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Luc Boltanski America, America... [Le Plan Marshall et l'importation du "management"] In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 38, mai 1981. La représentation politique-2. pp. 19-41. Citer ce document / Cite this document : Boltanski Luc. America, America.. [Le Plan Marshall et l'importation du "management"]. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 38, mai 1981. La représentation politique-2. pp. 19-41. doi : 10.3406/arss.1981.2116 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1981_num_38_1_2116

Bolstanki Le Planmarshal Et l'Importation Du Management

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  • Luc Boltanski

    America, America... [Le Plan Marshall et l'importation du"management"]In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 38, mai 1981. La reprsentation politique-2. pp. 19-41.

    Citer ce document / Cite this document :

    Boltanski Luc. America, America.. [Le Plan Marshall et l'importation du "management"]. In: Actes de la recherche en sciencessociales. Vol. 38, mai 1981. La reprsentation politique-2. pp. 19-41.

    doi : 10.3406/arss.1981.2116

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1981_num_38_1_2116

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_arss_19http://dx.doi.org/10.3406/arss.1981.2116http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1981_num_38_1_2116
  • ZusammenfassungAmerica, America. Marshall-Plan und Import des Managements.In den Fnfziger Jahren nehmen die Diskussionen um das amerikanische Modell einen gewichtigenPlatz im sozialen und intellektuellen Leben Frankreichs ein. Dabei sind jedoch die wirtschaftlichen undmilitrischen Fragen (Marshall-Plan, Atlantisches Bndnis) von untergeordneter Bedeutung gegenberder grundlegenderen nach der Natur der franzsischen Gesellschaft im Vergleich zuramerikanischen Gesel lschaft. Drehpunkt der Diskussionen sind im wesent l ichenUnternehmenssteuerung, Unternehmer und leitende Angestellte. Der Import sozialerTechnologien (wie der Gruppenpsychologie), deren Verbreitung mithilft zur Etablierung neuer Formensozialer Kontrolle, geschieht zunchst unter dem Gesichtspunkt der Ausbildung des Mittler-Personals.

    AbstractAmerica, America : The Marshall Plan and the Importing of Management.The American model was a major topic of discussion in French intellectual and social life in the1950s. Economic and political questions (the Marshall Plan, the Atlantic Alliance) took second place inthe debates of the time to a more fundamental question : the nature of French society as comparedwith American society. These debates were particularly concerned with the management ofindustry, bosses (patrons) and executives (cadres). Social technologies, such as grouppsychology, were imported, initially for the training of the intermediate personnel of industry, butsubsequently, as they became more widespread, they helped to establish new forms of social control.

    RsumAmerica, America. Le Plan Marshall et l'importation du management.Dans les annes 1950, les discussions autour du modle amricain occupent une place trs importantedans la vie intellectuelle et sociale franaise. Les questions conomiques et militaires (Plan Marshall,Alliance atlantique) sont, dans les dbats d'poque, subordonnes une question plus fondamentalequi est celle de la nature de la socit franaise compare la socit amricaine. Ces dbatsportent particulirement sur la gestion des entreprises, sur les patrons et sur les cadres. C'estd'abord pour former le personnel intermdiaire des entreprises que seront importes des technologiessociales (comme la psychologie de groupe) dont la diffusion contribuera l'tablissement de nouvellesformes de contrle social.

  • lue boltanski

    AMERICA

    AMERICA le plan marshall et 1 importation du management

    annes 1960 (1). La dcouverte de l'Amrique domine alors la vie intellectuelle et sociale franaise et les interrogations qui l'accompagnent sont loin d'avoir seulement pour enjeu l'alliance militaire ou l'aide conomique. Ou, plus prcisment, les questions conomiques et militaires sont, de faon trs explicite, subordonnes une question plus fondamentale qui est celle de la nature de la socit franaise compare la socit amricaine, c'est--dire, indissociablement, de son rgime poli-

    L'histoire des rapports entre la France et les Etats- Unis dans les annes qui suivent la deuxime guerre mondiale a surtout port jusqu'ici, qu'il s'agisse de travaux amricains ou de travaux franais, d'tudes savantes ou de tmoignages, sur les relations diplomatiques et militaires et sur les relations financires. Toujours politiquement marqu, toujours polmique, le dbat qui s'est instaur en France sur 1' amricanisation, surtout au milieu des annes 1960 lorsque la France quitte l'Alliance atlantique et que de Gaulle s'oppose au rachat de certaines entreprises franaises par des entreprises amricaines, puis autour de mai 1968 et l'occasion de la guerre du Vietnam, a fonctionn comme une sorte de test projectif o les diffrents groupes investissaient une reprsentation partielle et partiale de l'Amrique dfinie de faon implicite par rfrence la position qui tait la leur dans la structure sociale indigne et par rfrence aux intrts qui lui taient lis. A chacun sa bonne et sa mauvaise Amrique et l'on pourrait par exemple montrer que la critique de la guerre du Vietnam et de 1' imprialisme a contribu aussi, travers la clbration du mouvement hippie des sit-in et des protest songs, la diffusion d'une image enchante des Etats-Unis.

    Dans ces dbats ambigus, une priode de l'histoire culturelle rcente semble un peu oublie ou refoule, qui va de la Libration au dbut des

    tique et de sa structure sociale, de ses techniques de gestion conomique, de ses modes de contrle social et de rglement des conflits sociaux. Comment expliquer la dominance amricaine, que peut- on apprendre de l'Amrique, quoi faut-il renoncer, que faut-il adopter ou importer ?

    Ce sont ces interrogations que l'on voudrait voquer rapidement, en centrant l'enqute sur la gestion des entreprises et, plus prcisment encore, sur la problmatique sociale qui se constitue dans les annes 1950 propos de la nature du personnel de direction et d'encadrement. Qui doit diriger ? Comment recruter, former, contrler le personnel d'encadrement pour qu'il soit la fois efficace et tolr par la classe ouvrire ?

    1 Le Plan Marshall, les missions de productivit aux tats- Unis, les interventions des experts amricains en France ne tiennent, par exemple, pratiquement aucune place ni dans le livre de Claude Gruson, Origine et espoirs de la planification franaise (Paris, Dunod, 1968) dont plusieurs chapitres sont consacrs aux annes 1945-1955, ni dans l'ouvrage de Jean-Jacques Carr, Paul Dubois et Edmond Malinvaud, La croissance franaise, un essai d'analyse conomique de l'aprs-guerre (Paris, Ed. du Seuil, 1972), qui signale seulement en quelques lignes les missions l'tranger (bel euphmisme !) des annes 1949-1952 (p. 605). Aprs des recherches, certainement incompltes, je n'ai pas trouv dans les revues d'histoire sociale ou d'histoire conomique un seul article consacr aux missions de productivit et la campagne pour la productivit.

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    C'est d'abord dans l'intention de rformer les patrons et de former le personnel intermdiaire des entreprises que seront importes des Etats-Unis des technologies sociales (comme la psychologie de groupe) dont la diffusion vers d'autres univers sociaux (travail social, voire systme scolaire ou Eglise) contribuera par la suite la gnralisation des nouvelles formes de contrle social.

    On a tent de ressaisir l'atmosphre intellectuelle et politique dans laquelle s'est opre, entre 1945 et 1955 environ, la formation d'une nouvelle idologie industrielle et d'une nouvelle reprsentation de l'espace social (qui domineront les annes 1960) en rapprochant des documents et des

    tmoignages emprunts des domaines relativement loigns, de la presse pour cadres aux sminaires de role playing, sans ignorer les risques qu'enfermait cet essai de rassemblement thmatique dont le plus grave tait certainement de suggrer l'existence d'une main invisible : la main de l'tranger. Or, s'il tait ncessaire de rappeler la relation vidente entre les interventions menes l'initiative des administrations internationales issues du Plan Marshall et certains des changements, notamment idologiques, qui affectent la France des annes 1950, il va de soi que les discours et les programmes officiels seraient rests sans effets s'ils n'avaient rencontr dans la conjoncture historique et dans l'tat des structures sociales, les moyens de se rendre efficaces. Et l'on peut s'interroger sans fin sur la question de savoir si les changements sociaux de l'aprs-guerre se seraient oprs dans la mme direction et avec la mme force en l'absence d'une action concerte et orchestre.

    On a d renoncer dcrire ici les transformations proprement conomiques qui ont affect le champ des entreprises durant la priode et, d'autre part, analyser les mthodes d'organisation et les techniques comptables (budget prvisionnel, contrle de gestion, mthodes de planification de la production, de rgulation des stocks et de standardisation, etc.) sans lesquelles les technologies sociales de manipulation (psychologie de groupe, , relations humaines, etc.) n'auraient sans doute pu exercer tous leurs effets. L'introduction de la psychologie dans l'entreprise qui doit produire des agents la fois indpendants (self-supporting) et conformes aux attentes patronales est indissociable, par exemple, du contrle de gestion qui, dans ses formes modernes, permet la fois de laisser au cadre une grande autonomie et de le contrler trs troitement au moyen de techniques comptables et, en quelque sorte, distance.

    On a enfin laiss l'cart de cette tude la sociologie, et particulirement la sociologie du travail qui se dveloppe durant la priode hors des traditions intellectuelles indignes (l'cole durkheimienne), le plus souvent en important des mthodes, des problmatiques et des concepts emprunts la sociologie amricaine, non seulement parce qu'une telle analyse aurait ncessairement t perue comme polmique mais dans la mesure surtout o, la diffrence des psycho-sociologues, les sociologues, souvent d'origine marxiste, souvent critiques l'gard du patronat, souvent ouvriristes (confondant parfois aller sur le terrain et aller au peuple) ne sont pas, pour la plupart, directement intervenus dans les entreprises (2) pour y accomplir des tches d'organisation (3), mme si leur discours a souvent t utilis, des fins de lgitimation, par les hauts fonctionnaires ou les patrons de progrs (4).

    2 Comme le montre l'ouvrage de Michael Rose, Servants of Post-Industrial Power ? Sociologie du travail in Modem France, London, Mac Millan press, 1979, particulirement pp. 161-165.

    Les missions de productivit aux Etats-Unis L'introduction en France de Y human engineering et du management l'amricaine accompagne les changements conomiques qui, en germe dans le Premier Plan Monnet (et, avant, dans le Programme conomique et social du Comit national de la Rsistance), se dveloppent autour des annes 1950 avec le Plan Marshall et les oprations de regroupement et de restructuration qui marqurent les annes 1948-1953, ds avant la cration de la Communaut europenne du charbon et de l'acier (5). L'entreprise de modernisation de l'appareil conomique n'est pas seulement technique. Elle n'a pas seulement pour point d'application des objets matriels, hauts fourneaux ou laminoires. Partiellement inspire par les autorits conomiques amricaines qui mettent comme condition l'obtention de crdits par la France la formation d'un groupe de gestionnaires indignes, conomiquement comptents et politiquement srs (6) (et, plus gnralement, l'tablissement d'un ordre social stable, capable de contenir la monte du PCF, surtout aprs les grandes grves de 1947) (7), elle se veut, de faon tout fait explicite, une entreprise de transformation de la socit franaise dans son ensemble, o domine l'action sur les hommes, sur leur mentalit et aussi sur les structures, sur les relations entre les groupes et entre les classes.

    En 1948 est cr au Commissariat gnral au Plan, un Groupe de travail sur la productivit prsid par Jean Fourasti qui tablit le programme franais pour la productivit. Ce programme comporte 1' tablissement de documents et de statistiques sur la productivit, l'envoi de stagiaires expriments aux USA, la formation d'hommes capables d'enseigner la productivit. Suivront la cration, en 1949, du Comit provisoire de la productivit, puis, en

    3 A l'exception de Michel Crozier qui avait pourtant commenc sa carrire par une violente critique des relations humaines (cf. Human engineering, Les temps modernes, 69, 1951, pp. 44-75). 4 Cf. L. Boltanski, L'universit, les entreprises et la croissance des salaris bourgeois (1960-1975), Actes de la recherche en sciences sociales, 34, sept. 1980, pp. 17-44 . 5 -Cf. F. Braudel, E. Labrousse, Histoire conomique et sociale de la France, Paris, PUF, t. 4, vol. 2, 1980, pp. 785- 786. Les restructurations se sont multiplies aprs 1952 : seules 26 des 50 plus grandes socits de 1952 figuraient encore dans la liste des 50 plus grandes socits de 1962 sous le mme nom (cf. P. Bourdieu, M. de Saint Martin, Le patronat, Actes de la recherche en sciences sociales, 20-21, mars-avril 1978, pp. 3-82). 6 En 1953, l'aide technique amricaine prvoit un montant de 30 millions de dollars pour des prts et garanties de prts aux entreprises prives qui s'engageront amliorer leur productivit et qui tabliront les arrangements appropris en vue du partage quitable des bnfices rsultant de l'augmentation de la production et de la productivit entre les consommateurs, les travailleurs et les patrons. Cette aide qui accompagne le Defense support et rsulte de l'amendement Blair-Moody la loi de Scurit mutuelle doit permettre le financement de projets susceptibles de stimuler une conomie de libre entreprise (cf. M. Elgozy, L 'aide conomique des tats-Unis la France, Plan Marshall et Defense support, Paris, La documentation franaise, 1953, p. 37). 7 -Cf. J. Gimbel, The Origins of the Marshall Plan, Stanford, Stanford UP, 1976, notamment pp. 228 et sv.

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    1950, de l'Association franaise pour l'accroissement de la productivit (AFAP), enfin, en 1953, du Commissariat gnral la Productivit, dirig par Gabriel Ardant (qui est un proche collaborateur de Pierre Mends-France),.Une des tches principales de l'AFAP, qui bnficie sa formation d'importants fonds amricains, a t d'organiser les missions de productivit aux tats-Unis. En 1949, le chef du Bureau de technologie et de productivit du Ministre du travail aux USA est envoy en France o il mne une enqute auprs de 120 entreprises et contribue l'laboration du programme franais de productivit. De 1950 1953 environ, l'AFAP organise plus de 450 missions de productivit aux USA qui groupent plus de 4 000 membres, patrons, ingnieurs, cadres (environ 45 % des missionnaires), reprsentants syndicaux (environ 25 %) ( l'exclusion des reprsentants de la CGT qui n'ont pas donn leur accord au programme de l'AFAP), hauts fonctionnaires, conomistes, psychologues ou sociologues (environ 30 %), etc. (8). L'effort de rationalisation des entreprises qui inspire les missions de productivit aux tats-Unis ne se limite pas la technologie ni mme l'organisation du travail. Comme le remarquent les premiers missionnaires, le retard de la France en matire de productivit n'est pas d un retard technologique, les technologies tant semblables et parfois meilleures en France qu'aux USA : dans son ensemble l'quipement amricain n'a pas apport de surprises aux techniciens franais (9). Le retard conomique de la France n'est pas d l'insuffisance de sa technologie ou l'incomptence de ses ingnieurs : Les Amricains -lit-on dans un important rapport de l'OECE qui fait le point des efforts entrepris dans le domaine de la productivit et propose des suggestions pour l'avenir- ont clairement indiqu qu'il n'existe aucune diffrence entre l'Europe et les tats-Unis en matire de technologie. En fait, il leur a t donn d'observer bien des cas o la technique industrielle europenne tait en avance sur celle des tats-Unis : mais les Franais ne sont pas conscients du rapport direct qui existe entre un niveau lev de productivit et l'application de saines mthodes en matire de rapports humains (10).

    La dcouverte merveille de l'esprit productivit amricain, des facteurs psychologiques, de la nouvelle conception des facteurs humains dans l'industrie (11) revient sans cesse dans la plupart des rapports. Les missions de productivit visent d'abord, dans l'esprit de leurs promoteurs, transformer en profondeur 1' esprit, la manire d'tre et de penser des agents conomiques et il suffit de consulter, mme rapidement, les rapports des diffrentes missions pour voir que l'importation de technologies sociales l'a emport de beaucoup sur le transfert de technologies matrielles (12). Ce qu'il faut importer en priorit, ce sont des modles d'organisation scientifique du travail et de gestion rationnelle des entreprises, afin de faire natre dans les entreprises franaises le climat qui rgne dans les entreprises amricaines : ce climat est bien le produit d'une

    technologie, mais d'une technologie nouvelle, qui ne fait pas

    8 Cf. Actions et problmes de productivit, Premier rapport du Comit national de la productivit 1950-53, Paris, 1953. 9 P.L. Mathieu, La politique franaise de productivit depuis la guerre, mmoire de l'IEP, sous la direction de Jean Fourasti, Paris, 1961. 10 Rapport au Commissariat au Plan le 14 avril 1949 de l'quipe de la construction lectrique son retour des tats-Unis, in Notes et tudes documentaires, Recueil de documents sur la productivit, n 1296, 15 mars 1950. 11 Les problmes de gestion des entreprises. Opinions amricaines, opinions europennes, publi par l'OECE, Paris, octobre 1954, p. 13.

    seulement appel au savoir de l'ingnieur, mais aussi, mais surtout, aux sciences humaines, la psychologie et la sociologie. Un climat de confiance une fois tabli, la redistribution des gains de productivit, qui doivent tre partiellement rpercuts dans les salaires (innovation considrable par rapport aux annes 1920-1930 o les gains de productivit trs importants n'ont pratiquement pas affect l'volution des revenus des salaris, ce qui a contribu au dclenchement de la crise de 1929 et a rendu la reprise trs difficile), contribuera maintenir la coopration entre chefs d'entreprises et travailleurs (13).

    Les experts amricains envoys en France dans le cadre du Plan Marshall concentrent leurs critiques sur les chefs d'entreprise et les patrons franais (14). Rappelant que 1' attitude constructive dont font preuve les ouvriers aux USA dpend d'abord de 1' attitude constructive de la direction, ils reprochent, notamment, aux dirigeants franais de s'opposer tout changement constructif, de ne pas tablir leurs plans en fonction de l'avenir, de ne pas laisser une responsabilit et une autorit suffisantes leurs subordonns, de ne pas accorder assez d'importance aux facteurs humains et au respect de la dignit des travailleurs et les engagent adopter une attitude d'optimisme raliste, d'enthousiasme et de confiance en eux-mmes, en leurs subordonns et en l'avenir de leur entreprise, faciliter la communication dans les deux sens entre la direction et la main-d'uvre, appliquer de saines mthodes en matire de rapports humains, afin de donner aux travailleurs le sentiment qu'ils participent l'entreprise (ce qui n'exige pas est-il prcis- leur participation aux bnfices ou la direction de l'entreprise). Il faut surtout, disent les experts, doter les entreprises franaises de collaborateurs intermdiaires dvous et efficaces et, d'abord, apprendre les former : Les Amricains ont prouv une grande surprise constater l'absence complte de formation universitaire chez les dirigeants de l'industrie. Manque, particulirement, un enseignement de la gestion et de 1' ad ministration, seul capable de faire admettre en Europe le principe que la gestion industrielle est une profession, mais aussi de la commercialisation et de la

    12 Voici, titre d'exemple , la liste des documents qui accompagnent le rapport de la mission de productivit Cadres et matrise en 1951 : principales responsabilits de la matrise ; note des rdacteurs sur l'apprentissage aux USA; programme d'accueil de la socit Johnson and Johnson ; programme des relations humaines de l'Institut Maynard ; manire d'tablir un programme de formation: comment conduire une runion discussion; comment amliorer les mthodes de travail; comment traiter un problme du personnel. Le programme de l'Institut Maynard, traduit dans le mme rapport, comprend les rubriques suivantes : introduction aux diffrences individuelles; identification des composantes du temprament: contrle de votre comportement; intrt personnel contre socit; des tendances faire des projets ; principes de l'art du vendeur ; l'art de stimuler le dsir d'achat . 13 Notes et tudes documentaires, L 'agence europenne de productivit , n 2.604, 4 dcembre 1959. 14 La critique du patronat franais et des entreprises franaises est un des leit-motive de la littrature amricaine sur le management, y compris dans ses expressions universitaires les plus lgitimes o elle sert fonder une reprsentation evolutionniste des socits humaines : pays sous- dvelopps -> Fran ce --tats-Unis. L'exemple le plus typique est sans doute l'ouvrage de C. Kerr,J.T. Dunlop, F.Harbison et C.A. Myers (quatre figures dominantes de Y establishment du management dans les annes 1950-60), Industrialism and Industrial Man (Cambridge, Harvard UP, 1960), qui est illustr d'une srie de tableaux o sont mis en correspondance les proprits sociales et thiques des lites de diffrents pays d'Europe et du Tiers-Monde et le stade de dveloppement conomique qu'ils ont atteint.

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    vente, les entreprises s'assurant souvent, dans les services de production, la collaboration des ingnieurs les plus comptents, mais en se proccupant fort peu des aptitudes et de la formation de leurs vendeurs. Il faut, amliorer le choix et la formation du personnel de vente et favoriser la prospection dynamique et mthodique de nouveaux marchs par un renforcement de la recherche et de l'tude de marchs. La formation de nouveaux cadres et la cration d'un enseignement de la gestion, mais aussi le perfectionnement des cadres actuels, constituent ainsi des tches fondamentales. Il faut dvelopper runions, confrences et sessions d'tudes, publier dans la langue nationale un plus grand nombre d'ouvrages traitant de gestion industrielle, livres, manuels et revues, multiplier les cercles d'tudes, confrences, cours du soir et de fin de semaine, organiser des visites rgulires de confrenciers et d'animateurs, particulirement des experts amricains venus en Europe pour prendre part des manifestations de ce genre, envoyer aux tats-Unis des quipes nationales qui suivront un programme d'tudes d'un an environ, laborer un programme en vue d'encourager la cration d'associations spcialises capables de faire progresser les connaissances dans les nombreux domaines de l'organisation scientifique du travail, etc. Mais il faut aussi modifier l'attitude des directions et des cadres et la tche la plus dlicate consiste mettre au point les techniques et les mthodes qui permettront d'oprer cette modification (15).

    La campagne pour la productivit, avec les actions de productivit et les missions de productivit aux tats-Unis, est une des consquences du Plan Marshall. Il ne s'agit pas d'un phnomne particulier la France : orchestres par l'OECE, les missions partent de toute l'Europe occidentale (16). Il reste qu'on ne peut ressaisir les mdiations travers lesquelles s'est exerc l'effet des missions qu' la condition d'abandonner les modles diffu- sionnistes d'allure mcaniste, qu'ils invoquent un dterminisme universel d'ordre conomique et technique (ce qui est souvent le cas chez les ingnieurs en organisation qui ont introduit en France les techniques amricaines de gestion) ou la violence imprialiste, pour analyser, d'une part, comment s'est opre la rencontre entre le modle amricain et des reprsentations indignes plus anciennes et, d'autre part, les luttes au sein de la bourgeoisie franaise qui ont eu pour enjeu l'introduction et la diffusion du modle amricain.

    Dans ces luttes, les cadres sont la fois des agents (notamment par l'intermdiaire de leurs organisations) et des enjeux : leur conversion la nouvelle idologie conomique, est un des objectifs prioritaires impartis aux missions de productivit. Ils constituent par l un objet privilgi pour apercevoir certains des processus de rinterprtation et de redfinition par lesquels les nouvelles reprsentations du monde social et les nouvelles technologies sociales importes des tats-Unis se sont enracines dans la culture indigne au lieu de s'imposer elle, de l'extrieur. Le destin des cadres, comme personne collective et comme reprsentation sociale, a, en effet, quelque chose de contradictoire. La constitution des cadres en groupe explicite, dans l'immdiat avant-guerre, est lie aux tentatives d'unification des classes moyennes, ind-

    15 OECE, Les problmes de gestion des entreprises, op. cit., pp. 14 et sv. 16-Cf. T.A.Wilson, The Marshall Plan, New York, Headline Series, 1977, pp. 43-44.

    pendants et salaris confondus, et les porte-parole du groupe trouvent alors dans le corporatisme les principes idologiques qui prtendent justifier Inexistence de ce groupe nouveau dont l'institutionnalisation est encourage par le gouvernement de Vichy (17) ; dans les annes 1960, les cadres, les jeunes cadres, incarnent la modernit, le renouvellement de la bourgeoisie et, indis- sociablement, le style de vie, le mode de rgulation conomique et de domination politique qui caractrisent le rgime d'accumulation de l'aprs- guerre (18).

    En 20 ans, la reprsentation sociale du cadre conforme aux principes d'excellence qui dfinissent le groupe s'est profondment modifie et tout, en apparence, distingue le jeune cadre, tourn vers l'avenir, incarnation d'une nouvelle bourgeoisie sans illres (19) que prsente, vers le milieu des annes 1960 une littrature trs abondante de l'ingnieur modle tel que le dfinissait, par exemple, Georges Lamirand (20) : les rfrences explicites l'arme, l'glise, l'autorit du chef, aux valeurs asctiques et viriles du meneur d'hommes et mme l'atelier et l'usine comme lieux privilgis du commandement et du combat pour la production ont pratiquement disparu, remplaces par la clbration de 1' intelligence, des diplmes, de la russite (par opposition aux positions dfinitives et hrites), du dynamisme, de l'ouverture, du sens des relations humaines, de la comptence conomique ou technique exerce dans un bureau futuriste ou dans un laboratoire.

    Interrogs sur les changements qui ont affect la reprsentation sociale des cadres, les vieux ingnieurs, aujourd'hui retraits, qui ont milit, avant-guerre, sous Vichy ou encore entre 1945 et 1950 dans les mouvements d'ingnieurs et de cadres (USIC, CGCE, CGC, etc.) invoquent souvent 1' effet nfaste de la publicit, la socit de consommation (particulirement lorsqu'ils sont catholiques) et, plus souvent encore, les modes venues d'Amrique. La critique de 1' amricanisation de la socit franaise, souvent associe depuis la guerre l'extrme-gauche, trouve chez eux son principe dans le regret nostalgique d'un autre ordre possible : celui que promettait la reprsentation corporatiste du monde social o les mouvements d'ingnieurs et de cadres ont trouv, leurs dbuts, le fondement idologique de leur action.

    Dans les annes qui suivent la Libration, les mouvements de cadres, qui ont recueilli l'hritage accumul par les rassemblements des annes 1936-1940, et, particulirement, la CGC, sont en effet dans l'opposition et sur la dfensive. Les transformations politiques et le renouvellement du personnel politique qui accompagnent la Libration ont brutalement transform cette avant- garde des annes 1930 en arrire-garde, et les porte-parole des cadres ne participent pas l'entreprise de modernisation de la socit franaise laquelle est pourtant associ, dans

    17 Cf. L. Boltanski, Taxinomies sociales et luttes de classe. La mobilisation de la classe moyenne et l'invention des cadres, Actes de la recherche en sciences sociales, 29, sept. 1979, pp. 75-106. 18 Cf. R. Boyer, La crise actuelle : une mise au point en perspective historique. Quelques rflexions partir d'une analyse du capitalisme franais en longue priode, Critique de l'conomie politique, 7-8, avril-sept. 1979, pp. 5-113. 19 Cf. par exemple la srie d'articles publis dans Le Figaro partir du 12 novembre 1964 sur les jeunes cadres sous le titre L'autre jeunesse, celle qui travaille. 20 G. Lamirand, Le rle social de l'ingnieur , Paris, Pion, 1re dition, 1932, dernire dition, 1954.

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    les annes 1950-1960, l'accs des cadres une position centrale dans la reprsentation dominante du monde social (21). Encore imprgnes de corporatisme, les organisations de cadres dfinissent toujours la catgorie par son appartenance aux classes moyennes et par la possession d'un patrimoine, sans faire rfrence aux idologies mana- geriales.

    Dissimule ou euphmise de 1944 1946 (22), l'opposition de la CGC aux pouvoirs issus de la Rsistance peut s'exprimer avec toute sa force dans l'atmosphre de restauration qui caractrise l'anne 1947, date partir de laquelle les porte-parole de la CGC lancent de violentes campagnes non seulement contre la complicit de la CGT et du gouvernement, thmes habituels en 1945 et 1946 mais, plus directement, contre les nouvelles institutions et, particulirement, contre les comits d'entreprise et contre les entreprises nationalises. L'entreprise nationalise est la dictature de l'tat avec ses consquences : disparition des liberts, touffement de la personne (23). Le patron anonyme y est toujours aussi anonyme et la structure de ces entreprises n'est pas favorable la personne humaine. Enfin, soumise une emprise purement administrative, l'entreprise nationalise a une production rduite, des prix de revient excessifs, un dficit chronique. Cette mauvaise gestion tient au fait que pour plaire la masse, les principes de hirarchie ont t parfois gravement atteints : c'est par exemple de la dmagogie pure que de faire figurer un manuvre dans la commission de modernisation d'une industrie, etc. (24). On ne peut interprter l'attitude des cadres de la CGC l'gard des nationalisations sans voir ce que pouvait avoir de proprement rvoltant pour les ingnieurs et les cadres en place dans les entreprises avant leur reprise en main par l'tat, dfenseurs de la hirarchie et des valeurs d'ordre, l'accs soudain des positions de pouvoir d'hommes nouveaux, issus de la Rsistance, le plus souvent marqus gauche, quand il ne s'agissait pas d'anciens adversaires directs, par exemple de syndicalistes ayant particip au gouvernement de Front populaire ou conduit les grves de 1936. Pierre Dreyfus, reprsentant paradigmatique de la nouvelle gnration qui accde au pouvoir la Libration (il est issu de la bourgeoisie juive, il a milit au Parti socialiste, collabor, en tant que conseiller de Georges Bonnet aprs la chute du Ministre Blum avec Jean Coutrot et Alfred Sauvy au Ministre des finances (25), fait de la Rsistance, particip la fondation du Commissariat au plan o il tait en rapport permanent avec Jean Monnet puis dirig les Houillres du Nord avant de prendre, en

    21 Mme si, essentiellement, semble-t-il, pour se disculper de l'accusation de vichysme, souvent porte contre eux, les porte-parole de la CGC se montrent, dans les annes 1945- 46, favorables au productivisme (ce qui est aussi souvent pour eux l'occasion d'oprer une espce de chantage en rappelant que la modernisation de l'conomie ne peut se faire sans leur travail et sans leur accord). 22 Sur les luttes de classe dans les annes 1945-1947, voir l'ouvrage de Grgoire Madjarian, Conflits, pouvoirs et socit la Libration , Paris, Union gnrale d'dition, 1980. 23 Le Creuset, mars 1947. 24 La CGC suivait en cela le grand patronat, dans son ensemble trs hostile aux nationalisations. Les patrons des entreprises nationalises (par exemple, Pierre Lefaucheux ou Louis Armand) ont particip la Rsistance soit dans des organisations lies la CGT, soit, plus souvent, dans l'Organisation civile et militaire, o se sont retrouvs les rares patrons qui ont pris position contre Vichy. Ils s'opposent, dans les annes qui suivent la Libration, au grand patronat traditionnel, familial, et vichy ssois. Ces oppositions s'attnueront avec les changements d'alliance qui marquent la fin de 1947 et disparatront dans les annes suivantes. La rconciliation se fera, d'aprs Ehrmann, au cours d'un dner organis par l'ACADI l'automne de 1951 (Cf. H.W. Ehrmann, La politique du patronat

    franais, Paris, A. Colin, 1959, pp. 292-299).

    1955, la succession de Lefaucheux la Rgie Renault) raconte dans ses souvenirs que Lefaucheux, un ancien de l'OCM, lorsqu'il accde la Libration la direction des usines Renault, prend comme responsable du personnel un militant syndicaliste de 1936, grand rsistant et secrtaire CGT du comit d'puration : Les dlgus syndicaux contribuaient alors au moins autant que la hirarchie classique la reprise de la production ('Nous allons faire de la Rgie le balcon du syndicalisme', leur avait promis Pierre Lefaucheux) (26). Le monde renvers : o les bons Franais sont dsormais juifs, voire communistes, o les vertus de la classe ouvrire sont clbres par les nouveaux porte-parole de l'glise ou de l'arme, changements d'autant plus rvoltants qu'ils inhibent toute vellit de rvolte parce qu'ils n'ont pas explicitement pour terrain la lutte des classes mais l'intrt national au nom duquel les groupes et les classes favorables la Rvolution nationale avaient men la lutte des classes.

    L'Amrique, la jeunesse, le succs, la beaut, l'avenir* Pour comprendre comment s'est forme dans l'aprs-guerre la reprsentation du cadre moderne, comme manager rompu au maniement des techniques de management, il faut, paradoxalement, laisser de ct les mouvements de cadres pour s'intresser ceux qui sont alors plutt leurs adversaires, aux hauts fonctionnaires catholiques ou socialistes issus de la Rsistance, aux patrons salaris d'entreprises nationalises et leur cortge de planificateurs, d'conomistes, d'organisateurs, de sociologues, de psychologues, etc. Au service de l'tat, attachs la dfense de la chose publique, hostiles au patronat et plus gnralement au secteur priv toujours suspect d'individualisme et d'gosme, sensibles la misre ouvrire, 1' exploitation et la pauvret, ils sont les principaux artisans et les porte-parole de l'entreprise de modernisation de l'conomie et, plus profondment, de modernisation de la socit franaise qu'ils exigeaient la fois par progressisme et par nationalisme : pour barrer la route au totalitarisme, c'est--dire, indissocia- blement, pour endiguer la monte du communisme et pour rendre impossible le retour du fascisme, et, d'autre part, pour restaurer, face l'tranger et, notamment, face aux tats-Unis, la puissance nationale. La modernisation de l'conomie et de la socit est d'abord l'expression d'une volont et d'une ligne politique qui rclame, pour s'accomplir, la liquidation ou la

    25 -Cf. A. Sauvy, De Paul Reynaud Charles de Gaulle, Paris, Casterman, 1972, pp. 60-61. A la fin des annes 50, Pierre Dreyfus incarnera le manager moderne par opposition au patron traditionnel. Roger Priouret, collaborateur de L 'Express et l'un des premiers prophtes de 1' avnement des directeurs le dfinit ainsi : Ce n'est pas un patron style XIXme sicle. Ce n'est pas non plus un fonctionnaire aux ordres du gouvernement : il appartient vraiment une catgorie sociale su i generis (R. Priouret, La Rpublique des dputs, Paris, Grasset, 1959, p. 240). 26- P. Dreyfus, La libert de russir, Paris, Jean-Claude Simon, 1977, pp. 50-52. *I1 tait normal de s'identifier John Kennedy qui incarnait les ides-forces de mon ge : l'Amrique, la jeunesse, le succs, la beaut, l'avenir (J.L. Servan-Schreiber, A mi-vie : l'entre en quarantaine, Paris, Stock, 1977, p. 137).

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    Jean-Louis Servan-Schreiber : le manager exemplaire

    De Jean-Jacques Servan-Schreiber, l'an prestigieux, Jean- Louis, le cadet appliqu, s'opre le passage de l'invention d'un style de vie la fois original et indfinissable, systmatique et ineffable, comme le sont les produits de la mise en uvre spontane d'un habitus, la routinisation d'un art de vivre : il se prsente dsormais sous une forme stylise et par l aisment transmissible qui rend possibles sa diffusion dans un groupe tendu et son appropriation par des agents n'ayant pas ncessairement vcu les expriences ni intrioris les schemes partir desquels ce style de vie s'est engendr. A mi-vie, le livre o Jean- Louis Servan-Schreiber, ancien lve de Sciences po, directeur de l'Expansion, livre sa vision du monde et dessine son autoportrait, constitue ainsi l'expression la plus strotype des valeurs et du style de vie que la nouvelle bourgeoisie parisienne donne en modle la masse des cadres. Jean-Louis, qui accde sans mal une position de pouvoir au milieu des annes 1960, qui n'a connu ni la Rsistance, ni mme les guerres coloniales et qui n'a pas t contraint de se dtourner vers la gauche pour faire accder la droite la plus bte du monde la conscience de ses intrts vritables, est son frre dans la relation du reproducteur au producteur. Reprsentant parfait de la grande bourgeoisie claire, Jean-Louis est aussi, comme le souligne Claude dayman dans la prsentation de l'ouvrage, un manager exemplaire : Jean- Louis Servan-Schreiber est le patron d'une presse dont les lecteurs prsentent un certain profil que pour simplifier et mme schmatiser l'on qualifiera de profil de cadre. Catgorie sociale significative de l'volution de la socit franaise au cours de ces deux dernires dcennies (p. 10). On retrouve dans l'ouvrage de Jean- Louis Servan-Schreiber, la plupart des lieux communs qui hantent le bavardage no-bourgeois : La vie trpidante des managers dbords Je menais la vie des dbords (p. 36) Un manager harass (p. 138) Un dcisionnaire (p. 45) Ma situation de cadre suprieur (p. 74) Aux journes de 12 heures succdent les week-ends de travail, aux voyages d'affaire les confrences nocturnes (p. 36) Le responsable intoxiqu par son rythme prouve un blocage physiologique programmer dans sa journe et sa semaine des moments vides destins lui permettre de faire tranquillement le point (p. 42) Mon carnet de rendez-vous est devenu mon vritable appendice (p. 42) Ma secrtaire (p. 43) Un responsable entre 30 et 40 ans (p. 208) Crois- tu profiter de ta maison, chaque week- end o tu te cales dans ton fauteuil, ton maudit attach-case sur le ventre, et que tu broutes du papier jusqu'au dimanche soir ? (p. 207).

    Le vertige de la russite Cadre suprieur en pleine escalade (p. 207) A l'ge o un responsable d'organisation construit sa carrire (p. 36) Construire, monter le plus haut possible (p. 80).

    Le pouvoir de la comptence (contre le pouvoir, hrit, de la famille et de l'argent) L'establishment d'aujourd'hui est le produit d'une socit plus changeante. L'argent ne suffit plus pour en faire partie (p. 170). N.B. La clbration des dirigeants diplms contre les hritiers et la critique du capitalisme familial (cf. infra) ne sont pas, en ce cas, incompatibles avec la clbration de la Famille parce que la famille Schreiber n'est pas un lignage o la filiation suffit pour accder la jouissance du patrimoine, mais un club (dcontract) d'happy few qui, malgr les liens de sang, paraissent s'tre librement choisis : chacun de ses membres doit prouver, par sa russite, personnelle, qu'il mrite bien sa naissance. Il peut alors s'insrer dans ce groupe humain homogne o travailler en famille est plus efficace et plus amusant parce que la confiance et la complicit viennent plus vite (p. 31).

    Le management Comme chef d'entreprise, je me mettais l'cole de l'efficacit (p. 114) Mon entre dans la vie adulte a concid en France avec la rue vers le business (p. 45) Une rvlation sur le chemin de New York quand mes yeux se sont ouverts, j'ai vu le management (p. 147) Stanford, Californie (p. 138).

    Le culte de la forme et les devoirs rendus au corps Plus encore qu' son costume, le bourgeois de Daumier se reconnaissait son tour de taille (p. 87) Entretenir mon corps, je lui dois bien cela (p. 91) Mon indispensable gymnastique quotidienne (p. 91) J'ai essay tous les rgimes et j'ai lu tous les livres ... de dittique. J'ai appris les calories et les hydrates de carbone. J'ai rv d'une nouvelle cuisine avant qu'on dcouvre Michel Gurard (p. 93).

    Le fminisme et le mariage comme brain- trust II est videmment plus facile d'tre de gauche sur le Chili que dans son propre lit (p. 190) Favorable la lgislation de l'avortement (p. 212) Le fondement de notre union, c'est le partage (p. 50) Combien de milliers d'heures de dialogue reprsentent dj notre vie commune (p. 50) En vacances (...), nous pouvons mieux philosopher (p. 5 1) Notre briefing (p. 50) Communiquer (p. 52).

    La nouvelle psychologie Lorsqu'en 1971 j'enseignais Stanford, en Californie, nous emes envie de faire un sjour Esalen(...) beaucoup se joignaient un groupe qu'un mentor initiait en quelques jours aux mthodes d'introspection derniers modles : T. groupes, Gelstalt Thrapie, rolfing, le tout imbib de la pense d'Abraham Muslow, le pape de la nouvelle psychologie humaniste. Sur les conseils de Mike Muiphy, le fondateur d'Esalen, nous avions choisi de nous intresser la psycho-synthse (p. 198).

    La distance au rle, l'humour (jeune, ouvert, dcontract) La distanciation (p. 123) Ne pas se prendre au srieux (p. 131) J'aime l'humour (p. 131).

    Libralisme et encombrement (...) comme chef d'entreprise, ma libert de dcision ne pourrait que se trouver rduite, tantt par la loi, tantt par la pression des salaris. Sur ces points, je ne trouvais d'ailleurs gure redire (...) Je n'envisageais pas de mener un combat d'arrire-garde contre celles des consquences qui m'affectaient personnellement (p. 74) Lorsque toute une population accde rapidement une libert conomique, celle-ci se restreint pour chaque individu (...). La libert de l'automobiliste s'est dgrade sous cette pression de deux manires : l'encombrement et ses limitations physiques ; la codification et les rglements que l'tat a d imposer pour endiguer l'hcatombe (p. 76).

    Les indsirables Le patron-propritaire, 'petit' comme il se doit en France (p. 147) Dans mon enfance l'industrie franaise n'avait pas la cote (p. 145) Le nationalisme (p. 130) Le colonialisme (p. 116) Le fascisme (p. HO).

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    transformation des deux classes potentiellement dangereuses : la rouge, la classe ouvrire ; la noire, la petite bourgeoisie traditionnelle, o les diffrentes formes de fascisme ont trouv leurs plus solides appuis.

    La diffusion des modles amricains n'aurait pu s'oprer avec la mme force ni de faon aussi rapide si les actions dcides par l'administration Marshall n'avaient rencontr les intrts de cette avant-garde rformiste : cette avant-garde ne s'identifie pas une association ou un parti, elle est dmunie d'organisation formelle et d'instruments de reprsentation, elle ne possde ni emblme ni contours nets, mais ses membres sont lis les uns aux autres par un ensemble de relations personnelles, dans une structure en rseau qui prolonge, dans la paix et dans la logique des affinits lectives, les rseaux arms de la Rsistance (27). En reconstruisant les chanes d'intercitation (dans les Tmoignages oraux ou crits), en remontant les filires d'interrelation, de filiation idologique, d'allgeance ou d'alliance politique, on trouve, l'intersection des diffrents rseaux, d'une part Jean Monnet qui orchestre la campagne pour la productivit (28) et, d'autre part, Pierre Mends-France en qui les fractions claires, comptentes, ouvertes aux problmes conomiques et progressistes de la haute fonction publique voient alors, d'aprs de nombreux tmoignages (29), le seul homme politique capable de mener bien la modernisation et la dmocratisation de la socit franaise. Pierre Mends- France est en relations troites avec Pierre Dreyfus, Georges Boris, Alfred Sauvy, etc., avec les jeunes conomistes progressistes du Plan, Hirsch, Marjolin,

    27 L'habitude de la clandestinit : Uri dcrit en ces termes son activit dans le cadre du premier Plan avec Monnet et Hirsch : De mon bureau mansard du Commissariat au Plan, j'ai largement inspir la politique conomique franaise. C'tait trs efficace comme mthode ; trois clandestins qui faisaient tout. Et les gouvernements faisaient ce qu'on leur disait (cit in : F. Fourquet, Les comptes de la puissance. Histoire de la comptabilit nationale et du plan, Paris, Encres- ditions recherches, 1980, p. 87). 28 J. Monnet, Mmoires, Paris, Fayard, 1976, pp. 276- 277. Louis Armand rsumera plus tard en une formule l'immense bavardage sur la productivit : conomiquement, un Amricain vaut trois Franais (Cf. L. Armand et M. Drancourt, Plaidoyer pour l'avenir, Paris, Calmann- Lvy, 1961, p. 76). 29 On dispose aujourd'hui de sources d'information nombreuses et prcises sur Pierre Mends-France, son entourage et, surtout, sur la famille Servan- Schreiber. On a utilis essentiellement, outre les interviews, les sources suivantes : P. Mends-France, Choisir, Paris, Stock, 1974 et, du mme, La vrit guidait leurs pas, Paris, Gallimard, 1976 (particulirement le chapitre consacr Georges Boris, pp. 231- 248); C. Gruson, Programmer l'esprance, Paris, Stock, 1976 ; F. Bloch-Lain, Profession : fonctionnaire , Paris, Ed. du Seuil 1976 ; P, Dreyfus, La libert de russir, op. cit. ; et, surtout, ^'indispensable ouvrage, dj cit, de Franois Fourquet. Sur la famille Schreiber et sur L 'Express, on a consult les ouvrages suivants : E. Schreiber, Raconte encore, Paris, Presses de la Cit, 1968; J.C. Servan-Schreiber, Le huron de la famille, Paris, Calmann-Lvy, 1979 ; J.J. Servan- Schreiber, entretien avec Roger Priouret, in : R. Priouret, La France et le management, Paris, Denol, 1968; F. Giroud, Si je mens..., Paris, Stock, 1972; S. Siritzky, F. Roth, Le roman de l'Express, 1953-1978, Paris, Atelier Marcel Jullian, 1 979 ; M. Jaumet, L Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber, Paris, 1979 (Thse de troisime cycle).

    Ripert, Mass, Dumontier et surtout Pierre Uri, avec Gabriel Ardant, qui est commissaire la productivit, avec Franois Bloch-Lain et avec les conomistes du SEEF qui crent les instruments de la comptabilit nationale, avec Claude Gruson ( qui Bloch-Lain a confi la formation du SEEF) et avec son collaborateur Simon Nora, auquel l'attachent d'autres liens puisque Nora est le meilleur ami (d'aprs divers informateurs) de Jean- Jacques Servan-Schreiber qui mobilise autour de Pierre Mends-France sa famille, sa clientle et son journal : l'histoire de L 'Express, dit Franoise Giroud {Si je mens, p. 138), c'est l'histoire d'un groupe de gens qui voulaient de toutes leurs forces faire dcoller la France . Il s'agissait de mettre Mends-France et ses ides au pouvoir, en action, pour le meilleur de la France (p. 151).

    La position stratgique des Schreiber dans l'avant-garde progressiste et moderniste des annes 1950 tient moins leurs prises de position et leurs actions directement politiques qu' leur aptitude rassembler des agents et des groupes jusque- l spars, voire opposs dans l'espace social (hauts fonctionnaires, intellectuels, patrons, etc.), et s'approprier les valeurs, parfois antagonistes, attaches ces agents et ces groupes. Ils contribuent par l faonner et imposer une forme culturelle relativement nouvelle. Les Schreiber, qui possdent, un haut degr de concentration, la plupart des traits pertinents disperss chez les membres de l'avant-garde conomique et politique, taient sans doute prdisposs incarner, de faon para- digmatique, les valeurs de la nouvelle bourgeoisie. Ils sont de bourgeoisie rcente, d'origine juive, et, comme c'est souvent le cas dans les familles juives (et, un moindre degr dans les familles protestantes) o l'effet de minorit tend maintenir la cohsion du groupe en attnuant les divisions entre fractions, l'intersection de plusieurs milieux : presse, affaires, fonction publique, politique, universit, etc. La bourgeoisie juive, ou ce qu'il en reste aprs la guerre, est fortement reprsente dans l'avant-garde des annes 1950. Ses membres ont acquis une sorte d'avance sur leur temps, qui ne doit rien la culture ou la religion juives en tant que telles (ils ont t, le plus souvent, forms dans l'universalisme rpublicain, d'inspiration radicale ou socialiste). Leur lucidit est le produit de l'exclusion collective o les a placs, dans les annes 1930 et sous l'occupation, l'antismitisme presque unanime des fractions dominantes de la classe dominante franaise. L'antismitisme a contribu les repousser gauche, les loigner de Vichy, de l'illusion fasciste et de l'utopie corporatiste. Il les a rapprochs des pays anglo- saxons, de l'Angleterre et des tats-Unis o ils ont parfois trouv refuge. Nationalistes, souvent passionnment, ayant, pour la plupart, combattu dans la Rsistance, ces rescaps accdent, en 1945, des positions de pouvoir ou d'autorit symbolique, un ge o, la gnration prcdente, les jeunes bourgeois faisaient leur entre dans le monde, et ils sont prdisposs incarner la jeunesse, parce qu'ils sont jeunes mais aussi parce que la guerre les a coups de leur pass, de leurs racines, de leur classe. La Libration leur donne un avenir en reconnaissant leurs mrites, sane-

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    tionns par des mdailles militaires et des titres scolaires. Contre la bourgeoisie tablie, contre les vieilles valeurs et les vieilles familles dont l'effondrement de Vichy a comme acclr le vieillissement, ils incarnent les valeurs nouvelles et ils peuvent, en toute bonne foi, dnier leur appartenance la classe dominante, avec laquelle ils ont aussi des comptes personnels rgler (30).

    Leur diffrence s'exprime d'abord dans des valeurs personnelles (Inintelligence, 1' efficacit, la comptence, le travail professionnel -par opposition l'amateurisme du dilettante) mais aussi dans des manires, un style de vie particulier, mlange d'asctisme combattant et de bonne franquette l'amricaine : mpris de la nourriture, de la gastronomie la franaise (l'inconfort, souvent clbr, des djeuners de L'Express avec leurs sandwichs et leurs plateaux- repas emprunts aux avions de ligne), de l'alcool, des mondanits, des manires bourgeoises, de l'hypocrisie (en matire de sexualit), de l'du- cation traditionnelle, etc. Ils sont aussi l'avant- garde du fminisme et, particulirement, en la personne de Franoise Giroud, du mouvement pour le Planning familial (31). C'est un peu tout cela qu'entend dsigner le terme de nouvelle vague invent par Franoise Giroud en 1955 pour caractriser les lecteurs de L'Express (le journal des jeunes), une faon originale, dcontracte, dynamique d'tre bourgeois, une manire de vivre, qui n'est pas encore constitue en art de vivre, conforme aux reprsentations strotypes de l'Amrique et un systme de valeurs o se rencontrent, d'une manire relativement originale, au moins en France, les principes d'excellence sur lesquels reposent l'entreprise capitaliste et l'esprit

    30 C'est par rfrence ce pass commun qu'il faut lire, par exemple, les pages o Franois Bloch-Lain annonce la relve des lites dirigeantes : II est vrai que des castes bourgeoises, dont les mrites postrieurs la Libration n'ont pas si manifestement compens les dmrites antrieurs (du temps de la guerre et de l'avant-guerre), ont bnfici d'une expansion conomique dont ils ne sont pas les principaux auteurs. Une 'divine surprise' des annes 1950-60 a succd, pour eux, celle de 1940. (...) J'admets aussi que les castes mandarinales, celles des anciens lves des grandes coles, en se dveloppant l'intrieur de 'l'enceinte', au dtriment des castes familiales et mondaines, ont cependant rejoint et consacr ces dernires, plus qu'elles ne les ont supplantes. Je suis, cependant, convaincu que l'engin introduit par cette substitution n'a pas fait long feu et que, sous l'apparence d'une absorption, il se produit un bouleversement dont les premiers signes sont peine perus. Les choses sont alles vite dj. Mais elles ne sont qu' leur commencement. Ce que les rsistants, au sortir du maquis, peu nombreux et attentifs (trop ?) aux manuvres des staliniens de l'intrieur, ont improvis et manqu il y a bientt vingt ans, le flot des 'capacitaires' au sortir des coles, le russira avant dix ans. La relve des lites dirigeantes, la substitution du mrite la naissance vont se prcipiter (F. Bloch-Lain, La rforme de l'entreprise, Esprit, mats 1964, pp. 441-448). 3 1 II faudrait prendre le temps de dcrire le versant fminin du modernisme et montrer tout ce que le style de vie aujourd'hui associ la nouvelle bourgeoisie doit au travail accompli par Franoise Giroud, d'abord au journal Elle o elle est la collaboratrice d'Hlne Gordon-Lazareff (qui, rfugie aux USA pendant la guerre, tait, dit Franoise Giroud, une inconditionnelle de l'Amrique), puis L 'Express .

    de la fonction publique, les qualits de l'entrepreneur, la recherche des investissements risqus, l'thique du travail et de la bonne gestion et les vertus du haut fonctionnaire intgre, le sens du service, de la dmocratie et de la

    responsabilit collective (par opposition la recherche du profit pour le profit et l'attachement exclusif aux intrts privs).

    La deuxime troisime voie : du corporatisme au New Deal L'espce de fascination que l'Amrique exerce sur l'avant-garde des annes 1950 ne fait qu'un avec la critique de la droite traditionnelle, du patronat attach dfendre ses intrts de caste et des lites bourgeoises qui ont failli leur mission (32), et l'Amrique des annes 1950, de la guerre froide et du Maccarthysme reste, dans sa reprsentation sociale, l'Amrique du New Deal, du dirigisme conomique et de la lutte antifasciste.

    On ne peut comprendre en effet la relation qu'entretiennent avec l'Amrique les novateurs des annes 1950, particulirement ceux qui sont issus de la Rsistance, sans rappeler rapidement la reprsentation des Etats-Unis qui se diffuse en France dans les annes 1930, poque o la plupart d'entre eux ont constitu leur schemes intellectuels et politiques de perception du monde social et la signification politique de ces reprsentations. A la fin des annes 1920 et dans les annes 1930, l'anti- amricanisme se dveloppe dans la classe dominante franaise, particulirement chez les intellectuels, et les ouvrages critiques, essais thoriques ou rcits de voyages, se multiplient jusqu' la fin de la dcennie. Leurs auteurs n'appartiennent pas, le plus souvent, aux courants d'inspirations marxistes, socialistes ou communistes dont l'attention est surtout absorbe par l'volution de la Russie sovitique et qui, par internationalisme, sont peu sensibles aux arguments selon lesquels l'accroissement de la puissance amricaine constituerait une menace pour l'Europe et pour la France (33). Mme avant le New Deal, ils sont plutt ports juger positive l'volution du capitalisme amricain, caractrise, selon la plupart des observateurs de l'entre-deux-guerres, par la concentration conomique, le machinisme, la production de masse.

    L'antiamricanisme se dveloppe partir de la droite et, plus prcisment, de la jeune droite, celle d'Ordre nouveau, ou de la droite intgriste traditionnelle qui, depuis la fin du XIXe sicle, associe le catholicisme libral au catholicisme

    32 G. Boris, Servir la Rpublique (prsentation de Pierre Mends-France), Paris, Julliard, 1956, p. 181. 33 Ds les annes 20, les tats-Unis sont considrs par une partie des intellectuels marxistes comme un laboratoire du capitalisme, une socit d'avant-garde (on commence parler de no-capitalisme) o sont expriments des systmes de production et des modes de domination destins se diffuser dans le reste du monde. On connat, par exemple, le rle jou par l'exemple amricain dans la formation de la pense d'Henri de Man et de ses principaux disciples (comme Andr Philip).

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    amricain (34), et beaucoup de ceux qui expriment les critiques les plus virulentes de la socit amricaine s'associeront, quelques annes plus tard aux mouvements fascistes ou soutiendront activement le gouvernement de Vichy (c'est le cas, par exemple, de Lucien Romier (35), l'un des commentateurs les plus couts du matrialisme amricain, d'Alfred Fabre-Luce (36), de Paul Morand, d'Henri Massis, etc.). L'antiamricanisme ne trouve pas chez eux seulement son principe dans les conflits diplomatiques qui aprs la premire guerre mondiale opposent la France aux tats-Unis, propos par exemple, des rparations ou du dsarmement (37). Il n'est pas non plus totalement rductible au nationalisme qui inspire pourtant les premiers critiques de l'imprialisme amricain comme imprialisme financier (38) (diffrent, bien que, sa faon, aussi dangereux, que l'imprialisme militaire), et les premiers dbats sur les investissements amricains en Europe qui se multiplient dans l'entre-deux-guerres, particulirement dans l'industrie lectrique (avec l'implantation d'ITT) et dans les ptroles (39). Plus profondment, l'antiamricanisme vise ce dont l'Amrique est devenue le symbole : la production de masse, avec le taylorisme et la chane, la consommation de masse qui multiplie les objets uniformes, la publicit qui opre le viol des consciences, bref, la socit de masse et, avec elle, au moins implicitement, une forme tenue depuis le 19e sicle pour archtypale de la dmocratie. La chane, par exemple, laquelle les voyageurs du dbut des annes 1920 sont souvent favorables n'est plus, dix ans plus tard, l'emblme de l'efficacit et du progrs mais celui du matrialisme amricain, de la socit de masse, voire d'une forme particulire de collectivisme considre par les commentateurs les

    34 Les intgristes, qui, on le sait, ont contribu plus que tout autre groupe la formation et la diffusion de la doctrine sociale de l'glise, donnent aux catholiques libraux, partisans d'une adaptation de l'glise la socit librale, issue de 1789, au monde moderne tel qu'il est, le sobriquet d' amricains (Cf. D. Strauss, Menace in the West : the Rise of Anti-americanism in Modern Times, Westport, Conn., Greenwood Press, 1978, p. II). 35 L. Romier, L'homme nouveau: esquisse des consquences du progrs, Paris, Hachette 1929. 36 A. Fabre-Luce, A quoi rve le monde, Paris, Bernard Grasset, 1931, dont la premire partie (Crise Wall Street, pp. 9-110) contient la plupart des lieux communs sur le matrialisme de la civilisation amricaine. 37 Sur les conflits franco-amricains dans l'entre-deux- guerres propos de la dette, des rparations et du dsarmement, cf. M.R. Zahniser, Uncertain Friendship : American- French Diplomatie Relations through the Cold War, New York, John Wiley, 1975, pp. 219-239. 38 Cf. par exemple, C. Pomaret,/- 'Amrique la conqute de l'Europe, Paris, Armand Colin, 1931. La position de Charles Pomaret, qui tait homme d'affaires, s'carte des positions de la jeune droite au sens o il propose, pour lutter contre 1' imprialisme amricain l'adoption par l'industrie europenne des principales innovations qui ont fait la fortune du capitalisme amricain. 39 Sur les investissements amricains en Europe pendant l'entre-deux-guerres, cf. M. Wilkins, The Maturing of Multinational Enterprise, American Business Abroad from 1914 to 1970, Cambridge, Mass., Harvard UP, 1974,

    particulirement pp. 70 et suiv. (industries lectriques) et pp. 211 et suiv. (ptroles).

    plus radicaux par exemple Alfred Fabre-Luce ou Lucien Romier (40) comme une varit du bol- chvisme communiste. Ni Ford ni Lnine. On reconnat l certains des thmes du personnalisme qui, particulirement dans l'interprtation qu'en donnent les membres d'Ordre nouveau (41), repose sur une srie d'oppositions entre le matriel et le spirituel, l'individu et la personne, l'opinion publique et la conscience, etc. A l'homme standardis de la socit amricaine de masse (Babbitt, on parle dans les annes 30 de babbittisationyes crivains de la jeune droite (ou du catholicisme social) opposent le paysan ou l'artisan, l'entrepreneur individuel, le chef d'entreprise responsable, dtenteur d'un patrimoine, runissant dans une mme main le capital et le travail, la fois directeur et travailleur au sens ouvrier du terme.

    Le corporatisme ne s'oppose pas seulement au bolchvisme sovitique mais aussi la socit de masse personnifie par les Etats-Unis (42) et le discours de la troisime voie n'est pas totalement intelligible si on ignore qu'il superpose les rfrences aux rgimes politiques (le communisme/ les dmocraties librales), aux classes sociales (le proltariat/l'oligarchie ploutocratique) et aux cultures nationales (le matrialisme amricain/le matrialisme sovitique). Dans ce systme d'oppositions, une homologie se constitue entre la voie corporatiste (ou fasciste), la classe moyenne et l'Europe (l'antiamricanisme et le courant favorable l'ide europenne se dveloppent de faon parallle au moins jusqu'aux approches de la deuxime guerre mondiale). Ces personnes collectives, de taille et de nature diffrentes, sont caractrises par des proprits et des valeurs identiques : l'anciennet de l'enracinement au sol, le spiritualisme, la finesse et la culture, le respect de la personne et la richesse des relations personnelles. L'Europe oppose sa civilisation aux masses de l'Est et de l'Ouest, aux hordes (43), et, sous certains

    40 Lucien Romier crit ainsi : Entre les tendances profondes qui entranent la civilisation des tats-Unis et les essais de cration d'une socit prtendue nouvelle par les communistes russes, existent des analogies videntes. D'un ct comme de l'autre, c'est le culte exclusif de la science applique, de la technique avec un grand T, et le mme effort, triomphant en Amrique, balbutiant en Russie, pour adapter toutes les formes sociales aux besoins, non plus de l'individu, mais de la masse humaine, esclave, prcisment, de la technique et des machines (L. Romier, L'homme nouveau, op. cit., p. 107). 41 Cf. R. Aron et A. Dandieu, Dcadence de la nation franaise, Paris, ditions Rieder, 1931, et R. Aron, Le cancer amricain, Paris, ditions Rieder, 1931. 42 L'Amrique n'est que l'incarnation d'un mal universel, le rationalisme si bien que l'Amrique, si elle est un cadre, n'est plus un cadre territorial, mais bien un cadre de pense et d'action. L'Amrique c'est une mthode, une technique,une maladie de l'esprit. Les tats-Unis ajoute Robert Aron sont hors du temps comme ils sont au-dessus de l'espace (R. Aron, Le cancer amricain, op. cit., pp. 80 et 82). 43 Henri Massis, le collaborateur de Tarde (il a publi avec lui, sous le pseudonyme d'Agathon, un pamphlet, L 'esprit de la nouvelle Sorbonne, dirig essentiellement contre les durkheimiens) entend ainsi, dans Dfense de l'occident (Paris, Pion, 1927) dfendre 1' hritage latin la fois contre le pril asiatique et ses hordes barbares dont le

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    rapports, le discours sur la troisime voie constitue une transformation du scheme binaire (masses/lites) qui, au moins depuis le milieu du 19e sicle, domine la pense conservatrice (44). Aux reprsentations apocalyptiques de l'Amrique vhicules par la droite pr-fasciste s'opposent les analyses souvent bienveillantes des modernistes, qu'ils se rclament du libralisme rformiste ou qu'ils soient socialistes. Les premiers, comme Hyacinthe Dubreuil (45) ou Emile Schreiber (46), voient dans la mcanisation et dans l'organisation rationnelle du travail des instruments d'enrichissement collectifs et, au moins terme, d'mancipation des travailleurs. Ils portent, comme les socialistes par exemple Georges Boris (47) ou Robert Marjolin (48), un intrt passionn au New Deal qui fait d'ailleurs l'objet d'interprtations diffren-

    bolchevismo) n'est qu'une manifestation parmi d'autres (pp. 71-75) et contre le matrialisme de la civilisation moderne par la redcouverte de la chrtient et par un retour un nouveau moyen-ge (pp. 253-268). 44 Sur le thme de la masse dans la pense conservatrice, cf. R. L. Geiger, Democracy and the Crowd : the Social History of an Idea in France and Italy, 1890-1914, Societas, 7, (1) 1977, pp. 47-71, et l'ouvrage de R.A. Nye sur Le Bon, The Origins of Crowd- Psychology : Gustave Le Bon and the Crisis of Mass Democracy in the Third Republic, Beverly Hills, Sage publications, 1975. Sur les dernires manifestations, dans les annes 60, du discours sur les foules et sur les masses, cf. P. Bourdieu, J.C. Passeron, Sociologues des mythologies ou mythologies de sociologues, Les temps modernes, 211, dcembre 1963, pp. 998-1021. 45 Hyacinthe Dubreuil, la fin des annes 1920, fait un sjour de 15 mois aux tats-Unis o il s'emploie comme ouvrier dans de grandes entreprises mtallurgiques. Il en rapporte un livre, trs favorable aux nouvelles mthodes de rationalisation du travail. (Cf. H. Dubreuil, Standards. Le travail amricain vu par un ouvrier franais, Paris, Grasset, 1929, prface de H. Le Chatelier). Hyacinthe Dubreuil consacre, quelques annes plus tard un ouvrage au New Deal. (Cf. H. Dubreuil, Les codes de Roosevelt et les perspectives de la vie sociale, Paris, Grasset, 1934). Hyacinthe Dubreuil, pour qui l'organisation scientifique du travail est l'outil indispensable du vritable socialisme {Standards, op. cit. , p. 422), voit dans le National Recovery Act (NRA) qui provoque la cration de codes de concurrence loyale un prolongement de l'uvre de Taylor (Les codes de Roosevelt, op. cit., pp. 58-60) et dans la politique des codes un effort de transition (...) entre l'ancien individualisme (...) et les formes prochaines de la dmocratie organise (p. 82). 46 Emile Schreiber a publi en volumes deux reportages sur les tats-Unis : l'un, dans sa jeunesse, en 1917 pour raliser une propagande utile et saisissante en faveur des ides qui devront plus que jamais avoir cours aprs la guerre (E. Servan, L'exemple amricain. Le prix du temps aux tats-Unis, Paris, Payot, 1917, p. XIX), l'autre, en 1934 (L'Amrique ragit, Paris, Pion, 1934), consacr au New Deal et l'administration ne du National Recovery Act qui, pour Emile Schreiber, doit aussi servir d'exemple aux classes dirigeantes europennes. 47 G. Boris, La rvolution Roosevelt, Paris, Librairie Gallimard, 1934. Avant de devenir l'un des principaux conseillers de Pierre Mends-France, Georges Boris a t l'ami de Lon Blum et un militant actif du Front Populaire. Son frre, Roland Boris a t prsident du groupe X crise (cf. A. Sauvy, op. cit., pp. 55 et 63). Georges Boris a sans doute t i'un des premiers lecteurs franais de Keynes. Il initie Pierre Mends-France l'conomie et joue ainsi, dit Franois Fourquet, dans notre histoire un rle discret mais mon sens dcisif (op. cit., p. 2 1). 48 R. Marjolin, Les expriences Roosevelt, Paris, Librairie populaire, 1933.

    tes selon la position politique et sociale des interprtes : pour les libraux, proches des milieux d'affaires (comme Emile Schreiber), le New Deal est destin rtablir le rgime de libre entreprise sur des bases assainies ; pour les socialistes, particulirement attentifs la politique des codes, le New Deal peut conduire une forme originale de socialisme.

    Mais si l'Amrique d'Emile Schreiber, celle du taylorisme et de la rationalisation capitaliste du travail, n'est pas l'Amrique pr-socialiste de Georges Boris ou de Pierre Mends-France, les dmocrates progressistes s'accordent au moins pour voir dans le New Deal non seulement une alternative au capitalisme et au bolchvisme, mais surtout une alternative au corporatisme et au fascisme qui se dfinissent par les mmes oppositions : le New Deal est une solution intermdiaire entre l'ancien capitalisme priv et l'institution du socialisme d'Etat qui, la diffrence du fascisme, respecte la dmocratie (49). Avec l'chec historique du fascisme (qui apportait des rponses originales la crise des annes 1930), la seconde troisime voie constitue la seule idologie de sortie de crise dsormais disponible. La recherche d'une idologie et d'une technologie sociale de substitution o se trouveraient associs, comme danslQ New Deal, ou au moins, comme dans la reprsentation du New Deal qui est celle des fractions progressistes de la bourgeoisie franaise, dirigisme, rformisme et libralisme, l'abandon des solutions que le fascisme entendait apporter au problme des classes (et particulirement des classes moyennes) et le changement des rapports de force qui suit l'effondrement du rgime de Vichy rendent possible et ncessaire la formation ou l'importation d'une reprsentation de l'espace politique et de l'espace social relativement nouvelle :

    49 Cf. G. Boris, La rvolution Roosevelt, op. cit., p. 181. L'action de l'administration Roosevelt a eu pour originalit principale de rduire, comme le remarque E.W. Hawley, la tension entre la bureaucratisation des relations industrielles et les valeurs lies Vethos libral et dmocrate, en inventant des techniques de gestion conomique exigeant un minimum d'action tatique et de coercition gouvernementale, en sorte que si le monde des affaires n'a pas eu l'initiative du New Deal il a pourtant t le grand bnficiaire des innovations de la priode. L'un des effets du New Deal a t de reconstruire le march, de restaurer la comptition en contrlant les effets socialement catastrophiques de la comptition et en rglant les luttes l'intrieur du champ des entreprises et de la bourgeoisie (effet de moralisation de la vie conomique) (cf. E.W. Hawley, The New Deal and Business, in : J. Braeman, R.H. Bremmer, D. Brody eds., The New Deal, Colombus, Ohio State University Press, 1975, vol. I, pp. 50-82). En ce sens, le New Deal a inspir la conception de la planification qui dominera en France les annes 1950-1960, centre sur 1' incitation et la concertation. Les premiers observateurs en France de l'Exprience Roosevelt ont surtout retenu de leurs voyages aux USA l'ide selon laquelle l'opposition entre le libralisme et le dirigisme pouvait tre dpasse, le planisme ne conduisant pas ncessairement l'tatisme. Georges Boris crit ainsi : Quel idal de vie proposent au citoyen amricain ceux qui ont sa confiance ? Reportons-nous aux textes. Nous n'y verrons trac ni l'ancien idal du capitalisme individualiste, ni l'idal socialiste, mais bien celui d'une forme intermdiaire qui emprunte gauche et droite ses principes directeurs (op. cit., pp. 190-191).

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    celle d'un espace politique circulaire o l'extrme- droite rejoint l'extrme-gauche et d'un espace social orient selon un vecteur temporel avec, d'un ct, les groupes en dclin, c'est--dire surtout les classes moyennes traditionnelles dfinies comme passistes, et, de l'autre, les groupes en ascension tourns vers l'avenir o les salaris bourgeois occupent la position dominante (50).

    La seconde troisime voie n'a plus besoin de l'organisation autoritaire de la relation entre les classes parce qu'elle promet, avec la croissance continue, l'effacement progressif de la division en classes. Aprs la dcouverte de l'Amrique, l'entreprise idologique consistant explorer le lieu commun aux cadres et aux patrons, dfinir le trait pertinent capable de fonder en raison les appels leur runion, ne sera pas seulement abandonne mais retourne. C'est dsormais par opposition au petit patronat, aux classes moyennes traditionnelles, passistes, malthusiennes et pouja- distes que seront caractriss les cadres et, avec eux, les nouvelles classes moyennes dont ils deviennent les reprsentants exemplaires. Ils constituent dsormais le seul groupe dans lequel peut tre rinvesti le phantasme de la troisime voie et du tiers parti. La monte des cadres annonce la naissance d'un ordre social o l'opposition entre le patronat et le proltariat se trouverait dpasse (et non plus, seulement, mdiatise comme dans la reprsentation corporatiste des classes moyennes) : dpasse la fois par la dissolution de la proprit (les dirigeants sont des salaris), ce qui rend obsolte le critre fondamental auquel se rfrent les marxistes, la position dans les rapports de production, et par la disparition attendue, avec les progrs de l'automation, de l'opposition entre travail manuel et travail intellectuel.

    Le corporatisme imaginait l'ordre social comme une architecture de corps solides. Il sera pens dsormais plutt par analogie avec un liquide soumis des courants, mollement diffrenci en flux ou encore un gaz, agrgat stochastique de molcules indpendantes (les hauts fonctionnaires sortis des Ecoles d'ingnieurs usent et abusent des images empruntes la thermodynamique). On peut certes dans cette masse distinguer des strates ou des couches mais elles sont instables et tendent constamment se fondre et se confondre. Elles convergent toutes vers le nouveau point focal, le nouveau centre de gravit autour duquel gravite le monde social : la classe moyenne. Mais le terme n'est plus pris dans l'acception que lui donnait le corporatisme (patrimoine et famille). Il prend sens par rfrence la middle class amricaine, immense agrgat compos de tertiaires, dots d'un standing de vie confortable et moyen, de valeurs uniformes, intgrs de grandes organisations, individualistes, domins par l'esprit de comptition et la recherche de la russite professionnelle. La transformation de la classe moyenne en middle class doit permettre aux pays les plus turbulents de l'Europe de l'ouest (Allemagne et pays latins) d'accder la stabilit politique (51). Dans un article clbre o il passe en revue les changements dans la vie politique europenne et les causes du dclin des idologies, Seymour Martin Lipset fait ainsi converger ces changements vers l'mergence d'une nouvelle classe moyenne, celle des techniciens et des cadres : ils stabilisent les tensions entre les classes en rcompensant les partis modrs et en pnalisant les partis extrmes ; ils encouragent la politique de ngociation collective ; ils favorisent l'accroissement de la productivit qui, en permettant une distribution plus quitable des biens de consommation et de l'ducation, rduit les tensions intra-socitales et, par l, dcourage le recours aux idologies totales ; ils reconnaissent la pense scientifique et le professionnalisme et l'autorit des experts dans des domaines qui

    50 Cf. P. Bourdieu, L. Boltanski, La production de l'idologie dominante, Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3, juin 1976, pp. 4-73. 51 Cf. P. Bourdieu, Structures sociales et structures de perception du monde social, A cte s de la recherche en sciences sociales, 2, mars 1975, pp. 18-20.

    sont au coeur de la controverse politique ; ils constituent ainsi le groupe le plus reprsentatif de la socit postindustrielle ou post-bourgeoise o la russite (achievement) l'emporte sur la naissance (ascription), l'univer- salisme sur le particularisme, et dont la forme acheve est la socit technologiquement la plus avance, les Etats-Unis, qui constituent le futur de l'Europe de l'ouest (52).

    Dans les annes 1950, la double opposition au communisme et au fascisme n'est pas ou pas seulement une figure de la rhtorique idologique. Elle correspond la position objective que les mend- sistes occupent dans le champ politique entre le Parti communiste et la droite d'inspiration ptai- niste ou fasciste, reprsente d'une part, par Maurice Gingembre et la CGPME qui, allie la CGC soutient Pinay et Laniel, et, de l'autre, partir de 1954, par l'UDCF de Pierre Poujade dont les porte-parole, en conflit avec Gingembre, ont comme lui pour ennemi principal Mends et sa clique et pour slogan Mends Jrusalem. Ces forces luttent, indissociablement, pour la survie du petit patronat traditionnel, de la petite entreprise paysanne et de la boutique et pour le maintien de l'occupation coloniale en Indochine et en Afrique du nord. Et, inversement, Jean-Jacques Servan-Schrei- ber dira maintes reprises que les luttes pour la dcolonisation et pour la modernisation de l'conomie taient lies de faon indissociable, la premire n'ayant t prioritaire que parce qu'elle tait la condition de la seconde. A ceux qui lui reprochent, par exemple, d'avoir modifi la ligne de L'Express quand, aprs la fin de la guerre d'Algrie, il transforme le journal de combat politique en un news paper l'amricaine, Jean- Jacques Servan-Schreiber (et, avec lui, Franoise Giroud) (53) rpond que L'Express n'a pas chang et que l'hebdomadaire de 1964 est conforme au projet originel qui a simplement t retard par les guerres coloniales (que de temps perdu dit, en 1968, Jean-Jacques Servan-Schreiber Roger Priouret). Ds 1954, L'Express rclame certains des changements qui caractriseront les annes 1960, la concentration des entreprises, la rationalisation de la production, l'accroissement de la productivit, l'lvation du niveau des salaires, l'augmentation de la consommation et le dveloppement du systme d'ducation. LExpress doit contribuer galement la formation d'un groupe de managers comptents, l'ducation des cadres et, plus gnralement, la vulgarisation dans 1' opinion publique des connaissances conomiques.

    La foi dans les vertus de 1' information conomique est commune aux pionniers du management et aux hauts fonctionnaires clairs du Plan ou du Ministre des finances qui s'accordent pour penser que le retard conomique de la France tient, pour une part importante, au secret dont

    52--S.M. Lipset, The Changing Class Structure and Contemporary European Politics, Daedalus, hiver 1964, pp. 271- 303. Ces thmes sont, la mme poque, vulgariss en France par Michel Crozier (Cf., par exemple, Classes sans conscience ou prfiguration de la socit sans classes, Archives europennes de sociologie, I, (2), 1960, pp. 233- 247). 53 F. Giroud, S/e mens..., op. cit., pp. 153-158.

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    les patrons entourent la marche de leur entreprise et l'ignorance des agents conomiques, qu'ils soient indpendants ou salaris : les ides prconues, les vues a priori et les prjugs sont autant d'obstacles un dveloppement harmonieux de l'conomie.(...)La dmocratie moderne requiert une information conomique populaire (...). Ainsi, par exemple, seule une ducation de l'opinion publique peut rendre oprante une politique des revenus (54). La gestion rationnelle de l'conomie exige, pour s'accomplir, des producteurs et des consommateurs instruits, donc rationnels, dont les comportements conomiques soient conformes aux rgles de la science conomique et qui soient au moins disposs reconnatre le bien-fond des dcisions prises en leur nom par les experts (55). C'est encore aux Schreiber que l'on doit la naissance d'une presse pour cadres dont l'influence grandissante partir de 1965 environ a contribu pour une part importante constituer, fixer et diffuser la reprsentation nouvelle du groupe qui se diffuse dans les annes 1960. Le chemin qui va de la cration, par Emile Schreiber, du journal Les Echos dans le premier tiers du sicle ( l'origine, simple journal d'annonces) qui constituera jusqu'aux annes 1950-1970, le bastion, notamment financier, sur lequel se dveloppera l'influence politique de la famille, la publication de L'Express en 1953 (qui fut pendant quelques mois un supplment hebdomadaire des Echos) puis la sortie, en 1967, de L'Expansion, dirig par le cadet, Jean-Louis Servan-Schreiber, rsume l'volution de la presse conomique dans son ensemble, caractrise par le passage d'une presse financire pour patrons ou pour pargnants une presse pour cadres. Les Echos, qui comptaient environ 40 000 abonns dans les annes 1950, taient destins surtout aux patrons. Dans les annes d'aprs-guerre, il n'existe encore que des journaux financiers et boursiers comme la Cote Desfosss ou La Vie franaise, hebdomadaire financier fond en 1945, dont le tirage s'levait 150 000 exemplaires et qui tait surtout destin aux pargnants. La presse financire dans son ensemble tait troitement contrle par le patronat (un journaliste raconte qu'un coup de tlphone du CNPF suffisait faire modifier ou enlever un article). A ?a fin des annes 1950, une nouvelle presse conomique fait son apparition. Elle est compose de mensuels ayant un tirage le plus souvent infrieur 25 000 exemplaires -.Direction, L'Economie,

    54 Cf. R. Salmon, L'information conomique, clef de la prosprit, Paris, Hachette, 1963, pp. 24-30. 55 C'est une des fonctions des journaux d'entreprises qui, au nombre de 20 en 1939, sont 500 en 1962 avec un tirage global de 1.500.000 exemplaires (contre, par exemple, 600.000 en 1952).

    Economie contemporaine, La France industrielle et surtout Entreprise qui a le tirage le plus lev (40 000 exemplaires) et dont le rdacteur en chef, Michel Drancourt, est un des porte-parole couts du patronat de progrs et des managers modernes. La presse pour cadres se dveloppe surtout au milieu des annes 1960 avec la cration du bimensuel L'Expansion dont le rdacteur en chef est Jean Boissonnat (qui vient du catholicisme progressiste et d'Esprit). Form sur le modle amricain (Fortune), L 'Expansion, qui tire plus de 150 000 exemplaires, est explicitement destin au grand public des cadres : il leur enseigne grer leur carrire (notamment en publiant chaque anne une enqute sur le prix des cadres), publie des informations sur la marche des grandes entreprises et des interviews de leurs dirigeants, et constitue, plus gnralement, une sorte de guide qui aide les jeunes cadres et les petits cadres s'orienter dans le champ des entreprises. Il est utilis aussi (au mme titre que le nouvel Express) comme une sorte de manuel de savoir-vivre : les portraits de dirigeants, les images publicitaires, les analyses de carrires, les interviews, fournissent au tout-venant des cadres des schemes d'identification et des modles d'excellence (rle tout fait comparable celui jou par Le Nouvel Observateur pour le grand public intellectuel -enseignants du secondaire, provinciaux etc.- auquel Le Nouvel Observateur offre le spectacle de l'intelligentsia parisienne). Il s'agit, pour L'Expansion, d'une politique tout fait explicite : le journal, dit un de ses rdacteurs, est pour les cadres un miroir qui leur renvoie leur image et cultive leur nombrilisme. La presse pour cadres n'aurait pu pourtant exercer un effet d'homognisation des valeurs et des styles de vie si son apparition n'avait t prcde parla formation, dans les annes 1950, d'un systme d'institutions destines rformer la bourgeoisie et la petite bourgeoisie d'entreprise en lui inculquant les valeurs qui, dans le strotype, dfinissaient la middle class amricaine.

    L'industrie du management Pour comprendre comme dit Michel Beaud comment la concentration et l'accumulation intensive du capital au profit des groupes monopolistes ont pu s'oprer sans que se fasse entendre trop fort la voix des classes et des fractions de classes soumises liquidation et soumission (56), il faut

    56 M. Beaud, A.M. Levy et S. Linard, Dictionnaire des groupes industriels et financiers en France, Paris, Ed. du Seuil, 1978, p. 19.

    Antoine Pinay /Pierre Mends-Ffance

    L'opposition entre Pierre Mends-France et Antoine Pinay a, pour la droite fasciste, valeur de symbole. Elle est la rincarnation d'un archtype (la France, le bon sens, la terre /les juifs apatrides, les intellectuels, les dmagogues, etc.) dont on trouve une expression paradigmatique dans le livre d'Alfred Fabre-Luce (publi sous le pseudonyme de Sapiens) Mends ou Pinay (Paris, Grasset, 1953). Pinay : (...) derrire la politique d'Antoine Pinay, il y a une philosophie personnelle, et une faon de vivre qui remonte loin dans l'histoire de la France. 'Honntet', 'libralisme', 'pargne' ne sont pas pour lui des mots ternis par l'usage qu'on emploie ou qu'on laisse tomber selon les fluctuations de la mode parlementaire. On le sent plus intimement engag dans son action que ne le sont d'habitude les hommes politiques. Son visage tranquille et srieux, qui semble garantir sa sincrit fait de lui un intermdiaire irremplaable entre le pays lgal et le pays rel (p. 47). Mends : Mends, homme de demain, suscite une curiosit profonde. Il a prpar sa salle comme un auteur dramatique

    un jour de rptition gnrale. Son petit brain-trust juif, Georges Boris en tte, le soutient, debout dans l'hmicycle. D'autres fervents sont dissmins dans les tribunes. On entend chuchoter : 'Quel courage ! Quel talent ! Lon aurait t content'. Bien qu'il ait maintenant 47 ans, Mends a encore un peu l'air d'un enfant prodige. Cet enfant est couv. C'est Jsus parmi les docteurs. D'o vient ce prestige ? Comme Pinay, Mends est un homme qui ne cherche pas le pouvoir pour lui-mme. Sans doute, son lection de dput 26 ans, dans un dpartement qu'il a choisi au hasard sur la carte, tait dj le fruit d'un effort persvrant et manifestait une ambition prcoce (...) La gauche est fire de possder un tel homme. A ceux qui lui imputent des habitudes de dmagogie, elle montre ce financier svre, pour se disculper (...) Autre atout : Mends est docteur en droit. A ce titre, il rassure la Rpublique des Professeurs. Dans les bureaux, les fonctionnaires, les intellectuels dirigistes relvent la tte (pp. 50-54).

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    examiner, en effet, la faon dont se sont forms, ds le dbut des annes 1950, et, pour la plupart, dans le cadre du Plan Marshall ou en relation avec lui, les instruments institutionnels de reconversion dont la fonction principale a t d'assister l'entreprise proprement conomique de restructuration du champ des entreprises : destins principalement assurer l'organisation et la gestion des cadres, cette catgorie nouvelle, ils ont aussi contribu rendre possible la reconversion des membres des fractions traditionnelles de la petite bourgeoisie d'entreprise qui, de plus en plus souvent, vont se dfinir comme cadres, mme s'ils n'en ont que le titre et ne bnficient pas des privilges ou ne possdent pas les proprits qui, dans la reprsentation paradigmatique, sont associes au titre.

    On n'en finirait pas d'numrer les organismes, groupes de rflexion, sminaires, sessions d'tudes, etc. destins aux cadres mais aussi aux patrons qui se constituent entre 1950 et 1965 environ. Il semble que les premires institutions de ce genre se soient formes sous l'impulsion directe de l'AFAP qui incite les cabinets d'organisation, les syndicats, les groupements professionnels, etc. crer ou dvelopper des cycles de formation la gestion, aux relations humaines, la vente, au marketing, etc. C'est le cas par exemple de la Commission nationale d'organisation franaise (CNOF) qui dveloppe l'cole d'organisation scientifique du travail (EOST) et met en place divers programmes de formation des cadres (57), de la Chambre de commerce de Paris qui fonde le Centre de prparation aux affaires (CPA). Dans les mmes annes, la Chambre de commerce de Lille cre le Centre d'tudes des problmes industriels (CEPI). Le Centre de formation et de perfectionnement, en liaison avec l'Association nationale des chefs du personnel (ANDCP), diffuse un systme de cercles d'tudes l'usine qui se prsente comme une adaptation franaise de la mthode amricaine Training within industry (TWI) et organise rgulirement des dners-dbats auxquels sont convies des personnalits qui ont rflchi sur les relations de travail (Hyacinthe Dubreuil, Andr Siegfried, etc.). Le Centre franais du patronat chrtien (CFPC) cre une cole du chef d'entreprise et des cadres suprieurs, le Centre des jeunes patrons (qui deviendra par la suite le Centre des jeunes dirigeants d'entreprise) cre, ds 1950, des sessions de trois jours temps complet sur des problmes de gestion industrielle. La CEGOS qui sera, jusqu' l'implantation en France des grands cabinets amricains, la fin des annes 60, le plus important cabinet d'organisation franais, mne une politique de formation particulirement active (stages et sminaires, etc.). Enfin, le CNPF cre en 1954 le Centre de recherche et d'tudes des chefs d'entreprises (CRC) qui, entre autres activits, organise chaque anne une dizaine de sessions destines enseigner des chefs d'entreprise et des cadres dirigeants les mthodes modernes de gestion (environ 2500 sessionnaires entre 1955 et 1963) (58). En 1960, il existe en France 150 organismes spcialiss dans le perfectionnement des cadres dont 25 proposent un perfectionnement gnral aux mthodes de direction (59).

    57 En 1950, 20 000 ingnieurs et agents de matrise avaient suivi les cours du soir organiss par le CNOF (cf. Revue internationale du travail, juil. 1950). 58 Cf. Le CRC, 10 ans d'activits, Direction du personnel, 76, dc. 1963, pp. 15-17. Le CRC devait constituer une sorte d' Universit prive (comparable au Commue for Economy and Development amricain). Trs actif au dbut des annes 1960, o il sert le courant moderniste au sein du patronat (notamment contre la CGPME) son rle est de plus en plus effac depuis le dbut des annes 1970 (Cf. B. Brizay, Le patronat, histoire, structure, stratgie du CNPF, Paris, Editions du Seuil, 1975, p. 268). 59 Cf. volution de la formation l'administration des entreprises, Direction du personnel, 73, juil. 1963, pp. 17-24.

    Le dveloppement des coles de management proprement dites, destines recevoir des tudiants et non des cadres en place, l'introduction des formations l'administration des entreprises dans les universits et des cours de gestion, de sciences humaines ou de relations humaines dans les grandes coles sont plus tardifs. En 1953, la Facult catholique de Lille fait figure de pionnire en crant dans le cadre de son Institut de recherches conomiques des cours de relations humaines. Cette initiative est suivie par la cration de l'Institut des sciences sociales du travail (ISST), fond en 1954 par le Ministre du travail et rattach par la suite l'Universit de Paris (les anciens lves de l'ISST entrent pour la plupart dans les services du personnel et dans les services sociaux des entreprises, notamment en tant que conseillers du travail attachs aux comits d'en