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 Centre Jacques Berque, en partenariat avec l’École nationale d’architecture, l’Institut national d’aménagement et d’urbanisme et l’Institut universitaire de la recherche scientifique, Rabat, 12 janvier 2005 Les trois sources de la ville-campagne et ce à quoi elle aboutit conférence d’Augustin BERQUE École des hautes études en sciences sociales & Centre national de la recherche scientifique, Paris [email protected] 1. Fin de la distinction ville/campagne et perte du lieu L’extension toujours plus poussée de l’habitat non agricole dans les campagnes est sans doute le trait le plus remarquable de l’évolution du peuplement dans les pays riches. Ce phénomène 1 , qui semble voué à se répandre avec la progression des niveaux de vie, a reçu des noms divers selon que les auteurs insistent sur tel ou tel de ses aspects : fin des villes, rurbain, périurbain, métropolisation, exurbanisation, edge city puis edgeless city , campagnes urbaines, ville- pays, ville territoire, città diffusa , ville émergente, ville-campagne, ville franchisée, etc. Lié à l’usage massif de l’automobile, il s’est d’abord manifesté aux États-Unis, et c’est l’urbaniste américain Melvin Webber qui, en 1964, a été le premier à le souligner, dans un article qui pose explicitement la question du lieu (  place  ) : « The urban place and the non-place urban realm » ; sa thèse étant que la ville de naguère, bien circonscrite et distincte des campagnes, a laissé place à une « communauté sans base territoriale », qu’il baptise « domaine urbain » ( urban realm  )  2 . Le plus souvent, ce phénomène est analysé en relation directe avec un autre aspect majeur de l’évolution des modes de vie dans les pays riches : l’augmentation de la mobilité, qui est permise par le progrès des moyens de transport en général, mais principalement par la diffusion de l’automobile individuelle. Nombreux sont les auteurs qui à ce propos ont évoqué le nomadisme. Le premier à faire ce rapprochement fut sans doute le philosophe Georges-Hubert de Radkowski, également vers le début des années soixante 3 . C’est là une image qui chez de nombreux auteurs – à l’instar de Radkowski lui-même, qui n’était ni ethnologue ni géographe – conduit à négliger les réalités propres du nomadisme traditionnel pour n’en retenir que l’aspect le plus manifeste, à savoir justement la mobilité. Cependant, parlant de « fausse monnaie » à propos des lieux de l’habitat contemporain par contraste avec ceux de la sédentarité traditionnelle, Radkowski en avait stigmatisé une altération essentielle : une perte d’authenticité que l’article de Webber, de son côté, mettait en évidence dans son titre même avec le terme de non-place  (non-lieu), lequel devait ultérieurement connaître une remarquable faveur dans les milieux d’architectes et d’urbanistes 4 .  Webber, toutefois, se plaçait d’un point de vue fonctionnel, à savoir que les « domaines ur bains » dont il parle se définissent par le rapport entre les types d’emploi des gens et leur lieu de résidence. Il remarquait que, grâce aux moyens de communication contemporains (tant pour les biens et les personnes que pour les messages), une occupation de type urbain n’assigne plus à une résidence en ville. Il y a donc à la fois distension et transformation du rapport habitat/travail : on peut non seulement résider dans des banlieues de plus en plus lointaines, mais tant l’habitat que le travail obéissent à des logiques nouvelles, qui ne sont plus liées à l’ancienne distinction  ville/campagne. Cela devait engendrer, notons-le, un phénomène ambivalent, et en apparence contradictoire : d’un côté l’étalement urbain (en anglais urban  sprawl  ), voire une suburbanisation généralisée, de l’autre la possibilité de mener une vie de type urbain dans un milieu resté rural en apparence ; c’est-à-dire proprement ce que j’appelle la  ville-campagne. Cela dit, l’analyse de Webber ne touchait pas aux questions d’architecture ou de paysage, ni d’anthropologie et encore moins d’ontologie ; elle se bornait pour l’essentiel à l’idée qu’il fallait désormais penser les structures urbaines en termes de champs fonctionnels plutôt qu’en termes de lieux. En ce sens, on peut dire qu’elle restait dans l’optique du fonctionnalisme « u-topique » ou « atopique » (comme on l’a souvent qualifié) qui a dominé le mouvement moderne en architecture et en urbanisme, sans le remettre en cause. Radkowski de son côté anticipait une véritable remise en cause de ce fonctionnalisme, car chez lui le lieu n’est pas considéré du seul point de vue de l’emplacement d’un objet ou d’une fonction ; il prend un sens ontologique. Le « nomadisme » n’est dès lors pas seulement une question de mobilité ou de communication ; il touche à la nature même de l’habitation humaine, et, partant, à celle du fait architectural dans son rapport avec le site. Pour Radkowski, dans ledit « nomadisme », l’habitation est déconnectée du site ; elle n’est pas  fondée . Il y a donc seulement « parallélisme », et non pas lien véritable, entre l’espace social et « l’étendue vitale » : le premier ne fait que se projeter sur la seconde, sans s’y identifier. Cette vue paraît aujourd’hui fort approximative (pour ne pas dire complètement fausse) en ce qui concerne les sociétés nomades au sens propre, où il est avéré que la concrétude et le 1  Bien décrit notamment dans Geneviève DUBOIS-TAINE et Yves CHALAS (dir.) La Ville émergente , La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1997.  Je parle pour ma part de « ville-campagne » pour souligner que, d’une part, c’ est la distinction entre ville et campagne qui tend à se brouiller, e t que d’autre part il s’agit d’un phénomène essentiellement urbain, mais qui mime la ruralité : dans la ville-campagne, l’urbain est vécu sous les espèces de la campagne. 2  Traduction française : L’Urbain sans lieu ni bornes , La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1996. 3  Dans une série de textes – à partir de « Nous, les nomades », publié en 1963 – qui ont été récemment regroupés dans son livre posthumeVers le nomadisme. Anthropologie de l’habiter , Paris, Presses universitaires de France, 2002. 4  Particulièrement en français, à la faveur du jeu de mots permis par le sens juridique de non-lieu . Le terme a été repris notamment par Marc  AUGÉ, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmod ernité , Paris, Le Seuil, 1992.

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Centre Jacques Berque, en partenariat avec l’École nationale d’architecture, l’Institut national d’aménagement et d’urbanisme et l’Institutuniversitaire de la recherche scientifique, Rabat, 12 janvier 2005

Les trois sources de la ville-campagneet ce à quoi elle aboutit

conférence d’Augustin BERQUEÉcole des hautes études en sciences sociales

& Centre national de la recherche scientifique, Paris

[email protected] 

1. Fin de la distinction ville/campagne et perte du lieuL’extension toujours plus poussée de l’habitat non agricole dans les campagnes est sans doute le trait le plusremarquable de l’évolution du peuplement dans les pays riches. Ce phénomène 1, qui semble voué à se répandre avecla progression des niveaux de vie, a reçu des noms divers selon que les auteurs insistent sur tel ou tel de ses aspects :fin des villes, rurbain, périurbain, métropolisation, exurbanisation, edge city puis edgeless city , campagnes urbaines, ville-pays, ville territoire, città diffusa , ville émergente, ville-campagne, ville franchisée, etc. Lié à l’usage massif del’automobile, il s’est d’abord manifesté aux États-Unis, et c’est l’urbaniste américain Melvin Webber qui, en 1964, aété le premier à le souligner, dans un article qui pose explicitement la question du lieu (  place  ) : « The urban place andthe non-place urban realm » ; sa thèse étant que la ville de naguère, bien circonscrite et distincte des campagnes, alaissé place à une « communauté sans base territoriale », qu’il baptise « domaine urbain » ( urban realm  ) 2.

Le plus souvent, ce phénomène est analysé en relation directe avec un autre aspect majeur de l’évolution desmodes de vie dans les pays riches : l’augmentation de la mobilité, qui est permise par le progrès des moyens detransport en général, mais principalement par la diffusion de l’automobile individuelle. Nombreux sont les auteursqui à ce propos ont évoqué le nomadisme. Le premier à faire ce rapprochement fut sans doute le philosopheGeorges-Hubert de Radkowski, également vers le début des années soixante 3. C’est là une image qui chez denombreux auteurs – à l’instar de Radkowski lui-même, qui n’était ni ethnologue ni géographe – conduit à négliger lesréalités propres du nomadisme traditionnel pour n’en retenir que l’aspect le plus manifeste, à savoir justement lamobilité. Cependant, parlant de « fausse monnaie » à propos des lieux de l’habitat contemporain par contraste avecceux de la sédentarité traditionnelle, Radkowski en avait stigmatisé une altération essentielle : une perte d’authenticitéque l’article de Webber, de son côté, mettait en évidence dans son titre même avec le terme de non-place (non-lieu),lequel devait ultérieurement connaître une remarquable faveur dans les milieux d’architectes et d’urbanistes4.

 Webber, toutefois, se plaçait d’un point de vue fonctionnel, à savoir que les « domaines urbains » dont ilparle se définissent par le rapport entre les types d’emploi des gens et leur lieu de résidence. Il remarquait que, grâce

aux moyens de communication contemporains (tant pour les biens et les personnes que pour les messages), uneoccupation de type urbain n’assigne plus à une résidence en ville. Il y a donc à la fois distension et transformation durapport habitat/travail : on peut non seulement résider dans des banlieues de plus en plus lointaines, mais tantl’habitat que le travail obéissent à des logiques nouvelles, qui ne sont plus liées à l’ancienne distinction ville/campagne. Cela devait engendrer, notons-le, un phénomène ambivalent, et en apparence contradictoire : d’uncôté l’étalement urbain (en anglais urban   sprawl   ), voire une suburbanisation généralisée, de l’autre la possibilité demener une vie de type urbain dans un milieu resté rural en apparence ; c’est-à-dire proprement ce que j’appelle la  ville-campagne. Cela dit, l’analyse de Webber ne touchait pas aux questions d’architecture ou de paysage, nid’anthropologie et encore moins d’ontologie ; elle se bornait pour l’essentiel à l’idée qu’il fallait désormais penser lesstructures urbaines en termes de champs fonctionnels plutôt qu’en termes de lieux. En ce sens, on peut dire qu’ellerestait dans l’optique du fonctionnalisme « u-topique » ou « atopique » (comme on l’a souvent qualifié) qui a dominéle mouvement moderne en architecture et en urbanisme, sans le remettre en cause.

Radkowski de son côté anticipait une véritable remise en cause de ce fonctionnalisme, car chez lui le lieu

n’est pas considéré du seul point de vue de l’emplacement d’un objet ou d’une fonction ; il prend un sensontologique. Le « nomadisme » n’est dès lors pas seulement une question de mobilité ou de communication ; iltouche à la nature même de l’habitation humaine, et, partant, à celle du fait architectural dans son rapport avec le site.Pour Radkowski, dans ledit « nomadisme », l’habitation est déconnectée du site ; elle n’est pas  fondée . Il y a doncseulement « parallélisme », et non pas lien véritable, entre l’espace social et « l’étendue vitale » : le premier ne fait quese projeter sur la seconde, sans s’y identifier. Cette vue paraît aujourd’hui fort approximative (pour ne pas direcomplètement fausse) en ce qui concerne les sociétés nomades au sens propre, où il est avéré que la concrétude et le

1 Bien décrit notamment dans Geneviève DUBOIS-TAINE et Yves CHALAS (dir.) La Ville émergente , La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1997. Je parle pour ma part de « ville-campagne » pour souligner que, d’une part, c’est la distinction entre ville et campagne qui tend à se brouiller, et qued’autre part il s’agit d’un phénomène essentiellement urbain, mais qui mime la ruralité : dans la ville-campagne, l’urbain est vécu sous les espèces de la campagne.2 Traduction française : L’Urbain sans lieu ni bornes , La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1996.

3 Dans une série de textes – à partir de « Nous, les nomades », publié en 1963 – qui ont été récemment regroupés dans son livre posthume Vers le nomadisme. Anthropologie de l’habiter , Paris, Presses universitaires de France, 2002.4 Particulièrement en français, à la faveur du jeu de mots permis par le sens juridique de non-lieu . Le terme a été repris notamment par Marc AUGÉ, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité , Paris, Le Seuil, 1992.

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sens des lieux ne le cèdent en rien à ceux des sociétés sédentaires5. Elle éclaire en revanche un trait décisif de l’habitatcontemporain dans les pays riches ; à savoir qu’effectivement, la modernité a entraîné dans les lieux de l’écoumène(i.e. la relation de l’humanité à l’étendue terrestre) un changement d’ordre à la fois géographique et ontologique – ontogéographique , donc : un changement de l’être des lieux.

Radkowski, à vrai dire, n’est pas le premier à avoir pensé ce changement. Il se situe à cet égard dans lesillage de la pensée de Heidegger, qui dès Être et temps (1927) avait établi qu’un lieu dans le « pur espace » ( reiner Raum  )

seul pris en compte par la pensée moderne n’est qu’une Stelle , l’« emplacement » abstrait d’un simple objet, sansincidence ontologique sur la chose, à la différence de la « place » ( Platz  ) qui est la sienne propre dans la « contrée »( Gegend  ) de l’existence concrète. Au début des années cinquante, Heidegger devait préciser ces vues, notamment danssa conférence Bâtir, habiter, penser ( Bauen, wohnen, denken  )6, qui est restée célèbre à juste titre : elle bouleversait en effetles présupposés qui avaient fondé les certitudes du mouvement moderne en architecture et en urbanisme, celles dufonctionnalisme d’un Le Corbusier par exemple. Elle retournait complètement le rapport entre le lieu et l’espace,entre l’architecture et le site : celui-ci n’était plus la Stelle d’un objet quelconque dans un espace préexistant, neutre etuniversel, c’était un Ort , un lieu authentique à partir duquel, au contraire, irradiait un espace singulier, propre à unecertaine chose dans la concrétude de sa contrée (l’exemple choisi par Heidegger était celui du vieux pont deHeidelberg).

Mais comment se fait-il donc que la modernité conduise à cette perte d’authenticité des lieux, et ainsi à lasérialisation, partout sur la planète, d’espaces de plus en plus banals, où s’estompe en particulier l’ancienne distinctiondes villes et des campagnes ?

2. L’Arcadie et le KunlunSi, dans des pays tels que ceux d’Amérique du Nord, d’Europe occidentale et au Japon, c’est dans la seconde moitiédu XX e siècle que s’est défaite l’ancienne distinction des villes et des campagnes, le phénomène a des origines fortanciennes. Les différences de coût foncier ou la mobilité, que l’on considère généralement comme ses causesprincipales7, n’en sont en réalité que des facteurs occasionnels, car la motivation première des citadins qui choisissentde résider, voire de travailler hors de la ville, relève d’un courant d’idées – d’un « bassin sémantique », selonl’expression de Gilbert Durand8 - vieux de plusieurs millénaires, qui aussi bien en Orient qu’en Occident a idéalisé lacampagne par rapport à la ville9. L’histoire de l’Europe chrétienne, et plus tard celle de sa descendance américaine,s’est déroulée sous l’empire de symboles qui, déjà dans la Bible ( Genèse, 4, 11-17  ), font de Caïn, le constructeur de villes, celui qui d’abord a été maudit par Dieu et chassé de la campagne fertile. Cette vision a tout particulièrementimprégné l’idéologie des Pères fondateurs de la nation américaine, pour lesquels la ville était lieu de perdition morale,et dont les héritiers, comme Thomas Jefferson, le principal auteur de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis(1776), associèrent l’identité américaine à une démocratie nourrie des valeurs du monde rural10.

Cependant, la malédiction qui frappe les villes dans la vision chrétienne reste vague et lointaine si on lacompare à certains motifs issus de la mythologie gréco-romaine et qui, eux, font en revanche de la campagne unséjour idéal, concrètement illustré par la longue mais toujours présente histoire des jardins, de la peinture et de lapoésie. Cette idéalisation remonte au moins jusqu’à Hésiode, dont Les Travaux et les jours (début du VIIe siècle av. J.-C.) sont, après l’Iliade et l’Odyssée , l’un des plus anciens monuments de la littérature grecque. Hésiode était originaired’Ascra en Béotie, région dont le nom est resté jusqu’aujourd’hui synonyme de ruralité. Si Les Travaux et les jours sontcomme ce titre l’indique placés sous le signe du travail de la terre, garant de la vie morale, ils relatent aussi le mythede l’âge d’or :

 Χρύσεον   μεν  πρώτιστα  γένος (…) D’or fut la race première (…) καρπόν  δ ’’ έφερε  ζείδώρος ’ άρουρα   la terre donneuse de blé portait fruit’ αυτομάτη πολλόν  τε  καί  ’ άφθονον   d’elle-même, en nombre et à satiété ( 109-118  ). 

… mythe qui rejoint celui de l’Éden dans la tradition biblique : l’image d’un état antérieur au travail.Il est curieux que cette image soit associée à la campagne, si l’on songe que celle-ci a été par excellence, dans

l’histoire de toutes les grandes civilisations, le lieu du labeur le plus pénible (ce dont les langues latines gardent la

5 Entre mille exemples, on pourra lire à ce sujet Edmond BERNUS, « Perception du temps et de l’espace par les Touareg nomades sahéliens », p.41-50 dans Paul CLAVAL et SINGARAVELOU (dir.) Ethnogéographies , Paris, l’Harmattan, 1995 ; ou plus clairement encore Sylvie POIRIER, Les  Jardins du nomade. Cosmologie, territoire et personne dans le désert occidental australien , Münster, LIT Verlag, 1996. À la décharge de Radkowski, précisonsqu’à l’époque où il écrivait les textes en question, l’idée que le social se « projette » sur le spatial régnait dans les sciences sociales françaises,particulièrement en anthropologie et en sociologie ; vision dont Henri LEFEBVRE devait combattre le simplisme dans La Production de l’espace ,Paris, Anthropos, 1974.6 Prononcée à Darmstadt le 5 août 1951, cette conférence historique a été reprise dans Essais et conférences , Paris, Gallimard, 1958, p. 170-193.7 Pour une revue des idées courantes à ce sujet, v. Michel BONNET et Dominique DESJEUX (dir.), Les Territoires de la mobilité , Paris, Pressesuniversitaires de France, 2000.8 Gilbert DURAND, Introduction à la mythodologie , Paris, Albin Michel, 1996, p. 85.

9 V. les textes rassemblés pour le colloque Les Trois sources de la ville-campagne , Centre culturel international de Cerisy-la-Salle (  www.ccic-cerisy.asso.fr ) ; actes sous la direction d’Augustin BERQUE, Philippe BONNIN et Cynthia GHORRA-GOBIN, Paris, Belin, à paraître en 2005.10 Sur ce thème, v. Cynthia GHORRA-GOBIN, La Ville américaine : espace et société , Paris, Nathan, 1998. Le ruralisme de Jefferson était en partieinspiré par la physiocratie, doctrine économique qui voyait dans l’agriculture la source essentielle des richesses.

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trace : travailler, c’est « labourer », laborare   )… C’est que, justement, les paysans ne sont pas ceux qui ont construitcette image ; elle est le fait des gens de la ville, qui par définition ne travaillent pas la terre, mais pour qui les paysansla travaillent. Pour un riche Romain, la campagne était le lieu de l’otium , le loisir, et la ville le lieu de sa négation, lenegotium , c’est-à-dire les affaires ; et même si le loisir pouvait être studieux, il était consacré aux lettres : otium litterarum  (Cicéron, Tusculanes , 5, 105), et n’avait donc rien à voir avec le labor , cette affaire d’esclaves ou de paysans illettrés. Orce sont les lettres latines, telles les Bucoliques ou les Géorgiques de Virgile (70-19 av. J.-C.), qui ont construit, et légué à

l’Europe des temps modernes, l’image idéalisée de la campagne. Cet idéal élaboré par la littérature est donc un idéalurbain : c’est la ville qui a produit cette image de la campagne, quand bien même c’est au détriment de la ville qu’ellea idéalisé la campagne au point de s’en cacher le travail des paysans :

O fortunatos nimium, sua si bona norint  agricolas ! quibus ipsa, procul discordibus armis,

 fundit humo facilem victum justissima tellus 11.

Cette logique se rattache à celle de la distinction. L’on y voit en effet une élite se distinguer à la fois de laplèbe urbaine (par ses propriétés terriennes, qui lui permettent l’otium  ), et du peuple des campagnes, dont le travail y est forclos ( locked out  ) : rejeté hors du monde, i.e. dans l’immonde 12. Elle a traversé l’histoire. Bourdieu l’a bien saisie,en particulier, justement, à propos du paysage rural 13, qui dans cette logique n’est qu’un spectacle pour les gens dumonde, et non ce qu’il est en réalité : le lieu de l’immonde labeur des paysans.

Cette logique est aujourd’hui plus que jamais active (c’est, entre autres, l’un des moteurs du tourisme), maisen Europe, elle est au moins aussi ancienne que l’affirmation d’une culture proprement urbaine à Athènes. En vérité,doublant la campagne, Athènes a même symboliquement revendiqué une alliance privilégiée avec Pan, le dieu desbergers d’Arcadie, autrement dit avec la nature, ce dont pourtant elle était l’inverse : l’artificialité même, l’œuvrehumaine par excellence. En effet, pour remercier Pan de les avoir aidés lors de la bataille de Marathon (490 av. J.-C.)14, les Athéniens transportèrent sa statue de son sanctuaire arcadien jusqu’au cœur de leur propre ville, pour l’y honorer dans une grotte au pied de l’Acropole ; et c’est à partir de ce moment-là, justement grâce au rayonnement dela ville d’Athènes, que Pan devint un « lieu commun » 15 à l’usage de la Grèce entière, avant que l’Arcadie nesymbolisât en Europe, pour la suite des siècles, la campagne idéale entre toutes : celle du mythe de la pastorale, dontles motifs, bien plus tard, devaient par exemple inspirer le décor rustique du Petit Trianon de Versailles (aménagé par Jacques-Ange Gabriel au début des années 1760), où la reine Marie-Antoinette jouait à la bergère.

Si toutefois le mythe arcadien a si bien inspiré les jardins du XVIII e siècle en Europe, avant d’inspirerl’urbanisme du siècle suivant et y nourrir la veine de la cité-jardin, veine qui à son tour a dominé la penséeurbanistique au XX e siècle dans le monde entier, c’est en se croisant avec une inspiration venue d’Asie orientale parle truchement des Jésuites. C’est ce croisement, dans l’Europe des Lumières, dont garde trace l’expression « styleanglo-chinois » dans l’art des jardins. Alors en effet les Jésuites se sont trouvés dans une position charnière : d’uncôté, ils ont fait connaître en Europe les merveilles des jardins chinois, dont le style, d’une irrégularité paysagère, étaitaux antipodes de celui, géométrique, des jardins à la française. De l’autre, ils n’ont si bien pu le faire que parce qu’ilsjouissaient à cette époque des faveurs de l’empereur de Chine, lequel appréciait leurs connaissances scientifiques ettechniques, et employa notamment celles-ci dans certains aménagements de l’emblématique Yuanmingyuan, le« Jardin de la clarté parfaite »16. C’est justement ce Yuanmingyuan que devait faire connaître la fameuse lettre du Père  Jean-Denis Attiret sur les jardins chinois, publiée en 1743 et traduite en anglais dès 174917. Attiret parlait enconnaissance de cause, car il était peintre officiel de l’empereur Qian Long (r. 1736-1796).

Que les Jésuites aient été employés en particulier aux aménagements hydrauliques du Yuanmingyuan estrévélateur. Les jeux d’eau sont un trait essentiel des jardins en Chine, comme les eaux en général le sont du paysage,lequel se dit en chinois shanshui , « monts et eaux ». Cette cosmologie est dominée par une dissymétrie qui place àl’Occident aussi bien la source des fleuves que celle du souffle vital, le qi ; car le monde chinois est « haut à l’ouest,

11 « Trop heureux les cultivateurs, s’ils connaissaient leur bonheur ! pour qui d’elle-même, loin des luttes fratricides, la très juste Terre épand au solune nourriture facile. » VIRGILE, Géorgiques , II, 458-460.12 Sur ce thème en général, v. mon article « La forclusion du travail médial », L’Espace géographique , XXXIV, 2005, n°1 (sous presse).13 « C’est ainsi que la représentation bourgeoise du monde (…) nous livre sous une forme objectivée la vérité du rapport bourgeois au mondenaturel et social qui, comme le regard distant du promeneur ou du touriste, produit le paysage comme paysage, c’est-à-dire comme décor, paysagesans paysans, culture sans cultivateurs, structure structurée sans travail structurant, finalité sans fin, œuvre d’art ». Pierre BOURDIEU, « Uneclasse objet », Actes de la recherche en sciences sociales , 1977, n° 17-18, 2-5, p. 3-4.14 Pour ce qui suit, v. Philippe BORGEAUD, Recherches sur le dieu Pan , Genève, Droz, 1979 ; et les commentaires faits à ce sujet par NicoleLORAUX, Né de la terre. Mythe et politique à Athènes , Paris, Seuil, 1996, p. 64 sqq. : « Un Arcadien à Athènes ».15 Borgeaud, op. cit., p. 18.16 Aménagé à partir de 1709 pendant plusieurs décennies, le Yuanmingyuan fut un sommet de l’art des jardins en Chine. Les Jésuites y participèrent notamment à la construction de machines hydrauliques. V. à ce sujet TAKEDA Yoshitaka, « Enmeien no funsui to eien kikangensô » (Les fontaines du Yuanmingyuan et le fantasme de la machine perpétuelle), p. 119-124 in , du même auteur, Tôgenkyô no kikaigaku (Mécanique de la Source aux fleurs de pêcher), Tokyo, Sakuhinsha, 1995. Triste symbole, ce même Yuanmingyuan, qui fut un trait d’union décisif entre la

Chine et l’Europe au XVIIIe siècle, devait être mis à sac par les troupes anglo-françaises au cours de la seconde guerre de l’opium, en 1860.17 Recueillie dans Lettres édifiantes et curieuses de Chine par des missionnaires jésuites, 1702-1776 , Paris, Garnier-Flammarion, 1979. V. à ce sujet Wu Juanyu, « L’image de la Chine et son influence dans l’art des jardins paysagers au XVIII e siècle », dans Les trois sources de la ville-campagne , op. cit., àparaître.

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bas à l’est » ( xi gao dong di  ). C’est vers le couchant qu’il faut donc chercher la montagne cosmique, le Kunlun, dont lenom est de même racine que Huntun, le Chaos primordial, et d’où s’écoulent aussi bien le Fleuve Jaune que lesouffle vital18. Ce thème, dont l’histoire se perd dans la nuit des temps – il rejoint le mythe sumérien de l’Œuf cosmique, origine du monde –, a dominé en particulier l’art des jardins, à travers la doctrine de l’immortalité qui s’y exprime par mille motifs, tels ceux de la montagne cosmique ou de la « Source aux fleurs de pêcher » ( Taohuayuan  ). Tous ces motifs convergent vers l’Indifférencié primordial : la source de la vie éternelle, au Kunlun.

3. Le monde insoutenable de Cyborg Certes, les Jésuites ne croyaient pas à cette immortalité-là ; mais les expressions paysagères qu’ils en ont transmises àl’Europe y sont curieusement entrées en synergie avec les prémices de la sensibilité romantique, laquelle,commençant par l’Angleterre, devait rejeter les formes géométriques du jardin à la française, et, au-delà, conduire àl’abandon de celles de la ville classique.

En effet, le siècle des Lumières est aussi celui où est entrée en crise la spatialité de la ville classique – cellehéritée notamment du De re aedificatoria d’Alberti (Leon Battista Alberti, 1404-1472), publié en 147519. L’architectehollandais Wallis de Vries a excellemment souligné la convergence des premières expressions de cette crise – parexemple dans le Champ de Mars  ( Campo Marzio, 1762) de Piranèse (Giovanni Battista Piranesi, 1720-1778) – avec laspatialité paysagère, non plus géométrique, dont était porteur le modèle des jardins chinois. Il a également montrécomment, dans cette crise, se sont dégagées les prémices de ce que, à la suite de l’historien Manfredo Tafuri 20, ilnomme « défaite de l’architecture devant la métropole21 » (entendons par « métropole » le phénomène appelé auxÉtats-Unis metropolitanization , autrement dit la ville-campagne). Piranèse, en effet, ne se soucie pas d’unifier l’ordreconstruit par l’architecture en   forma urbis , forme intégrée de la ville comme telle : il montre un Champ de Marschaotique, où chaque bâtiment est à soi-même son propre référent, avec son propre monde intérieur déconnecté detoute forme commune ; l’agent unifiant n’étant donc plus l’architecture, mais la nature, qui envahit une villedésintégrée en formes individuelles :

Piranesi not only affirms his famous principle « tumulte dans l’ensemble, ordre dans le détail »  but alsocreates escapes from the tumultuous city. He intensifies the order in individual buildings, causing themto fragment into multiplicities with interior horizons. Simultaneously, he extensifies the city, inviting nature to invade it. (…) In a way, the Campo Marzio prefigured the territory city of Randstad22.

Un phénomène analogue s’exprime à la même époque dans les jardins, avec la vogue des « fabriques », c’est-à-dire des constructions de fantaisie mimant l’antiquité ou l’architecture de pays lointains, en particulier de Chine ; ceen quoi l’on peut lire aussi une influence des jardins chinois, qui sont semés de « pavillons » ( ting, lou etc.).

Le trait commun à ces formes hétérogènes, c’est leur isolement dans le paysage. Elle tiennent en cela de latradition de l’ermitage, phénomène anti-urbain qui s’est développé en Chine justement à partir de l’époque où, sousles Six-Dynasties (IIIe-VIe siècles), des poètes tels que Xie Lingyun (385-433) y inventèrent la notion de paysage( shanshui   ), et que les lettres et les arts (tout particulièrement la peinture de paysage, shanshuihua   ) n’ont cessé d’y cultiver23. Ce phénomène, toutefois, devait prendre un sens nouveau lorsque, dans l’Europe des Lumières, il entra ensynergie avec l’émergence de l’individualisme moderne : alors en effet, ces formes isolées dans le paysage devinrent lesymbole du sujet individuel dégagé de la gangue communautaire 24 ; autrement dit, pour reprendre la formule de Tönnies, du passage de « communauté » ( Gemeinschaft  ) à « société » ( Gesellschaft  )25.

Il y a là un changement ontologique, celui-là même que Heidegger a stigmatisé par le terme de« démondanisation » ( Entweltlichung   ). Je préfère dire décosmisation ; car ce qui se décompose à partir de ce moment,c’est la capacité d’intégrer la réalité en un kosmos , c’est-à-dire un ordre général où puissent correspondre le mondeintérieur du sujet, le monde extérieur de l’objet, et par suite coïncider le Bien, le Beau et le Vrai26. Avec

18 Sur ce thème, v. Takeda, op. cit. ; ainsi que Rolf STEIN, Le Monde en petit. Jardins en miniature et habitations dans la pensée religieuse d’Extrême-Orient ,Paris, Flammarion, 1987. 19 Ce texte fondateur a récemment été retraduit en français : Leon Battista ALBERTI, L’Art d’édifier , Paris, Seuil, 2004.20 Manfredo TAFURI, Progetto e utopia. Architettura e sviluppo capitalistico, Bari, Laterza, 1973 ; La Sfera e il labirinto, Turin, Einaudi, 1980.21 Gijs WALLIS DE VRIES, « The Chinese connection : Piranesi and Chambers », in  (dirigé par le même) The Global City and the Territory ,Eindhoven, Eindhoven University of Technology, 2001, p. 12 ; dans ce même volume, mon propre article « On the Chinese origins of Cyborg'shermitage in the absolute market », p. 26-32. 22 Id., p. 17 et 20. Randstad est, on le sait, la « bordure » ( rand  ) urbanisée des Pays-Bas, sur la côte de la mer du Nord. On notera que l’anglais edge city est l’homologue exact du néerlandais randstad.23 V. à ce sujet mon article « La cité naturelle. De l'ermitage paysager en Chine médiévale à l' e-urbanization post-fordienne », p. 71-84 dans YolaineESCANDE et Jean-Marie SCHAEFFER (dir.) L'Esthétique : Europe, Chine et ailleurs , Paris, You-Feng, 2003 ; et plus généralement mon ouvrage Les Raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse , Paris, Hazan, 1995.24 Phénomène datable du XVIIIe siècle, comme l’a montré en particulier Louis DUMONT, « La genèse chrétienne de l’individualisme moderne »,Le Débat , 1981, n° 16, p. 124-146.25 Ce n’est pas le lieu ici de démontrer comment des formes architecturales peuvent exprimer une structure ontologique ; renvoyons à ce sujet à La 

Production de l’espace d’Henri Lefebvre ( op. cit. ), ainsi qu’à mon ouvrage (en collaboration avec l’architecte Maurice Sauzet) Le Sens de l’espace au Japon.Vivre, penser, bâtir , Paris, Arguments, 2004.26 Rappelons que le terme grec kosmos , tout comme le latin mundus , signifie à la fois le monde, l’ordre et l’ornement. Sur le rôle de l’architecturedans cette cosmicité, v. Didier LAROQUE, Le Temple. L'ordre de la terre et du ciel. Essai sur l'architecture , Paris, Bayard, 2002.

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l’individualisme moderne se perd en particulier, en termes d’architecture, la volonté d’intégrer les formesindividuelles en une forme commune. À l’inverse même, le mouvement moderne revendiquera la rupture avec lesformes environnantes, et l’isolement des bâtiments dans des « espaces verts » qui n’ont plus rien à voir avec lacomposition urbaine, cette capacité d’intégration que soutenaient aussi bien les traditions vernaculaires que l’adagealbertien « la cité est une très grande maison, et (…) la maison elle-même est une toute petite cité27 ».

Cette décomposition de la forme urbaine sous l’effet de l’individualisme moderne s’accompagne d’une série

de symptômes analogues dans tous les domaines de l’activité humaine. De manière générale, on peut parler à cetégard d’une décomposition du capital social , entendue au sens de substitution de l’individuel à ce qui était un biencommun. Cette tendance aura été, avec le fordisme, particulièrement marquée dans ce qui touche à la mobilité despersonnes : l’usage individuel de l’automobile, dans la ville-campagne, s’étant substitué à l’usage des transports encommun, dans la forma urbis 28 . Ainsi s’est mise en branle, au XX e siècle et tout particulièrement aux États-Unis, une véritable machine à décomposer la ville : une machine à sprawl , dans l’alliance de l’individualisme automobile et del’individualisme pavillonnaire. Après le mythe arcadien et le pavillon isolé dans le paysage à la chinoise, la troisièmesource de la ville-campagne, et celle qui aujourd’hui tend à s’imposer dans le monde entier, ce n’est autre quel’ American way of life. 

 À la suite d’Antoine Picon29, j’ai employé à ce sujet la figure de Cyborg. Il y a pour cela, dans mon esprit,d’autres raisons que le seul développement de la cybernétique dans le monde contemporain. La question estproprement ontologique. Elle touche à la structure même de l’être humain dans son rapport à l’environnementterrestre. L’individualisme moderne, dont nous venons d’évoquer quelques unes des multiples manifestations, forclôtradicalement cette structure existentielle30. Il se fonde en effet, en dernier recours, dans le dualisme cartésien, quiconfère au sujet un statut transcendantal, ontologiquement distinct de ce qui l’entoure. Ce dualisme est lointainementissu, à la fois, de la métaphysique platonicienne et de la logique aristotélicienne de l’identité (A n’est pas non-A),laquelle s’oppose à la métaphore (où A devient non-A). La logique de l’identité n’admet donc pas le devenir, où Adevient autre (i.e. non-A) ; elle n’admet que l’itération du même, ce qui est l’essence de la mécanicité, où les mêmescauses produisent invariablement les mêmes effets. En ce sens, le mécanicisme moderne (cartésien en particulier) sefonde sur le principe d’identité, ce dont l’expression paradigmatique est le moteur à piston. Le fonctionnalisme dumouvement moderne en architecture et en urbanisme exprimait directement ce mécanicisme, et cela – faut-il lerappeler ? – à lettre même dans la phraséologie d’un Le Corbusier.

Or la réalité humaine suppose à la fois l’identité (les choses sont ce qu’elles sont) et la métaphore (les chosessont ce qu’elles sont pour nous , à commencer par un nom, qui est un prédicat de la chose qu’il nomme et non pas lasubstance de cette chose ; autrement dit, une métaphore). Ce rapport peut se résumer par la formule r = S/P , où r estla réalité, S le sujet logique (ce dont il s’agit) et P le prédicat (c’est-à-dire les termes dans lesquels on saisit S  ), et qui selit : S en tant que P. Par exemple : l’objet « table » ( S  ) est saisi en tant que mot « table », ou en tant que « chose pourmanger », ou en tant que « chose pour écrire », etc. ; c’est-à-dire en tant qu’une série d’usages, qui ne sont autres quedes prédicats ( P  ). La réalité de la table ne peut se réduire à la substance de l’objet « table » ; elle suppose tout aussinécessairement cette série de prédicats. Sinon, les tables n’existeraient même pas : on n’en fabriquerait jamais. Or lemécanicisme moderne, issu de la révolution scientifique du XVIIe siècle, fait abstraction de P ; il absolutise S en tantque le Réel, existant en soi, indépendamment de l’existence humaine ; ce qui n’est autre que le statut de l’objet dans ledualisme cartésien.

C’est là que se fonde la décosmisation moderne ; car dès lors, la réalité devient étrangère à notre existence.Elle devient un pur système d’objets ; et le développement de ces systèmes d’objets, pour eux-mêmes, devient laraison directrice de l’évolution du monde, quoi qu’il en coûte au sentiment humain, et quoi qu’il en soit de l’existencehumaine. Par exemple, comme l’exprima en substance un président de la République français 31, il faut détruire laforme urbaine pour un meilleur rendement du système de l’automobile, quoi qu’il en soit du lien existentiel de l’êtredes gens à cette forme.

Ce monde où les systèmes d’objets dictent mécaniquement leur loi, c’est le monde de Cyborg : un être 

mécanisé par son monde mécanique. Or il est fondé sur une abstraction ; laquelle, supprimant P pour absolutiser S , estradicalement fausse. En effet, non seulement l’existence humaine entraîne que S est nécessairement prédiqué (par lessens, par la pensée, par les mots, par l’action), mais ce principe vaut également pour la biosphère ; car tout être  vivant, nécessairement, prédique – interprète – son environnement dans les termes qui lui sont propres32. Ainsi,

27 Alberti, op. cit., p. 79.28 V. à ce sujet mon article « L'habitat insoutenable. Recherche sur l'histoire de la désurbanité », l'Espace géographique , XXXI (2002), 3, 241-251. 

29 Antoine PICON, La Ville territoire des cyborgs , Besançon, Éditions de l’Imprimeur, 1998.30 Ce qui touche à ce que Heidegger nomma Dasein , Watsuji  fûdosei , Merleau-Ponty corporéité , Nishida basho, Leroi-Gourhan corps social , etc. : tousconcepts incompatibles avec le dualisme moderne. Sur ces concepts et leur lien avec ma propre conception de la structure terrestre de l’existencehumaine, v. mon livre Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.31 Il s’agit d’une déclaration célèbre du Président Georges Pompidou, mort en 1974 au cours de son mandat, selon laquelle il fallait adapter Paris àl’automobile.32 Comme entre autres, depuis les travaux pionniers de Jakob von Uexküll, l’a montré l’éthologie : chaque espèce vivante construit son propre

monde, qui est non seulement irréductible à un univers d’objets, mais irréductible aussi à une simple affaire de subjectivité ; car c’est le principemême du fonctionnement de la biosphère, c’est-à-dire de la relation générale de toutes les espèces entre elles et avec le substrat physico-chimiquede la vie, i.e. la planète. Autrement dit, la formule r = S/P ne vaut pas seulement pour la réalité humaine, au niveau ontologique de l’écoumène (larelation de l’humanité à l’étendue terrestre), mais pour la réalité de toutes les espèces vivantes, au niveau ontologique de la biosphère. Ce qui

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l’abstraction du monde de Cyborg est non seulement adverse à l’existence humaine, qu’elle prive arbitrairement deson lieu ontologique – i.e. de son milieu –, mais elle l’est aussi au principe même de la vie dans la biosphère. Il estdonc clair que ce monde est insoutenable. L’écologie, du reste, a déjà amplement prouvé qu’il n’est pas durable 33 ;mais il ne s’agit pas que d’écologie : ce qui est en jeu n’est pas que la survie biologique de notre espèce avec les autres,mais bien notre capacité à déployer un monde humain – un monde qui soit encore un kosmos , et pas seulement cetunivers abstrait, décomposé en une juxtaposition d’individus et d’objets individuels, qu’est le monde de Cyborg 34.

 Ainsi la ville-campagne n’est pas seulement une « communauté sans base territoriale », comme, il y a quaranteans, la figura Webber ; c’est une entité qui, d’abord, est de moins en moins sociale, et qui, écologiquement, tend àdétruire le fondement terrestre de l’existence humaine. Littéralement, comme l’a vu Radkowski, l’habitation humainen’y est plus fondée ; ni dans l’écoumène, ni dans la biosphère. Voilà bien ce qui est en jeu dans le travail desarchitectes et des urbanistes, aujourd’hui même et partout sur la Terre.

 Maurepas, 5 janvier 2005. 

distingue ces deux niveaux, c’est que l’humain a déployé des systèmes techniques et symboliques sans commune mesure avec ceux du reste dumonde vivant ; lesquels systèmes se combinent avec les écosystèmes pour former ce que j’appelle notre corps médial , autrement dit notre milieu (i.e.un système éco-techno-symbolique), qui est le complément nécessaire de notre corps individuel. Cela signifie que, à l’inverse exact desprésupposés de l’individualisme moderne (ceux en particulier de l’individualisme méthodologique), l’être humain n’est tel – et cela de plus en plus

 – que dans cette complémentarité, que j’appelle médiance (i.e. le couplage dynamique individu/milieu). Sur cette question, v. mon livre Écoumène, op.cit. ; et plus particulièrement « La forclusion du travail médial », art. cit.33 En termes d’empreinte écologique, notre monde consomme déjà 1/3 de plus que la capacité de renouvellement du capital des ressources de laplanète. En d’autres termes, il faudrait 1,3 Terre pour que notre monde subsiste sur le long terme. C’est là une moyenne qui cache d’intensesdisparités : si nous vivions tous comme des Californiens, ce n’est pas 1,3 planète qu’il nous faudrait, mais une bonne douzaine. Or dans la logiquedu système actuel, toute l’humanité tend idéalement vers le modèle de consommation californien, où fonctionne à plein rendement le couple

automobile/pavillon (i.e. la machine à sprawl , surconsommatrice de ressources terrestres). Sur ce thème, v. Mathis WACKERNAGEL et WilliamREES, Notre empreinte écologique , Montréal, Éditions Écosociété, 1999 ( Our ecological footprint , 1996).34 Les questions rapidement survolées dans cet article sont plus argumentées dans Écoumène, op. cit. Plus particulièrement, sur le rapport de Cyborg à la nature, v. mon article « Le paysage de Cyborg », Quintana , 2003, p. 109-127.