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LORSQUE LE CONTENU EXCÈDE LA PHRASE... LA POLITIQUE COMME TRADUCTION CHEZ MARX ET AU-DELÀ Gérard Bensussan Presses Universitaires de France | « Cités » 2014/3 n° 59 | pages 89 à 102 ISSN 1299-5495 ISBN 9782130628750 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cites-2014-3-page-89.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Gérard Bensussan, « Lorsque le contenu excède la phrase... La politique comme traduction chez Marx et au-delà », Cités 2014/3 (n° 59), p. 89-102. DOI 10.3917/cite.059.0089 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidad de Chile - - 200.89.67.14 - 08/05/2015 04h47. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidad de Chile - - 200.89.67.14 - 08/05/2015 04h47. © Presses Universitaires de France

Bensussan, Gérard - Lorsque le contenu excède la phrase

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LORSQUE LE CONTENU EXCÈDE LA PHRASE... LA POLITIQUECOMME TRADUCTION CHEZ MARX ET AU-DELÀGérard Bensussan

Presses Universitaires de France | « Cités »

2014/3 n° 59 | pages 89 à 102 ISSN 1299-5495ISBN 9782130628750

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cites-2014-3-page-89.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Gérard Bensussan, « Lorsque le contenu excède la phrase... La politique comme traduction chezMarx et au-delà », Cités 2014/3 (n° 59), p. 89-102.DOI 10.3917/cite.059.0089--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Cités 59, paris, puf, 2014

Lorsque le contenu excède la phrase… La politique comme traduction chez Marx et au-delà

Gérard Bensussan

Dans sa phase de formation, la pensée de Marx s’est constituée en bonne part à partir d’un projet explicite de « critique de la politique » se substituant en tant que « critique de la terre » à toute « critique de la théologie »1 et censée inaugurer ainsi une investigation absolument neuve, délestée de tout le poids de la vieille métaphysique. Ce projet de « critique de la politique » ne cessera de traverser, dans des formes et par des moyens très variables, les étapes successives et discontinues de l’élaboration plus ou moins chaotique de la pensée marxienne, alors même qu’il ne s’énonce plus guère comme tel. Dans la phase de « jeunesse » des premières années (1841-1844), cette « critique de la politique » permet et emporte le passage de Marx au « communisme » saisi comme visée d’une fin de la politique en tant que sphère abstraite, séparée de la société civile. Dans une seconde étape, pour reprendre le vieux découpage marxologique, la « critique de la politique » investit les analyses concrètes des conjonctures nées des révo-lutions de 1848. Enfin, entre 1871 et 1875, affermie de fait mais aussi éclipsée en droit par la « critique de l’économie politique », la « critique de la politique » marque la réflexion de Marx, et d’Engels, sur les questions du programme et de la transition révolutionnaires mises à l’ordre du jour par la Commune.

1. Introduction de 1843 à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, paris, aubier, 1971, p. 55 / MEW, I, p. 379.

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le marxisme a hérité de ces problématiques hétérogènes et disconti-nues, issues d’un séquençage sans doute contestable. Il a dû y opérer de façon plus ou moins marquée et contrainte un clivage entre la politique et le politique –la première désignant des pratiques de masse effectives et nécessaires de « transformation du monde » par une organisation structurée dans la forme-parti, le second relevant de la topique énon-cée par Marx en 1859, laquelle circonscrivait « une superstructure juri-dique et politique » qui « s’élève au-dessus de la base réelle, la structure économique de la société2 ». On aperçoit d’emblée la difficulté qui en sortit : comment se tenir dans cette zone d’extrême sensibilité, dans ces hauteurs superstructurelles, afin d’y propulser ce qui, en son fond et en sa vérité, se joue ailleurs, forcément ailleurs, dans le réel, dans le basique ? Il y va en définitive, et on mesure l’ampleur de la chose car elle est la chose-même du marxisme, de rien de moins que du rapport entre analyse du mode de production et lutte des classes, c’est-à-dire entre « savoir effectif » (Hegel) et « politique prolétarienne » (lénine). Dans cette topographie verticale, où le bas de la base fonde les étages qu’il supporte et menace, toute théorie politique se trouve frappée d’ina-nité par le principe de sa détermination par ce qui n’est pas elle, soup-çonnée d’inconsistance et décentrée dans sa non-autonomie essentielle. politique-bibelot, politique qui, à peine formulée, s’abolit d’elle-même. pourtant, l’invention et l’efficacité de stratégies politiques positives et réfléchies demeurèrent évidemment centrales dans les pratiques d’alliance et de conquête du pouvoir des mouvements communiste et social-démocrate. Comment tenir le politique pour le simple reflet d’une essence, pour une sorte de spectrographie, une illusion ou une inversion, et la lutte politique pour un appendicule, tout en continuant à « faire » de la politique, et de façon singulièrement intensive et militante ? ainsi, et paradoxalement, purent coexister, dans le marxisme et ses figures his-toriques successives, des « théories » strictement incompatibles dans leurs postulats, un dogme « économiste » intangible et des rectifications « poli-tistes », le léninisme, le maoïsme, qui, de fait, renversaient l’ordre de la détermination entre la « base » et la « superstructure ».

pris dans des contradictions pratiques insurmontables, des Realgegensätze au sens de Kant, entre le spontanéisme et l’attentisme, l’activisme et la doctrine de l’effondrement du capitalisme, le blanquisme-léninisme et le

2. Contribution à la critique de l’économie politique, paris, ES, 1957, p. 4 / MEW, 13, 8.

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réformisme (c’est toute l’histoire du mouvement communiste et de ses mouvances dont il faudrait ici esquisser le récit), le marxisme nous lègue une question à double détente : la politique détient-elle une autonomie au sens le plus fort du terme ? Et si non, que signifie « faire de la politique » depuis cette non-autonomie ?

puISER Sa pOÉSIE DE l’aVENIR

Revenons d’abord à Marx lui-même. Il est évidemment le grand analyste qu’on sait du coup d’État du 18 Brumaire, de la Commune de paris, d’autres faits proprement politiques ou encore de processus révolutionnaires précis, 1848 par exemple. Mais il faut souligner un point, il faut constater une césure. Entre ces analyses « concrètes », toujours vivantes, informées et riches, et sa pensée de la révolution, nulle continuité ne peut être établie, aucune transition stratégique n’est véritablement et positivement indiquée, quelque effort qu’on soit tenté de faire pour les y déceler. Marx est d’une part un remar-quable décrypteur de situations, un montreur de rapports, et sa fine sensibilité historique en fait à coup sûr un grand écrivain politique du xIxe siècle, en un sens large et convenu. Mais, d’autre part, lorsqu’il pense, en un sens fort et strict, la révolution, voire le « communisme », il en assigne la temporalité et l’effectuation historiale au pur avenir d’une invention sans aucun précédent, sans passé, et dont le présent ne peut s’actualiser que de la séparation, de l’interruption entre les deux, ce qu’il nomme « les esprits du passé » d’une part et « ce qui jamais encore ne fut » de l’autre. qu’on se souvienne des textes fameux du Dix-huit Brumaire qu’il faut citer un peu longuement :

la révolution sociale du dix-neuvième siècle ne peut puiser (schöpfen) sa poésie que de l’avenir, et non pas du passé. Elle ne saurait commencer par elle-même avant d’avoir biffé toute croyance superstitieuse au passé. les révolutions précédentes requéraient les souvenirs rétrospectifs de l’histoire universelle afin de s’anesthésier elles-mêmes sur leur contenu propre. la révolution du dix-neuvième siècle doit laisser les morts enterrer les morts afin de parvenir à son contenu propre. Dans le premier cas, la phrase excède (hinausgehen) le contenu, dans le second, le contenu excède la phrase.

Et encore : les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de toutes pièces, ils

ne la font pas dans des circonstances choisies par eux-mêmes, mais dans des circons-tances immédiatement transmises, données et trouvées (vorgefunden). la tradition de

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toutes les générations défuntes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. Et lorsqu’ils semblent précisément préoccupés de transformer et les choses et eux-mêmes, de créer ce qui encore jamais ne fut (noch nicht Dagewesenes), c’est alors, dans de telles époques de crise révolutionnaire, justement, qu’ils invoquent pleins d’angoisse les esprits du passé pour les servir, qu’ils leur empruntent leurs noms, leurs paroles de combat, leurs costumes, afin d’entrer sur la nouvelle scène de l’histoire universelle revêtus de ces antiques et respectables déguisements et parlant une langue d’emprunt. ainsi luther se grimant en apôtre paul, la révolution de 1789-1814 se drapant alterna-tivement en république ou en empire romains et la révolution de 1848 qui ne trouva rien de mieux à faire qu’à parodier tantôt 1789 tantôt la tradition révolutionnaire de 1793-1795. Comme fait le traducteur débutant qui, ayant appris une nouvelle langue, la retraduit toujours dans sa langue maternelle –alors qu’il ne se sera approprié l’esprit de la nouvelle langue et qu’il ne pourra librement produire en elle que lorsqu’il pourra s’y mouvoir sans mémoire rétrospective et qu’il aura oublié en elle la langue de provenance3.

la question que se pose Marx ici n’est pas au premier chef celle de la légitimité révolutionnaire, de la désinstitution ré-instituante produite de façon complexe par toute révolution, des modes de stabilisation de ses moments et procès, de la création d’instances étatiques nouvelles –autant de points critiques des pratiques révolutionnaires issues de Marx et du marxisme, de la Commune de paris aux Soviets et au Grand Bond en avant. la révolution, en effet, nous dit Marx ici, ne peut s’autoriser que du futur, c’est-à-dire d’aucune autorité, d’aucun événement passé, d’aucune histoire universelle dont il faudrait tirer la leçon, d’aucune tradition. Elle n’est pas autorisée, comme ne le sont jamais les traductions sauvages qui font fi du droit moral des héritiers légitimes et des successeurs en titre. la révolution parle une langue inouïe, elle articule une poésie inaudible, elle est l’oubli qui permet seul l’action, selon un mot de Nietzsche. toute mémoire lui serait fatale car l’intériorisation rétrospective des « esprits du passé » la précipiterait sur la scène de la répétition et de la farce et la transformerait, à peine advenue, en spectre grinçant, en pure revenante accoutrée de grotesques oripeaux. À l’inverse des grandes révolutions du passé qui furent autant de grammaires du sens et de traductions d’un idiome de départ en un idiome d’arrivée, la révolution prolétarienne moderne « créé » sa propre langue, inconnue, traduite de rien, qui n’est même pas une langue propre mais un excès, un débord sur toute phrase, une « mystique » qui se refuse à « finir en politique » (péguy), c’est-à-dire une résistance à la politique. la révolution est pour Marx une impropriété

3. MEW, 8, p. 117 et p. 115.

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politique, une traduction sans tradition, paradoxale et hyperbolique. la révolution ne peut être qu’impolitique. À sa façon, le surréalisme l’aura mieux entendu que le léninisme. Celui-là en associera les accents à l’illu-mination révoltée de Rimbaud, celui-ci en infléchira l’excession intra-ductible vers un désastreux « finir en politique » ; il entreprendra, et peut-être ne pouvait-il en aller autrement, d’en traduire bon an mal an le débordant « contenu » dans la grande et proférable langue de la philo-sophie politique classique et de l’action révolutionnaire jacobine, dans leur « phrase » et leurs phrasés.

Il ne s’agit pas de faire valoir la pureté de la révolution marxienne contre la médiocrité criminelle de ses traductions politiques marxistes, incapables d’oublier la « langue maternelle » des révolutions antérieures, leur code génétique, et par conséquent incapables de tenir jusqu’au bout la « critique de la politique ». Il importe plutôt de tourner l’attention vers un aveuglant blanc de Marx : la césure politique des deux hémi-stiches de l’analytique du présent et de la poésie de l’avenir. Blanc, vide, écart désertique entre extrême exigence de la rupture sans retour et action concertée du parti révolutionnaire. Blanc béant entre la langue impossible, et la seule réelle, et la langue du programme, entre la venue inopinée et l’anticipation bien tempérée, la poésie de l’imprédictible et la superstition du passé. Ce blanc, comme tous les autres blancs qui grèvent l’œuvre de Marx, le marxisme aura travaillé comme il pouvait à le combler4.

l a RÉVOlutION IM-pOSSIBlE

En faisant de la révolution moderne une langue dont les significations ne se laissent rapporter à aucun sens constitué, Marx la désinscrit de toute forme de causalité, alors qu’il l’inscrit par ailleurs, dans d’autres textes, par-faitement inconciliables avec ceux-ci, dans le déroulement d’une nécessité qui ferait simplement du communisme « impossible », aux yeux des idéolo-gues et des pseudo-réalistes, le seul communisme « possible » en vérité et en pratique, comme on peut lire dans La guerre civile en France : « transformer les moyens de production, la terre et le capital, aujourd’hui moyens d‘as-servissement et d’exploitation du travail, en simples instruments du libre

4. Je me permets de renvoyer le lecteur, sur ce point central, à Marx le sortant, paris, Hermann, 2007 (voir recension in Cités, no 34, 2008).

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travail associé, voilà le communisme, le communisme « impossible » […] que serait-ce d’autre, cela, Messieurs, que le communisme, le commu-nisme « possible »5 ? ». Dans ces usages rhétoriques, l’impossible et le pos-sible ne sont que de simples expressions relâchées. Ce que nous sommes idéologiquement sommés de tenir pour impossible, utopique, irréaliste, infaisable, la « transformation » et la socialisation des moyens de produc-tion, voilà que la Commune de paris l’aura pratiqué, effectué, actualisé, fait entrer dans le réel. À cet usage du couple du possible et de l’impossible, le texte du Dix-huit Brumaire en oppose un autre, réglé par l’excès du contenu sur la phrase (l’impossible révolutionnaire) ou de la phrase sur le contenu (la répétition du possible). Dans le vocable et la métaphorique du Dix-huit Brumaire, l’impossible ne fait que désigner le réel, un réel dont l’évènementialité pure n’est jamais précédée, dans son effectivité nue, par des conditions de possibilité, un réel advenant sans prévenir.

En sa singularité innommable, la révolution moderne est donc impos-sible, non pas au sens où l’entend l’idéologie conservatrice (=infaisable), mais parce qu’elle survient comme une effectivité que n’aura précédé nulle possibilité à actualiser, nulle virtualité –non pas au sens d’un irréalisme, donc, mais au sens d’un réel brut. la révolution ne relève pas d’un pro-gramme et pas davantage d’un devoir-être, d’un « idéal » – sur ce point Marx est toujours demeuré intraitable. pourtant, la révolution devra être.Or cet impératif n’est pas un Sollen – et il y a là une considérable difficulté. Expliquons-nous. Si la révolution promeut certainement une norme histo-rique, un ordre et des appareils neufs, ceux-ci sont, plus exactement seront, plus que neufs, sans précédent, contrairement aux révolutions anglaise et française de 1648 et de 1789 dont la grandeur fut précisément de répondre par « la proclamation d’un ordre politique européen » aux « besoins du monde6 » et de constituer ainsi une norme nouvelle et universelle. la révo-lution moderne ne peut pas être conditionnée par une relation qui la ramè-nerait au statut de conséquence, de simple effet d’une série de causes. Sa mondialité est d’un autre type : « le communisme n’est empiriquement pos-sible que comme l’acte des peuples dominants, d’un seul coup et en même temps (auf einmal und gleichzeitig)7 ». la nouveauté qui inter-vient, si l’on peut dire ainsi, se présente dans une extériorité radicale, une soudaineté et une simultanéité quasi-messianiques. « Je ne suis rien et je devrais être

5. MEW, 17, pp. 342-343.6. « la bourgeoise et la contre-révolution », NRZ, 15 décembre 1848, MEW, 6, pp. 107-108.7. L’idéologie allemande, ES, paris, 1970, p. 52 ; MEW, 3, 35.

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tout », voilà sa parole, son audace et son défi8. autrement, la tradition (révolutionnaire) enchaînerait la nouveauté (révolutionnaire) dans une continuité ruineuse, c’est-à-dire dans une traduction qui raboterait le pro-fus contenu aux dimensions d’une phrase fatale, lit de procuste où bien des révolutions ont sans doute été équarries. le nouveau révolutionnaire est à lui-même sa propre norme, sans passé, sans exemple, quasiment créée ex nihilo (geschöpft, écrit Marx). C’est l’oubli de toute révolution qui effectue la révolution. Non seulement l’immanence est brisée, détruite, pulvérisée jusque dans sa temporalité de durée historique continue, d’objectivité et de nécessité, mais elle l’est bien davantage encore que par la seule mise en tension de ce qui est avec ce qui doit être. l’impératif qu’exprime le Sollen kantien indique un bien pratique qui détermine la volonté non pas en vertu de causes subjectives, mais objectivement. l’inconditionné révolutionnaire entend se tenir au-delà de cette distinction du vouloir pur et de l’action, et même au-delà de la quête d’un être du devoir-être. La révolution n’est pas une politique, elle est une langue qui ne se parle que demain et son lexique ne forme jamais une philosophie politique. Elle emporte évidemment une pen-sée du politique, mais sans que cette pensée soit englobable sous ce régime déterminé de la philosophie politique, lequel s’articule autour de l’autono-mie de son objet, de l’investigation de son origine, le contrat par exemple, de sa fin éventuelle dans une téléologie historique, d’une description nor-mative du meilleur régime ou encore d’une axiologie de la souveraineté qui déduirait des valeurs depuis la mise en commun du non-identique.

pOlItIquE Et RÉVOlutION

la difficulté emportée par ce hiatus philosophie politique / pensée du politique est puissante, insistante, sans solution effective, il ne faut pas se le dissimuler9. Comment, répétons-le, saisir ensemble la non-autonomie théorique du champ politique et une pratique de terrain qui en signifie le déni ? Cette aporie est peut-être l’un des motifs, sourd mais entêté, de l’échec des mouvements communistes au xxe siècle. Ces derniers furent

8. Introduction de 1843 à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, MEW, I, p. 389.9. Je laisse entièrement de côté la question de la politique de la philosophie, non seulement au

sens althussérien de la « lutte des classes dans la théorie », mais aussi en tant que leur affinité congé-nitale s’enracinerait en Occident dans une « alliance de la logique et de la politique », fort bien mais sommairement analysée par levinas (Autrement qu’être, éd. poche, p. 265).

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empiriquement déchirés entre la tentation d’un savoir capable de pré-déterminer rationnellement le moment révolutionnaire à venir, en vertu d’une investigation patiente de l’état des rapports articulés sous un mode de production, et l’urgence éthico-pratique des luttes militantes en quête de leur improbable « traduction » politique, c’est-à-dire débouchant sur la conquête du pouvoir d’État. la réfraction interne de cette difficulté se lit dans l’hétérogénéité foncière, conjoncturellement nommée « centralisme démocratique », de l’avant-garde censée savoir et des masses censées agir.

une remarque en passant : le marxisme dans sa variante structurale a proposé une théorie de l’articulation sous l’économique, selon une constel-lation d’instances régulée par un principe ou un faisceau de principes de détermination, par où le et la politique se trouvent radicalement rejetés du côté des superstructures, sans reste. le « juridico-politique » se présente alors comme le premier étage d’un édifice dont les occupants ne parlent qu’une « langue d’emprunt ». Dans la topique marxienne et marxiste, le politique est, expressivement, une langue morte dont la syntaxe et le lexique détiennent certainement une valeur propre, mais de « dernière instance », comme on dit, et, à ce titre justement, inintelligible par soi en première instance. Dans la théorie althussérienne des appareils idéologiques d’État, qui constitue par ailleurs l’un des renouvellements les plus féconds de la théorie marxiste de l’État de la deuxième moitié du xxe siècle, il est remar-quable que la question politique proprement dite, dans la difficulté qu’on a exposée, liée à la césure et au blanc marxiens, demeure comme ce même lieu vide où l’inarticulation entre « pouvoir d’État » et « lutte des classes » reste pantelante, en dépit des invocations répétées de la politique (ou plus exactement du qualificatif « politique », ce qui dénote un petit déplace-ment très significatif ). l’État, comme « appareil » d’une part et « pouvoir » d’autre part, y est analysé selon la distribution inégale de la « violence » et de l’ « idéologie » qui le font « fonctionner ». Il est par ailleurs tout entier reconsidéré depuis le point de vue de la reproduction, laquelle en fournit l’idiome enfin trouvé, lui-même hors-production et par conséquent voué à re-dire ce qui se produit ailleurs. la nouveauté de l’analyse althussérienne, si elle peut être précieuse, en particulier pour mieux comprendre le statut de l’idéologie, ne change rien à la ventriloquie d’une politique qui y demeure la « grande muette ». Dans la version « philosophie de la praxis » du marxisme, un penseur comme Gramsci proposa, lui, de saisir sous un principe de tra-ductibilité générale, explicité comme tel, non seulement le rapport entre les instances qui constituent l’unité organique et expressive du marxisme

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(économie, politique, philosophie), mais plus extensivement entre les « lan-gages de tradition différente » où elles se disent (l’anglais, le français et l’allemand), soit entre paroles de civiltà, entre expressions civilisationnelles fondamentalement réductibles les unes aux autres. la traductibilité gram-scienne est une « convertibilité » totale, la « traduction réciproque dans le langage spécifique de chaque élément, l’un étant implicite dans l’autre et tous ensemble formant un cercle homogène10 ». le tout structurel articulé (althusser) et la convertibilité générale (Gramsci) représentent deux figu-rations marxistes très différentes mais accordées sur un point : en elles, la politique est rendue im-parlable, parlée qu’elle est toujours par d’autres et depuis des lieux où elle ne peut que faire de la figuration « empruntée ».

la question qu’il faut ici se poser est celle de l’isomorphie entre la révo-lution et la politique – que nous n’avons pas hésité à forcer. Ce que dit Marx de la révolution tirant sa langue, poétique, du seul avenir et exposée au risque de sa mauvaise traduction depuis le passé d’une langue mater-nelle piégée – ceci vaut-il, tel quel, pour la politique en général, pour les pratiques politiques, les actions militantes ? Il faut répondre oui – quitte à faire aussi valoir toutes les réserves qu’on voudra bien avancer. Ce serait peut-être la leçon de Marx, ou au moins une leçon possible : l’hypothèse générale d’une traductivité principielle du politique redoublée de celle de la politique comme opérateur de traduction. Certes, Marx n’en envisage la validité ou au moins la plausibilité que pour la révolution, et même pour la seule révolution prolétarienne moderne à venir. Mais on peut montrer que ce schème traductif, dans les termes mêmes de Marx, à savoir pour l’essentiel sous l’oubli de la langue de départ et sous l’excès sur toute phrase articulable, convient à la politique comme pratique émancipatrice en géné-ral (et, en un sens élargi, toute politique, même la plus réactive, s’auto-représente comme telle, ou alors elle n’est pas).

qu’ESt- CE quE l a tRaDuCtIVItÉ pOlItIquE ?

le politique, en tant que sphère séparée, et la politique, en tant qu’ardente obligation, ne se laissent donc ni déduire ou transcrire à partir de ce qui les prévient, l’analytique des formes économiques chez Marx, ni annuler ou réabsorber dans la langue de départ dont ils ne seraient la langue d’arrivée

10. Gramsci dans le texte, paris, Éditions Sociales, 1977, p. 266.

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que par provision. Il y a dans l’axiome traductif de la politique que je vou-drais esquisser ici, avec Marx, bien au-delà de Marx, les linéaments d’une analyse qui tiendrait ensemble la non-autonomie, l’intransitivité et l’intra-ductibilité lesquels, ramassés en eux-mêmes, obligent à la « limitation de toute politique » et à sa pratique effective, au « faire malgré tout » dont parle Rosenzweig11.

la traductivité politique est plus descriptive que fonctionnelle, inscrite dans une exigence factuelle plus que dans une causalité rationnelle. Son mouvement –car elle n’est que cela, un mouvement erratique– produit en effet de la dysfonction. Elle se tient dans un « il faut », « il faut la Justice » par exemple, Justice qui ne se traduit d’aucune langue autorisée à même le « droit », mais se donne depuis son impossibilité propre, impossible aussi longtemps seulement qu’elle n’est pas elle-même affectée, d’une façon ou d’une autre, par le « il faut », intraductible aussi longtemps que le « il faut » ne vient pas en fournir l’opérateur traductif. le mouvement tra-ductif transite autour de cette affection contaminante qu’il s’efforce sans cesse d’articuler, mais comme on articule les phonèmes d’une langue qui ne sera jamais maîtrisée, qu’il est requis et impérieux de parler mais dont l’apprentissage est infini. la traductivité politique de principe dont il est ici question table donc aussi bien sur l’intraductibilité ou l’inconvertibi-lité des idiomes, dont il lui faut bien partir. Elle engage en quelque sorte le pari d’une politique comme traduction de l’intraductible : sans traduction engagée et essayée, pas de politique ; sans intraductible à traduire, une politique réduite à la pure gestion du traductible. l’intérêt du concept gramscien de traductibilité, dont on a rappelé l’originalité, touche ici à sa limite. l’optimisme de la volonté de traduire, et ce dont elle peut ins-truire le cas échéant, ne saurait épuiser le pessimisme foncier d’une intelli-gence politique qui a toujours à faire à de l’interminable. la traductibilité de type gramscien vise une conversion sans reste, une circulation totale, organique, des différences, annulées dans leur mise en mouvement. Elle détermine la politique dans son principe comme une métaphysique des formes, civilisationnelles, culturelles, sociales et historiques, et des lan-gages qu’elles informent. la traductivité politique, en revanche, s’efforce sans terme vers une forme qu’il lui faut trouver ou inventer depuis l’impos-sible et l’imprononçable de ce qui la préforme, de ce qui vient toujours avant elle –et c’est à ce titre qu’elle désigne une politique traductive, sans

11. « limitation de toute politique qu’il faut faire malgré tout » (Ges. Schriften, M. Nijhoff, Dordrecht, I, p. 969).

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cesse à dire, dédire et redire. On peut sans peine gager que le paradoxe de la traductivité est au fond le paradoxe de la politique, dès lors qu’elle est pratiquée.

Sous cette condition très générale, on apercevrait alors que le statut et la teneur politiques des questions et des problèmes ne peuvent être tranchés que par les seuls « traducteurs » habilités, les protagonistes qui s’affrontent « sur le terrain » et en articulent ainsi les éléments et les enjeux. Si, à peine posée, on s’empresse de surdéterminer la question politique par les facteurs de son intelligibilité supposée, sa généalogie et ses causes extra-politiques, structurelles, basiques, même médiées par le talisman de la « dernière instance », elle finira bien vite par être décrétée autre-que-ce-qu’elle-est, rapportée à ce qu’elle n’est pas, ses arrières-mondes économiques, idéo-logiques, historiques. Déportée hors d’elle-même, sa pratique s’anémie. Et pourtant, elle est précédée par le grouillement de motifs qui la déterminent et ne peuvent que la désautonomiser. la difficulté se tient là, précisément : la non-autonomie du politique et le « faire malgré tout », la « limitation » de la politique et l’urgence de sa pratique, le « politique après » (levinas) et l’exigence (politique/non-politique) de Justice, dessinent ensemble des lignes complexes, aussi tendues entre elles que le vers d’apollinaire : « la vie est lente et l’espérance violente ». toute politique aura ainsi affaire, forcément, à cette violence et à cette lenteur. toute politique porte une déception qui ne tient jamais à la seule médiocrité de ses promoteurs. la déceptivité politique est structurellement associée au schème traductif qui l’anime et la suscite. les requêtes hétérogènes et aléatoires qui la pulsent et la propulsent ne sont pas traitables tout uniment depuis un universel qui en policerait les aspérités trop visibles et en effacerait les incompatibilités. Elles doivent au contraire trouver des espèces d’objets transitionnels, provi-soires et fragiles. Faire de la politique relèverait alors, tout comme traduire, d’un « travailler pour l’incertain » et d’un « faire pour demain », seule modalité finie d’agir et d’« œuvrer »12 sous la contrainte du recommen-cement et de la reprise incessants.

12. « S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire [pour la religion]…Mais combien de choses fait-on pour l’incertain, les voyages sur mer, les batailles ! Je dis donc qu’il ne faudrait rien faire du tout, car rien n’est certain…quand on travaille pour demain, et pour l’incer-tain, on agit avec raison » (pascal, Pensées, 452,130, la pléiade, Œuvres complètes, p. 1216). Cf. également levinas (Humanisme de l’autre homme, livre de poche, p. 45) : « l’œuvre n’est possible que dans la patience, laquelle, poussée à bout, signifie pour l’agent : renoncer à être le contem-porain de l’aboutissement, agir sans entrer dans la terre promise » les deux figures de l’incertain

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la traductivité politique ne fait nullement office de simple passage à l’universel, de « traduction » de revendications particulières dans la langue de l’universel à quoi la politique, ou l’État, sont si souvent réduits. À son aune, la politique se tiendrait plutôt dans le souci de la « restitution de la franchise première », par quoi Rimbaud qualifiait la « démocratie » dans un passage des Illuminations. le mot est fort, il dit bien autre chose que l’universalisme usé revendiqué par la politique « bourgeoise » et il se porte vers des régions où Marx, dans sa pensée de la révolution, avait peut-être déjà accosté. Cette « restitution » procède en effet d’une multiplication démocratique des particularités ou des particularisations de la « franchise première », de cette non-politique que la politique tâche de « rendre », après qu’elle l’a reçu d’en-deçà d’elle-même. On remarquera d’ailleurs que s’il est un exercice de l’universalité qui pourrait être éventuellement opposé à l’universel pré-posé dans les pratiques politiques, c’est sûrement celui qui est effectif dans la traduction elle-même, dans ses modalités concrètes et vivantes. les grands chefs-d’œuvre de la littérature, ce que les allemands appellent « Weltliteratur », n’adviennent à leur universelle reconnaissance qu’à partir de l’extrême démultiplication de leurs traductions et retraduc-tions, jusque dans les langues les plus minoritaires, soit pour des locuteurs et des lecteurs peu nombreux et assignés à leur singularité précaire. Shakespeare ou Dostoïevski sont universels et universellement lus grâce à leurs disséminations traductives particulières. Et non parce que leurs intra-ductibles idiomatismes auraient été relevés, exhaussés et portés jusqu’à la dignité d’un introuvable volapük générique, jusqu’au sans-langue vertical d’une langue pour tous, jusqu’en haut de Babel. Il n’y a de langue que par-ticulière et il y a cependant ou plutôt ce faisant des œuvres universellement reçues, une littérature « mondiale », un monde traversé par une cacophonie qui n’en entrave pas forcément le partage. Cet exercice de la traduction comme paradigme pourrait servir à orienter les pratiques politiques selon l’axe non d’une universalité de destitution du singulier, mais d’une uni-versalité de « restitution » – patiente et difficile, horizontale et mondialisée, portée par l’effort interminable d’une universelle entre-traduction, laquelle est refusée tant par les différentialismes (le différent, c’est moi !) que par les universalismes, républicain ou révolutionnaire (moi, c’est tous !).

et de l’œuvre, irréductibles, peuvent être tenues ensemble comme des déterminations foncières et différentielles de l’agir contingent.

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pluS D’uN MaRx

par là, on peut espérer, minimalement, que Marx fasse retour dans Marx, le Marx du Dix-huit Brumaire dans celui du marxisme militant, la révolution dans la politique –telle est la seule et la vraie leçon de Marx, me semble-t-il, et si l’on tient qu’il y en a une. un éminent intellectuel communiste du vingtième-siècle, louis aragon, en pressentit la vérité simple et nue :

On me dit le plus souvent que l’optimisme est un devoir, parce que si nous vou-lons changer le monde, il faut croire d’abord que c’est possible. Il me semble que ce raisonnement rentre dans l’une des catégories de fausseté depuis longtemps dénoncées par aristote. Je ne vais pas me donner la peine de chercher à quel faux syllogisme ici j’ai affaire. Je sais cependant que si vous voulez changer le monde, vous ne le ferez pas sans l’aide puissante de ceux qui ne se sont pas fait pour règle de conduite la pratique d’avance décidée de l’aveuglement. Je crois au pouvoir de la douleur, de la blessure et du désespoir. laissez, laissez aux pédagogues du tout va bien cette philosophie que tout dément dans la pratique de la vie. Il y a, croyez-moi, dans les défaites plus de force pour l’avenir que dans bien des victoires qui ne se résument le plus souvent qu’à de stupides claironnements. C’est de leur malheur que peut fleurir l’avenir des hommes, et non pas de ce contentement de soi dont nous sommes perpétuellement assourdis13.

Ce texte peut être lu comme l’appel, en une certaine conjoncture désor-mais révolue mais encore porteuse d’instruction, à changer de grammaire politique, à déplacer les lignes toutes faites du marxisme politique vers d’autres zones, plus fracturées, plus intimes, plus « bourgeoises ». Il s’agit bien pour son auteur de marquer quelque chose comme un enjeu traductif par où la politique communiste pourrait bouger, prendre en charge une série de vérités qui ne sont pas d’elle et qu’elle condamnerait autrement à demeurer doctrinalement muettes. En inventant un nouveau lexique, « de la douleur, de la blessure et du désespoir », une nouvelle syntaxe aurait chance de se substituer à celle de l’optimisme du « tout va bien » ou du « c’est possible » et d’engendrer peut-être une sémantique de la lucidité de la défaite et du malheur ré-articulés en langage « révolutionnaire ». la traductibilité, ici des affects en politique, engage par ailleurs une certaine vérité non-littéraire de la littérature qui se joue en parallèle à la question de la vérité non-politique de la politique. Dans cet appel pourtant si désen-chanté, elle débouche fâcheusement, en raison du préjugé de convertibi-lité transitive des idiomes, sur une grammaire encore optimiste qui ferait

13. l. aragon, « la valse des adieux » in Le mentir-vrai, paris, Folio/Gallimard, pp. 666-667.

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à nouveau « force » et « avenir florissant » des parlers-vrai qui se refusent à l’aveuglement. En dépit de ce mauvais retournement du retournement, le poète perçoit qu’il faut désormais changer les paroles pour changer la musique du monde, que les mots de la politique pourraient n’être pas que d’ordre, qu’ils portent une altérité désordonnée toujours menacée d’usure et d’effacement et qu’il faut veiller à la capacité expressive des pratiques et des modalités de la politique, à leur puissance traductive, c’est-à-dire à ce qui en elles est vivant et fragile.

Cette maxime de traductivité et d’intransitivité, telle qu’on s’est efforcé de la tirer de Marx en l’associant à la question de la non-autonomie, déter-mine en fin de compte ce qu’on pourrait nommer une politique « faible », au sens de l’épistémologie faible et fragmentée de naguère, soit une poli-tique qui ne détient pas l’assurance de ses fondements ni la certitude de ses effets. une politique faible est une politique et limitée et faisable. limitée comme l’est une langue dans laquelle on traduit un chef-d’œuvre. Faisable, comme on dit « c’est faisable » : difficile, incertain, mais vers quoi l’on peut décider de s’acheminer. toute politique, même la plus démocratique, levinas le disait, porte en soi et en vertu de ses propres compulsions ten-dancielles une « tyrannie », dès lors qu’elle est « laissée à elle-même ». une politique faible, une politique traductive, consiste pour l’essentiel à ne pas « laisser la politique à elle-même ». C’est peu et c’est beaucoup. la ques-tion tient finalement en un « comment ? ». Comment ne jamais laisser la politique à elle-même, c’est-à-dire en « faire » tout en refusant l’illimitation qui lui est souvent congénitale ? Comment en « faire » en l’inscrivant dans une extériorité temporelle qui l’excède ?

En n’oubliant jamais que la politique vient « après » (un autre mot de levinas). Cet « après »-la-base constituée par le mode de production ne vide pas pour autant la politique de sa langue, ni de ses traductions multipliées et interminables. la topographie marxienne base / superstructure cède alors tendanciellement la place à un édifice plus babélien où les langues de la production et les langues de la politique ne se laissent plus simplement hiérarchiser, quand bien même elles se heurtent et ne s’entendent point. C’est qu’il y a plus d’un Marx.

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