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ANALYSE COLORIM ´ ETRIQUE DES PEINTURES : ´ ETUDE COMPARATIVEDE 3 TABLEAUX DE J. B. COROT Jean-Pierre CRETTEZ et Jon Yngve HARDEBERG ´ Ecole Nationale Sup´ erieure des T´ el´ ecommunications epartement de Traitement du Signal et des Images, CNRS URA 820 46 rue Barrault, 75634 Paris Cedex 13 el : [email protected], [email protected] TECHNE, Centre de recherche et de restauration des musées de France, pp 52-60, no 9-10, 1999. Abstract L’analyse colorim´ etrique permet d’extraire d’une peinture, un certain nombre de mesures concer- nant aussi bien les couleurs (en tant que stimulus lumineux) que les nuances des couleurs ´ elabor´ ees par le peintre sur sa palette, ou leurs propri´ et´ es, leur r´ epartition, la d´ etermination des masses col- or´ ees, les techniques utilis´ ees, ... Bien plus, en signalant les ´ ecarts entre ces stimuli lumineux et nos sensations visuelles color´ ees, il est possible de donner des indications relatives ` a la sensibilit´ e de l’artiste, ` a sa personnalit´ e, ` a sa mani` ere de percevoir et de transcrire certains ph´ enom` enes physiques. L’apport de l’analyse colorim´ etrique appliqu´ ee ` a 3 tableaux de J. B. Corot, permet la mise en ´ evidence de certaines sp´ ecificit´ es de son oeuvre concernant les paysages “historiques.” Mots cl´ es : analyse colorim´ etrique, espace CIELAB, clart´ e, chromaticit´ e, angle de teinte, nuage de couleurs, adaptation chromatique, contraste simultan´ e, J. B. Corot, peinture 1 Introduction Pour analyser les peintures, percer leur secret, les sp´ ecialistes du domaine ont mis ` a profit les pro- pri´ et´ es des rayonnements ´ electromagn´ etiques dont les longueurs d’onde sont situ´ ees en-dehors du vis- ible : proches infrarouges, ultraviolets, rayons X, ... Paradoxalement le domaine des rayonnements lumineux demeure scientifiquement encore peu exploit´ e (Maˆ ıtre, 1995) parce qu’il appartient au visible, mais plus probablement parce que la perception des couleurs est un ph´ enom` ene complexe, difficile ` a appr´ ehender. La couleur est avant tout une sensation (Kowaliski, 1990). Nos sensations visuelles color´ ees sont le r´ esultat d’un triple processus : physique, neurophysi- ologique, et psychophysique. Les radiations lumineuses, issues de l’interaction de la lumi` ere et de la surface des objets, provoquent une stimulation de nos r´ ecepteurs visuels qui donnent naissance ` a une sensation color´ ee, que nous interpr` etons selon notre ´ etat d’esprit et notre comportement. En r´ ealit´ e, la couleur n’appartient ni aux objets, ni mˆ eme aux tableaux. Mais selon la nature des pigments des tableaux, et plus pr´ ecisement selon la rfl´ ectance spectrale de leur surface, les radiations incidentes se reflechisses de fa¸ con spectralement modifi´ es 1 . Par la suite, ces radiations reflechies provoquent une stimulation visuelle susceptible d’ˆ etre ´ evalu´ ee psychophysiquement par la colorim´ etrie. En effet, la colorim´ etrie (S` eve, 1996, Wyszecki et Stiles, 1982) ou science de la couleur, en s’appuyant sur le fait trichrome et sur le concept 1 Il est possible d’etudier cette refl´ ectance spectrale soit localement par spectrophotom´ etrie (Chiron et Menu, 1999) soit par l’imagerie multispectrale (Maˆ ıtre et al., 1995, Hardeberg et al., 1999).

ANALYSECOLORIMETRI´ QUEDESPEINTURES: ETUD

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Page 1: ANALYSECOLORIMETRI´ QUEDESPEINTURES: ETUD

ANALYSE COLORIMETRIQUE DES PEINTURES:ETUDE COMPARATIVE DE 3 TABLEAUX DE J. B. COROT

Jean-PierreCRETTEZ et Jon YngveHARDEBERG

Ecole NationaleSuperieuredes TelecommunicationsDepartement deTraitement du Signal et des Images, CNRS URA 820

46 rueBarrault, 75634 Paris Cedex 13mel : [email protected], [email protected]

TECHNE, Centre de recherche et de restauration des musées de France, pp 52-60, no 9-10, 1999.

Abstract

L’analysecolorimetriquepermet d’extraired’unepeinture, un certain nombredemesuresconcer-nant aussi bien les couleurs (en tant que stimulus lumineux) que les nuances des couleurs elaboreespar le peintre sur sa palette, ou leurs proprietes, leur repartition, la determination des masses col-orees, les techniques utili sees, . .. Bien plus, en signalant les ecarts entre ces stimuli lumineux etnossensationsvisuellescolorees, il est possiblededonner des indicationsrelatives a lasensibili tedel’ artiste, a sapersonnali te, asa manieredepercevoir et detranscrirecertainsphenomenes physiques.

L’apport de l’ analyse colorimetrique appliquee a 3 tableaux de J. B. Corot, permet la mise enevidence de certaines specificitesde son œuvreconcernant lespaysages “historiques.”

Mots cles : analyse colorimetrique, espace CIELAB, clarte, chromaticite, angle de teinte, nuage decouleurs, adaptation chromatique, contrastesimultane, J. B. Corot, peinture

1 Introdu ction

Pour analyser les peintures, percer leur secret, les specialistes du domaine ont mis a profit les pro-prietes des rayonnements electromagnetiques dont les longueurs d’onde sont situees en-dehors du vis-ible : proches infrarouges, ultraviolets, rayons X, . . . Paradoxalement le domaine des rayonnementslumineux demeure scientifiquement encorepeu exploite (Maıtre, 1995) parce qu’il appartient au visible,mais plus probablement parce que la perception des couleurs est un phenomene complexe, difficile aapprehender. La couleur est avant tout unesensation (Kowaliski, 1990).

Nos sensations visuelles colorees sont le resultat d’un triple processus : physique, neurophysi-ologique, et psychophysique. Les radiations lumineuses, issues de l’int eraction de la lumiere et de lasurface des objets, provoquent une stimulation de nos recepteurs visuels qui donnent naissance a unesensation coloree, que nous interpretons selon notre etat d’esprit et notre comportement. En reali te, lacouleur n’appartient ni aux objets, ni memeaux tableaux. Maisselon lanaturedespigmentsdestableaux,et plusprecisement selon larflectancespectraledeleur surface, lesradiationsincidentessereflechissesdefacon spectralement modifies1. Par lasuite, cesradiationsreflechiesprovoquent unestimulationvisuellesusceptibled’ etreevalueepsychophysiquement par lacolorimetrie. En effet, lacolorimetrie(Seve, 1996,Wyszecki et Stiles, 1982) ou science de la couleur, en s’appuyant sur le fait trichrome et sur le concept

1Il est possibled’etudier cette reflectancespectralesoit localement par spectrophotometrie(Chiron et Menu, 1999) soit parl’im agerie multispectrale (Maıtre et al., 1995, Hardeberg et al., 1999).

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d’un observateur de r´eference, permet une mesure des stimuli lumineux auxquels elle associe les ´ele-ments de l’espace des couleurs. La colorim´etrie permet donc la quantification des couleurs des peintureset rend possible leur reproduction fid`ele (MacDonaldet al., 1995, Yokoyamaet al., 1997, Hardeberg etSchmitt, 1997). Elle permet d’extraire du tableau un nombre important d’informations caract´erisant lescouleurs, et leur r´epartition.

Cependant, il existe une diff´erence fondamentale entre ces stimuli lumineux riches de renseigne-ments et nos sensations visuelles color´ees. Ces derni`eres ne sont pas n´ecessairement proportionnelles `aces stimuli lumineux. Les ´ecarts sont dus `a plusieurs effets perceptifs soit physiologiques, soit psychovi-suels : les effets de seuils et de saturation, et les effets d’adaptation. En particulier, les effets d’adaptationsont de plusieurs sortes (S`eve, 1996) : l’adaptation `a l’intensite lumineuse ; l’adaptation `a la chromatic-ite, appel´eeadaptation chromatique(von Kries, 1902) ; l’adaptation locale interne au champ visuel quiexplique l’effet decontraste simultan´e (Chevreul, 1839) ; et enfin l’adaptation cognitiverelative a lachose per¸cue, on s’attend `a ce que l’ecume de l’eau soit blanche, `a ce que le ciel soit bleu, . . .

L’artiste, comme tout ˆetre humain, est sensible `a ces effets perceptifs. Il les traduit naturellement sursa toile de mani`erea ce que les compositions pigmentaires ainsi produites, provoquent chez lui commechez le spectateur, des sensations visuelles color´ees proches de celles qu’il a per¸cues ou qu’il aimeraitque l’on percoive.

Apres avoir rappel´e quelques propri´etes concernant la classification des couleurs et pr´esente notremethodologie, nous proposons d’illustrer l’apport de l’analyse colorim´etriquea l’interpretation des pein-tures. Pour cette illustration nous avons effectu´e uneetude comparative de trois œuvres majeures de J. B.Corot : le “Forum vu des jardins Farnese (le soir)” (mars 1826), le “Pont romain de Narni” (septembre1826) et “La Cath´edrale de Chartres” (juillet 1830). Ces trois œuvres appartiennent au genre paysage“historique.”

2 Espace colorimetrique et methode d’analyse

Les techniques colorim´etriques simulant les premiers processus visuels d’un observateur universel per-mettent le rep`erage des stimuli lumineux (couleurs). Pour les r´eferencer, les sp´ecialistes du domaine ontpropose differents espaces colorim´etriques. Parmi ceux-ci, nous avons choisi l’espace colorim´etriqueCIELAB (CIE 15.2, 1986). Cet espace est de plus en plus utilis´e, il est proche de nos concepts percep-tifs. Chaque couleur est d´efinie par 3 param`etres : laclarteL�, indice de luminosit´e relatif allant de 0pour le noira 100 pour le blanc absolu ; et lachromaticite representee par le couple(a�; b�). L’axe a�

correspond au couple antagoniste vert-rouge et l’axeb� au couple antagoniste bleu-jaune. La chromatic-ite peutegalement ˆetre representee par deux autres param`etres : l’angle de teintehab, et lechromaC�

ab,

appele aussi niveau de coloration. En supposant qu’il existe une proportionnalit´e entre les teintes et lesangles de teinte, les teintes sont r´eparties sur un cercle situ´e dans un plan perpendiculaire `a l’axe achro-matique. Le cercle des couleurs part du rouge, passe par le jaune, le vert, le bleu, et se referme par lespourpres. L’espace colorim´etrique CIELAB est un espace non-lin´eaire par rapport aux stimuli lumineux,mais il est perceptuellement uniforme. C’est-`a-dire, que dans cet espace, la distance euclidienne entredeux couleurs correspond `a leur difference perceptuelle.

Pour obtenir une bonne fid´elite aux couleurs du tableau, nous avons effectu´e l’enregistrement num´e-rique de ces trois tableaux directement, sans passer par le support de la photographie, `a l’aide d’unecamera CCD haute d´efinition (CDROM AV 500041, 1996, Schmitt, 1996). La r´esolution spatiale desimages num´erisees depend du format du tableau. Elle est en moyenne de 8 pixels par millim`etre : soit 64pixels par mm2. Chaque pixel est d´efini par ses 3 composantes (R, V, B : rouge, vert, bleu). La techniquede numerisation utilisee consiste `a enregistrer en mˆeme temps que le tableau (dans les mˆemes conditions)une mire de 288 couleurs dont les caract´eristiques spectrales et leurs attributs color´es sont parfaitementconnus, en particulier leurs coordonn´ees dans l’espace CIELAB. Ceci nous permet, par une m´ethode de

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regression, de d´efinir la transformation non-lin´eaire assurant le passage de l’espace RVB de la cam´eraa l’espace CIELAB (Hardeberget al., 1996). D’autre part notre technique permet la correction de larepartition spatiale de l’illuminant (Schmitt, 1996) et assure ainsi la qualit´e colorimetrique de l’imagenumerisee et sa fid´elite tableau.

Gracea cette transformation non-lin´eaire il est possible de calculer les attributsL�; a�; b� des pixelsde l’image num´erisee et par suite de leur attribuer une position dans l’espace CIELAB. Lors de cettetransformation, les pixels qui ont mˆeme couleur (mˆemes attributs) se projettent en un mˆeme point del’espace CIELAB; tous ceux qui ont des couleurs voisines d’une mˆeme couleur se projettent en des pointsvoisins formant une petite agglom´eration de points. Suite `a cette projection, les couleurs du tableau setrouvent generalement r´epartis dans l’espace CIELAB en un petit nombre denuages de points. Onconcoit facilement qu’un nuage de points regroupant des nuances voisines puisse correspondre `a l’unedes compositions color´ees effectu´ees par le peintre sur sa palette par la combinaison d’un petit nombrede pigments.

La methode d’analyse que nous proposons, consiste alors `a localiser les nuages de couleurs dansl’espace CIELAB, et `a identifier leur position, leur forme et leur structure. R´eciproquement en s´elec-tionnant dans le tableau, les pixels dont les couleurs appartiennent `a un nuage donn´e ou une partie dece nuage, il est possible de retrouver le ou les r´egions correspondantes afin de leur associer certainesproprietes deduites de la structure mˆeme du nuage analys´e. En resume, notre m´ethode est un ´echanged’informations entre deux repr´esentations : l’image num´erisee du tableau et l’espace CIELAB. Elle estillustree par l’analyse de trois tableaux.

3 Les couleurs des 3 tableaux

Les trois tableaux (figure 1) repr´esentant des th`emes differents, poss`edent des tonalit´es differentes : lerougeoiement de Rome en fin de journ´ee du “Forum”, l’ensoleillement de la vall´ee de la Nera du “PontRomain de Narni”, l’atmosph`ere d’un paysage d’Ile de France : celui de la “Cath´edrale de Chartres.” Cestrois tableaux, de petit format, ´etaient consid´eres par Corot comme des ´etudes : reflexion de la lumi´eresur les toˆıts et sur les vieilles pierres, transparence de l’eau. Quelles sont les couleurs et les techniquesutilisees par Corot pour d´ecrire ces ph´enomenes ?

L’analyse colorimetrique, situant dans l’espace CIELAB les pixels de l’image num´erisee selon leursattributs colores, permet d’abord d’effectuer une classification des couleurs choisies par Corot pourrealiser ces tableaux. Nous avons associ´ea chaque tableau (2`eme colonne de la figure 1) une repr´esenta-tion, vue sous le mˆeme angle, de la r´epartition de ses couleurs dans l’espace CIELAB2. Pour chacun destrois tableaux, les couleurs semblent ne former qu’un seul nuage de couleurs. Ce qui confert `a chaquetableau un caract`ere d’unicite. Les couleurs ont un faible niveau de coloration. Il existe une ressem-blanceevidente entre les trois nuages de couleurs. Chacun d’eux semble partir des gris-bleut´es, traverserl’axe achromatique, et se diriger vers des tonalit´es orang´ees. La seule diff´erence notable semble ˆetre latendance rougeˆatre des couleurs pour le “Forum.”

Cette repr´esentation des couleurs du tableau dans l’espace CIELAB est simple et s´eduisante. Ellecorrespond `a la “palette” du peintre : l’ensemble des nuances de couleurs ´elaborees par le peintre pourrealiser son tableau. Elle ne renseigne pas sur les `a-plats, sur le nombre de pixels qui ont mˆeme couleur.En fait, cette repr´esentation n’est que la projection d’un espace tridimensionnel dans un espace `a deux di-mensions. Nous ne percevons que la surface visible du nuage de points. Nous n’avons aucune indicationconcernant sa structure interne et sa densit´e.

Pour pallier ces insuffisances, et connaˆıtre la structure interne du nuage, nous avons extrait de l’espaceCIELAB une tranche verticale ´etroite, passant par l’axe achromatique et par l’axe bleu-jaune(�b�;+b�).

2Pour mieux situer les couleurs dans l’espace CIELAB, nous avons trac´es les limites des couleurs affichables sur un moniteurdonne (Crettez, 1998).

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Figure 1:Etude comparative des couleurs de trois tableaux de J. B. Corot.A gauche : images num´eriseesdes trois tableaux. Au centre : r´epartition des couleurs de chaque tableau dans l’espace CIELAB.Adroite : coupe verticale de l’espace CIELAB selon l’axe (jaune-bleu) montrant la possibilit´e de separerle nuage de couleurs des tableaux en deux nuages de couleurs : celui de clart´e elevee correspond auxcouleurs du ciel.

La troisieme colonne de la figure 1 repr´esente la tranche verticale obtenue pour chacun des 3 tableaux.Pour chacun d’eux, le nuage qui nous semblait compact par projection, peut en r´ealite etre decompos´e endeux sous-ensembles de nuages : un nuage grisˆatre de clart´e elevee, situe relativement proche de l’axeachromatique ; et un nuage plus complexe dont les couleurs vont du jaune au vert avec un niveau decoloration plus important. Cette d´ecomposition bipartite se retrouve dans les 3 tableaux. Elle corresponda une segmentation des tableaux en deux r´egions principales. Le nuage grisˆatre de clart´e elevee corre-spond dans les 3 cas `a la region du ciel, respectant ainsi la doctrine classique3. La deuxieme regionetantsubdivisee en sous-r´egions : les unes de couleur jaune et les autres de couleur verte. Nous allons analysersuccessivement les ciels, les r´egionsa dominante jaune, les r´egionsa dominante verte.

4 Les ciels de Rome, de Narni et de Chartres

La figure 2 repr´esente la s´eparation du ciel pour chacun des tableaux. Les images segment´ees destableaux comprennent deux parties : la premi`ere respecte la couleur des pixels qui se projettent surle nuage grisˆatre de clart´e elevee, l’autre pour marquer la diff´erence, ne restitue que de la composante

3Selon la doctrine classique le ciel ´etant source de lumi´ere devait avoir une clart´e plus forte, propos de Roger de Piles, cit´espar Vincent Pomar`ede (Pomar`ede, 1996).

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achromatique des autres pixels du tableau. Les ciels sont bien s´epares du reste des tableaux : la seg-mentation obtenue est presque parfaite. Toutefois le “Pont Romain de Narni” fait exception. L’artiste adonnea l’eau bleue de la Nera et aux montagnes embrum´ees, des valeurs proches de celles du ciel.

Figure 2:Etude comparative des ciels.Apres l’etape de segmentation, les ciels sont repr´esentes (col. degauche) en vraies couleurs, tandis que le reste des tableaux ne conserve que la composante achromatique.Au centre : nuages des couleurs du ciel dans l’espace CIELAB vu du dessus. A droite : profils de cesnuages orient´es differemment. Nous observons que, paradoxalement, mˆeme si les ciels nous apparaissentbleues, dans chaque cas, le nombre de pixels jaunˆatres est tr`es sup´erieur au nombre de pixels bleuˆatres(adaptation chromatique).

Le ciel du “Forum” occupe 48% des pixels du tableau et celui de “la Cath´edrale de Chartres” 45%.L’ensemble ciel, zone montagneuse, eau bleue de la Nera ne repr´esente que 36% de la surface du “PontRomain de Narni.”

Comment ces nuages de couleurs sont-ils constitu´es? Quelle est leur forme ? Quelle est leur structure? Apres avoir isole chacun de ces nuages de couleurs, nous les avons repr´esentes dans l’espace CIELABvu par le dessus (colonne centrale de la figure 2). Dans les trois cas, les nuages sont situ´es de fa¸connon-symetrique autour de l’axe achromatique.

Les nuages de couleurs ont une mˆeme forme allong´ee, suppos´ee rectiligne, et ils sont orient´es dif-feremment. Le nuage des couleurs du ciel de Rome est orient´ea 75o vers les teintes orang´ees correspon-danta la chaude lumi`ere des derniers rayons du soleil. Le nuage de couleurs du ciel de Narni est orient´esuivant l’angle de teintehab = 82o, vers des jaunes, proches de la couleur de la lumi`ere du milieu dejournee, tandis que celui de Chartres, orient´e a 95o, correspond `a un ciel plus tourment´e.

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Le profil vertical de chacun de ces nuages de couleurs est obtenu `a l’aide d’une coupe verticale del’espace CIELAB selon son orientation (figure 2, 3`eme colonne). Les couleurs du ciel de Rome (le soir)et de celui de Chartres ont des valeurs situ´ees sur l’echelle desclartesautour deL� = 60. Celles du cielde Narni sont plus claires: elles sont situ´ees entre 60 et 80. On con¸coit bien que la lumi`ere du ciel d’Italieen milieu de journ´ee soit plus forte que celle du soir ou que celle du ciel tourment´e d’Ile-de-France. Pourle “Pont Romain de Narni,” on peut montrer que les couleurs de l’eau et de la brume ont des clart´es plusfaibles que celles du ciel, comme si elles ne r´eflechissaient qu’une partie de la lumi`ere incidente.

Le profil de chaque nuage de couleurs est travers´e par l’axe achromatique (repr´esente arbitrairementpar la couleur cyan). Tout se passe comme si les couleurs du ciel ´etaient obtenues par deux teintes debase, compl´ementaires, chacune m´elangeea un blanc de mˆeme valeur : `a gauche, une teinte situ´ee dansles bleus et `a droite une teinte situ´ee dans les jaunes-orang´es. Ainsi les ciels sont constitu´es de deuxteintes monotonales compl´ementaires (jaune et bleu). Le jaune est orang´e pour le ciel de Rome, jaunepour le ciel de Narni, jaune citron pour le ciel de Chartres.

Lorsque l’on regarde le ciel de ces tableaux nous avons l’impression qu’ils contiennent autant decouleurs bleuˆatres que de couleurs jaunˆatres. Cependant, contrairement `a ces apparences, les proportionsde jaune et de bleu, d´elimitees dans le nuage des couleurs par l’axe achromatique, sont in´egales. Ellessont respectivement de 81% et 19% pour le ciel de Rome, 95% et 5% pour le ciel de Narni et 83% et17% pour le ciel de Chartres. Dans les trois cas certaines couleurs qui nous apparaissent plutˆot bleuatressont chromatiquement jaunes pˆales. Ce ph´enomene est dˆu a l’adaptation chromatique4. Tout se passecomme si, dans notre syst`eme visuel, il se produisait un d´eplacement de l’´equilibre trichrome vers lesjaunes, de telle sorte que les teintes jaunˆatres nous apparaissent plutˆot bleuatres.

5 Les regions monoteintesa dominante jaune

Lorsque l’on projette les couleurs autres que celles du ciel sur le cercle des teintes satur´ees, on obtientles histogrammes des angles de teinte. On observe dans les histogrammes des teintes des trois tableaux(figure 3), la presence d’un pic unique isol´e dans les jaunes orang´es. Ce pic est situ´e a 72o pour le“Forum,” a 75o pour le “Pont Romain de Narni” et `a 81o pour la “Cathedrale de Chartres.” La pr´esencede ces pics et leur ´etroitesse indiquent l’existence de couleurs qui ont une mˆeme tonalite chromatique(elles sont issues d’une mˆeme teinte), elles occupent respectivement 36%, 28% et 58% de la surface destableaux. Elles repr´esentent respectivement toute l’ancienne ville de Rome, les ocres argileux et le limonde la Nera, la cath´edrale de Chartres et son environnement. Elles semblent responsables de la teintedominante de chacun des trois tableaux5.

Pour obtenir plus de pr´ecision sur la structure de ces nuages, nous avons trac´e (colonne 3) les tranchesverticales des espaces CIELAB, partant de l’axe achromatique et orient´ees selon l’angle de teinte dechacun de ces pics. Ces plans de mˆeme tonalite chromatique pr´esentent des nuages qui sont verticauxet etroits. Ils montrent toute la palette de nuances que Corot a obtenues en faisant varier la clart´e et lasaturation `a l’interieur d’une mˆeme teinte. La derni`ere colonne (figure 3) montre pour chaque tableau larepartition des nuances ou la distribution du nombre de pixels qui poss`edent une mˆeme nuance.

On peut observer un rougeoiement des couleurs dans les parties basses du nuage des couleurs. C’estun des aspects du ph´enomene de Bezold-Br¨ucke6. Corot utilise cet effet pour transcrire le rougeoiement

4L’adaptationa une lumiere coloree deplace en g´eneral l’apparence de toutes les teintes dans le sens de la couleur compl´e-mentairea la couleur de l’adaptation. Corot connaissait-il ce ph´enomene de l’adaptation chromatique ? La th´eorie de von Kries(von Kries, 1902), ou loi des coefficients qui est `a la base de la th´eorie de l’adaptation chromatique, date de 1902. Il s’agitplutot d’une transcription de ses observations. Ce qui indiquerait que ces tableaux ont bien ´ete executes en plein air. En atelier,le peintre aurait-il pens´e utiliser une teinte jaunˆatre pour produire une teinte bleuˆatre ?

5Connaissant les coordonn´ees trichromatiques de ces teintes, il est possible en se servant de tables num´eriques de calculerles longueurs des ondes monochromatiques qui leur sont associ´ees : respectivement 584 nm, 583 nm et 580 nm.

6Dans l’effet Bezold-Br¨ucke, etudi´e par (Boyton et Gordon, 1965), lorsque l’on ajoute du noir `a un pigment jaune dor´e, le

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Figure 3: Etude comparative des r´egionsa dominante jaune.Au centre : histogrammes des angles deteinte presentant un pic ´etroit caract´eristique du caract`ere monotonal de la peinture et coupes verticalesa teinte constante de l’espace CIELAB montrant la richesse des nuances.A gauche : repr´esentation desregions monotonales `a dominante jaune correspondant au pic de l’histogramme. A droite : r´epartition dela densite de ces nuances.

progressif de la lumi`ere sur les pierres du “Forum.” Il utilise le mˆeme effet dans la “Cath´edrale deChartres”, pour repr´esenter l’herbe de la butte dess´echee par la chaleur de juillet.

Par exemple, la figure 4 d´etaille de fa¸con plus precise la mani`ere avec laquelle l’artiste utilise cesnuances monoteintes pour restituer les diff´erentes colorations produites par la lumi`ere reflechie sur lesfacades des ´edifices du “Forum” suivant leur exposition, la nature ou le vieillissement des pierres. Cetableau est une ´etude de la vibration de la lumi`ere sur les pierres charg´ees d’histoire.

6 Les regions de couleur verte

Dans les trois cas les couleurs vertes ont une place modeste : elles n’occupent respectivement que 16%de la surface du tableaux pour le “Forum,” 27% pour le “Pont Romain de Narni” et 6% pour la “Cath´e-drale de Chartres.” On peut montrer que seules les couleurs vertes du “Pont Romain de Narni” sontmonoteintes, allant du vert clair pour la prairie aux verts plus sombres des cˆoteaux et de la forˆet. Pourles jardins Farnese et les alentours de la “Cath´edrale de Chartres,” les couleurs vertes sont plus com-plexes. Elles vont de fa¸con continue du jaune vert en passant par diff´erentes nuances de vert. L’artiste

melange (teinte rabattue) vire vers le rouge : lorsque l’on ajoute un noir `a un jaune citron, on obtient un vert olive.

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Figure 4:Le Forum vu des jardins Farn`ese : details de l’ancienne ville de Rome.Correspondances entreles couleurs des r´egions du tableau et les nuances `a teinte constante compos´ees par Corot sur sa palette,represent´ee ici par le nuage de couleurs.

semble avoir encore mis `a profit l’effet Bezold-Brucke, pour obtenir des couleurs rougeˆatres et verdˆatresen partant respectivement d’un jaune orang´e et d’un jaune citron.

7 Conclusion

Cetteetude avait un double objectif : montrer l’apport de l’analyse colorim´etriquea l’interpretation eta la comprehension des peintures, essayer de mettre en ´evidence certaines sp´ecificites des paysages dugenre “historique” dans l’œuvre de Corot.

Visiblement ces trois tableaux poss`edent des traits communs susceptibles d’ˆetre generalises auxpaysages de ce genre. Les tableaux contiennent g´eneralement trois plans. La sc`ene est focalis´ee surle deuxieme plan, o`u est expos´e le theme historique du tableau : le Forum, le Pont romain, la Cath´edrale.Dans les trois tableaux, ce deuxi`eme plan est monoteinte. C’est la teinte dominante du tableau, elle estadapteea l’atmosphere du site. Cette monotonalit´e chromatique donne `a Corot une palette de couleurs,riche en nuances, coh´erentes entre elles, selon la premi`ere loi de l’harmonie des couleurs de Chevreul(Chevreul, 1839). Elle permet `a Corot de peindre de fa¸con precise et d´etaillee, l’action de la lumi`eresur ces ´edifices historiques.A l’unicit e de matiere (les vielles pierres de Rome ou de Chartres, la terreargileuse de Narni) Corot associe l’unicit´e de teinte.

L’arri ere plan est g´eneralement peu d´etaille ou flou (brume sur les montagnes de Narni), c’est n´ean-

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moins la partie la plus lumineuse des trois tableaux, elle repr´esente le ciel source de lumi`ere. Lesciels sont toujours constitu´es d’un melange de couleurs grises-bleuˆatres et grises-jaunˆatres mais dontles teintes jaunes et bleues correspondent `a la lumiere de l’heure et du site. En premi`ere approximation,les ciels peuvent ˆetre consid´eres comme constitu´es de deux teintes monotonales compl´ementaires. Afinde tenir compte de l’effet de l’adaptation chromatique `a la dominante jaune ocre du deuxi`eme plan, lescouleurs jaunˆatres du ciel sont proportionnellement plus importantes que les couleurs bleuˆatres.

Le premier plan n’est pas trac´e aussi finement que le deuxi`eme plan. Il n’est souvent qu’esquiss´e : lesjardins Farnese, la butte de terre devant la Cath´edrale, les rives escarp´ees de la Nera qui sont repr´esenteespar de petites masses color´ees ocres et vertes, pr´efigurant l’Impressionisme. La taille volontairementpetite des ´elements du premier plan (la charrette devant la cath´edrale, les animaux sur le bord de la Nera)donnent encore plus d’ampleur au th`eme expos´e au deuxi`eme plan.

Ainsi l’analyse colorimetrique permet d’apporter aux conservateurs et aux historiens d’art, un certainnombre de donn´ees qualitatives et quantitatives concernant les couleurs (en tant que stimuli lumineux),elaborees par le peintre sur sa palette pour r´ealiser son tableau. Elle rend possible la segmentation destableaux en r´egions, et l’analyse s´eparee de ces r´egions, la d´etermination de leur nature, la pr´ecision desnuances, leurs proportions, les techniques utilis´ees.

Nous avons vu de quelle fa¸con Corot a su r´esoudre certains probl`emes : la lumi`ere de fin d’apr`esmidi a Rome, l’etude de la vibration de la lumi`ere sur la pierre, sur les feuilles des arbres, mais aussile rendu de la transparence de l’eau, de la transparence de la brume. Ces th`emes devraient ˆetreetudiesencore plus finement (par exemple par une analyse textur´ee de la couche picturale).

Mais l’analyse colorim´etrique permet d’aller plus loin. Pr´ecisement parce qu’elle n’effectue que desmesures sur les couleurs en tant que stimuli, elle montre les diff´erences avec les impressions visuellescolorees que l’on per¸coit facea un tableau : l’adaptation chromatique, l’effet de Bezold-Br¨ucke. Ellemet ainsi en valeur les qualit´es du peintre, son sens de l’observation, son intuition, ses connaissances dela couleur et de la lumi`ere.

Remerciements

Nous remercions l’equipeNarcissedu Laboratoire de Recherche des Mus´ees de France qui nous ontpermis de num´eriser directement et dans des bonnes conditions huit œuvres de J. B. Corot (CDROM AV500041, 1996).

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