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Henri BERGSON (1888)
Essai sur les donnes
immdiates
de la conscience
Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole,
Professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi
Courriel: [email protected]
Site web pdagogique : http://www191.pair.com/sociojmt/
dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
fonde dirige par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi
Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque
Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 2
Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, bnvole,
professeur de sociologie auCgep de Chicoutimi partir de :
Henri Bergson (1888)
Essai sur les donnes immdiates de la conscience.
Une dition lectronique ralise partir du livre Essai sur les donnes
immdiates de la conscience. Originalement publi en 1888. Paris : Les Presses
universitaires de France, 1970, 144e dition, 182 pages. Collection
Bibliothque de philosophie contemporaine.
Polices de caractres utilise :
Pour le texte: Times, 12 points.
Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.
dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001
pour Macintosh.
Les formules apparaissant dans cette dition numrique ont toutes t faites en
utilisant lditeur dquation du traitement de textes, Microsoft Word. Pour modifier une formule, simplement double-cliquer (sur Mac) sur lobjet ou bouton droit sur lobjet (dans Windows).
Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5 x 11)
dition complte le 15 aot 2002 Chicoutimi, Qubec.
dition corrige par Bertrand Gibier, le 7 novembre 2002
dition revue et corrige par Pierre SALAM PhD, Strasbourg, France,
[email protected] , le 22 janvier 2003.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 3
Table des matires
Avant-propos
Chapitre I. De l'intensit des tats psychologiques
Chapitre II. De la multiplicit des tats de conscience : l'ide de dure
Chapitre III. De l'organisation des tats de conscience : la libert
Conclusion
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 4
Du mme auteur
Aux Presses universitaires de France
uvres, en 1 vol. in-8 couronn. (dition du Centenaire.) (Essai sur les donnes immdiates de la conscience. Matire et mmoire. Le rire.
L'volution cratrice. L'nergie spirituelle. Les deux sources de la morale et
de la religion. La pense et le mouvant.) 2e d.
Essai sur les donnes immdiates de la conscience, 120e d., 1 vol.in-8,
de la Bibliothque de Philosophie contemporaine .
Matire et mmoire, 72e d., 1 vol. in-8, de la Bibliothque de
Philosophie contemporaine .
Le rire, 233e d., 1 vol. in-16, de la Bibliothque de Philosophie
contemporaine .
L'volution cratrice, 118 d., 1 vol. in-8, de la Bibliothque de
Philosophie contemporaine.
L'nergie spirituelle, 132e d., 1 vol. in-8, de la Bibliothque de
Philosophie contemporaine .
La pense et le mouvant, Essais et confrences, 63e d., 1 vol.in-8, de la
Bibliothque de Philosophie contemporaine.
Dure et simultanit, propos de la thorie d'Einstein, 6e d., 1 vol. in-
16, de la Bibliothque de Philosophie contemporaine . (puis)
crits et paroles. Textes rassembls par Rose-Marie MOSS-BASTIDE,
3 Vol. in-8, de la Bibliothque de Philosophie contemporaine .
Mmoire et vie, 2e d. Textes choisis, 1 vol. in-8 couronn, Les Grands
Textes .
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 5
Henri Bergson
Essai sur les donnes immdiates
de la conscience
Presses universitaires de France, 1970. Cent quarante-quatrime dition
Bibliothque de philosophie contemporaine
fonde pair Flix Alcan
144e dition : 4e trimestre 1970
1927, Presses Universitaires de France
M. Jules Lachelier
Membre de lInstitut
Inspecteur gnral de l'Instruction publique
Hommage respectueux
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 6
Avant-propos
Nous nous exprimons ncessairement par des mots, et nous pensons le plus
souvent dans l'espace. En d'autres termes, le langage exige que nous
tablissions entre nos ides les mmes distinctions nettes et prcises, la mme
discontinuit qu'entre les objets matriels. Cette assimilation est utile dans la
vie pratique, et ncessaire dans la plupart des sciences. Mais on pourrait se
demander si les difficults insurmontables que certains problmes philoso-
phiques soulvent ne viendraient pas de ce qu'on s'obstine juxtaposer dans
l'espace les phnomnes qui n'occupent point d'espace, et si, en faisant
abstraction des grossires images autour desquelles le combat se livre, on n'y
mettrait pas parfois un terme. Quand une traduction illgitime de l'intendu en
tendu, de la qualit en quantit, a install la contradiction au cur mme de la question pose est-il tonnant que la contradiction se retrouve dans les solutions
qu'on en donne?
Nous avons choisi, parmi les problmes, celui qui est commun la
mtaphysique et la psychologie, le problme de la libert. Nous essayons
d'tablir que toute discussion entre les dterministes et leurs adversaires
implique une confusion pralable de la dure avec l'tendue, de la succession
avec la simultanit, de la qualit avec la quantit : une fois cette confusion
dissipe, on verrait peut-tre s'vanouir les objections leves contre la libert,
les dfinitions qu'on en donne, et, en un certain sens, le problme de la libert
lui-mme. Cette dmonstration fait l'objet de la troisime partie de notre
travail : les deux premiers chapitres, o l'on tudie les notions d'intensit et de
dure, ont t crits pour servir d'introduction au troisime.
H. B. Fvrier 1888.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 7
Chapitre I
De l'intensit
des tats psychologiques
On admet d'ordinaire que les tats de conscience, sensations, sentiments,
passions, efforts, sont susceptibles de crotre et de diminuer; quelques-uns
assurent mme qu'une sensation peut tre dite deux, trois, quatre fois plus
intense qu'une autre sensation de mme nature. Nous examinerons plus loin
cette dernire thse, qui est celle des psychophysiciens ; mais les adversaires
mmes de la psychophysique ne voient aucun inconvnient parler d'une
sensation plus intense qu'une autre sensation, d'un effort plus grand qu'un autre
effort, et tablir ainsi des diffrences de quantit entre des tats purement
internes. Le sens commun se prononce d'ailleurs sans la moindre hsitation sur
ce point ; on dit qu'on a plus ou moins chaud, qu'on est plus ou moins triste, et
cette distinction du plus et du moins, mme quand on la prolonge dans la rgion
des faits subjectifs et des choses intendues, ne surprend personne. Il y a l
cependant un point fort obscur, et un problme beaucoup plus grave qu'on ne se
l'imagine gnralement.
Quand on avance qu'un nombre est plus grand qu'un autre nombre ou un
corps qu'un autre corps, on sait fort bien, en effet, de quoi l'on parle. Car, dans
les deux cas, il est question d'espaces ingaux, ainsi que nous le montrerons en
dtail un peu plus loin, et l'on appelle plus grand espace celui qui contient
l'autre. Mais comment une sensation plus intense contiendra-t-elle une
sensation de moindre intensit ? Dira-t-on que la premire implique la seconde,
qu'on atteint la sensation d'intensit suprieure la condition seulement d'avoir
pass d'abord par les intensits infrieures de la mme sensation, et qu'il y a
bien encore ici, dans un certain sens, rapport de contenant contenu ? Cette
conception de la grandeur intensive parat tre celle du sens commun, mais on
ne saurait l'riger en explication philosophique sans commettre un vritable
cercle vicieux. Car il est incontestable qu'un nombre en surpasse un autre quand
il figure aprs lui dans la srie naturelle des nombres : mais si l'on a pu disposer
les nombres en ordre croissant, c'est justement parce qu'il existe entre eux des
rapports de contenant contenu, et qu'on se sent capable d'expliquer avec
prcision en quel sens l'un est plus grand que l'autre. La question est alors de
savoir comment nous russissons former une srie de ce genre avec des
intensits, qui ne sont pas choses superposables, et quel signe nous
reconnaissons que les termes de cette srie croissent, par exemple, au lieu de
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 8
diminuer : ce qui revient toujours se demander pourquoi une intensit est
assimilable une grandeur.
C'est esquiver la difficult que de distinguer, comme on le fait d'habitude,
deux espces de quantit, la premire extensive et mesurable, la seconde
intensive, qui ne comporte pas la mesure, mais dont on peut dire nanmoins
qu'elle est plus grande ou plus petite qu'une autre intensit. Car on reconnat par
l qu'il y a quelque chose de commun ces deux formes de la grandeur,
puisqu'on les appelle grandeurs l'une et l'autre, et qu'on les dclare galement
susceptibles de crotre et de diminuer. Mais que peut-il y avoir de commun, au
point de vue de la grandeur, entre l'extensif et l'intensif, entre l'tendu et
l'intendu ? Si, dans le premier cas, on appelle plus grande quantit celle qui
contient l'autre, pourquoi parler encore de quantit et de grandeur alors qu'il n'y
a plus de contenant ni de contenu ? Si une quantit peut crotre et diminuer, si
l'on y aperoit pour ainsi dire le moins au sein du plus, n'est-elle pas par l
mme divisible, par l mme tendue ? et n'y a-t-il point alors contradiction
parler de quantit inextensive ? Pourtant le sens commun est d'accord avec les
philosophes pour riger en grandeur une intensit pure, tout comme une
tendue. Et non seulement nous employons le mme mot, mais soit que nous
pensions une intensit plus grande, soit qu'il s'agisse d'une plus grande
tendue, nous prouvons une impression analogue dans les deux cas ; les termes
plus grand , plus petit , voquent bien dans les deux cas la mme ide.
Que si maintenant nous nous demandons en quoi cette ide consiste, c'est
l'image d'un contenant et d'un contenu que la conscience nous offre encore.
Nous nous reprsentons une plus grande intensit d'effort, par exemple, comme
une plus grande longueur de fil enroul, comme un ressort, qui en se dtendant,
occupera un plus grand espace. Dans l'ide d'intensit, et mme dans le mot qui
la traduit, on trouvera l'image d'une contraction prsente et par consquent
d'une dilatation future, l'image d'une tendue virtuelle et, si l'on pouvait parler
ainsi, d'un espace comprim. Il faut donc croire que nous traduisons l'intensif en
extensif, et que la comparaison de deux intensits se fait ou tout au moins
s'exprime par l'intuition confuse d'un rapport entre deux tendues. Mais c'est la
nature de cette opration, qui parat malaise dterminer.
La solution qui se prsente immdiatement l'esprit, une fois engag dans
cette voie, consisterait dfinir l'intensit d'une sensation ou d'un tat
quelconque du moi par le nombre et la grandeur des causes objectives, et par
consquent mesurables, qui lui ont donn naissance. Il est incontestable qu'une
sensation plus intense de lumire est celle qui a t obtenue ou qui s'obtiendrait
au moyen d'un plus grand nombre de sources lumineuses, supposes la mme
distance et identiques entre elles. Mais, dans l'immense majorit des cas, nous
nous prononons sur l'intensit de l'effet sans mme connatre la nature de la
cause, plus forte raison sa grandeur : c'est mme l'intensit de l'effet qui nous
amne souvent hasarder une hypothse sur le nombre et la nature des causes,
et rformer ainsi le jugement de nos sens, qui nous les montraient
insignifiantes au premier abord. En vain or. allguera que nous comparons alors
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 9
l'tat actuel du moi quelque tat antrieur o la cause a t perue
intgralement en mme temps qu'on en prouvait l'effet. Nous procdons sans
doute ainsi dans un assez grand nombre de cas ; mais on n'explique point alors
les diffrences d'intensit que nous tablissons entre les faits psychologiques
profonds, qui manent de nous et non plus d'une cause extrieure. D'autre part,
nous ne nous prononons jamais avec autant de hardiesse sur l'intensit d'un
tat psychique que lorsque l'aspect subjectif du phnomne est seul nous
frapper, ou lorsque la cause extrieure laquelle nous le rattachons comporte
difficilement la mesure. Ainsi il nous parat vident qu'on prouve une douleur
plus intense se sentir arracher une dent qu'un cheveu ; l'artiste sait, n'en pas
douter, qu'un tableau de matre lui procure un plaisir plus intense qu'une
enseigne de magasin ; et point n'est besoin d'avoir jamais entendu parler des
forces de cohsion pour affirmer qu'on dpense moins d'effort ployer une
lame d'acier qu' vouloir courber une barre de fer. Ainsi la comparaison de deux
intensits se fait le plus souvent sans la moindre apprciation du nombre des
causes, de leur mode d'action ni de leur tendue.
Il y aurait encore place, il est vrai, pour une hypothse de mme nature,
mais plus subtile. On sait que les thories mcaniques, et surtout cintiques,
tendent expliquer les proprits apparentes et sensibles des corps par des
mouvements bien dfinis de leurs parties lmentaires, et que certains prvoient
le moment o les diffrences intensives des qualits, c'est--dire de nos
sensations, se rduiront des diffrences extensives entre les changements qui
s'excutent derrire elles. N'est-il pas permis de soutenir que, sans connatre ces
thories, nous en avons un vague pressentiment, que sous le son plus intense
nous devinons une vibration plus ample se propageant au sein du milieu
branl, et que nous faisons allusion ce rapport mathmatique trs prcis,
quoique confusment aperu, quand nous affirmons d'un son qu'il prsente une
intensit suprieure ? Sans mme aller aussi loin, ne pourrait-on pas poser en
principe que tout tat de conscience correspond un certain branlement des
molcules et atomes de la substance crbrale, et que l'intensit d'une sensation
mesure l'amplitude, la complication ou l'tendue de ces mouvements
molculaires ? Cette dernire hypothse est au moins aussi vraisemblable que
l'autre, mais elle ne rsout pas davantage le problme. Car il est possible que
l'intensit d'une sensation tmoigne d'un travail plus ou moins considrable
accompli dans notre organisme ; mais c'est la sensation qui nous est donne par
la conscience, et non pas ce travail mcanique. C'est mme l'intensit de la
sensation que nous jugeons de la plus ou moins grande quantit de travail
accompli : l'intensit demeure donc bien en apparence au moins, une proprit
de la sensation. Et toujours la mme question se pose : pourquoi disons-nous
d'une intensit suprieure qu'elle est plus grande ? Pourquoi pensons-nous une
plus grande quantit ou un plus grand espace ?
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 10
Peut-tre la difficult du problme tient-elle surtout ce que nous appelons
du mme nom et nous reprsentons de la mme manire des intensits de nature
trs diffrente, l'intensit d'un sentiment, par exemple, et celle d'une sensation
ou d'un effort. L'effort s'accompagne d'une sensation musculaire, et les
sensations elles-mmes sont lies certaines conditions physiques qui entrent
vraisemblablement pour quelque chose dans l'apprciation de leur intensit ; ce
sont l des phnomnes qui se passent la surface de la conscience, et qui
s'associent toujours, comme nous le verrons plus loin, la perception d'un
mouvement ou d'un objet extrieur. Mais certains tats de l'me nous
paraissent, tort ou raison, se suffire eux-mmes : telles sont les joies et les
tristesses profondes, les passions rflchies, les motions esthtiques.
L'intensit pure doit se dfinir plus aisment dans ces cas simples, o aucun
lment extensif ne semble intervenir. Nous allons voir, en effet, qu'elle se
rduit ici une certaine qualit ou nuance dont se colore une masse plus ou
moins considrable d'tats psychiques, ou, si l'on aime mieux, au plus ou moins
grand nombre d'tats simples qui pntrent l'motion fondamentale.
Par exemple, un obscur dsir est devenu peu peu une passion profonde.
Vous verrez que la faible intensit de ce dsir consistait d'abord en ce qu'il vous
semblait isol et comme tranger tout le reste de votre vie interne. Mais petit
petit il a pntr un plus grand nombre d'lments psychiques, les teignant pour
ainsi dire de sa propre couleur ; et voici que votre point de vue sur l'ensemble
des choses vous parat maintenant avoir chang. N'est-il pas vrai que vous vous
apercevez d'une passion profonde, une fois contracte, ce que les mmes
objets ne produisent plus sur vous la mme impression ? Toutes vos sensations,
toutes vos ides vous en paraissent rafrachies ; c'est comme une nouvelle
enfance. Nous prouvons quelque chose d'analogue dans certains rves, ou nous
n'imaginons rien que de trs ordinaire, et au travers desquels rsonne pourtant je
ne sais quelle note originale. C'est que, plus on descend dans les profondeurs de
la conscience, moins on a le droit de traiter les faits psychologiques comme des
choses qui se juxtaposent. Quand on dit qu'un objet occupe une grande place
dans l'me, ou mme qu'il y tient toute la place, on doit simplement entendre
par l que son image a modifi la nuance de mille perceptions ou souvenirs, et
qu'en ce sens elle les pntre, sans pourtant s'y faire voir. Mais cette
reprsentation toute dynamique rpugne la conscience rflchie, parce qu'elle
aime les distinctions tranches, qui s'expriment sans peine par des mots, et les
choses aux contours bien dfinis, comme celles qu'on aperoit dans l'espace.
Elle supposera donc que, tout le reste demeurant identique, un certain dsir a
pass par des grandeurs successives : comme si l'on pouvait encore parler de
grandeur l o il n'y a ni multiplicit ni espace ! Et de mme que nous la
verrons concentrer sur un point donn de l'organisme, pour en faire un effort
d'intensit croissante, les contractions musculaires de plus en plus nombreuses
qui s'effectuent sur la surface du corps, ainsi elle fera cristalliser part, sous
forme d'un dsir qui grossit, les modifications progressives survenues dans la
masse confuse des faits psychiques coexistants. Mais c'est l un changement de
qualit, plutt que de grandeur.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 11
Ce qui fait de l'esprance un plaisir si intense, c'est que l'avenir, dont nous
disposons notre gr, nous apparat en mme temps sous une multitude de
formes, galement souriantes, galement possibles. Mme si la plus dsire
d'entre elles se ralise, il faudra faire le sacrifice des autres, et nous aurons
beaucoup perdu. L'ide de l'avenir, grosse d'une infinit de possibles, est donc
plus fconde que l'avenir lui-mme, et c'est pourquoi l'on trouve plus de charme
l'esprance qu' la possession, au rve qu' la ralit.
Essayons de dmler en quoi consiste une intensit croissante de joie ou de
tristesse, dans les cas exceptionnels o aucun symptme physique n'intervient.
La joie intrieure n'est pas plus que la passion un fait psychologique isol qui
occuperait d'abord un coin de l'me et gagnerait peu peu de la place. A son
plus bas degr, elle ressemble assez une orientation de nos tats de conscience
dans le sens de l'avenir. Puis, comme si cette attraction diminuait leur
pesanteur, nos ides et nos sensations se succdent avec plus de rapidit ; nos
mouvements ne nous cotent plus le mme effort. Enfin, dans la joie extrme,
nos perceptions et nos souvenirs acquirent une indfinissable qualit,
comparable une chaleur ou une lumire, et si nouvelle, qu' certains
moments, en faisant retour sur nous-mmes, nous prouvons comme un
tonnement d'tre. Ainsi, il y a plusieurs formes caractristiques de la joie
purement intrieure, autant d'tapes successives qui correspondent des
modifications qualitatives de la masse de nos tats psychologiques. Mais le
nombre des tats que chacune de ces modifications atteint est plus ou moins
considrable, et quoique nous ne les comptions pas explicitement, nous savons
bien si notre joie pntre toutes nos impressions de la journe, par exemple, ou
si quelques-unes y chappent. Nous tablissons ainsi des points de division
dans l'intervalle qui spare deux formes successives de la joie, et cet
acheminement graduel de l'une l'autre fait qu'elles nous apparaissent leur
tour comme les intensits d'un seul et mme sentiment, qui changerait de
grandeur. On montrerait sans peine que les diffrents degrs de la tristesse
correspondent, eux aussi, des changements qualitatifs. Elle commence par
n'tre qu'une orientation vers le pass, un appauvrissement de nos sensations et
de nos ides, comme si chacune d'elles tenait maintenant tout entire dans le
peu qu'elle donne, comme si l'avenir nous tait en quelque sorte ferm. Et elle
finit par une impression d'crasement, qui fait que nous aspirons au nant, et
que chaque nouvelle disgrce, en nous faisant mieux comprendre l'inutilit de la
lutte, nous cause un plaisir amer.
Les sentiments esthtiques nous offrent des exemples plus frappants encore
de cette intervention progressive d'lments nouveaux, visibles dans l'motion
fondamentale, et qui semblent en accrotre la grandeur quoiqu'ils se bornent
en modifier la nature. Considrons le plus simple d'entre eux, le sentiment de la
grce. Ce n'est d'abord que la perception d'une certaine aisance, d'une certaine
facilit dans les mouvements extrieurs. Et comme des mouvements faciles sont
ceux qui se prparent les uns les autres, nous finissons par trouver une aisance
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 12
suprieure aux mouvements qui se faisaient prvoir, aux attitudes prsentes o
sont indiques et comme prformes les attitudes venir. Si les mouvements
saccads manquent de grce, c'est parce que chacun d'eux se suffit lui-mme
et n'annonce pas ceux qui vont le suivre. Si la grce prfre les courbes aux
lignes brises, c'est que la ligne courbe change de direction tout moment, mais
que chaque direction nouvelle tait indique dans celle qui la prcdait. La
perception d'une facilit se mouvoir vient donc se fondre ici dans le plaisir
d'arrter en quelque sorte la marche du temps, et de tenir l'avenir dans le
prsent. Un troisime lment intervient quand les mouvements gracieux
obissent un rythme, et que la musique les accompagne. C'est que le rythme et
la mesure, en nous permettant de prvoir encore mieux les mouvements de
l'artiste, nous font croire cette fois que nous en sommes les matres. Comme
nous devinons presque l'attitude qu'il va prendre, il parat nous obir quand il la
prend en effet ; la rgularit du rythme tablit entre lui et nous une espce de
communication, et les retours priodiques de la mesure sont comme autant de
fils invisibles au moyen desquels nous faisons jouer cette marionnette
imaginaire. Mme, si elle s'arrte un instant, notre main impatiente ne peut
s'empcher de se mouvoir comme pour la pousser, comme pour la replacer au
sein de ce mouvement dont le rythme est devenu toute notre pense et toute
notre volont. Il entrera donc dans le sentiment du gracieux une espce de
sympathie physique, et en analysant le charme de cette sympathie, vous verrez
qu'elle vous plat elle-mme par son affinit avec la sympathie morale, dont elle
vous suggre subtilement l'ide. Ce dernier lment, o les autres viennent se
fondre aprs l'avoir en quelque sorte annonc, explique l'irrsistible attrait de la
grce : on ne comprendrait pas le plaisir qu'elle nous cause, si elle se rduisait
une conomie d'effort, comme le prtend Spencer 1. Mais la vrit est que nous
croyons dmler dans tout ce qui est trs gracieux, en outre de la lgret qui
est signe de mobilit, l'indication d'un mouvement possible vers nous, d'une
sympathie virtuelle ou mme naissante. C'est cette sympathie mobile, toujours
sur le point de se donner, qui est l'essence mme de la grce suprieure. Ainsi
les intensits croissantes du sentiment esthtique se rsolvent ici en autant de
sentiments divers, dont chacun, annonc dj par le prcdent, y devient visible
et l'clipse ensuite dfinitivement. C'est ce progrs qualitatif que nous
interprtons dans le sens d'un changement de grandeur, parce que nous aimons
les choses simples, et que notre langage est mal fait pour rendre les subtilits de
l'analyse psychologique.
Pour comprendre comment le sentiment du beau comporte lui-mme des
degrs, il faudrait le soumettre une minutieuse analyse. Peut-tre la peine
qu'on prouve le dfinir tient-elle surtout ce que l'on considre les beauts
de la nature comme antrieures celles de l'art : les procds de l'art ne sont
plus alors que des moyens par lesquels l'artiste exprime le beau, et l'essence du
beau demeure mystrieuse. Mais on pourrait se demander si la nature est belle
autrement que par la rencontre heureuse de certains procds de notre art, et si,
1 Essais sur le progrs (trad. fr.), page 283.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 13
en un certain sens, l'art ne prcderait pas la nature. Sans mme aller aussi loin,
il semble plus conforme aux rgles d'une saine mthode d'tudier d'abord le
beau dans les oeuvres o il a t produit par un effort conscient, et de descendre
ensuite par transitions insensibles de l'art la nature, qui est artiste sa
manire. En se plaant ce point de vue, on s'apercevra, croyons-nous, que
l'objet de l'art est d'endormir les puissances actives ou plutt rsistantes de notre
personnalit, et de nous amener ainsi un tat de docilit parfaite o nous
ralisons l'ide qu'on nous suggre, o nous sympathisons avec le sentiment
exprim. Dans les procds de l'art on retrouvera sous une forme attnue,
raffins et en quelque sorte spiritualiss, les procds par lesquels on obtient
ordinairement l'tat d'hypnose. - Ainsi, en musique, le rythme et la mesure
suspendent la circulation normale de nos sensations et de nos ides en faisant
osciller notre attention entre des points fixes, et s'emparent de nous avec une
telle force que l'imitation, mme infiniment discrte, d'une voix qui gmit
suffira nous remplir d'une tristesse extrme. Si les sons musicaux agissent
plus puissamment sur nous que ceux de la nature, c'est que la nature se borne
exprimer des sentiments, au lieu que la musique nous les suggre. D'o vient le
charme de la posie ? Le pote est celui chez qui les sentiments se dveloppent
en images, et les images elles-mmes en paroles, dociles au rythme, pour les
traduire. En voyant repasser devant nos yeux ces images, nous prouverons
notre tour le sentiment qui en tait pour ainsi dire l'quivalent motionnel ; mais
ces images ne se raliseraient pas aussi fortement pour nous sans les
mouvements rguliers du rythme, par lequel notre me, berce et endormie,
s'oublie comme en un rve pour penser et pour voir avec le pote. Les arts
plastiques obtiennent un effet du mme genre par la fixit qu'ils imposent
soudain la vie, et qu'une contagion physique communique l'attention du
spectateur. Si les oeuvres de la statuaire antique expriment des motions
lgres, qui les effleurent peine comme un souffle, en revanche la ple
immobilit de la pierre donne au sentiment exprim, au mouvement commenc,
je ne sais quoi de dfinitif et d'ternel, o notre pense s'absorbe et o notre
volont se perd. On retrouverait en architecture, au sein mme de cette
immobilit saisissante, certains effets analogues ceux du rythme. La symtrie
des formes, la rptition indfinie du mme motif architectural, font que notre
facult de percevoir oscille du mme au mme, et se dshabitue de ces
changements incessants qui, dans la vie journalire, nous ramnent sans cesse
la conscience de notre personnalit : l'indication, mme lgre, d'une ide,
suffira alors remplir de cette ide notre me entire. Ainsi l'art vise imprimer
en nous des sentiments plutt qu' les exprimer ; il nous les suggre, et se passe
volontiers de l'imitation de la nature quand il trouve des moyens plus efficaces.
La nature procde par suggestion comme l'art, mais ne dispose pas du rythme.
Elle y supple par cette longue camaraderie que la communaut des influences
subies a cre entre elle et nous, et qui fait qu' la moindre indication d'un
sentiment nous sympathisons avec elle, comme un sujet habitu obit au geste
du magntiseur. Et cette sympathie se produit en particulier quand la nature
nous prsente des tres aux proportions normales, tels que notre attention se
divise galement entre toutes les parties de la figure sans se fixer sur aucune
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 14
d'elles : notre facult de percevoir se trouvant alors berce par cette espce
d'harmonie, rien n'arrte plus le libre essor de la sensibilit, qui n'attend jamais
que la chute de l'obstacle pour tre mue sympathiquement. - Il rsulte de cette
analyse que le sentiment du beau n'est pas un sentiment spcial, mais que tout
sentiment prouv par nous revtira un caractre esthtique, pourvu qu'il ait t
suggr, et non pas caus. On comprend alors pourquoi l'motion esthtique
nous parat admettre des degrs d'intensit, et aussi des degrs d'lvation.
Tantt, en effet, le sentiment suggr interrompt peine le tissu serr des faits
psychologiques qui composent notre histoire ; tantt il en dtache notre
attention sans toutefois nous les faire perdre de vue ; tantt enfin il se substitue
eux, nous absorbe, et accapare notre me entire. Il y a donc des phases
distinctes dans le progrs d'un sentiment esthtique, comme dans l'tat
d'hypnose ; et ces phases correspondent moins des variations de degr qu'
des diffrences d'tat ou de nature. Mais le mrite d'une oeuvre d'art ne se
mesure pas tant la puissance avec laquelle le sentiment suggr s'empare de
nous qu' la richesse de ce sentiment lui-mme : en d'autres termes, ct des
degrs d'intensit, nous distinguons instinctivement des degrs de profondeur
ou d'lvation. En analysant ce dernier concept, on verra que les sentiments et
les penses que l'artiste nous suggre expriment et rsument une partie plus
moins considrable de son histoire. Si l'art qui ne donne que des sensations est
un art infrieur, c'est que l'analyse ne dmle pas souvent dans une sensation
autre chose que cette sensation mme. Mais la plupart des motions sont
grosses de mille sensations, sentiments ou ides qui les pntrent : chacune
d'elles est donc un tat unique en son genre, indfinissable, et il semble qu'il
faudrait revivre la vie de celui qui l'prouve pour l'embrasser dans sa complexe
originalit. Pourtant l'artiste vise nous introduire dans cette motion si riche,
si personnelle, si nouvelle, et nous faire prouver ce qu'il ne saurait nous faire
comprendre. Il fixera donc, parmi les manifestations extrieures de son
sentiment, celles que notre corps imitera machinalement, quoique lgrement,
en les apercevant, de manire nous replacer tout d'un coup dans l'indfinis-
sable tat psychologique qui les provoqua. Ainsi tombera la barrire que le
temps et l'espace interposaient entre sa conscience et la ntre; et plus sera riche
d'ides, gros de sensations et d'motions le sentiment dans le cadre duquel il
nous aura fait entrer, plus la beaut exprime aura de profondeur ou d'lvation.
Les intensits successives du sentiment esthtique correspondent donc des
changements d'tat survenus en nous, et les degrs de profondeur au plus ou
moins grand nombre de faits psychiques lmentaires que nous dmlons
confusment dans l'motion fondamentale.
On soumettrait les sentiments moraux une tude du mme genre. Consi-
drons la piti par exemple. Elle consiste d'abord se mettre par la pense la
place des autres, souffrir de leur souffrance. Mais si elle n'tait rien de plus,
comme quelques-uns l'ont prtendu, elle nous inspirerait l'ide de fuir les
misrables plutt que de leur porter secours, car la souffrance nous fait
naturellement horreur. Il est possible que ce sentiment d'horreur se trouve
l'origine de la piti ; mais un lment nouveau ne tarde pas s'y joindre, un
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 15
besoin d'aider nos semblables et de soulager leur souffrance. Dirons-nous, avec
La Rochefoucauld, que cette prtendue sympathie est un calcul, une habile
prvoyance des maux venir ? Peut-tre la crainte entre-t-elle en effet pour
quelque chose encore dans la compassion que les maux d'autrui nous inspirent;
mais ce ne sont toujours l que des formes infrieures de la piti. La piti vraie
consiste moins craindre la souffrance qu' la dsirer. Dsir lger, qu'on
souhaiterait peine de voir ralis, et qu'on forme pourtant malgr soi, comme
si la nature commettait quelque grande injustice, et qu'il fallt carter tout
soupon de complicit avec elle. L'essence de la piti est donc un besoin de
s'humilier, une aspiration descendre. Cette aspiration douloureuse a d'ailleurs
son charme, parce qu'elle nous grandit dans notre propre estime, et fait que nous
nous sentons suprieurs ces biens sensibles dont notre pense se dtache
momentanment. L'intensit croissante de la piti consiste donc dans un progrs
qualitatif, dans un passage du dgot la crainte, de la crainte la sympathie, et
de la sympathie elle-mme l'humilit.
Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse. Les tats psychiques dont
nous venons de dfinir l'intensit sont des tats profonds, qui ne paraissent
point solidaires de leur cause extrieure, et qui ne semble pas non plus enve-
lopper la perception d'une contraction musculaire. Mais ces tats sont rares. Il
n'y a gure de passion ou de dsir, de joie ou de tristesse, qui ne s'accompagne
de symptmes physiques ; et, l o ces symptmes se prsentent, ils nous
servent vraisemblablement quelque chose dans l'apprciation des intensits.
Quant aux sensations proprement dites, elles sont manifestement lies leur
cause extrieure, et, quoique l'intensit de la sensation ne se puisse dfinir par la
grandeur de sa cause, il existe sans doute quelque rapport entre ces deux termes.
Mme, dans certaines de ses manifestations, la conscience parat s'panouir au
dehors, comme si l'intensit se dveloppait en tendue : tel est l'effort
musculaire. Plaons-nous tout de suite en face de ce dernier phnomne : nous
nous transporterons ainsi d'un seul bond l'extrmit oppose de la srie des
faits psychologiques.
S'il est un phnomne qui paraisse se prsenter immdiatement la
conscience sous forme de quantit ou tout au moins de grandeur, c'est sans
contredit l'effort musculaire. Il nous semble que la force psychique, empri-
sonne dans l'me comme les vents dans l'antre d'ole, y attende seulement une
occasion de s'lancer dehors ; la volont surveillerait cette force, et, de temps
autre, lui ouvrirait une issue, proportionnant l'coulement l'effet dsir.
Mme, en y rflchissant bien, on verra que cette conception assez grossire de
l'effort entre pour une large part dans notre croyance des grandeurs intensives.
Comme la force musculaire qui se dploie dans l'espace et se manifeste par des
phnomnes mesurables nous fait l'effet d'avoir prexist ses manifestations,
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 16
mais sous un moindre volume et l'tat comprim, pour ainsi dire, nous
n'hsitons pas resserrer ce volume de plus en plus, et finalement nous croyons
comprendre qu'un tat purement psychique, n'occupant plus d'espace, ait
nanmoins une grandeur. La science incline d'ailleurs fortifier l'illusion du
sens commun sur ce point. M. Bain nous dit par exemple que la sensibilit
concomitante du mouvement musculaire concide avec le courant centrifuge de
la force nerveuse : c'est donc l'mission mme de la force nerveuse que la
conscience apercevrait. M. Wundt parle galement d'une sensation d'origine
centrale, accompagnant l'innervation volontaire des muscles, et cite l'exemple
du paralytique, qui a la sensation trs nette de la force qu'il dploie vouloir
soulever sa jambe, quoiqu'elle reste inerte 2. La plupart des auteurs se rangent
cette opinion, qui ferait loi dans la science positive, si, il y a quelques annes,
M. William James n'avait attir l'attention des physiologistes sur certains
phnomnes assez peu remarqus, et pourtant bien remarquables.
Quand un paralytique fait effort pour soulever le membre inerte, il n'excute
pas ce mouvement, sans doute, mais, bon gr, mal gr, il en excute un autre.
Quelque mouvement s'effectue quelque part : sinon, point de sensation
d'effort 3 . Dj Vulpian avait fait remarquer que si l'on demande un
hmiplgique de fermer son poing paralys, il accomplit inconsciemment cette
action avec le poing qui n'est pas malade. Ferrier signalait un phnomne plus
curieux encore 4. tendez le bras en recourbant lgrement votre index, comme
si vous alliez presser la dtente d'un pistolet : vous pourrez ne pas remuer le
doigt, ne contracter aucun muscle de la main, ne produire aucun mouvement
apparent, et sentir pourtant que vous dpensez de l'nergie. Toutefois, en y
regardant de plus prs, vous vous apercevrez que cette sensation d'effort
concide avec la fixation des muscles de votre poitrine, que vous tenez la glotte
ferme, et que vous contractez activement vos muscles respiratoires. Ds que la
respiration reprend son cours normal, la conscience de l'effort s'vanouit,
moins qu'on ne meuve rellement le doigt. Ces faits semblaient dj indiquer
que nous n'avons pas conscience d'une mission de force, mais du mouvement
des muscles qui en est le rsultat. L'originalit de M. William James a t de
vrifier l'hypothse sur des exemples, qui y paraissaient absolument
rfractaires. Ainsi, quand le muscle droit externe de lil droit est paralys, le malade essaie en vain de tourner l'il du ct droit; pourtant les objets lui paraissent fuir droite, et puisque l'acte de volont n'a produit aucun effet, il
faut bien, disait Helmholtz 5, que l'effort mme de la volont se soit manifest
la conscience. - Mais on n'a pas tenu compte, rpond M. James, de ce qui se
passe dans l'autre il : celui-ci reste couvert pendant les expriences; il se meut nanmoins, et l'on s'en convaincra sans peine. C'est ce mouvement de l'il gauche, peru par la conscience, qui nous donne la sensation d'effort, en mme
temps qu'il nous fait croire au mouvement des objets aperus par l'il droit. Ces
2 Psychologie physiologique, trad. ROUVIER, tome I, page 423. 3 W. JAMES, Le sentiment de l'effort (Critique philosophique, 1880, tome II). 4 Les fonctions du cerveau, page 358 (trad. fr.). 5 Optique physiologique, trad. fr., page 764.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 17
observations, et d'autres analogues, conduisent M. James affirmer que le
sentiment de l'effort est centripte, et non pas centrifuge. Nous ne prenons pas
conscience d'une force que nous lancerions dans l'organisme : notre sentiment
de l'nergie musculaire dploye est une sensation affrente complexe, qui
vient des muscles contracts, des ligaments tendus, des articulations
comprimes, de la poitrine fixe, de la glotte ferme, du sourcil fronc, des
mchoires serres , bref, de tous les points de la priphrie o l'effort apporte
une modification.
Il ne nous appartient pas de prendre position dans le dbat. Aussi bien, la
question qui nous proccupe n'est-elle pas de savoir si le sentiment de l'effort
vient du centre ou de la priphrie, mais en quoi consiste au juste notre
perception de son intensit. Or, il suffit de s'observer attentivement soi-mme
pour aboutir, sur ce dernier point, une conclusion que M. James n'a pas
formule, mais qui nous parat tout fait conforme l'esprit de sa doctrine.
Nous prtendons que plus un effort donn nous fait l'effet de crotre, plus
augmente le nombre des muscles qui se contractent sympathiquement, et que la
conscience apparente d'une plus grande intensit d'effort sur un point donn de
l'organisme se rduit, en ralit, la perception d'une plus grande surface du
corps s'intressant l'opration.
Essayez, par exemple, de serrer le poing de plus en plus . Il vous sem-
blera que la sensation d'effort, tout entire localise dans votre main, passe
successivement par des grandeurs croissantes. En ralit, votre main prouve
toujours la mme chose. Seulement, la sensation qui y tait localise d'abord a
envahi votre bras, remont jusqu' l'paule ; finalement, l'autre bras se raidit, les
deux jambes l'imitent, la respiration s'arrte ; c'est le corps qui donne tout
entier. Mais vous ne vous rendez distinctement compte de ces mouvements
concomitants qu' la condition d'en tre averti ; jusque-l, vous pensiez avoir
affaire un tat de conscience unique, qui changeait de grandeur. Quand vous
serrez les lvres de plus en plus l'une contre l'autre, vous croyez prouver cet
endroit une mme sensation de plus en plus forte : ici encore vous vous
apercevrez, en y rflchissant davantage, que cette sensation reste identique,
mais que certains muscles de la face et de la tte, puis de tout le reste du corps,
ont pris part l'opration. Vous avez senti cet envahissement graduel, cette
augmentation de surface qui est bien rellement un changement de quantit ;
mais comme vous pensiez surtout vos lvres serres, vous avez localis
l'accroissement cet endroit, et vous avez fait de la force psychique qui s'y
dpensait une grandeur, quoiqu'elle n'et pas d'tendue. Examinez avec soin
une personne qui soulve des poids de plus en plus lourds : la contraction
musculaire gagne peu peu son corps tout entier. Quant la sensation plus
particulire qu'elle prouve dans le bras qui travaille, elle reste constante pen-
dant fort longtemps, et ne change gure que de qualit, la pesanteur devenant
un certain moment fatigue, et la fatigue douleur. Pourtant le sujet s'imaginera
avoir conscience d'un accroissement continu de la force psychique affluant au
bras. Il ne reconnatra son erreur qu' la condition d'en tre averti, tant il est
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 18
port mesurer un tat psychologique donn par les mouvements conscients
qui l'accompagnent ! De ces faits et de beaucoup d'autres du mme genre on
dgagera, croyons-nous, la conclusion suivante : notre conscience d'un
accroissement d'effort musculaire se rduit la double perception d'un plus
grand nombre de sensations priphriques et d'un changement qualitatif survenu
dans quelques-unes d'entre elles.
Nous voici donc amens dfinir l'intensit d'un effort superficiel comme
celle d'un sentiment profond de l'me. Dans l'un et l'autre cas, il y a progrs
qualitatif et complexit croissante, confusment aperue. Mais la conscience,
habitue penser dans l'espace et se parler elle-mme ce qu'elle pense,
dsignera le sentiment par un seul mot et localisera l'effort au point prcis o il
donne un rsultat utile : elle apercevra alors un effort, toujours semblable lui-
mme, qui grandit sur la place qu'elle lui a assigne, et un sentiment qui, ne
changeant pas de nom, grossit sans changer de nature. Il est vraisemblable que
nous allons retrouver cette illusion de la conscience dans les tats
intermdiaires entre les efforts superficiels et les sentiments profonds. Un grand
nombre d'tats psychologiques sont accompagns, en effet, de contractions
musculaires et de sensations priphriques. Tantt ces lments superficiels
sont coordonns entre eux par une ide purement spculative, tantt par une
reprsentation d'ordre pratique. Dans le premier cas, il y a effort intellectuel ou
attention ; dans le second se produisent des motions qu'on pourrait appeler
violentes ou aigus, la colre, la frayeur, et certaines varits de la joie, de la
douleur, de la passion et du dsir. Montrons brivement que la mme dfinition
de l'intensit convient ces tats intermdiaires.
L'attention n'est pas un phnomne purement physiologique; mais on ne
saurait nier que des mouvements l'accompagnent. Ces mouvements ne sont ni la
cause ni le rsultat du phnomne ; ils en font partie, ils l'expriment en tendue,
comme l'a si remarquablement montr M. Ribot 6. Dj Fechner rduisait le
sentiment de l'effort d'attention, dans un organe des sens, au sentiment
musculaire produit en mettant en mouvement, par une sorte d'action rflexe,
les muscles qui sont en rapport avec les diffrents organes sensoriels . Il avait
remarqu cette sensation trs distincte de tension et de contraction de la peau de
la tte, cette pression de dehors en dedans sur tout le crne, que l'on prouve
quand on fait un grand effort pour se rappeler quelque chose. M. Ribot a tudi
de plus prs les mouvements caractristiques de l'attention volontaire.
L'attention, dit-il, contracte le frontal : ce muscle... tire lui le sourcil, l'lve,
et dtermine des rides transversales sur le front... Dans les cas extrmes, la
bouche s'ouvre largement. Chez les enfants et chez beaucoup d'adultes,
l'attention vive produit une protrusion des lvres, une espce de moue. Certes,
il entrera toujours dans l'attention volontaire un facteur purement psychique,
quand ce ne serait que l'exclusion, par la volont, de toutes les ides trangres
celle dont on dsire s'occuper. Mais, une fois cette exclusion faite, nous
6 Le mcanisme de l'attention, Alcan, 1888.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 19
croyons encore avoir conscience d'une tension croissante de l'me, d'un effort
immatriel qui grandit. Analyser cette impression, et vous n'y trouverez point
autre chose que le sentiment d'une contraction musculaire qui gagne en surface
ou change de nature, la tension devenant pression, fatigue, douleur.
Or, nous ne voyons pas de diffrence essentielle entre l'effort d'attention et
ce qu'on pourrait appeler l'effort de tension de l'me, dsir aigu, colre
dchane, amour passionn, haine violente. Chacun de ces tats se rduirait,
croyons-nous, un systme de contractions musculaires coordonnes par une
ide : mais dans l'attention c'est l'ide plus ou moins rflchie de connatre :
dans l'motion, l'ide irrflchie d'agir. L'intensit de ces motions violentes ne
doit donc point tre autre chose que la tension musculaire qui les accompagne.
Darwin a remarquablement dcrit les symptmes physiologiques de la fureur.
Les battements du cur s'acclrent : la face rougit ou prend une pleur cadavrique ; la respiration est laborieuse ; la poitrine se soulve ; les narines
frmissantes se dilatent. Souvent le corps entier tremble. La voix s'altre ; les
dents se serrent ou se frottent les unes contre les autres, et le systme
musculaire est gnralement excit quelque acte violent, presque frntique...
Les gestes reprsentent plus ou moins parfaitement l'acte de frapper ou de lutter
contre un ennemi 7 . Nous n'irons point jusqu' soutenir, avec M. William
James 8, que l'motion de la fureur se rduise la somme de ces sensations
organiques - il entrera toujours dans la colre un lment psychique
irrductible, quand ce ne serait que cette ide de frapper ou de lutter dont parle
Darwin, ide qui imprime tant de mouvements divers une direction commune.
Mais si cette ide dtermine la direction de l'tat motionnel et l'orientation des
mouvements concomitants, l'intensit croissante de l'tat lui-mme n'est point
autre chose, croyons-nous, que l'branlement de plus en plus profond de
l'organisme, branlement que la conscience mesure sans peine par le nombre et
l'tendue des surfaces intresses. En vain on allguera qu'il y a des fureurs
contenues, et d'autant plus intenses. C'est que l o l'motion se donne libre
carrire, la conscience ne s'arrte pas au dtail des mouvements concomitants :
elle s'y arrte au contraire, elle se concentre sur eux quand elle vise les
dissimuler. liminez enfin toute trace d'branlement organique, toute vellit de
contraction musculaire : il ne restera de la colre qu'une ide, ou, si vous tenez
encore en faire une motion, vous ne pourrez lui assigner d'intensit.
Une frayeur intense, dit Herbert Spencer 9, s'exprime par des cris, des
efforts pour se cacher ou s'chapper, des palpitations et du tremblement. Nous
allons plus loin, et nous soutenons que ces mouvements font partie de la frayeur
mme : par eux la frayeur devient une motion, susceptible de passer par des
degrs diffrents d'intensit. Supprimez-les entirement, et la frayeur plus ou
moins intense succdera une ide de frayeur, la reprsentation tout intellectuelle
d'un danger qu'il importe d'viter. Il y a aussi une acuit de joie et de douleur,
7 Expression des motions, page 79. 8 What is an emotion ? Mind, 1884. page 189. 9 Principes de psychologie, tome I, page 523.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 20
de dsir, d'aversion et mme de honte, dont on trouverait la raison d'tre dans
les mouvements de raction automatique que l'organisme commence, et que la
conscience peroit. L'amour, dit Darwin, fait battre le cur, acclrer la respiration, rougir le visage 10. L'aversion se marque par des mouvements de
dgot que l'on rpte, sans y prendre garde, quand on pense l'objet dtest.
On rougit, on crispe involontairement les doigts quand on prouve de la honte,
ft-elle rtrospective. L'acuit de ces motions s'value au nombre et la nature
des sensations priphriques qui les accompagnent. Peu peu, et mesure que
l'tat motionnel perdra de sa violence pour gagner en profondeur, les
sensations priphriques cderont la place des lments internes : ce ne seront
plus nos mouvements extrieurs, mais nos ides, nos souvenirs, nos tats de
conscience en gnral qui s'orienteront, en plus ou moins grand nombre, dans
une direction dtermine. Il n'y a donc pas de diffrence essentielle, au point de
vue de l'intensit, entre les sentiments profonds, dont nous parlions au dbut de
cette tude, et les motions aigus ou violentes que nous venons de passer en
revue. Dire que l'amour, la haine, le dsir gagnent en violence, c'est exprimer
qu'ils se projettent au dehors, qu'ils rayonnent la surface, qu'aux lments
internes se substituent des sensations priphriques : mais superficiels ou
profonds, violents ou rflchis, l'intensit de ces sentiments consiste toujours
dans la multiplicit des tats simples que la conscience y dmle confusment.
Nous nous sommes borns jusqu'ici des sentiments et des efforts, tats
complexes, et dont l'intensit ne dpend pas absolument d'une cause extrieure.
Mais les sensations nous apparaissent comme des tats simples : en quoi
consistera leur grandeur ? L'intensit de ces sensations varie comme la cause
extrieure dont elles passent pour tre l'quivalent conscient : comment
expliquer l'invasion de la quantit dans un effet inextensif, et cette fois
indivisible ? Pour rpondre cette question, il faut d'abord distinguer entre les
sensations dites affectives et les sensations reprsentatives. Sans doute on passe
graduellement des unes aux autres ; sans doute il entre un lment affectif dans
la plupart de nos reprsentations simples. Mais rien n'empche de le dgager, et
de rechercher sparment en quoi consiste l'intensit d'une sensation affective,
plaisir on douleur.
Peut-tre la difficult de ce dernier problme tient-elle surtout ce qu'on ne
veut pas voir dans l'tat affectif autre chose que l'expression consciente d'un
branlement organique, ou le retentissement interne d'une cause extrieure. On
remarque qu' un plus grand branlement nerveux correspond gnralement une
sensation plus intense ; mais comme ces branlements sont inconscients en tant
que mouvements puisqu'ils prennent pour la conscience l'aspect d'une sensation
10 Expression des motions, page 84.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 21
qui ne leur ressemble gure, on ne voit pas comment ils transmettraient la
sensation quelque chose de leur propre grandeur. Car il n'y a rien de commun,
nous le rptons, entre des grandeurs superposables telles que des amplitudes
de vibration, par exemple, et des sensations qui n'occupent point d'espace. Si la
sensation plus intense nous parat contenir la sensation de moindre intensit, si
elle revt pour nous, comme l'branlement organique lui-mme, la forme d'une
grandeur, c'est vraisemblablement qu'elle conserve quelque chose de
l'branlement physique auquel elle correspond. Et elle n'en conservera rien si
elle n'est que la traduction consciente d'un mouvement de molcules ; car
prcisment parce que ce mouvement se traduit en sensation de plaisir ou de
douleur, il demeure inconscient en tant que mouvement molculaire.
Mais on pourrait se demander si le plaisir et la douleur, au lieu d'exprimer
seulement ce qui vient de se passer ou ce qui se passe dans l'organisme, comme
on le croit d'ordinaire, n'indiqueraient pas aussi ce qui va s'y produire, ce qui
tend s'y passer. Il semble en effet assez peu vraisemblable que la nature, si
profondment utilitaire, ait assign ici la conscience la tche toute scientifique
de nous renseigner sur le pass ou le prsent, qui ne dpendent plus de nous. Il
faut remarquer en outre qu'on s'lve par degrs insensibles des mouvements
automatiques aux mouvements libres, et que ces derniers diffrent surtout des
prcdents en ce qu'ils nous prsentent, entre l'action extrieure qui en est
l'occasion et la raction voulue qui s'ensuit, une sensation affective intercale.
On pourrait mme concevoir que toutes nos actions fussent automatiques, et
l'on connat d'ailleurs une infinie varit d'tres organiss chez qui une
excitation extrieure engendre une raction dtermine sans passer par
l'intermdiaire de la conscience. Si le plaisir et la douleur se produisent chez
quelques privilgis, c'est vraisemblablement pour autoriser de leur part une
rsistance la raction automatique qui se produirait ; ou la sensation n'a pas de
raison d'tre, ou c'est un commencement de libert. Mais comment nous
permettrait-elle de rsister la raction qui se prpare si elle ne nous en faisait
connatre la nature par quelque signe prcis ? et quel peut tre ce signe, sinon
lesquisse et comme la prformation des mouvements automatiques futurs au sein mme de la sensation prouve ? L'tat affectif ne doit donc pas
correspondre seulement aux branlements, mouvements ou phnomnes
physiques qui ont t, mais encore et surtout ceux qui se prparent, ceux qui
voudraient tre.
Il est vrai qu'on ne voit pas d'abord comment cette hypothse simplifie le
problme. Car nous cherchons ce qu'il peut y avoir de commun entre un
phnomne physique et un tat de conscience au point de vue de la grandeur, et
il semble qu'on se borne retourner la difficult quand on fait de l'tat de
conscience prsent un indice de la raction venir, plutt qu'une traduction
psychique de l'excitation passe. La diffrence est considrable cependant entre
les deux hypothses. Car les branlements molculaires dont on parlait tout
l'heure taient ncessairement inconscients, puisque rien ne pouvait subsister de
ces mouvements eux-mmes dans la sensation qui les traduisait. Mais les
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 22
mouvements automatiques qui tendent suivre l'excitation subie, et qui en
constitueraient le prolongement naturel, sont vraisemblablement conscients en
tant que mouvements : ou bien alors la sensation elle-mme, dont le rle est de
nous inviter un choix entre cette raction automatique et d'autres mouvements
possibles, n'aurait aucune raison d'tre. L'intensit des sensations affectives ne
serait donc que la conscience que nous prenons des mouvements involontaires
qui commencent, qui se dessinent en quelque sorte dans ces tats, et qui
auraient suivi leur libre cours si la nature et fait de nous des automates, et non
des tres conscients.
Si ce raisonnement est fond, on ne devra pas comparer une douleur
d'intensit croissante une note de la gamme qui deviendrait de plus en plus
sonore, mais plutt une symphonie, o un nombre croissant d'instruments se
feraient entendre. Au sein de la sensation caractristique, qui donne le ton
toutes les autres, la conscience dmlera une multiplicit plus ou moins con-
sidrable de sensations manant des diffrents points de la priphrie, contrac-
tions musculaires, mouvements organiques de tout genre : le concert de ces
tats psychiques lmentaires exprime les exigences nouvelles de l'organisme,
en prsence de la nouvelle situation qui lui est faite. En d'autres termes, nous
valuons l'intensit d'une douleur l'intrt qu'une partie plus ou moins grande
de l'organisme veut bien y prendre. M. Richet 11 a observ qu'on rapportait son
mal un endroit d'autant plus prcis que la douleur est plus faible : si elle
devient plus intense, on la rapporte tout le membre malade. Et il conclut en
disant que la douleur s'irradie d'autant plus qu'elle est plus intense 12 . Nous
croyons qu'il faut retourner cette proposition, et dfinir prcisment l'intensit
de la douleur par le nombre et l'tendue des parties du corps qui sympathisent
avec elle et ragissent, au vu et su de la conscience. Il suffira, pour s'en
convaincre, de lire la remarquable description que le mme auteur a donne du
dgot : Si l'excitation est faible, il peut n'y avoir ni nause ni vomissement...
Si l'excitation est plus forte, au lieu de se limiter au pneumo-gastrique elle
s'irradie et porte sur presque tout le systme de la vie organique. La face plit,
les muscles lisses de la peau se contractent, la peau se couvre d'une sueur
froide, le cur suspend ses battements : en un mot, il y a perturbation organique gnrale conscutive l'excitation de la moelle allonge, et cette perturbation
est l'expression suprme du dgot 13. - Mais n'en est-elle que l'expression ?
En quoi consistera donc la sensation gnrale de dgot, sinon dans la somme
de ces sensations lmentaires ? Et que pouvons-nous entendre ici par intensit
croissante, si ce n'est le nombre toujours croissant de sensations qui viennent
s'ajouter aux sensations dj aperues ? Darwin a trac une peinture saisissante
des ractions conscutives une douleur de plus en plus aigu : Elle pousse
l'animal excuter les efforts les plus violents et les plus varis pour chapper
la cause qui la produit... Dans la souffrance intense, la bouche se contracte
fortement, les lvres se crispent, les dents se serrent. Tantt les yeux s'ouvrent
11 L'homme et l'intelligence, page 36. 12 Ibid., page 37. 13 Ibid., page 43.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 23
tout grands, tantt les sourcils se contractent fortement le corps est baign de
sueur ; la circulation se modifie ainsi que la respiration 14 . - N'est-ce pas
prcisment cette contraction des muscles intresss que nous mesurons
l'intensit d'une douleur ? Analysez l'ide que vous vous faites d'une souffrance
que vous dclarez extrme : n'entendez-vous pas par l qu'elle est
insupportable, c'est--dire qu'elle incite l'organisme mille actions diverses
pour y chapper ? On conoit qu'un nerf transmette une douleur indpendante
de toute raction automatique ; on conoit aussi que des excitations plus ou
moins fortes influencent ce nerf diversement. Mais ces diffrences de
sensations ne seraient point interprtes par votre conscience comme des
diffrences de quantit, si vous n'y rattachiez les ractions plus ou moins
tendues, plus ou moins graves, qui ont coutume de les accompagner. Sans ces
ractions conscutives, l'intensit de la douleur serait une qualit, et non pas
une grandeur.
Nous n'avons gure d'autre moyen pour comparer entre eux plusieurs
plaisirs. Qu'est-ce qu'un plus grand plaisir, sinon un plaisir prfr ? Et que peut
tre notre prfrence sinon une certaine disposition de nos organes, qui fait que,
les deux plaisirs se prsentant simultanment notre esprit, notre corps incline
vers l'un d'eux ? Analysez cette inclination elle-mme, et vous y trouverez mille
petits mouvements qui commencent, qui se dessinent dans les organes
intresss et mme dans le reste du corps, comme si l'organisme allait au-devant
du plaisir reprsent. Quand on dfinit l'inclination un mouvement, on ne fait
pas une mtaphore. En prsence de plusieurs plaisirs conus par l'intelligence,
notre corps s'oriente vers l'un d'eux spontanment, comme par une action
rflexe. Il dpend de nous de l'arrter, mais l'attrait du plaisir n'est point autre
chose que ce mouvement commenc, et l'acuit mme du plaisir, pendant qu'on
le gote, n'est que l'inertie de l'organisme qui s'y noie, refusant toute autre
sensation. Sans cette force d'inertie, dont nous prenons conscience par la
rsistance que nous opposons ce qui pourrait nous distraire, le plaisir serait
encore un tat, mais non plus une grandeur. Dans le monde moral, comme dans
le monde physique, l'attraction sert expliquer le mouvement plutt qu' le
produire.
Nous avons tudi part les sensations affectives. Remarquons maintenant
que beaucoup de sensations reprsentatives ont un caractre affectif, et
provoquent ainsi de notre part une raction dont nous tenons compte dans
l'apprciation de leur intensit. Un accroissement considrable de lumire se
traduit pour nous par une sensation caractristique, qui n'est pas encore de la
douleur, mais qui prsente des analogies avec l'blouissement. A mesure que
l'amplitude de la vibration sonore augmente, notre tte, puis notre corps nous
font l'effet de vibrer ou de recevoir un choc. Certaines sensations reprsen-
14 Expression des motions, page 84.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 24
tatives, celles de saveur, d'odeur et de temprature, ont mme constamment un
caractre agrable ou dsagrable. Entre des saveurs plus ou moins amres,
vous ne dmleriez gure que des diffrences de qualit ; ce sont comme les
nuances d'une mme couleur. Mais ces diffrences de qualit s'interprtent
aussitt comme des diffrences de quantit, cause de leur caractre affectif et
des mouvements plus ou moins prononcs de raction, plaisir ou dgot,
qu'elles nous suggrent. En outre, mme quand la sensation reste purement
reprsentative, sa cause extrieure ne peut dpasser un certain degr de force ou
de faiblesse sans provoquer de notre part des mouvements, qui nous servent la
mesurer. Tantt, en effet, nous avons faire effort pour apercevoir cette
sensation, comme si elle se drobait ; tantt au contraire elle nous envahit,
s'impose nous, et nous absorbe de telle manire que nous employons tout
notre effort nous en dgager, et rester nous-mmes. La sensation est dite peu
intense dans le premier cas, et trs intense dans l'autre. Ainsi, pour percevoir un
son lointain, pour distinguer ce que nous appelons une odeur lgre et une
faible lumire, nous tendons tous les ressorts de notre activit, nous faisons
attention . Et c'est justement parce que l'odeur et la lumire demandent alors
se renforcer de notre effort qu'elles nous paraissent faibles. Inversement, nous
reconnaissons la sensation d'intensit extrme aux mouvements irrsistibles de
raction automatique qu'elle provoque de notre part, ou l'impuissance dont
elle nous frappe. Un coup de canon tir nos oreilles, une lumire blouissante
s'allumant tout coup, nous enlvent pendant un instant la conscience de notre
personnalit ; cet tat pourra mme se prolonger chez un sujet prdispos. Il
faut ajouter que, mme dans la rgion des intensits dites moyennes, alors qu'on
traite d'gal gal avec la sensation reprsentative, nous en apprcions souvent
l'importance en la comparant une autre qu'elle supplante, ou en tenant compte
de la persistance avec laquelle elle revient. Ainsi le tic-tac d'une montre parat
plus sonore pendant la nuit, parce qu'il absorbe sans peine une conscience
presque vide de sensations et d'ides. Des trangers, conversant entre eux dans
une langue que nous ne comprenons point, nous font l'effet de parler trs haut,
parce que leurs paroles, n'voquant plus d'ides dans notre esprit, clatent au
milieu d'une espce de silence intellectuel, et accaparent notre attention comme
le tic-tac d'une montre pendant la nuit. Toutefois, avec ces sensations dites
moyennes, nous abordons une srie d'tats psychiques dont l'intensit doit avoir
une signification nouvelle. Car, la plupart du temps, l'organisme ne ragit gure,
du moins d'une manire apparente ; et pourtant nous rigeons encore en
grandeur une hauteur de son, une intensit de lumire, une saturation de
couleur. Sans doute l'observation minutieuse de ce qui se passe dans l'ensemble
de l'organisme quand nous entendons telle ou telle note, quand nous percevons
telle ou telle couleur, nous rserve plus d'une surprise : M. Ch. Fr n'a-t-il pas
montr que toute sensation est accompagne d'une augmentation de force
musculaire, mesurable au dynamomtre 15 ? Toutefois cette augmentation ne
frappe gure la conscience et si l'on rflchit la prcision avec laquelle nous
distinguons les sons et les couleurs, voire les poids et les tempratures, on
15 Ch. FR, Sensation et mouvement , Paris,1887.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 25
devinera sans peine qu'un nouvel lment d'apprciation doit entrer ici en jeu.
La nature de cet lment est d'ailleurs aise dterminer.
mesure, en effet, qu'une sensation perd son caractre affectif pour passer
l'tat de reprsentation, les mouvements de raction qu'elle provoquait de notre
part tendent s'effacer ; mais aussi nous apercevons l'objet extrieur qui en est
la cause, ou, si nous ne l'apercevons pas, nous l'avons aperu, et nous y
pensons. Or, celle cause est extensive et par consquent mesurable : une
exprience de tous les instants, qui a commenc avec les premires lueurs de la
conscience et qui se poursuit pendant notre existence entire, nous montre une
nuance dtermine de la sensation rpondant une valeur dtermine de
l'excitation. Nous associons alors une certaine qualit de l'effet l'ide d'une
certaine quantit de la cause ; et, finalement, comme il arrive pour toute per-
ception acquise, nous mettons l'ide dans la sensation, la quantit de la cause
dans la qualit de l'effet. A ce moment prcis, l'intensit, qui n'tait qu'une
certaine nuance ou qualit de la sensation, devient une grandeur. On se rendra
facilement compte de ce processus en tenant une pingle dans la main droite,
par exemple, et en se piquant de plus en plus profondment la main gauche.
Vous sentirez d'abord comme un chatouillement, puis un contact auquel
succde une piqre, ensuite une douleur localise en un point, enfin une
irradiation de cette douleur dans la zone environnante. Et plus vous y rfl-
chirez, plus vous verrez que ce sont l autant de sensations qualitativement
distinctes, autant de varits d'une mme espce. Pourtant vous parliez d'abord
d'une seule et mme sensation de plus en plus envahissante, d'une piqre de
plus en plus intense. C'est que, sans y prendre garde, vous localisiez dans la
sensation de la main gauche, qui est pique, l'effort progressif de la main droite
qui la pique. Vous introduisiez ainsi la cause dans l'effet, et vous interprtiez
inconsciemment la qualit en quantit, l'intensit en grandeur. Il est ais de voir
que l'intensit de toute sensation reprsentative doit s'entendre de la mme
manire.
Les sensations de son nous prsentent des degrs bien accuss d'intensit.
Nous avons dj dit qu'il fallait tenir compte du caractre affectif de ces
sensations, de la secousse reue par l'ensemble de l'organisme. Nous avons
montr qu'un son trs intense est celui qui absorbe notre attention, qui supplante
tous les autres. Mais faites abstraction du choc, de la vibration bien caractrise
que vous ressentez parfois dans la tte ou mme dans tout le corps ; faites
abstraction de la concurrence que se font entre eux les sons simultans : que
restera-t-il, sinon une indfinissable qualit du son entendu ? Seulement, cette
qualit s'interprte aussitt en quantit, parce que vous l'avez mille fois obtenue
vous-mme en frappant un objet, par exemple, et en fournissant par l une
quantit dtermine d'effort. Vous savez aussi jusqu' quel point vous auriez
enfler votre voix pour produire un son analogue, et l'ide de cet effort se
prsente instantanment votre esprit quand vous rigez l'intensit du son en
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 26
grandeur. Wundt 16 a attir l'attention sur les liaisons toutes particulires de
filets nerveux vocaux et auditifs qui s'effectuent dans le cerveau humain. N'a-t-
on pas dit qu'entendre, c'est se parler soi-mme ? Certains nvropathes ne
peuvent assister une conversation sans remuer les lvres ; ce n'est l qu'une
exagration de ce qui se passe chez chacun de nous. Comprendrait-on le
pouvoir expressif ou plutt suggestif de la musique, si l'on n'admettait pas que
nous rptons intrieurement les sons entendus, de manire nous replacer
dans l'tat psychologique d'o ils sont sortis, tat original, qu'on ne saurait
exprimer, mais que les mouvements adopts par l'ensemble de notre corps nous
suggrent ?
Quand nous parlons de l'intensit d'un son de force moyenne comme d'une
grandeur, nous faisons donc surtout allusion au plus ou moins grand effort que
nous aurions fournir pour nous procurer nouveau la mme sensation
auditive. Mais, ct de l'intensit, nous distinguons une autre proprit
caractristique du son, la hauteur. Les diffrences de hauteur, telles que notre
oreille les peroit, sont-elles des diffrences quantitatives ? Nous accordons
qu'une acuit suprieure de son voque l'image d'une situation plus leve dans
l'espace. Mais suit-il de l que les notes de la gamme, en tant que sensations
auditives, diffrent autrement que par la qualit ? Oubliez ce que la physique
vous a appris, examinez avec soin l'ide que vous avez d'une note plus ou
moins haute, et dites si vous ne pensez pas tout simplement au plus ou moins
grand effort que le muscle tenseur de vos cordes vocales aurait fournir pour
donner la note son tour ? Comme l'effort par lequel votre voix passe d'une
note la suivante est discontinu, vous vous reprsentez ces notes successives
comme des points de l'espace qu'on atteindrait l'un aprs l'autre par des sauts
brusques, en franchissant chaque fois un intervalle vide qui les spare : et c'est
pourquoi vous tablissez des intervalles entre les notes de la gamme. Reste
savoir, il est vrai, pourquoi la ligne sur laquelle nous les chelonnons est
verticale plutt qu'horizontale, et pourquoi nous disons que le son monte dans
certains cas, descend dans d'autres. Il est incontestable que les notes aigus
nous paraissent produire des effets de rsonance dans la tte, et les notes graves
dans la cage thoracique ; cette perception, relle ou illusoire, a contribu sans
doute nous faire compter verticalement les intervalles. Mais il faut remarquer
aussi que, plus l'effort de tension des cordes vocales est considrable dans la
voix de poitrine, plus grande est la surface du corps qui s'y intresse chez le
chanteur inexpriment ; c'est mme pourquoi l'effort est senti par lui comme
plus intense. Et comme il expire l'air de bas en haut, il attribuera la mme
direction au son que le courant d'air produit ; c'est donc par un mouvement de
bas en haut que se traduira la sympathie d'une plus grande partie du corps avec
les muscles de la voix. Nous dirons alors que la note est plus haute, parce que le
corps fait un effort comme pour atteindre un objet plus lev dans l'espace.
L'habitude s'est ainsi contracte d'assigner une hauteur chaque note de la
gamme, et le jour o le physicien a pu la dfinir par le nombre de vibrations
16 Psychologie physiologique, trad. fr., tome II, p. 497.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 27
auxquelles elle correspond dans un temps donn, nous n'avons plus hsit dire
que notre oreille percevait directement des diffrences de quantit. Mais le son
resterait qualit pure, si nous n'y introduisions l'effort musculaire qui le
produirait, ou la vibration qui l'explique.
Les expriences rcentes de Blix, Goldscheider et Donaldson 17 ont montr
que ce ne sont pas les mmes points de la surface du corps qui sentent le froid
et la chaleur. La physiologie incline donc ds maintenant tablir entre les
sensations de chaud et de froid une distinction de nature, et non plus de degr.
Mais l'observation psychologique va plus loin, car une conscience attentive
trouverait sans peine des diffrences spcifiques entre les diverses sensations de
chaleur, comme aussi entre les sensations de froid. Une chaleur plus intense est
rellement une chaleur autre. Nous la disons plus intense parce que nous avons
mille fois prouv ce mme changement quand nous nous rapprochions d'une
source de chaleur, ou quand une plus grande surface de notre corps en tait
impressionne. En outre, les sensations de chaleur et de froid deviennent bien
vite affectives, et provoquent alors de notre part des ractions plus ou moins
accentues qui en mesurent la cause extrieure : comment n'tablirions-nous
pas des diffrences quantitatives analogues entre les sensations qui
correspondent des puissances intermdiaires de cette cause ? Nous
n'insisterons pas davantage ; il appartient chacun de s'interroger scrupuleu-
sement sur ce point, en faisant table rase de tout ce que son exprience passe
lui a appris sur la cause de sa sensation, en se plaant face face avec cette
sensation elle-mme. Le rsultat de cet examen ne nous parat pas douteux : on
s'apercevra bien vite que la grandeur de la sensation reprsentative tient ce
qu'on mettait la cause dans l'effet, et l'intensit de l'lment affectif ce qu'on
introduisait dans la sensation les mouvements de raction plus ou moins
importants qui continuent l'excitation extrieure. Nous solliciterons le mme
examen pour les sensations de pression et mme de poids. Quand vous dites
qu'une pression exerce sur votre main devient de plus en plus forte, voyez si
vous ne vous reprsentez pas par l que le contact est devenu pression, puis
douleur, et que cette douleur elle-mme, aprs avoir pass par plusieurs phases,
s'est irradie dans la rgion environnante. Voyez encore, voyez surtout si vous
ne faites pas intervenir l'effort antagoniste de plus en plus intense, c'est--dire
de plus en plus tendu, que vous opposez la pression extrieure. Lorsque le
psychophysicien soulve un poids plus lourd, il prouve, dit-il, un
accroissement de sensation. Examinez si cet accroissement de sensation ne
devrait pas plutt s'appeler une sensation d'accroissement. Toute la question est
l, car dans le premier cas la sensation serait une quantit, comme sa cause
extrieure, et dans le second une qualit, devenue reprsentative de la grandeur
de sa cause. La distinction du lourd et du lger pourra paratre aussi arrire,
aussi nave que celle du chaud et du froid. Mais la navet mme de cette
distinction en fait une ralit psychologique. Et non seulement le lourd et le
lger constituent pour notre conscience des genres diffrents, mais les degrs de
17 On the temperature sense, Mind. 1885.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 28
lgret et de lourdeur sont autant d'espces de ces deux genres. Il faut ajouter
que la diffrence de qualit se traduit spontanment ici en diffrence de
quantit, cause de l'effort plus ou moins tendu que notre corps fournit pour
soulever un poids donn. Vous vous en convaincrez sans peine si l'on vous
invite soulever un panier que l'on vous aura dit rempli de ferraille, alors qu'il
est vide en ralit. Vous croirez perdre l'quilibre en le saisissant, comme si des
muscles trangers s'taient intresss par avance l'opration et en prouvaient
un brusque dsappointement. C'est surtout au nombre et la nature de ces
efforts sympathiques, accomplis sur divers points de l'organisme, que vous
mesurez la sensation de pesanteur en un point donn ; et cette sensation ne
serait qu'une qualit si vous n'y introduisiez ainsi l'ide d'une grandeur. Ce qui
fortifie d'ailleurs votre illusion sur ce point, c'est l'habitude contracte de croire
la perception immdiate d'un mouvement homogne dans un espace
homogne. Quand je soulve avec le bras un poids lger, tout le reste de mon
corps demeurant immobile, j'prouve une srie de sensations musculaires dont
chacune a son signe local , sa nuance propre : c'est cette srie que ma
conscience interprte dans le sens d'un mouvement continu dans l'espace. Si je
soulve ensuite la mme hauteur et avec la mme vitesse un poids plus lourd,
je passe par une nouvelle srie de sensations musculaires, dont chacune diffre
du terme correspondant de la srie prcdente : c'est de quoi je me convaincrai
sans peine en les examinant bien. Mais comme j'interprte cette nouvelle srie,
elle aussi, dans le sens d'un mouvement continu, comme ce mouvement a la
mme direction, la mme dure et la mme vitesse que le prcdent, il faut bien
que ma conscience localise ailleurs que dans le mouvement lui-mme la
diffrence entre la seconde srie de sensations et la premire. Elle matrialise
alors cette diffrence l'extrmit du bras qui se meut ; elle se persuade que la
sensation du mouvement a t identique dans les deux cas, tandis que la
sensation de poids diffrait de grandeur. Mais mouvement et poids sont des
distinctions de la conscience rflchie : la conscience immdiate a la sensation
d'un mouvement pesant, en quelque sorte, et cette sensation elle-mme se rsout
l'analyse en une srie de sensations musculaires, dont chacune reprsente par
sa nuance le lieu o elle se produit, et par sa coloration la grandeur du poids
qu'on soulve.
Appellerons-nous quantit ou traiterons-nous comme une qualit l'intensit
de la lumire ? On n'a peut-tre pas assez remarqu la multitude d'lments trs
diffrents qui concourent, dans la vie journalire, nous renseigner sur la
nature de la source lumineuse. Nous savons de longue date que cette lumire est
loigne, ou prs de s'teindre, quand nous avons de la peine dmler les
contours et les dtails des objets. L'exprience nous a appris qu'il fallait
attribuer une puissance suprieure de la cause cette sensation affective,
prlude de l'blouissement, que nous prouvons dans certains cas. Selon qu'on
augmente ou qu'on diminue le nombre des sources de lumire, les artes des
corps ne se dtachent pas de la mme manire, non plus que les ombres qu'ils
projettent. Mais il faut faire une part plus large encore, croyons-nous, aux
changements de teinte que subissent les surfaces colores - mme les couleurs
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 29
pures du spectre --- sous l'influence d'une lumire plus faible ou plus brillante.
A mesure que la source lumineuse se rapproche, le violet prend une teinte
bleutre, le vert tend au jaune blanchtre et le rouge au jaune brillant. Inverse-
ment, quand cette lumire s'loigne, le bleu d'outremer passe au violet, le jaune
au vert ; finalement le rouge, le vert et le violet se rapprochent du jaune
blanchtre. Ces changements de teinte ont t remarqus depuis un certain
temps par les physiciens 18 ; mais ce qui est autrement remarquable, selon nous,
c'est que la plupart des hommes ne s'en aperoivent gure, moins d'y prter
attention ou d'en tre avertis. Dcids interprter les changements de qualit
en changements de quantit, nous commenons par poser en principe que tout
objet a sa couleur propre, dtermine et invariable. Et quand la teinte des objets
se rapprochera du jaune ou du bleu, au lieu de dire que nous voyons leur
couleur changer sous l'influence d'un accroissement ou d'une diminution
d'clairage, nous affirmerons que cette couleur reste la mme, mais que notre
sensation d'intensit lumineuse augmente ou diminue. Nous substituons donc
encore l'impression qualitative que notre conscience reoit l'interprtation
quantitative que notre entendement en donne. Helmholtz a signal un phno-
mne d'interprtation du mme genre, mais plus compliqu encore : Si l'on
compose du blanc, dit-il, avec deux couleurs spectrales, et qu'on augmente ou
diminue dans le mme rapport les intensits des deux lumires chromatiques,
de telle sorte que les proportions du mlange restent les mmes, la couleur
rsultante reste la mme, bien que le rapport d'intensit des sensations change
notablement... Cela tient ce que la lumire solaire, que nous considrons
comme tant le blanc normal, pendant le jour, subit elle-mme, quand l'intensit
lumineuse varie, des modifications analogues de sa nuance 19.
Toutefois, si nous jugeons souvent des variations de la source lumineuse par
les changements relatifs de teinte des objets qui nous entourent, il n'en est plus
ainsi dans les cas simples, o un objet unique, une surface blanche par exemple,
passe successivement par diffrents degrs de luminosit. Nous devons insister
tout particulirement sur ce dernier point. La physique nous parle en effet des
degrs d'intensit lumineuse comme de quantits vritables : ne les mesure-t-
elle pas au photomtre ? Le psychophysicien va plus loin encore : il prtend que
notre il value lui-mme les intensits de la lumire. Des expriences ont t tentes par M. Delboeuf 20 d'abord, puis par MM. Lehmann et Neiglick 21, pour
tablir une formule psychophysique sur la mensuration directe de nos
sensations lumineuses. Nous ne contesterons pas les rsultats de ces
expriences, non plus que la valeur des procds photomtriques ; mais tout
dpend de l'interprtation qu'on en donne.
18 ROOD, Thorie scientifique des couleurs, pp. 154-159. 19 Optique physiologique, trad. fr., p. 423. 20 lments de psychophysique, Paris, 1883. 21 Voir le compte rendu de ces expriences dans la Revue philosophique, 1887, tome I., page
71 et tome II, page 180.
Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience (1888) 30
Considrez attentivement une feuille de papier claire par quatre bougies,
par exemple, et faites teindre successivement une, deux, trois d'entre elles.
Vous dites que la surface reste blanche et que son clat diminue. Vous savez en
effet, qu'on vient d'teindre une bougie ; ou, si vous ne le savez pas, vous avez
bien des fois not un changement analogue dans l'aspect d'une surface blanche
quand on diminuait l'clairage. Mais faites abstraction de vos souvenirs et de
vos habitudes de langage : ce que vous avez aperu rellement, ce n'est pas une
diminution d'clairage de la surface blanche, c'est une couche d'ombre passant
sur c