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littérature
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Jennifer Blake
LES CHAINES DE L'AMOUR
Chapitre 1
Le spectacle tait grandiose. Les immenses lustres en fer forg du
Thtre St. Charles brillaient de tous leurs feux. Les globes d'opaline des
lampes gaz chassaient les ombres d'une lumire vive et ne
dissimulaient rien de la ferie. Les colonnes de pltre et leurs feuilles
d'acanthe dores s'levaient vers le plafond vot aux dlicats entrelacs
de lierre. Sur un ct luisait le velours pourpre du rideau de scne. Des
bannires en soie rouge, vert et or avaient t accroches au plafond et
venaient se nouer aux loges de la seconde galerie. Dans cette atmosphre
rchauffe par les flammes des lumires, elles semblaient onduler au gr
des valses joues par l'orchestre.
Sur les planches de bois cir glissaient d'tranges danseurs. Masques et
loups se croisaient avec des regards brillants, cherchant reconnatre qui
se dissimulait derrire les satins noirs ou jaunes, sous les coiffures
extravagantes et les parures de perles et de dentelle. Ici, une jeune fille du
Moyen Age, avec sa coiffe pointue, tournait au bras d'un bdouin du
dsert en longue robe blanche. L, un moine dont la croix se balanait
hauteur des genoux conversait avec une vestale romaine. Une aristocrate
de la Rvolution franaise, reconnaissable sa perruque poudre et au
ruban rouge qui ornait son cou, se promenait au bras d'un dragon
d'Iberville. Les tissus d'or et de soie scintillaient. Des plumes
s'chappaient parfois des costumes pour virevolter jusqu'au sol. Les faux
bijoux rivalisaient d'clat avec les pierres prcieuses. On respirait des
parfums capiteux et par moments celui plus aigre du camphre qui avait
protg pendant de longs mois les somptueux costumes dans l'attente de
cette saison de Mardi Gras. Les noceurs parlaient fort, leurs clats de rire
couvrant de temps en temps la musique, et tous se sentaient tmraires,
profitant des dlicieuses amourettes que permettait l'anonymat des
dguisements.
Anya Hamilton, appuye l'un des chapiteaux qui soutenaient les
loges, touffa un billement. Elle ferma les yeux. La fume et l'odeur cre
que dgageait le gaz en brlant lui donnaient mal la tte. Le loup de
satin cru serrait ses tempes et le martlement des pas sur l'estrade en
bois lui devenait peu peu insupportable. La soire ne faisait que
commencer, mais Anya tait dj fatigue. C'tait son cinquime bal
masqu depuis son arrive La Nouvelle-Orlans aprs Nol, et il y en
aurait encore bien d'autres avant la rmission du Mercredi des Cendres.
A l'origine, le Mardi Gras avait t une fte paenne qui clbrait
l'arrive du printemps et la fertilit. On l'appelait alors la Lupercalia ,
du nom de la cave o l'on honorait le dieu Pan, patron d'Arcadie, le pays
de l'amour. Sous les Romains, elle tait devenue un prtexte de
dbauches et d'orgies. Les premiers pres chrtiens, ayant essay en vain
de l'interdire, avaient t contraints de l'inclure dans les rjouissances de
la Rsurrection. C'est ainsi que le Mardi Gras devint le dernier jour de
fte avant le Mercredi des Cendres, dbut des quarante jours de carme
qui prcdent Pques. Les prtres avaient appel leur fte carnelevare, en
latin, ce qui traduisait l'ide d' adieu aux tentations corporelles . Les
Franais inventrent le nom de Mardi Gras, puisque la tradition voulait
qu'on promne dans les rues un buf gras , symbole de la journe.
Sous Louis XV on avait pris l'habitude de commencer les bals masqus
plusieurs semaines avant le jour fatidique pour en prolonger les plaisirs.
Anya ne pardonnait pas aux Franais cette extravagance. Ce n'tait pas
qu'elle dtestt les bals masqus, au contraire. Les deux ou trois premiers
de l'hiver l'amusaient toujours, mais elle ne comprenait pas pourquoi
Madame Rosa et Clestine insistaient pour se rendre toutes les
invitations. Son hritage anglo-saxon plus puritain dplorait ce faste et
cette gaiet exagrs. Anya trouvait le passe- temps coteux, ennuyeux
et, surtout, puisant.
Anya, rveille-toi ! On te regarde !
Anya regarda avec affection sa demi-sur Clestine. Une lueur d'ironie
se glissa dans ses yeux bleu outremer.
D'aprs toi, ils ont dj pass la moiti de la soire regarder mes
chevilles.
C'est la vrit ! Comment peux-tu supporter que chaque homme qui
passe reluque tes jambes ?
Anya contempla un instant l'autre jeune fille, dguise en bergre
voluptueuse dont le corsage serr gonflait la poitrine en des rondeurs
agrables, puis se dtailla elle-mme, tout son corps dissimul sous un
costume de princesse indienne en daim souple. La robe, en effet, s'arrtait
deux bons centimtres au-dessus de ses chevilles. Elle rejeta dans son dos
une paisse natte d'un brun roux satin comme de l'acajou. Moqueuse,
elle ajouta :
C'est scandaleux, n'est-ce pas ?
Tout fait. a m'tonne que Maman le permette.
Mais je suis masque.
Clestine se rengorgea :
Si on peut appeler cela un masque ! Il te couvre peine le visage.
Une femme indienne avec une robe jusque par terre aurait l'air
ridicule. Si dj je dois me dguiser, autant tre authentique. Et Madame
Rosa est bien trop indulgente pour m'en empcher.
Tu veux dire que tu n'coutes pas ses conseils, ni ceux des autres
d'ailleurs !
Anya sourit tendrement sa demi-sur :
Douce Clestine, je suis venue, c'est l'essentiel. Et ne fronce pas les
sourcils, sinon tu auras des rides.
Aussitt le front de la jeune fille redevint lisse. Elle insista :
Je crains seulement ce que pourront dire les vieilles dames.
C'est adorable, chre, dit Anya, employant le mot de tendresse en
usage chez les croles. Mais j'ai bien peur qu'il ne soit trop tard. Cela fait
tant d'annes qu'elles crachent leur venin mon sujet qu'il serait
dommage de les priver de ce plaisir.
Clestine observa sa sur ane, l'ovale parfait de son visage, le regard
intelligent qui brillait entre les fentes du loup, le nez aquilin, et le doux
sourire qui relevait les coins de sa bouche charnue. Elle dtourna les
yeux, inquite.
Pour l'instant, elles ne te trouvent qu'excentrique.
Brusquement, elle se raidit.
Oh, regarde un peu comment cet homme te contemple !
Anya suivit son regard. L'homme dont parlait Clestine se tenait un
balcon de la premire galerie, surplombant la scne, une main appuye
contre une colonne, l'autre sur la hanche. Il tait d'une stature
impressionnante, et son costume de Prince Noir argent et noir renforait
cette aura de puissance. Il se dressait, le heaume recouvrant son visage et
ses paules, la longue cape rejete en arrire, avec un air la fois
romantique et inquitant. Le dguisement tait si parfait qu'il tait
impossible de deviner son identit.
Cette observation silencieuse et immobile avait quelque chose de
menaant. Un frisson d'inquitude parcourut Anya, soudain vivement
consciente de n'tre qu'une femme vulnrable. Son cur battit plus vite.
Elle se dtourna brusquement.
Tu es certaine que c'est moi qu'il regarde ? demanda-t-elle, hypocrite.
Je n'en suis pas si sre.
Il t'observe depuis une demi-heure.
Sans doute est-il sous le charme de mes chevilles ?
Anya tendit la jambe, montrant une cheville qui, pour tre dlicate, n'en
tait pas moins robuste.
Tu te fais des ides, Clestine. Ou alors c'est toi qui apprcies le
Prince Noir, puisque tu l'pies depuis si longtemps. Je devrais prvenir
Murray !
Tu n'oserais pas !
Tu sais bien que non. D'ailleurs, le voici.
Un jeune homme s'approchait, dguis en Cyrano de Bergerac, mais il
avait retir son faux nez qui pendait un lastique autour de son cou. De
taille moyenne, il avait des cheveux chtains qui bouclaient
naturellement, des yeux noisette ingnus et un sourire qui creusait deux
fossettes dans des joues rondes brunies par le soleil. Il traversait la piste
de danse, essayant de ne pas renverser les deux verres de limonade qu'il
tenait.
Pardon d'avoir t si long, s'excusa-t-il en leur tendant les
rafrachissements. Il y avait un monde fou autour des boissons. Il fait si
chaud ! Je peux vous assurer qu'on ne connat rien de tel en fvrier dans
l'Illinois.
Anya trempa ses lvres dans la boisson sucre. Elle rprima l'envie de
regarder dans la direction du Prince Noir et se concentra sur le jeune
couple.
Murray Nicholls tait le fianc de Clestine. Ils avaient eu le coup de
foudre l'un pour l'autre mais les fianailles officielles n'avaient pas encore
t prononces. Pour une fois. Madame Rosa tait sortie de son indolence
coutumire pour taper du poing sur la table. Elle ne croyait pas aux
mariages entre inconnus. L'amour n'exigeait-il pas du temps pour
s'affirmer ? Ce n'tait pas comme un de ces ouragans d'automne. Les
jeunes gens devaient apprendre patienter.
Cela faisait plus de huit mois que Clestine avait reu son bracelet de
fianailles et on ne parlait pas encore mariage, bien que le trousseau, des
chemises de nuit aux draps de lin, ft presque prt.
Aux yeux d'Anya, les jeunes gens taient pourtant bien assortis.
Clestine tenait de sa mre son regard fonc et sa chevelure noire; sa
pleur naturelle tait rehausse ce soir par de la poudre nacre et ses
courbes voluptueuses en faisaient une personne ronde et douce. Elle tait
d'un naturel aimable sauf lorsqu'elle s'inquitait pour la rputation
d'Anya. Romantique souhait, il lui fallait un mari comprhensif et
gentil, avec un sens de l'humour qui saurait empcher ses bouderies et
ses crises de mlancolie. Murray Nicholls semblait possder les qualits
requises, ainsi qu'une intelligence certaine et un emploi srieux dans un
cabinet d'avocats. On comprenait difficilement pourquoi Madame Rosa
tenait tant ce qu'ils attendent encore.
Anya dut cependant s'avouer qu'elle tait sensible au charme de
Murray parce qu'il lui rappelait son propre fianc, Jean-Franois Girod.
Jean, jusqu' sa mort, avait t lui aussi un jeune homme sincre et gai,
anim d'une mme joie de vivre. Il aurait aujourd'hui l'ge de Murray,
presque trente ans.
C'tait cette vivacit qui avait tu Jean. Une mort inutile qu'Anya ne
pouvait se rsoudre accepter. Il y avait eu un duel, mais non pour rgler
une dette d'honneur. Tout btement cause d'une plaisanterie stupide de
jeunes gens qui avaient trop bu.
Jean et cinq de ses amis rentraient chez eux aprs avoir pass la soire
jouer aux cartes. Ils taient rests des heures dans une pice enfume,
assis autour d'une table, les cadavres des bouteilles parpills autour
d'eux. Dehors brillait la pleine lune. Non loin du lac de Pontchartrain,
prs du champ des Deux Htres, connu pour tre le lieu favori des
duellistes, les jeux de lumire que dessinait la lune entre les ombres des
grands arbres les avaient attirs. L'un d'entre eux avait suggr qu'ils
croisent le fer puisque le thtre s'y prtait aussi admirablement. Ils
avaient saut de l'attelage et tir en riant les pes de leurs fourreaux. A
la fin du combat, deux d'entre eux gisaient morts, leur sang se rpandant
dans l'herbe. Jean tait l'un d'eux.
La valse prit fin et l'orchestre entama une contredanse. Clestine tapait
du pied en mesure.
Allez vous amuser, dit Anya.
Murray s'inquita :
On ne va pas te laisser seule.
Je vais aller me reposer auprs de Madame Rosa et des autres
chaperons.
Quel gchis ! ajouta Murray en riant.
Anya sourit :
Tu es trop indulgent. Allez ouste ! Je ne veux plus vous voir.
Un Noir en livre vint chercher les verres vides. Anya le remercia d'un
sourire. A vingt-cinq ans, elle n'avait que sept annes de plus que
Clestine, mais parfois elle se sentait bien plus ge. Par moments, elle se
sentait mme plus vieille que Madame Rosa.
Sa belle-mre tait installe dans sa loge avec son fidle chevalier
servant Gaspard Freret, un petit homme fringant, aussi mince que
Madame Rosa tait ronde. Critique thtral et chroniqueur mondain,
Gaspard tait en butte aux taquineries d'Anya et de Clestine depuis
plusieurs annes.
Cependant, Anya savait que ce n'tait pas un homme sous-estimer.
Gaspard tait non seulement un excellent fusil et un remarquable
escrimeur, qualits essentielles pour un gentleman dans cette ville o le
duel tait une institution, mais il tait aussi respect par tous les notables
et ses judicieux conseils avaient aid Anya dans plusieurs litiges
financiers. Elle se demandait d'ailleurs si ce n'tait pas son influence qui
retardait le mariage de Clestine.
Le couple reprsentait Antoine et Cloptre mais Madame Rosa en
reine gyptienne portait comme d'habitude une robe noire. Sans doute
cause de la mort de Csar, se dit Anya en souriant. Madame Rosa
n'avait pas quitt ses vtements de deuil depuis la mort des jumeaux en
bas ge, les demi-frres d'Anya, et encore moins depuis le dcs, sept ans
plus tt, du pre d'Anya.
La premire pouse de Nathan Hamilton, la mre d'Anya, tait la fille
d'un planteur de Virginie. Il l'avait rencontre lors d'un voyage dans le
Sud o ce natif de Boston cherchait des terres pour y investir. Il avait
dcouvert en Virginie des familles fires de leurs origines et replies sur
elles-mmes dans des plantations modestes. C'tait l qu'il avait
rencontr sa femme. Aprs le mariage, son beau-pre lui avait donn des
terres pour les faire fructifier mais l'investissement ne s'tait pas avr
prospre et aprs quelques annes, contre l'avis de sa belle- famille,
Nathan avait revendu le terrain et tait parti pour La Nouvelle-Orlans
avec sa femme et leur petite fille de cinq ans.
Les terres qui bordaient le Mississippi et ses affluents taient riches,
grce aux inondations frquentes, mais les meilleurs terrains avaient t
achets depuis longtemps. Lors d'un voyage sur un bateau vapeur,
Nathan avait accept de jouer au poker avec d'autres passagers. A la fin
de la soire, il tait l'heureux propritaire de six cents acres de bonne
terre trois heures de La Nouvelle-Orlans, d'une demeure appele Beau
Refuge et de cent soixante-treize esclaves. Son bonheur fut de courte
dure. Le temps de s'installer et sa femme tait emporte par une fivre
maligne.
En homme avis, Nathan attendit la fin de son deuil et chercha une
autre femme susceptible de s'occuper de la maison et d'tre une seconde
mre pour sa petite fille. Il choisit Marie-Rose Hautrive qui, l'ge de
vingt-deux ans, n'tait plus toute jeune et encore clibataire. Il lui fit la
cour malgr l'opposition des parents de Rosa. Ces Franais croles,
soucieux de la rputation de la famille, ne voyaient pas d'un trs bon il
un Amricain aux yeux bleus originaire d'un endroit aussi barbare que
Boston jeter son dvolu sur leur fille. Et sa fortune n'y changeait rien.
Avec ses rondeurs et sa srnit, Madame Rosa avait t une belle-mre
idale. Elle avait donn Anya amour et rconfort maternel, la serrant
contre sa poitrine opulente, sans jamais lever la voix ni imposer de
discipline, se plaignant parfois gentiment des caprices de l'enfant quand
celle-ci devenait trop imptueuse. Cette attitude sage avait port ses
fruits. La petite Anya avait perdu sa mre en mme temps que la
protection de ses grands-parents lorsqu'elle avait d quitter la Virginie
pour s'installer Beau Refuge. La nuit, l'enfant se rveillait souvent en
proie de violents cauchemars. Les esclaves ainsi que Madame Rosa
avaient eu piti d'elle et l'avaient gte de leur mieux. Anya tait devenue
une adolescente sauvage et dcide. Sa belle-mre avait pourtant russi
temprer ce caractre farouche jusqu' la mort des deux hommes
auxquels Anya tenait le plus, son pre et Jean.
Nathan Hamilton mourut d'une chute de cheval seulement deux mois
aprs la disparition de Jean. La double tragdie avait boulevers Anya.
Elle n'avait que dix-huit ans et son existence lui semblait termine.
Puisque la vie et l'amour pouvaient prendre fin tout instant, autant
profiter des journes pour faire ce dont on avait envie. S'il arrivait
malheur des personnes aussi croyantes et respectueuses des lois svres
de l'Eglise, lorsqu'un homme comme Ravel Duralde, le responsable de la
mort de Jean, pouvait impunment se pavaner comme si de rien n'tait,
pourquoi Anya se plierait-elle aux conventions ? Elle avait dcid de n'en
faire qu' sa tte.
La jeune femme avait rang ses jupons et sa selle d'amazone pour
parcourir la plantation de son pre califourchon sur un talon, vtue
d'une chemise d'homme et d'une ample jupe en cuir souple, un chapeau
large bord enfonc jusqu'aux yeux. Elle avait dvor les journaux et les
livres spcialiss sur l'agriculture, renvoy le rgisseur qui ne voulait pas
lui obir et prit elle-mme en main l'avenir de la plantation. Il lui tait
arriv de discuter prement avec ses voisins des meilleures mthodes
pour lever des chevaux ou des porcs, un sujet de conversation
impensable pour une femme. Elle avait aussi appris nager avec les
enfants noirs dans les courants dangereux des rivires, ne comprenant
pas pourquoi il semblait prfrable qu'une femme se noyt plutt que
d'tre vue en train d'exercer une activit aussi peu fminine. Elle avait
galement accompagn l'infirmire sage-femme dans ses dplacements,
apprenant recoudre les plaies, faire des garrots aux esclaves, hommes
ou femmes. Elle l'avait aide mettre des enfants au monde et soigner
les mres qui avaient voulu se dbarrasser d'un enfant indsirable. Elle
avait cout les histoires de violence, d'amour et de haine qui rythmaient
la vie des esclaves la tombe de la nuit. Les femmes ne lui avaient rien
cach de l'existence avec un homme et lui avaient mme montr certaines
mthodes utiles pour se protger.
Lorsque Anya rejoignait La Nouvelle-Orlans, elle frquentait de
jeunes couples amricains rcemment maris. Ils taient enthousiastes et
un peu fous, adeptes de promenades nocturnes sur le lac de
Pontchartrain, de visites dans les cimetires aux tombes grises, si hostiles
dans le creux de la nuit. Ils aimaient aussi descendre la rue Gallatin au
galop les samedis soir, jeter un coup d'il aux femmes qui se penchaient
aux balcons ou dvoilaient leurs charmes sur le pas des portes. Il ne
fallait pas traner lors de ces escapades ; le quartier tait connu pour son
inscurit, il y avait en moyenne un meurtre par nuit rien que dans la rue
tristement clbre. La seule rgle des truands tant que chacun devait
disposer de ses victimes, on savait aussi que de nombreux cadavres
taient jets dans la rivire.
Avec ses amis, Anya avait dn dans les meilleurs restaurants de la
ville, se rjouissant du vin ambr qui lui rchauffait le cur. Parfois ils se
rendaient ensuite un bal ou se lanaient des dfis ridicules. Un jour, on
avait convaincu Anya de voler le bonnet de nuit d'un tnor de l'Opra.
Les artistes en tourne restaient souvent en ville trois ou quatre
semaines. Le tnor de la compagnie qui se produisait alors tait un
homme vaniteux qui se targuait de ce qu'aucune femme ne lui rsistait.
Or il tait presque entirement chauve. Sur scne il dissimulait
soigneusement son crne dgarni avec une perruque, mais comment
faisait-il avec ses conqutes ? Anya avait relev le dfi : elle s'emparerait
du couvre-chef nocturne.
Le chanteur habitait un des nouveaux appartements Pontalba, les
premiers termins aux Etats- Unis. Leurs balcons en fer forg
surplombaient la place Jackson, l'ancienne place d'Armes des Franais et
des Espagnols. Tard dans la nuit, Anya avait fait immobiliser son cocher
sous le balcon du tnor. Dguise en jeune homme, elle avait grimp sur
le toit de la voiture et escalad le balcon. Comme il faisait chaud, elle
s'attendait que les fentres soient ouvertes. Mais elle n'avait pas prvu
que le tnor ne serait pas seul dans son lit.
Surprise mais sans perdre son sang-froid, Anya avait gliss dans la
chambre sur la pointe des pieds, et alors que l'artiste honorait sa
compagne, elle s'tait empare du bonnet de nuit en velours qui ornait sa
tte. Puis, elle avait pris ses jambes son cou.
Les hurlements de la victime avaient rveill tout l'immeuble. Tandis
qu'Anya s'enfuyait plat ventre sur la capote de son landau, les habitants
se penchaient leur balcon au risque de tomber. On ne l'avait
heureusement pas reconnue, mais l'histoire fut aussitt sur toutes les
lvres et, le lendemain soir, les clats de rire du public avaient oblig le
pauvre chanteur quitter la scne. La jeune femme avait alors vivement
regrett d'avoir caus l'humiliation d'un homme innocent et elle avait
aussitt rompu avec ses amis.
Anya jeta un regard autour d'elle. Le Champagne coulait flots et la
foule commenait chahuter. C'tait une soire payante au profit des
nombreux orphelinats de la ville. N'importe qui, moyennant finance,
avait pu se procurer des billets d'entre et les noceurs n'taient pas tous
des personnes bien leves.
Anya se dirigea vers Madame Rosa et Gaspard en esprant qu'ils
accepteraient de rentrer.
Il y eut un mouvement au-dessus d'elle. D'un bond gracieux une forme
noire sauta du balcon de la premire galerie et atterrit ses pieds, lui
barrant le passage. Les plis de sa lourde cape ondulaient autour du
Prince Noir.
Surprise, un peu tremblante, Anya se ressaisit et leva la tte. Le heaume
qu'il portait tait authentique ainsi que la cuirasse en argent qui enserrait
sa poitrine bombe, mais le reste du costume tait compos d'une soierie
noire si finement tisse de fils d'argent qu'on pouvait la prendre de loin
pour une armure.
M'accorderez-vous cette danse, mademoiselle la Sauvageonne ?
L'cho des paroles rauques toucha une corde sensible chez la jeune
femme et la fit tressaillir. La voix rsonna sous le masque. Il semblait
Anya la reconnatre mais elle n'en tait pas sre. Furieuse, elle le toisa.
Non, merci. J'allais quitter la piste de danse.
Elle voulut le contourner. Une main gante de noir la retint.
Ne refusez pas, je vous en prie. Ce sont des occasions qu'il ne faut
pas laisser chapper.
Son toucher, mme travers le gant, lui donna la chair de poule.
Qui tes-vous ?
Un homme qui aimerait danser avec vous.
Ce n'est pas une rponse, rpliqua-t-elle, outre.
A travers le heaume brillait un regard fonc.
Je suis un chevalier noir, ennemi du bien et serviteur du Malin, un
banni, un rprouv. Ayez piti ! Accordez-moi la faveur de me
rchauffer votre beaut. Dansez avec moi !
La voix tait gaie et la main lgre sur son bras. Un court instant, Anya
eut le sentiment d'une profonde intimit. Elle se libra d'un geste
brusque et fit un pas de ct.
Ce ne serait pas sage.
Mais l'avez-vous jamais t, Anya ?
Elle se retourna si vite que ses lourdes tresses frapprent la cuirasse d'un
son mat .
Vous me connaissez ?
Est-ce si trange ?
Je trouve curieux que vous me reconnaissiez sous mon masque alors
que j'ignore qui vous tes.
Vous m'avez connu autrefois.
Cessons ces devinettes stupides. Elles m'ennuient.
Anya voulut s'en aller. Cette fois, l'homme lui saisit le poignet et le
tordit. L'paule de la jeune femme heurta la cuirasse. Dans sa colre, ses
grands yeux foncrent jusqu' prendre une teinte violette. Anya sentit la
force et la virilit de celui qui la retenait prisonnire. Une douce chaleur
envahit ses joues.
L'homme en noir la regardait, saisi comme d'habitude par la beaut de la
jeune femme. Il observa un long moment le contour de sa bouche, son
teint de pche. N'tait-il pas fou de s'imposer elle ? Lorsqu'il parla, sa
voix se fit plus tendre :
Pourquoi me refuser une simple valse ? C'est une si petite chose.
Pourquoi nous rendre ridicules ?
Je suis contente que vous trouviez cette situation aussi ridicule que
moi, lana Anya, hors d'elle. Lchez-moi !
Avant qu'il puisse obir, il y eut un mouvement de foule derrire eux et
Murray Nicholls apparut, le visage cramoisi, les poings serrs.
Est-ce que cet homme t'importune, Anya ?
Le Prince Noir touffa un juron et la relcha.
Veuillez accepter toutes mes excuses, mademoiselle.
Il s'inclina et, s'enveloppant dans sa cape, tourna les talons.
Un instant, appela Murray, svre. Je vous ai vu rudoyer Anya et
vous devez vous en expliquer.
L'homme lui fit face. Sa voix tait aussi dure que du granit :
A vous ?
A moi, parce que je serai bientt comme un frre pour elle. Sortons
un instant discuter de cela en priv.
Clestine plit et porta une main sa bouche. Anya savait aussi ce que
signifiaient ces paroles. Bien des duels avaient t provoqus pour
moins. Elle posa la main sur le bras de Murray.
Voyons, ce n'est qu'un malentendu.
Je t'en prie, Anya. Ne te mle pas de a.
Le fianc de Clestine tait glacial, ses mains froides. Anya s'emporta :
Ne me parle pas sur ce ton, Murray Nicholls ! Toi et Clestine n'tes
pas encore maris et tu n'as aucune responsabilit envers moi. Je suis
assez grande pour me dfendre toute seule.
Murray ne rpondit pas, indiqua au Prince Noir de le suivre. Celui-ci
sembla hsiter, haussa les paules et rattrapa le jeune homme en trois
enjambes.
Qu'allons-nous faire ? demanda Clestine, au bord des larmes.
Maudits soient les hommes ! rpondit Anya avec une rare violence.
Maudits soient-ils avec leur honneur grotesque et leurs duels stupides !
Ils ne valent pas mieux que des coqs dans une basse-cour !
Madame Rosa et Gaspard, en voyant la tournure que prenaient les
vnements, s'taient prcipits. Mais ils arrivaient trop tard. Anya le
regretta. Gaspard, si diplomate, aurait peut-tre su empcher le pire.
Ils se rapprochrent les uns des autres, attendant le retour de Murray.
Les minutes passaient, cruelles. Anya se sentait paralyse. Elle se
souvenait comme si c'tait hier du jour o l'on tait venu lui annoncer
la mort de Jean. Le messager n'tait autre que celui qui l'avait assassin,
Ravel Duralde. Grand et imposant, il avait trois ans de plus que Jean et
sans appartenir l'aristocratie des planteurs, il avait pourtant t son
meilleur ami. Ce matin-l, ses yeux noirs taient dsesprs, son visage
gris. Il avait essay d'expliquer Anya cette euphorie, cette folle joie de
vivre qui avait entran le malheureux duel. Elle n'avait pas compris. La
vitalit de Ravel, alors que Jean gisait mort, tait un affront. De plus,
Ravel excellait l'escrime tandis que Jean n'avait t qu'un combattant
mdiocre. Face face avec Ravel, Anya avait dcouvert la haine. Elle
avait hurl, l'insultant. Les paules de l'homme s'taient votes, il avait
cout en silence, puis il tait parti. Depuis ce jour, le simple fait de
mentionner le mot duel provoquait chez Anya une colre
incontrlable.
Dieu soit lou ! s'cria Clestine. Voil Murray sain et sauf.
Vous ne pensiez tout de mme pas qu'ils allaient se battre
maintenant ? dit Gaspard, surpris par la navet de la jeune fille. Ces
affaires-l suivent un code de l'honneur trs strict. Il faut choisir ses
seconds, dcider quelle arme sera utilise et prvoir la date et le lieu du
combat. Il faudra attendre au moins l'aube et peut-tre mme
vingt-quatre heures avant que le duel puisse commencer. Mais peut-tre
n'arriveront-ils pas de telles extrmits ! ajouta-t-il sous le regard svre
de Madame Rosa.
Le visage de Murray Nicholls avait une teinte verdtre et des gouttes de
sueur perlaient sur son front. Il eut un faible sourire et dclara d'une voix
mal assure qui se voulait ferme :
Voil une bonne chose de faite. Clestine, ma chrie, si nous dansions
?
Qu'est-ce qui s'est pass ? demanda-t-elle.
Ce sont l des affaires d'hommes.
Absolument, acquiesa Gaspard.
Et d'ailleurs, cela n'a aucune importance. Parlons d'autre chose si
vous le voulez bien.
Agace, Anya lui coupa la parole.
Nous ne sommes pas des idiotes. Nous avons tout vu. Est-ce que
oui ou non tu vas affronter cet homme en duel ?
Murray se tourna vers Gaspard :
Ce serait peut-tre une bonne ide de raccompagner ces dames
la maison. L'incident a d quelque peu les secouer.
Clestine, observant la main de Murray qu'il cachait dans son dos,
s'cria:
C'est bien sa carte que tu tiens l !
Murray essaya de glisser le petit carton dans sa
poche mais il lui chappa et tomba par terre. C'tait le genre de carte
qu'changent les futurs duellistes afin de savoir o envoyer leurs
seconds pour dcider ensemble du jour et de l'heure du combat. En
une seconde, Anya l'avait ramasse. Le sang se retira de son visage
lorsqu'elle lut les lettres imprimes sur le carton blanc, le nom de
l'homme dguis en Prince Noir qui l'avait invite danser, l'homme
qu'affronterait le fianc de Clestine pour venger son honneur elle,
celui qui, sept ans plus tt, par une nuit de pleine lune, avait
transperc le cur de l'homme qu'elle allait pouser.
Ravel Duralde.
Chapitre 2
O vas-tu ?
Anya sursauta.
Clestine ! Mais que fais-tu l ? Je croyais que tu dormais.
Impossible. D'horribles images tournent dans ma tte et me rendent
folle. Je suis sre que Murray va mourir ! Ravel Duralde est un bien
meilleur escrimeur que lui. Si tu savais comme j'ai peur...
Allons, calme-toi. Je croyais que Madame Rosa t'avait donn un
somnifre.
Je n'ai pas pu le boire. J'tais trop nerveuse. Et toi ? Qu'est-ce que tu
vas faire dehors toute seule au milieu de la nuit ?
Quel ennui qu'elle m'ait vue ! pensa Anya. Elle avait eu l'intention de
s'clipser, laissant un mot comme excuse. Elle dcida d'utiliser le mme
mensonge.
Il y a eu un problme parmi les esclaves Beau Refuge. Je ne serai
absente qu'un jour ou deux.
Anya jeta un coup d'il par la fentre. Son fidle cocher l'attendait sous
la porte cochre. Elle devait se dpcher.
Mais tu ne peux pas partir avant le duel, protesta Clestine.
Tu sais bien que je les dteste. J'apprendrai le rsultat aussi bien
Beau Refuge qu'ici.
Mais j'aurai peut-tre besoin de toi.
Ne sois pas stupide. Il n'y aura qu'un peu de sang vers par l'un
d'eux et leur honneur grotesque sera sauf.
a ne s'est pas pass comme a avec Jean.
Anya se raidit dans l'obscurit du corridor. Si seulement Clestine
voulait bien la laisser partir, elle pourrait peut-tre l'viter, ce duel.
Je sais, rpliqua-t-elle schement.
Je ne voulais pas te faire de la peine. Pardonne-moi.
Il faut que je parte maintenant. Il fait si chaud ce soir qu'il y aura
srement un orage l'aube et je voudrais tre arrive avant qu'il n'clate.
Promets-moi de revenir temps pour le duel.
Murray avait obtenu que celui-ci n'ait lieu que le surlendemain matin, au
lever du jour, son second tant absent de la ville jusqu'au lendemain
aprs- midi. Ce genre de dlai tait frquent et Anya en tait
reconnaissante. Il lui donnait le temps d'agir.
J'essaierai. Promis !
Clestine serra Anya dans ses bras.
Tu es la meilleure des surs qu'on puisse avoir. Pardonne-moi de
t'avoir peine.
Anya l'embrassa son tour et disparut dans l'escalier qui menait la
cour.
Le fait de mentionner la mort de Jean ne crait plus chez Anya la
douleur des premiers moments. Elle s'en voulait de ne plus ressentir
qu'une sorte d'engourdissement. N'tait-ce pas une trahison envers son
ancien fianc ? Le chagrin s'tait transform en haine, haine contre
l'homme qui l'avait tu.
Anya se savait par moments hypocrite. Elle jouait le rle d'une jeune
femme sauvage, voue la mmoire d'un fianc dcd, en passe de
devenir une vieille fille excentrique. Et si tout cela n'tait qu'un masque ?
O donc tait passe la vritable Anya ? Saisie d'angoisse, elle se savait
prisonnire d'une image qu'elle-mme s'tait cre et dont elle ne
pourrait plus jamais se dfaire. Ce serait comme se dnuder en public.
Le landau l'attendait. Anya le dtailla d'un il critique. Il tait noir,
semblable en tout point des centaines d'autres qui parcouraient la ville,
et tir par des chevaux de qualit moyenne. Satisfaite, elle murmura un
ordre au cocher. Sa cape bleu nuit serre autour du dguisement qu'elle
portait encore, elle s'assura qu'elle avait toujours son loup dans la poche
et grimpa lestement dans le landau.
Cale contre le sige de cuir, elle laissa ses penses vagabonder au gr
des balancements de la voiture.
Jean. Sa famille, des croles de souche, tait propritaire de la
plantation jouxtant celle que Nathan Hamilton avait gagne au poker. Ils
n'avaient pas apprci l'arrive des Amricains et il y eut peu de
rencontres entre les habitants des deux domaines, bien qu'ils eussent en
commun plusieurs chemins de terre et une mme rivire. Mais comme
les esclaves des deux proprits taient parents, les nouvelles de bonne
sant, de malheur ou de joie taient fidlement rapportes aux oreilles
des matresses de maison. Les Girod et les Hamilton n'ignoraient rien de
la vie des uns et des autres.
Un jour, Anya se promenait cheval avec le garon d'curie qui veillait
sur elle. Elle parvint lui faire faux bond et, dvore par la curiosit, se
dirigea vers la plantation voisine. Elle s'gara dans les petits chemins et
ce fut Jean, jouant lui aussi l'cole buissonnire, qui la trouva. Il la
ramena chez lui, la prsenta ses parents, sa grand-mre dans sa coiffe
de dentelle, sa tante Cici qui tait condamne par ses rhumatismes
rester allonge, ses jeunes cousins et son tuteur cossais qui le
cherchait dsesprment depuis des heures.
Les Girod admirrent le courage de l'enfant qui avait travers toute
seule les quelques kilomtres qui sparaient les deux plantations. Ils lui
offrirent des bonbons et des drages roses et bleues, et la laissrent
prendre une gorge de vin sucr. Un messager fut envoy Beau Refuge
pour rassurer son pre et sa belle-mre mais Anya tait l'invite
d'honneur du djeuner. Dans l'aprs-midi, les enfants jourent sur la
pelouse, conduisant tour de rle une petite carriole tire par un ne,
chantant et dansant au son de la musique joue par tante Cici. Jean, qui
n'avait que dix ou onze ans, ramena Anya en fin de journe Beau
Refuge, bien dcid prendre sa dfense lorsqu'elle aurait s'expliquer
devant son pre. Avant que la journe ne soit finie, la petite Anya tait
amoureuse du jeune garon et cela ne se dmentirait jamais.
Jean fit la connaissance de Nathan Hamilton, de Madame Rosa et du
bb Clestine. Il n'avait rien cach Anya de sa famille, ni les douleurs
et les plaintes de tante Cici, ni l'un de ses cousins un peu retard ou la
prsence incongrue d'un vieux monsieur, ami de son pre, qui habitait
avec une chouette dans le fond du jardin et crivait des livres sur les
fantmes. Pourtant, en dpit de toutes ces confidences, Anya ne parla pas
Jean de son oncle Will. Elle ne s'en ouvrit lui que bien plus tard,
lorsqu'elle fut certaine qu'il ne la quitterait pas en apprenant le malheur
qui frappait la famille.
William Hamilton, l'oncle Will, tait le frre cadet de son pre. Il avait
dbarqu un jour sans prvenir. Sa femme et leurs deux enfants avaient
t brls vifs dans l'incendie de leur maison. L'oncle Will ne se
pardonnait pas d'avoir pu se sauver lui-mme et non sa famille. Comme
Nathan tait son seul parent, il vint habiter chez lui, esprant oublier la
tragdie qui l'avait frapp.
Ce fut impossible. Il sombra dans une grave dpression, se rveillant la
nuit en hurlant, errant dans la maison et frappant les murs avec ses
poings. Un jour il essaya de s'ouvrir les veines et quand Nathan voulut
l'en empcher, se jeta sur son frre en brandissant un couteau de cuisine.
Le soir o l'oncle Will brisa le cadenas qui fermait le placard fusils,
s'empara d'une carabine et menaa Madame Rosa avant de se tirer une
balle dans le pied, Nathan dcida qu'il devait tre mis l'cart.
A l'poque on n'avait pas d'autre solution que d'enfermer les alins
dans les prisons d'Etat, bien qu' Jackson on et dj construit un endroit
spcialement pour eux. Les prisons n'taient pas une solution
satisfaisante; les alins les plus violents taient une menace pour les plus
faibles et les autres prisonniers les dtestaient. Nathan Hamilton refusa
d'envisager ce genre de vie pour son frre. Il fit prparer une chambre
dans le hangar o l'on rangeait les greneuses coton. Celui-ci se
trouvait une bonne distance de Beau Refuge, ce qui viterait d'tre
drang par les cris du malade. Nathan fit installer une chemine pour
l'hiver, ainsi que des fentres protges par des barres de fer. Il y avait un
lit, une table et une chaise, une armoire et une console de toilette pour se
laver. Il y avait aussi un fer accroch une lourde chane fixe au mur et
destine la cheville de l'oncle Will.
Dans cette chambre, soign par deux esclaves solides, l'oncle Will avait
vcu quatre longues annes. Il avait support sa prison sans se plaindre,
suppliant parfois qu'on le laisse partir dans les marcages avec un fusil et
un couteau. Un matin, on le trouva pendu une corde qu'il avait tresse
avec une infinie patience, jour aprs jour, semaine aprs semaine, avec les
fibres de coton qui entraient par la fentre ouverte et qu'il avait
soigneusement ramasses jusqu' se faire une corde assez solide.
La pice existait toujours Beau Refuge. Comme toutes les autres
chambres du domaine, elle tait maintenue en tat, le plancher balay, la
serrure de la chane huile et la chemine ramone rgulirement. Parfois
on y entreposait des balles de coton. Un soir, on y avait enferm un
esclave qui battait sa femme afin qu'il retrouve ses esprits. Dsormais elle
tait vide.
Le landau avanait dans une ruelle sombre borde d'troites maisons
qu'on appelait coups de fusil . On pouvait, en effet, tirer une balle
travers la porte d'entre et elle ressortait par-derrire ayant travers les
deux pices minuscules. La voiture s'arrta devant l'une d'elles. Anya
frappa deux coups brefs la porte. Elle attendit quelques secondes. La
porte s'entrebilla.
Samson, c'est toi ? chuchota Anya.
Mam'zelle Anya ! Que faites-vous ici au milieu de la nuit ?
La porte s'ouvrit sur un gigantesque Noir. Sa tte touchait le plafond et
les muscles noueux de ses bras
et de sa poitrine prouvaient qu'il travaillait dur son mtier de forgeron.
Il semblait la fois soucieux et mfiant.
Je dois te parler. Est-ce qu'Elie est l ?
Oui, mam'zelle.
Bien.
Le frre de Samson, aussi large et haut que lui, apparut son tour et
Anya leur dvoila son plan.
Ils n'taient pas d'accord, c'tait vident. Anya ne leur en voulait pas.
Ce qu'elle demandait tait risqu et dangereux. Mais elle savait qu'elle
pouvait compter sur eux, qu'ils lui obiraient toujours. Elle ferait tout
pour les protger si jamais l'affaire tournait mal.
Samson et Elie s'taient occups de l'oncle Will. Pour les distraire
pendant leurs longues heures de garde, Anya leur avait appris lire et
crire avec ses propres livres de classe, traant les lettres dans la
poussire avec une branche d'arbre. A la mort de l'oncle Will, on avait
donn aux frres des emplois la forge du village. Mais ils rvaient de la
libert dont on parlait dans les livres et qu'exaltaient les tracts des
abolitionnistes. Ils pensaient pouvoir se dbrouiller avec leur propre
forge.
Alors que le pre d'Anya agonisait aprs sa chute de cheval, les frres
taient venus vers elle, la suppliant d'intercder pour eux afin que le
matre les libre. Un homme sur son lit de mort pouvait en effet librer
des esclaves en le prcisant dans son testament. Anya en parla son pre.
Elle fit mme plus. Ds que Samson et Elie ouvrirent leur forge, elle
raconta tous comment ils avaient habilement travaill le fer des grilles
et des balcons qu'elle leur avait commands. Les deux gants avaient
prospr et ils lui en savaient gr.
Quelques minutes plus tard, Samson et Elle accrochs l'arrire du
landau comme des laquais, le cocher faisait demi-tour et retournait vers
le centre ville.
Il se faisait tard mais minuit venait seulement de sonner. Les becs de
gaz illuminaient l'avenue du Canal et la rue St. Charles et les omnibus
tirs par des mules taient presque pleins. Les soires prenaient fin et les
noceurs qui rentraient chez eux encombraient les rues.
Au coin d'une ruelle, Anya remarqua un Charley, un de ces policiers
casquette numrote. Il tapait machinalement son gourdin dans la
paume de sa main et discutait avec deux hommes habills la manire
extravagante des joueurs professionnels. Un des parieurs glissa des
billets de banque dans la poche de l'homme de loi.
Anya se dtourna, dgote. La Nouvelle-Orlans, devenue depuis des
annes une des villes les plus riches des Etats-Unis, avait toujours attir
son lot de charognards et d'escrocs. Les hommes politiques au pouvoir
taient les plus vreux que la ville ait jamais connus. Le parti des
Amricains de souche dtenait le pouvoir, plus connu sous le nom des
Ni vu ni entendu pour leur rponse habituelle lorsqu'on leur parlait de
corruption. Ils avaient utilis des mthodes si grossires pour prendre le
pouvoir et le garder, payant des voyous pour menacer les lecteurs du
parti d'opposition, inscrivant dans les registres de vote les noms de
personnes dcdes, que les habitants honntes commenaient
dsesprer de trouver une solution.
On disait que des hommes d'affaires manipulaient les Ni vu ni
entendu pour se faire de l'argent. Ceux-l ne se mlaient pas
ouvertement de l'administration de la ville, et on ignorait souvent leur
identit, mais ils avaient install un homme eux, un certain Chris Lillie,
de New York, qui avait plus d'un mauvais tour dans son sac.
La situation tait devenue si curante qu'on parlait maintenant d'un
groupe de citoyens se runissant dans le plus grand secret pour mettre au
point un Comit de Vigilance. On murmurait qu'ils s'armaient afin
d'assurer la lgalit des lections de l't prochain.
La police aussi tait aux mains des Ni vu ni entendu . Il tait de
notorit publique que les agents fermaient les yeux et passaient la
plupart de leurs heures de travail dans les bars. Anya, pour une fois, en
tait reconnaissante. Cela servirait ses propres plans.
La voiture tourna dans la rue Dauphine, s'loignant des cris anims des
ftards. Les rues n'taient plus claires. Les maisons sombres laissaient
parfois filtrer un rai de lumire d'une chambre l'tage. De loin en loin,
les aboiements d'un chien ou de chats de gouttire se querellant sur un
mur brisaient l'pais silence. Les lumires du landau craient des formes
dansantes sur les belles grilles en fer forg et les murs blancs des
maisons, clairant parfois une cour pave, dissimule par les feuilles des
palmiers et des bananiers.
Anya ouvrit la petite fentre sous le sige du cocher :
Doucement, s'il te plat, Solon.
La voiture ralentit. Anya descendit la vitre sur le ct gauche et se
pencha l'extrieur. Il tait bien l, le landau vide qu'elle s'attendait
trouver, les chevaux attachs un rond dans la grille.
Le landau continua jusque dans la rue St. Philippe et s'immobilisa.
Samson et Elie disparurent dans la nuit noire. Solon descendit de son
sige et teignit les lampes de la voiture. Un cavalier solitaire les dpassa
de l'autre ct de la rue, attentif ne pas guider son cheval dans le
caniveau qui occupait le milieu de la chausse. Bientt, on n'entendit plus
aucun bruit.
Anya avait devin juste. Ravel Duralde se trouvait chez sa matresse,
une actrice qui avait jou au Thtre des Varits Crisp jusqu' ce que
celui-ci ferme ses portes quelques semaines auparavant. Pour respecter
les convenances, il avait laiss sa voiture dans la rue voisine, mais il ne
tarderait pas quitter l'appartement de la jeune femme, situ au-dessus
d'un petit picier. Il n'y avait qu'une sortie possible mais pour le moment
tout tait encore plong dans l'obscurit.
Clestine et Madame Rosa seraient choques d'apprendre qu'Anya
connaissait assez intimement les dplacements de Ravel Duralde pour
savoir o le trouver au milieu de la nuit. Elle-mme en tait un peu
gne, mais la vie du meurtrier de Jean provoquait depuis toujours chez
Anya une fascination morbide. Connatre tous ses vices lui permettait de
le mpriser plus encore.
Dans les premiers temps, juste aprs le duel, Anya s'tait rjouie
d'apprendre que Ravel avait rejoint en aot 1851 la deuxime expdition
Cuba des flibustiers de Lopez, esprant qu'il y trouverait la mort. Il
aurait t juste que Ravel ft tu lors de cette tentative avorte de
s'emparer de l'le espagnole. Lorsqu'il fut condamn au cachot dans la
lointaine Espagne, Anya avait pens qu'il tait jamais sorti de sa vie.
Mais Ravel tait revenu deux ans plus tard, hve, menaant et dbordant
de vitalit.
La passion pour le jeu dont il fit preuve son retour semblait de bon
augure ; bien des jeunes gens avaient gliss sur une mauvaise pente en
commenant par s'asseoir des tables de jeu. Mais les bonnes fes
protgeaient Ravel. Il gagna de l'argent et le fit fructifier grce de
judicieuses spculations financires. Pourtant, l'argent ne l'intressait
gure, il abandonna bientt le veau d'or pour d'autres aventures, suivant
cette fois, en 1855, et jusqu'au Nicaragua, l'idaliste charmeur qu'tait
William Walker.
Il en revint aussi, arrivant La Nouvelle-Orlans au mois de mai 1857,
presque un an plus tt. Ravel tait un homme vaincu, chass avec Walker
d'Amrique centrale, aprs bien des batailles sanglantes, mais sa vie tait
sauve et sa morgue intacte.
Ravel n'avait pas suivi Walker lors de sa seconde expdition
l'automne dernier. Certains disaient que c'tait cause de sa mre, veuve
depuis peu et de sant fragile. D'autres murmuraient qu'il n'tait pas
d'accord avec Walker sur l'endroit prconis pour le dbarquement. Il
avait en tout cas vit une nouvelle dconfiture et probablement une
condamnation en justice. Walker tait maintenant accus d'avoir attent
aux lois de la neutralit. Ainsi la chance n'abandonnait pas Ravel.
Anya ne dsirait pas vraiment sa mort, mais elle s'tonnait de la haine
violente qu'elle vouait cet homme. Personne ne l'avait jamais autant
affecte. D'un temprament plutt paisible, la virulence de ses sentiments
envers Ravel la surprenait.
Anya leva les yeux vers les fentres de l'actrice. Soudain, se dessina
devant elle la scne telle qu'elle devait se drouler derrire les volets
ferms du deuxime tage. Corps emmls, muscles tendus, tous les sens
ports leur paroxysme, le grincement du matelas sur lequel on se tord...
L'image tait si relle qu'Anya touffa un cri, se rejeta en arrire dans la
voiture, les poings serrs. Que Ravel Duralde s'amuse comme il le voulait
! Elle s'en fichait perdument.
L'actrice, Simone Michel, tait jeune et plaisante. Anya l'avait vue jouer
plusieurs fois et lui trouvait du talent. Ravel Duralde choisissait toujours
ses matresses parmi ces femmes d'exprience qui se contentaient de peu.
Curieusement, il ne semblait pas avoir manifest d'intrt pour ces
multresses qu'on exhibait devant les jeunes gens fortuns aux bals des
quarteronnes. Peut-tre parce que ce genre de liaison risquait de
s'terniser. Les quarteronnes, chaperonnes par leurs mres, exigeaient
des liaisons stables et une certaine scurit.
Pourquoi, se demanda Anya, alors que Ravel frquentait de prfrence
ces femmes du demi-monde et savait qu'elle le dtestait, s'tait-il
approch d'elle au bal ?
Autrefois, il faisait tout pour l'viter et Anya s'tait dbrouille pour
qu'ils ne se croisent jamais. Pourquoi avoir viol le pacte secret qui les
liait ? Pourquoi l'avoir invite danser ?
Des pas fermes et dcids rsonnrent sur le pav de la cour. Anya
remit son loup. Elle descendit de la voiture, releva le large bord de sa
capuche pour se couvrir les cheveux. Le cur battant, elle chercha
dsesprment ce qu'elle allait lui dire.
Ravel se rapprochait. Son ombre se reflta sur la pelouse, noire,
immense, inquitante. Une porte derrire lui se referma. L'ombre
disparut. Il ne restait que la forme indistincte d'un homme qui s'avanait.
Anya s'loigna de la voiture, fit quelques pas hsitants dans sa direction.
La barrire grina.
Une angoisse lui serra la gorge. Elle commettait une erreur. Une
grossire erreur. Mais elle ne pouvait plus reculer. C'tait trop tard. Elle
inspira profondment et dans un sourire aussi sducteur que possible,
appela :
Bonsoir, monsieur Duralde.
Ravel s'arrta net, sur ses gardes. Il s'tait chang depuis le bal, et tenait
dans une main une canne et un haut-de-forme.
Ravel Duralde entendit la voix qui avait hant ses nuits depuis des
annes. Son estomac se noua. Il reconnut aussitt la silhouette gracieuse
qui se tenait quelques pas de lui, la tte un peu penche. Peu de raisons
pouvaient amener une femme comme Anya Hamilton l'accoster par
une nuit pareille. Ce n'tait srement pas parce qu'elle se sentait attire
par lui ou parce qu'elle s'inquitait pour sa bonne sant. Un mlange
explosif de colre et de dsir l'enflamma. Il tait surtout furieux qu'elle le
surprit sortant d'un rendez-vous galant. Personne n'arrivait le
dcontenancer comme Anya.
Lorsqu'il parla, sa voix cingla comme un fouet :
Bon sang, mais que faites-vous ici ?
Anya sursauta. Elle se perdit un long moment dans ce regard noir qui,
avec les cheveux foncs, le nez fin et le visage maigre, donnait Ravel
l'apparence d'un ascte espagnol. Elle craignait sa raction violente. O
taient donc passs Samson et Elie ? Elle se rapprocha, tendit la main :
Je voulais seulement vous parler.
Pourquoi ? Vous a-t-on envoye plaider la cause de Nicholls ?
Etes-vous venue me convaincre qu'en moins mritant des deux je devais
me retirer du duel?
La facilit qu'il avait lire ses penses agaa Anya. Enerve, elle lana :
Et si c'tait justement pour cela ?
Vous plus que quiconque devriez savoir que c'est inutile. Que
pouvez-vous esprer d'un homme qui, d'aprs vous, ne possde aucun
bon sentiment ?
Peut-tre que je me trompe ?
Elle risqua un coup d'il aux alentours mais ne vit toujours pas Samson
et Elie.
Vous semblez si calme, si dtermine. Mais que pouvez-vous
m'offrir pour compenser la perte de mon honneur ?
L'honneur ! cracha-t-elle. Ce n'est qu'un mot.
Un concept qui ressemble celui de dignit et de chastet. Puisque
vous en mprisez un, je suppose que vous mprisez les autres aussi ?
Anya se troubla.
Que voulez-vous dire... ?
D'un mouvement brusque, Ravel la prit par la taille et l'attira lui. Sa
bouche happa brutalement la sienne. D'une main ferme il l'empcha de
dtourner le visage. Elle dut se soumettre au baiser.
Anya eut un petit cri de dtresse. Elle essaya de le repousser. Aussi
brusquement qu'il l'avait saisie, Ravel la relcha. Des lvres, douces et
fermes, caressrent la bouche d'Anya comme s'il voulait demander
pardon, et du bout de sa langue, Ravel effleura les lvres tremblantes.
Dlicatement, il les carta, la recherche de la douceur intrieure.
Anya avait voulu distraire Ravel. Elle y tait parvenue. Il ne fallait rien
gcher maintenant. Elle se fora relcher ses muscles tendus, laissa ses
lvres s'entrouvrir, puisque c'tait ce qu'il voulait. La langue glissa dans
sa bouche, apportant une douce chaleur. Un frisson parcourut la jeune
femme. C'tait comme si, contre son gr, une porte close avait t
ouverte en elle. Elle se sentit fondre dans les bras qui la retenaient. Sa
peau se mit brler. Son ventre se contracta. La ralit se dissolvait dans
cette chaleur nouvelle. Soudain, Anya ne voulait plus qu'une seule chose
: se rapprocher de lui. Dans un murmure de volupt, elle se lova dans les
bras qui la tenaient. Craintive, elle toucha sa langue avec la sienne,
effleurant, insistant, la recherche d'une plus grande intimit.
Sans prvenir, un coup mat s'abattit sur le crne de Ravel. Sa tte partit
en avant. Anya sentit le sang couler sur la lvre qu'elle s'tait mordue.
Ravel s'affaissa sur elle. En une seconde, Samson et Elie l'avaient
rattrap, le tenant sous les bras.
Une tache fonce s'largissait sur la cravate et le plastron blancs. Le
haut-de-forme en cashmere, gris et la canne gisaient par terre. Le vent
emporta le chapeau dans la rue.
Anya leva une main tremblante :
Il n'est pas mort ? Vous ne l'avez pas tu ?
Elie grogna :
En voyant ce qu'il faisait, nous avons peut-tre tap un peu dur.
Samson hocha la tte :
Ce sera mieux comme a. Le voyage est long.
Mais il saigne beaucoup !
Les coupures la tte saignent toujours. On fera un pansement avec
sa chemise. Si vous tenez la portire, mam'zelle, on va le mettre dans la
voiture avant que quelqu'un n'arrive.
Sans mnagement, ils fourrrent Ravel dans le landau. Anya grimpa
derrire lui et claqua la portire.
La voiture dmarra brusquement et elle fut projete sur son prisonnier.
En un instant, elle sentit la vigueur du corps tendu sous elle. Elle le
repoussa et s'agenouilla ses cts, soulevant la tte avec une main. Elle
eut piti de lui en sentant le sang chaud couler sur ses doigts.
Elle avait t trop sre d'elle. Elle aurait d deviner qu'on n'enlevait pas
facilement un homme comme Ravel Duralde. Son plan avait t simple.
Elle dtournerait l'attention de Ravel pour permettre Samson et Elie
de l'assommer par-derrire. Ils lui attacheraient les pieds et les mains, le
mettraient dans le landau et tout serait fini.
Le plan avait bien fonctionn mais Anya s'en voulait de ne pas avoir
envisag les blessures possibles.
Samson, assis avec Anya l'intrieur, tandis qu'Elie voyageait ct du
cocher, l'aida dbarrasser Ravel de sa cape et de sa redingote. Avec des
doigts tremblants, Anya retira la cravate et les boutons en perle de la
chemise. Avant qu'ils aient termin de le panser, le sang de Ravel avait
dteint non seulement sur les siges mais aussi sur la cape d'Anya et son
costume de princesse indienne. La tte de Ravel Duralde sur les genoux
d'Anya, ils filaient toute allure dans la nuit.
La jeune femme s'inquitait. La tte de Ravel pesait lourd, son corps
tait immobile, comme ptrifi. Sous la peau bronze, il tait ple. Elle
dtailla le visage volontaire, les sourcils noirs et touffus, les pommettes
saillantes qui dgageaient des joues plates, le front haut, intelligent. Sa
bouche tait sensuelle et quelques fines rides, traces de ses sourires,
adoucissaient l'ensemble des traits un peu austres. Son menton tait
carr, ras de prs bien qu'on distingut dj une ombre sous la peau. Les
cheveux qui
n'taient pas dissimuls par le pansement taient coups court pour les
empcher de boucler, mais des mches se recourbaient sur son front et
dans son cou.
Et si elle l'avait tu ? Un homme aussi fort ne pouvait srement pas
mourir si facilement et pourtant les blessures infliges la tte taient
connues pour tre les plus dangereuses. En dpit de la haine et du mpris
qu'elle prouvait l'gard de Ravel, Anya ne souhaitait pas tre
responsable de sa mort.
Elle posa la main sur la poitrine du bless. Le cur battait
rgulirement sous ses doigts. Soulage, elle soupira. La peau tait douce
au toucher, les fins poils noirs accrochaient ses ongles. Instinctivement,
elle lui massa la poitrine, dessinant de petits cercles. Elle toucha un des
mamelons, retira brusquement la main comme si elle s'tait brle et, se
sentant coupable, rougit de la tte aux pieds dans l'obscurit du landau. Il
lui fallut du temps pour se convaincre que ses gestes n'avaient cherch
qu' soulager un bless.
La voiture bondissait dans les ornires. Anya serrait les dents pour
empcher Ravel de glisser par terre. Ses bras se fatiguaient, la cuisse o
reposait la lourde tte tait ankylose et son corps n'tait plus qu'une
vaste crampe.
Samson ronflait, la tte renverse en arrire. Elle tait seule avec Ravel
Duralde, la vie de cet homme entre ses mains. Si Ravel mourait, ce serait
sa faute. On la jugerait pour meurtre. Elle aurait de la chance si elle
parvenait sauver Samson et Elie de la pendaison. Vivre en se sachant
responsable de la mort de trois hommes serait abominable. Plutt tre
condamne la peine capitale !
Et si quelqu'un les avait vus ? Si un voisin avait reconnu le landau ou
identifi Samson et Elie ? Elle aurait d savoir que leur corpulence les
empcherait de passer inaperus. La police tait-elle dj leurs trousses
? Toute la ville en jaserait.
Anya s'tait toujours moque de l'opinion des autres. Elle avait t
imptueuse, sauvage par moments, mais elle n'avait jamais rien fait de
vraiment scandaleux. Ceci n'tait pas une anecdote que Madame Rosa
pourrait raconter ses amies en plaidant la jeunesse et les malheurs de sa
belle-fille. La vieille dame serait anantie et Clestine n'oserait plus se
montrer en public. Murray serait en butte toutes les plaisanteries si on
apprenait que sa future belle-sur avait voulu l'empcher d'affronter son
adversaire sur le champ d'honneur.
Non ! Il ne fallait pas y penser. Rien n'tait aussi tragique. Elle tenait son
prisonnier. Elle l'emmenait vers Beau Refuge o il suffirait de le retenir
vingt- quatre heures et tout rentrerait dans l'ordre.
Anya contempla celui qui tait tendu sur elle. Elle n'avait jamais t
aussi proche d'un homme. Son pre l'avait tendrement aime mais
n'avait pas t quelqu'un de trs affectueux. Jean, en parfait
gentilhomme, ne la touchait que pour l'aider descendre d'un landau ou
monter cheval. Parfois, il l'avait serre contre lui de joie, ou pour la
consoler, mais comme un frre.
Aucun homme ne l'avait jamais embrasse comme Ravel. Les baisers de
Jean avaient t respectueux, chaleureux mais dnus de passion.
C'taient des pressions rapides sur sa joue ou ses lvres mais jamais plus.
Elle les avait trouvs tout fait satisfaisants, excitants mme, jusqu' ce
soir.
Anya dtestait Ravel. Elle mprisait tout ce qu'il reprsentait, ses amis,
son mode de vie. Mais, parce qu'ils avaient tous les deux t proches de
Jean, Ravel tant son meilleur ami, parce qu'il tait venu vers elle le soir
du bal, avait voulu l'embrasser, qu'elle l'avait bless et fait prisonnier,
existait dsormais entre eux un lien qu'elle ne pouvait plus ignorer.
Au-dehors le vent soufflait de plus en plus fort, balayant les branches
des arbres contre la vitre du landau. Il pntrait par les fissures de la
voiture, apportant une odeur de pluie. Le tonnerre grondait au loin. Et la
voiture poursuivait son chemin vive allure.
A mi-chemin de la plantation, ils s'arrtrent pour abreuver les
chevaux. Le vieux Noir qui gardait la taverne apporta un verre de vin
Anya et de l'eau sucre pour les trois hommes. Samson l'empcha de
s'approcher du landau et servit Anya lui-mme. Elle essaya de faire boire
Ravel mais le vin coulait de sa bouche ferme.
Les clairs dchiraient l'opacit de la nuit. Ils ne pouvaient pas dormir
la taverne cause du prisonnier.
Vous allez tre tremps ! dit le vieil homme, secouant ses cheveux
gris.
Ils le savaient bien mais ne pouvaient faire autrement. De larges gouttes
s'crasrent sur le toit, puis la pluie se transforma en un torrent furieux.
Le cocher connaissait la route comme sa poche mais il dut ralentir pour
viter que la voiture ne verse dans le foss. Ruisselants, glacs par le vent,
ils se tranaient vers Beau Refuge.
Un soleil ple et dtremp se leva l'aube. Un flot d'injures fit sursauter
Anya et rveilla Samson. Terrifie, elle lui fit signe de voir ce qui se
passait. Elie rpondit, la voix enroue :
Quand on est passs sous les vieux chnes, une satane chouette s'est
pas prive de me laisser un joli souvenir !
Samson et Anya clatrent de rire, soulags. Elle souriait encore lorsque
la voiture s'engagea dans l'alle qui menait Beau Refuge.
Chapitre 3
Le style des maisons croles s'tait d'abord dvelopp aux Indes, dans
un climat aussi chaud et humide que celui de la Louisiane, avec des
orages violents et des pluies torrentielles. Beau Refuge en tait un bel
exemple. La maison un tage possdait un large toit qui protgeait les
galeries extrieures. Les briques utilises pour le rez-de-chausse taient
en terre glaise recouverte de pltre. Pour l'tage suprieur on avait pris
du bois de cyprs peint au blanc de chaux. Des pilotis, transforms en de
gracieuses colonnes relies entre elles par une solide balustrade,
soutenaient la galerie. Protge par les branches tordues des chnes
centenaires, la maison blanche luisait dans la lumire matinale.
Anya fit conduire le landau devant la porte principale. Denise, la
gouvernante, et son fils Marcel vinrent ouvrir. Anya s'empara d'un
trousseau de cls et indiqua au cocher la direction des hangars l'arrire
de la maison.
Ils dpassrent les curies et prirent un troit chemin sinueux. Entre les
chnes, on apercevait le schoir tabac, la forge et la tonnellerie, le
poulailler et quelques granges ; un peu plus loin, la lourde cloche de la
chapelle, l'infirmerie et les cabanes des esclaves d'o s'levaient de
minces spirales de fume dans l'air brumeux du matin. Au bout du
chemin se trouvait le hangar coton.
C'tait une grande construction en bois de cyprs, btie prs des
champs. Les wagons venaient y dcharger le coton. Les machines dans le
hangar, silencieuses et luisantes d'huile, ressemblaient des monstres de
mtal, s'levant presque jusqu'au plafond. On avait pris l'habitude
d'entasser les balles de coton dans le grenier avant de les transporter la
rivire o elles taient embarques sur des bateaux vapeur. Un ct du
grenier, cependant, avait t mur pour crer la petite pice o l'oncle
Will avait pass les dernires annes de sa vie.
Le hangar tait froid et humide. Des lambeaux de coton et des toiles
d'araigne pendaient des plafonds. Des nids d'oiseaux abandonns
gisaient dans les coins. On respirait une odeur de terre mouille, d'huile
rance et de sueur. Heureusement que le sjour de Ravel ne dpasserait
pas un ou deux jours.
En sortant Ravel du landau, Samson et Elie cognrent sa tte contre la
voiture. Le prisonnier grogna.
Attention ! s'cria Anya, inquite.
Oui, mam'zelle.
Les deux hommes changrent un regard, soulags que leur fardeau
soit toujours en vie.
Anya dcrocha la cl qui pendait un clou dans le corridor et ouvrit la
porte. Les deux hommes posrent avec prcaution le grand corps sur le
lit.
Des trois hautes fentres filtrait une lumire grise qui ne permettait pas
de distinguer le visage du bless. Anya essaya d'allumer la lampe huile.
Il fallut s'y prendre trois fois avant qu'une allumette de phosphore ne
prenne feu. Tenant la lampe, elle se rapprocha du prisonnier. La lumire
vacillante claira les traits svres et teinta de bronze le torse nu.
Elle lui avait retir sa redingote trempe de sang et dchir sa chemise
pour en faire des bandages. Anya s'tait attendue prouver une
certaine fiert en voyant l'homme qu'elle dtestait sa merci, mais elle
ne se sentait qu'puise et pleine de remords. Bien qu'inconscient, Ravel
dgageait une force peu commune. Il tait regrettable que l'attaque et
t aussi tratresse.
Par-dessus son paule, Anya appela Elie :
Peux-tu faire du feu ? Ensuite va demander Denise d'apporter des
couvertures et de l'eau. Sam- son, je ne pense pas qu'il puisse s'chapper
mais il vaudrait mieux l'attacher.
Samson hocha la tte et saisit les fers.
Vous avez raison, mam'zelle.
Ensuite, toi et Elie pourrez vous reposer avant de repartir pour La
Nouvelle-Orlans. Je prfre que M. Duralde ne vous voie pas son
rveil. Il risque de ne pas trop apprcier sa msaventure.
Et vous, mam'zelle ? S'il risque d'tre furieux avec nous, qu'en est-il
alors de vous ?
Je suis une femme. C'est un gentleman. Que peut-il faire ?
Samson l'observait de son regard tranquille.
Anya dtourna la tte, une couleur pourpre envahissant ses joues.
Je garderai mes distances, rassure-toi. Mais je ne peux pas le laisser
tant qu'il est vanoui. J'en suis responsable. S'il ne se rveille pas bientt,
j'appellerai le mdecin.
Mais vous ne pouvez pas !
Anya leva la main :
Je me dbrouillerai. Je lui dirai que nous avons trouv M. Duralde au
bord de la route, ou qu'il inspectait les machines lorsqu'il a eu un
accident. Je trouverai bien quelque chose.
Et lorsque Duralde se rveillera ?
Alors je pourrai partir. Marcel viendra le dlivrer demain vers midi,
quand le risque qu'il se rende au duel sera pass.
Une fois les deux hommes partis, Anya fit chauffer de l'eau, nettoya et
recousit les plaies de Ravel, enveloppa sa tte avec un pansement propre.
Elle renvoya Denise et Marcel, puis s'assit auprs du bless.
Les heures passrent. Le ciel restait sombre et menaant mais le jour
s'tait lev et elle put bientt teindre la lampe. Elle remarqua alors du
sang coagul sur le visage de Ravel. Prenant une serviette et un bassinet
d'eau, elle commena dlicatement lui nettoyer le cou et les tempes.
La peau de Ravel avait une teinte mate, hrite de ses anctres franais
et espagnols. Anya se souvint des mdisances qu'on chuchotait en ville
au sujet des origines du bless.
Chez la plupart des vieilles dames croles, la puret du sang et
l'honneur de la famille avaient une importance capitale. Beaucoup
d'entre elles descendaient des filles cassette qui taient venues en
Louisiane avec leurs trousseaux, un cadeau de la Compagnie des Indes,
soigneusement enferms dans une petite malle ou une cassette. Ces
jeunes filles, souvent orphelines mais de bonne famille, avaient t
choisies comme pouses pour les hommes de temprament qu'taient les
premiers colons. Elles gardrent travers les annes une rputation de
femmes charitables et pieuses, d'pouses fidles et de mres admirables.
Mais avant leur arrive, taient venues les filles de mauvaise vie, celles
qu'on avait ramasses dans les prisons et les maisons de correction de
France, les envoyant en Louisiane comme futures pouses contre leur
gr, afin d'viter que les colons ne poursuivent les femmes indiennes. Ces
filles-l avaient aussitt cr des troubles. Querelleuses, refusant de
travailler, souvent immorales, elles ne dsiraient qu'une seule chose :
retourner aussi vite que possible en France. Il tait curieux de noter que la
plupart des filles cassette avaient eu de nombreux enfants alors que
les ribaudes taient restes le plus souvent striles. Peu de personnes en
Louisiane descendaient de ces premires occupantes.
Ravel Duralde, ou plutt son pre, tait l'un d'eux.
D'autres rumeurs malveillantes circulaient propos de Ravel. Quelques
annes avant sa mort, son pre s'tait pris d'engouement pour la
philosophie des Romantiques. Le vieux Duralde avait quitt l'Eglise pour
devenir libre penseur et il avait pass le reste de sa vie crire des
romans peupls de fantmes et d'tranges cratures fminines. Ne
parvenant pas vivre de sa plume, il avait oblig sa femme et ses enfants
s'installer la campagne dans une maison en ruine et vivre de la
charit d'un de ses amis, M. Girod, le pre du fianc d'Anya.
C'tait sur la plantation des Girod que Jean et Ravel taient devenus
amis et leur amiti avait survcu la mort du vieux Duralde et au retour
de sa femme La Nouvelle-Orlans. La mre de Ravel, une femme au
sang espagnol imptueux, ne s'tait pas rsigne un sage veuvage
comme l'aurait voulu la tradition. Aprs un dlai indcent de moins de
deux ans, elle s'tait remarie, s'exposant de plus belle au persiflage. Le
beau-pre de Ravel tait un crole espagnol comme elle, un certain senor
Castillo, matre d'armes, excellent escrimeur et duelliste qui enseignait
dans une salle de la ruelle des Echanges.
Chez les croles, les seules occupations considres dignes d'un
gentleman taient celles de docteur, d'avocat ou d'homme politique. Un
homme pouvait investir dans des oprations commerciales mais il n'y
travaillait pas.
Le jeune Duralde avait t le meilleur lve de la salle d'armes. Il avait
crois le fer avec des jeunes gens du monde venus se perfectionner afin
de briller lors des combats. C'tait ce professionnalisme qui rendait la
mort de Jean aussi injuste et cruelle. Pareille un meurtre , pensa
Anya.
La main de Ravel reposait contre la hanche de la jeune femme. Gne,
elle la prit pour la replier sur la poitrine du bless. C'tait une main
ferme, bien dessine, aux longs doigts la fois sensuels et forts. Anya se
demanda ce que l'on pouvait prouver sous leur caresse. Bien des
femmes auraient pu lui rpondre.
Les doigts de Ravel se refermrent inconsciemment puis se dtendirent
nouveau. Anya laissa vite retomber la main. Ravel gmit. De longs
instants passrent encore en silence. Anya rina le linge dans le bassinet
et se mit essuyer le sang sur le front du bless.
Lentement, Ravel ouvrit les yeux et la regarda. Il contempla la
perfection de son visage, les lvres entrouvertes, le bleu intense de ses
yeux. Il n'y vit ni peur ni haine. Ravel leva la main et toucha la joue
douce. Ce n'tait pas un rve, Anya tait l, bien relle. Il frona les
sourcils.
Anya ?
Elle resta immobile, lut l'incrdulit et la douleur dans le regard de
l'homme bless. Son cur se serra et elle fut envahie de remords.
Anya se leva d'un bond. Elle ne devait pas s'attendrir. Ravel tait aussi
fautif qu'elle. Elle posa le bassinet d'eau sur la table,
Nous sommes dans le hangar coton.
Comment le savez-vous ? demanda Anya, surprise.
Je suis venu une fois avec Jean quand nous tions petits. Nous avons
grimp par l'chelle pour voir votre oncle.
Elle n'avait pas oubli. C'tait l'anne o elle avait rencontr Jean. Ils
avaient tous jou ensemble, Ravel, Jean, les cousins de Jean. Ravel tait
un peu plus g, un garon brun dgingand qui se dplaait dj avec la
souplesse d'un flin. Le pre de Ravel tait dcd au mois d'aot et elle
avait perdu Ravel de vue bien qu'il frquentt les mmes coles que Jean.
Ils s'taient ensuite croiss un ou deux bals lorsqu'elle tait fiance
mais, en dehors de chez les Girod, Ravel n'tait pas souvent invit des
ftes. Ses origines douteuses le rendaient suspect aux yeux des matresses
de maison en qute de maris pour leurs filles.
Comment se fait-il que je me retrouve ici ? Je me souviens vous avoir
rencontre dans une rue et puis... plus rien.
Les nerfs d'Anya taient tendus l'extrme. Elle enfonait ses ongles
dans sa paume et le regard impntrable qui se posait sur elle n'aidait pas
dissiper son inquitude. Elle avoua enfin :
C'est moi qui vous ai amen.
Cela me semble vident. Ce qui m'chappe, c'est comment.
Je vous ai assomm et je vous ai mis dans le landau.
Vous?
Son ton sceptique irrita Anya.
Est-ce tellement incroyable ?
Je dirais mme que c'est impossible. Vous avez certainement eu des
complices et je crois deviner de qui il s'agit.
J'en doute.
D'aprs les lancements dans ma tte, c'taient probablement les
forgerons de votre pre.
Vous pensez vraiment que je les mlerais un enlvement ?
A qui d'autre pouviez-vous vous adresser ?
Vous tes libre de penser ce que vous voulez.
Mme si c'est la seule libert qui me reste ?
Ravel mordillait sa lvre et Anya comprit qu'il se moquait d'elle. Elle
garda un visage serein.
Maintenant que vous tes rveill, peut-tre dsirez-vous un cognac
pour votre mal de tte ?
Je prfrerais un whisky sans eau, mais pas tout de suite. Pourquoi
avez-vous fait a, Anya ?
Vous ne devinez pas ?
Elle croisa les bras comme pour se protger et s'en voulut aussitt. Il
l'observait, le regard froid:
Vous esprez empcher le duel ?
Anya rpondit d'une voix ferme :
Je sais que je vais l'empcher.
Le visage de Ravel s'enflamma de colre. Il se dressa sur un coude, porta
la main son front en grimaant.
Pensez-vous pouvoir agir en garon manqu toute votre vie, en
faisant n'importe quoi ? Vous tes en train de vous dtruire !
Vous osez me donner des leons ! Vous !
Je sais ce dont je parle. J'ai suivi votre carrire de sauvageonne
depuis des annes. Je vous ai vue briser toutes les rgles d'une jeune fille
bien leve, vous transformer en fermier et vous enterrer dans cette
plantation.
Il secoua la tte :
Tout a ne ramnera pas Jean.
Ravel se demanda si Anya avait compris ce qu'impliquaient ses paroles.
Mais elle tait trop en colre pour y rflchir.
Si vous n'aviez pas tu Jean, je n'en serais pas l!
Il eut une expression de profonde dtresse, rpondit d'une voix rauque :
Je sais bien.
Alors vous devez comprendre que j'essaie d'viter Murray
Nicholls le mme destin.
a n'a rien voir. Je dois absolument le rencontrer.
Pas si je peux vous en empcher, et c'est ce que j'ai l'intention de
faire.
Ravel rejeta brutalement la couverture et se leva. Il fit un pas, perdit
l'quilibre cause du fer qui enserrait sa cheville et retomba lourdement
sur le lit. Anya se prcipita vers lui :
Vous vous tes fait mal ?
Il respirait difficilement, les yeux ferms. Quand il les ouvrit, Anya y lut
une telle colre qu'elle prit peur et fit un pas en arrire.
Dieu ! dit-il, se prenant la tte avec des mains tremblantes.
Anya se releva et se tint devant lui, un peu raide.
Je suis dsole pour votre tte. Ce ne serait pas arriv si vous ne
m'aviez pas embrasse.
Il baissa les yeux.
Je voudrais bien savoir comment vous espriez m'attacher comme
un animal sans m'assommer. Quelle autre solution aviez-vous ? Un bon
verre de vin avec des sdatifs ?
Pourquoi pas, si j'avais eu le temps d'y penser ? Mais tout est all
trop vite. On n'avait pas prvu de vous frapper aussi fort.
Ravel poussa un long soupir et essaya de se redresser. Anya tendit la
main pour l'aider mais il ne lui adressa pas un regard. Elle croisa les
mains dans son dos. Ravel s'assit sur le bord du lit :
D'accord, vous avez marqu un point. Maintenant, laissez-moi
partir.
Je vous rendrai votre libert demain midi.
A midi ?
Il frona les sourcils.
Ah, je vois ! Vous comprenez bien que si je n'apparais pas au duel, il
ne me restera plus une once d'honneur. Vous savez que je serai trait de
lche et qu'on se moquera de moi ?
Son ton raisonnable la mit mal l'aise mais elle se ressaisit :
Vous tes Ravel Duralde, le hros de ces petits vauriens qui
paradent en ville. Vous vous tes battu des dizaines de fois et vous avez
tu au moins trois de vos adversaires. Vous n'avez qu' dire que vous
tiez souffrant ou retenu par une affaire plus urgente. On peut douter du
courage des autres mais pas du vtre. Quant votre honneur...
Arrtez, dit-il.
D'accord.
Qu'esprez-vous gagner ? Le duel sera simplement retard.
Anya eut un geste agac :
Ne dites pas de sottises. J'ai lu le Code du duel de Jos Quintero et
entendu discuter du Nouveau Code du duel du comte du Verger de
Saint-Thomas.
Si l'un des participants n'apparat pas au duel, celui- ci est
dfinitivement annul.
Ravel la reprit :
Nicholls et moi pourrions nous rencontrer plus tard, pour une
raison diffrente.
Pourquoi cela ? Vous connaissez peine Murray et ne le verrez
peut-tre plus jamais. En vous provoquant, il ne cherchait qu' me
protger. Il se sent responsable de moi, puisqu'il sera bientt un membre
de notre famille.
Le ton de Ravel se fit plus svre, presque glacial :
C'est ce que j'ai cru comprendre. Et que pensera Nicholls d'une
future belle-sur l'origine d'un des plus graves scandales de La
Nouvelle-Orlans ? Vous ne pensez tout de mme pas russir me
garder ici sans que personne le sache ?
Je pense que c'est possible. Pendant quelques jours. Vous-mme ne
vous en plaindrez pas. On se moquerait de vous. Et si vous pensez aux
domestiques, il n'y a que ma gouvernante Denise et son fils qui soient au
courant et ils ne diront rien personne.
Ravel s'tendit sur le lit. Sa voix s'adoucit :
Et qu'en sera-t-il quand vous daignerez me relcher ?
Anya ne comprit pas.
Que voulez-vous dire ? Vous serez bien sr libre de partir.
Et si je dcidais de rester ?
Pourquoi cela ?
Je pense une ou deux bonnes raisons.
Son regard effleura les lvres de la jeune femme, s'arrta sa poitrine,
la taille mince, aux courbes de ses hanches dessines par le costume en
daim souple qu'elle portait encore.
Une femme assez dsespre pour enlever un homme doit tre un
sujet de choix !
Le cur d'Anya battait dans sa gorge :
Dsespre ! Ne soyez pas ridicule !
Est-ce si ridicule ? Que feriez-vous, Anya mon amour, si je
m'installais chez vous, dans votre maison, dans votre chambre, dans
votre lit ?
Je ne suis pas votre amour, rpliqua-t-elle, les yeux plisss en deux
fentes troites. Faites un pas dans ma maison sans y tre invit et je vous
fais jeter dehors plus vite que votre ombre.
Qui s'en chargera ? Vos domestiques ? Ce serait signer l'arrt de mort
de l'esclave qui oserait me toucher. Les forgerons ? L'agression est une
lourde charge mme pour des Noirs libres. Murray Nicholls ? Vous faites
tout ceci justement pour le protger. Qui reste-t-il ?
L'audace de cet homme stupfiait Anya. Qu'il la menace ainsi, alors
qu'il tait couch sur un lit avec ses propres points de suture dans le
crne, dpassait l'entendement. Or on sentait bien que le corps
momentanment affaibli n'tait pas celui d'un lche. La cape avait gliss
de ses paules et Ravel tait torse nu, mais il ne faisait rien pour se
couvrir, laissant Anya contempler les muscles de ses bras et de sa
poitrine, les larges paules, la virilit insolente qui se dgageait de tout
son corps. Dpourvu de scrupules, Ravel tait une dangereuse menace
pour une jeune fille innocente.
L'estomac d'Anya se noua. Elle n'avait jamais t autant trouble par un
homme. Jamais. Ni aussi incertaine. Avec srieux, elle lui rpondit :
Je le ferai moi-mme.
Et comment cela ?
J'ai un pistolet et je sais m'en servir.
Ravel ne put dissimuler un lger sourire. Quelle femme ! Une autre se
serait enfuie le rouge au front ou, au contraire, aurait battu des cils,
heureuse de profiter de l'aubaine qui se prsentait. Bien sr, ces
femmes-l n'auraient jamais os le retenir prisonnier.
On m'a dj tir dessus.
Anya choisit une nouvelle ligne de dfense :
Vos menaces sont-elles un exemple de cet honneur auquel vous
attachez tant de prix ? On m'avait prvenue que vous n'tiez pas un
vritable gentleman.
Puisque vous n'tes pas une vraie jeune fille, cela n'a aucune
importance.
Mais c'est absurde !
La remarque avait perturb Anya, dj peu sre de sa conduite.
Au contraire, dit-il. Montrez-moi, si vous le pouvez, un livre
d'tiquette o l'on tudierait cette situation. Quel serait l'en-tte du
chapitre : Comment sduire un homme ?
Je ne cherche pas vous sduire, rpliqua- t-elle, pique au vif. Je
veux seulement vous retenir quelques heures.
D'une voix enjleuse, il ajouta :
Vous pouvez me garder aussi longtemps que vous le dsirez.
Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire !
Non ? Avec certaines femmes il faut deviner ce qu'elles veulent
vraiment. Mais si je me souviens bien, vous n'aimez pas les devinettes.
Nous pourrions arrter de jouer et passer aux choses srieuses.
Anya se redressa :
Il est vident que le coup sur votre tte vous a troubl l'esprit. Vous
avez besoin de repos. Je vous laisse.
Sans petit djeuner ? Je meurs de faim.
Je vais vous faire apporter de la nourriture, dit- elle en sortant.
Le tintement de la chane le trahit. Se retournant, Anya le vit qui se
relevait. D'un bond, elle sauta hors de sa porte. Dos au mur, elle n'avait
pas besoin d'aller plus loin. Elle connaissait la longueur exacte de la
chane cause d'un cercle plus clair trac sur le plancher o son oncle
Will avait march de long en large pendant des annes. Mme si Ravel
s'tendait de tout son corps, il ne pourrait pas la toucher. La pice avait
t arrange de telle manire que le prisonnier puisse se rapprocher du
feu mais pas atteindre les flammes, qu'il puisse accder au lit, l'armoire,
la table mais pas attraper la lampe place entre la chemine et la porte.
Son confort et sa scurit taient assurs. Tout comme la scurit de celui
qui apportait manger ou venait s'occuper du feu.
Anya tremblait. Ses yeux taient violets de peur. Ravel Duralde
regardait la ligne claire trace sur le sol, tenant la chane dans une main.
Il contempla Anya de son regard sombre. D'une voix sereine il ajouta :
La prochaine fois.
Il n'y aurait pas de prochaine fois. Anya se le jura en s'loignant du
hangar. Elle ne s'approcherait plus jamais de cet homme. Puisqu'il avait
faim, il ne pouvait pas tre srieusement bless. Elle lui ferait envoyer du
whisky et de quoi manger, point final. Que Denise et Marcel s'en
occupent. Elle ne voulait plus le revoir.
Pourtant, en dpit de ses efforts, Anya ne parvenait pas si facilement
chasser Ravel de ses penses. Elle prit un bain brlant pour se
dbarrasser de la poussire du voyage, mais allonge sur son lit, les draps
remonts sous le menton, elle pensait encore lui.
Mettrait-il vraiment ses menaces excution ? Si elle le dlivrait,
forcerait-il la porte de sa chambre ? Il ne pouvait pas tre si rancunier. Ou
l'tait-il ?
Elle tait oblige de le librer. Elle n'avait pas le droit de le garder
enferm une minute de plus que ncessaire. Les autres domestiques et les
gens de la ferme le trouveraient. Ils se doutaient probablement dj de
quelque chose en voyant toutes ces alles et venues. La nouvelle volerait
de plantation en plantation et parviendrait La Nouvelle-Orlans plus
vite qu'un cheval au galop. C'tait tonnant avec quelle exactitude et
quelle rapidit les esclaves colportaient les nouvelles. Comme le disait
Ravel, elle ruinerait sa rputation et Madame Rosa et Clestine en
souffriraient.
Est-ce qu'elle s'enterrait vraiment Beau Refuge ? Elle comprenait
pourquoi Ravel la traitait de garon manqu mais elle aimait sincrement
parcourir la plantation cheval, s'occuper des animaux et des esclaves
qui travaillaient dans les champs, inspecter les rcoltes. Elle dtestait les
soires, la ronde incessante des mmes visages dans un ballet de ftes
sans fin. Elle n'avait aucun talent pour crer des fleurs de cire et des
coiffures labores. Comme toutes les femmes, elle trouvait amusant de
s'acheter de jolies robes, mais elle ne supportait pas d'attendre tout un
aprs-midi, dguise en poupe, la visite d'invits ou de lire un roman en
croquant des chocolats. Anya tait une femme active. Celles qui ne
faisaient rien de leurs journes lui semblaient demi mortes.
Ravel s'intressait elle parce qu'il se sentait coupable d'avoir tu Jean.
Si elle l'avait pous, elle serait maintenant une jeune mre, avec trois ou
quatre enfants. Son temps s'organiserait autour de leur ducation, elle
s'occuperait des menus, du confort de son mari et elle partagerait son lit.
Elle serait peut-tre plus ronde cause de ses grossesses, plus tranquille
aussi. Elle ne connatrait de la vie de la plantation que ce que Jean lui