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O. D’Jeranian NoSophi – Sémidoc « Le problème de l’engagement chez Sartre » Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne 1 Le problème de l’engagement chez Sartre : itinéraire Séminaire des doctorants du 23 avril 2013 Olivier D’Jeranian Le terme d’engagement, ainsi que celui de responsabilité, rappelle sans aucun doute aujourd’hui la philosophie existentialiste, puis marxisante, de Jean-Paul Sartre. Bien plus qu’un concept clairement développé et analysé, il constitue davantage un fil d’Ariane à toute l’œuvre du philosophe français. Au moins depuis l’écriture de la nouvelle intitulée Le Mur, publiée en 1939, puis dans les Carnets de la drôle de guerre (1939-1940), puis, évidemment, L’Etre et le néant (1943), les Cahiers pour une morale (1947-8), les Situations, jusqu’à la Critique de la raison dialectique (1960), le problème de l’engagement prend plusieurs formes sans jamais trouver de solution véritable. On pourrait aisément concevoir toute la philosophie sartrienne – même depuis les analyses husserliennes de L’Imaginaire et de L’esquisse d’une théorie des émotions – comme une vaste tentative pour se saisir de cette difficile question, la clarifier, l’examiner dans ses limites et ses supposés. Depuis qu’il a étudié Husserl, Sartre conçoit l’imagination comme puissance néantisante, supprimant un monde au profit d’un monde, abolissant l’engagement de la conscience dans l’image. D’un côté, Sartre conçoit très tôt l’engagement comme un fait de l’être, une donné de l’ontologie – « nous sommes embarqués » disait Pascal, et il est impossible d’être sans être situé du même coup (toute liberté est nécessairement aliénée). La liberté absolue de l’homme ne peut être (et de façon paradoxale, certes) qu’en situation. Autrement dit, la situation conditionne la liberté, et la réalité humaine est impensable en dehors de cette relation (la situation est formée à ce titre par l’ensemble des limites dont naissent mes possibilités : ma place, mon passé, mes entours, mon prochain, ma mort). C’est dire qu’il n’y a pas de réalité humaine qui ne soit en situation, pas de liberté abstraite, mais toujours une liberté concrète pour une réalité humaine nécessairement jetée (« délaissée » dirait Heidegger) dans une situation qu’elle n’a pas choisie et dans laquelle elle doit pourtant choisir. L’homme est donc absolument libre, mais il ne peut l’être que dans un monde aliéné, dans des rapports d’aliénation et d’oppression. Cette aliénation est le fait de l’Autre (depuis l’analyse de l’être-pour-autrui dans L’Etre et le Néant), mais également de l’enfance, comme Sartre le développera abondamment dans sa seconde philosophie et notamment dans sa galerie de portraits.

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Le problème de l’engagement chez Sartre : itinéraire

Séminaire des doctorants du 23 avril 2013

Olivier D’Jeranian

Le terme d’engagement, ainsi que celui de responsabilité, rappelle sans aucun doute

aujourd’hui la philosophie existentialiste, puis marxisante, de Jean-Paul Sartre. Bien plus

qu’un concept clairement développé et analysé, il constitue davantage un fil d’Ariane à toute

l’œuvre du philosophe français. Au moins depuis l’écriture de la nouvelle intitulée Le Mur,

publiée en 1939, puis dans les Carnets de la drôle de guerre (1939-1940), puis, évidemment,

L’Etre et le néant (1943), les Cahiers pour une morale (1947-8), les Situations, jusqu’à la

Critique de la raison dialectique (1960), le problème de l’engagement prend plusieurs formes

sans jamais trouver de solution véritable. On pourrait aisément concevoir toute la philosophie

sartrienne – même depuis les analyses husserliennes de L’Imaginaire et de L’esquisse d’une

théorie des émotions – comme une vaste tentative pour se saisir de cette difficile question, la

clarifier, l’examiner dans ses limites et ses supposés.

Depuis qu’il a étudié Husserl, Sartre conçoit l’imagination comme puissance

néantisante, supprimant un monde au profit d’un monde, abolissant l’engagement de la

conscience dans l’image. D’un côté, Sartre conçoit très tôt l’engagement comme un fait de

l’être, une donné de l’ontologie – « nous sommes embarqués » disait Pascal, et il est

impossible d’être sans être situé du même coup (toute liberté est nécessairement aliénée). La

liberté absolue de l’homme ne peut être (et de façon paradoxale, certes) qu’en situation.

Autrement dit, la situation conditionne la liberté, et la réalité humaine est impensable en

dehors de cette relation (la situation est formée à ce titre par l’ensemble des limites dont

naissent mes possibilités : ma place, mon passé, mes entours, mon prochain, ma mort). C’est

dire qu’il n’y a pas de réalité humaine qui ne soit en situation, pas de liberté abstraite, mais

toujours une liberté concrète pour une réalité humaine nécessairement jetée (« délaissée »

dirait Heidegger) dans une situation qu’elle n’a pas choisie et dans laquelle elle doit pourtant

choisir. L’homme est donc absolument libre, mais il ne peut l’être que dans un monde aliéné,

dans des rapports d’aliénation et d’oppression. Cette aliénation est le fait de l’Autre (depuis

l’analyse de l’être-pour-autrui dans L’Etre et le Néant), mais également de l’enfance, comme

Sartre le développera abondamment dans sa seconde philosophie et notamment dans sa

galerie de portraits.

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Ceci étant posé, comment penser l’engagement autrement que comme condition

humaine ? Comment Sartre en arrive-t-il à l’engagement des Situations III, quand il traitera de

l’ « engagement littéraire »1 ?

La question de l’engagement, telle que se l’est toujours posée Sartre, a une portée

immédiatement morale. Mais les descriptions apportées par la phénoménologie ontologique

dans L’Etre et le Néant, parce qu’elles posent la réalité humaine comme un néant et non

comme un plein d’être, ne peuvent aboutir à fonder une morale de l’engagement, et se bornent

à indiquer à l’homme la responsabilité qu’il a à prendre.

De l’acceptation à l’assomption

Si la guerre de 39-40 joua un rôle dans la morale sartrienne, encore à l’état d’esquisse, c’est

parce qu’elle imposa au jeune appelé de concevoir l’existence comme un rapport total au

monde, qu’une division entre une liberté intérieure et des circonstances extérieures tronquerait

en versant dans l’inauthenticité. C’est pourquoi, dit Sartre, « La guerre est une manière

d’exister pour le monde et moi qui suis dans le monde, mon destin individuel commence à

partir de là (…) je suis pour-la-guerre dans la mesure même où je suis homme. » 2 L’erreur du

stoïcisme – la posture qu’il avait adoptée déjà bien avant la mobilisation – est de concevoir un

dualisme moral (ce qui dépend de moi – ce qui ne dépend pas de moi) là où en réalité

l’ontologie commanderait un monisme existentiel, puisque l’existence est toujours et partout

engagée, engluée, dans chacune des situations dans lesquelles elle se trouve. C’est alors le

problème moral de l’engagement fait son apparition, à travers la réflexion sur l’assomption :

« Ne pas accepter ce qui vous arrive [ainsi que le fait le stoïque]. L’assumer (quand on a compris que rien ne

peut vous arriver que par vous-même), c’est-à-dire le reprendre à son compte exactement comme si on se l’était

donné par décret, et, acceptant cette responsabilité, en faire l’occasion de nouveau progrès comme si c’était pour

cela qu’on se l’était donné »3

Si les stoïciens acceptent le monde, leur acceptation n’est cependant pas une reprise. En

d’autres termes, il n’y a pas, dans l’attitude stoïcienne, de volonté de changer le monde (p.

                                                        1 « Je dirai qu’un écrivain est engagé lorsqu’il tâche à prendre la conscience la plus lucide et la plus

2 Carnet I, p. 177

3 Ibid., p. 122

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448), de le dépasser dans un progrès, dans un futur neuf. L’acceptation stoïcienne du monde

est donc résignation par sa non volonté de le changer. Comme le montre Sartre,

« Précisément parce qu’il est indifférent [au niveau de la pure spiritualité où se réfugie le stoïcien] qu’on soit

maître ou esclave, il faut accepter avec indifférence le monde réel de l’esclavage. Pratiquement les maîtres ne

s’aperçoivent de rien : objectivement la conduite de l’esclave ne varie pas. Qu’il obéisse par adhésion sans

réserve au monde clos qu’on lui a constitué, ou pour mieux mettre en relief la pure liberté abstraite de tout

contester, la tâche servile n’en est pas moins accomplie avec zèle »4

La structure phénoménologique de cette attitude politique a déjà été démontrée : l’assomption

véritable, authentique, exigerait de vouloir changer le monde en le reprenant à son propre

compte, de s’en rendre responsable. Ordonner librement l’engagement moral sur

l’engagement ontologique, en acceptant la guerre non comme une fatalité extérieure, mais

comme une fatalité existentielle – je ne puis pas, dès lors qu’il y a la guerre, n’être pas en

guerre moi-même :

« La guerre est une manière d’exister pour le monde et moi qui suis dans le monde, mon destin individuel

commence à partir de là : autrement dit, la guerre n’entre point dans mon destin comme la maladie, le mariage

ou la mort. C’est au contraire mon destin qui naître de la guerre. Il ne se distingue pas des autres en ce qu’il

contiendrait la guerre et que les autres ne la contiendraient pas : au contraire, je suis-pour-la-guerre dans la

mesure même où je suis homme. Il n’y a plus de différence entre « être-homme » et « être-en-guerre ». Ceci pour

dire que je ne puis pas plus « dire non » à la guerre qu’à la condition humaine. Elle se présente comme une

modification de mon être-avec-autrui, de mon être-pour-mourir, etc., etc. Je n’y peux rien. »5

La solution envisagée immédiatement par Sartre, est de « vivre la guerre sans refus, ce qui ne

veut pas dire qu’on ne la haïsse pas, puisque sa nature est d’être haïssable. Il faut la vivre dans

le haïssable et l’authenticité. » Et il ajoute :

« En somme le changement de mes vues est celui-ci : je prenais la guerre pour un désordre inhumain qui

s’abattait sur l’homme, je vois à présent que c’est une situation haïssable mais ordonnée et humaine, que c’est un

des modes de l’être-dans-le-monde de l’homme. » 6

On voit ici à quel point l’impératif éthique est commandé par l’examen de la « situation

objective », qui fait du stoïcisme une attitude inauthentique. Mais, point de vue du stoïcisme,

                                                        4 Cahiers pour une morale, p. 402

5 Carnet I, 27 septembre 1939, p. 177 (éd. Pléiade)

6 Le 3 octobre 1939, p. 203

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la guerre ne saurait être qu’acceptée, puisque les circonstances sont affectées d’un coefficient

d’extériorité – au sens radical de l’expression τὰ οὐκ ἐφ'ἡµῖν (ce qui ne dépend pas de nous) –

nous n’avons, dans l’absolu aucun pouvoir sur elles. L’acceptation du destin, et l’attitude

qu’elle commande face à l’extériorité considérée dans sa radicalité, ne saurait que limiter

absolument la responsabilité de l’homme à ses propres dispositions intérieures. C’est

pourquoi l’acceptation stoïque est aussi un refus – refus de considérer l’entrelacement

nécessaire, existentiel, de l’homme et de la guerre. « A chacun sa guerre ». La distinction

conceptuelle opérée par Sartre doit donc se jouer sur acceptation et assomption.

« Partons du fait que l’homme est-dans-le-monde. C’est-à-dire en même temps une facticité investie et un projet-

dépassement. En tant que projet il assume pour la dépasser sa situation. Ici nous nous rapprochons de Hegel et de

Marx : aufheben, c’est conserver en dépassant. Tout dépassement qui ne conserve pas est une fuite dans

l’abstrait. Je ne puis me débarrasser de ma situation de bourgeois, de juif, etc., qu’en l’assumant pour la changer.

Et inversement je ne puis maintenir en moins certains « états » ou « qualités » qui m’enorgueillissent qu’en les

dépassant pour les maintenir, c’est-à-dire non pas en les conservant tels quels (vertus mortes) mais en en faisant

de perpétuelles hypothèses neuves vers un futur neuf. Je ne conserve ce que je suis que par le mouvement dans

lequel j’invente ce que je vais être, je ne dépasse ce que je suis qu’en le conservant. Perpétuellement j’ai à me

donner le donné, c’est-à-dire à prendre mes responsabilités vis-à-vis de lui. » 7

L’exemple du tuberculeux, qui suit ce passage, éclaire la conception sartrienne de

l’assomption comme dépassement (reprise et synthèse) de la situation initiale, tout en

réaffirmant, de manière presque tragique, la condamnation ontologique à la liberté. La

nouvelle situation de l’homme – qui en fait un tuberculeux, par exemple – ne contraint

nullement sa liberté. Sans doute, comme le montre Sartre, l’homme se voit déchargé de

manière négative de toute responsabilité vis-à-vis des anciennes possibilités (de non-malade)

à présent rendues impossibles (négatives donc) par le changement brusque de situation (la

maladie). Sartre veut montrer que les possibilités ne sont pas, dans la maladie, pour autant

diminuées. Si ces possibilités ont bien disparues (avec l’ancienne vie de non-malade), elles se

voient toutefois remplacées par le choix d’une multitude d’attitudes envers elles. Et c’est

précisément dans ce choix que l’attitude d’assomption devient possible (« assumer sa

condition de malade pour la dépasser », p. 448). Comme le rajoute Sartre :

« Autrement dit, la maladie est une condition à l’intérieur de laquelle l’homme est de nouveau libre et sans

excuses. Il a à prendre la responsabilité de sa maladie. Sa maladie est une excuse pour ne pas réaliser ses

                                                        7 Ibid., p. 447

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possibilités de non-malade mais elle n’est est pas une pour ses possibilités de malade qui sont aussi

nombreuses. »8

A ce moment de l’analyse, Sartre, qui vient de montrer que l’assomption n’est pas simple

acceptation d’une condition mais dépassement de cette condition non voulue dans les

nouvelles possibilités qu’elle offre à son propre dépassement, en vient à la critique du

stoïcisme.

« Ainsi y a-t-il du vrai dans la morale qui met la grandeur de l’homme dans l’acceptation de l’inévitable et du

destin. Mais elle est incomplète car il ne faut l’assumer que pour la changer. Il ne s’agit pas d’adopter sa

maladie, de s’y installer mais de la vivre selon les normes pour demeurer homme. »9

Aux yeux de Sartre, le stoïcien a raison de vouloir sa maladie. Accepter sa maladie, c’est

vouloir ce que l’on n’a pas voulu, c’est-à-dire reprendre – par la volonté – ce qui ne dépend

pas de nous10

. L’acceptation prend donc ici un sens positif, sens qu’elle n’avait pas dans les

Carnets de la drôle de guerre. En effet, dans les Carnets, l’acceptation stoïque devait être

résignation, c’est-à-dire une démission volontaire de sa propre personne face à l’inévitable ou,

surtout, à l’inaccessible (dans l’impuissance absolue). Dans les Cahiers pour une morale, le

stoïque, tel que le dépeint Sartre, ne se démet plus de ses responsabilités face au monde, mais

assume ce monde comme s’il le voulait. Ici, Sartre semble beaucoup plus fidèle aux stoïciens

qu’il ne l’était moins d’une dizaine d’années plus tôt. Mais le stoïcien, s’il assume bien, ne

fait que la moitié du chemin. Pour que sa responsabilité soit totalement assumée, il lui

manque l’engagement dans l’action. Finalement, le stoïcien – exactement comme dans la

critique des Carnets –, pense régler intérieurement le problème de la responsabilité à prendre

dans une situation. Mais il ne suffit pas de vouloir ce que l’on n’a pas voulu pour être

moralement responsable, c’est-à-dire, « pour poser au-delà les buts de ma liberté », pour

« faire ce déterminisme un engagement de plus » (p. 449). La responsabilité morale se

traduira donc essentiellement en termes de dépassement de la situation et non de simple

acceptation d’une condition.

D’ailleurs, on pourrait comprendre que le stoïcien, en se contentant d’accepter ce

déterminisme, restreint la liberté à un pur acte de la volonté, qui aurait pour conséquence

                                                        8 Ibid., p. 448

9 Ibidem

10 Ce qui constituait, pour Epictète, la condition nécessaire et suffisante du bonheur (Manuel VIII)

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l’instauration d’une pensée du destin. Ici, Sartre retrouverait la critique adressée à la théorie

fataliste des stoïciens. La condition est perçue comme un « destin » si précisément l’on

cherche à ignorer les nouvelles possibilités qui naissent à chaque nouvelle situation. Si les

conditions font disparaître et naître de nouvelles possibilités, l’excuse est impossible. Car

l’excuse ne vaut que pour les possibilités passées, qui ont disparu avec l’ancienne condition.

Je suis « excusé » de ne plus pouvoir disputer un marathon après avoir perdu l’usage de mes

jambes dans un accident de voiture. Mais la possibilité « disputer un marathon » n’existe plus

pour moi à présent – l’excuse porte sur une possibilité disparue, et elle est davantage une

stratégie pour ne pas voir les possibilités présentes ou futures.

Le tort du stoïcisme, qui reconnaît pourtant ce point (puisque, selon les stoïciens, il n’y

a aucun événement assez terrible pour emporter mon assentiment), est d’en rester là. Certes,

avouer que les choses ne dépendent plus de soi revient bien à marquer négativement les

bornes de la liberté que l’on doit librement vouloir. Mais le stoïcien ne cherche pas pour

autant à reprendre ce qu’il considère comme un destin, c’est-à-dire, à s’engager – par l’action

– dans cet engagement initial, posé comme déterminisme. Le stoïcien, pour Sartre, ne

s’engage pas, autrement dit, ne cherche pas à librement déterminer ce déterminisme « par un

engagement de plus », ne cherche pas à faire quelque chose de ce qu’on a fait de lui.

Le passage de la condition humaine à l’action, morale, politique ou artistique, n’est,

contrairement à ce que l’on pourrait croire, pas nécessaire à la pensée de Sartre avant les

Situations. Dans les Carnets de la drôle de guerre, par exemple, Sartre n’évoque

l’engagement comme problème moral que dans son versant ontologique – il relève de ce qu’il

appelle la « morale de l’être » plutôt que celle du « faire », plus basse à ses yeux, en le reliant

directement (dès la date du 3 octobre 1939) à la liberté comme aliénée11

. Je remarque que

jusqu’en 1948, Sartre ne discute que d’attitudes – c’est-à-dire de positions authentiques et

inauthentiques face au monde. En discutant ce qu’il appellera le « refus stoïque à la

Chartier », Sartre notera :

« Ce que je pense, c’est qu’elle [la guerre] est de l’ordre des grands irrationnels, la naissance, la mort, la

misère, la souffrance, au milieu desquels chaque homme est jeté et vis-à-vis desquels s’abstenir, c’est encore

s’engager. »12

                                                        11

« Un lent travail s’opérait en moi, qui me faisait sentir ma conscience d’autant plus libre et absolue que

ma vie était plus engagée, plus contingente et plus esclave. » (éd. Pléiade, p. 201) 12

17 octobre 1939, p. 242

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C’est que toute attitude prise face à une quelconque situation est une façon d’exister la

situation, d’être-au-monde (être-pour-la-guerre, être-en-guerre, être-pour-autrui, etc.), et si

l’acceptation stoïque de la guerre est fautive c’est parce qu’elle instaure une division, sur le

plan existentiel, entre l’événement extérieur (qu’elle voit comme une « aventure », une

« maladie », un « cataclysme » qu’il faudrait endure, supporter, etc.) et l’homme. L’attitude

authentique, au contraire, cherche à « réaliser » la situation en saisissant – par l’angoisse s’il

le faut – la déchéance (vocabulaire heideggérien) de l’homme dans cette même situation.

Autrement dit, là où le stoïcisme fait du destin une donnée extérieure et nécessaire à l’homme,

donnée (certes providentielle) qui se propose à l’homme comme devant être acceptée,

supportée, endurée, Sartre insiste sur le caractère nécessaire (en ce sens fatal) de la situation

mais également existentiel – c’est dire qu’il n’existe pas d’homme en dehors de la situation

dans laquelle il est nécessairement aliéné, pas de liberté abstraite.

L’engagement ontologique de l’homme au monde décrit ainsi une attitude – que Sartre

nommera « authentique » – à tenir. Assumer pour dépasser la situation, comme il dira en 1947

dans les Cahiers pour une morale :

« Nous sommes condamnés à être libres. » On ne l’a jamais bien compris. C’est pourtant la base de ma morale.

Partons du fait que l’homme est-dans-le-monde. C’est-à-dire en même temps une facticité investie et un projet-

dépassant. En tant que projet il assume pour la dépasser sa situation (…). Je ne conserve ce que je suis que par le

mouvement dans lequel j’invente ce que je vais être, je ne dépasse ce que je suis qu’en le conservant.

Perpétuellement, j’ai à me donner le donné, c’est-à-dire à prendre mes responsabilités vis-à-vis de lui. »13

Toute action s’inscrit dans une situation pour la dépasser, situation que nous n’avons pas

créée mais dont nous sommes pourtant éminemment responsables (précisément parce que

cette condition n’est pas détermination, parce que nous avons toujours l’occasion d’agir en

elle pour la dépasser). Nous sommes ici passés d’une condition à une exigence. L’assomption

est le nom que prend l’engagement quand il est motivé par une exigence – assumer la

situation en la dépassant (en la modifiant à partir de ses possibles et non en l’acceptant

simplement comme le stoïcien), en agissant en elle pour être ce que j’ai à être. On voit bien ici

que la responsabilité n’est plus un fait de la réalité humaine en situation (une responsabilité

ontologique, si l’on peut dire), mais bien une exigence de cette même réalité humaine qui a à

                                                        13

Cahiers pour une morale, p. 394

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être ce qu’elle n’est pas, autrement dit, qui décrit une responsabilité à prendre, par l’action,

par l’engagement éthique.

Mais la facticité même de notre situation, la contingence de notre existence, interdit de fonder

l’éthique sur l’ontologie. Autrement dit, il est impossible de formuler une morale qui

m’indiquerait ce que j’ai à être à partir d’une ontologie phénoménologique qui me dit que je

ne suis rien d’autre que ce que je fais, précisément parce que je n’ai pas de « nature », parce

que la réalité humaine n’a pas d’« essence » (et comme j’essayerai de le montrer, l’éthique

exige ce que l’ontologie interdit, à savoir, d’être authentique, alors que le pour-soi n’est pas

ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas), comme Sartre l’annonce à la fin de l’Etre et le Néant :

« L’ontologie ne saurait formuler elle-même des prescriptions morales. Elle s’occupe uniquement de ce qui est,

et il n’est pas possible de tirer des impératifs de ses indicatifs. (mais il rajoute) elle laisse entrevoir cependant ce

que sera une éthique qui prendra ses responsabilités en face d’une réalité humaine en situation. »14

On voit bien ici le problème : d’un côté, l’engagement ontologique (la liberté aliénée)

exige par l’angoisse le dépassement de la situation par l’assomption – l’acceptation de la

situation comme contenant des possibles à réaliser –, mais d’un autre côté, il est impossible à

l’ontologie négative (puisque je ne suis pas un être) de prescrire ce que j’ai à être – être

authentique – sans se contredire elle-même. Il ne s’agit pas d’un simple problème de méthode

– sans doute les descriptions pures de la phénoménologie ne peuvent rien permettre de

déduire pour l’éthique – mais également parce que la valeur n’est pas transcendante à

l’homme ou à l’action. Pour le dire simplement, il est impossible de s’engager vers quelque

valeur que ce soit, précisément parce qu’il n’existe aucune valeur en dehors de la réalité

humaine, en dehors de l’action. Jeté et englué dans une situation contingente, sans destin ni

sans Dieu, l’homme n’a nulle part où aller. Le critère axiologique, ce qui pose les valeurs et

les maintient à l’existence, ce n’est que son acte. En somme, toute attitude face au monde est

déjà un « engagement de plus », au sens où toute attitude engage la permanence de valeurs

qui n’ont de sens et d’existence que par moi. Mais d’un autre côté, rien ne permet de fonder

ces valeurs dans une quelconque réalité humaine, dans un quelconque destin – l’homme est

sans droit (il n’a jamais été aussi libre que sous l’occupation allemande, disait Sartre avec

provocation), il ne peut pas justifier ses actes ni trouver pour ses choix des excuses ou des

guides.

                                                        14

pp. 673-674

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C’est dire que l’exigence morale doit hanter, quelque part, le pour-soi, la réalité

humaine, bien qu’il soit impossible de la fonder (dans une nature, une essence humaine, bref,

une ontologie naturaliste ou essentialiste – comme chez Aristote ou encore les Stoïciens). Et

c’est donc par l’action, ou même dans la description phénoménologique de l’action, qu’il est

possible de trouver sans doute ce lien entre la situation aliénée première de la réalité humaine

et l’éthique de l’engagement. Le devoir de s’engager, motivé au plus haut point par la

considération de la situation, par la facticité même de l’existence, par le délaissement, n’a

nulle part où se raccrocher pour donner lieu à un engagement concret dans le monde. Reste

donc à tenter de comprendre comment passer – par l’analyse de l’action – de cette condition

ontologique première (l’aliénation existentielle, la réalité humaine en situation, la liberté

concrète limitée par l’Autre, l’enfance, etc.), condition qui indique une responsabilité absolue,

à une exigence éthique seconde, qui ordonne une responsabilité à prendre, qui donne à

l’action la valeur même de cette réalité humaine, où l’homme n’est que la somme de ses actes,

et ne peut être jugé que par ses actes. Je suggérerai simplement ici que la théorie sartrienne de

l’action (dans son versant phénoménologique puis matérialiste) permet d’assurer le passage

d’une aliénation existentielle – de l’engagement ontologique – à l’exigence éthique d’un

engagement moral, ou, pour le dire autrement, d’une responsabilité passive, donnée, à une

responsabilité active, prise.

L’engagement comme acte

Comme Sartre le montre au début de la Quatrième partie de l’Etre et le Néant, l’action est une

projection intentionnelle du pour-soi vers ce qui n’est pas15

. En tant que projection vers ce qui

n’est pas, l’action implique une négatité, une puissance néantisante qui ne peut venir que du

pour-soi16

. Mais ce qu’indique cette projection du pour-soi vers ce qui n’est pas, c’est

précisément que le pour-soi (la réalité humaine) est tout à la fois désir et manque. D’autre

part, le caractère intentionnel de toute action montre assez bien que l’action possède toujours

une cause, mais que cette cause ne saurait être conçue sur un modèle mécaniste. En effet,

                                                        15

« agir, c’est modifier la figure du monde, c’est disposer des moyens en vue d’une fin, c’est produire un

complexe instrumental et organisé tel que, par une série d’enchaînements et de liaisons, la modification apportée

à l’un des chaînon amène des modifications dans toute la série et, pour finir, produise un résultat prévu. Mais ce

n’est pas encore là ce qui nous importe. Il convient, en effet, de remarquer d’abord qu’une action est par principe

intentionnelle. » (L’Etre et le Néant, p. 477) 16

Il n’est en effet pas possible que l’être renvoie au néant, car c’est l’homme qui est cet être « par qui le

néant vient au monde », et c’est par l’homme, et par lui seul, qu’une action peut venir. Mais cette sécrétion du

néant dans l’être doit partir de la conscience d’un manque, ou d’un être négatif. Or l’être, en lui même, n’est

« manque de » rien. L’être est achevé, suffisant. C’est donc seulement par la puissance néantisante du pour-soi

que l’acte est possible. Sartre veut ici montrer que l’action suppose déjà un arrachement à l’être.

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dans la mesure où le pour-soi se projette négativement (vers ce qui n’est pas), la cause de

toute action (qu’on appellera indistinctement mobile ou motif ici) n’est pas une cause

positive, servant à donner les raisons mécaniques de l’action (comme le voudrait un certain

déterminisme). Toute action a donc bien une cause, mais cette cause est précisément

intentionnelle, elle est ce qui n’est pas, c’est-à-dire ce vers quoi la situation doit être dépassée

par mon acte.

Ce que veut montrer Sartre ici, c’est que l’acte implique avant tout la considération de ce qui

n’est pas. Mais cette considération ne peut être qu’une projection opérée par le pour-soi. Il

n’est en effet pas possible que l’être renvoie au néant, car c’est l’homme qui est cet être « par

qui le néant vient au monde », et c’est par l’homme (le pour-soi), et par lui seul, qu’une action

peut venir. Mais cette sécrétion du néant dans l’être doit partir de la conscience d’un manque,

ou d’un être négatif. Or l’être, en lui même, n’est « manque de » rien. L’être est achevé,

suffisant. C’est donc seulement par la puissance néantisante du pour-soi que l’acte est

possible. Sartre veut ici montrer que l’action suppose déjà un arrachement à l’être,

« pour pouvoir considérer à la lumière d’un non-être et pour pouvoir lui conférer la signification qu’il a à partir

du projet d’un sens qu’il n’a pas. En aucun cas et d’aucune manière, le passé par lui-même ne peut produire un

acte, c’est-à-dire la position d’une fin qui se retourne sur lui pour l’éclairer. C’est ce qu’avait entrevu Hegel

lorsqu’il écrivait que « l’esprit est le négatif », encore qu’il ne semble pas s’en être souvenu lorsqu’il a dû

exposer sa théorie propre de l’action et de la liberté. En effet, dès lors qu’on attribue à la conscience ce pouvoir

négatif vis-à-vis du monde et d’elle-même, dès lors que la néantisation fait partie intégrante de la position d’une

fin, il faut reconnaître que la condition indispensable et fondamentale de toute action c’est la liberté de l’être

agissant. »17

L’engagement comme acte est donc nécessairement une détermination de la puissance

néantisante du pour-soi précisément parce qu’il est toujours libre. On ne s’engage pas

positivement dans la révolution, par exemple, à cause d’un salaire de misère ou d’un travail

insoutenable et inhumain. On s’engage négativement, pour faire la révolution – intention qui

est toujours une pro-jection imaginaire, une modification de la situation dans ses possibles.

Ce point permet à Sartre d’opposer partisans de la liberté d’indifférence et du déterminisme.

En effet, puisque toute action est intentionnelle, il est nécessaire qu’elle possède un motif (ou

                                                        17

L’Etre et le Néant, p. 480

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un mobile) comme cause. Mais la « cause » dont il s’agit n’est pas à comprendre sur le mode

mécaniste (comme dans le cas du syllogisme pratique aristotélicien), dans la mesure où « le

pour-soi doit lui conférer sa valeur de mobile ou de motif » (p. 481). Et comme le pour-soi ne

peut sécréter que du néant, il est nécessaire que la « cause » (le mobile ou le motif) ne soit pas

positive mais négative. J’agirai donc bien à cause de…, mais cette cause ne saurait être

qu’intentionnellement posée par le pour-soi qui, partant, donne également une valeur à ce

motif. L’exemple pris par Sartre est à ce titre tout à fait éclairant :

« Si j’accepte un salaire de misère, c’est sans doute par peur – et la peur est un mobile. Mais c’est peur de mourir

de faim ; c’est-à-dire que cette peur n’a de sens que hors d’elle dans une fin posée idéalement qui est la

conservation d’une vie que je saisis comme « en danger ». Et cette peur ne se comprend à son tour que par

rapport à la valeur que je donne implicitement à cette vie, c’est-à-dire qu’elle se réfère à ce système hiérarchisé

d’objets idéaux que sont les valeurs. »18

Autrement dit, je peux très bien souffrir d’un salaire de misère, gagné en travaillant à l’usine,

sans que cette souffrance ne constitue jamais un mobile pour un acte révolutionnaire.

Mais c’est du moment où la révolution sera envisagée comme « possible » que cette

souffrance gagnera sa valeur de mobile, parce qu’en prenant du recul par rapport à sa

situation d’ouvrier, l’ouvrier se projette (par l’imagination) dans la modification de cette

situation (la révolution) et qu’il donne à sa souffrance la valeur d’un mobile pour (intention)

faire la révolution (projection). Cet exemple permet à Sartre d’affirmer que

« comme le projet résolu vers un changement ne se distingue pas de l’acte, c’est en un seul surgissement que se

constituent le mobile, l’acte et la fin. Chacune de ces trois structures réclame les deux autres comme sa

signification. Mais la totalité organisée des trois ne s’explique plus par aucune structure singulière et son

surgissement comme pure néantisation temporalisante de l’en-soi ne fait qu’un avec la liberté. C’est l’acte qui

décide de ses fins et de ses mobiles, et l’acte est l’expression de la liberté. »19

Ce point est ici à relier aux analyses de l’imaginaire développée quelques années plus tôt par

Sartre. Pour que la conscience puisse imaginer, il faut qu’elle soit dans le monde et non pas

au milieu du monde. Etre-dans-le-monde suppose pour la conscience qu’elle puisse le

constituer et de le néantiser, en posant un irréel qui néantise le monde (qui devient alors

monde-dans-lequel-l’objet-irréel-n’est-pas. L’imagination est donc inséparable de la liberté,

                                                        18

Ibid., p. 481 19

Ibid., p. 482

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et n’est donc pas une faculté parmi d’autres. Elle suppose que la conscience puisse adopter

une attitude imageante consistant à dépasser le monde (réf., L’imaginaire, « conscience et

imagination », conclusion).

Il me semble que l’engagement ontologique tel que le décrit Sartre (la situation dans laquelle

nous sommes embarqués), dans les possibles que contiennent les situations et que la

conscience imagine en elle, interdit de penser l’engagement comme une nécessité historique

ou comme une valeur propre tout en en indiquant la constante possibilité. Chaque situation

apparaît dès lors comme condition de son propre affranchissement par la position imaginaire

d’un objet irréel. Mais dans la mesure où le sens et la valeur du motif ou du mobile ne sont

déterminés que par moi (puisque c’est mon acte qui créé et qui maintien à l’être les valeurs),

aucun acte engagé n’est jamais orienté par autre chose que lui-même, ni vers autre chose que

la réalité-humaine. Les motifs et les mobiles de mon engagement révolutionnaire, par

exemple, ne sont transcendants et, de ce fait, orientant, que dans la mesure où la réalité

humaine, l’existence, est un « manque d’être », un « appel d’être » (autrement dit, ma

situation, ma réalité-humaine, appelle l’être comme par dépression, et c’est ce vide d’être qui

fait sentir l’exigence éthique et qui engage l’homme à agir, c’est-à-dire, à dépasser la situation

dans ses possibles). Les valeurs sont donc « des transcendances posées et maintenues dans

leur être par ma propre transcendance » (L’Etre et le Néant, p. 484).

Pour bien comprendre le passage de la condition ontologique à l’exigence éthique, il faudrait

ici clarifier encore ce que Sartre entend par valeur. Comme il l’explique, la valeur est « ce

vers quoi un être dépasse son être : tout acte valorisé est arrachement à son être vers… » (EN,

p. 129). La valeur est donc au cœur de toute action puisque nous avons défini l’action d’abord

comme rejet de l’en-soi par le pour-soi (néantisation). La valeur est donc ce que le pour-soi

(la réalité-humaine) a à être en fonction de la néantisation du pour-soi. C’est que la valeur tire

tout son sens du manque d’être du sujet dans le présent. L’impossibilité pour le pour-soi

d’être, fait qu’il n’est pas ce qu’il est. Ce qui est manqué par le pour-soi, c’est le soi, c’est-à-

dire le soi-même comme en-soi. Le pour-soi (ou la réalité humaine si l’on préfère) vise

toujours l’identité à soi comme pour-soi (paradoxe, car il voudrait rester pour-soi tout en étant

en-soi, c’est-à-dire un en-soi-pour-soi, ce que Sartre appelle tout simplement vouloir être

Dieu). Mais ce qui est manqué mais toujours visé par le pour-soi (ce à quoi le pour-soi aspire

comme désir d’être) c’est précisément la valeur, autrement dit la synthèse de l’en-soi et du

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pour-soi. En néantisant l’en-soi (en assumant la situation dans ses possibles, en imaginant,

etc.), le pour-soi vise un horizon d’incarnation qui est la valeur, et cette valeur reste comme

un dépassement possible de l’en-soi (la situation) par le pour-soi (selon les possibles contenus

par la situation que l’action va pouvoir réaliser).

Il faudrait rajouter ici que l’action, et le devoir-être, sont rendues possibles par l’angoisse,

c’est-à-dire la compréhension intime de la contingence. Sans cette compréhension, l’exigence

éthique n’aurait aucun sens. Comme le « fond existant » reste muet – car c’est pour Sartre

l’existence qui précède l’essence et non l’inverse – il est impossible de fonder l’exigence

morale des valeurs sur l’être. J’ai le sentiment qu’ici il s’attaque une fois de plus au stoïcisme

parce que les stoïciens pensent la morale comme appropriation (« vivre selon la nature »),

c’est-à-dire, accorder son existence à notre condition comme à l’être rationnel du cosmos.

Chez Sartre on assisterait presque au mouvement inverse : c’est l’être qui se fondera sur cette

exigence, qui ne peut apparaître que dans l’angoisse révélée par l’expérience de la liberté

absolue du sujet. Il n’y aura pas d’abord l’être donateur de valeurs, comme des

commandements ou des lois naturelles, puis l’engagement vers ces valeurs. Ce que l’angoisse

fait précisément sentir, c’est que ces valeurs n’existe que parce que je les maintiens à

l’existence. Elle n’existe pas en dehors de mon acte donateur. C’est donc l’action qui donnera

tout son poids à la valeur, dès lors choisie et créée par le pour-soi. C’est la liberté qui fonde

les valeurs, et ce sont mes actes qui les font paraître dans le monde, comme Sartre le rappelle:

« J’émerge seul et dans l’angoisse en face du projet unique et premier qui constitue mon être, toutes les barrières,

tous les garde-fous s’écroulent, néantisés par la conscience de ma liberté : je n’ai ni ne puis avoir aucun recours à

aucune valeur contre le fait que c’est moi qui maintiens à l’être les valeurs ; rien ne peut m’assurer contre moi-

même, coupé du monde et de mon essence par ce néant que je suis, j’ai à réaliser le sens du monde et de mon

essence : j’en décide seul, injustifiable et sans excuse. »20

Ceci montre assez bien ce qui relie, dès l’Etre et le Néant, l’action à la responsabilité. J’ai

sans cesse à choisir, dans telle situation particulière, telle valeur possible, que je maintiens

toujours par ma conduite comme aspiration ou visée. La valeur hante donc le pour-soi comme

structure immédiate de la conscience, qui est manque pour un en-soi-pour-soi non réalisé car

non réalisable. Mais la valeur structure la conscience de manière irréfléchie sur le plan du

                                                        20

Ibid., p. 74

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cogito préréflexif, dans la mesure où seule la réflexion peut poser la valeur comme fin à

atteindre par l’action. Ainsi, lorsque l’on passe au niveau réflexif, la valeur devient morale

parce que 1) nous évaluons nos actes dès lors que nous en prenons conscience, et 2) parce que

nous la posons comme consigne à réaliser existant hors de nous, en-soi, dans le monde,

comme valeur transcendante.

L’aporie morale de l’engagement

Or L’Etre et le Néant s’achève sur une forme d’aporie morale, puisque précisément la seule

attitude authentique possible vise à réaliser notre réalité-humaine (faire du pour-soi un en-soi)

en assumant notre liberté (l’attitude inauthentique étant la mauvaise foi), attitude contredite à

priori par les prémisses de l’ontologie qui pose que le pour-soi n’est pas ce qu’il est et est ce

qu’il n’est pas. Or si l’on veut être ce qu’on est pas et n’être pas ce qu’on est (attitude

authentique), on veut être, et cet être devient une nouvelle valeur (être authentique) de nos

actions, qui les commanderait comme si elle leur était extérieure, transcendante. Autrement

dit, on viserait librement à se démettre de notre liberté – à supprimer librement, par

l’engagement, notre condition humaine. C’est ce que l’on pourrait appeler le « saut

kierkegaardien » de Sartre – seulement ce saut ne mène nulle part, puisqu’il n’existe aucun

Dieu… L’action authentique, comme l’action inauthentique (celle de la mauvaise foi – qui

pose la transcendance des valeurs, leur extériorité et l’inexorabilité de notre conformation à

elles), reste donc problématique, et Sartre se demandera, dans les Cahiers pour une morale

comment être sans être, autrement dit, comment une morale qui sait qu’on ne peut être est

possible.

Après les Cahiers pour une morale, Sartre n’aura de cesse de renforcer l’aliénation de la

liberté, le poids ontologique de la situation – par l’enfance notamment (voir le Saint Genet,

comédien et martyr, par exemple)21

. Mais il me semble qu’en ne cherchant jamais à « fonder

sa morale », Sartre maintiendra l’engagement comme le moment kierkegaardien du « saut »

(Le concept de l’angoisse), en décrivant une responsabilité toujours à prendre dans un monde

                                                        21

Dans la conférence « Morale et Histoire », Sartre va s’intéresser à cette structure formelle de toute

action qu’est la valeur en en marquant le fond objectif. Sans doute, c’est bien le pour-soi qui permet la

perpétuation des valeurs qui ne lui sont en rien transcendantes, pourtant, Sartre veut montrer qu’elles lui sont

bien données dans le milieu où il naît. « Nous sommes responsables de ce que nous faisons de ce que les autres

ont fait de nous », cela signifie bien que « nous avons été enfants avant que d’être hommes », et que la valeur

(dont la structure a été déterminée depuis l’Etre et le Néant) existe toujours déjà dans une situation aliénée.

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aliéné22

. La responsabilité est un fait ontologique. Si je suis « l’être par lequel les valeurs

arrivent au monde », si par mes actes je les maintiens à l’être, je suis absolument responsable

d’elles. Il y a donc bien une éthique de l’engagement chez Sartre, puisque l’engagement

constitue pour la réalité-humaine un « appel d’être », exprimé comme valeur. Par mon action,

je me fais être ce que j’ai à être, et je remplis ce qui manque – si je me trouve, par exemple,

face à un homme qui a faim, je lui donne à boire pour supprimer la soif – autrement dit pour

dépasser la situation dans ses possibles, je m’engage à lui donner effectivement à boire. Ce

qui fait l’exigence de la situation, c’est encore une fois « la valeur qui tire son être de son

exigence » et non l’inverse, et c’est la situation qui exige ici que je nourrisse celui qui a faim.

La valeur « nourrir celui qui a faim » n’est que parce que la situation l’exige de moi comme

liberté engagée dans cette situation, et comme pouvant réaliser cette possibilité – sans jamais

que cette valeur ne se réfère à un quelconque commandement ou à une loi naturelle. On voit à

quel point Sartre n’a jamais pensé autrement l’engagement à partir de l’ontologie. C’est parce

que je suis engagé dans une situation, et que j’ai conscience de sa pure contingence et de la

liberté que j’ai de réaliser des possibles et des valeurs qui n’adviendraient que par moi, que je

subis l’angoisse devant cette exigence impérieusement éthique qu’est la situation.

En même temps, cette exigence s’adresse à moi en particulier. C’est la situation qui

s’adresse à moi et qui exige mon acte, comme dans la pièce de Sartre Les Mouches, où le

meurtre qui libérera la Cité est exigé par la situation à Oreste seul. En un sens, il n’y a

qu’Oreste pour accomplir cette action, sans lui elle ne pourra se produire. En même temps,

comme nous le verrons pour le cas du pratico-inerte, l’action va jouer un rôle important dans

la détermination de mon être. Car c’est à travers elle que je puis me déterminer. C’est par mon

acte, ou plutôt, par la série de mes actes que l’on pourra dire de moi que je suis lâche,

courageux, résigné, etc. Comme je ne suis pas avant d’exister, c’est-à-dire d’agir et de penser,

je ne puis être que la somme de mes actes. Comme Sartre y insiste dans l’Existentialisme est

un humanisme :

« Ce que nous voulons dire, c’est qu’un homme n’est rien d’autre qu’une série d’entreprises, qu’il est la somme,

l’organisation, l’ensemble des relations qui constituent ses entreprises. »23

                                                        22

A ce stade de la pensée de Sartre, on trouve beaucoup de rapprochements avec le refus camusien – qui

maintient en les neutralisant les contraires sur le chemin de crête de la révolte (cf. L’homme révolté, chap. I). 23

L’existentialisme est un humanisme, p. 58

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ou encore : « mais l’existentialiste, lorsqu’il décrit un lâche, dit que ce lâche est responsable de sa lâcheté. Il

n’est pas comme ça parce qu’il a un cœur, un poumon ou un cerveau lâche, il n’est pas comme ça à partir d’une

organisation physiologique mais il est comme ça parce qu’il s’est construit comme lâche par ses actes. (…) Le

lâche est défini à partir de l’acte qu’il a fait. (…) Ce que dit l’existentialiste, c’est que le lâche se fait lâche, que

le héros se fait héros ; il y a toujours une possibilité pour le lâche de ne plus être lâche, et pour le héros de cesser

d’être un héros. »

C’est que, comme il le dit plus haut (p. 55),

« il n’y a de réalité que dans l’action (…) l’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la

mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie ».

Mais si c’est par nos actions et dans des situations que nous nous déterminons à être ceci

plutôt que cela, nos choix et nos conduites engagent également, pour Sartre, l’humanité tout

entière. C’est la raison pour laquelle Sartre thématise la responsabilité de l’écrivain en 1947

comme devant dépasser la position de l’Art pour l’Art en appelant à la liberté du lecteur,

parce que la littérature suppose et exige cette liberté. L’écrivain de 1947 a un rôle, une

responsabilité à prendre dans un engagement précis de dépassement de la position de l’Art

pour l’Art, contenue comme possible dans sa situation :

« Je dirai qu’un écrivain est engagé lorsqu’il tâche à prendre la conscience la plus lucide et la plus entière d’être

embarqué, c’est-à-dire lorsqu’il fait passer pour lui et pour les autres l’engagement de la spontanéité immédiate

au réfléchi. »24

Et p. 118 : « Dans le cas de l’écrivain, le cas est plus complexe (que le Juif), car nul n’est obligé de se choisir

écrivain. Aussi la liberté est-elle à l’origine : je suis l’auteur d’abord par mon libre projet d’écrire. Mais tout

aussitôt vient ceci : c’est que je deviens un homme que les autres hommes considèrent comme écrivain, c’est-à-

dire qui doit répondre à une certaine demande et que l’on pourvoit de gré ou de force d’une certaine fonction

sociale. Quelle que soit la partie qu’il veuille jouer, il faut la jouer à partir de la représentation que les autres ont

de lui. Il peut vouloir modifier le personnage que l’on attribue à l’homme de lettres dans une société donnée ;

mais pour le changer il faut qu’il s’y coule d’abord. Aussi le public intervient, avec ses mœurs, sa vision du

monde, sa conception de la société et de la littérature ; il cerne l’écrivain, il l’investit et ses exigences

impérieuses ou sournoises, ses refus, ses fuites sont les données de fait à partir de quoi l’on peut construire une

œuvre. »

                                                        24

Situations II, p. 117

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Ce cas « plus complexe », dû au fait qu’écrire est un choix, une décision prise qui doit être par

la suite assumée comme telle, et qui implique un nouveau regard de la société sur mon

activité, qui reste, malgré ce que je voudrais en faire, une fonction éminemment sociale. Il ne

s’agit donc plus d’assumer une responsabilité de fait, mais plutôt de prendre la responsabilité

qui est la conséquence même du nouveau rapport que la société a envers moi. On voit

comment mon choix d’écrire se retourne à présent comme situation aliénante – « je suis

écrivain », et cette situation contraint de nouveau mes possibles en exigeant de ma part une

action d’écrire. L’engagement à écrire devient engagement de fait – on se fait écrivain, et

cette nouvelle situation faite devient situation à dépasser dans une responsabilité d’écrivain à

prendre. Or en 1947, ce qu’il faut dépasser dans un engagement politique et démocratique,

c’est la position de l’Art pour l’Art (neutralité politique). Plus fondamentalement, la thèse de

l’engagement de l’écrivain se comprend dans la mesure où l’œuvre se donne avant tout dans

un échange de deux libertés, qui l’enrichissent et la renouvellent.

L’engagement dialectique et le nouveau champ de la responsabilité

Ce point nous conduit ainsi à une nouvelle formulation du problème de l’engagement dans

son itinéraire toujours exploré par Sartre entre ontologie et éthique. On pourrait le formuler

ainsi : l’engagement de l’écrivain est, en plus de l’engagement ontologique qui affecte tout

homme, une « médiation » entre des lecteurs situés. Le pouvoir de l’écrivain a immédiatement

une portée collective, puisqu’il s’adresse aux autres hommes, et également temporelle – il

écrit pour le présent et pour l’avenir, mais son entreprise est nécessairement politique. Cette

portée collective n’apparaît pas dans les Carnets, qui ne font pas encore état de la

responsabilité « professionnelle » de Sartre (qui a pourtant déjà connu le succès grâce à la

Nausée). L’engagement éthique ne pourra dès lors plus se penser sans faire appel au contexte

socio-historique, mais également aux moyens d’action qui auront toujours un effet

« magique » sur l’homme engagé. L’écrivain s’engage et engage les autres hommes par le

pouvoir de la parole, son action est médiatisée, elle a une portée immédiatement politique :

« Il est responsable de tout : des guerres perdues ou gagnées, des révoltes et des répressions ; il est complice des

oppresseurs s’il n’est pas l’allié naturel des opprimés. […] Cette responsabilité, il doit la vivre et la vouloir. »25

                                                        25

Situations II, p. 51

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  18 

A ce stade de la réflexion sur l’engagement, Sartre considérera en effet, dès 1960 et la

Critique de la Raison dialectique que toute action (« praxis ») agit en retour sur l’homme

comme nouvelle aliénation. Autrement dit, les hommes, en dépassant leurs situations par de

nouvelles actions, en s’engageant vers de nouvelles valeurs, agissent contre eux-mêmes. Avec

le concept de pratico-inerte il me semble qu’on arrive ici au retournement « coup-de-théâtre »

du problème de l’engagement : tout engagement, dont l’origine est le dépassement d’une

situation dans sa néantisation et son assomption, se retourne finalement contre son auteur

comme nouvelle situation engageante (aliénante).

Dans la première philosophie de Sartre, la liberté du pour-soi prenait un caractère quasi-

absolu, dans la mesure où la subjectivité n’était en rien contrainte par un contexte historique

ou social. La passivité était réservée, dans L’Etre et le Néant, à l’en-soi (à l’être : la table,

l’encrier, le chou-fleur, etc.), et l’action humaine se posait d’ailleurs en négation de l’en-soi

par la position intentionnelle d’un objet irréel comme à réaliser. En droit au moins, et dans sa

structure ontologique, l’action telle que semblait la décrire L’Etre et le Néant était absolue –

bien sûr, elle était toujours délimitée (au sens positif et négatif) par une situation, mais cette

dernière ne pouvait jamais agir sur elle comme un contexte, c’est-à-dire, comme une

détermination extérieure. La situation avait le poids d’une fatalité et désignait l’inertie, que

l’imagination contrait par néantisation, que l’engagement dépassait en réaffirmant la liberté de

la réalité-humaine.

Or, dans la Critique de la Raison Dialectique, Sartre semble avoir pris en compte les

contextes socio-historiques en brisant le dualisme ontologique (en-soi, pour-soi) de l’Etre et

le Néant. La matière ouvrée (la matérialité sociale) peut également agir en retour sur

l’homme, dans la mesure où, précisément, elle est le fruit d’une praxis humaine. Le pratico-

inerte réintroduit donc de la passivité dans l’expérience humaine, ce que Sartre avait, semble-

t-il, toujours refusé – la praxis étant précisément ce libre projet du pour-soi dépassant toujours

l’en-soi en reprenant à son compte les situations dans lesquelles il se trouvait engagé. Cette

action de la matérialité, corrélative à une nouvelle passivité du pour-soi (de la réalité-

humaine), instaure, dans la dernière philosophie de Sartre, une sévère limite à la

responsabilité et à l’engagement. Du moins, en tant que l’agir n’est plus compris que comme

praxis, c’est-à-dire, comme action exercée par un individu ou un groupe sur son milieu, et que

cette praxis peut devenir pratico-inerte, lorsque cette praxis se fige dans l’inertie de la

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matière (dans une machine ou un outil, par exemple), l’action humaine en général trouve ses

limites dans la domination de la matière sur la praxis, et expliquerait l’aliénation de la praxis

individuelle dans un monde pratico-inerte.

Toutefois, nous voudrions montrer que cette théorie, loin d’abîmer le concept de

responsabilité tel qu’il se déployait dans la première philosophie de Sartre, ne fait que le

repenser à nouveaux frais. Sans doute, l’agir, lorsqu’il est repensé comme praxis, semble

contenir en lui-même sa propre limitation – dans sa transformation en pratico-inerte. Mais ce

serait mal comprendre ce passage de l’agir à la matière ouvrée agissante. Je voudrais soutenir

que la conception sartrienne de la responsabilité reste absolue, malgré son apparent renouveau

marxisant. Pour ce faire, il faut commencer par noter que la praxis reste, dans la Critique, un

projet fondamentalement libre, qui dépasse les conditions matérielles d’existence vers une

finalité donnée par un projet. C’est dire que, comme le souligne Sartre, la praxis ne peut avoir

que l’individu ou le groupe pour sujets.

« la praxis se dévoile immédiatement par sa fin : la détermination future du champ des possibles est posée dès le

départ par un dépassement projectif des circonstances matérielles, c’est-à-dire par un projet ; à chaque moment

de l’action, c’est l’agent qui se produit lui-même dans telle ou telle posture, accompagnée de tel ou tel effort en

fonction des données présentes éclairées par l’objectif futur. J’ai appelé cette praxis « libre » par cette simple

raison que, dans une circonstance donnée, à partir d’un besoin ou d’un danger donné, elle invente elle-même sa

loi, dans l’absolue unité du projet (comme médiation entre l’objectivité donnée, passée, et l’objectivation à

produire). »26

Ce que nous indique ce passage pour la responsabilité est crucial. Si la praxis invente ses

propres lois pour dépasser les « circonstances matérielles », c’est qu’elle n’est en rien limitée

par celles-ci. Mais, comme l’Etre et le Néant le montrait déjà pour le pour-soi, la praxis peut

(et c’est même ce qu’elle fait le plus souvent) se modifier en pratico-inerte. Pourtant, il ne

saurait s’agir d’aliénation, ce « vol de l’acte par l’extérieur » (CRD II, p. 249), puisque,

comme le souligne Sartre, dans le pratico-inerte

« la détérioration vient de l’intérieur ; l’agent et la praxis ont été modifiés, certes, par le pratico-inerte mais dans

l’immanence : en tant qu’ils le travaillaient à l’intérieur du champ pratique. » (ibid.)

                                                        26

Critique de la Raison Dialectique I, p. 640

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Dans l’Etre et le Néant, l’aliénation comprise comme « objectivation » passait par le regard

de l’Autre, frontière ontologique absolue (L’enfer c’est les Autres). Dans la honte, par

exemple. Mais dans la Critique, le fond de l’aliénation-objectivation est la « matérialisation ».

L’Autre, compris comme structure ontologique (et non dans un rapport anthropologique),

reste fondamentalement le facteur de l’aliénation. Si la matière peut être aliénante, c’est parce

qu’elle est en réalité toujours déjà œuvrée par l’Autre – et c’est la raison pour laquelle elle

pourra se retourner contre ma praxis pour l’aliéner, c’est-à-dire l’objectiver, devenir Autre.

Ma praxis devient ainsi Autre en se soumettant aux lois de l’objectivité, dans un monde qui

est celui de l’Autre. La conclusion que Sartre apporte sur le développement de l’exemple des

paysans Chinois est de ce point de vue très évocatrice :

« le déboisement comme action des Autres devient pour chacun dans la matière son action en tant qu’autre :

l’objectivation est aliénation : cette aliénation primitive ne traduit pas d’abord l’exploitation – bien qu’elle en

soit inséparable – mais la matérialisation de la récurrence ; il n’y a pas d’entreprise commune et pourtant la fuite

infinie des entreprises particulières s’inscrit dans l’Etre comme résultat commun. Du coup, les Autres sont

fondus en tant qu’Autres dans la synthèse passive d’une fausse unité, et réciproquement, l’Un scellé dans la

matière se dévoile comme Autre que l’Un. Le travailleur devient sa propre fatalité matérielle ; il produit les

inondations qui le ruineront. »27

La responsabilité n’est donc pas à prendre, mais reste, comme elle l’était dans l’Etre et le

Néant, un fait de l’être de la réalité-humaine. D’autre part, le pratico-inerte ne peut agir sur

l’homme que dans la mesure où il est précisément le produit d’une praxis. Mais il n’empêche,

l’action humaine reste limitée à elle-même dans la mesure où l’homme est asservi par le

produit même de son travail.

L’évolution du rapport praxis-responsabilité et la question de l’engagement

En un sens, donc, la responsabilité va être modifiée dans ses limites avec le pratico-inerte.

C’est justement parce que Sartre renonce à une dualité ontologique (sur les modes d’être que

sont le pour-soi et l’en-soi) en pensant un agir matériel sur la réalité humaine que la

responsabilité doit être repensée. Mais en reconnaissant, en bon marxiste, le déterminisme

socio-économique, Sartre maintient toutefois sa ligne directrice. Sans doute, l’action est

toujours déjà travaillée par une praxis Autre ; sans doute aussi, l’environnement matériel

                                                        27

Critique de la Raison Dialectique I, p. 274

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impose ses exigences à toute praxis humaine, qui n’est plus alors libre réorganisation d’un

secteur de la matière. Mais il n’empêche, l’homme reste malgré tout responsable dans la

mesure où il doit prendre conscience des effets de son acte qui ne doivent pas déboucher sur

une contre-finalité. Les paysans Chinois qui, sans doute, n’ont pas voulu produire les

inondations qui les ruineront, restent malgré tout responsables de ces inondations. Deux

passages de l’Etre et le Néant peuvent éclairer les analyses de la Critique :

« agir, c’est modifier la figure du monde, c’est disposer des moyens en vue d’une fin, c’est produire un complexe

instrumental et organisé tel que, par une série d’enchaînements et de liaisons, la modification apportée à l’un des

chaînon amène des modifications dans toute la série et, pour finir, produise un résultat prévu. Mais ce n’est pas

encore là ce qui nous importe. Il convient, en effet, de remarquer d’abord qu’une action est par principe

intentionnelle. »28

« L'action, en effet, est à considérer à la fois sur le plan du pour-soi et sur celui de l'en-soi, car il s'agit d'un projet

d'origine immanente qui détermine une modification dans l'être du transcendant. Il ne servirait à rien, en effet, de

déclarer que l'action modifie seulement l'apparence phénoménale de la chose : si l'apparence phénoménale d'une

tasse peut être modifiée jusqu'à l'anéantissement de la tasse en tant que tasse, et si l'être de la tasse n'est autre que

sa qualité, l'action envisagée doit être susceptible de modifier l'être même de la tasse. Le problème de l'action

suppose donc l'élucidation de l'efficace transcendant de la conscience. »29

Dans la mesure où il est modification dans l’être du transcendant, l’agir est l’une des

modalités fondamentales de notre rapport au monde. La Critique semble continuer cette

phénoménologie de l’action. Seulement la Critique considère cette action dans sa dimension

transformatrice concrète, qui rend la praxis inséparable de la matérialité, entourée d’inertie et

de nécessité :

« Ainsi l’histoire de l’homme est une aventure de la Nature. Non seulement parce que l’homme est un organisme

matériel avec des besoins matériels mais parce que la matière ouvrée, comme extériorisation de l’intériorité,

produit l’homme, qui la produit ou qui l’utilise en tant qu’il est contraint, dans le mouvement totalisant de la

multiplicité qui le totalise, de réintérioriser l’extériorité de son produit. L’unification de l’inerte au-dehors, que

ce soit par le sceau ou par la loi, et l’introduction de l’inertie au sein de la praxis ont, nous l’avons vu, l’une et

l’autre pour résultat de produire la nécessité comme détermination rigoureuse au sein des relations humaines. »30

C’est que pour agir, pour s’engager, le pour-soi doit se faire inerte, en-soi. Dans la Critique,

l’inertie prend le nom de « matière » :

                                                        28

L’Etre et le Néant, p. 477 29

Ibid. p. 673 30

Critique de la Raison Dialectique I, p. 186

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« il faut comprendre que la praxis suppose un agent matériel (l’individu organique) et l’organisation matérielle

d’une entreprise sur la matière par la matière. Ainsi, ne trouverons-nous jamais d’hommes qui ne soient médiés

par la matière en même temps qu’ils médient des secteurs matériels entre eux. »31

Dans la mesure où la praxis en tant que totalisation est dépassement en vue d’une fin, projet,

elle ouvre des relations entre les hommes et les choses :

« L’action fait exister réellement l’entourage matériel comme un tout à partir de quoi une organisation de

moyens à fin est possible, et cette organisation, dans les formes d’activité les plus simples, est donné par la fin

elle-même, c’est-à-dire qu’elle n’est qu’une extériorisation de la fonction : c’est la totalité qui définit son moyen

par ce qui lui manque ; on guette à la chasse, à la pêche ; on cherche à la cueillette, c’est-à-dire qu’on a réalisé

l’unité du champ pour mieux saisir sur le fond l’objet quêté. C’est à partir de là que le travail s’organise par

déterminations synthétiques de l’ensemble, par mise au jour ou construction de rapports toujours plus étroits à

l’intérieur du champ pour transformer en une parfaite circularité de conditionnements ce qui n’était tout d’abord

qu’une très vague relation des parties au tout et des parties entre elles. »32

Je conclurai brièvement ce point par la Critique de la raison dialectique en disant que

l’engagement, tel que le pense finalement Sartre, a bien une valeur essentiellement collective.

Chaque individu met en route un déterminisme dans le travail de la matérialité, et il est dès

lors possible de s’aliéner les uns les autres – c’est ici que Sartre va distinguer la série du

groupe. La série est un collectif totalisé du dehors – c’est les usagers du bus par exemple. Il

n’y a pas d’actions collectives. Tous deviennent surnuméraires les uns par rapport aux

autres33

. Les actions individuelles, dans le bus, sont toutes en lutte, du fait de la rareté : rareté

des places libres, etc. Exactement comme dans un match de football où l’on est libre de jouer

avec la balle une fois qu’on nous l’a passé, dans telle ou telle disposition, etc. D’un autre côté,

on voit à quel point nos actes passés, et les actes passés des Autres s’adressent toujours à

nous. La matière nous revient à la figure, comme par une sorte de maléfice, et il faut bien

faire avec. Nous produisons sans cesse des choses qui nous sont étrangères, et l’Autre

apparaît comme frontière indépassable – c’est cette aliénation qu’il s’agit de dépasser,

finalement, dans un engagement avec l’Autre, en quittant le processus sériel (où chacun

travaille de son côté et subit de son côté l’aliénation totale initiée par l’Autre) pour le

processus collectif (le groupe). C’est pourquoi l’horizon du seul engagement valable st

politique, pour briser l’auto-aliénation par l’action, et surtout, l’aliénation qui nait de la

séparation des individus en séries, fondement même de l’oppression.

                                                        31

Ibid., p. 185 32

Ibid., p. 203-4 33

C’était Roquentin, dans La Nausée, qui se sentait de trop par rapport au monde.