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7/13/2019 barbara_charles_-_l_ombre_du_mancenillier.pdf http://slidepdf.com/reader/full/barbaracharles-lombredumancenillierpdf 1/24 BIBEBOOK CHARLES BARBARA L’OMBRE DU MANCENILLIER

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  • BIBEBOOK

    CHARLES BARBARA

    LOMBRE DUMANCENILLIER

  • CHARLES BARBARA

    LOMBRE DUMANCENILLIER

    1847

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1195-9

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : B.N.F. fl

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    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • J dune maison qui fait langle du carrefourde lOdon et de la rue Monsieur-le-Prince. Ma chambre forme uncarr peu prs parfait. Le lit, les chaises, la table, la commode, quila meublent, ont appartenu un jeune homme nomm Vilfride Goezler,qui loccupait avant moi et qui y est mort. Je les ai achets de son ami,Claude Bryan, qui a succomb peu aprs une maladie dont la source et,par cela mme, le remde ont chapp la sagacit des mdecins.

    Vilfride avait un got trs vif pour les tudes spculatives; Claudesoccupait des sciences naturelles. On devinait aisment dans le premierune de ces natures tendres, contemplatives, chez lesquelles le sentimentet lintelligence se font un parfait quilibre. En lui, comme en ces enfansprcoces qui ddaignent les exercices physiques au prot du dveloppe-ment des facults de lame, se ralisait ce phnomne dune tte un peugrosse sur un corps chtif. Il me semble voir encore son visage ple, creuspar de laborieuses insomnies, clair par de grands yeux bleus dont ladouceur contrastait trangement avec lpret des saillies anguleuses dufront, et entendre le timbre clair, musical, de sa voix. Priv de son preet de sa mre, il navait pour vivre quune rente trs modeste, sur la-quelle nanmoins il prlevait la plus grande part pour soutenir son ami

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    Bryan, dont les besoins dpassaient de beaucoup les ressources. Celui-ci,avec sa haute taille, ses paules carres, sa tte brune, formait, par sonextrieur, ct de Goezler, une sorte dantithse en chair et en os. Cebesoin de protection, qui pousse parfois les natures faibles dans des brasdous dune force musculaire dont elles sont dpourvues, surait pourfaire comprendre lintimit troite de ces deux jeunes gens, si dailleursils navaient eu lun et lautre bien dautres raisons de se rapprocher.

    Claude Bryan avait t long-temps misrable et stait trouv dansune foule de situations critiques. Runissant en groupe les faits par luiobservs, il en avait dduit tout un systme auquel un gosme brutal ser-vait de base. Il tait matrialiste; son cur, comme cela doit tre, staitrtrci en raison du dveloppement des sens, et le genre de ses tudes nepouvait que le maintenir dans cette voie. A peine avait-il entrevu Goezler,quil le savait par cur. Il surprit habilement son aection et sut lexploi-ter encore mieux. Sous le prtexte dinscriptions prendre ou de livres acheter, il lui faisait chaque jour de nouveaux emprunts, quil dpen-sait en plaisirs de tous genres. Cependant lhonnte Vilfride, rduit auplus strict ncessaire, subissant mme parfois, sans jamais se plaindre, lefroid et la faim, poursuivait laborieusement ses travaux. Le prosasme deClaude tait pour lui un vritable contre-poids, une espce dancre qui, aumilieu de ses lucubrations mtaphysiques, lattachait la terre et lem-pchait de se perdre tout fait dans les nues. Dune nature expansive, songot pour ltude et, plus encore, sa timidit invincible le tenaient danslisolement: aussi son aection pour le seul homme avec lequel il et desrapports intimes en tait-elle dcuple.

    Depuis long-temps il seorcait dtouer en lui les germes dune pas-sion que, par suite de sa dance de lui-mme, il supposait sans espoir.Marie Desvignes, lle dun oncle maternel quil avait Paris, tait, et parsa beaut et par son cur, digne de cet amour. Elle savait apprcier Vil-fride et laimait pour le moins autant quelle en tait aime. Mais, inca-pable de deviner les sentimens quil lui cachait avec le plus grand soin,elle nosait sabandonner une inclination laquelle son cousin parais-sait insensible. Chaque semaine, le pauvre philosophe accourait chez sononcle avec un bonheur ml damertume en songeant quil allait voir sacousine, mais quil nen obtiendrait que de froids regards. Marie, de son

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    ct, attriste jusquaux larmes par les manires glaciales de son cousin,essuyait ses yeux, composait son visage et tchait de lui rendre froideurpour froideur.

    Cette double mprise, qui faisait leur tourment, net pas eu sansdoute de terme, si un hasard ne leur et rvl quils se trompaient ga-lement tous deux. Ils se trouvaient table, assis vis--vis lun de lautre,quand leurs pieds se rencontrrent pour la premire fois. La sensationdlicieuse quils ressentirent et quils prolongrent aussi long-temps quepossible, fut pour eux un trait de lumire qui les claira sur leur ten-dressemutuelle. Ds lors leur contrainte cessa. Aprs avoir renouvel plu-sieurs fois cette dclaration en se servant de lorteil, ils osrent se parlerdes yeux, et rent enn un change rciproque de sentimens et daveuxquand dj ils navaient plus rien savouer. Une trop courte srie debeaux jours commena pour Vilfride; lassurance dtre aim, et de ltretoujours, donna son visage une expression de quitude et de bonheurquon ne lui avait jamais vue. Il samusait plonger dans lavenir, et jouis-sait par anticipation de la douce existence quil mnerait bientt entre safemme et son ami Claude; car celui-ci, pour lequel son aection navaitpas diminu, ntait jamais en dehors de ses projets.

    Loncle Desvignes navait point gn le penchant de Vilfride pour salle. Il aimait son neveu, et depuis long-temps dj le regardait commeson ls. Dans trois semaines tombait le jour quil avait assign pour laclbration du mariage. Goezler tait ivre de joie. Il alla trouver Bryanet lui sauta au cou. Quy a-t-il? demanda celui-ci tout tonn. Danstrois semaines je me marie. Bryan devint ple, Avec qui? continua-t-ilsans dissimuler son dsappointement. Avec ma cousine. Cest bien,t Claude avec un air de sourance et de reproche. Quas-tu donc?scria Vilfride au comble de la surprise. Me supposes-tu assez froidpour voir sans un serrement de cur le moment o nous allons noussparer? Mais tu es fou, mon cher Bryan: nous ne nous quitteronsjamais! Pauvre ami! tu sais bien ce que lhomme devrait tre, maisnon ce quil est. Ton beau-pre, dont lintrt seul rgle les actions, estincapable de comprendre ton dsintressement, et il ne sourira pas coup sr que tu partages ton bien avec moi. Dailleurs, avec la famille,les besoins croissent Mon beau-pre, mon beau-pre dit Vilfride, je

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    timposerai lui et il faudra bien quil taccepte. Cest cela, et je serai unsujet de trouble, et je smerai la dsunion dans ton mnage. Non; marie-toi, ton bonheur lexige; je mloignerai et jaurai au moins, dans monisolement, la consolation de te savoir heureux. Bryan, mon ami, scriaVilfride des pleurs pleins les yeux, jure-moi, quoi quil arrive, de ne mejamais quitter! Un pareil serment ferait notremalheur tous deux. Rienne saurait branler ma conviction: ton mariage amnera infailliblementune rupture entre nous.

    Vilfride seora de le faire revenir sur cette dcision; mais il le trouvainexorable. Le lendemain et les jours suivans, il renouvela ses tentatives;emport par la tendresse, il laissa percer lintention de sonder son oncleet de lui dclarer formellement quil npouserait Marie qu la conditionde vivre, comme par le pass, avec son ami Claude. Mais celui-ci, avec unefroide rudesse, lui t concevoir tout lenfantillage dun pareil procd, etcombien il serait contraire tous les sentimens honntes de sintroduirepar force dans une famille et dy porter le dsordre. Que je ne sois pointun obstacle ton bonheur, ajouta-t-il avec un accent amer; si lun de nousdeux doit sourir, ce nest pas toi. Tu ne me verras plus; mais tu maurasbientt oubli dans les bras de ta femme.

    Ce parti, dont ni les prires ni les larmes de son ami ne purent le dis-suader, porta un coup au pauvre Vilfride: il lui sembla quon lui touchaitle cur avec un couteau. Ds ce moment svanouit le beau rve quilavait fait. Attir avec une puissance gale vers lamour et vers lamiti, ilcomprenait enn quil ne pouvait possder lun sans sacrier lautre im-pitoyablement: il restait suspendu entre ces deux sentimens qui se ma-riaient si bien en son ame et ne se sentait pas le courage de conserver lun lexclusion de lautre. Renoncer Marie, ctait ne pas vivre; perdre sonami Bryan, ctait peut-tre pis: ctait vivre avec une inrmit, avec uneame boiteuse. Il supposait Claude aussi noble, aussi aimant, aussi jalouxde ses aections que lui, et il rptait sans cesse: Sans moi, que fera-t-il? que deviendra-t-il? il naura pas commemoi la tendresse dune femmepour le consoler. Et limage de Bryan, se consumant dans les regrets, d-vorant ses larmes dans la solitude, lui dchirait les entrailles. Tout ce quipouvait pargner une sourance son ami lui semblait un devoir, et ilrpugnait goter un bonheur auquel Claude naurait aucune part. De

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    l la rsolution imprudente quil prit en secret de faire le sacrice de sonamour. Le cur plus que les sens gouvernait cet enfant, et il se attaitquavec cette ligne de conduite il conserverait la fois et Marie et Bryan.

    Mais il navait point consult ses forces; dj dun temprament faibleet maladif, leort surhumain quil t sur lui-mme, sans dterminer pr-cisment unemaladie, hta dumoins les progrs de celle qui le minait len-tement. En moins de quelques jours, laction de la sourance simprimasur son visage en caractres indlbiles. Il avait beau feindre le calme etmme la joie, laltration chaque instant plus sensible de ses traits accu-sait une lutte intrieure et le travail incessant dun mal cach. Son oncle,Marie et Claude ne pouvaient se dissimuler leurs alarmes, la vue decette gure dcompose et de cette maigreur croissante, qui ne tendait rien moins qu en faire une ombre. Vilfride, qui sentait fort bien sontat, nen tait que plus dcid consommer le sacrice. Le pauvre enfantneut pas la dernire douleur de manquer ostensiblement sa parole; car,le jour mme o il comptait exprimer son oncle lintention dajournerson mariage, ses forces le trahirent; il fut contraint de se mettre au lit.

    Le mdecin, aprs avoir considr cette constitution dbile, travaillepar une maladie qui na point de nom dans la science, dclara le cas graveet la gurison douteuse. Il ne prescrivit que des remdes insignians, etnen pouvait prescrire dautres: cen tait fait de Vilfride. On peut dire endeux mots quil ne t plus que languir et mourir. tendu entre les deuxtres quil aimait le plus au monde, promenant son regard de Bryan Marie, il souriait comme un archange et voyait avec calme approcher san. Quelques heures avant de rendre lame, il remit un papier entre lesmains de Claude, en le suppliant de ne point lui refuser cette derniregrce daccepter tout ce quil possdait.

    Marie au dsespoir versa dabondantes larmes, et Bryan, qui ne parutpas moins aect, alla chaque jour pleurer avec elle. Cependant il sem-pressa de vendre tout ce qui lui venait de son ami et ne songea pas mme conserver aucum des objets qui lui avaient appartenu. Cest grce ceddain du souvenir que je devins possesseur des meubles de Vilfride etque joccupai sa chambre.

    Jignorais encore tous ces dtails. Le jour o ils me furent raconts,jappris en mme temps que Claude se mourait dun mal qui avait beau-

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    coup des caractres de celui dont Vilfride tait mort. Un sentiment decuriosit me poussa laller voir. Je fus eray des changemens quavaitsubis son extrieur. Ce jeune homme, dune constitution robuste, qui por-tait sur son visage la promesse de cent ans de vie, tait tomb, commepar miracle, dans un tat de dprissement inconcevable. Sa pleur taitpresque livide, son il navait plus de regards, ses forces semblaient pui-ses; dheure en heure il avait des faiblesses durant lesquelles il revtaittoutes les apparences de la mort. On me cona qu certains momens dela nuit, troubl jusquau dlire, il sagitait convulsivement, mordait sonlit avec rage, et poussait des cris comme un homme qui lon arracheraitles entrailles. A peine meut-il reconnu, quil tressaillit, et je mesquivaiaussitt, ne pouvant douter que ma prsence ne lui caust une impressionpnible.

    De retour chez moi, jtalai sur ma table du papier, des plumes et delencre, avec lintention bien ferme de commencer un travail que, depuislong-temps, je mditais. Ce fut peine perdue: jtais trop vivement proc-cup par tout ce que je venais de voir et dentendre, pour pouvoir songerlibrement autre chose. Dj enclin donner aux eets les plus simplesdes explications surnaturelles, je ne pouvais, sans grand renfort de mys-trieuses hypothses, chercher la solution du problme que javais sousles yeux. Ce Claude, grand, bien proportionn , dune carnation superbe,avec des membres qui semblaient mis en mouvement par des musclesdacier, ne devait pas mourir, mon sens, quoi quen dit le mdecin, decette espce de phthisie pulmonaire qui avait emport le frle Vilfride.Il fallait, pour abattre tant de force, pour dtruire cette sant, pour tuerce corps dans toute la vigueur de lge, laction dun mal bien autrementnergique, et, en dpit de ma volont, je mlais du merveilleux dans lescauses de cette agonie terrible.

    Malgr tout, aucune espce de conviction narrivait mon esprit, quisgarait vainement au travers dobscures analyses de psychologie et demtaphysique. Vingt fois mme, lass dun travail dont la strilit me cau-sait une irritation nerveuse et me donnait la vre, je voulus trancher laquestion en ny songeant plus; mais jtais aussi incapable de soustrairema pense linuence des tres qui loccupaient, que de rpandre dujour dans les tnbres qui enveloppaient la n prmature de Bryan. Le

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    papier que javais devant moi stait transform en un miroir au fond du-quel se jouaient des ombres confuses, qui, par degr, se rapprochant etprenant des formes plus distinctes, me reprsentaient la douce gure deMarie, dont Goezler eeurait le front dun chaste baiser. Dans leurs yeuxbrillait lesprance dune longue suite de beaux jours. Soudain Claude sedressait entre eux de toute sa hauteur et les sparait avec violence. Mariese dsolait, Vilfride versait des larmes, sans que le visage de Bryan se d-pouillt de son atroce duret. Cette scne, qui prenait sous mes regardstoutes les couleurs de la ralit, soulevait mon indignation; et javais be-soin de me faire violence pour ne pas intervenir comme mdiateur entreces trois personnages.

    Pour couper court ces rveries dcevantes, je me mis au lit. La nuittait fort avance, et le silence ntait gure troubl que par les souris oules rats qui remuaient dans le grenier au-dessus de ma tte. Avec la vre,ayant en outre lesprit tiraill en tous sens, je me tournais et retournaissans pouvoir trouver le sommeil: au milieu des tnbres et dun calmesinistre, ma pense continuait ses chimriques analyses.

    Tout coup un craqutement pareil au bruit que fait une plume quonpromne sur un papier ingal veille mon attention.

    Bon! me dis-je, cest sans doute une souris qui fait son trou. Maisjobservai avec surprise que ce bruit ne se faisait point au-dessus de matte. Le doute tait impossible: ctait dans ma chambre, tout prs de moi,quun tre, dont lobscurit me cachait la nature, craquetait avec une obs-tination croissante.

    Oh! cest peut-tre une araigne qui fait sa toile, pensai-je en-core. Je compris bientt que la supposition de laraigne ntait pas moinsabsurde que celle de la souris; car le bruit que fait ce genre dinsecteest intermittent, et celui que jentendais navait nullement ce caractre.Dailleurs, je ne pouvais mabuser jusqu prendre pour un animal quel-conque cette plume qui crachait sur le papier avec une persistance quidgnrait en acharnement.

    Qui est l? mcriai-je avec cette force fbrile que donne la peur.Point de rponse, et les saccades de la plume redoublent de vivacit: crec-crec-crec. Le dlire, sans doute, peuplemon imagination de fantmes,me dis-je en cherchant com-. battre ma frayeur et en essuyant leau qui

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    coule de mon front; ma porte est ferme au verrou, et je suis bien seulchez moi.

    Nanmoins jallume ma bougie, et dun il aussi carquill que pos-sible je scrute tous les coins et recoins de ma chambre. Jacquiers ainsi lacertitude de mtre tromp. Plus tranquille, je soue ma lumire et merecouche. Mais tout aussitt linfernale plume recommence son crec-crec-crec mystrieux. Pour ce coup, ma terreur est au comble; le frisson mesaisit et me glace; bouche bante, le cou tendu, je prte une oreille avide ce bruit qui, pour moi, na plus rien dhumain.

    Et le crec-crec-crec continue toujours. La honte de moi-mme medonne du courage. Je me lve, et, avec dance, pas de loup, je com-mence linspectionminutieuse de tous les objets quimentourent. Commeje naperois ame qui vive, je retourne tous mes tiroirs, jentrouvre labote qui renfermemon violon, je dplace mes chaises, je bouleverse tout;je vais dans ma folie jusqu feuilleter des in-8. Cet examen, qui nit parme ridiculiser mes propres yeux, marrache un fou rire. La revue desplumes, de lencre et du papier qui sont pars sur ma table, est bien ladernire chose qui me ft venue lesprit. Dlivr de toutes craintes, djje vais me recoucher, quand, par hasard, je retourne la tte vers mes pa-perasses. O terreur!. le papier, que jai laiss blanc, est macul en vingtendroits par les caractres dune criture non moins nette que ferme; uneplume trempe dencre est encore ct.

    Je rve! mcriai-je en memparant du manuscrit. Ma main trem-blait; la sueur ruisselait sur mon front; mon ame tait en proie lpou-vante. Avec des yeux obscurcis par lhorreur, je dchirai cette trangephrase:

    Ce nest pas sans un sentiment trs vif de curiosit et de crainte quejai assist lautre jour tous les dtails de mon enterrement

    Je suis fou lier! me dis-je sans vouloir en lire davantage. Et vrai-ment je mritais cette mystication pour me plaire tant entendre le rcitdes histoires de revenans et des contes de fes. Je suis comme le chevalque son ombre pouvante: je me fais peur moi mme. Sans doute mamain, entrane par lhabitude, aura grionn ces caractres, tandis quemon ame svertuait imaginer dabsurdes et fantasques hypothses.

    Et, outr de colre, je mis en lambeaux la page que je pensais avoir

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    couverte dcriture mon insu. Puis je regagnai mon lit. Au milieu dusommeil, qui insensiblement ferma mes yeux, jentendais bien encore lecrec-crec-crec..; mais, bien convaincu cette fois que jtais dupe de monimagination, je laissai la plume fantastique sen donner cur joie, etbientt je neus plus conscience de rien.

    A mon rveil, je nenvisageai dabord les vnemens qui mavaienttourment durant la nuit que comme les pripties dun rve. Cependant,stimul par une curiosit invincible, jallai vers ma table. Quon juge dema stupeur! jy trouvai dix pages noircies par unemain qui mtait incon-nue. Je ne pus rsister plus long-temps au dsir de connatre ce quellescontenaient. Je lus tout dune haleine les lignes qui suivent:

    Le temps qua dur ma maladie a t sans aucun doute la plus d-licieuse phase de mon existence. Je ne sourais point, javais lespritcontent, presque heureux, et lorigine du mal qui memportait me donnaitde moi-mme une opinion assez avantageuse. Cest peine si les larmesde ma ance, dont la main ne quittait pas la mienne, et le dsespoir queje croyais lire dans les yeux de Claude, pouvaient veiller en moi le regretde mourir si tt.. . .

    Lide de voir mon esprit dgag de cette lourde et gnante matire,la conscience de mon immortalit, lespoir de contempler la face de Dieu,de pntrer les secrets les plus intimes de la nature, de connatre le motde cette nigme dont la science humaine ne doit trouver la cl que dansun lointain avenir, me plongeaient dans une extase ineable. Une vapeur,dheure en heure plus paisse, enveloppait mes sens; les bres dema chairse dtendaient comme les cordes mouilles dun luth; mon sang circu-lait plus lentement dans mes veines; je sentais mon corps se dissoudrepeu peu Tout coup il y eut en moi une confusion tumultueuse detoutes choses, assez semblable au dsordre qui a lieu dans une penduledont un ressort ou une roue a t subitement rompue. Ce fut laaire dequelques secondes. Puis, linertie de mes membres, la rsistance invin-cible que mes organes et mes muscles opposrent ma volont toujoursaussi forte, je compris que les rouages de la machine taient dsorgani-ss pour jamais. Le mdecin mit la main sur ma poitrine et ne la sentitplus battre; il approcha un miroir de mes lvres, et aucun soue ne vintle ternir. Alors il se retourna, et, avec lair profond et pdantesque dun

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    homme sr de produire un eet, il dit: Monsieur votre ami est mort.Moment terrible! Jentendais les sanglots deMarie et de Claude; je voyaisles convulsions que leur arrachait la douleur, et mon il vitreux restaitxe, mes lvres ne pouvaient se remuer, tout mon corps avait limmobilitdu plomb.

    Mon oncle emmena Marie tout plore. Bryan, rest seul avec moi,redevint calme comme par enchantement. Aprs avoir abaiss mes pau-pires, il relut trs attentivement les papiers que je lui avais remis et seretira.

    Un eroi indicible commenait dj me gagner, en songeant quonallait peut-tre ensevelir dans la terre mon ame avec mon corps, quand,par une opration qui na rien de commun avec les mouvemens de lamatire, je me mis sur mon sant. Sot mdecin, qui ma cru mort!mcriai-je en tournant la tte vers la place que je quittais. Mais, avec unprofond sentiment dhorreur, japerus dans le creux de mon oreiller magure hve, dcharne, dune pleur livide. Je menfuis au plus vite dansun coin de ma chambre, o je restai long-temps sous limpression de cetareux spectacle.

    Un bruit de pas me tira de mon rve. Des hommes face blmejaspe de rouge entraient chez moi prcds de Bryan en tenue de bal.Lun deux avait ma bire sur son paule. Ils me mirent dedans de lair leplus sardonique du monde. Je suivais les moindres dtails de cette scneavec une cruelle anxit. Chaque coup de marteau qui branlait le corede sapin me frappait douloureusement lame. Ce malaise ne cessa quaumoment ou lon emportait mon corps. Jeus un instant la pense, en cal-culant sur mes doigts le petit nombre de personnes qui accompagnaientma poussire, daller me joindre au cortge pour le grossir; mais cet accsde vanit eut la dure dun clair. Dailleurs, puis par lmotion, javaisbesoin de retremper mes force dans un paisible sommeil.

    Quand je rouvris les yeux, il tait grand jour. Je navais plus quunvague souvenir des vnemens de la veille, et je me voyais si semblable moi-mme, je me sentais en outre si lger, si dispos, si allgre, que jeconsidrai quelques instans ma maladie et ma mort comme les eets duncauchemar. Mes tudes favorites mappelrent hors du lit. A mon ordi-naire, je pris des livres en cherchant me rappeler lendroit o mes lec-

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    tures avaient t interrompues. Mais, ayant jet par hasard un coup dilsur ma glace, je marrtai frapp de stupfaction. Le poli du miroir, selonles lois de la rexion, retait tous les objets que renfermait ma chambre,exceptmoi. Jememis de face, de prol, de trois quarts, dans toutes les po-sitions possibles, sans pouvoir trouver mon image. Ce phnomne navaitpas sa raison dans un aaiblissement subit de ma vue; car, loin dtre de-venu myope, mtant mis dans le cadre de ma croise ouverte, je distin-guais trs bien lheure au cadran dune tour situe une norme distance,et, en dpit du grand jour, mon il perant dcouvrait les toiles sur unciel sans nuage. videmment quelque chose de mystrieux stait accom-pli en moi. Dans ma proccupation, je fais volte-face. Je tournais le dosau soleil, qui entrait profusion par ma fentre. Mais, chose plus trangeque tout le reste, dans le losange de lumire que les rayons dessinent surmon plancher, je ne vois point mon ombre. Je cherche mon ombre aveccette mme persistance que jai mise chercher mon reet; mais je nesuis pas plus heureux. Cependant, me dis-je, je ne me rappelle pas avoirchang mon reet contre lamour dune Giuliea, et, comme Peter Schle-mill, je nai pas vendu mon ombre au diable.

    Cest alors qu mes yeux dessills la ralit apparut dans tout sonjour. Jeus enn conscience de mon tat. Esprit, pur esprit, portion deuide diaphane, lastique, qui jadis animait un fragment de matire, jac-complissais tous les phnomnes de la vie, comme si jeusse eu encoredes organes mon service. Et dailleurs, ces organes, pour ne point trevisibles, nen existaient peut-tre pas moins; car la rtine de mon il re-tait toujours les objets; mon oue navait pas cess dtre sensible auxvibrations de lair, et je pensais, jagissais comme devant. La seule dis-tinction faire, sans doute, cest que, dgag des parties terreuses quiembarrassaient mes sens, je jouissais de nouvelles facults inhrentes ma nature plus subtile et dun ordre suprieur.

    Tout entier ce sentiment, la fantaisie me vint daller errer tra-vers la ville. Ma porte close ne fut point un obstacle mon passage, etje descendis lescalier avec cette facilit de locomotion qui nappartientquaux ombres. Dans la loge de M Franoise, ma concierge, se trou-vait un des hommes qui mavaient port en terre. Il tenait son chapeauhumblement baiss et demandait plus humblement encore un pourboire.

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    Mon brave homme, lui dis-je au dfaut de dame Franoise qui sanglo-tait, ce nest point madame quil faut sadresser, mais mon ami ClaudeBryan. Ah! cest dirent, t-il avec un rire divrogne; excusez-moi, jecroyais. Et il se retira en ritrant ses crmonieuses courbettes.

    Jtais dans la rue, je respirais plus laise, je ressentais un grandbonheur en apercevant des gures humaines. Pour un neur, rien nestplus commode, sans contredit, que dtre pass ltat dombre. Sous cetteforme lastique, il peut suivre librement la ligne que lui trace son ca-price et rver tant quil lui plat, sans crainte dtre cras sous les rouesdune voiture ou heurt par un malotru. Je voyais venir moi un jeunehomme vtu avec beaucoup dlgance. Il avait les yeux baisss et sem-blait en proie de profondes proccupations. Cdant lhabitude, jtaissur le point de me ranger pour lui laisser le passage libre, quand je songeaique ma condition ne mobligeait point cet acte de politesse. Nous nousrencontrmes. Il y eut choc violent. Le jeune homme perdit un momentson centre de gravit et faillit tomber la renverse. Rustre insigne!murmura-t-il en ramassant son chapeau qui tait tomb dans la boue, eten me lanant des regards furieux; ne saurais-tu mieux veiller sur toi? Monsieur, mcriai-je avec colre, quappelez-vous rustre? Cestvous qui tes un rustre et un maladroit de ne point voir o vous posezvos pieds. Sachez que. Mais, sans couter mes paroles, il continua pai-siblement son chemin.

    Je me trouvais alors vis--vis du caf o javais coutume, de mon vi-vant, daller chaque jour parcourir les journaux. Il me parut plaisant dyentrer. Il y avait, dans un des angles de la salle, un groupe de vieillardsqui, avec beaucoup de gravit, savouraient alternativement la chair dunectelette et un morceau de politique. Je marchai dessein sur lorteil decelui qui me semblait le plus occup. Ae! t-il en retirant vivementsa jambe. Monsieur, lui dis-je honntement, veuillez me pardon-ner ma maladresse. Quavez-vous donc? lui demanda son voisin. Cest le pied gauche qui me fait mal, rpondit-il en reprenant salecture. Je pris place au milieu de ces hommes vnrables, dont les gessuperposs eussent bien fait dix sicles. Celui auprs duquel jtais assistait de petite taille et avait dans la physionomie quelque ressemblanceavec les portraits si connus de Voltaire. Il en avait la vivacit du regard et

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    le souriremalicieux. Son habit bleu la franaise, sa culotte courte, ses basde soie et ses souliers boucles, sharmoniaient trs bien avec les raresmches de cheveux blancs qui jaillissaient de son crne. Le plaisir trs vifque lui procurait un article de bibliographie ne lempchait pas de fouillertrs frquemment dans une tabatire dbne incrustations de nacre.Un garon vint interrompre mon examen. Monsieur prendra-t-il ducaf aujourdhui? me demanda-t-il. Oui, sans doute, rpliquai-jeavec empressement; car larome du moka que buvaient mes voisins memontait au nez et veillait en moi le dsir den prendre. Le caf fut aus-sitt servi. Je dgustai la liqueur avec dlices sans en laisser perdre uneseule goutte. Cependant le petit vieillard avait achev de lire sa Revuebibliographique. Il appela le garon. Jean , lui dit-il, pourquoi neme servez-vous pas mon caf? Mais, monsieur, il est devant vous,t Jean tout bahi. Comment, il est devant moi! vous voyez bienque ma tasse est vide. Je vous assure, monsieur, que je viens de laremplir linstant mme. Je ne sais donc pas ce que je dis? Monsieur laura bien sr bu sans y faire attention. Dites tout desuite que je suis fou, que je radote, continua mon voisin en criant plusfort. Mais enn, monsieur, je ne suis pas non plus un imbcile. Cest trop fort! scria le petit bonhomme pourpre de colre. MonDieu, quy a-t-il? demanda le patron qui intervint. Je voyais la discus-sion senvenimer de plus en plus; le scandale tait areux: tous les habi-tus, accourant au bruit, faisaient cercle autour de nous. Monsieur,dis-je en me levant, il ny a vraiment pas de quoi se fcher. Cest moiqui, par distraction, ai vid la tasse de monsieur. Je suis donc la cause in-volontaire de tout ce bruit: je vous prie de recevoir mes excuses. Cettecourte improvisation produisit tout leet que jen attendais. Jean,t le patron dun ton impratif , remplissez la tasse de monsieur, et t-chez une autre fois dtre plus poli.

    Le calme revenu, ma mauvaise toile me poussa la troubler en-core une fois. Stimul par lexemple du petit vieillard, qui ne cessait de sebarbouiller le nez de tabac, je voulus prendre une prise. Mais, pour avoirsoulev le couvercle de la bote dbne trop brusquement, je renversaipar terre tout ce quelle contenait. Allons, bon! cest le diable qui senmle! scria le bonhomme transport de fureur; dans cette baraque,

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    on ne peut rester un instant tranquille. Dieu me prserva dy remettrejamais les pieds! L- dessus il enfona son chapeau jusque sur ses yeuxet sen alla, faisant retentir les dalles de ltablissement sous les coups r-pts de sa canne pomme dor, et arontant, avec une gravit comique,les regards moqueurs braqus sur lui. Pour moi, je riais me rompre lesctes.

    Cependant le prol anglique de Marie, ma bien-aime, passa tout coup devant mes yeux et mit un terme cet accs de folle joie. Tout sef-faa devant cette suave image, dont la vue seule mettait jadis en vibrationtoutes les bres de mon tre. Pas un des accens de nos entretiens si pas-sionns et nanmoins si chastes dautrefois ntait sorti de ma mmoire,et mon ame, croyant les entendre encore, en tait doucement mue. Je meprtais avec une singulire complaisance au rveil de ces souvenirs quisappelaient lun lautre comme les anneaux dune chane. Enivr des par-fums qui sexhalaient de cette vocation du pass, et obissant limpul-sion dun aimant irrsistible, je macheminai sans men apercevoir vers lademeure de mon oncle. Un frisson de bonheur me parcourut des pieds la tte, quand japerus la maison o jallais. En un clin dil, jai enjambles trois tages. Jentre. Dans la pice qui prcde la chambre de ma an-ce, mon digne oncle, enfonc dans son fauteuil de cuir, continuait avecune coupable persvrance dgurer dans de mdiocres vers franaisles belles posies dHorace. Chez Marie, un autre spectacle mattendait,spectacle poignant, dont lindignit met tu sur le coup, si jeusse tencore de ce monde. Marie, plus belle que jamais sous sa robe noire, re-gardait Bryan avec tendresse, et ce tratre ami, genoux devant elle, cou-vrait ses mains de baisers. Jeus besoin de toute ma philosophie pour nepas clater sur-le-champ.

    Je taime, Marie! disait-il avec imptuosit. Lamour dont jebrle pour toi est ma premire passion, et mon cur est x pour ja-mais. Non, mon ami, taisez-vous, rpondait-elle sans paratre of-fense de ses caresses; plus tard, nous verrons. Aujourdhui, laissez-moi pleurer mon pauvre Vilfride. Ne comprenez-vous pas combien djje suis coupable? A peine la tombe de ce cher enfant est-elle ferme, queje prte une oreille complaisante vos hommages et vos sermens. Ce-pendant je lui avais promis de ne point lui survivre, ou au moins de lui

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    rester dle mme aprs sa mort. Ce nest pas lui qui se serait ainsi par-jur! Pauvre Marie! que vous connaissez mal les hommes! r-pliqua Bryan en la couvant de ses yeux ardens. Ce Vilfride, qui vousparaissait si laborieux et si chaste, qui savait donner son visage uneexpression si nave et si tendre, ntait quun insigne libertin que les d-bauches ont tu. Que mapprenez-vous l! scria Marie avec lac-cent du doute. Combien de fois, continua Claude sans smouvoir,ne lui ai-je pas reproch sa conduite et nai-je pas cherch le fairerevenir des sentimens plus nobles! Mais, loin de tenir compte de mesparoles, il semblait au contraire prendre plaisir me narguer en multi-pliant ses orgies et en changeant chaque jour de matresse. Cestimpossible, rptait toujours ma cousine en secouant la tte. Ce tes-tament quil a fait en ma faveur, poursuivit Bryan, nest quune faiblecompensation des sommes immenses quil mempruntait pour satisfaireses vils penchans, Des preuves, donnez-moi des preuves! scriaMarie en proie une agitation convulsive. Alors Claude dplia devant elledes fragmens de lettres que je lui avais crites, dans un moment o nousavions t contraints de nous sparer quelques jours. Ces lettres, o per-ait ma tendresse pour Bryan, taient remplies dexpressions si tendres etsi passionnes, quon pouvait les croire adresses plutt une matressequ un ami. Devant ces tmoignages accablans, Marie resta muette din-dignation. Oh! je le vois, dit-elle enn, Vilfride a t avec moibien hypocrite et bien ingrat. Son souvenir ne mrite que mon mpris, jeveux pour jamais leacer du mon cur. Claude prota de son troublepour passer un bras autour delle et tcher de lui prendre un baiser. Mais,au moment mme o leurs lvres allaient sunir, dun bond je me pla-ai entre eux. Marie, frappe de terreur, poussa un grand cri et tomba terre sans connaissance. Bryan, sous lempire de mon regard qui le fasci-nait, recula de trois pas et se tint dans une immobilit stupide. La pleurtait sur son front, ses yeux lanaient des ammes sombres, tous ses traitssemblaient crisps par le dsespoir. Va-ten! scria-t-il tout coupavec fureur, ou je ttouc dans mes bras. Dloyal ami, repartis-je, cest toi maintenant de trembler. Tes bras dHercule ne sauraientprvaloir contre la puissance de mon esprit. Ton ame corrompue ne m-rite aucune commisration. En un clin dil, par tes inutiles calomnies ,

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    tu as chang lamour que javais pour toi en une haine profonde et im-placable. Cest entre nous deux dsormais une guerre mort. Cours cheztoi et prpare des armes, car, avant peu, nous engagerons la lutte. A cesparoles, il se sauva comme un fou, et faillit, dans sa fuite, renverser mononcle qui accourait au cri de sa lle.

    Dvor par la tristesse, jerrai long-temps laventure. Il tait nuitnoire quand je songeai revenir chez moi. Dame Franoise se trouvaitdans sa loge en compagnie de trois commres qui ntaient point l pourdormir. Leur babil calma un peu ma douleur. Les charmes de ma gure,les rares perfections de mon esprit, ma politesse, mes vertus, servaient dethme leur verbeux colloque. Lune aprs lautre enchrissait sur monloge; les entendre, on et d me canoniser. Cest gal, objectalune delles, je ne voudrais pas coucher dans sa chambre. Com-ment! mre Perrault, vous croiriez aux revenans! t la plus hideuse desquatre dun ton capable et railleur. Je ne dis pas a,mame Clment,rpliqua la Perrault; mais il me semble que je ne pourrais pas dormirdans le lit dun trpass. Allez, la mre, ne craignez rien, conti-nua la Clment avec un ricanement satanique; quand on est mort, onest bien mort. Elle navait pas achev de parler, que je lui mis la mainsur lpaule. Ah! mon Dieu! le voil! scria-t-elle suoque par lapeur. A cette exclamation, dame Franoise renversa la lumire par m-garde et svanouit; les autres commres, qui boitant, qui se signant, quicriant, senfuirent aussi vite que le leur permettait lobscurit.

    Dans ma chambre, lingratitude de Bryan, la noirceur de ses proc-ds, me revinrent lesprit. La colre laquelle jtais en proie loignait lesommeil de mes yeux. Je me retournais en tous sens pour chapper auxperdes conseils de la haine; mais toujours le besoin de vengeance mefouettait les ancs de ses aiguillons. Javais peine me reconnatre cesapptits de tigre; jadis le plus doux des hommes, cette heure javais soifde meurtre, jtais altr de sang. Minuit sonnait toutes les horloges.Emport par mes instincts sauvages, je courus chez Claude. Il matten-dait. Fuis! scria-t-il ds quil maperut; ne mets pas ma patience lpreuve. Ne te souviens-tu pas de mes paroles dhier? lui dis-je; as-tu oubli que cest entre nous dsormais une guerre sans trve ni merci?Allons! lve-toi et prends des armes. Va-ten! t-il avec un mpris

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    qui voilait mal sa terreur; jamais je nemploierai mes forces contre unnabot de ton espce. Bien! continuai-je; non content de mavoir tu, tume calomnies, tu minsultes encore!.. Mais si tu es assez lche pour merefuser une rparation, peut-tre seras-tu sensible cet outrage. Et dema main je lui touchai la joue. Il t un bond prodigieux. Vipre! scria-t-il au comble de la fureur; je vais tapprendre comment lon chtie tespareils.

    Chacun de nous sarma dune pe, et le duel commena avec unacharnement terrible. Claude, en dpit des plus habiles feintes et duneimptuosit extrme, ne pouvait russir me blesser: mon sang-froid etmon adresse rendaient toutes ses ruses impuissantes. Lorgueil bless, larage, le dsespoir, se lisaient sur son front ple baign de sueur, dans sesyeux hagards, sur ses lvres blanches dcume, do schappaient parintervalle de rauques hurlemens. Dans son trouble, il ne sut point parer uncoup que je lui portais; il se laissa atteindre au anc gauche deux doigtsdu cur. Je le vis, sans tre mu, rouler dans son sang et se tordre commeun ver sur un brasier. Ses cris pitoyables veillrent tout le voisinage.Pourtant sa blessure ntait point mortelle.

    Le lendemain et les jours suivans, je revins le contraindre, malgr safaiblesse, de reprendre les armes et de dfendre sa vie contre ma haine. Nises sanglots, ni ses cris de dsespoir, ni laltration de plus en plus pro-fonde de son visage, ne pouvaient minspirer de piti. Chaque fois je luifaisais de nouvelles blessures et jarrachais dune main impitoyable lap-pareil des vieilles plaies. Ses forces spuisaient avec son sang, sa peau secouvrait de taches livides, son corps revtait tous les signes dune prcocevieillesse: bientt je neus plus quun spectre combattre. Rassasi ennde ses tortures, hier je vins, rsolu den nir. A ma vue, des clairs de ragejaillissent de ses yeux; dsesprant deme vaincre par les armes, dun bondil slance sur moi, mtreint et veut mtouer.Plus souple, plus nerveuxque lui, je menlace comme un serpent autour de ses membres. Avec mesdents, avec mes ongles, qui distillent un poison cre et brlant, je le d-chire, je le mords, je fais couler du feu dans ses veines. Datroces douleursme le livrent sans dfense; il chit sous la vigueur de mon bras, roule terre, se redresse comme par ressort, et cherche chapper par la fuite mes puissantes et cruelles treintes. Mais, haletant, en proie au dlire,

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    la face injecte de sang, les entrailles tenailles par le venin, il chancelle,tombe, et dans sa chute va se briser le crne lun des angles de son lit.

    Ici sarrtait cette merveilleuse histoire. Jen avais peine achev lalecture quun de mes amis entra dans ma chambre. Il tait ple et avait levisage chagrin.

    Quavez-vous? lui demandai-je; vous paraissez tout boulevers? Je nai point dormi cette nuit, me rpondit-il: jai veill auprs du

    corps de ce pauvre Bryan.Quoi! Bryan est mort! Oui, hier soir, quelques instans aprs votre dpart. Son agonie a

    t areuse. On aurait dit quil se battait contre quelquun. Ses grandsbras dcharns frappaient lair avec frnsie; de sa gorge schappaientdes cris intolrables. Ses sourances minspiraient une telle piti, que jairemerci Dieu quand il a ferm les yeux pour ne plus les rouvrir.

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.