne 1938, il fait encore froid au souk El Djema. Marchands et clients, emmitoufls dans des burnous antiques dont la couleur blanche nest plus quun souvenir, pataugent dans la boue en attendant les premiers rayons de soleil. Les mieux lotis ont des sandales en peau de buf retenues par des lanires du mme cuir, avec des chiffons en guise de chaussettes.

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La colonisation vient de fter avec faste son centenaire. La politique dindignat est son apoge. En Kabylie, la rsistance la pntration franaise a t suivie par la confiscation des terres fertiles des plaines, qui a rduit une vie infra-humaine les populations livres larbitraire dune colonisation de peuplement, aux pidmies et aux famines. Les marchandises exposes sur des sacs de jute se rsument quelques tas de figues sches ramasses lt prcdent et soigneusement conserves dans les akufi, ces silos en terre sur lesquels les vieilles belles-mres veillent comme des cerbres. Quelques btes de somme et des quartiers de viande poss sur des tapis de fougre compltent la substance de lchange commercial qui prvaut en Haute-Kabylie en ces temps de dsarroi social et dimpasse politique. Dans ce monde de silhouettes doutre-tombe, se faufile un garonnet de 11 ans et demi, qui se dirige vers le carr des bestiaux ( e ba llmal). Il tire une vache derrire lui. Personne ne le connat. Les regards quil attire tiennent plus de la surprise et de la compassion que de la familiarit. En Kabylie, le march est rserv aux adultes ; quand un garon y pntre pour la premire fois, il est entour de tout un crmonial. Accompagn de son pre ou de son tuteur, il doit tre conscient quil franchit une tape importante de sa vie. Il se voit offrir une tte de buf qui garnira, le soir venu, le repas familial. Cest partir de ce jour que lenfant accde au statut dadulte. Mais, pour sa part, le jeune Amirouche At Hamouda savance seul, tenant la corde qui le relie sa bte. Personne ne laccompagne. Et pour cause : il est n le 31 octobre 1926, Tassaft Ouguemmoun, quatre mois aprs la mort de son pre dont il a hrit le prnom, comme lexige la tradition. Un an aprs sa naissance, sa mre veuve prend ses deux enfants, Boussad, lan, et lui-mme ; elle quitte le village de son poux pour rejoindre le hameau dont elle est originaire, Ighil bwammas, une encablure de l. La famille des oncles maternels tant elle-mme trs pauvre, le jeune Amirouche devra apprendre de bonne heure se rendre utile pour survivre et, le cas chant, aider sa mre et son frre, pourtant plus g que lui de trois ans. Dans la rgion, une coutume veut que les garons dont les parents sont morts ou particulirement indigents servent chez des familles plus aises dans lesquelles ils sont nourris en change dune aide confinant la servitude. Il arrive ainsi que des personnes passent leur vie dans une forme de servage perptuel, sans autre garantie que celle de se voir accorder leur

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pitance quotidienne. Ce statut est dnomm acrik, ce qui quivaut celui du serf de lEurope mdivale. Cest ce sort qutait destin Amirouche At Hamouda ds sa prime enfance. Il russit cependant se faire scolariser tout en sacquittant de ses nombreuses et pnibles tches. Ces quelques annes dcole seront dterminantes dans son existence : il y apprit lire et crire et dveloppa une capacit dcoute qui lui permettra toute sa vie de satisfaire son esprit curieux de tout. La vache quil tire ce matin-l derrire sa frle silhouette appartient son tuteur, qui lui a demand de la mener un autre paysan qui il la vendue. Cela fait longtemps que le patron dAmirouche a not sa vivacit, son nergie et sa fiabilit en dpit de son jeune ge. Le march est situ 8 kilomtres du village. Malgr lloignement, cest donc en toute confiance quil y a envoy le jeune orphelin avec sa vache, animal qui reprsente lpoque une fortune pour un paysan kabyle. Dans la foule se trouve un homme dun certain ge, Belad At Hamouda, bijoutier bas lOuest du pays, plus exactement Oued Fodda, dans la plaine du Chlif, depuis une quinzaine dannes. Comme beaucoup de montagnards acculs une migration intrieure ou extrieure, Dda Belad revenait rgulirement au village o, du reste, ces exils laissaient longtemps derrire eux femme et enfants, le temps de pouvoir accumuler de quoi les faire venir sur les lieux de leur nouvelle implantation. Il remarque le garon tranant sa vache. Homme vertueux, connaissant bien les usages de sa socit, il prouve un lan de tendresse devant la scne offerte par ce gringalet noy dans une mare dadultes devanant le ruminant qui lcrase de sa masse. Il sapproche de lui et lui demande : Ansi-k ay aqcic ? Do es-tu, garon ? Je suis dIghil bwammas et je conduis cette vache celui qui doit lacheter, rpond posment le petit Amirouche. Ah bon ! Et tu es de quelle famille ? insiste le commerant. Je mappelle At Hamouda, jhabite Ighil bwammas mais je suis originaire de Tassaft. Dda Belad en perdit le souffle. Il savait bien que son cousin, dcd, avait laiss deux enfants mais, habitant loin et ne revenant que pour des sjours ncessairement limits, il ne connaissait pas les dtails de la vie des petits orphelins. Il donna rendez-vous son jeune cousin une fois quil aurait livr la vache et trois jours aprs cette rencontre inattendue, Amirouche avait regagn sa famille paternelle, au village de Tassaft Ouguemmoun do il partira pour Oued Fodda, un petit bourg situ

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quelques kilomtres lest dOrlansville, une agglomration coloniale cossue, fonde par les grands propritaires terriens qui avaient fait fortune dans les agrumes. De ce jour, les existences des deux hommes seront inextricablement lies ; la vie dAmirouche venait de basculer. sa place, un autre aurait pu finir sa vie berger chez des trangers. Il aurait connu le sort subi par tant dorphelins ou denfants dmunis en cette premire moiti du XXme sicle, ressac de lhistoire algrienne o les soulvements populaires du sicle prcdent, crass dans le sang, navaient pas encore suffisamment cicatris pour permettre de tendre les ressorts dun autre mouvement de libration. Daucuns liront dans cette rencontre dcisive le signe du destin, un heureux hasard qui aura profit un malheureux. Dautres y verront lintervention dune puissance surnaturelle, se manifestant travers des actes de gnrosit destins instruire les hommes sur les vertus de la solidarit. Mais, est-il ncessaire de le noter, cest sa maturit prcoce qui dsigna Amirouche pour une mission que lon confie dhabitude des personnes deux fois plus ges que lui et qui, finalement, lui permit de dcouvrir son oncle. Cette rencontre fut lorigine de la dcision qui le sauva dune existence a priori sans avenir et le mena louest du pays do il entamera lpope qui fera de lui une des figures les plus emblmatiques de la guerre de libration nationale. Une partie des qualits qui dterminent lessentiel du destin dun homme sont innes. Le vcu de chaque individu peut cependant en souligner ou en contrarier certaines. Ce qui fait de chacun de nous une personnalit singulire avec ses volutions, positives ou non, cest la rsultante dune somme dexpriences complexes qui sajoutent ou se neutralisent, acclrant ou retardant le processus de formation de lindividu. Dans le cas dAmirouche il ny eut ni doute ni heurts dans son cheminement : linn semble avoir t fcond par lexprience dans une remarquable harmonie. Ds son plus jeune ge, il comprit que lexistence est volont et quelle saccomplit dans lpreuve et le dpassement de soi. Le refus du fatalisme, une nergie vitale mise au service dune cause sacralise lui permirent daccomplir les missions les plus improbables avec un dvouement sans faille pour la collectivit ; telles sont quelques-unes des constantes qui auront la fois dtermin et rythm la vie dAmirouche. Le petit At Hamouda revint donc, lge de 11 ans et demi, au sein de sa famille paternelle. Cette rintgration contribua sans doute donner de

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lassurance au jeune exil dIghil bwammas. En effet, lorganisation socio-politique kabyle est trs codifie : quand on est recueilli par une famille extrieure son village, on nest pas admis aux dlibrations de lassemble (tajmat). On est un habitant tolr, mais pas un citoyen. Amirouche, ayant vcu comme garon de peine, loin de sa famille, avait connu cela. loccasion des ftes familiales ou religieuses qui le ramenaient de lOuest du pays Tassaft, il put retrouver, dans son milieu originel, une identit qui le lgitimait, ce qui participa probablement dvelopper plus rapidement ses capacits : il avait saisi trs tt que rien ntait donn dans la vie et encore moins dans la Kabylie des annes 30. En revenant dOued Fodda son village, Amirouche ne manquait pas de se rendre disponible chaque fois quun membre de la famille ou un voisin exprimait un besoin ou que surgissait un problme dans la communaut. Quand il lui arrivait de passer un peu plus de temps en Kabylie, une fois la visite sa mre et son frre rests Ighil bwammas faite, il consacrait le reste de ses journes aux travaux des champs de son cousin Belad, tout en gardant les quelques btes susceptibles de rapporter un peu dargent en cas de coup dur. loccasion, un de ces animaux tait sacrifi lors des ftes profanes ou religieuses, rites qui permettaient aussi surtout de se retrouver et de partager enfin un repas garni de viande. Quand Dda Belad rejoignait son petit cousin au pays, il ntait jamais du. Les recommandations faites avant chaque dpart dOued Fodda taient toujours suivies deffet. Chaque saison avait ses obligations. Il fallait tailler les arbres, relancer temps les rares propritaires de paires de bufs pour labourer les champs lautomne puis, au printemps, sarcler les parcelles ensemences. Certes, en ces temps de survie individuelle et collective, la vie obligeait garons et filles mrir vite, mais Amirouche, mme sil ntait prsent qupisodiquement au village, ne manquait pas de susciter des commentaires de plus en plus logieux face tant dabngation et de tnacit. Et il ntait pas rare quun pre, agac par lindolence de son fils trop port sur la flte et les clbrations languissantes dun amour platonique, bouscult son rejeton en citant lexemple du jeune garon qui, nayant pas connu son pre, accul un exil prcoce, assumait pourtant de faon si convenable le rle de chef de famille.

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Les tmoignages que lon peut recueillir sur cette priode de sa vie sont unanimes. Adolescent, il tait sobre et rserv sans tre austre. Son statut dorphelin navait pas pes sur sa capacit se faire entendre et parfois remarquer. Enfin, dans son temprament se manifestait dj ce qui deviendra, pour ainsi dire, sa marque de fabrique : le souci de la collectivit et le rejet de linjustice. Certains membres de sa famille et des villageois de quelques annes plus jeunes que lui, gardent en mmoire une anecdote rvlatrice de ce souci du bien commun. Comme chacun sait, dans tout le bassin mditerranen, la question de leau est dterminante tant dans le choix dun lieu de vie que dans les conflits ayant provoqu la destruction de nombreuses cits. Tassaft Ouguemmoun nchappe pas cette rgle. Dans le village, il y avait une source appele Amdun at nser, qui attendait dtre amnage. Lassemble du village avait discut de la ralisation de ce projet, mais linitiative restait bloque cause dune poigne de grincheux abusant de la culture du consensus qui conditionne les prises de dcisions dans les assembles kabyles. Tout le village tait excd par le comportement de ces marginaux. Lamnagement tant attendu par tous, chaque quartier (adrum) avait dj dsign son groupe de jeunes devant participer aux travaux. Se trouvant lpoque Tassaft, Amirouche rsolut de forcer les choses. Las de tant dgosme et dirresponsabilit, il prit un beau matin la tte de lquipe des At Hamouda pour faire le tour du village, une pioche sur lpaule, incitant ses camarades en appeler aux dlgus des autres quartiers. La petite troupe fut bientt rejointe par tous les jeunes du village et les travaux purent commencer. * * * La prdisposition dAmirouche se mettre au service de lintrt gnral se vit plus tard consolide par une conscience politique structure, comme en tmoigne cet autre pisode survenu Tassaft lors des lections gnrales de 1947. Il avait alors 21 ans. Le candidat de ladministration, particulirement arrogant, dclarait qui voulait lentendre que les gueux qui sopposaient lui ignoraient la capacit de la France assurer le succs de ses reprsentants. Puis le ton tant mont, on en tait venu aux menaces contre les lecteurs du candidat du PPA (Parti du peuple algrien) qui ntait autre

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que son cousin, Amar Ould Hamouda, que nous retrouverons dans dautres circonstances. Tassaft, la campagne tait trs dure et les tensions auraient pu dgnrer. Nous ne savons pas si linstruction tait venue dailleurs mais, face aux abus des relais de la colonisation et devant la fraude annonce, Amirouche rassembla encore une fois les jeunes du village sur la route nationale, la hauteur de la fontaine At Dahman, et les conduisit vers le bureau de vote en les appelant casser les urnes. Tous lont suivi. lge de 14 ans, il travaillait dj de faon plus constante dans le magasin de Dda Belad Oued Fodda. Au dbut, son cousin lavait fait venir sans mme demander lavis de ses frres avec lesquels il tait associ. Aux premiers temps de son arrive, le nouveau venu faisait la cuisine, tche rserve au plus jeune ; mais trs vite, il fut charg de soccuper du magasin, puis apprit en parallle le mtier de tailleur quil exera pour son propre compte, avec la bndiction du cousin Belad. Pendant les premires annes dexil, Amirouche ne se singularisa pas par un comportement politique rgulier dans son village lors des allersretours qui le menaient, comme tous les expatris , dOued Fodda Tassaft. Les gens qui le ctoyaient gardent le souvenir dun jeune homme tourment, aux attitudes plus proches des proccupations dun adulte que de celles de ladolescent quil tait. Il en est ainsi de cette inclination sisoler pour lire et relire, le soir, la lueur dune lampe huile, des coupures de journaux, quand elles traitaient de questions politiques. Souvent Dda Belad meublait les veilles familiales dhistoires plus ou moins pittoresques sur la vie en pays arabe . Entendus pour la premire fois quelques jours avant daccompagner son oncle Oued Fodda, ces rcits navaient pas suffi prparer le jeune Kabyle encaisser la dure ralit de lordre colonial dans la plaine algrienne. Projet hors du monde clos des montagnes dans lesquelles il avait pass les onze premires annes de sa vie, il dcouvrit brutalement des grappes humaines jetes sur les routes, errant de ville en ville, la recherche dun hypothtique travail. Ces cratures parlant une langue diffrente de la sienne subissaient pourtant le mme sort que les Kabyles. Le garon fut branl. Paradoxalement, la dchance sociale quil avait constate et vcue en Kabylie lui semblait plus supportable que celle qui rgnait dans cette valle du Chlif, o les terres agricoles riches et si bien travailles soulignaient dautant plus la dtresse des autochtones.

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Dans sa rgion dorigine, la misre, massive et permanente, tait le lot de limmense majorit, si ce nest de tous. Lopulence coloniale ne se manifestait que par le truchement de quelques cads, ou lors des intrusions, rares au demeurant, de gendarmes monts sur des chevaux, venus rechercher un insoumis ou pourchasser un bandit dhonneur. Dans la valle du Chlif, les yeux bahis du jeune Amirouche dcouvrirent une catgorie dhabitants qui entretenaient femmes et enfants dans un confort quil navait jamais vu chez des civils. Pour lui, jusque-l, la richesse de la reprsentation coloniale tait incarne par luniforme. Oued Fodda, il observait des citoyens, sans fonction officielle apparente, bien habills, logs dans des demeures pourvues de grandes fentres et paves de carrelage, ce quil navait, jusqu prsent, vu que dans son cole dIghil bwammas. Ces Europens cultivaient une distance ostentatoire avec les Musulmans, ombres loqueteuses dont la seule vue achevait de dcourager toute tentative de rapprochement. La sagacit de lenfant prpara la conscience de ladolescent. Ainsi donc, le malheur ntait pas une fatalit qui sabattait sur une humanit abandonne de Dieu ; ctait le rsultat de la domination dune caste de privilgis qui stait arrog le droit tout, en spoliant et asservissant limmense majorit dont lui-mme faisait partie. Dans sa ville daccueil, Amirouche nentretenait pas rellement de relations amicales suivies. De fait, le temps quil ne passait pas son travail, il le consacrait lire ou aider ses jeunes cousins qui, frachement arrivs de Kabylie, devaient sacclimater un mode de vie inconnu et astreignant. Il fallait soccuper de tout, y compris des tches mnagres, car, dans la petite colonie des At Hamouda, on navait pas encore fait venir les pouses. Amirouche qui tait ainsi tout entier absorb par ses charges quotidiennes trouvait nanmoins le temps pour de furtives rencontres avec de mystrieux personnages dont il ne parlait personne et qui nalertrent pas outre mesure son entourage. Abngation et rserve prvaudront tout au long de sa vie ; en assumant pleinement ses tches professionnelles et familiales, il faisait dj preuve dune disponibilit toujours ddie la dfense et lmancipation du plus grand nombre. Ayant commenc la prire assez jeune, il se prenait souvent changer avec des personnes plus ges que lui, ce qui lui convenait. Les rares fois o il souvrit ses proches sur sa perception de la condition de ses semblables sont toutes marques dune sourde colre. Mais le plus clair de son temps,

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Amirouche travaillait, coutait et tudiait les propos et les actes de tous ceux avec qui son mtier le mettait en contact. En parlant de cette priode, son cousin Mohand-Arezki dit de lui qu il dcodait tout dans la vie ( iqqar i-tent yakw ). Cet incident, rapport par le mme cousin, dvoile ltat desprit du jeune homme : Amirouche est alors g de 18 ans. la tombe du jour, il lui arrive de sasseoir, en compagnie de Mohand-Arezki, arriv lOuest quelque temps aprs lui, devant leur magasin qui donnait sur la rue principale dOued Fodda. Un jour, un gendarme passe devant eux. Tout le monde suit des yeux le fonctionnaire, qui se dirige directement vers Amirouche et le gifle. Outr, mais surtout inquiet, car ne sachant pas de quoi il retourne, le cousin Belad sen ouvre Sayah Bouali qui tait le cad de la localit. Convoqu par ses suprieurs pour des explications, le gendarme rpond : Quand je passe, tous me tmoignent de la dfrence, mais lui me perfore de ses yeux. Je ne le supporte plus. Cest cette poque que la mre dAmirouche, Mends Fatma, entretemps rentre Tassaft, le village de son mari, demanda pour son fils la main de la fille de Belad. La veuve voulait le voir fonder un foyer, tout en resserrant les liens avec celui qui avait contribu les ramener, elle et ses enfants, dans le giron familial. Durant son passage Oued Fodda, Amirouche, peine sorti de ladolescence, avait nou des relations discrtes avec deux militants du PPA, parti qui, dissous par ladministration, menait alors son activit dans la clandestinit. Il frquenta ainsi un certain Bouamama, qui, pendant la guerre, deviendra colonel de la wilaya IV et un dnomm Selloumi, originaire dOuld Ali, un village situ quelques kilomtres dOued Fodda. Ce dernier sera charg par le FLN (Front de libration nationale) en 1956 dinfiltrer les troupes de Kobus, un fodal arm par la France pour faire contrepoids lALN. Missionn pour un travail de dstabilisation, Selloumi finit par pouser la cause de ceux quil tait cens combattre. Lopposition de ces deux destins illustre bien la complexit de la guerre dAlgrie. Avec lagrandissement des foyers, les At Hamouda, comme beaucoup de familles kabyles migres lintrieur du pays, essayrent dessaimer dans dautres villes de lOuest. Cest ainsi quAmirouche, qui avait pu conomiser un petit pcule, sinstalla en 1947 dans le hameau de Bouguerrat, proximit de Mostaganem.

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peine immerg dans lactivit politique, Amirouche fut arrt deux reprises : une premire fois pour avoir placard des affiches de Messali, patriarche du Mouvement national, une autre pour avoir ramen de TiziOuzou du sucre, produit soumis rationnement pendant la Seconde Guerre mondiale. Dj remarqu pour son activisme, il fut contrl la gare de Relizane et conduit en prison Mostaganem, do il fut libr sur lintervention de Sayah Bouali, sollicit cette fois encore par linvitable Dda Belad. Le caractre somme toute anodin du dlit nempcha pas ladministration pnitentiaire de porter dj sur sa fiche signaltique la mention trs dangereux . Les privations sociales et les agressions politiques sont deux contraintes qui, souvent conjugues, ont amplifi un mcontentement latent qui a objectivement contribu lveil de la conscience nationale algrienne. la fin de lanne 1948, Amirouche quitte Bouguerrat pour Relizane, une autre bourgade coloniale situe une petite centaine de kilomtres plus louest. Il na que 22 ans mais a dj derrire lui la vie politique et sociale dun adulte accompli. Il y rencontre linstituteur Laliam, originaire des At Yanni. Le fils de ce dernier, ophtalmologue, frais moulu de la facult de Montpellier en 1956, sera une anne plus tard son mdecin-chef dans les maquis de la wilaya III. la mme priode, il fait la connaissance dun autre Kabyle, Amar Issiakhem, qui nest autre que le pre du clbre peintre Mhamed Issiakhem. Install Relizane, le vieil migr grait un bain maure tout en soccupant dun centre culturel o il aidait par une formation parallle les coliers les plus ncessiteux, avec le soutien de quelques lments proches de la mouvance des Oulamas, branche traditionnaliste qui hsita longtemps avant de saligner sur les positions indpendantistes. De son passage dans cette ville ressort une donne qui sera une autre constante dans le parcours dAmirouche : lindiffrence vis--vis des barrires sociales. Ltudiant en ophtalmologie Mustapha Laliam se souvient ainsi davoir vu ce jeune bijoutier parler avec son pre, un instituteur, statut rare et envi lpoque, avec une aisance et une autorit naturelles qui le marqueront toute sa vie. Amirouche considrait galement que le travail de sensibilisation et dorganisation sur le terrain devait se faire quelles que soient les tensions entre les chapelles, le pragmatisme devant transcender toute forme de sectarisme partisan. Et Dieu sait qu lpoque lintolrance tait de mise entre les diffrentes tendances du Mouvement national.

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Cest Relizane galement quil installa la premire cellule du PPA qui comprenait : Meshoud Aoued, Mohamed Lahbouchi, Ada Abdelkader, Ouadah dit Younes et un certain Benatia. Aucun membre ntait originaire de Kabylie alors quune petite communaut issue de cette rgion tait pourtant dj installe dans la ville. Pour lessentiel, la raison de ce choix est assez simple : lmigration kabyle de lOuest subissait de plein fouet, au dbut des annes 50, le contrecoup dune opration de la police coloniale qui avait dmantel les structures clandestines du parti algrien le plus radical, le PPA-MTLD (Parti du peuple algrien-Mouvement pour le triomphe des liberts dmocratiques). * * * la mme poque, le Mouvement national algrien tait la croise des chemins. Le charisme de Messali, qui avait tant de fois galvanis la dynamique nationaliste dans des moments dincertitude, ne compensait plus une criante absence de stratgie. Celle-ci tait dnonce de plus en plus ouvertement par de jeunes cadres qui mergeaient en nombre et en qualit. Ces derniers taient dautant plus frondeurs quils se sentaient tenus lcart des centres de dcision. Les tragiques vnements de Mai 1945 et les milliers de gens qui en furent victimes disqualifiaient soudainement toute idoltrie et le culte de la personnalit apparut alors pour beaucoup comme un vernis inoprant sur une scne politique bouleverse. Le PPA-MTLD tait secou par une grave crise interne qui allait dboucher sur un schisme et la cration du CRUA (Comit rvolutionnaire pour lunit et laction), lorigine du dclenchement de la lutte arme le 1er novembre 1954. LOS (Organisation secrte), branche arme du PPA-MTLD, avait recrut un grand nombre de ses militants en Kabylie, o le Mouvement national tait solidement install depuis la naissance de la premire organisation nationaliste, lENA (toile nord-africaine), cre dans lmigration en 1926. Dirige par Hocine At Ahmed qui avait pris le relais de Belouizdad, lOS sera confie Ahmed Ben Bella aprs la fameuse crise dite berbro-matrialiste qui survint en 1949. De jeunes cadres originaires de Kabylie avaient exig un dbat sur le fonctionnement du parti et lavenir du futur tat algrien tant dans ses projections institutionnelles que dans ses fondements identitaires. Linvective, dj leve au rang de discussion, et lhgmonie arabo-islamiste dont tait nourri Messali

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provoqueront une paranoa qui diabolisera tout ce qui pouvait rappeler, de prs ou de loin, la Kabylie. Issu de cette rgion, At Ahmed sera dessaisi de ses responsabilits alors quil avait pris un soin particulier se tenir distance du groupe du lyce de Ben Aknoun, fer de lance de linitiative. La raction de la direction du parti fut digne de ce qui reste aujourdhui encore un marqueur politique dans le pouvoir algrien : anathme, accusations de trahison et de collusion avec lennemi et sanctions ne tarderont pas sabattre sur les contestataires. LOS sera dmantele la suite de la maladresse dun de ses commandos qui devait enlever et juger un militant douteux de lEst algrien. Les dirigeants du PPA-MTLD de Kabylie neurent dautre choix que de faire fuir les lments recherchs vers lOuest, o prosprait depuis prs dun demi-sicle, on le sait, une colonie de petits commerants kabyles. Ceux-ci taient chargs daccueillir ou de placer ces partisans dans des familles damis personnels ou de sympathisants du parti, en attendant que passe lorage policier qui sabattait sur les milieux nationalistes. Reus plus ou moins correctement au dbut, les militants clandestins se retrouvrent rapidement en difficult sociale, atteints dans leur dignit et mme, pour certains, menacs dans leur scurit. Les familles daccueil, par manque de moyens, par fatigue ou simplement par peur, commencrent manifester leur lassitude et, quelquefois, signifier leur rejet. Certains de ces militants furent mme rduits accepter de servir comme commis chez leurs htes pour ne pas tre jets la rue. Hocine At Ahmed et Hadj Ben Alla tmoignent de cet pisode qui laissa derrire lui des squelles politiques et un ressentiment qui a longtemps traumatis le collectif militant kabyle de lOuest du pays. Cest dans ce climat de dsenchantement quAmirouche dut activer Relizane o taient rfugis certains militants recherchs. Les risques de la clandestinit, le dpit qui fragilisait des lments rfugis loin de chez eux et qui se sentaient maintenant abandonns ainsi que les conditions de scurit lui ont command de ne pas recruter des personnes issues de Kabylie. Amirouche suivait tous ces vnements sur lesquels il navait aucune prise, tant lOuest que dans sa rgion dorigine o il revenait rgulirement. Il mettait profit ses dplacements pour mieux connatre les diffrents groupes sociaux de la collectivit nationale, pntrer leur tat desprit et pour tisser ses rseaux.

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La crise des instances de direction, labsence de repres et de hirarchie qui marquent toutes les mutations de mouvements rvolutionnaires ne laissaient dautre choix Amirouche que dadopter la dmarche quil simposera chaque fois que les partis algriens connatront des turbulences organiques ou politiques importantes : garder le contact avec la base et faire, quoiquil advienne, un travail de sensibilisation et dorganisation qui sera de toute faon utile une fois le consensus rtabli et la stabilit revenue. Il se fit le relais des instructions de ce qui restait comme organe de direction et initia ou anima des structures partout o il se trouvait. Relizane, abrit derrire sa profession de bijoutier, on a vu quil avait mis en place une cellule du PPA-MTLD ; Oued Fodda, il diffusait la revue de certains amis appartenant lorganisation des Oulamas, qui tait lpoque la seule structure visible, car lune des rares tre tolres par ladministration coloniale. Dans le mme temps, en Kabylie, il tablit des contacts avec des maquisards dont certains taient dans la clandestinit depuis 1947 sous les ordres de Krim Belkacem et Ouamrane. Au dbut des annes 50, Amirouche, suivi de prs par ladministration coloniale dans lOranie, dut revenir vers le centre du pays. Il frquenta pendant quelque temps le centre de formation professionnelle de Kouba. Cest l quil connut Mhamed Bougara, quil retrouva comme colonel de la wilaya IV et Othmane, qui, lui, fut responsable de la wilaya V. Cette promotion verra les trois quarts de ses membres tomber au maquis. Cependant, la dstabilisation du Mouvement national, due autant sa crise interne qu la rpression, laissait peu de place une activit prenne et efficace des militants troitement surveills linstar dAmirouche. Comme tant dautres avant lui, il sexila et se retrouva en France la fin de lanne 1950. Il avait alors 24 ans. Employ chez Renault, puis dans une chocolaterie, il habitait au foyer du XVme arrondissement de Paris, au 79 rue de lglise. Les contacts avec le pays taient difficiles car, dans les milieux migrs plus encore quen Algrie, la crise de 1949, aggrave par lclatement du PPA-MTLD, avait jet les militants dans un grand dsarroi ou, pire, dans des affrontements qui npargnaient aucun niveau de lorganisation nationaliste. Des villageois des Iboudraren, dont il est originaire, migrs comme lui, rapportent que, pendant les premires semaines de son arrive, Amirouche, par temprament ou prudence politique, se tenait lcart. Avec sa

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premire paie, il avait achet une vieille machine coudre et mettait profit son mtier de tailleur en confectionnant des chemises et des pantalons quil vendait crdit ou donnait aux plus ncessiteux. Nul ne savait ce quil faisait de son argent. En effet, il tait dune sobrit exemplaire, et cela se savait parmi les ouvriers de son village. Il nenvoyait pas de mandat au pays, o vivaient sa femme et son fils Nordine, n le 15 juillet 1949 et inscrit ltat civil sous le prnom dAmrane. Il comptait probablement sur le soutien de son beau-pre Belad, sans savoir que ses affaires avaient priclit, suite des dissensions familiales qui lavaient spar de ses frres. Il fallut quun migr, de retour de son cong au pays, informt Amirouche de la misre dans laquelle se trouvaient sa femme et son fils. Il alerta alors son beau-pre par une formule qui restera dans les annales familiales : Ramne chez toi ta fille et mon fils et si jai une place au Paradis, je te la donne , supplia-t-il. On apprendra plus tard quil versait une partie de sa paie ce qui restait de lOS, dont il faisait partie, et quen plus de cela, il prenait en charge deux militants. lpoque, Ibrahim Djaffar, par la suite plus connu sous le pseudonyme de Si Saadi, tait galement militant du PPA Paris. N le 2 avril 1931 aux At Ouabane, quelques kilomtres de Tassaft, il vivait et militait lui aussi dans le XVme arrondissement. Si Saadi se rappelle cette poque : Nous nous runissions rue Gutenberg. Notre responsable de section (kasma) sappelait Abdelhafid Rabia. Il tait originaire de Constantine et sera tu par le FLN en 1957 Paris, au Champ-de-Mars, parce quil tait rest messaliste. Mauvaise atmosphre, mauvaise circulation de linformation, mauvais fonctionnement, les militants taient perdus. Comme son habitude, Amirouche continuait son travail de terrain sans ncessairement attendre les instructions dune organisation clate. Si Saadi tait sur place quand Amirouche fut traduit devant une commission de discipline prside par Bachir Boumaza. Il se dfendra sans complexes, arguant que les questions de chefs ne doivent pas bloquer les initiatives et que le peuple doit toujours tre pris en charge par les militants quels que soient les problmes organiques. Cen tait trop pour un parti branl par la crise et qui se mfiait de toute activit autonome. Il fut exclu des rangs du parti. Paradoxalement, il restera loyaliste au moment o les dissidences se succdaient.

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Aprs ce dml, Amirouche changea de quartier pour aller SaintDenis, tout en gardant contact avec certains militants du XVme arrondissement. Il ne resta pas longtemps inactif. Paralllement ses uvres sociales tournant autour de la couture et ayant entendu parler dun groupe dAlgriens se rclamant des Oulamas, il entreprit de les approcher. Disposant dun sige Saint-Denis, ces derniers avaient une relative libert de manuvre et prsentaient lavantage de ne pas exiger, comme pralable toute discussion, lalignement sur tel ou tel clan, sectarisme qui transformait souvent en pugilat la plupart des runions du PPA-MTLD de lpoque. Arriv en dernier dans le groupe, il fut rapidement dsign comme contrleur. Si Saadi se remmore le jour o le groupe du PPA du XVme arrondissement, dont lui faisait toujours partie, avait t envoy SaintDenis pour aller perturber une runion publique de lassociation : Javais prvenu mes camarades : Amirouche est l-bas. Je le connais, ce ne sera pas facile de saboter un meeting auquel il participe. Une fois sur place, notre quipe trouva effectivement Amirouche devant la porte. Il nous fit rentrer un par un. Disperss dans la salle, nous tions perdus. Au moment du dbat, nous navons rien pu faire, la polmique qui devait nous servir de prtexte aux troubles ayant t touffe dans luf. Cest dans ce milieu quil fit la connaissance dAbdelhafid Amokrane, secrtaire gnral de lassociation. Il sera responsable des biens habous de la wilaya III sous les ordres dAmirouche et deviendra ministre des Affaires religieuses en 1993. Il garde le souvenir dun homme jeune mais dgageant une grande autorit et capable de persuader le plus indcis grce sa force de conviction. Amirouche avait un don inn pour la parole : Il savait doser la tonalit de sa voix et nuanait son propos avec une justesse remarquable. En ralit, il tait calme car il tait humble, timide mme, mais il tait impressionnant et savait lever le ton quand il le fallait. Sa vie tait entirement ddie la lutte. Il suivait toutes les grandes questions politiques de son temps et prenait des cours du soir quand il en avait le temps. Tout en sinvestissant dans le rseau de lOS, qui avait survcu aux dsordres organiques et la rpression, Amirouche multipliait les activits de terrain pour reprer les lments les plus fiables et renforcer la structure clandestine. En fait, crira plus tard Abdelhafid Amokrane vers le mois de juin 1954, notre ami Amirouche tait en contact constant avec le grand hros

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et Chahid Mourad Didouche, rest Paris comme militant dirigeant 6 clandestin. Cest ainsi quAmirouche cra lunique cellule du CRUA de Paris qui comprenait Abdelhafid Amokrane, Sad Meddah, Youcef Mokrane, Tahar Si Bachir, Bachir Izemarane, Ahmed Sakhri, Sad Haouassine et lui-mme. Les activits de lassociation avaient aussi leur utilit dans la mesure o, outre la couverture quelles offraient, le contact avec la base facilitait la prospection : Lors des tournes que nous faisions dans les cafs, nous invitions les migrs interrompre leur jeu un instant. Amirouche prenait toujours soin de leur dire sur un ton taquin de bien faire leurs comptes avant la pause pour pouvoir reprendre leur partie sans trop de problmes. Nous incitions nos concitoyens ne pas perdre les repres de leur pays, appliquer les prceptes de leur religion, pratiquer leur langue, kabyle ou arabe, et surtout rester solidaires , se souvient Abdelhafid Amokrane. Mais la protection fournie par la structure parisienne des Oulamas ne pouvait pas durer longtemps. Dune part les Renseignements gnraux veillaient ; dautre part le cheikh Abderrahmane Yalaoui, prsident de lassociation, ne voyait pas dun bon il ce glissement vers une coloration politique de plus en plus prononce. Ce responsable, un personnage pieux, fin lettr, ancien de la Zitouna de Tunis, ami de Ferhat Abbas et dAhmed Francis, partageait avec ces derniers lide quune mancipation dans le cadre franais tait encore possible. Le sige de sa propre association servait des runions auxquelles il ntait pas toujours invit. Ses suspicions, confirmes par les avertissements des Renseignements gnraux, menrent linvitable : le cheikh alerta la police de Saint-Denis, qui interrogea tous les adhrents. Les interpells firent passer le conflit, n en ralit du dtournement dune association religieuse en foyer de subversion, pour des frictions entre diffrents membres se disputant la paternit de lorganisation. Grce ce subterfuge, laffaire en resta l. Mais, ds lors, ces militants, qui rejoindront le FLN en 1954, durent tenir leurs runions dans leurs propres chambres ou dans les jardins publics. A lpoque dj, Amirouche signalait Didouche Mourad, qui prparait avec cinq de ses camarades le dclenchement de la lutte arme, les meilleurs lments, note Abdelhafid Amokrane : Amirouche reprait les militants les plus rigoureux, car il savait que quelque chose se prparait. Cest cette priode quil rencontra galement en France un certain Ahmed Ben6

Mmoires de combat, Editions Dar El Oumma, Alger, 1998.

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Abderezzak, devenu Si Haoues, qui tombera avec lui au champ dhonneur, en 1959, alors quils se dirigeaient ensemble vers Tunis. La tradition veut que lmigr srieux ne reste pas plus de deux ans daffile en France. Le 17 septembre 1954, Abdelhafid Amokrane dcide de rentrer au pays pour voir sa famille. Sans pouvoir dire, aujourdhui encore, si ce que son ami lui disait tait une analyse ou bien une information, il se rappelle les propos dAmirouche au moment o il lui faisait part de son intention de regagner lAlgrie. Nous nous retrouverons bientt. Cette fois, cest srieux. Ce qui se passe en Tunisie et au Maroc annonce des choses importantes pour notre pays , lcha Amirouche sans donner plus de prcisions. Investir une association dirige par des Oulamas, qui regroupait en principe des notables acquis lassimilation, ntait pas antinomique dun engagement simultan en faveur de la lutte arme. Les oppositions entre chefs, les manuvres de ladministration, les dfections des uns ou des autres nempcheront pas lavnement de ce quAmirouche avait toujours pressenti comme un moment politique inluctable : le rassemblement de tous ceux qui aspiraient faire entrer le peuple algrien dans lhistoire contemporaine. Il fallait donc travailler et se remettre chaque fois louvrage en regardant devant, sans se laisser atteindre par les alas des querelles qui empoisonnaient les relations entre partis nationalistes. Le problme tait que maintenant, ces conflits pesaient sur le destin mme de la formation dont lancrage populaire tait le plus affirm : le PPA-MTLD. Ces temptes npargnrent pas toujours Amirouche. Ainsi, la structure de Kabylie avait dcid de geler les cotisations tant quune rponse srieuse ne serait pas donne la demande de dbat qui tranait depuis 1949. La direction du parti, sourde cette dolance, rpondit, on la vu, par une violente diatribe initie par Messali lui-mme. Le vieux leader dnona un virus qui rongeait un corps malade . Dans cette crise, Amirouche suivait de loin Krim Belkacem et Ouamrane qui tenaient le maquis kabyle. Il savait que les deux hommes, dj engags dans la lutte arme, taient en contact avec Didouche et quils restaient fidles Messali. Dans les bistrots de lmigration, les tensions taient leur comble. Bien que libr organiquement, Amirouche prconisa, comme les deux maquisards de Kabylie, la discussion avec Messali. La position ntait pas tenable longtemps. Dans une de ces nombreuses et violentes confrontations lchange dgnra. Il y laissera une partie de son incisive.

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Mais, fondamentalement, ni les menaces omniprsentes de la rpression coloniale, ni les oppositions politiques qui traversaient le Mouvement national, ni les affrontements, parfois trs violents, qui opposaient ses diffrentes factions nauront induit un doute ou un rpit dans lengagement dAmirouche.

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3 AUX ORIGINES DUNE LGENDE

lt 1954, Belad n Merzouk, beau-pre dAmirouche, apprit par une connaissance du village que son gendre et cousin avait t vu au port dAlger. En plus de sa propre famille, le vertueux Belad entretenait pniblement celle dAmirouche et sa situation matrielle tait des plus prcaires depuis quil stait spar de ses frres. Il tait donc soulag de savoir que celui quil avait rcupr dans un march de Kabylie lge de 11 ans et qui il avait donn sa fille en mariage revenait dexil pour voir son fils grandir et assister sa femme dont la sant dclinait. Pendant les annes o Amirouche tait en France, Dda Belad se devait de combler une absence problmatique plus dun titre. Et il le fit. Mais, depuis quelque temps, il se prenait supputer sur cet tre quil avait adopt et chri. Le dsintrt apparent dont faisait preuve Amirouche pour sa propre famille perturbait plus son beau-pre quil ne le gnait matriellement, en dpit de sa condition sociale peu enviable : dun ct, Amirouche ntait pas homme fuir ses responsabilits, ni se laisser tenter p