Anouilh, Jean - Le Voyageur Sans Bagage & Le Bal Des Voleurs

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Le voyageur sans bagage

ditions de la Table Ronde 1958, pour Le voyageur sans bagage 1958, pour Le bal des voleurs.

PERSONNAGES

GASTON, amnsique. GEORGES RENAUD, son frre prsum. Mme RENAUD, mre prsume de Gaston.VALENTINE RENAUD, femme de Georges. LA DUCHESSE DUPONT-DUFORT, dame patronnesse.

Me HUSPAR, avou, charg des intrts de Gaston.LE PETIT GARON

Me PICWICK, avocat du petit garon.LE MATRE D'HTEL

domestiques de la famille Renaud

PREMIER TABLEAU

Le salon d'une maison de province trs cossue, avec une large vue sur un jardin la franaise. Au lever du rideau la scne est vide, puis le matre d'htel introduit la duchesse Dupont-Dufort, M'Huspar et Gaston.LE MATRE D'HTEL

Qui dois-je annoncer, Madame ?LA DUCHESSE

La duchesse Dupont-Dufort, Me Huspar, avou, et Monsieur... Elle hsite. Monsieur Gaston. A Huspar. Nous sommes bien obligs de lui donner ce nom jusqu' nouvel ordre. LE MATRE D'HTEL, qui a l'air au courant. Ah ! Madame la duchesse voudra bien excuser Monsieur et Madame, mais Madame la duchesse n'tait attendue par Monsieur et Madame qu'au train de 11 h 50. Je vais faire prvenir immdiatement Monsieur et Madame de la venue de Madame la duchesse.

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Tableau IGASTON

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LA DUCHESSE, le regardant s'loigner. Parfait, ce matre d'htel!... Ah! mon petit Gaston, je suis follement heureuse. J'tais sre que vous tiez le fils d'une excellente famille.HUSPAR

Peut-tre pas trs bien, Madame le duchesse.LA DUCHESSE, satisfaite.

Ne vous laissez pas emporter par l'enthousiasme. N'oubliez pas qu'en plus de ces Renaud nous avons encore cinq familles possibles.LA DUCHESSE

Ah ! vous tes tout au moins un charmant garon et qui sait reconnatre ses erreurs. Cela, je ne cesse de le rpter. Mais il n'en demeure pas moins vrai que votre insouciance, votre dsinvolture sont extrmement blmables. N'est-ce pas, Huspar?HUSPAR

Ah ! non, matre... Quelque chose me dit que Gaston va reconnatre ces Renaud pour les siens ; qu'il va retrouver dans cette maison l'atmosphre de son pass. Quelque chose me dit que c'est ici qu'il va retrouver sa mmoire. C'est un instinct de femme qui m'a rarement trompe. HUSPAR s'incline devant un tel argument. Alors... Gaston s'est mis regarder les tableaux sans s'occuper d'eux, comme un enfant en visite. LA DUCHESSE, l'interpellant. Eh bien, Gaston, vous tes mu, j'espre ?GASTON

Mon Dieu, je...LA DUCHESSE

Si, si. Il faut me soutenir, voyons, et lui faire comprendre qu'il doit tre mu. Gaston s'est remis regarder les uvres d'art. Gaston !GASTON

Madame la duchesse ?LA DUCHESSE

Etes-vous de pierre ?GASTON

Pas trop. De pierre ?LA DUCHESSE soupire.

Pas trop ! Ah ! mon ami, je me demande parfois si vous vous rendez compte de ce que votre cas a de poignant ?GASTON

LA DUCHESSE

Oui, avez-vous le cur plus dur que le roc ?GASTON

Mais, Madame la duchesse...LA DUCHESSE

Je... je ne le crois pas, Madame la duchesse.LA DUCHESSE

Non, non, non. Rien de ce que vous pourrez me dire ne m'tera mon ide de la tte. Vous ne vous rendez pas compte. Allons, avouez que vous ne vous rendez pas compte.

Excellente rponse ! Moi non plus, je ne le crois pas. Et pourtant, pour un observateur moins averti que nous, votre conduite laisserait croire que vous tes un homme de marbre.

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Le voyageur sans bagageGASTON

Tableau I

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Ah?LA DUCHESSE

cela vous fait rire ? Vous tes, comme l'a dit trs justement un journaliste de talent, le soldat inconnu vivant et cela vous fait rire? Vous tes donc incapable de respect, Gaston ?GASTON

Gaston, vous ne comprenez peut-tre pas la gravit de ce que je vous dis ? J'oublie parfois que je parle un amnsique et qu'il y a des mots que vous avez pu ne pas rapprendre depuis dix-huit ans. Savez-vous ce que c'est que du marbre ?GASTON

Mais puisque c'est moi...LA DUCHESSE

De la pierre.LA DUCHESSE

C'est bien. Mais savez-vous encore quelle sorte de pierre ? La pierre la plus dure, Gaston. Vous m'entendez ?GASTON

II n'importe ! Au nom de ce que vous reprsentez, vous devriez vous interdire de rire de vous-mme. Et j'ai l'air de dire une boutade, mais elle exprime le fond de ma pense : quand vous vous rencontrez dans une glace, vous devriez vous tirer le chapeau, Gaston.GASTON

Moi... moi?LA DUCHESSE

Oui.LA DUCHESSE

Et cela ne vous fait rien que je compare votre cur la pierre la plus dure ?GASTON, gn.

Oui, vous vous ! Nous le faisons bien tous, en songeant ce que vous personnifiez. Qui vous croyez-vous donc pour en tre dispens ?GASTON

Personne, Madame la duchesse. Un temps.LA DUCHESSE

Ben, non... a me ferait plutt rigoler.LA DUCHESSE

Avez-vous entendu, Huspar ?HUSPAR, pour arranger les choses.

C'est un enfant. LA DUCHESSE, premptoire. Il n'y a plus d'enfants : c'est un ingrat. A Gaston. Ainsi, vous tes un des cas les plus troublants de la psychiatrie ; une des nigmes les plus angoissantes de la grande guerre et, si je traduis bien votre grossier langage,

Mauvaise rponse ! Vous vous croyez quelqu'un de trs important. Le bruit que les journaux ont fait autour de votre cas vous a tourn la tte, voil tout. // vent parler. Ne rpliquez rien, vous me fcheriez ! // baisse la tte et retourne aux uvres d'art. Comment le trouvez-vous, Huspar ?HUSPAR

Lui-mme, indiffrent.LA DUCHESSE

Indiffrent. C'est le mot. Je l'avais depuis huit jours sur le bout de la langue et je ne pouvais pas le dire. Indiffrent !

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Tableau ILA DUCHESSE

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c'est tout fait cela. C'est pourtant son sort qui se joue, que diable ! Ce n'est pas nous qui avons perdu la mmoire, ce n'est pas nous qui recherchons notre famille ? N'est-ce pas, Huspar ?HUSPAR

Certainement non.LA DUCHESSE

Foutriquet, oui. Vous me direz que c'est peu de chose, mais ce qu'il y a d'intressant, c'est que c'est un mot, qu'veill, personne ne lui a jamais entendu prononcer, un mot que personne ne se rappelle avoir prononc devant lui, un mot qui a donc toutes chances d'appartenir son pass.HUSPAR

Alors ?HUSPAR, haussant les paules, dsabus.

Foutriquet ?LA DUCHESSE

Vous avez encore les illusions d'une foi neuve. Voil des annes qu'il oppose cette inertie toutes nos tentatives.LA DUCHESSE

II est impardonnable en tout cas de ne pas reconnatre le mal que mon neveu se donne pour lui. Si vous saviez avec quel admirable dvouement il le soigne, quel cur il met cette tche! J'espre qu'avant de partir il vous a confi l'vnement ?HUSPAR

Foutriquet. C'est un trs petit indice, certes, mais c'est dj quelque chose. Son pass n'est plus un trou noir. Qui sait si ce routriquet-l ne nous mettra pas sur la voie ? Elle rve. Foutriquet... Le surnom d'un ami, peut-tre. Un juron familier, que sais-je ? Nous avons au moins une petite base, maintenant.HUSPAR, rveur.

Foutriquet...LA DUCHESSE rpte, ravie.

Le docteur Jibelin n'tait pas l'asile lorsque je suis pass prendre les dossiers de Gaston. Je n'ai malheureusement pas pu l'attendre.LA DUCHESSE

Que me dites-vous, Matre? Vous n'avez pas vu mon petit Albert avant votre dpart ? Mais vous ne savez donc pas la nouvelle ?HUSPAR

Quelle nouvelle ?LA DUCHESSE

Au dernier abcs de fixation qu'il lui a fait, il a russi le faire parler dans son dlire. Oh ! il n'a pas dit grand-chose. Il a dit : Foutriquet. HUSPAR

Foutriquet. Quand Albert est venu m'annoncer ce rsultat inespr, il m'a cri en entrant : Tante, mon malade a dit un mot de son pass : c'est un juron ! Je tremblais, mon cher. J'apprhendais une ordure. Un garon qui a l'air si charmant, je serais dsole qu'il ft d'extraction basse. Cela serait bien la peine que mon petit Albert ait pass ses nuits il en a maigri, le cher enfant l'interroger et lui faire des abcs la fesse, si le gaillard retrouve sa mmoire pour nous dire qu'avant la guerre il tait ouvrier maon ! Mais quelque chose me dit le contraire. Je suis une romanesque, mon cher Matre. Quelque chose me dit que le malade de mon neveu tait un homme extrmement connu. J'aimerais un auteur dramatique. Un grand auteur dramatique.HUSPAR

Foutriquet ?

Un homme trs connu, c'est peu probable. On l'aurait dj reconnu.

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Le voyageur sans bagageLA DUCHESSE

Tableau IHUSPAR

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Les photographies taient toutes mauvaises... Et puis la guerre est une telle preuve, n'est-ce pas ?HUSPAR,

Admirable exemple !LA DUCHESSE

Je ne me rappelle d'ailleurs pas avoir entendu dire qu'un auteur dramatique connu ait t port disparu l'ennemi pendant les hostilits. Ces gens-l notifient dans les magazines leurs moindres dplacements, plus forte raison leur disparition.LA DUCHESSE

Ah ! Matre, vous tes cruel ! Vous dtruisez un beau rve. Mais c'est tout de mme un homme de race, cela j'en suis sre. Regardez l'allure qu'il a avec ce costume. Je l'ai fait habiller par le tailleur d'Albert.HUSPAR, mettant son lorgnon.

Quand je pense que du temps du docteur Bonfant les familles venaient en vrac tous les lundis l'asile, le voyaient quelques minutes chacune et s'en retournaient par le premier train !... Qui retrouverait ses pre et mre dans de telles conditions, je vous le demande ? Oh ! non, non, le docteur Bonfant est mort, c'est bien, nous avons le devoir de nous taire, mais le moins qu'on pourrait dire, si le silence au-dessus d'une tombe n'tait pas sacr, c'est qu'il tait une mazette et un criminel.HUSPAR

Oh! un criminel...LA DUCHESSE

Mais, en effet, je me disais : Je ne reconnais pas le costume de l'asile.,,. LA DUCHESSE

Vous ne pensez pas tout de mme, mon cher, que puisque j'avais dcid de le loger au chteau et de promener moimme dans les familles qui le rclament le malade de mon neveu, j'allais le supporter vtu de pilou gris ?HUSPAR,

Ne me mettez pas hors de moi. Je voudrais qu'il ne ft pas mort pour lui jeter le mot la face. Un criminel ! C'est sa faute si ce malheureux se trane depuis 1918 dans les asiles. Quand je pense qu'il l'a gard Pont-au-Bronc pendant prs de quinze ans sans lui faire dire un mot de son pass et que mon petit Albert qui ne l'a que depuis trois mois lui a dj fait dire Foutriquet , je suis confondue ! C'est un grand psychiatre, Matre, que mon petit Albert.HUSPAR

Ces confrontations domicile sont une excellente ide.LA DUCHESSE

Et un charmant jeune homme.LA DUCHESSE

N'est-ce pas ? Mon petit Albert l'a dit ds qu'il l'a pris en main. Ce qu'il faut pour qu'il retrouve son pass, c'est le replonger dans l'atmosphre mme de ce pass. De l dcider de le conduire chez les quatre ou cinq familles qui ont donn les preuves les plus troublantes, il n'y avait qu'un pas. Mais Gaston n'est pas son unique malade, il ne pouvait tre question pour Albert de quitter l'asile pendant le temps des confrontations. Demander un crdit au ministre pour organiser un contrle srieux ? Vous savez comme ces gensl sont chiches. Alors, qu'auriez-vous fait ma place ? J'ai rpondu : Prsent ! Comme en 1914,

Le cher enfant ! Avec lui, heureusement tout cela est en train de changer. Confrontations, expertises graphologiques, analyses chimiques, enqutes policires, rien de ce qui est humainement possible ne sera pargn pour que son malade retrouve les siens. Ct clinique galement, Albert est dcid le traiter par les mthodes les plus modernes. Songez qu'il a fait dj dix-sept abcs de fixation !HUSPAR

Dix-sept!... Mais c'est norme!

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Le voyageur sans bagageLA DUCHESSE,

Tableau I

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ravie. C'est norme ! et extrmement courageux de la part de mon petit Albert. Car il faut bien le dire : c'est risqu.HUSPAR

Madame la duchesse. Quatre cents familles acharnes le chrir. C'est beaucoup.LA DUCHESSE

Mais Gaston ?LA DUCHESSE

Mais des petits enfants, des bambinos ! Des bambinos qui attendent leur papa. Oserez-vous dire que vous n'avez pas envie de les embrasser ces mignons, de les faire sauter sur vos genoux ?GASTON

De quoi pourrait-il se plaindre ? Tout est pour son bien. Il aura le derrire comme une cumoire sans doute, mais il retrouvera son pass. Et notre pass, c'est le meilleur de nous-mmes ! Quel homme de cur hsiterait entre son pass et la peau de son derrire ?HUSPAR

Ce serait mal commode, Madame la duchesse. Les plus jeunes doivent avoir une vingtaine d'annes.LA DUCHESSE

La question ne se pose pas.LA DUCHESSE, avisant Gaston qui passe prs d'elle.

Ah ! Huspar... Il prouve le besoin de profaner les choses les plus saintes ! GASTON, soudain rveur. Des enfants... J'en aurais en ce moment, des petits, des vrais, si on m'avait laiss vivre.LA DUCHESSE

N'est-ce pas, Gaston, que vous tes infiniment reconnaissant au docteur Jibelin de mettre aprs tant d'annes perdues par le docteur Bonfant tout en uvre pour vous rendre votre pass ?GASTON

Vous savez bien que c'tait impossible !GASTON

Trs reconnaissant, Madame la duchesse. LA DUCHESSE, Huspar. Je ne le lui fais pas dire. A Gaston. Ah ! Gaston, mon ami, comme c'est mouvant, n'est-ce pas, de se dire que derrire cette porte il y a peut-tre un cur de mre qui bat, un vieux pre qui se prpare vous tendre les bras ! GASTON, comme un enfant. Vous savez, j'en ai tellement vu de vieilles bonnes femmes ui se trompaient et m'embrassaient avec leur nez humide ; e vieillards en erreur qui me frottaient leur barbe... Imaginez un homme avec prs de quatre cents familles,

Pourquoi ? Parce que je ne me rappelais rien avant le soir de printemps 1918 o l'on m'a dcouvert dans une gare de triage ?HUSPAR

Exactement, hlas !...GASTON

Cela a fait peur aux gens sans doute qu'un homme puisse vivre sans pass. Dj les enfants trouvs sont mal vus... Mais enfin on a eu le temps de leur inculquer quelques petites notions. Mais un homme, un homme fait, qui avait peine de pays, pas de ville natale, pas de traditions, pas de nom... Foutre ! Quel scandale !

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Le voyageur sans bagageLA DUCHESSE

Tableau I

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Mon petit Gaston, tout nous prouve, en tout cas, que vous aviez besoin d'ducation. Je vous ai dj interdit d'employer ce mot.GASTON

sur l'adresse des combattants. Esprons cependant que je n'ai pas atteint trois hommes...LA DUCHESSE

Scandale ?LA DUCHESSE

Mais que me chantez-vous l ? Je veux croire que vous avez t un hros, au contraire. Je parlais d'hommes tus dans le civil !GASTON

Non...Elle hsite.

L'autre.GASTON, qui continue son rve.

Un hros, c'est vague aussi en temps de guerre. Le mdisant, l'avare, l'envieux, le lche mme taient condamns par le rglement tre des hros cte cte et presque de la mme faon.LA DUCHESSE

Pas de casier judiciaire non plus... Y pensez-vous, Madame la duchesse ? Vous me confiez votre argenterie table ; au chteau ma chambre est deux pas de la vtre... Et si j'avais dj tu trois hommes ?LA DUCHESSE

Rassurez-vous. Quelque chose qui ne peut me tromper me dit moi que vous tiez un garon trs bien lev.GASTON

Vos yeux me disent que non.GASTON

C'est une maigre rfrence pour savoir si je n'ai rien fait de mal ! J'ai d chasser... Les garons bien levs chassent. Esprons aussi que j'tais un chasseur dont tout le monde riait et que je n'ai pas atteint trois btes,LA DUCHESSE

Vous avez de la chance qu'ils vous honorent de leurs confidences. Moi, je les regarde quelquefois jusqu' m'tourdir pour y chercher un peu de tout ce qu'ils ont vu et qu'ils ne veulent pas rendre. Je n'y vois rien. LA DUCHESSE, souriant. Vous n'avez pourtant pas tu trois hommes, rassurezvous. Il n'est pas besoin de connatre votre pass pour leGASTON

Ah! mon cher, il faut beaucoup d'amiti pour vous couter sans rire. Vos scrupules sont exagrs.GASTON

On m'a trouv devant un train de prisonniers venant d'Allemagne. Donc j'ai t au front. J'ai d lancer, comme les autres, de ces choses qui sont si dures recevoir sur nos pauvres peaux d'hommes qu'une pine de rose fait saigner. Oh ! je me connais, je suis un maladroit. Mais la guerre l'tat-major comptait plutt sur le nombre des balles que

J'tais si tranquille l'asile... Je m'tais habitu moi, je me connaissais bien et voil qu'il faut me quitter, trouver un autre moi et l'endosser comme une vieille veste. Me reconnatrai-je demain, moi qui ne bois que de l'eau, dans le fils du lampiste qui il ne fallait pas moins de quatre litres de gros rouge par jour? Ou, bien que je n'aie aucune patience, dans le fils de la mercire qui avait collectionn et class par familles douze cents sortes de boutons ?LA DUCHESSE

Si j'ai tenu commencer par ces Renaud, c'est que ce sont des gens trs bien.

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Le voyageur sans bagageGASTON

Tableau I

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Cela veut dire qu'ils ont une belle maison, un beau matre d'htel, mais quel fils avaient-ils ? LA DUCHESSE, voyant entrer le matre d'htel Nous allons le savoir l'instant. Elle l'arrte d'un geste. Une minute, mon ami, avant d'introduire vos matres. Gaston, voulez-vous vous retirer un moment au jardin, nous vous ferons appeler.GASTON

la mort, contre toutes les forces obscures du monde... Je me suis vtue de noir, j'ai pens que c'tait le plus indiqu. Entrent les Renaud. De grands bourgeois de province. Mme RENAUD, sur le seuil. Vous voyez, je vous l'avais dit ! Il n'est pas l.HUSPAR

Nous lui avons simplement dit de s'loigner un instant, Madame.GEORGES

Bien, Madame la duchesse.LA DUCHESSE, le prenant part. Et puis, dites-moi, ne m'appelez plus Madame la duchesse. C'tait bon du temps o vous n'tiez que le malade de mon neveu. GASTON

Permettez-moi de me prsenter. Georges Renaud. Prsentant les deux dames qui l'accompagnent. Ma mre et ma femme.HUSPAR

C'est entendu, Madame.LA DUCHESSE

Allez. Et n'essayez pas de regarder par le trou de la serrure ! GASTON, s'en allant. Je ne suis pas press. J'en ai dj vu trois cent quatrevingt-sept. LA DUCHESSE, le regardant sortir. Dlicieux garon. Ah! Matre, quand je pense que le docteur Bonfant l'employait bcher les salades, je frmis ! Au matre d'htel. Vous pouvez faire entrer vos matres, mon ami. Elle prend le bras d'Huspar. Je suis terriblement mue, mon cher. J'ai l'impression d'entreprendre une lutte sans merci contre la fatalit, contre

Lucien Huspar. Je suis l'avou charg des intrts matriels du malade. Madame la duchesse Dupont-Dufort, prsidente des diffrentes uvres d'assistance du Pont-auBronc, qui, en l'absence de son neveu, le docteur Jibelin, empch de quitter l'asile, a bien voulu se charger d'accompagner le malade. Saluts.LA DUCHESSE

Oui, je me suis associe dans la mesure de mes faibles forces l'uvre de mon neveu. Il s'est donn cette tche avec tant de fougue, avec tant de foi !...M m e RENAUD

Neus lui garderons une ternelle reconnaissance des soins qu'il a donns notre petit Jacques, Madame... Et ma plus grande joie et t de le lui dire personnellement.LA DUCHESSE

Je vous remercie, Madame.

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Le voyageur sans bagageM m e RENAUD

Tableau I

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Mais je vous prie de m'excuser... Asseyez-vous. C'est une minute si mouvante...LA DUCHESSE

mnag une entrevue de quelques minutes, malheureusement sans rsultat. Une autre fois, ma belle-fille a pu prendre la place d'une lingre qui tait tombe malade. Elle l'a vu tout un aprs-midi, mais sans rien pouvoir lui dire, n'ayant jamais eu l'occasion d'tre seule avec lui. LA DUCHESSE Valentine. Comme c'est romanesque ! Mais si on vous avait dmasque ? Vous savez coudre au moins ?VALENTINE

Je vous comprends tellement, Madame !M m e RENAUD

Songez, Madame, quelle peut tre en effet notre impatience... Il y a plus de deux ans dj que nous avons t l'asile pour la premire fois...GEORGES

Oui, Madame.LA DUCHESSE

Et, malgr nos rclamations incessantes, il nous a fallu attendre jusqu'aujourd'hui pour obtenir cette seconde entrevue.HUSPAR

Et vous n'avez jamais pu tre seule avec lui ?VALENTINE

Les dossiers taient en si grand nombre, Monsieur. Songez qu'il y a eu en France quatre cent mille disparus. Quatre cent mille familles, et bien peu qui acceptent de renoncer l'espoir, croyez-moi.Mme

Non, Madame, jamais.LA DUCHESSE

RENAUD

Ah ! ce docteur Bonfant, ce docteur Bonfant est un grand coupable !GEORGES

Mais deux ans, Monsieur !... Et encore si vous saviez dans quelles circonstances on nous l'a montr alors... Je pense que vous en tes innocente, Madame, ainsi que Monsieur votre neveu, puisque ce n'est pas lui qui dirigeait l'asile cette poque... Le malade est pass prs de nous dans une bousculade, sans que nous puissions mme l'approcher. Nous tions prs de quarante ensemble.LA DUCHESSE

Ce que je ne m'explique pas, tant donn les preuves que nous vous avons apportes, c'est qu'on ait pu hsiter entre plusieurs familles.HUSPAR

Les confrontations du docteur Bonfant taient de vritables scandales !M m e RENAUD

C'est extraordinaire, oui, mais songez qu'aprs nos derniers recoupements, qui furent extrmement minutieux, il reste encore avec vous cinq familles dont les chances sont sensiblement gales.M m e RENAUD

Des scandales !... Oh ! nous nous sommes obstins... Mon fils, rappel par ses affaires, a d repartir ; mais nous sommes restes l'htel avec ma belle-fille, dans l'espoir d'arriver l'approcher. A force d'argent, un gardien nous a

Cinq familles, Monsieur, mais ce n'est pas possible!...HUSPAR

Si, Madame, hlas!...

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Le voyageur sans bagage

Tableau I

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LA DUCHESSE, lisant dans son agenda. Les familles Brigaud, Bougran, Grigou, Legroptre et Madensale. Mais je dois vous dire tout de suite que si j'ai voulu qu'on commence par vous, c'est que vous avez toute ma sympathie.M m e RENAUD

ses, hlas ! il y a autour de Gaston. Sa pension de mutil, qu'il n'a jamais pu toucher, le met la tte d'une vritable petite fortune... Songez que les arrrages et intrts composs de cette pension se montent aujourd'hui plus de deux cent cinquante mille francs.M m e RENAUD

Je vous remercie, Madame.LA DUCHESSE

Comment cette question d'argent peut-elle jouer dans une alternative aussi tragique ?...HUSPAR

Non, non, ne me remerciez pas. Je vous le dis comme je le pense. Votre lettre m'a, ds l'abord, donn l'impression que vous tiez des gens charmants, impression que notre rencontre confirme en tous points... Aprs vous, d'ailleurs, Dieu sait dans quel monde nous allons tomber ! Il y a une crmire, un lampiste...M m e RENAUD

Elle le peut, malheureusement, Madame. Permettez-moi, ce propos, un mot sur la situation juridique du malade...M m e RENAUD

Aprs, Monsieur, aprs, je vous en prie...LA DUCHESSE

Un lampiste ?LA DUCHESSE

Un lampiste, oui, Madame, un lampiste ! Nous vivons une poque inoue ! Ces gens-l ont toutes les prtentions... Oh ! mais, n'ayez crainte, moi vivante on ne donnera pas Gaston un lampiste !HUSPAR, Georges.

Matre Huspar a un code la place du cur! Mais comme il est trs gentil... Elle pince discrtement Huspar. il va aller nous chercher Gaston tout de suite !HUSPAR n'essaie plus de lutter. Je m'incline, Mesdames. Je vous demande simplement de ne pas crier, de ne pas vous jeter sa rencontre. Ces expriences qui se sont renouveles tant de fois le mettent dans un tat nerveux extrmement pnible. // sort. LA DUCHESSE

Oui, on avait annonc que ces visites se feraient par ordre d'inscription ce qui tait logique mais, comme vous auriez t ainsi les derniers, Madame la duchesse DupontDufort a voulu, un peu imprudemment, sans doute, passer outre et venir chez vous en premier lieu.M m e RENAUD

Vous devez avoir une immense hte de le revoir, Madame.M m e RENAUD

Pourquoi imprudemment ? J'imagine que ceux qui ont la charge du malade sont bien libres...HUSPAR

Une mre ne peut gure avoir un autre sentiment, Madame.LA DUCHESSE

Libres, oui, peut-tre ; mais vous ne pouvez pas savoir, Madame, quel dchanement de passions souvent intres-

Ah ! je suis mue pour vous !...

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Le voyageur sans bagage

Tableau IGEORGES, net.

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A Valentine. Vous avez galement connu notre malade ou enfin celui que vous croyez tre notre malade Madame ?VALENTINE

Non, Madame. Ce ne sera pas.LA DUCHESSE

Mais oui, Madame. Je vous ai dit que j'avais t l'asile.LA DUCHESSE

Tant pis pour mon beau rve ! Elle va la baie. Mais comme Matre Huspar est long !... Votre parc est si grand et il est un peu myope : je gage qu'il s'est perdu.VALENTINE, bas Georges.

C'est juste ! Suis-je tourdie...M m e RENAUD

Georges, mon fils an, a pous Valentine toute jeune, ces enfants taient de vrais camarades. Ils s'aimaient beaucoup, n'est-ce pas, Georges ?GEORGES, froid.

Pourquoi me regardez-vous ainsi? Vous n'allez pas ressortir toutes vos vieilles histoires ? GEORGES, grave. En vous pardonnant, j'ai tout effac.VALENTINE

Beaucoup, mre.LA DUCHESSE

L'pouse d'un frre, c'est presque une sur, n'est-ce pas, Madame ?VALENTINE, drlement.

Alors ne me jetez pas un coup d'oeil chaque phrase de cette vieille toque ! Mme RENAUD, qui n'a pas entendu et qui ne sait vraisemblablement rien de cette histoire. Bonne petite Valentine. Regarde, Georges, elle est tout mue... C'est bien de se souvenir comme cela de notre petit Jacques, n'est-ce pas, Georges ?GEORGES

Certainement, Madame.LA DUCHESSE

Vous devez tre follement heureuse de le revoir. Valentine} gne, regarde Georges qui rpond pour elle.GEORGES

Oui, mre.LA DUCHESSE

Ah ! le voil ! Huspar entre seul. J'en tais sre, vous ne l'avez pas trouv !HUSPAR

Trs heureuse. Comme une sur.LA DUCHESSE

Je suis une grande romanesque... J'avais rv vous le dirai-je ? qu'une femme qu'il aurait passionnment aime serait l pour le reconnatre et changer avec lui un baiser d'amour, le premier au sortir de cette tombe. Je vois que ce ne sera pas.

Si, mais je n'ai pas os le dranger.LA DUCHESSE

Qu'est-ce dire ? Que faisait-il ?

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Le voyageur sans bagageHUSPAR

Tableau I GEORGES, bas Valentine. C'est sur ce banc que vous vous rencontriez ?VALENTINE

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II tait en arrt devant une statue.VALENTINE crie.

Une Diane chasseresse avec un banc circulaire, au fond du parc ?HUSPAR

Je ne sais pas ce que vous voulez dire.LA DUCHESSE

Oui. Tenez, on l'aperoit d'ici. Tout le monde regarde. GEORGES, brusquement. Eh bien, qu'est-ce que cela prouve ? LA DUCHESSE, Huspar. C'est passionnant, mon cher ! VALENTINE, doucement. Je ne sais pas. Je crois me rappeler qu'il aimait beaucoup cette statue, ce banc... LA DUCHESSE, Huspar. Nous brlons, mon cher, nous brlons.M m e RENAUD

Madame, malgr votre lgitime motion, je vous conjure de rester impassible.M m e RENAUD

Comptez sur moi, Madame. Huspar entre avec Gaston. Mme Renaud murmure. Ah ! c'est bien lui, c'est bien lui... LA DUCHESSE, allant Gaston dans un grand geste thtral et lui cachant les autres. Gaston, essayez de ne rien penser, laissez-vous aller sans chercher, sans faire d'efforts. Regardez bien tous les visages... Silence, ils sont tous immobiles. Gaston passe d'abord devant Georges, le regarde, puis Mme Renaud. Devant Valentine, il s'arrte une seconde. Elle murmure imperceptiblement.VALENTINE

Vous m'tonnez, ma petite Valentine. Ce coin du parc faisait partie de l'ancienne proprit de Monsieur Dubanton. Nous avions dj achet cette parcelle, c'est vrai, du temps de Jacques, mais nous n'avons abattu le mur qu'aprs la guerre.VALENTINE, se troublant.

Mon chri... // la regarde, surpris, mais il passe et se retourne vers la duchesse, gentiment, cartant les bras dans un geste d'impuissance.GASTON, poli.

Je ne sais pas, vous devez avoir raison.HUSPAR

Je suis navr...LE RIDEAU TOMBE

II avait l'air si drle en arrt devant cette statue que je n'ai pas os le dranger avant de venir vous demander si ce dtail pouvait tre significatif. Puisqu'il ne l'est pas, je vais le chercher. // sort.

Tableau II

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doux comme un mouton. Eh bien, je peux vous assurer que a bardait !LE VALET DE CHAMBRE

Tu veux que je te dise : il avait raison, cet homme. JULIETTE, furieuse. Comment ! Il avait raison ? Est-ce qu'on cherche des pouilles aux morts ? C'est propre, toi, tu crois, de chercher des pouilles aux morts ?

DEUXIME TABLEAU

LE VALET DE CHAMBRE

Les morts n'avaient qu' pas commencer nous faire cocus ! Une porte Louis XV aux deux battants ferms devant laquelle sont runis, chuchotants, les domestiques des Renaud. La cuisinire est accroupie et regarde par le trou de la serrure ; les autres sont groups autour d'elle.LA CUISINIRE, aux autres. Attendez, attendez... Ils sont tous le regarder comme une bte curieuse. Le pauvre garon ne sait plus o se mettre... LE CHAUFFEUR JULIETTE

Ah ! toi, depuis qu'on est maris, tu n'as que ce mot-l la bouche ! C'est pas les morts qui vous font cocus. Ils en seraient bien empchs, les pauvres : c'est les vivants. Et les morts, ils n'ont rien voir avec les histoires des vivants.LE VALET DE CHAMBRE

Tiens ! a serait trop commode. Tu fais un cocu et, hop ! ni vu ni connu, j't'embrouille. Il suffit d'tre mort.JULIETTE

Eh ben ! quoi, c'est quelque chose, d'tre mort !LE VALET DE CHAMBRE

Fais voir...LA CUISINIERE

Et d'tre cocu, donc!...JULIETTE

Attends ! Il s'est lev d'un coup. Il en a renvers sa tasse. Il a l'air d'en avoir assez de leurs questions... Voil Monsieur Georges qui le prend part dans la fentre. Il le tient par le bras, gentiment, comme si rien ne s'tait pass.,.LE CHAUFFEUR

Oh ! tu en parles trop, a finira par t'arriver. LA CUISINIRE, pousse par le chauffeur. Attends, attends. Ils vont tous au fond maintenant. Ils lui montrent des photographies... Cdant sa place. Bah ! avec les serrures d'autrefois on y voyait, mais avec ces serrures modernes... c'est bien simple : on se tire les yeux.

Eh ben!...JULIETTE

Ah ! si vous l'aviez entendu, Monsieur Georges, quand il a dcouvert leurs lettres aprs la guerre !... Il a pourtant l'air

36

Le voyageur sans bagageLE CHAUFFEUR, pench son tour.

Tableau IILA CUISINIRE

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C'est lui ! C'est lui ! Je reconnais sa sale gueule ce petit salaud-l !JULIETTE

Et des brutalits ! Tu te souviens, cette poque, il y avait un petit gte-sauce aux cuisines. Chaque fois qu'il le voyait, le malheureux, c'tait pour lui frotter les oreilles ou le botter.LE CHAUFFEUR

Dis donc, pourquoi tu dis a, toi ? Ferme-la toi-mme, ta sale gueule !LE VALET DE CHAMBRE

Et pourquoi tu le dfends, toi? Tu ne peux pas faire romme les autres?JULIETTE

Et sans motif ! Un vrai petit salaud, voil ce que c'tait. Et, quand on a appris qu'il s'tait fait casser la gueule en 1918, on n'est pas plus mchants que les autres, mais on a dit que c'tait bien fait.LE MATRE D'HTEL

Moi, je l'aimais bien, Monsieur Jacques. Qu'est-ce que tu peux en dire, toi ? tu ne l'as pas connu. Moi, je l'aimais bien.LE VALET DE CHAMBRE

Allons, allons, maintenant, il faut s'en aller.LE CHAUFFEUR

Mais enfin, quoi !... Vous n'tes pas de notre avis, vous, Monsieur Jules?LE MATRE D'HTEL

Et puis aprs ? C'tait ton patron. Tu lui cirais ses chaussures.JULIETTE

Et puis je l'aimais bien, quoi ! a a rien voir.LE VALET DE CHAMBRE

Je pourrais en dire plus que vous, allez!... J'ai cout leurs scnes table. J'tais mme l quand il a lev la main sur Madame.LA CUISINIRE

Ouais ! comme son frre... une belle vache !LE CHAUFFEUR, cdant la place Juliette.

Sur sa mre !... A dix-huit ans !...LE MATRE D'HTEL

Pire, mon vieux, pire ! Ah ! ce qu'il a pu me faire poireauter jusqu' des quatre heures du matin devant des bistrots... Et au petit jour, quand tu tais gel, a sortait de l congestionn, reniflant le vin trois mtres, et a venait vomir sur les coussins de la voiture... Ah ! le salaud !LA CUISINIRE

Et les petites histoires avec Madame Valentine, je les connais, je puis dire, dans leurs dtails...LE CHAUFFEUR

Ben, permettez-moi de vous dire que vous tes bien bon d'avoir ferm les yeux, Monsieur Jules...LE MATRE D'HTEL

Tu peux le dire... Combien de fois je me suis mis les mains dedans, moi qui te parle ! Et a avait dix-huit ans.LE CHAUFFEUR

Les histoires des matres sont les histoires des matres...LE CHAUFFEUR

Et pour trennes des engueulades !

Oui, mais avec un petit coco pareil... Fais voir un peu que je le regarde encore.

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Le voyageur sans bagage JULIETTE, cdant sa place.

Tableau IILE VALET DE CHAMBRE

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Ah ! c'est lui, c'est lui, j'en suis sre... Monsieur Jacques ! C'tait un beau gars, tu sais, cette poque. Un vrai beau gars. Et distingu !LE VALET DE CHAMBRE

Le facteur, c'tait ton premier ?JULIETTE

Laisse donc, il y en a d'autres des beaux gars, et des plus jeunes !JULIETTE

Puisque je t'ai mme dit qu'il m'avait billonne et fait prendre des somnifres... Les autres rigolent.LE VALET DE CHAMBRE

C'est vrai. Vingt ans bientt. C'est quelque chose. Tu crois qu'il me trouvera trs change ?LE VALET DE CHAMBRE

Tu es sre que c'tait ton vrai premier ?JULIETTE

Qu'est-ce que a peut te faire ?JULIETTE

Ben, rien... LE VALET DE CHAMBRE, aprs rflexion, tandis que les autres domestiques font des mines derrire son dos. Dis donc, toi... Pourquoi que tu soupires depuis que tu sais qu'il va peut-tre revenir ?JULIETTE

Tiens! cette question. C'est des choses qu'une fille se rappelle. Mme qu'il avait pris le temps de poser sa bote, cette brute-l, et que toutes ses lettres taient tombes dans la cuisine...LE CHAUFFEUR, toujours la serrure.

La Valentine, elle ne le quitte pas des yeux... Je vous parie bien que, s'il reste ici, le pre Georges se paie une seconde paire de cornes avec son propre frangin ! LE MATRE D'HTEL, prenant sa place. C'est dgotant.LE CHAUFFEUR

Moi ? pour rien. Les autres rigolent.LE VALET DE CHAMBRE

Pourquoi que tu t'arranges dans la glace et que tu demandes si t'as chang ?JULIETTE

Si c'est comme a qu'il les aime, M'sieur Jules... Ils rigolent.LE VALET DE CHAMBRE

Moi?LE VALET DE CHAMBRE

Ils me font rigoler avec leur mnsie , moi ! Tu penses que si ce gars-l, c'tait sa famille, il les aurait reconnus depuis ce matin. Y a pas de mnsie qui tienne.LA CUISINIRE

Quel ge t'avais quand il est parti la guerre ?JULIETTE

Quinze ans.

Pas sr, mon petit, pas sr. Moi qui te parle, il y a des fois o je suis incapable de me rappeler si j'ai dj sal mes sauces.

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Le voyageur sans bagageLE VALET DE CHAMBRE

Tableau II

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Mais... une famille !LA CUISINIRE

LE VALET DE CHAMBRE, qui regarde par la serrure. Attention, les voil qui se lvent ! Ils vont sortir par la porte du couloir. Les domestiques s'gaillent. JULIETTE, en sortant. Monsieur Jacques, tout de mme...LE VALET DE CHAMBRE, la suivant, mfiant.

Oh ! pour ce qu'il s'y intressait, sa iamille, ce petit vadrouilleur-l...LE MATRE D'HTEL, la serrure.

Mais pour tre lui, c'est lui ! J'y parierais ma tte.LA CUISINIRE

Ben quoi ? Monsieur Jacques ? Mais puisqu'ils disent qu'il y a cinq autres familles qui ont les mmes preuves !LE CHAUFFEUR

JULIETTE Ben, rien. Ils sont sortis.

Vous voulez que je vous^.dise le fin mot de l'histoire, moi ? C'est pas souhaiter pour nous ni pour personne que ce petit salaud-l, il soit pas mort !...LA CUISINIERE

LE RIDEAU TOMBE

Ah ! non, alors.JULIETTE

Je voudrais vous y voir, moi, tre morts...LE MATRE D'HTEL

a, bien sr, a n'est pas souhaiter, mme pour lui, allez ! Parce que les vies commences comme a ne se terminent jamais bien.LE CHAUFFEUR

Et puis, s'il s'est mis aimer la vie tranquille et sans complications dans son asile. Qu'est-ce qu'il a apprendre, le frre !... L'histoire avec le fils Grandchamp, l'histoire Valentine, l'histoire des cinq cent mille balles et toutes celles que nous ne connaissons pas...LE MATRE D'HTEL

a, bien sr. J'aime mieux.tre ma place qu' la sienne.

Tableau IIIGASTON

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J'ai l'air d'avoir aim d'un amour exclusif les volubilis et les renoncules.GEORGES

Oh ! tu tais trs audacieux, dj !GASTON

TROISIME TABLEAU

C'est ce que je vois. // avise un meuble ridicule. Qu'est-ce que c'est que cela ? Un arbre sous la tempte ?

La chambre de Jacques Renaud et les longs couloirs sombres de la vieille maison bourgeoise qui y aboutissent. D'un ct un vestibule dall'o vient se terminer un large escalier de pierre la rampe de fer forg. Mme Renaud, Georges et Gaston apparaissent par l'escalier et traversent le vestibule.Mme

GEORGES

Non, c'est un pupitre musique.GASTON

J'tais musicien?M m e RENAUD

RENAUD

Pardon, je vous prcde. Alors, ici, tu vois, c'est le couloir que tu prenais pour aller ta chambre. Elle ouvre la porte. Et voici ta chambre. Ils sont entrs tous les trois dans la chambre. Oh! quelle ngligence! J'avais pourtant demand qu'on ouvre ces persiennes... Elle les ouvre ; la chambre est inonde de lumire ; elle est de pur style 1910. GASTON, regardant autour de lui. Ma chambre...Mme

Nous aurions voulu te faire apprendre le violon, mais tu n'as jamais accept. Tu entrais dans des rages folles quand on voulait te contraindre tudier. Tu crevais tes instruments coups de pied. Il n'y a que ce pupitre qui a rsist.GASTON sourit.

Il a eu tort. // va un portrait.

C'est lui?M m e RENAUD

Oui, c'est toi, douze ans.GASTON

RENAUD

Je me voyais blond et timide.GEORGES

Tu avais voulu qu'elle soit dcore selon tes plans. Tu avais des gots tellement modernes !

Tu tais chtain trs fonc. Tu jouais au football toute la journe, tu cassais tout.

44me

Le voyageur sans bagage

Tableau III GASTON secoue la tte. Ce n'est pas moi.M m e RENAUD

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M RENAUD, lui montrant une grosse malle. Tiens, regarde ce que j'ai fait descendre du grenier...GASTON

Qu'est-ce que c'est? ma vieille malle? Mais vous allez finir par me faire croire que j'ai vcu sous la Restauration...M m e RENAUD

Mais si, mais si...GASTON

Mais non, sot. C'est la malle de l'oncle Gustave et ce sont tes jouets. GASTON ouvre la malle. Mes jouets!... J'ai eu des jouets, moi aussi? C'est pourtant vrai, je ne savais plus que j'avais eu des jouets...M m c RENAUD

Non. A sept ans, j'allais dans le jardin avec des mies de pain, au contraire, et j'appelais les moineaux pour qu'ils viennent picorer dans ma main.GEORGES

Les malheureux, mais tu leur aurais tordu le cou !M m e RENAUD

Tiens, ta fronde.GASTON

Et le chien auquel il a cass la patte avec une pierre ?GEORGES

rire...

Une fronde... Et cela n'a pas l'air d'une fronde pourMme

Et la souris qu'il promenait au bout d'une ficelle ?M m e RENAUD

RENAUD

En tuais-tu, des oiseaux, avec cela, mon Dieu ! Tu tais un vrai monstre... Et tu sais, tu ne te contentais pas des oiseaux du jardin... J'avais une volire avec des oiseaux de prix ; une fois, tu es entr dedans et tu les as tous abattus !GASTON

Et les cureuils, plus tard, les belettes, les putois. En as-tu tu, mon Dieu, de ces petites btes ! tu faisais empailler les plus belles ; il y en a toute une collection l-haut, il faudra que je te les fasse descendre. Elle fouille dans la malle. Voil tes couteaux, tes premires carabines... GASTON, fouillant aussi. Il n'y a pas de polichinelles, d'arche de No ?M m e RENAUD

Les oiseaux ? Des petits oiseaux ?M m c RENAUD

Oui, oui.GASTON

Quel ge avais-je ?M m e RENAUD

Tout petit, tu n'as plus voulu que des jouets scientifiques. Voil tes gyroscopes, tes prouvettes, tes lectroaimants, tes cornues, ta grue mcanique.GEORGES

Sept ans, neuf ans peut-tre...

Nous voulions faire de toi un brillant ingnieur.

46 De moi ?

Le voyageur sans bagage GASTON pouffe.me

Tableau IIIMme

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RENAUD

Eh bien, mais tu pourras voir leurs photographies tous sur les groupes du collge. Aprs, il y a eu ceux avec lesquels tu sortais le soir...GASTON

M Mais, ce qui te plaisaitRENAUD c'tait tes livres de le plus, gographie ! Tu tais d'ailleurs toujours premier en gographie... GEORGES

Mais celui avec lequel je prfrais sortir, celui qui je racontais tout ?M m e RENAUD

A dix ans, tu rcitais tes dpartements l'envers !GASTON

A l'envers... Il est vrai que j'ai perdu la mmoire... J'ai Pourtant essay de les rapprendre l'asile. Eh bien, mme l'endroit... Laissons cette malle surprise. Je crois qu'elle ne nous apprendra rien. Je ne me vois pas du tout comme cela, enfant. // a ferm la malle, il erre dans la pice, touche les objets, s'assoit dans les fauteuils. Il demande soudain. Il avait un ami, ce petit garon ? Un autre garon qui ne le quittait pas et avec lequel il changeait ses problmes et ses timbres-poste ? Mme RENAUD, volubile. Mais naturellement, naturellement. Tu avais beaucoup de camarades. Tu penses, avec le collge et le patronage!...GASTON

Tu ne prfrais personne, tu sais. Elle a parl vite, aprs un coup d'oeil furtif Georges. Gaston la regarde.GASTON

Votre fils n'avait donc pas d'ami? C'est dommage. Je veux dire, c'est dommage si nous dcouvrons que c'est moi. Je crois qu'on ne peut rien trouver de plus consolant, quand on est devenu un homme, qu'un reflet de son enfance dans les yeux d'un ancien petit garon. C'est dommage. Je vous avouerai mme que c'est de cet ami imaginaire que j'esprais recevoir la mmoire comme un service tout naturel. GEORGES, aprs une hsitation. Oh ! c'est--dire... un ami, tu en as eu un et que tu aimais beaucoup. Tu l'a mme gard jusqu' dix-sept ans... Nous ne t'en reparlions pas parce que c'est une histoire si pnible...GASTON

Oui, mais... pas les camarades. Un ami... Vous voyez, avant de vous demander quelles femmes ont t les miennes... Mme RENAUD, choque. Oh ! tu tais si jeune, Jacques, quand tu es parti ! GASTON sourit. Je vous le demanderai quand mme... Mais, avant de vous demander cela, il me parat beaucoup plus urgent de vous demander quel ami a t le mien.

Il est mort ?GEORGES

Non, non. Il n'est pas mort, mais vous vous tes quitts, vous vous tes fchs... dfinitivement.GASTON

Dfinitivement, dix-sept ans ! Un temps. Et vous avez su le motif de cette brouille ?

48

Le voyageur sans bagageGEORGES

Tableau IIIMme

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RENAUD

Vaguement, vaguement...GASTON

Eh bien, c'est l.GEORGES

Et ni votre frre ni ce garon n'ont cherch se revoir depuis ?M m e RENAUD

C'est l. GASTON regarde autour de lui, se penche sur la rampe. O nous battions-nous ?GEORGES

Tu oublies qu'il y a eu la guerre. Et puis, tu sais... Voil. Vous vous tiez disputs pour une chose futile, vous vous tiez mme battus, comme des garons de cet ge... Et sans le vouloir, sans doute, tu as eu un geste brutal... un geste malheureux surtout. Tu l'as pouss du haut d'un escalier. En tombant, il a t atteint la colonne vertbrale. On a d le garder dans le pltre trs longtemps et depuis il est rest infirme. Tu comprends maintenant comme il aurait t difficile, pnible, mme pour toi, d'essayer de le revoir. GASTON, aprs un temps. Je comprends. Et o cela s'est-il pass, cette dispute, au collge, dans sa maison ? Mme RENAUD, vite. Non, ici. Mais ne parlons plus d'une chose aussi affreuse, une de celles qu'il vaut mieux ne pas te rappeler, Jacques.GASTON

Tu sais, nous ne l'avons pas su exactement. C'est une domestique qui a racont la scne...GASTON

Ce n'est pas une scne courante... J'imagine qu'elle a d la raconter avec beaucoup de dtails. O nous battions-nous ? Ce palier est si large...M m e RENAUD

Vous deviez vous battre tout au bord. Il a fait un faux pas. Qui sait, tu ne l'as peut-tre mme pas pouss. GASTON, se retournant vers elle. Alors, si ce n'tait qu'un incident de cette sorte, pourquoi n'ai-je pas t lui tenir compagnie chaque jour dans sa chambre? Perdre avec lui, pour qu'il ne sente pas trop l'injustice, tous mes jeudis sans courir au soleil ?GEORGES

Si j'en retrouve une, il faut que je les retrouve toutes, vous le savez bien. Un pass ne se vend pas au dtail. O est-il, cet escalier, je voudrais le voir ?M m e RENAUD

L, prs de ta chambre, Jacques. Mais quoi bon ?GASTON, Georges.

Tu sais, chacun a donn son interprtation... La malignit publique s'en est mle...GASTON

Vous voulez me conduire ?GEORGES

Quelle domestique nous avait vus ?M m e RENAUD

Si tu veux, mais je ne vois vraiment pas pourquoi tu veux revoir cette place... Ils ont t jusqu'au vestibule.

As-tu besoin de savoir ce dtail ! D'abord, cette fille n'est plus la maison.

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Le voyageur sans bagageGASTON

Tableau III

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II y en a srement d'autres l'office qui taient l cette poque. Je les interrogerai.M m e RENAUD

GASTON l'arrte. Non, pas vous. Cette domestique est encore ici, n'est-ce pas, vous avez menti tout l'heure ? GEORGES, soudain, aprs un silence. Oui, elle est encore la maison.GASTON

J'espre que tu ne vas pas aller ajouter foi des commrages de cuisine. Ils t'en diront de belles, bien sr, les domestiques, si tu les interroges. Tu sais ce que c'est que ces gens-l.., GASTON, se retournant vers Georges. Monsieur, je suis sr que vous devez me comprendre, vous. Je n'ai rien reconnu encore chez vous. Ce que vous m'avez appris sur l'enfance de votre frre me semble aussi loin que possible de ce que je crois tre mon temprament. Mais peut-tre est-ce la fatigue, peut-tre est-ce autre chose pour la premire fois un certain trouble me prend en coutant des gens me parler de leur enfant.M m e RENAUD

Appelez-la, s'il vous plat, Monsieur. Pourquoi hsiter davantage, puisque vous savez bien que je la retrouverai et que je l'interrogerai un jour ou l'autre ?GEORGES

C'est si bte, si affreusement bte.GASTON

Je ne suis pas l pour apprendre quelque chose d'agrable. Et puis, si ce dtail tait celui qui peut me rendre ma mmoire, vous n'avez pas le droit de me le cacher.GEORGES

Ah ! mon petit Jacques, je savais bien...GASTON

Puisque tu le veux, je l'appelle. // sonne.M m e RENAUD

II ne faut pas s'attendrir, m'appeler prmaturment mon petit Jacques. Nous sommes l pour enquter comme des policiers avec une rigueur et, si possible, une insensibilit de policiers. Cette prise de contact avec un tre qui m'est compltement tranger et que je serai peut-tre oblig dans un instant d'accepter comme une partie de moi-mme, ces bizarres fianailles avec un fantme, c'est une chose dj suffisamment pnible sans que je sois oblig de me dbattre en outre contre vous. Je vais accepter toutes les preuves, couter toutes les histoires, mais quelque chose me dit qu'avant tout je dois savoir la vrit sur cette dispute. La vrit, si cruelle qu'elle soit. Mme RENAUD commence, hsitante. Eh bien, voil : pour une btise de jeunes gens, vous avez chang des coups... Tu sais comme on est vif cet ge...

Mais tu trembles, Jacques. Tu ne vas pas tre malade, au moins ?GASTON

Je tremble ?M m e RENAUD

Tu sens peut-tre quelque chose qui s'claire en ce moment en toi ?GASTON

Non. Rien que la nuit, la nuit la plus obscure.M m e RENAUD

Mais pourquoi trembles-tu alors ?

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Le voyageur sans bagageGASTON JULIETTE,

Tableau III un coup d'il aux Renaud.GASTON va eux.

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C'est bte. Mais, entre des milliers de souvenirs possibles, c'est justement le souvenir d'un ami que j'appelais avec le plus de tendresse. J'ai tout chafaud sur le souvenir de cet ami imaginaire. Nos promenades passionnes, les livres que nous avions dcouverts ensemble, une jeune fille qu'il avait aime en mme temps que moi et que je lui avais sacrifie, et mme vous allez rire que je lui avais sauv la vie un jour en barque. Alors, n'est-ce pas, si je suis votre fils, il va falloir que je m'habitue une vrit tellement loin de mon rve... Juliette est entre.JULIETTE

C'est--dire que... Voulez-vous tre assez gentils pour me laisser seul avec elle ? Je sens que vous la gnez.M m e RENAUD

Je suis prte tout ce que tu veux si tu peux nous revenir, Jacques.GASTON, les accompagnant.

Je vous rappellerai. A Juliette, quand ils sont seuls. Asseyez-vous.JULIETTE

Madame a sonn ?M m e RENAUD

Monsieur Jacques voudrait vous parler, Juliette.JULIETTE

Monsieur permet ?GASTON, s'asseyant en face d'elle.

A moi?GEORGES

Et laissons de ct la troisime personne, je vous en prie. Elle ne pourrait que nous gner. Quel ge avez-vous ?JULIETTE

Oui. Il voudrait vous interroger sur ce malheureux accident de Marcel Grandchamp dont vous avez t tmoin.M m e RENAUD

Trente-trois ans. Vous le savez bien, Monsieur Jacques, puisque j'avais quinze ans lorsque vous tes parti au front. Pourquoi me le demander ?GASTON

Vous savez la vrit, ma fille. Vous savez aussi que si Monsieur Jacques tait violent, il ne pouvait avoir une pense criminelle.GASTON la coupe encore.

D'abord parce que je ne le savais pas ; ensuite, je vous rpte que je ne suis peut-tre pas Monsieur Jacques.JULIETTE

Ne lui dites rien, s'il vous plat. O tiez-vous, Mademoiselle, quand l'accident s'est produit ? JULIETTE Sur le palier, avec ces Messieurs, Monsieur Jacques.GASTON

Oh ! si, moi, je vous reconnais bien, Monsieur Jacques.GASTON

Vous l'avez bien connu ?JULIETTE, clatant soudain en sanglots.

Ne m'appelez pas encore Monsieur Jacques. Comment a commenc cette dispute ?

Ah! c'est pas possible d'oublier ce point-l!... Mais vous ne vous rappelez donc rien, Monsieur Jacques ?

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Le voyageur sans bagageGASTON

Tableau IIIJULIETTE

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Exactement rien.JULIETTE braille dans ses larmes.

Oh ! non, allez !GASTON

S'entendre poser des questions pareilles aprs ce qui s'est pass... Ah ! ce que a peut tre torturant, alors, pour une femme... GASTON reste un instant ahuri ; puis, soudain, il comprend. Ah !... oh ! pardon. Je vous demande pardon. Mais alors, Monsieur Jacques... JULIETTE renifle. Oui.GASTON

Eh bien, cela non plus, ce n'est pas tellement antipathique.JULIETTE

Vous, vous trouvez peut-tre a drle! Mais, tout de mme, avouez que pour une femme...GASTON

Bien sr, pour une femme...JULIETTE

Oh! je vous demande pardon, alors... Mais quel ge aviez-vous ?JULIETTE

C'est dur, allez, pour une femme, de se sentir bafoue dans son douloureux amour !GASTON, un peu ahuri

Quinze ans, c'tait mon premier.GASTON sourit soudain, dtendu.

Dans son doulou... ? Oui, bien sr.JULIETTE

Quinze ans et lui dix-sept... Mais c'est trs gentil cette histoire. C'est la premire chose que j'apprends de lui qui me paraisse un peu sympathique. Et cela a dur longtemps ?JULIETTE

Je n'tais qu'une toute petite bonne de rien du tout, mais a ne m'a pas empche de la boire jusqu' la lie, allez, cette atroce douleur de l'amante outrage...GASTON

Jusqu' ce qu'il parte.GASTON

Cette atroce... ? Bien sr.JULIETTE

Et moi qui ai tant cherch pour savoir quel tait le visage de ma bonne amie ! Eh bien, elle tait charmante !JULIETTE

Vous n'avez jamais lu : Viole le soir de son mariage f GASTON

Non.JULIETTE

Elle tait peut-tre charmante, mais elle n'tait pas la seule, allez !GASTON sourit encore.

Ah ! non ?

Vous devriez le lire; vous verrez, il y a une situation presque semblable. L'infme sducteur de Bertrande s'en va lui aussi (mais en Amrique, lui, o l'appelle son oncle

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Le voyageur sans bagage

Tableau IIIJULIETTE

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richissime) et c'est alors qu'elle le lui dit, Bertrande, qu'elle l'a bue jusqu' la lie, cette atroce douleur de l'amante outrage.GASTON, pour qui tout s'claire.

Oh ! vous savez, moi je ne demande pas de rparation. Je suis marie maintenant...GASTON

Ah ! c'tait une phrase du livre ?JULIETTE

Tout de mme, tout de mme... Un temps. Mais je fais l'cole buissonnire et je ne serai pas reu mon examen. Revenons cette horrible histoire qu'il serait si agrable de ne pas savoir et qu'il faut que j'apprenne de bout en bout.JULIETTE

Oui, mais a s'appliquait tellement bien moi !GASTON

Bien sr... // s'est lev soudain. Il demande drlement. Et il vous aimait beaucoup, Monsieur Jacques ?JULIETTE

Ah ! oui, la bataille avec Monsieur Marcel.GASTON

Passionnment. D'ailleurs, c'est bien simple, il me disait qu'il se tuerait pour moi.GASTON

Oui. Vous tiez prsente ?JULIETTE, qui se rengorge.

Bien sr, j'tais prsente !GASTON

Comment tes-vous devenue sa matresse ?JULIETTE

Vous avez assist la naissance de leur dispute ?JULIETTE

Oh ! c'est le second jour que j'tais dans la maison. Je faisais sa chambre, il m'a fait tomber sur le lit. Je riais comme une idiote, moi. Forcment, cet ge ! a s'est pass comme qui dirait malgr moi. Mais, aprs, il m'a jur qu'il m'aimerait toute la vie !GASTON la regarde et sourit.

Mais bien sr.GASTON

Alors vous allez pouvoir me dire pour quelle trange folie ils se sont battus aussi sauvagement ?JULIETTE, tranquillement.

Drle de Monsieur Jacques...JULIETTE

Comment une trange folie ? Mais c'est pour moi qu'ils se sont battus.GASTON se lve.

Pourquoi drle ?GASTON

C'est pour vous ?JULIETTE

Pour rien. En tout cas, si je deviens Monsieur Jacques, je vous promets de vous reparler trs srieusement de cette situation.

Mais bien sr, c'est pour moi. a vous tonne ?

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Le voyageur sans bagage GASTON rpte, abasourdi.

Tableau IIIJULIETTE s'arrache de ses mains,

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C'est pour vous ?JULIETTE

se frotte le poignet. Eh bien, l ! Ils sont tombs l, moiti dans le vestibule, moiti sur le palier. Monsieur Marcel tait dessous.GASTON crie.

Mais, bien sr. Vous comprenez, j'tais la matresse de Monsieur Jacques je vous dis a vous, n'est-ce pas, parce qu'il faut bien que vous le sachiez, mais pas de gaffes, hein ? je ne tiens pas perdre ma place pour une histoire d'il y a vingt ans ! Oui, j'tais la matresse de Monsieur Jacques et, il faut bien le dire, Monsieur Marcel tournait un peu autour de moi.GASTON

Mais l ils taient loin du bord ! Comment a-t-il pu glisser jusqu'au bas des marches ? Ils ont roul tous les deux en luttant ?JULIETTE

Alors ?JULIETTE

Non, c'est Monsieur Jacques qui a russi se relever et qui a tran Monsieur Marcel par la jambe jusqu'aux marches...GASTON

Alors un jour qu'il essayait de m'embrasser derrire la porte... Je ne me laissais pas faire, hein ? mais vous savez ce que c'est qu'un garon quand a a cela en tte... Juste ce moment, Monsieur Jacques est sorti de sa chambre et il nous a vus. Il a saut sur Monsieur Marcel, qui a ripost. Ils se sont battus, ils ont roul par terre...GASTON

Et puis ?JULIETTE

Et puis il l'a pouss, pardi ! En lui criant : Tiens, petit salaud, a t'apprendra embrasser les poules des autres ! Voil. Il y a un silence. Ah ! c'tait quelqu'un, Monsieur Jacques !GASTON, sourdement.

O se trouvaient-ils ?JULIETTE

Sur le grand palier du premier, l, ct.GASTON crie soudain comme un fou.

Et c'tait son ami ? JULIETTE Pensez ! depuis l'ge de six ans qu'ils allaient l'cole ensemble.GASTON

O ? O ? O ? Venez, je veux voir la place exacte. // l'a trane par le poignet jusqu'au vestibule.JULIETTE

Mais vous me faites mal !GASTON

Depuis l'ge de six ans.JULIETTE

O ? O ?

Ah! c'est horrible, bien sr!... Mais qu'est-ce que vous voulez ? L'amour, c'est plus fort que tout.

60

Le voyageur sans bagage

Tableau IIIGEORGES

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GASTON la regarde et murmure. L'amour, bien sr, l'amour. Je vous remercie, Mademoiselle. GEORGES frappe la porte de la chambre, puis, ne les voyant pas, vient jusqu'au vestibule. Je me suis permis de revenir. Vous ne nous rappeliez plus ; maman tait inquite. Eh bien, vous savez ce que vous voulez savoir ?GASTON

C'tait mon petit frre, malgr tout. Malgr tout le reste. Parce qu'il y a eu bien d'autres choses... Ah! tu tais terrible.GASTON

Tant que j'en aurai le droit, je vous demanderai de dire : // tait terrible. GEORGES, avec un pauvre sourire ses souvenirs. Oui... terrible. Oh ! tu nous as caus bien des soucis ! Et, si tu reviens parmi nous, il faudra que tu apprennes des choses plus graves encore que ce geste malheureux, sur lequel tu peux conserver tout de mme le bnfice du doute.GASTON

Oui, je vous remercie, je sais ce que je voulais savoir. Juliette est sortie.GEORGES

Oh! ce n'est pas une bien jolie chose, certainement... Mais je veux croire, malgr tout ce qu'on a pu dire, que ce n'tait au fond qu'un accident et tu avais dix-sept ans, il ne faut pas l'oublier un enfantillage, un sinistre enfantillage. Un silence. Il est gn. Comment vous a-t-elle racont cela ?GASTON

Je dois encore apprendre autre chose ?GEORGES

Comme elle l'a vu, sans doute.GEORGES

Elle vous l'a dit, que cette bataille c'tait pour votre rivalit de club ? Marcel avait dmissionn du tien pour des raisons personnelles ; vous faisiez partie d'quipes adverses et, malgr tout, n'est-ce pas, dans votre ardeur sportive... Gaston ne dit rien. Enfin, c'est la version que, moi, j'ai voulu croire. Parce que, du ct des Grandchamp, on a fait circuler une autre histoire, une histoire que je me suis toujours refus accepter pour ma part. Ne cherche pas la connatre, cellel, elle n'est que bte et mchante.GASTON le regarde.

Vous l'aimiez bien ?

Tu tais un enfant, que veux-tu, un enfant livr luimme dans un monde dsorganis. Maman, avec ses principes, se heurtait maladroitement toi sans rien faire que te refermer davantage. Moi, je n'avais pas l'autorit suffisante... Tu as fait une grosse btise, oui, d'abord, qui nous a cot trs cher... Tu sais, nous, les ans nous tions au front. Les jeunes gens de ton ge se croyaient tout permis. Tu as voulu monter une affaire. Y croyais-tu seulement, cette affaire ? Ou n'tait-ce qu'un prtexte pour excuter tes desseins ? Toi seul pourras nous le dire si tu recouvres compltement ta mmoire. Toujours est-il que tu as ensorcel ensorcel, c'est le mot une vieille amie de la famille. Tu lui as fait donner une grosse somme, prs de cinq cent mille francs. Tu tais soi-disant intermdiaire. Tu t'tais fait faire un faux papier l'en-tte d'une compagnie... imaginaire sans doute... Tu signais de faux reus. Un jour, tout s'est dcouvert. Mais il tait trop tard. Il ne te restait plus que quelques milliers de francs. Tu avais dpens le reste, Dieu sait dans quels tripots, dans quelles botes, avec des femmes et quelques camarades... Nous avons rembours naturellement.

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Le voyageur sans bagageGASTON

Tableau IIIGASTON

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La joie avec laquelle vous vous apprtez voir revenir votre frre est admirable. GEORGES baisse la tte. Plus encore que tu ne le crois, Jacques.GASTON

Oui. Il y a beaucoup de chances, je le comprends maintenant, pour que le visage de Monsieur votre frre n'ait pas t particulirement empreint de douceur.GEORGES

Comment ! il y a autre chose ?GEORGES

Nous en parlerons une autre fois.GASTON

Pourquoi une autre fois ?GEORGES

II vaut mieux. Je vais appeler maman. Elle doit s'inquiter de notre silence. GASTON l'arrte. Vous pouvez me parler. Je suis presque sr de n'tre pas votre frre. GEORGES le regarde un moment en silence. Puis, d'une voix sourde. Vous lui ressemblez beaucoup pourtant. C'est son visage, mais comme si une tourmente tait passe sur lui. GASTON, souriant. Dix-huit ans ! Le vtre aussi, sans doute, quoique je n'aie pas l'honneur de me le rappeler sans rides.GEORGES

Vous vous trompez. Il tait dur, oui, lger, inconstant... Mais... oh! je l'aimais bien avec ses dfauts. Il tait plus beau que moi. Pas plus intelligent peut-tre de l'intelligence qu'il faut au collge ou dans les concours mais plus sensible, plus brillant srement... // dit sourdement. Plus sduisant. Il m'aimait bien aussi, vous savez, sa faon. Il avait mme, au sortir de l'enfance du moins, une sorte de tendresse reconnaissante qui me touchait beaucoup. C'est pourquoi cela a t si dur quand j'ai appris. // baisse la tte comme si c'tait lui qui avait tort. Je l'ai dtest, oui, je l'ai dtest. Et puis, trs vite, je n'ai plus su lui en vouloir.GASTON

Mais de quoi ? GEORGES a relev la tte, il le regarde. Est-ce toi, Jacques ? Gaston fait un geste. J'ai beau me dire qu'il tait jeune, qu'il tait faible au fond comme tous les violents... J'ai beau me dire que tout est facile de belles lvres un soir d't quand on va partir au front. J'ai beau me dire que j'tais loin, qu'elle aussi tait toute petite...GASTON

Je vous suis mal. Il vous a pris une femme ? Un temps. Votre femme ? Georges fait oui . Gaston, sourdement. Le salaud.

Ce ne sont pas seulement des rides. C'est une usure. Mais une usure qui, au lieu de raviner, de durcir, aurait adouci, poli. C'est comme une tourmente de douceur et de bont qui est passe sur votre visage.

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Le voyageur sans bagage

Tableau IIIM m e RENAUD

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GEORGES a un petit sourire triste. C'est peut-tre vous. GASTON, aprs un temps, demande d'une voix casse. C'est Georges que vous vous appelez ?GEORGES

Ah! tu peux m'en croire... Aprs ce qui s'est pass! J'espre bien que tu me feras le plaisir de ne pas la revoir si elle tentait de t'approcher malgr nous. Elle s'est conduite d'une faon!... Et puis d'ailleurs tu ne l'aimais pas. Oh! mais quelqu'un de la famille que tu dtestais, mon petit, tu avais pour lui une vritable haine, justifie d'ailleurs, je dois le reconnatre, c'est ton cousin Jules. GASTON, toujours sans bouger. J'ai donc une vritable haine que je ne savais pas.M m e RENAUD

Oui. GASTON le regarde un moment, puis il a un geste de tendresse maladroite. Georges... Mme RENAUD parat dans l'antichambre. Tu es l, Jacques ? GEORGES, les larmes aux yeux, honteux de son motion. Excusez-moi, je vous laisse. // sort rapidement par l'autre porte. Mme RENAUD, entrant dans la chambre. Jacques... GASTON, sans bouger. Oui.Mme

Pour Jules ? Mais tu ne sais pas ce qu'il t'a fait, le petit misrable ? Il t'a dnonc au concours gnral parce que tu avais une table de logarithmes... C'est vrai, il faut bien que je te raconte toutes ces histoires, tu serais capable de leur faire bonne figure, tous ces gens, toi qui ne te souviens de rien !... Et Grard Dubuc qui viendra srement te faire des sucreries... Pour pouvoir entrer la Compagnie Fillire o tu avais beaucoup plus de chances que lui d'tre pris cause de ton oncle, il t'a fait liminer en te calomniant auprs de la direction. Oui, nous avons su plus tard que c'tait lui. Oh ! mais j'espre bien que tu lui fermeras la porte, comme certains autres que je te dirai et qui t'ont trahi ignoblement.GASTON

Comme c'est plein de choses agrables, un pass!...RENAUD M m e RENAUD

Devine qui vient de venir?... Ah ! c'est une audace.GASTON, las.

En revanche, quoiqu'elle soit un peu rpugnante depuis ' qu'elle est paralytique, la pauvre, il faudra bien embrasser la chre Madame Bouquon. Elle t'a vu natre.GASTON

Je n'ai dj pas de mmoire, alors... les devinettes...M m e RENAUD

Cela ne me parat pas une raison suffisante.M m e RENAUD

Tante Louise, mon cher ! Oui, tante Louise !GASTON

Tante Louise. Et c'est une audace ?...

Et puis c'est elle qui t'a soign pendant ta pneumonie quand j'tais malade en mme temps que toi. Elle t'a sauv, mon petit !

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Le voyageur sans bagageGASTON

Tableau IIIGASTON l'arrte.

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C'est vrai, il y a aussi la reconnaissance. Je n'y pensais plus, celle-l. Un temps. Des obligations, des haines, des blessures... Qu'est-ce que je croyais donc que c'tait, des souvenirs ? // s'arrte, rflchit. C'est juste, j'oubliais des remords. J'ai un pass complet maintenant. // sourit drlement, va elle. Mais vous voyez comme je suis exigeant. J'aurais prfr un modle avec quelques joies. Un petit enthousiasme aussi si c'tait possible. Vous n'avez rien m'offrir ?M m e RENAUD

Une joie d'homme. Les autres sont trop loin.Mme RENAUD, soudain gne.

C'est que... tes joies d'homme... Tu ne me les disais pas beaucoup. Tu sais, un grand garon !... Tu sortais tellement. Comme tous les grands garons... Vous tiez les rois cette poque. Tu allais dans les bars, aux courses... Tu avais des joies avec tes camarades, mais avec moi...GASTON

Vous ne m'avez jamais vu joyeux devant vous ?M m e RENAUD

Mais tu penses bien que si ! Tiens, le jour de tes derniers prix, je me rappelle...GASTON la coupe.

Je ne te comprends pas, mon petit.GASTON

C'est pourtant bien simple. Je voudrais que vous me disiez une de ces anciennes joies. Mes haines, mes remords ne m'ont rien appris. Donnez-moi une joie de votre fils, que je voie comment elle sonne en moi.Mme

Non, pas les prix ! Plus tard. Entre le moment o j'ai pos mes livres de classe et celui o l'on m'a mis un fusil dans les mains ; pendant ces quelques mois qui devaient tre, sans que je m'en doute, toute ma vie d'homme.M m e RENAUD

RENAUD

Oh ! ce n'est pas difficile. Des joies, tu en as eu beaucoup, tu sais... Tu as t tellement gt !GASTON

Je cherche. Mais tu sortais tellement, tu sais... Tu faisais tellement l'homme...GASTON

Eh bien, j'en voudrais une...M m e RENAUD

Bon. C'est agaant quand il faut se rappeler comme cela d'un coup, on ne sait que choisir...GASTON

Mais enfin, dix-huit ans, si srieusement qu'on joue l'homme, on est encore un enfant ! Il y a bien eu un jour une fuite dans la salle de bains que personne ne pouvait arrter, un jour o la cuisinire a fait un barbarisme formidable, o nous avons rencontr un receveur de tramway comique... J'ai ri devant vous. J'ai t content d'un cadeau, d'un rayon de soleil. Je ne vous demande pas une joie dbordante... une toute petite joie. Je n'tais pas neurasthnique ?M " * RENAUD, soudain gne.

Dites au hasard.Mme

RENAUD

Eh bien, tiens, quand tu avais douze ans...

Je vais te dire, mon petit Jacques... J'aurais voulu t'expliquer cela plus tard, et plus posment... Nous n'tions plus en trs bons termes cette poque, tous les deux... Oh !

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Le voyageur sans bagage

Tableau III

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c'tait un enfantillage !... Avec le recul, je suis sre que cela va te paratre beaucoup plus grave que cela ne l'a t. Oui, cette poque prcisment, entre le collge et le rgiment, nous ne nous adressions pas la parole.GASTON

C'est ta faute, ce jour-l aussi je t'ai attendu dans ma chambre. Toi, tu attendais dans la tienne. Tu voulais que je fasse les premiers pas, moi, ta mre !... Alors que tu m'avais gravement offense. Les autres ont eu beau s'entremettre. Rien ne t'a fait cder. Rien. Et tu partais pour le front.GASTON

Ah!M m e RENAUD

Quel ge avais-je ?M m e RENAUD

Oui. Oh ! pour des btises, tu sais.GASTON

Dix-huit ans.GASTON

Et... cela a dur longtemps, cette brouille?M m e RENAUD

Presque un an.GASTON

Je ne savais peut-tre pas o j'allais. A dix-huit ans, c'est une aventure amusante, la guerre. Mais on n'tait plus en 1914 o les mres mettaient des fleurs au fusil ; vous deviez le savoir, vous, o j'allais.M m e RENAUD

Fichtre ! Nous avions tous deux de l'endurance. Et qui avait commenc ? Mme RENAUD, aprs une hsitation. Oh ! moi, si tu veux... Mais c'tait bien cause de toi. Tu t'tais entt stupidement.GASTON

Oh ! je pensais que la guerre serait finie avant que tu quittes la caserne ou que je te reverrais ta premire permission avant le front. Et puis, tu tais toujours si cassant, si dur avec moi.GASTON

Quel enttement de jeune homme a donc pu vous entraner ne pas parler votre fils pendant un an ?M m e RENAUD

Mais vous ne pouviez pas descendre me dire : Tu es fou, embrasse-moi ! M m e RENAUD

Tu n'as jamais rien fait pour faire cesser cet tat de choses. Rien!GASTON

J'ai eu peur de tes yeux... Du rictus d'orgueil que tu aurais eu sans doute. Tu aurais t capable de me chasser, tu sais...GASTON

Mais, quand je suis parti pour le front, nous nous sommes rconcilis tout de mme, vous ne m'avez pas laiss partir sans m'embrasser ? Mme RENAUD, aprs un silence, soudain. Si. Un temps, puis vite.

Eh bien, vous seriez revenue, vous auriez pleur ma porte, vous m'auriez suppli, vous vous seriez mise genoux pour que cette chose ne soit pas et que je vous embrasse avant de partir. Ah ! c'est mal de ne pas vous tre mise genoux.M m e RENAUD

Mais une mre, Jacques !...

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Le voyageur sans bagageGASTON

Tableau III

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J'avais dix-huit ans, et on m'envoyait mourir. J'ai un peu honte de vous dire cela, mais, j'avais beau tre brutal, m'enfermer dans mon jeune orgueil imbcile, vous auriez d tous vous mettre genoux et me demander pardon.M m e RENAUD

Pardon de quoi ? Mais je n'avais rien fait, moi !GASTON

GASTON, doucement, aprs un silence. Et je suis mort dix-huit ans, sans avoir eu ma petite joie, sous prtexte que c'tait une btise, et sans que vous m'ayez reparl. J'ai t couch sur le dos toute une nuit avec ma blessure l'paule, et j'tais deux fois plus seul que les autres qui appelaient leur mre. Un silence, il dit soudain comme pour lui. C'est vrai, je vous dteste. Mme RENAUD crie, pouvante. Mais, Jacques, qu'est-ce que tu as ? GASTON revient lui, la voit. Comment? Pardon... Je vous demande pardon. // s'est loign, ferm, dur. Je ne suis pas Jacques Renaud ; je ne reconnais rien ici de ce qui a t lui. Un moment, oui, en vous coutant parler, je me suis confondu avec lui. Je vous demande pardon. Mais, voyez-vous, pour un homme sans mmoire, un pass tout entier, c'est trop lourd endosser en une seule fois. Si vous vouliez me faire plaisir, pas seulement me faire plaisir, me faire du bien, vous me permettriez de retourner l'asile. Je plantais des salades, je cirais les parquets. Les jours passaient... Mais mme au bout de dix-huit ans une autre moiti exactement de ma vie ils n'taient pas parvenus, en s'ajoutant les uns aux autres, faire cette chose dvorante que vous appelez un pass.M m e RENAUD

Et qu'est-ce que j'avais fait, moi, pour que cet infranchissable foss se creuse entre nous ? M1me RENAUD, avec soudain le ton d'autrefois. Oh! tu t'tais mis dans la tte d'pouser une petite couturire que tu avais trouve Dieu sait o, dix-huit ans, et qui refusait sans doute de devenir ta matresse... Le mariage n'est pas une amourette ! Devions-nous te laisser compromettre ta vie, introduire cette fille chez nous ? Ne me dis pas que tu l'aimais... Est-ce qu'on aime dix-huit ans, je veux dire : est-ce qu'on aime profondment, d'une faon durable, pour se marier et fonder un foyer, une petite cousette rencontre dans un bal trois semaines plus tt?GASTON, aprs un silence Bien sr, c'tait une btise... Mais ma classe allait tre appele dans quelques mois, vous le saviez. Si cette btise tait la seule qu'il m'tait donn de faire ; si cet amour, qui ne pouvait pas durer, celui qui vous le rclamait n'avait que quelques mois vivre, pas mme assez pour l'puiser ? M m e RENAUD

Mais on ne pensait pas que tu allais mourir !... Et puis, je ne t'ai pas tout dit. Tu sais ce que tu m'as cri, en plein visage, avec ta bouche toute tordue, avec ta main leve sur moi, moi ta mre ? Je te dteste, je te dteste ! Voil ce que tu m'as cri. Un silence. Comprends-tu maintenant pourquoi je suis reste dans ma chambre en esprant que tu monterais, jusqu' ce que la porte de la rue claque derrire toi ?

Mais, Jacques..flGASTON

Et puis, ne m'appelez plus Jacques... Il a fait trop de choses, ce Jacques. Gaston, c'est bien ; quoique ce ne soit personne, je sais qui c'est. Mais ce Jacques dont le nom est dj entour des cadavres de tant d'oiseaux, ce Jacques qui a tromp, meurtri, qui s'en est all tout seul la guerre sans personne son train, ce Jacques qui n'a mme pas aim, il me fait peur.

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Le voyageur sans bagageMme

Tableau IIIVALENTINE

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RENAUD

Mais enfin, mon petit...GASTON

De la peur, passe encore. La jeune ombre de Jacques est une ombre redoutable endosser, mais pourquoi de la haine et contre moi ?GASTON

Allez-vous-en ! J e ne suis pas votre petit.Mme

RENAUD

Oh ! tu me parles comme autrefois !GASTON

Je n'aime pas que vous veniez me faire des sourires comme vous n'avez cess de m'en faire depuis que je suis ici. Vous avez t sa matresse.VALENTINE

Je n'ai pas d'autrefois, je vous parle comme aujourd'hui. Allez-vous-en !Mme RENAUD se redresse, comme autrefois elle aussi.

Qui a os le dire ?GASTON

Votre mari. Un silence.VALENTINE

C'est bien, Jacques ! Mais, quand les autres t'auront prouv que je suis ta mre, il faudra bien que tu viennes me demander pardon. Elle sort sans voir Valentine qui a cout les dernires rpliques du couloir. quand elle est sortie. Vous dites qu'il n'a jamais aim. Qu'en savez-vous, vous qui ne savez rien ?GASTON la toise.VALENTINE s'avance

Eh bien, si vous tes mon amant, si je vous retrouve et que je veuille vous reprendre... Vous tes assez ridicule pour trouver cela mal ?GASTON

Vous aussi, allez-vous-en !VALENTINE

Vous parlez une sorte de paysan du Danube. D'un drle de Danube, d'ailleurs, aux eaux noires et aux rives sans nom. Je suis un homme d'un certain ge, mais j'arrive frais clos au monde. Cela n'est peut-tre pas si mal aprs tout de prendre la femme de son frre, d'un frre qui vous aimait, qui vous a fait du bien ?VALENTINE, doucement.

Pourquoi me parlez-vous ainsi? Qu'est-ce que vous avez ?GASTON crie.

Allez-vous-en ! Je ne suis pas Jacques Renaud.VALENTINE

Vous le criez comme si vous en aviez peur.GASTON

Quand nous nous sommes connus en vacances Dinard j'ai jou au tennis, j'ai nag plus souvent avec vous qu'avec votre frre... J'ai fait plus de promenades sur les rochers avec vous. C'est avec vous, avec vous seul, que j'ai chang des baisers. Je suis venue chez votre mre, ensuite, des parties de camarades et votre frre s'est mis m'aimer ; mais c'tait vous que je venais voir.GASTON

C'est un peu cela.

Mais c'est tout de mme lui que vous avez pous ?

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Le voyageur sans bagageVALENTINE

Tableau IIIVALENTINE

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Vous tiez un enfant. J'tais orpheline, mineure sans un sou, avec une tante bienfaitrice qui m'avait dj fait payer trs cher les premiers partis refuss. Devais-je me vendre un autre plutt qu' lui qui me rapprochait de vous ?GASTON

Ne soyez pas si dur, de quelque Danube infernal que vous veniez ! C'est grave, vous comprenez, pour une femme qui a aim, de retrouver un jour, aprs une interminable absence, sinon son amant, du moins, avec la reconstitution du plus imperceptible plissement de bouche, son fantme scrupuleusement exact.GASTON

II y a une rubrique dans les magazines fminins o l'on rpond ce genre de questions.VALENTINE

Je suis peut-tre un fantme plein d'exactitude, mais je ne suis pas Jacques Renaud.VALENTINE

Je suis dvenue votre matresse au retour de notre voyage de noces.GASTON

Regardez-moi bien.GASTON

Ah ! nous avons tout de mme attendu un peu.VALENTINE

Je vous regarde bien. Vous tes charmante, mais je ne suis pas Jacques Renaud !VALENTINE

Un peu? Deux mois, deux horribles mois. Puis, nous avons eu trois ans bien nous, car la guerre a clat tout de suite et Georges est parti le 4 aot... Et aprs ces dix-sept ans, Jacques... Elle A mis sa main sur son bras, il recule.GASTON

Je ne suis rien pour vous, vous en tes sr ?GASTON

Rien.VALENTINE

Je ne suis pas Jacques Renaud.VALENTINE

Alors, vous ne retrouverez jamais votre mmoire.GASTON

Quand bien mme... Laissez-moi contempler le fantme du seul homme que j'aie aim... Elle A un petit sourire. Oh ! tu plisses ta bouche... Elle le regarde bien en face, il est gn. Rien de moi ne correspond rien dans votre magasin aux accessoires, un regard, une inflexion ?GASTON

J'en arrive le souhaiter. Un temps, il s'inquite tout de mme. Pourquoi ne retrouverai-je jamais ma mmoire ?VALENTINE

Vous ne vous souvenez mme pas des gens que vous avez vus il y a deux ans.GASTON

Rien.

Deux ans ?

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Le voyageur sans bagage VALENTINE

Tableau III GASTON

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Une lingre, une lingre en remplacement...GASTON

Mais vous n'avez pas cri partout que vous m'aviez reconnu ?VALENTINE

Une lingre en remplacement ? Un silence. Il demande soudain : Qui vous a racont cela ?VALENTINE

Je l'ai cri, mais nous tions cinquante familles le faire.GASTON a un rire nerveux, soudain.

Personne. J'avais avec l'approbation de ma belle-mre d'ailleurs adopt cette personnalit pour vous approcher librement. Regardez-moi bien, homme sans mmoire...GASTON l'attire malgr lui, troubl.

Mais c'est vrai, suis-je bte, tout le monde me reconnat ! Cela ne prouve en rien que je suis Jacques Renaud.VALENTINE

C'tait vous la lingre qui n'est reste qu'un jour ?VALENTINE

Vous vous en tes souvenu tout de mme de votre lingre et de son gros paquet de draps ?GASTON

Oui, c'tait moi.GASTON

Mais, bien sr, je m'en suis souvenu. A part mon amnsie, j'ai beaucoup de mmoire.VALENTINE

Mais vous ne m'avez rien dit ce jour-l ?VALENTINE

Vous voulez la reprendre dans vos bras, votre lingre ?GASTON la repousse.

Je ne voulais rien vous dire avant... J'esprais, vous voyez comme je crois l'amour votre amour qu'en me prenant vous retrouveriez la mmoire.GASTON

Attendons de savoir si je suis Jacques Renaud.VALENTINE

Et si vous tes Jacques Renaud ?GASTON

Mais aprs ?VALENTINE

Aprs, comme j'allais vous dire, rappelez-vous, nous avons t surpris.GASTON sourit ce souvenir.

Si je suis Jacques Renaud, je ne la reprendrai pour rien au monde dans mes bras. Je ne veux pas tre l'amant de la femme de mon frre.VALENTINE

Ah ? l'conome !VALENTINE sourit aussi.

Mais vous l'avez dj t !...GASTON

L'conome, oui.

II y a si longtemps et j'ai t si malheureux depuis, je suis lav de ma jeunesse.

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Le voyageur sans bagage

Tableau IIIGASTON

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VALENTINE a un petit rire triomphant. Vous oubliez dj votre lingre!... Si vous tes Jacques Renaud, c'est il y a deux ans que vous avez t l'amant de la femme de votre frre. Vous, bien vous, pas un lointain petit jeune homme. GASTON

Et puis, il n'y a pas que vous... Je ne tiens pas avoir dpouill de vieilles dames, viol des bonnes.VALENTINE

Quelles bonnes ? Je ne suis pas Jacques Renaud !VALENTINE GASTON

Un autre dtail... Je ne tiens pas non plus avoir lev la main sur ma mre, ni aucune des excentricits de mon affreux petit sosie.VALENTINE

coute, Jacques, il faut pourtant que tu renonces la merveilleuse simplicit de ta vie d'amnsique. coute, Jacques, il faut pourtant que tu t'acceptes. Toute notre vie avec notre belle morale et notre chre libert, cela consiste en fin de compte nous accepter tels que nous sommes... Ces dix-sept ans d'asile pendant lesquels tu t'es conserv si pur, c'est la dure exacte d'une adolescence, ta seconde adolescence qui prend fin aujourd'hui. Tu vas redevenir un homme, avec tout ce que cela comporte de taches, de ratures et aussi de joies. Accepte-toi et accepte-moi, Jacques.GASTON

Comme tu cries !... Mais, peu de choses prs, tu as dj fait cela aussi tout l'heure...GASTON

J'ai dit une vieille dame inhumaine que je la dtestais, mais cette vieille dame n'tait pas ma mre.VALENTINE

Si j'y suis oblig par quelque preuve, il faudra bien que je m'accepte ; mais je ne vous accepterai pas !VALENTINE

Mais puisque malgr toi c'est fait dj, depuis deux ans !GASTON

Si, Jacques ! Et c'est pour cela que tu le lui as dit avec tant de vhmence. Et, tu vois, il t'a suffi, au contraire, de ctoyer une heure les personnages de ton pass pour reprendre inconsciemment avec eux tes anciennes attitudes. coute, Jacques, je vais monter dans ma chambre, car tu vas tre trs en colre. Dans dix minutes, tu m'appelleras, car tes colres sont terribles, mais ne durent jamais plus de dix minutes.GASTON

Je ne prendrai pas la femme de mon trere.VALENTINE

Qu'en savez-vous? Vous m'agacez la fin. Vous avez l'air d'insinuer que vous me connaissez mieux que moi.VALENTINE

Quand laisseras-tu tes grands mots ? Tu vas voir, maintenant que tu vas tre un homme, aucun de tes nouveaux problmes ne sera assez simple pour que tu puisses le rsumer dans une formule... Tu m'as prise lui, oui. Mais, le premier, il m'avait prise toi, simplement parce qu'il avait t un homme, matre de ses actes, avant toi.

Mais bien sr!... coute, Jacques, coute. Il y a une preuve dcisive que je n'ai jamais pu dire aux autres !...GASTON recule.

Je ne vous crois pas !

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Le voyageur sans bagageVALENTINE sourit.

Tableau III Beurres, oeufs, fromages. Maison Bougran. LA DUCHESSE, cherchant dans son agenda. Bougran ? Vous avez dit Bougran ? C'est la crmire ! LE VALET DE CHAMBRE frappe et entre.

81 // lit, trs digne.

Attends, je ne l'ai pas encore dite. GASTON crie. Je ne veux pas vous croire, je ne veux croire personne. Je ne veux plus que personne me parle de mon pass ! LA DUCHESSE entre en trombe, suivie de Me Huspar, Valentine se cache dans la salle de bains. Gaston, Gaston, c'est pouvantable ! Des gens viennent d'arriver, furieux, tonitruants, c'est une de vos familles. J'ai t oblige de les recevoir. Ils m'ont couverte d'insultes. Je comprends maintenant que j'ai t follement imprudente de ne pas suivre l'ordre d'inscription que nous avions annonc par voie de presse... Ces gens-l se croient frustrs. Ils vont faire un scandale, nous accuser de Dieu sait quoi !HUSPAR

Je demande pardon Madame ; mais c'est un Monsieur, ou plutt un homme, qui demande Madame la duchesse. Vu sa tenue, je dois dire Madame que je n'ai pas os l'introduire.LA DUCHESSE, dans son agenda.

Son nom ? Legroptre ou Madensale ?LE VALET DE CHAMBRE

Je suis sr, Madame, que personne n'oserait vous suspecter.LA DUCHESSE

Legroptre, Madame la duchesse.LA DUCHESSE

Mais vous ne comprenez donc point que ces deux cent cinquante mille francs les aveuglent ! Ils parlent de favoritisme, de passe-droit. De l prtendre que mon petit Albert touche la forte somme de la famille laquelle il attribue Gaston il n'y a qu'un pas !LE MATRE D'HTEL entre.

Legroptre, c'est le lampiste ! Introduisez-le avec beaucoup d'gards ! Ils sont tous venus par le mme train. Je parie que les Madensale vont suivre. J'ai appel Pont-auBronc au tlphone. Je vais tcher de les faire patienter ! Elle sort rapidement, suivie de Me Huspar. GASTON murmure, harass. Vous avez tous des preuves, des photographies ressemblantes, des souvenirs prcis comme dss crimes... Je vous coute tous et je sens surgir peu peu derrire moi un tre hybride o il y a un peu de chacun de vos fils et rien de moi, parce que vos fils n'ont rien de moi. // rpte. Moi. Moi. J'existe, moi, malgr toutes vos histoires... Vous avez parl de la merveilleuse simplicit de ma vie d'amnsique tout l'heure... Vous voulez rire. Essayez de prendre toutes les vertus, tous les vices et de les accrocher derrire vous.

Madame. Je demande pardon Madame la duchesse. Mais voici d'autres personnes qui rclament Matre Huspar ou Madame la duchesse.LA DUCHESSE

Leur nom ?LE MAITRE D HOTEL

Ils m'ont donn cette carte que je ne me permettais pas de prsenter ds l'abord Madame la duchesse, vu qu'elle est commerciale.

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Le voyageur sans bagageVALENTINE, qui est rentre

la sortie de la duchese. Ton lot va tre beaucoup plus simple si tu veux m'couter une minute seulement, Jacques. Je t'offre une succession un peu charge, sans doute, mais qui te paratra lgre puisqu'elle va te dlivrer de toutes les autres. Veux-tu m'couter ?GASTON

Je vous coute.VALENTINE

QUATRIME TABLEAU

Je ne t'ai jamais vu nu, n'est-ce pas ? Eh bien, tu as une cicatrice, une toute petite cicatrice qu'aucun des mdecins qui t'ont examin n'a dcouverte, j'en suis sre, deux centimtres sous l'omoplate gauche. C'est un coup d'pingle chapeau crois-tu qu'on tait affuble en 1915 ! je te l'ai donn un jour o j'ai cru que tu m'avais trompe. Elle sort. Il reste abasourdi un instant, puis il commence lentement enlever sa veste.

buf.

Le chauffeur et le valet de chambre grimps sur une chaise dans un petit couloir obscur et regardant par un il-de-

LE VALET DE CHAMBRE

H ! dis donc ! Y se dculotte...LE CHAUFFEUR, le poussant pour prendre sa place.

LE RIDEAU TOMBE

Sans blagues ? Mais il est compltement sonn, ce gars-l ! Qu'est-ce qu'il fait? Il se cherche une puce? Attends, attends. Le voil qui grimpe sur une chaise pour se regarder dans la glace de la chemine...LE VALET DE CHAMBRE

Tu rigoles... Y monte sur une chaise ?LE CHAUFFEUR

Je te le dis. LE VALET DE CHAMBRE, prenant sa place. Fais voir a... Ah ! dis donc ! Et tout a c'est pour voir son dos. Je te dis qu'il est sonn. Bon. Le voil qui redescend. Il a vu ce qu'il voulait. Y remet sa chemise. Y s'assoit... Ah ! dis donc... Mince alors !

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Le voyageur sans bagageLE CHAUFFEUR

Qu'est-ce qu'il fait ?LE VALET DE CHAMBRE se retourne, mdus.

Y chiale...

LE RIDEAU TOMBE

CINQUIME TABLEAU

La chambre de Jacques. Les persiennes sont fermes, l'ombre rousse est raye de lumire. C'est le matin. Gaston est couch dans le lit, il dort. Le matre d'htel et le valet de chambre sont en train d'apporter dans la pice des animaux empaills qu'ils disposent autour du lit. La duchesse et Mme Renaud dirigent les oprations du couloir. Tout se joue en chuchotements et sur la pointe des pieds.LE MATRE D'HTEL

Nous les posons galement autour du lit, Madame la duchesse ?LA DUCHESSE

Oui, oui, autour du lit, qu'en ouvrant les yeux, il les voie tous en mme temps.M m e RENAUD

Ah ! si la vue de ces petits animaux pouvait le faire revenir lui!LA DUCHESSE

Cela peut le frapper beaucoupM m e RENAUD

II aimait tant les traquer ! Il montait sur les arbres des hauteurs vertigineuses pour mettre de la glu sur les branches.

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Le voyageur sans bagage

Tableau VLA DUCHESSE

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LA DUCHESSE, au matre d'htel. Mettez-en un sur l'oreiller, tout prs de lui. Sur l'oreiller, oui, oui, sur l'oreiller.LE MATRE D'HTEL

Davantage ? Comment cela ?LE VALET DE CHAMBRE

Madame la duchesse ne craint pas qu'il ait peur en s'veillant de voir cette bestiole si prs de son visage ?LA DUCHESSE

Oui, Madame la duchesse, trois de plus, mais ensemble. Un Monsieur de bonne apparence, avec un petit garon et sa gouvernante.LA DUCHESSE

Excellente, la peur, dans son cas, mon ami. Excellente. Elle revient Mme Renaud. Ah ! je ne vous cacherai pas que je suis dvore d'inquitude, Madame! J'ai pu calmer ces gens, hier soir, en leur disant qu'Huspar et mon petit Albert seraient ici ce matin la premire heure ; mais qui sait si nous arriverons nous en dbarrasser sans dgts ?..*LE VALET DE CHAMBRE entre.

Une gouvernante ? Quel genre de gouvernante ?LE VALET DE CHAMBRE

Anglais, Madame la duchesse.LA DUCHESSE

Les familles prsumes de Monsieur Gaston viennent d'arriver, Madame la duchesse.LA DUCHESSE

Ah! ce sont les Madensale!... Des gens que je crois charmants. C'est la branche anglaise de la famille qui rclame Gaston... C'est touchant de venir d'aussi loin rechercher un des siens, vous ne trouvez pas? Priez ces personnes de patienter quelques minutes, mon ami.M m e RENAUD

Vous voyez ! Je leur avais dit neuf heures, ils sont l neuf heures moins cinq. Ce sont des gens que rien ne fera cder.M m e RENAUD

Mais ces gens ne vont pas nous le reprendre avant qu'il ait parl, n'est-ce pas, Madame ?LA DUCHESSE

O les avez-vous introduits, Victor ?LE VALET DE CHAMBRE

N'ayez crainte. L'preuve a commenc par vous ; il faudra, qu'ils le veuillent ou non, que nous la terminions rgulirement. Mon, petit Albert m'a promis d'tre trs ferme sur ce point. Mais d'un autre ct nous sommes obligs beaucoup de diplomatie pour viter le moindre scandale,M m e RENAUD

Dans le grand salon, Madame.LA DUCHESSE

Ils sont autant qu'hier ? C'est bien une ide de paysans de venir en groupe pour mieux se dfendre.LE VALET DE CHAMBRE

Un scandale dont j'ai l'impression que vous vous exagrez le danger, Madame.LA DUCHESSE

Ils sont davantage, Madame la duchesse.

Dtrompez-vous, Madame ! La presse de gauche guette mon petit Albert, je le sais : j'ai mes espions. Ces gens-l vont oondir sur cette calomnie comme des molosses sur une

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Le voyagent sans bagage

Tableau V

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charogne. Et cela, quel que soit mon dsir de voir Gaston entrer dans une famille adorable, je ne peux pas le permettre. Comme vous tes mre, je suis tante avant tout. Elle lui serre le bras. Mais croyez que j'ai le cur bris comme vous par tout ce que cette preuve peut avoir de douloureux et de torturant. Le valet de chambre passe prs d'elle avec des cureuils empaills. Elle le suit des yeux. Mais c'est ravissant une peau d'cureuil ! Comment se fait-il qu'on n'ait jamais pens en faire des manteaux ? Mme Je ne sais pas.LE VALET DE CHAMBRE RENAUD,

GASTON crie d'une voix rauque. Je n'ai jamais tu de btes ! // s'est lev, le valet s'est prcipit avec sa robe de chambre. Ils passent tous deux dans la salle de bains. Mais Gaston ressort et revien