Upload
others
View
1
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
Le bonheur aujourd'hui Une lecture éthique de quelques oeuvres theâtrales
de Michel Tremblay
Claire Lecoupe
Thèse présentée pour répondre aux exigences partielles de la
Maftrise interdisciplinaire ès arts-humanités, (Interprétation et valeurs)
Université Laurentienne Sudbury (Ontario) CANADA
(705) 675- 1 1 5 1
Décembre 1 997
O Claire Lecoupe 1997
Acquisitions and Acquisitions et Bibliographie Services seMces bibliographiques
395 WeUngton Saeet 395, rue Wemgtm -ON K1AON4 OttawaON K1AON4 Canada canada
The author has granted a non- exclusive licence ailowing the National Library of Canada to reproduce, loan, distxibute or seli copies of this thesis m microform, paper or electronic formats.
The author retains ownership of the copyright in this thesis. Neither the thesis nor substantial extracts fiom it may be printed or otherwise reproduced without the author's permission.
L'auteur a accordé une licence non exclusive permettant a la Bibliothèque nationale du Canada de reproduire, prêter, disbniuer ou vendre des copies de cette thèse sous la forme de microfiche/nIm. de reproduction sur papier ou sur format électronique.
L'auteur conserve la propriété du droit d'auteur qui protège cette thèse. Ni la thèse ni des extraits substantiels de celle-ci ne doivent être imprimés ou autrement reproduits sans son autorisation,
MURENTIENNE
School of Gradme Sardies and ResearchEcole des etudcs supérieures et de la recherche
Name of Candidate Nom du candidat Lecoupe, Ciaire Monique
Degm Date of Defeact Diplôme Maîtrise lotcrdisdphake ès arts en hnmnnirhs,
(intuprékion et vaïeiirs) Date de la Soutenance
Thesis Examirsers/Examinateurs de Thèse:
Approved for the School of Graduate Smdies Approuve pour l'Ede des études supérieures
(Extcrnnl Examinere teur externe) W Ancire Mineau
D i t o r teur
Résumé
L'hypothèse centrale de ce travail interdisciplinaire est que l'éthique communautarienne élaborde par des auteurs comme Alasdair Maclntyre et Charles Tayior rend compte de manière adéquate de notre condition morale actuelle. Pour vérlier cette hypothèse, on prend pour objet d'analyse une oeuvre littéraire représentative de la situation moderne: celle du dramaturge québécois Michel Trem blay.
L'exposé comporte deux parties. Dans la première partie sont présentés les fondements de l'éthique communautarienne. On répond par la même occasion à certaines critiques qui lui ont été faites et qui appellent d'importants correctifs.
La seconde partie procède à l'interprétation de certaines oeuvres théatrales de Michel Tremblay en s'appuyant sur les concepts éthiques exposés dans la première partie. L'application d'une théorie philosophique a cette oeuvre littéraire est auparavant justifiée.
Au terme du travail, le recours à I'éthique communautarienne pour rendre compte de la condition morale actuelle s'avère un bon choix. La lecture éthique de Tremblay met en évidence certains aspects essentiels de notre condition morale, en particulier l'importance de la recherche du bonheur et ses conditions.
Je dédie cet ouvrage à Aline (Barbe) Lecoupe, ma mère,
dont la compréhension m'a soutenue tout au long de ce travail.
A la mémoire de mon père, Guillaume Lecoupe, 1925-1 994.
Remerciements
Mon directeur, Lucien Pelletier, Jamais sans toi.. .
Ma chère soeur Francine Lecoupe, mon beau-frère Vincent, et Philippe et Eiise Vertolli, et mon cher frère Marc, Lorraine "my favorite sister-in-laW, et Chantale et Eric Lecoupe, merci pour votre soutien.
Merci à Elias Zilkha et B Sophie Parent, dont j'ai fini par comprendre l'humour montréalais.
Stephanie Seed, We've seen each other through good times and bad. My trust and confidence in you will have few parallels. my dear Friend.
Dr. Brian Aitken, for talking me into 4th year and beyond.
Dr. Vladimir Berens, for miscellaneous advice, semper ubi sub ubi.
For Dr. Garry Clarke, I will never forget the uphilosopher's house". Rest in peace, Dr. Clarke.
Dr. Vincent Di Norcia, 1 took your class in Business Ethics and look what happened, Ciao bello!
To my betoved friends in the Pub. my Laurentian "experiencen was, indeed, very colourf ul .
Special thanks to: Doug Atkinson, for 'serious' laughter and 'steady' advice; Dr. Tony Beswick, for seeing me through the rocks and the hard places; Gerard Farand, for also going back to school at 30-something; Rick Hauta, for always being in a good rnood; Rachel Lapointe, for amazing luck with lotteries and beer sales; Dr. Marcel Leach, for the physics of relationships; Dr. Robin Michel, for cerebral gallantry; Richard Morin, for the continuous supply of funny stories; Robert Neville, for the driving lessons; Dr. Peter Simpson, for help with the word help.
Finally, Thanks to Aliçon and Alan McCambridge, for my north of 60' vacations.
Table des matières
Introduction
Première partie: Principes de l'éthique communautarienne
Cha~itre 1: La moralité moderne selon Alasdair Maclntvre
a) Origines de notre situation morale b) Caractéristiques de I'émotivisme c) Conséquences de I'érnotivisme d) La moralité actuelle
Chapitre 2: Une éthiaue du bonheur et de la vertu
a) Cid& du bien dans le jugement moral b) L'intelligibilité de la vie morale c) La notion de pratique d) L'unité narrative de la vie humaine e) La notion de tradition f) La vertu et le bonheur selon Aristote
Cha~itre 3: La vertu dans la modernité
a) Limites de Maclntyre. Le projet de Charles Taylor b) L'idéal d'authenticité
Deuxième partie: Une lecture du théâtre de Michel Tremblay
Chapitre 4: ProblBmes de méthode
a) La littérature et le réel b) Sélection du corpus
Cha~itre 5: Intemrgtation des ~ iéces sélectionnées
a) Catégories d'interprétation b) Les conventions c) Le soi émotiviste d) La recherche d'authenticité
Conclusion: Tremblay moraliste
Introduction
Le présent travail a pour origine diverses attirances que nous
avons ressenties et tenté de clarifier. La première attirance est celle
qu'a exercée sur nous la philosophie grecque et, en particulier,
l'éthique d'Aristote. Cette pensée nous a plu parce qu'elle considère
le bonheur comme le but de l'action humaine, mais aussi parce que
ce bonheur n'est pas considéré comme l'objet d'une stratégie: le
bonheur est, plutôt, une manière d'être qui se construit a travers les
expériences de la vie. La moralité, pour Aristote, ne consiste pas à
suivre des principes ou des règles rigides, mais à savoir comment
agir dans des circonstances particulières, et seul l'individu qui se
trouve dans telle ou telle situation est en mesure de décider ce qui est
bon pour lui.
Un autre attrait est davantage personnel. Etant Franco-
Ontarienne, nous avons été en contact étroit avec deux cultures dont
nous avons tâché de retenir le meilleur. Or, après avoir vécu
plusieurs années dans chacunes des métropoles de ces cultures,
Toronto et Montréal, nous ressentions une plus grande affinité avec
Montréal, son style de vie, la manière d'être de ses habitants, sans
que nous puissions expliquer ce sentiment de manière précise. Mais
une telle préférence, pour quelqu'un qui est à la jonction de deux
cultures, est lourde de signification. En un sens, le travail qui suit est
un effort pour comprendre la raison de ces deux attraits et donc,
aussi, pour mieux nous comprendre nous-même. Nous étions
convaincue, au départ, que les diverses préférences qui viennent
d'être exposées avaient des points communs qu'il fallait clarifier.
A cette fin, la première chose à faire nous a semblé de
comprendre pourquoi l'éthique aristotélicienne exerce aujourd'hui un
certain pouvoir d'attraction. Sa préoccupation pour le bonheur est
séduisante. si l'on considère que la culture moderne est marquée par
un rationalisation croissante dans tous les domaines, où prédominent
des impératifs d'utilité et d'efficacité. Dans ce contexte actuel, la
réflexion sur les fins de la vie humaine et, en particulier, sur le
bonheur, semble négligée. Le bonheur, pour bien des gens, se réduit
à quelque chose d'extérieur: être bien vu, avoir un statut social,
posséder. La recherche intérieure de bonheur est mise de côté, ce
qui engendre bien des insatisfactions.
En poursuivant ces réflexions, nous avons rencontré quelques
ouvrages contemporains en théorie éthique qui s'efforcent de
montrer la pertinence de certains aspects de l'éthique aristotélicienne
pour aujourd'hui. Rien ne pouvait mieux cadrer avec nos
préoccupations. Ce courant éthique est appelé <<éthique
corn mu na ut arienne^> parce que, comme on le verra, on y accorde
beaucoup d'importance à la communauté des individus dans la
constitution du jugement moral.
Le chef de file de cette école de pensée est le philosophe
Alasdair Maclntyre, dont l'ouvrage principal, After Virtue, a paru en
1981. D'autres penseurs se sont ralliés aux principales thèses de
Maclntyre, notamment Michael Sandel, Michael Walzer, Martha
Nussbaum et Charles Taylor. Ces auteurs ne s'entendent pas tous
sur certains points essentiels, mais tous s'accordent à reconnaître
I'actualité de l'éthique aristotélicienne et son pouvoir d'explication de
la condition morale moderne.
L'hypothèse centrale de notre travail est donc que l'éthique
communautarienne rend compte de manière adéquate de notre
condition morale actuelle. C'est ce que nous allons tenter de vérifier.
Voilà un objectif ambitieux, qu'il fallait préciser davantage.
Comme, en outre, notre travail doit avoir un caractère
interdisciplinaire, nous avons alors décidé d'utiliser la théorie éthique
communautarienne pour interpréter une oeuvre littéraire
contemporaine, celle du dramaturge montréalais Michel Tremblay.
Le choix de Tremblay a été fixé en discutant avec notre directeur de
thèse qui, tenant compte des circonstances biographiques déjà
rapportées, nous avait d'abord fait cette suggestion. La lecture de
Tremblay fut un étonnement et une nouvelle expérience de
séduction.
Nous avons lu la pièce La Duchesse de Lanaeais à cause de la
première réplique: <<Ce soir, on ne fait pas l'amour, on se soÛle!~~1
Vers la fin de la pièce, la duchesse dit: <<On pense qu'on a pas de
coeur, pis on se rend compte tout d'un coup que c'est tout ce qu'y
nous reste!>,* Le tour était joué: il fallait que nous lisions une autre
pièce, et encore une autre. Quelques heures de lecture plus tard, il
Michel Tremblay. Théâtre 1, Montréal. Lemeac-Actes Sud. 1991. p. 79.
* m . . p 9 3 .
ne nous semblait pas important que les personnages soient des
marginaux, les premiers dont nous ayons fait connaissance, ou des
gens mal pris: ils avaient tous quelque chose à dire et nous
ressentions un choc curieux.
Nous avions en main un problème fort intéressant. II faut
savoir, en effet, que I'oeuvre de Tremblay se situe fort loin, à
première vue, de la réflexion éthique. Le théâtre de Tremblay
provoque, surprend et choque. Ses personnages sont des
marginaux ou encore des gens qui se sentent emprisonnés et
étouffés par la maudite vie plate.. II s'expriment en ~joual~>, qui est
la forme dialectale du français parlé au Québec. Ce dernier fait a
beaucoup choqué, à l'origine, c'est-à-dire dans les années soixante
et soixante-dix. La première pièce de Tremblay, Les Belles-Soeurs, a
connu un grand succès autant, sinon plus, pour son utilisation du
parler populaire montréalais, que pour sa description très précise
d'un groupe de femmes. Puis, au fur et à mesure que les pièces et les
romans apparaissaient, I'oeuvre de Tremblay a connu une influence
sans cesse croissante. Au fil des pièces (et des romans) Tremblay
fait souvent intervenir les mêmes personnages, ou il en parle
indirectement, ce qui permet au lecteur de se familiariser toujours
plus avec ce que la communauté littéraire appelle maintenant
dunivers de Trernblay)~. A travers tous ces personnages, Tremblay
dépeint le mal de vivre du peuple ordinaire.
Dans sa pièce Sainte Carmen de la Main (datée de 1975) il
tente une explication métaphorique de sa mission d'artiste-écrivain.
Le propriétaire
que sa vedette
d'un bar-club sur le boulevard Saint-Laurent voudrait
Camen reprenne ses vieilles chansons western, mais
Carmen, elle. résiste parce qu'elle a trouvé sa mission et ne peut la
trahir:
J'peux pus leur parler de mes fausses peines d'amour après leur avoir chanté leur vrais malheurs! J'ai pas le droit! Chus contente, parce que j'peux pus reculer. Qu'y'arrive n'importe quoi, j'vas être obligée de continuer. d'aller plus loin, à c't'heure. C'est-tu assez merveilleux, y'a pas de r'venez-y!3
Mais cette radicalité de l'artiste risque de provoquer, de
déranger les idées reçues, y compris en morale. On peut se
demander si une théorie éthique, quelle qu'elle soit, peut rendre
compte d'une oeuvre aussi dérangeante que celle de Trem blay.
Entre la théorie et la vie (telle du moins que la représente Tremblay),
n'y a-t-il pas un fossé infranchissable?
Le travail qui suit propose donc une lecture éthique de l'oeuvre
théâtrale de Michel Tremblay afin de vérifier la pertinence de cette
théorie morale que l'on nomme <<éthique communautarienne>>. Le
théâtre de Tremblay est très représentatif de la vie quotidienne et ses
personnages bigarrés sont un bon reflet de la complexité de
l'aventure humaine et de sa quête du bonheur. Cette oeuvre va donc
nous servir de pierre de touche pour éprouver la validité de la théorie
éthique communautarienne issue de Macintyre et, à travers lui,
d'Aristote.
La lecture éthique que nous entreprenons est assez originale.
Bien sûr, les études sur Tremblay abondent. Mais ce sont
principalement des lectures socio-politiques. Dans les années
soixante-dix, le Québec était en pleine évolution et l'oeuvre littéraire
de Tremblay a contribué de façon essentielle à la prise de conscience
de l'identité québécoise. II n'est que normal, dès lors, qu'on en ait fait
un commentaire avant tout social et politique. Quant à une lecture
éthique, cela paraissait beaucoup moins évident. II semble
paradoxal, voire ridicule de parler d'éthique dans le cas d'une oeuvre
qui donne la parole à des personnages plutôt excentriques,
marginaux, en rupture avec les conventions sociales. A bien des
égards. c'est une oeuvre volontairement anti-éthique. Notre tâche
sera de montrer que par là précisément, elle rend compte de la
situation morale actuelle, qui exige d'être repensée à neuf. Ce défi,
l'éthique cornmunautarienne nous semble l'avoir relevé.
Notre exposé comporte deux parties. Dans la première, nous
présentons les fondements de l'éthique communautarienne, en nous
appuyant sur l'ouvrage de Maclntyre After Virtue. Nous ferons part,
cependant, de certaines critiques justifiées qui ont été faites a
Maclntyre et qui appellent d'importants correctifs. C'est pourquoi
nous ferons suivre notre étude de cet auteur par un point de vue
complémentaire, celui de Charles Taylor.
Dans la seconde partie, nous procédons à l'interprétation de
certaines oeuvres théâtrales de Tremblay en nous appuyant sur les
concepts éthiques rapportés dans la première partie. Auparavant,
nous aurons justifié notre application d'une théorie philosophique à
une oeuvre littéraire. Le commentaire élaboré permettra de vérifier,
en conclusion, si le recours à l'éthique communautanenne pour
rendre compte de la situation morale actuelle, était un bon choix.
Première partie
PRINCIPES DE L'ETHIQUE COMMUNAUTARIENNE
Chapitre 1
La moralité moderne selon Alasdair Maclntyre
a) Oriaines de notre situation morale.
ttQuelle sorte de personne dois-je devenir?» La question
éternelle de la finalité humaine, ou telos, accompagne notre
recherche d'une moralité stable et justifiable. Les siècles nous
apprennent la variété des solutions proposées. II y a eu à ce sujet des
théories importantes aussi bien au niveau social, esthétique, politique
et théologique qu'au niveau moral. La pensée de nos prédécesseurs
informe le temps présent et en faire la revue nous permet de mieux
comprendre la nature du discours moral contemporain.
Dans After Virtue, Alasdair Maclntyre procède à un examen
attentif de certains traits qui à la fois distinguent la culture moderne et
la condamnent.' II nous présente la moralité moderne comme le
résidu d'une totalité théorique et pratique oubliée ou abandonnée en
grande partie au fil des siècles. Notre moralité est le résultat d'une
série de transformations où la société a perdu peu à peu ses liens à la
tradition*; cela a produit un état de confusion morale dont témoigne
Alasdair Maclntyre, After Virtue: A Studv in Moral Theorv, 2e édition. Universrty of Notre Dame Press, 1984, chapitres 1 9.
2 a. .. dl those various concepts which inform our moral dixourse were originaily at home in larger totalities of theory and practice in which they enjoyed a role and function supplied by contexts of which they have now been deprived.~, Ibid- p. 10.
notre culture émotiviste, incapable de trouver un point de repère
constant et stable pour son discours moral.3 II est important de
rappeler l'héritage prémodeme et préchrétien afin de comprendre le
rôle qu'ont joué la pensée téléologique et la pensée religieuse dans le
domaine moral avant et pendant les Lumières.
Les anciens Grecs s'intéressaient au bien de I'homme tout au
long de la vie humaine, c'est-à-dire qu'ils considéraient l'homme du
point de vue de sa finalité. Le discours moral public incorporait une
compréhension de la nature humaine et des vertus dont l'exercice
guidait la raison des hommes dans leurs rôles personnels et
politiques. La pensée et la pratique étaient orientées par un idéal
collectivement partagé et respecté dans tous les secteurs d'activité.*
Maclntyre nous rappelle aussi l'illustre projet des Lumières,
celui d'une justification rationnelle de la moralité, indépendamment
des theones théologiques, légales et esthétiques qui dominaient le
discours traditionnel. Une nouvelle classe de gens instruits et la
pratique de la philosophie s'étaient liées de manière à créer une
opinion publique.5 La sécularisation de la pensée a été la première
étape notable de cette période. Le nouveau pouvoir de raisonner a
a... the distincüvely modem standpoint [is that] which envisages moral debate in terms of a confrontation between incompatible and incommensurable moral premises and moral cornmitment as the expression of a criterionles choice between such premises, a type of choice for which no rational justification can be given.~, Ibid, p. 39. A la page 6: aThere seems to be no rationai way of securing morai agreement in our culture.,,
aTo be a gooâ man will on every Greek view be at le& ciosely allied to being a good citizen.-. lbid., p. 135.
servi à déconstruire les règles établies en séparant les motifs
traditionnels de l'agir moral du répertoire des intentions et des
émotions humaines. La volonté de tout soumettre à la raison a
anéanti peu à peu le fondement des croyances traditionnelles. Une
importante conséquence de cette rationalisation a été le rejet de
l'autorité qu'exerçait la loi divine sur le domaine moral. Une deuxième
conséquence a été le rejet éventuel de la conception aristotélicienne
de la vie humaine et de la nature humaine. Cette conception se
fondait sur l'idée d'un bien à atteindre, ou telos.
Les Lumières ont vu s'effriter de plus en plus le consensus sur
le caractère de la nature humaine et sur les arguments supportant les
règles morales conçues par la raison. Le langage de la moralité a
laissé progressivement échapper le sens des énoncés traditionnels,
au point qu'ils ne pouvaient plus seMr aux fins de la morale.
L'autorité du raisonnement devint la seule mesure de tout discours;
mais elle ne reflétait plus les contextes habituels de la conduite
sociale ou du comportement rnoral.6 L'échec éventuel de ce projet
vient de l'impuissance de la raison à corriger les désirs et les passions
du caractère humain, à expliquer rationnellement les fins de la vie
humaine et à soutenir les relations hiérarchiques dans les familles et
dans la culture. L'échec du projet vient de l'impuissance de la
œ... the concepts we employ have in at least some cases changed their character in the past three hundred years; the evafuative expressions we use have changed their meaning. In the transition from the variety of contexts in which they were originally at home to our own mntemporary culture 'virtue' and 'justice' and 'piety' and 'duty' and even 'ought' have becorne other than they once were.~, Ibid-, p. 10.
philosophie à remplacer la loi divine dans son rôle de justifier la
moralité?
Le projet de trouver une base rationnelle pour la moralité passe
par le renoncement subtil à certains des critères qualificatifs de la
morale des anciens temps. Le langage du discours moral et
I'intelligibilité des concepts moraux subissent une détérioration où le
sens du vocabulaire traditionnel est privé en partie de son contenu
social et politique. De nouveaux mots et concepts apparaissent et
accompagnent les anciens mots; ceux-ci, du même coup, sont
écartés de leur sens propre par le nouveau pouvoir de
l'argumentation raisonnée. Le résultat final est la disparition d'une
rationalité morale unique3 En revanche, l'absence d'une moralité
partagée assure l'émergence de l'individu, qui constitue pour une
bonne part le couronnement de la période des Lumieres.9
Le soi autonome, libéré du théisme, de l'ancien vocabulaire, de
ses rôles traditionnels et de son identité provenant de la société et de
sa famille, s'est manifesté vers la fin des Lumières par la surprenante
découverte du choix arbitraire que chaque personne fait relativement
-In a world of secular rationality religion could no longer provide such a shared background and foundation for moral discourse and action; and the failure of philosophy to provide what religion could no longer furnish was an important cause of philosophy Iosing its central cultural role and becoming a marginal, nanowly acadernic subject.~, Ibid., p. 50.
-The project of providing a rational vindication of rnorality had decisively failed; and from henceforward the rnorality of our predecessor culture -- and subsequently of our own - lacked any public, shared rationale or justification.^, Ibid., p.50.
arhe] emergence [of the concept of the autonomous moral subject] invoived a reiection of all those Aristotelian and quasi-Aristotelian views of the worid in which a teleological perspective provideci a context in which evaluative claims functioned as a particukr kind of factual claim. m, p. 77.
à ses croyances, ses préférences et ses attitudes? L'individu fut
célébré pour sa capacité à nier les responsabilités et les loyautés qui
auparavant avaient déterminé d'avance son raisonnement, ses choix
de comportement et de conduite aussi bien que son rang social. Bref,
tout ce qui était disponible à chaque membre d'une société pour
s'orienter et pour faire son chemin dans la vie avait cessé d'exister,
ou du moins les repères traditionnels de compréhension s'étaient
transformés. L'intelligentsia s'est félicitée d'avoir abandonné tous les
modèles traditionnels imposés par la culture, ainsi qu'une conception
de la vie humaine en tant qu'ordonnée à une fin déjà déterminée.11
En acquérant sa souveraineté, l'individu apprenait à faire usage de sa
volonté propre, d'un langage moral et d'une pensée dépouillés de
toute tradition et de toute règle? Le consensus moral du passé a fait
place une fois pour toutes à la modernité au moment où s'est
imposée la tendance de l'individu à s'affirmer indépendamment des
autres. Le langage moral et l'apparence d'une moralité ont persisté,
selon Maclntyre, mais dans un état de désordre.13 Après les
Lumières et l'utilitarisme au dix-neuvième siècle, la moralité a glissé
Io . F e ] eiement of arbitrariness in Our moral culture was presented as a philosophical discovery -- indeed as a discovery of a disconcerting, even shocking. kind - long before it became a cornmonplace of everyday discourse. n, Ibid-, p.39.
a... many of those who lived through this change in our predecessor culture saw it as a deliverance both frorn the burdens of traditionai theism and the confusions of teleological modes of thought.~, Ibid.. p. 60.
l2 a... the individual moral agent. freed from hierarchy and teleology. conceives of hirnself and is conceived of by moral philosophers as sovereign in his moral authority.~. Ibid., p. 62.
'3 a... the Ianguage and the appearances of morality persist even though the integral substance of morality has to a large degree been fragmented and then in part destroyed.,, lbid.J p. 5.
vers I'émotivisme, la plus influente philosophie morale du vingtième
siècle.14
b) Caractéristiques de I'émotivisme.
L'émotivisme est une manière de voir selon laquelle tout
jugement moral est simplement I'expression des préférences, des
attitudes ou des sentiments de l'individu. Ce qui fait la véracité de son
jugement moral, c'est désormais simplement son pouvoir d'influencer
autrui. On assiste ici à une coupure entre le jugement moral et le
jugement sur les faits. S'il y a un élément factuel dans un jugement, la
raison le distingue facilement parce qu'il y a toujours moyen de
vérifier la vérité ou la fausseté des faits évoqués.15 Par contre, il est
impossible de prouver le jugement moral, étant donné qu'il est
purement une expression personnelle. L'érnotivisme ne tient pas
compte de la différence dans la façon dont nous utilisons le jugement
moral parce qu'en tant que théorie morale, il ne fait aucune distinction
entre l'expression personnelle comme telle et celle qui entraîne autrui
à changer sa ligne de conduite ou son opinion.
Selon ses fondateurs, I'émotivisme est une théorie à propos du
sens des phrases exprimant le jugement moral. Selon C.L.
Stevenson, par exemple, l'énoncé Ge la est bon,) signifie à peu près,
l4 =The history of utilitarianism thus links historically the eighteenth-century project of justifying morality and the twentieth century's decline into emotivism-m, Ibid.. p. 65.
' 5 aFactual judgrnents are ttue and fafse; and in the realm of fact there are rational criteria by means of which we may secure agreement as to what is true and what is fafse.~, Ibid.> p. 12.
<J'approuve cela, fais de rnêrne>O De cette manière, les énoncés
moraux sont réduits à l'expression de préférences subjectives. Mais
cette définition ne suffit pas, selon Maclntyre, à expliquer comment
l'expression de préférences paMent à produire l'accord d'autmi. On
ne comprend cela que si I'on considère le jugement ou l'argument
moral en deux sens: comme étant un exercice de raisonnement,
(une assertion expressive) et l'expression d'un souhait d'amener
autrui à penser comme nous.17 Pour réaliser l'accord moral, le
langage de I'argument procède alors soit directement, soit
indirectement, dépendamment du contexte.
Dans le premier cas, la cause de I'accord ou de l'action est le
désir d'une personne d'obéir à une autre pour la raison offerte dans
un contexte personnel.18 Le désaccord, au contraire, vient du désir
de faire à son goût.
Dans le deuxième cas, I'accord est obtenu par l'utilisation d'un
critère prétendument impersonnel. On recourt a une raison <<morale>>
qui ne dépend pas de la relation entre les interlocuteurs et on ne peut
pas prendre appui sur un contexte personnel.19 Si I'on fait appel à
une raison impersonnelle, le devoir par exemple, c'est bien afin de
C.1 Stevenson, Ethics and Lanauaae, 1945, ch. 2; cité dans Ibid., p. 1 2.
K.. we simuItaneouçiy and inconsistentfy treat moral argument as an exercise of our rational powers and as a mere expressive assertion.^. Ibid.. p. 1 1.
aWhat reason-giving force the injunction has depends ... on the personal context of the utterance.., Ibid., p. 9.
a... the appeal is to a type of consideration which is independent of the relationship between speaker and hearer. Its use presupposes the existence of impersonal criteria - the existence, independently of the preferences or attitudes of speaker and hearer, of standards of justice or generosity or duty.., Ibid., p. 9.
parvenir à un accord, mais une telle raison agit alors de façon à
cacher le désir personnel de convaincre. En recourant à un langage
impersonnel, celui qui énonce un jugement moral souhaite amener
I'autre à ses propres vues et non pas partager avec lui une vérité
morale. Maclntyre reconnaît la différence entre l'accord réalisé
explicitement sur la base du désir de l'autre et celui réalisé sur la base
de raisons prétendument objectives ou impersonnelles. II y a un lien
personnel clair dans le premier cas, qui est dissimulé dans le
deuxième cas?
La théorie émotiviste assimile l'un à l'autre le jugement moral
comme assertion expressive et le jugement moral comme méthode
servant à l'accord moral. Maclntyre constate qu'il vaut mieux
comprendre I'émotivisme comme une théorie portant sur une
manière d'utiliser le jugement moral, plutôt que sur le sens des
phrases utilisées dans l'expression de ses attitudes et de ses
sentiments, parce que le jugement moral y est vu sous l'angle de son
utilisation plutôt que de son sens.21
Résumons-nous. Dans I'érnotivisme, il existe une discordance
entre le sens et l'utilisation des jugements moraux parce que le sens
strict des phrases a tendance à brouiller leur utilisation, et vice versa.
Quand l'agent moral, par exemple, conscient du sens des phrases et
20 -The particular link between Me context of utterance and the force of the reaçon-giving which aiways holds in the case of expressions of personal preferences or desire is severed in the case of moral and other evaîuative utterances.=. Ibid.. p. 9. Voir aussi la page 13.
21 =We use moral judgments not only to express ouf own feelings and attitudes. but aiso precisely to produce such effects in others. m. l bid. . p. 1 2. Voir aussi les pages 1 3 et 68.
des raisons qu'il peut employer pour s'exprimer et désireux d'éviter
un ton personnel, choisit un langage impartial, il se fait croire qu'il est
en train de s'exprimer rationnellement et qu'il s'adresse à la raison
d'autrui; pour que son discours ait l'influence escomptée, il est
important que ni lui ni son interlocuteur ne perçoivent clairement sa
motivation véritable. L'émotivisme est donc une doctrine qui
dissimule les intentions personnelles de I'agent moral sous un
langage à l'apparence soigneusement rationnelle. La démarche de
I'émotivisme est manipulative en ce que l'agent moral se persuade
qu'il fait appel à la raison et qu'il persuade autrui par des arguments
impersonnels.~ II croit s'exprimer rationnellement, mais sa volonté
d'influencer l'autre est présente tout de même dans son choix d'un
critère impersonnel parce qu'il n'existe pas de fondement rationnel à
la moralité émotiviste et, par conséquent, à ses jugements moraux.23
L'erreur de jugement consiste à croire à la rationalité de ce qui est
exprimé. Maclntyre maintient que I'émotivisme est une théorie de
l'utilisation des jugements moraux et non simplement une théorie
quant au sens des expressions morales de la personne. Cette
conclusion est la base sur laquelle repose son interprétation de la
moralité moderne.
22 u..- the agent hirnself might well be arnong those for whom use was concealed by meaning. He might well, precisely because he was self-conscious about the meaning of the words that he used, be açsured that he was appealing to independent impersonal criteria. when al1 that he was in fact doing was expressing his feelings and attitudes to others in a manipulative way. m. Ibid., p. 14.
*3 a... moral judgments. being expressions of attitude or feeling. are neither true or faise: and agreement in moral judgrnent is not to be secured by any rationaf method, for there are none. It is to be secured, if at all, by producing certain non-rational effects on the ernotions or attitudes of those who disagree with one.m, Ibid.. p. 12. Voir aussi la note 16.
c) Conséquences de I'émotivisme.
Au fond, la moralité moderne et I'émotivisrne reposent sur des
bases irrationnelles, mais cela n'est pas évident avant le vingtième
siècle.24 Selon Maclntyre, il y eut un temps où l'on pouvait prétendre
à une compréhension rationnelle de la moralité et à l'utilisation de
principes plus ou moins justifiés.% Mais I'émotivisrne ignore cela
complètement puisque la théorie affirme que tout principe invoqué
dans un argument moral est depuis toujours l'expression personnelle
de I'individu.26 Puisque, semble-t-il, il n'y a pas de raisons ou de
règles universelles à la moralité, I'émotivisme a donné carte blanche
aux relations manipulatives entre les agents moraux d'une société?
Le soi moderne, autonome et émotiviste, se caractérise par le
choix arbitraire des croyances, des préférences et des attitudes; pour
cette théorie, il n'y a pas d'autres raisons pour choisir et pour
-Emotivism ... turns out to be, as a agent theory of use rather than a false theory of rneaning, connected with one specific stage in moral development or decline, a stage which Our own culture entered early in the present century.n, Ibid.. p. 18. A la page 20: the unrecognized philosophical power of emotivism is one clue to its cultural power.. À la page 22: -Emotivism has become embodied in our culture.-
La thése de Maclntyre repose sur sa croyance qu'il y a une différence radicale entre la pensée morale du passé et celle d'aujourd'hui. aEmotivisrn ... rests upon a daim that every attempt. whether past or present, to provide a rationai justification for an objective morality has in fact failed. It is a verdict upon the whole history of moral philosophy and as such obliterates the contrast between the present and the past embodied in my initial hypothesis. Wha? emotivism however did fail to reckon with is the difference that it would make to moraiity if emotivism were not only true but also widely believed to be true.~, Ibid.. p. 19. Voir aussi la page 22.
aWhat I have suggested to be the case by and Iargeabout our own culture -- that in moral argument the apparent assertion of principles functions as a mask for expressions of persona! preference - is what emotivisrn takes to be universaily the case. m, Ibid.. p. 19. Voir aussi les pages 14 et 1 8.
aWhat is the key to the social content of ernotivism? It is the fact that emotivism entails the obliteration of any genuine distinction between maniputative and non-manipulative social relations.~, lbid.. p. 23.
défendre un point de vue. De plus, l'agent moral doit se débattre avec
lui-même parce que les raisons qu'il a de préférer telle opinion ou tel
choix sont elles-mêmes arbitraires. En faisant un choix et en
adoptant un principe soit implicitement, soit explicitement, la volonté
de l'individu accepte en même temps l'autorité qu'aura ce principe sur
lui-mêrne.28 II n'y a pas de bornes qui pourraient orienter son
jugement. De telles bornes devraient provenir de critères rationnels
pour développer son jugement moral; or, le soi n'en possède pas. II
passe d'un état arbitraire à un autre où tout est sujet à sa critique, y
compris ses propres choix; il se prétend neutre parce qu'il est capable
de se mettre à distance de toute situation afin de porter un jugement
de façon abstraite, détachée de tout critère particulier.29 Le soi
moderne et érnotiviste croit pouvoir penser librement ce qu'il veut,
comme il le veut9 Or, l'utilisation du jugement moral à des fins
d'expression de soi montre qu'il en va autrement: il est probable que
«The terminus of justification is ... a not further to be justified choice, a choice unguided by criteria. Each individual implicitly or explicitly has to adopt his or her own first principles on the basis of such a choice. The utterance of any universal principle is in the end an expression of the preferences of an individual will and for that will its principles have and can have only such authority as it chooses to confer upon them by adopting them. M, l bid.. page 20-21. Voir aussi la page 33.
aThe specifically modern self, the self that 1 have cailed emotivist, finds no Iimits set to that on which it may pass judgrnent for such Iimits could only denve from rationai criteria for evaluation and, as we have seen, the ernotivist self Iacks any such criteria. Every thing may be criticized from whatever standpoint the self has adopted, including the self's choice of standpoint to adopt. It is in this capacity of the self to evade any necessary identification with any particular contingent state of affairs that some modem philosophers, both analflical and exjstentialist, have seen the essence of moral agency. To be a moral agent is. on this view, precisely to be able to stand back from any and every situation in which one is involved, from any and every characteristic that one may possess, and to pass judgment on it from a purely universal and abstract point of view that is totalfy detached from dl social particularity.», Ibid.. p. 31 -32.
=This democratized self which has no necessary social content and no necessafy social identity can then be anylhing, c m assume any role or take any point of view, because it is in and for itself nothing. m. l bid., p. 32.
les raisons qu'a l'individu d'adopter telle ou telle opinion reflètent
simplement des idées ambiantes, subséquemment adoptées en
croyant qu'elles sont en effet les siennes. L'apparence d'arbitraire
dans les choix suggère la possibilité que les choix des individus ne
sont pas vraiment les leurs, mais qu'ils relaient simplement les
opinions dominantes dans la société. Et ces opinions morales
dominantes reposent elles-mêmes sur un choix arbitraire.
La conséquence de la réduction de la moralité à des choix
purement arbitraires est le caractère évanescent du soi émotiviste. II
y a certes une continuité temporelle dans ses choix, mais il n'y a pas
de fil conducteur, d'intelligibilité à son histoire.31 On ne peut pas
comprendre le soi érnotiviste parce qu'il se meut d'un état arbitraire à
un autre, sans être ancré dans son identité sociale et farniliale.32
L'émotivisme divise l'individu en une sphère personnelle et en une
sphère sociale.33
3' .The self thus conceived, utterly distinct on the one hand from its social embodirnents and lacking on the other any rational history of its own, may seem to have a certain abstract and ghostly character.,, Ibid.. p.33.
32 =.The self is now thought of as lacking any necessary social idenfi. because the kind of social identity that it once enjoyed is no longer available; the self is now thought of as criterionless, because the kind of telos in terms of which it once judged and acted is no longer thought to be credible.~, Ibid., p. 33.
33 -The bifurcation of the contemporary social worM into a realm of the organkationai in which ends are taken to be given and are not available for rational scnRiny and a realrn of the personai in which judgment and debate about values are central factors, but in which no rational sodai resolution of issues is available, finds its intemaiization, its inner representation in the relation of the individuai self to the roles and charaders of social Me.=, l$& p. 34.
d) La moralité actuelle.
Toute philosophie morale cherche à montrer comment elle se
réalise dans le monde en décrivant la relation de l'agent moral à ses
motifs, ses intentions et ses actions.% Dans le passé, les philosophes
ont décrit minutieusement la façon dont la moralité courante était
incorporée sociale ment.^ Par contre, I'émotivisme n'exige pas de
description des relations sociales ou du caractère humain, parce qu'il
se limite à la capacité de l'individu d'atfirmer ses préférences, ses
attitudes et ses sentiments aussi bien que d'exprimer ses jugements
sur le monde. L'émotivisme ne suscite aucune discussion sur les
effets du contact entre individus et par la suite sur les relations
sociales manipulatives ou non rnanipulatives.36 Cette discussion,
c'est Maclntyre qui l'entreprend, par son analyse des raisons offertes
pour produire l'accord moral. C'est à travers ses relations
personnelles et ses conflits sociaux, de même que les institutions
formatrices de notre culture, que le soi moderne apprend à se
connaître.
La question initiale: <<Quelle sorte de personne dois-je
devenir?,,, se traduit de nos jours par: <<Quelles règles vais-je suivre
34 -A moral philosophy - and ernotivism is no exception - characteristically presupposes a sociology.», Ibid.. p. 23.
35 =Soma moral philosophers in the paçt, pemaps most. have understood [the social embodiment of any moral philosophy] as itseff one part of the task of moral philosophy.n, lbid-, p. 23.
36 -The sole reaiity of the distinctively moral discourse is the atternpt of one will to align the attitudes, feelings, preference and choices of another with its own. Others are always means, never ends-m, Ibid., p. 24.
et pourquoi?>> .37 La question moderne n'est pas surprenante si nous
nous rappelons l'expulsion de la pensée téléologique pendant le
siècle des Lumières. Ce qui compte aujourd'hui, c'est non pas le bien
de l'homme, mais plutôt le bien-être de l'individu et les règles
nécessaires à ce bien-être? Les qualités de la nature humaine sont
prises en compte dans la seule mesure où elles amènent I'individu à
suivre les règles appropriées.39 Toute situation nouvelle impose à
I'individu de deviner les règles à suivre. Le point de vue moderne
consiste à subordonner les vertus morales à la justification préalable
des règles et des principes importants. Maclntyre, lui, suggère que
l'étude de la vertu doit passer avant l'étude des règles. conformément
au point de vue classique et traditionnel9
II devient donc nécessaire de faire l'examen de la moralité
traditionnelle afin de comprendre comment l'être humain était conçu
avant les Lumières. En retrouvant les concepts fondamentaux de la
pensée traditionnelle, nous serons capable de comparer notre
situation morale à celle des anciens temps.
37 the primary question from [the] standpoint [of characteristically modem moralities] has concerned rules: what niles ought we to follow? And why ought we to obey thern?-, Ibid., p. 118-1 19.
38 -Rules become the primary concept of the moral life.~, lbid.J p. 11 9.
39 aQuaiities of character then generally aime to be prized only because they will lead us to foflow the right set of ru les.^, Ibid.. p. 1 19.
40 a... on the modem view the justification of the virtues depends upon some prior justification of the niles and principles; and if the latter become radically probfematic, as they have, so also must the former. ... we need to attend to virtues in the first place in order to understand the function and authority of rules ...m. Ibid, p. 11 9.
Chapitre 2
Une éthique du bonheur et de la vertu
a) L'idée du bien dans le iugement moral.
La pensée traditionnelle prenait pour acquis que toute chose a
une finalité. Afin de juger la chose, il fallait comprendre sa fonction.
Quand une chose réalisée correspondait à sa fonction propre, elle
était considérée comme bonne. De même, le succès d'une personne
dans un rôle signifiait qu'elle avait rempli sa fonction.' II était
nécessaire de savoir à quoi s'attendre de la personne pour juger de
sa bonté, parce qu'il y avait un lien inséparable entre elle et la raison
qu'elle avait d'agir de telle ou telle façon. Ce lien servait de base à la
moralité traditionnelle.* II fallait connaître la finalité pour comprendre
la personne ou la chose parce que le critère du bien, nécessaire pour
juger l'action, faisait partie intégrante de la fonction.3
=... according to [the classical tradition] to be a man is to fiIl a set of rotes each of which has its own point and purpose: member of a family, citizen, soldier, philosopher, servant of Gad.-, Ibid.. p. 59.
aWithin [the] Aristotelian tradition to cal1 x good (where x may be among other things a person or an animal or a poiicy or a state of affairs) is to say that it is the kind of x which sorneone would choose who wanted an x for the purpose for which ~s are characteristically wanted.~, Ibid., p. 59.
a... we define 'watch' and 'famer' in ternis of the purpose or function which a watch or a farrner are characteristicaily expected to serve. It follows that the concept of a watch cannot be defined independently of the concept of a good watch nor the concept of a farrner independently of that of a good fumer; and that the criterion of something's being a watch and the criterion of something's k i n g a good watch - and so a i s for Yarmer' and for al1 other functional concepts -- are not independent of each other. ... Hence any argument which rnoves from premises which assert that the appropriate criteria are satisfied to a conclusion
Ce lien s'est défait durant les Lumières parce qu'il semblait
alors impossible de définir rationnellement le bien.4 Puisqu'il n'y avait
pas d'accord à son sujet, la conception du bien a perdu
graduellement sa rationalité et son autorité, et le jugement mora
est venu à dépendre de moins en moins de l'action appropriée à
fonction. Plusieurs conceptions divergentes, souvent nouvelles,
bien furent émises et propagées dans les populations. Ces
différentes croyances morales ont engendré des conflits qui ont
perduré jusqu'à ce que se développe une tolérance pour les
conceptions morales de chaque individu, indépendamment des
représentations collectives quant à la finalité de toute chose (leur
bien) et à I'action relative à la fonction.5
Or, il n'était plus possible de conclure que telle ou telle fonction
avait été bien réalisée, parce que la conception du bien n'était plus
collectivement partagée. On cessa désormais de juger I'homme par
rapport à ses rôles, parce que la période des Lumieres fit de l'homme
un individu capable de s'exprimer indépendamment de son identité
sociale et familiale.6 Ces développements ont eu pour conséquence
which asserts that That is a good such-and-such', where 'such-and-such' picks out an item specified by a functional concept, will be a valid argument which moves from factual premises to an evaluative conclusion.^, Ibidda p. 58.
a... moral arguments within the classicai, Aristotelian tradition - whether in its Greek or its medieval versions -- involve at least one centrai functional concept, the concept of man understood as having an essential nature and an essentiai purpose or functbn; and it is when and only when the classicai tradition in its integnty has been substantiaily rejected that moral arguments change their character ..P, Ibid.> p. 58.
ait is only when man is thought of as an individual prior to and apart from al1 rotes that 'man' ceases to be a functionai concept.^, Ibld,. p. 59. Voir aussi la page 82.
Sur l'identité personnelle, voir plus bas la section 2.d (d'unité nanative de la vie humaine,).
la destruction de la conception unitaire du bien et donc de la capacité
morale de lier l'homme à ses rôles ou la chose à sa fonction. II n'était
plus souhaitable de faire des obsewations factuelles en vue d'une
conclusion morale?
b) L'intelliaibilité dans la vie morale.
L'intelligibilité d'un jugement moral lui est conférée par le
contexte, c'est-à-dire le moment présent et les opinions
collectivement partagées! Tant que le jugement moral s'inscrit dans
le contexte d'une communauté, les interlocuteurs savent comment
aboutir a un accord sur un sujet moral. En ce sens, le contexte fournit
les détails circonstantiels nécessaires a la discussion et à la
compréhension.
Pendant les Lumières, le fondement moral traditionnel, celui de
la conception du bien et de la pensée téléologique, voit s'effriter le
contexte qui lui conférait son intelligibilité. Cette détérioration peut se
décrire selon deux étapes distinctes.
Dans un premier temps, la collectivité déclare ses convictions,
ses croyances et ses concepts. et développe des règles en
conséquence. L'agir moral repose donc sur un fondement
-Wflhin [the] tradition moral and evaluative statements can be calleci true or false in precisely the way in which ail other factuai statements can be so cailed. But once the notion of essential human purposes or functions disappears from moraIrty, it begins to appear implausible to treat mord judgments as factual statements.~, Ibid.. p. 59.
Pour ce qui suit. voir m.. p. 1 10-1 13.
communautaire immédiat. Dans un contexte particulier, l'intelligibilité
d'une règle morale confirme l'autorité du fondement. Or, les règles
particulières et les contextes sont très abondants et à la longue, le
fondement glisse à l'arrière-plan. Dans un deuxième temps, un écart
s'établit peu à peu entre les fins morales pour lesquelles ce
fondement était tenu pour juste et celles du nouveau contexte.
En effet, toute pensée morale connaît une évolution. Au fil du
temps, les règles s'éloignent de leur contexte originel à cause de
I'abandon ou de l'oubli du fondement, des subtils changements
apportés au raisonnement moral, et sous l'effet d'événements
controversés. Le fondement est subséquemment séparé des
contextes et des règles originels. Cette transformation opérée à la
deuxième étape est importante parce que le fondement moral qui
auparavant fournissait l'intelligibilité au contexte et conséquemment
aux règles perd son actualité. Coupé de son fondement, l'agir moral
ne subsiste plus que par habitude ou par imitation. Sans de nouvelles
interprétations et justifications pour assurer son autorité, l'ensemble
de la moralité adopte une apparence d'arbitraire ou d'éclectisme.
La transformation de la moralité pendant la période des
Lumières peut se comprendre selon ces deux étapes. La moralité
collective a perdu graduellement son intelligibilité par l'abandon de la
pensée téléologique liée à l'idée du bien et par l'introduction de la
pensée individualiste. A la fin des Lumières, la moralité traditionnelle,
dépourvue de l'autorité de son fondement, n'avait plus de légitimité.
La tâche de rendre intelligible la moralité moderne est très
ardue: il s'agit de rendre compte d'une transformation historique par
laquelle nous sommes passés d'un état moral stable, où les règles et
leur fondement sont en ordre, à un état moral fragmenté et sans
fondement, où les règles sont en désordre. Selon Maclntyre, seul
l'examen historique d'une culture pemet de comprendre comment
un ordre moral fragmenté a pu émerger d'un ordre moral bien fondé?
Pour Maclntyre, la moralité moderne se réduit à un ensemble
de fragments linguistiques qui sont les suMvances d'une époque
révolue. Les nombreux problèmes engendrés par une moralité
fragmentaire demeureront insolubles à la philosophie morale
moderne et aux théoriciens moraux jusqu'à ce que l'on comprenne
que seule une théorie histonque peut offrir une explication intelligible.
C'est à cette condition seulement qu'il sera possible de répondre aux
questions posées par la modernité et de comprendre les problèmes
contemporains.1o
=.-. the only adequate tnie story will be one which will both enable us to distinguish between what it is for a set of taboo rules and practices to be in good order and what it is for a set of such rules and practices to have been fragmented and thrown into disorder and enable us to understand the historical transitions by which the latter stage ernerged from the former. Only the wrib'ng of a certain kind of history will supply what we need.=, M., p. 1 13.
'O -A key part of my thesis has k e n that modem rnoral utterance and practice can only be understood as a series of fragmented suwivaJs from an older past and that the insoluble problerns which they have generated for modem moral theorists will remain insoluble until this is well understood. If the deontologicai character of moral judgments is the ghost of conceptions of divine law which are quite alien to the metaphysics of moderntty and if the teleologicaf character is similariy the ghost of conceptions of human nature and activity which are equalfy not at home in the modem worid, we should expect the problems of understanding and of assigning an intelligible status to moral judgrnents both continually to anse and as continually to prove inhospitable to philosophicai solutions.~, m., p. 11 0-1 1 1.
Malgré sa critique de I'émotivisme, Maclntyre perçoit la
présence de qualités morales dans la vie moderne. II veut montrer
qu'un des concepts-clés de la morale traditionnelle, la vertu, devrait
continuer d'y jouer un rôle, même si les temps modernes ont peine à
percevoir et à reconnaître cela, tant cette vertu leur semble étrangère
à ce qu'ils sont. Maclntyre expose le concept de vertu à l'aide de trois
notions qui, chacune à sa façon, soutiennent la moralité collective:
les notions de pratique, d'unité narrative de la vie humaine, et de
tradition. Maclntyre ne prétend pas inventer ces notions:
simplement, il les reprend de la pensée traditionnelle et les transpose
dans un vocabulaire moderne. Elles constituent la structure
rationnelle, pas toujours évidente mais toujours présente, de la
moralité.1
La vertu est une notion complexe. A travers Inactivité, elle
englobe la vie entière de la personne. En outre, elle est constitutive
de l'identité d'une société. II faut procéder dans l'ordre suivi par
Maclntyre pour comprendre la nature de la vertu. Selon lui, chaque
étape s'ajoute à la précédente, la modifie et la réinterprète; on ne
peut pas régresser dans le développement de la description de la
vertu parce que le progrès de chaque étape vers une totalité
intelligible suppose l'étape précédente même si, il faut le noter, elle
ne la récapitule pas.12 II est possible de faire l'examen d'une seule
Ibid., p. 181-187.
M... there are no less than three stages in the logicai development of the concept which have to be identifieci in order, if the core conception of a virtue is to be understood, and each of these stages has its own conceptual background. ... Each later stage presupposes the earlier, but not vke versa . Each earlier stage is both modified by and reinterpreted in the Iight of, but aiso provides an essentiai constituent of each later stage. The progress in the
partie de la vertu, mais cet examen sera forcément bref parce
qu'aussitôt engagé, on passe à un autre aspect concomitant, et ainsi
de suite. La complexité de la notion de vertu ne vient pas de la
quantité de ses éléments mais de l'impossibilité d'en isoler une partie
pour l'analyser. L'analyse de la moralité traditionnelle se révèle
interdisciplinaire, ce qui contraste avec les temps modernes où il
semble possible, voire souhaitable de discuter d'une chose en la
détachant de l'ensemble auquel elle appartient.
c) La notion de pratique.
Maclntyre emploie le mot «pratique. en un sens bien spécifique
dans After Virtue: <<Par une "pratique", j'entends toute forme
complexe et cohérente d'activité humaine socialement établie et
impliquant plusieurs agents, dans laquelle interviennent certaines
normes d'excellence qui la définissent en partie et qu'elle s'efforce
d'atteindre, réalisant ce faisant certains biens qui lui sont internes; le
résultat est une extension systématique des aptitudes humaines à
atteindre l'excellence et des conceptions humaines des fins et des
bien impliqués.~i3
deveioprnent of the concept is closely related to, although i? does not recapitulate in any straightforward way, the history of the tradition of which it forms the core. », I bid.. p. 1 86-1 87.
l3 -6y a 'practice' I am going to mean any coherent and cornpiex i o n of socially established moperative human activity through which goods intemal to that fom of activity are realized in the course of trying to achieve those standards of excellence which are appropriate to, and partially definitive of, that form of activity, with the resuit that human powers to achieve excellence, and human conceptions of the ends and goods involved, are systematically extendecl.., lbid p. 187.
Un bien interne est un bien propre à une pratique: il offre une
raison de poursuivre une pratique pour elle-même. Par opposition,
un bien externe est la récompense sociale, comme l'argent ou le
prestige, qui découle de la participation réussie à une pratique.
Maclntyre utilise l'exemple du jeu d'échecs. En apprenant à jouer aux
échecs, le participant acquiert certains biens internes comme les
compétences d'analyse, de stratégie et de compétition. Ces biens
sont internes parce qu'ils définissent le jeu d'échecs. Avec le temps,
ils deviennent la raison non seulement de jouer et de gagner en telle
ou telle occasion mais aussi de jouer et d'exceller aux échecs quelle
que soit I'occasion.14
II existe sûrement de nombreuses façons de parvenir à ces
compétences; cependant, il y a des compétences propres aux
échecs, qu'on ne peut atteindre qu'en jouant aux échecs ou à un jeu
semblable. On ne parvient pas à ces biens sans effort. Pour toute
pratique, il existe des normes et des règles que tout nouveau
participant s'engage à apprendre avant même de pouvoir connaître
les biens internes à cette pratique. Les participants se rendent
compte de la qualité interne d'un bien parce qu'il se rapporte
uniquement à la pratique en question et parce qu'ils ont eu
l'expérience de ce bien suite à leur apprentissage.15 Seuls ceux qui
l4 =... there will come a time when the child will find in those goods specific :O chess. in the achievement of a certain highly particular kind of anaiytical skill, strategic imagination and cornpetitive intensity, a new set of reasons, reasons now not just for winning on a particular occasion. but for ûying to excel in whatever way the game of chess demands.~, Ibid,. p. 188.
=A practice involves standards of excellence and obedience to niles as well as the achievement of goods. To enter into a practice is to accept the authority of those standards and the inadequacy of rny own performance as judged by them. n, Ibid.. p. 190.
connaissent les biens pertinents peuvent juger de leur degré de
réalisation.16 En outre, en s'engageant dans une pratique nous
apprenons aussi à reconnaître l'autorité de ses nones et de ses
biens et des lors, leur objectivité disqualifie toute approche
subjectiviste et émotiviste.17
Une pratique comporte de nombreux éléments qui lui sont
spécifiques, comme les habiletés et compétences techniques,
l'équipement ou les outils nécessaires, les règles et les normes de
l'exécution, les biens internes et externes à se mériter, l'excellence
recherchée, les résultats et le rendement, la raison et le but de
l'activité, les conséquences secondaires, etc. A cause de cette
complexité, il est souvent difficile d'expliquer en des mots les
jugements qu'on porte sur l'excellence atteinte au sein d'une
pratique. Bien que la faculté d'intuition permette à certains
participants ou connaisseurs de reconnaître la qualité d'une action,
surtout quand elle approche ou surpasse le niveau d'excellence
actuellement reconnu, toutefois l'appréciation véritable de
' 6 m... there are the goods internai to the pracüce of chess which cannot be had in any way but by playing chess or some other game of that specific kind. We cal1 thern internai for two reasons: first, as I have aiready suggested, because we can only specify thern in ternis of chess or some other game of that specific kind ... and secondly because they c m only be identified and recognized by the experience of participating in the practice in question. Those who lack the relevant experience are incompetent thereby as judges of interna! goods. n, Ibid., p. 188.
1 -ln the realm of pcactices the authority of both goods and standards operates in such a way as to rule out al1 subjectivist and emotivist analyses of judgrnent~, Ibid., p. 190.
I'excellence n'est élaborée que par ceux dont la raison est informée
par le courage, la justice et I'honnêteté.18
En quoi, en effet, ces considérations sur les pratiques
concement-elles la vie morale? Pour Maclntyre, le fait de s'insérer
dans une pratique requiert certaines vertus. II faut nécessairement
se subordonner aux règles de cette pratique et prendre place dans
une relation hiérarchique avec ceux qui la connaissent mieux ou
moins bien que nous.19 En écoutant les autres, le participant apprend
les règles de la pratique, peut apprécier les rendements supérieurs
au sien, et peut tenter lui-même d'atteindre I'excellence. Tout cela
suppose la vertu, au sens où il faut accorder à soi-même et aux
autres ce qu'ils méritent; en d'autres termes, il faut être honnête, juste
et courageux, aussi bien dans son propre apprentissage de la
pratique qu'envers tout autre participant s'engageant dans la même
activité? Les biens internes d'une pratique sont partagés et ils
informent implicitement le rendement et les accomplissements. Si
l'innovation d'un participant améliore la pratique, autrement dit si le
participant réussit à élever le niveau des nomes et à redéfinir les buts
ou I'excellence, toute la communauté impliquée bénéficie de cette
'8 -For not to accept [the virtues of justice. courage and honestyl. ... ço far bars us frorn achieving the standards of excellence or the goods interna1 to the practice that it renders the practice pointless except as a device for achieving extemal goods~, Ibid.. p. 191. Ce thérne sera repris plus loin dans la section 2.f (a La vertu et le bonheur selon Aristote+
'9 -It belongs to the concept of a practce as I have outlined it ... that its goods c m only be achieved by subordinating ourselves within the practice in our relationship to other practitioners. A, Jbid., p. 191.
20 aEvery practice requires a certain kind of relationship between those who participate in it. Now the virtues are those goods by reference tu which, whether we like it or not, we define our relationships to those other people with whom we share the kinds of purposes and standards which infom practices. =, I bid.. p. 1 91 .
reformulation du bien inteme.21 Posséder la vertu, c'est donc pouvoir
juger de la valeur relative d'une action grâce à la connaissance des
biens internes à cette pratique.
Aucune pratique ne possède un seul but, fixe et éternel: tout
progrès et tout but sont affectés par l'histoire de l'activité et par celle
de sa norme d'excellence. L'histoire, sous la forme d'une tradition,
conserve les accomplissements des participants qui dans le passé
ont fait avancer la pratique? Tout nouveau participant apprend aussi bien des participants présents que de ceux qui l'ont précédé parce
qu'il doit assimiler histoire de l'activité telle qu'elle s'est transmise de
génération en génération. II doit se soumettre à l'autorité du passé
parce que la fonction de l'honnêteté, du courage et de la justice est de
défendre l'idéal et la créativité des anciens participants dans le
présent ainsi que pour l'avenir.23 Il s'insère comme tous les autres
=Interna1 goods are indeed the outcorne of cornpetition to excel, but it is characteristic of them that their achievement is a good for the whole community who participate in the practice. n, Ibid,. p. 190-1 91.
4cPractices never have a goal or goals fixed for ail time -- painting has no such goal nor has phyçics -- but the goals themselves are transrnuted by the history of the activity. It therefore tums out not to be accidental that every practice has its own history and a history which is more and other than that of the improvement of the relevant technical skills.~, lbida p. 193- 194.
-To enter into a practice is to enter into a relationship not only with its contemporary practitioners, but also with those who have preceded us in the practice, particulariy those whose achievements extended the reach of the practice to its present point. It is thus the achievement, and a fortiori' the authority, of a tradition which 1 then confront and from which 1 have to leam. And for this leaming and the relationship to the past which it embodies the virtues of justice, courage and truthfulness are prerequisite in precisely the same way and for the same reasans as they are in sustaining present relationstiips within practices.~, lbid., p. 194.
héritiers, dans la tradition de la pratique? On le voit déjà, la notion de
pratique fait intervenir celle de tradition.
Les pratiques ne se soutiennent pas elles-mêmes: il faut des
institutions qui s'occupent de la gestion des biens externes, parce
que toute pratique a besoin d'une institution ou d'une communauté
pour la supporter, et vice versa.*s Cependant, pratiques et institutions
sont en tension continuelle parce que les biens externes, comme le
pouvoir et l'argent, que l'institution se charge de contrôler et de
distribuer, peuvent non seulement corrompre les biens internes mais
mettre en danger la pratique elle-même? En ce sens, la participation
vertueuse à une pratique exerce un double rôle: résister à l'influence
de l'institution et maintenir les rapports obligatoires avec les
générations passées et à venir. La vertu s'apprend et s'exerce par la
voie de la pratique, mais tout en incorporant les normes et les
24 4 find myself part of a history and ... one of the bearers of a tradition. ... insofar as the virtues sustain the relationships required for practices, they have to sustain relationships to the past - and to the future - as well as in the present--, Ibid., p. 221.
25 aPractices must not be confused with institutions. Chess. physics and medicine are practices; chess clubs, laboratories, universities and hospitals are institutions. », Ibid-, p. 194.
26 dndeed so intimate is the relationship of practices to institutions - and consequently of the goods extemai to the goods intemal to the practices in question - that institutions and practices characten'stically fom a single causai order- in which the ideais and the creativity of the practice are aîways vulnerable to the acquisitiveness of the institution, in which the cooperative care for common goods of the practice is always vulnerable to the competitiveness of the institution. », Ibid., p. 194.
attitudes sociales et politiques de I'institution.27 En conséquence, les
participants doivent s'attendre a des fluctuations dans la pratique?
L'intégrité d'une pratique dépend de son succès à maintenir la
tradition d'accomplissements dont elle est l'héritière. II faut la
participation vertueuse d'un certain nombre de membres, sinon la
pratique subirait une altération irrérnédiable.29 La vertu est un
support pour les biens internes; sans ces biens, seuls existeraient des
biens externes et la compétition serait l'attribut dominant de
I'institution.3o Maclntyre ne rejette pas la motivation de l'argent ou du
prestige parce que ce sont réellement des biens désirés dans la vie
humaine.31 Cependant, le danger que court une société motivée par
la poursuite des seuls biens externes est de faire disparaître les biens
internes, eux qui incitent les êtres humains à développer et exploiter
27 =The exerciçe of the virtues is itself apt to require a highiy determinate attitude to sciai and political issues; and it is always within some parücuiar community with its own specific institutional foms that we Iearn or faif to leam to exercise the virtues. rn, Ibid., p. 194-1 95.
** a..- because of the multiplicity of human practices and the consequent multiplicity of goods in the pursuit of which the Mues may be exercised - goods which will often be contingently incompatible and which wilf therefore make n'val claims upon our ailegiance - conflict will not spring solely from flaws in individuai character. u, Ibid.. p. 196-1 97.
29 -For the ability of a practice to retain its integrity will depend on the way in which the virtues can be and are exercised in suçtaining the institutionai foms which are the social bearers of virtues by at least çome of the individuals who embody it in their activities; and conversely the corruption of institutions is always in part at feast an eff ect of the vices. U, l bid.. p. 1 95.
30 a... in any society which recognized only extemal goods smpetitiveness would be the dominant and even exclusive feature.~, Ibid., p. 196.
31 a... extemal ggods ggeuinely are goods. Not only are they characteristic objects of human desire, whose allocation is what gives point to the virtues of justice and of generosity, but no one can despise them attogether without a certain hypocnsy. m. lbid.J p. 196.
leurs habiletés aux fins d'une pratique? Le résultat serait qu'il n'y
aurait plus de raisons pour soutenir les pratiques et les institutions et
les communautés s'écrouleraient, privées des bien internes qui sont
à leur fondement.
L'exercice de la vertu se rapporte à la finalité, ou telos, de
l'homme, soit la bonne vie? II faut une structure pour englober les
pratiques, sinon la vie vertueuse serait fragmentée en ce qu'elle -
serait limitée à une pratique ou à une autre. Afin d'échapper à ce
problème, Maclntyre passe à la deuxième étape de sa discussion de
la vertu: la notion de l'unité narrative de la vie humaine. Cette
structure transcende les pratiques en ce qu'elle reflète la vie entière
de l'individu et l'ensemble de ses activités et rapports. Elle propose
une explication intelligible de la vie ainsi qu'une description unitaire de
l'entreprise humaine.
d) L'unité narrative de la vie humaine.
Le discours moderne est porté à isoler le sujet humain du milieu
qui lui donne son identité. La vie humaine se trouve morcelée,
32 a... if in a particular society the pursuit of extemal goods were to becorne dominant, the concept of the virtues might suffer first attrition and then perhaps something near total effacement, although simulacra migM abound. w , Ibid., p. 196.
33 a. .. although Aristotle treats the acquisition and exercise of the virtues as means to an end, the relationship of means to end is intemal and not extemal. I cal a means interna1 to a given end when the end cannot be adequately characterized independently of a characterization of the means. So it is with the vittues and the telos which is the good Iife for man on Aristotfe's account. The exercise of the viftues is itself a crucial cornponent of the good Me for man.,, Ibid.. p. 184.
scindée? On distingue par exemple entre le privé et le public, le
travail et le temps libre, le professionnel et le personnel, la jeunesse
et l'âge d'or. Ces exemples représentent la tendance moderne à
découper la vie humaine en parties, chacune distincte dans une
certaine mesure par ses règles, normes et conduites. Pour chacune
de ces parties, l'individu va se construire une identité, mais sans qu'il
y ait de cohérence d'ensemble. La pensée morale moderne ne
procure pas une conception de la vie humaine dans laquelle toutes
ses parties seraient intégrées.35 De plus, la vie est divisée en
périodes, ce qui rend difficile à l'individu d'interpréter sa propre vie
dans les ternes d'un discours narratif unifié. Or, seul un tel discours
peut rassembler en une structure cohérente l'expérience humaine.
En employant l'expression eunité narrative>>, Maclntyre
cherche à réunir les deux qualités essentielles de la vie humaine.
D'abord, il nous encourage à considérer toute chose ou toute action
par rapport à sa place ou à son rôle dans un plus grand tout. Si l'on ne
fait pas l'effort d'unir ce que la modernité est portée à séparer, il est
difficile de concevoir une vie humaine comme plus qu'une succession
de rôles, d'actions et d'événernents.36 Tout cela a besoin d'être unifié
œ... rnodemity partitions each human life into a variety of segments, each with its own noms and modes of behavior.», Ibid., p. 204.
a... work is divided from leisure, private life from public, the corporate from the personal. So both childhood and old age have been wrenched away from the rest of human life and made over into distinct reafrns. And al1 these separations have been achieved so that it is the distinctiveness of each and not the unity of the life of the individual who passes through those parts in tems of which we are taught to think and feel.~, Ibid.. p. 204.
aThat particular actions derive their character as parts of larger wholes is a point of view aiien to our dominant ways of thinking and yet one which it is necessary at least to consider if we are to begin to understand how a life may be more than a sequence of individual actions and episodes.», Ibid., p. 204.
afin de donner permanence au caractère de la personne. Concevoir
une vie humaine dans sa cohésion permet de caractérker le
tempérament de l'individu, au lieu de le voir simplement comme une
suite d'intentions et d'actions sans lien entre elles.37
Selon Maclntyre, l'unité d'une vie s'exprime sous la fome d'une
narration. c'est-à-dire un récit qui en rassemble les parties: il y a un
début, un développement et un dénouement. L'histoire narrative est
donc la forme privilégiée de description de la vie humaine9
Quand nous décrivons l'unité narrative d'une action ou de la vie
d'une personne, nous présupposons son intelligibilité. Afin de
comprendre véritablement ce que fait une personne, nous cherchons
une raison pour sa conduite, que ce soit une intention: une
motivation, un désir ou un but; autrement dit, il nous faut une raison
se rapportant à l'action et capable de la rendre intelligible dans son
contexte.39 De nombreuses raisons pourraient être invoquées pour
expliquer I'action, mais celle qui vient avant toute autre est l'intention
première, connue du seul agent? Cette raison doit s'accorder avec
anhere is] the tendency to think atomisticaily about human action and to analyze cornplex actions and transac?ions in terrns of simple components. m, Ibid.. p. 204.
darrative history of a certain kind turns out to be the basic and essential genre for the characterization of human actions.~, Ibid., p. 208. Voir aussi, Stephen Mulhall et Adam Swift, Liberals and Cornmunitarians, Oxford, UK et Cambridge, MA: Blackwell, 1992, p. 87.
aWe cmnot, that is to Say, characterize behavior independenly of intentions, and we cannot characterize intentions independently of the settings which make those intentions intelligible both to agents themselves and to others.~, Maclntyre, p. 206.
~Where intentions are concemed, we need to know which intention or intentions were prirnary, that is to Say, of which it is the case that, had the agent intended otherwise, he would not have perfomed that action.^, Ibid., p. 207.
le contexte de l'action. Le cadre d'une situation donnée explique
d'une manière ou d'une autre ce que fait l'individu et pourquoi. Mais il
est possible en outre dUlargir le sens du mot <ccontexte)>, d'en faire
un espace narratif dans lequel se déploie l'action. S'il faut se
rapporter aux raisons de la personne pour comprendre sa conduite,
cette compréhension dépend aussi des liaisons intelligibles que nous
faisons.41 Concevoir I'action comme intelligible dans les termes d'une
narration, c'est la saisir comme une avec son contexte, et cette unité
est elle-même insérée dans la narration de l'unité de la vie d'un
individu.42
Le mot <<contexte» utilisé pour décrire le lieu de tout
événement, s'applique aussi à l'identité personnelle. La pensée
traditionnelle a pu formuler une conception cohérente de l'identité en
situant le soi dans le contexte historique qui lui est conféré dès sa
naissance par sa famille, sa nation, sa religion, etc. Il est né avec un
passé qui lui procure son identité pendant sa croissance. II apprend a
s'identifier par le récit des événements qui lui sont rapportés, quel
que soit le jugement qu'il porte sur eux. II est un individu, certes, mais
il reçoit de sa famille et de la société une identité, un héritage, qu'il ne
peut nier sans perdre les points de repère dont il a besoin pour vivre.
41 ~ T o idenlify an occurence as an action is in the paradigrnatic instances to identify it under a type of description which enables us to see that occurrence as flowing intelligibly from a human agent's intentions, motives, passions and purposes. It is therefore to understand an action as sornething for which someone is accountable, about which it is always appropriate to ask the agent for an intelligible account.~, Ibid,. p. 209.
4* a... it is central to the notion of a setting as I am going to understand it that a setüng has a history, a history within which the histories of individual agents not only are, but have to be, situated, just because without the setting and its changes through time the history of the individual agent and his changes through time will be un intelligible.^, Ibid.. p. 206-207.
C'est à partir de ce contexte que l'individu acquiert son caractère
propre. C'est là aussi que sont définis les rôles dont il va assumer la
responsabilité pendant sa vie entière.43 Sa vie propre est emboîtée
dans celle de sa famille et dans l'histoire de son peuple.44
La conception traditionnelle de l'identité se maintient dans les
temps modernes, sauf sur un point important: les décisions prises à
l'âge adulte ne dépendent plus forcément du passé. Le soi moderne
n'est pas obligé d'assumer pour le reste de sa vie la responsabilité
des rôles établis par le contexte familial et social de sa naissance.
Cette différence n'infirme pas la conception de l'identité personnelle
et de l'unité d'une vie. Maclntyre considère comme une vérité
fondamentale de l'existence humaine que toute personne naît dans
un environnement qui lui procure une base morale par le biais de ses
parents, sa famille, sa nation, sa religion, etc.45 Le contexte dans
lequel l'enfant est élevé est le commencement du récit de toute vie
humaine et il est unique en ce que toute personne possède son
propre début particulier. II peut rejeter tout cela s'il le désire, mais
alors il doit réaménager toute sa condition présente.46
43 uWe enter human society ... with one or more imputeci characters - roles into which we have been drafted - and we have to leam what they are in order to be able to understand how others respond to us and how our responses to them are apt to be construed.~, Ibid- p. 216.
44 -For Me story of my life is always embedded in the story of those cornrnunities frorn which I derive m y identity. m l lbid p. 221.
45 a... what is good for me has to be the good for one who inhabis these roles. As such. I inhent from the past of my family, my city, rny tribe, rny nation, a variety of debts, inheritances, rightful expectations and obligations. These constitute the given of my Me, rny moral starting point. This is in part what gives my Me its own moral particularity. w , ibid.. p. 220.
46 a1 am bom with a past; and to 3 to cut rnyself off from that ps t , in the individualkt mode. is to deform my present relationships. The possession of an historicai identity and the possession
sociale en général. Nos collaborations et nos conflits définissent
notre société?
L'unité de la vie humaine et le discours narratif sont deux
concepts essentiels a la notion de vertu et à la compréhension de soi-
même. Dans l'unité d'une vie, la vertu se manifeste comme la stabilité
et l'intégrité de la personne dans son caractère et ses actions. C'est
elle qui permet au sujet de garder continu et de renforcer le fil narratif
de sa vie malgré les aléas de son histoire.51 Elle maintient la
possibilité de la narration qui établit la continuité aussi bien de la
totalité du temps entre la naissance et la mort que dans l'histoire
personnelle en train de se vivre.52 La vertu établit donc aussi un lien
intelligible entre la situation présente et un futur projeté. Le soi doit
intégrer sa connaissance de la vertu à ses choix, ses décisions et sa
conduite quant à l'unité de sa vie. La vertu permet de rassembler les
parties d'une vie, ses activités, ses événements et le temps vécu en
un seul récit. En conséquence, il est possible d'apprécier le caractère
de la personne dans son ensemble tout au long de sa vie.
4 am not only accountable. I am one who can always ask others for an account. who cm put others to the question. 1 am part of their story, as they are part of mine. The narrative of any one Iife is part of an interiocking set of narratives-m, Ibid., p. 218.
=To be the subject of a narrative that nins from one's birth to one's death is ... to be accountable for the actions and experiences which compose a nanatable life.~, Ibid., p. 217.
52 =The virtues therefore are to be understood as those dispositions which will not only sustain practices and enable us to achieve the goods intemal to practices, but which will aiso sustain us in the relevant kind of quest for the good, by enabling us to overmrne the harms, dangers, temptations and distractions which we encounter, and which will fumish us with increasing self-knowtedge and increasing knowledge of the good.~, lbid., p. 219.
e) La notion de tradition.
La notion de tradition est implicite à celle de pratique et d'unité
narrative. C'est elle qui procure son identité à une collectivité. C'est
par elle qu'un peuple se connaît, s'épanouit et réfléchit ses
croyances, ses doctrines et ses usages. Mais une tradition est aussi
un milieu ou un contexte qui fonde l'intelligibilité d'une pratique. Etant
donné qu'un contexte est partagé socialement, une tradition établie
subira tôt ou tard l'examen de son intelligibilité, à l'occasion d'un
débat qu'aura provoqué tel ou tel événement ou innovation.
L'apparition de problèmes remet en question la justification et la
loyauté personnelle et communautaire à la tradition qui se trouve
affectée. La résolution du conflit maintient la tradition en prise sur le
présent et conserve leur intelligibilité aux pratiques qui s'appuient sur
elle.
Mais la tradition ne rend pas seulement intelligibles les
pratiques d'une société: elle procure le contexte qui, nous l'avons vu,
est nécessaire à la constitution narrative de l'identité personnelle.
Si elle permet cela, c'est parce qu'elle maintient la présence du
passé dans les formes contemporaines et suppose la présence de
celles-ci dans le futur. Toute situation actuelle nous est intelligible en
tant qu'elle offre les réponses aux questions pertinentes du passé.
Tout commentaire et tout développement sont effectivement le
résultat de corrections à la pensée antérieure, pour autant que celles-
ci soient nécessaires et souhaitables. Pour sa part, le présent
demeure lui aussi assujetti à de nouvelles corrections ou à de
nouveaux points de vue. La notion de tradition implique donc une
transformation perpétuelle et persistante de toute conception
présente du monde?
Nous ne pouvons désormais concevoir l'actualité de notre
condition sans concevoir en même temps un telos approprié pour
cette condition. Une tradition bien formée se conçoit elle-même
comme en progrès continuel, c'est-à-dire qu'elle affime son propre
caractère cumulatif et l'amélioration à laquelle elle donne lieu.
Certes, nous pouvons préserver ou rejeter une partie d'une tradition,
tout comme nous pouvons y ajouter ou remplacer l'une ou l'autre de
ses parties. Mais elle comporte aussi certains éléments que nous
pouvons difficilement supprimer sans supprimer du même coup toute
la tradition?
Sans progrès, une tradition pourrait aussi bien se détériorer
que disparaître complètement, victime de son incohérence ou de
l'oubli. Mais quand une tradition est en santé, elle s'articule autour
d'une problématique visant certains biens internes et externes- Cette
problématique évolue au gré des remises en question auxquelles elle
53 M... it is central to the notion of ... tradition that the past is never something merely to be discarded, but rather that the present is intelligible only as a cornmentary upon and response to the past in which the past, if necessary and if possible, is correcteci and transcended, yet corrected and transcended in a way that leaves the present open to being in turn conected and transcended by some yet more adequate point of view.,. Ibid.. p. 146.
54 a-.. a tradition may cease to progress or may degenerate. But when a tradition is in good order, when progress is taking place, there is always a certain cumulative element to a tradition. Not everything in the present is equally liable to be overthrown in the future, and some elements of present theory or belief may be such that it is difficult to envisage their being abandoned without the tradition as a whole being discarded.m, lbid.. p. 146-1 47.
est confrontée.= En ce sens, une tradition se manifeste à travers les
décisions et les actions de la vie humaine. Sans connaissance des
traditions, dit Maclntyre, il ne peut y avoir de raisonnement moral
efficace, qui permette vraiment de surmonter les problèmes
rencontrés. Nous raisonnons toujours au sein d'un contexte donné,
duquel il est impossible d'isoler le sujet, et ce contexte se situe lui-
même dans une tradition de pensée.56 II faut donc concevoir la
moralité comme la recherche du bien individuel et collectif par rapport
aux contextes et donc aux traditions sociales et politiques. Si nous
n'avons pas une compréhension des traditions auxquelles nous
appartenons, nous perdons l'intelligibilité de nos discours et de nos
vies parce que la pertinence et le contenu moral de tous nos
raisonnements dépendent d'un contexte historique.
Maclntyre s'oppose vivement à l'individualisme moderne parce
que la pensée individualiste encourage l'individu à raisonner à
l'extérieur des traditions qui le définissent et qui lui proposent ses fins
possibles. II ne peut pas concevoir l'identité personnelle ou sociale
sans recourir à la notion de tradition. Or, l'individualisme est
l'adversaire de la tradition? Etant donné que la pensée individualiste
a remporté la victoire contre la tradition, il n'est pas étonnant qu'elle
55 aMoreover when a tradition is in good order it is always partialiy constituted by an argument about the goods the pursuit of which gives to that tradition its particular point and purpose. . . . Traditions, when vital, embody continuitiw of conflicb, lbid., p. 222.
56 a... dl reasoning takes place within the context of some traditional mode of thought, transcending through criticism and invention the limitations of what had hitherto been reasoned in that tradition. ..m. Ibid.. p. 222
s7 .The individualism of modernity could of course find no use for the notion of tradition within its own conceptual scheme except as an adversary notion. m, I bid., p. 222.
aboutisse à des principes moraux inconsistants, contraires à la
nature du raisonnement moral humain.
La modernité ne peut pas reconnaître sa condition parce que la
moralité actuelle est dans un état de confusion tel qu'il lui est difficile
de s'en rendre compte.= Nous le voyons, Maclntyre est fort sévère
envers la modernité. Le déclin des traditions entraîne un déclin des
vertus. Notre époque, dit-il, est marquée par un manque de justice,
d'honnêteté, de courage, et des qualités intellectuelles nécessaires à
la moralite.59
f) La vertu et le bonheur selon Aristote.
La théorie morale qui vient d'être exposée trouve son origine,
dit Maclntyre, dans l'éthique d'Aristote. Son Ethiaue à Nicomaaue est
la principale source de la pensée morale classique. L'ouvrage
d'Aristote situe la moralité dans le cadre de la société athénienne et
de ses traditions, et les vertus y occupent une place centrale. De ce
point de vue, Aristote explicite les présupposes de ses
contemporains. Les normes d'une philosophie morale sont en
58 K.. we are in a condition which aimost nobody recognizes and which perhaps nobody at al1 can recognize fully. =, Ibid., p. 4.
59 -La& of justice, lack of Mhfulness. lack of courage. lack of the relevant inteflectual virtues -- these compt traditions, just as they do those institutions and practices which denve t heir Iif e from the traditions of which they are the contemporary ernbodiments.~, Ibid., p. 223.
rapport avec le politique, selon Aristote, parce que la vie humaine se
manifeste dans un forum public.60
La nature humaine y est conçue comme possédant un sens,
une finalité ou telos. Cette finalité est le bien de l'homme. Ce bien est
un idéal personnel mais il est aussi collectivement partagé dans la
cité, ou polis. Croire en un telos humain se manifeste en effet dans
les actions et les décisions de la vie quotidienne, et celles-ci doivent
donc être orientées par une conception publique de ce qui constitue
le bien de l'homme.
Aristote nomme le bien de l'homme eudaimonia, ou bonheur.61
Loin d'être une chose particulière, le bien de l'homme s'identifie à la
finalité de la nature humaine qu'est le bonheur, et ce bonheur résulte
de l'exercice des vertus. La pratique du bien, la vertu, revient à
chaque homme, aussi bien en tant qu'individu qu'en tant que membre
de la cité. C'est pourquoi la moralité de chaque homme et la moralité
de la cité coïncident. Connaître le bien ne suffit pas à trouver et à
conserver le bonheur: il faut aussi être vertueux.
Les vertus sont ces qualités de caractère et de raisonnement
dont la possession permet à l'homme de réaliser le sentiment
d'eudaimonia qui est universellement reconnu comme sa finalité.
L'homme sans connaissance des vertus ne peut pawenir au
bonheur. Or, la seule façon de connaître les vertus, c'est par une
60 a... Aristotle ... Fnsists on the fact] thai the virtues find their place not just in the life of !he individuai, but in the life of the city and that the individual is indeed intelligible only as a politikon zbon. , W., p. 1 50.
61 Pour ce qui suit. voir lbid., p. 148-1 49.
formation systématique. Cette formation discipline les dispositions à
agir de manière à ce que les inclinations de la nature humaine soient
sous l'emprise de la raison et non laissées à elles-mêmes.@ Pour
qu'une action soit vertueuse, elle doit d'abord passer par un
raisonnement instruit. Seule l'action informée par la raison est
vertueuse. Puisque les circonstances de toute situation sont sujettes
à l'interprétation, la raison joue un rble essentiel pour ordonner
l'action.=
En conséquence, la capacité de la raison humaine à bien juger
en toute circonstance joue un rôle essentiel dans la vie de l'homme
vertueux.64 II acquiert cette vertu intellectuelle, la phronèsis, par
l'instruction formelle mais aussi en s'y exerçant, comme pour toute
vertu.= Selon Aristote, l'intelligence et l'excellence pratique sont
inséparables.=
=This victimization by one's own emotions and desires would be of more than one kind. One the one hand one would lack any means of ordering one's emotions and desires, of deciding rationally which to cultivate and encourage, which to inhibit and reduce; on the other hand on particular occasions one would lack those dispositions which enable a desire for something other than what is actually one's good to be held in check. Virtues are dispositions not only to act in particular ways, but aiso to feel in particular ways.a, Ibid., p. 149.
=The genuinely virtuous agent ... acts on the basis of true and rational judgrnent.~, Ibid., p. 150.
a... judgrnent has an indispensable role in the life of the virtuous man which it does not and coulâ not have in, for example, the life of the merely law-abiding or rule-abiding man.=, Ibid., p. 154.
a Phronêsis is an intellectuai virtue; but it is that intellectual virtue without which none of the virtues of character can be exercised. ... intellectual virtues are acquired through teaching, the virtues of character from habitua exercise. ... The exercise of intelligence is what makes the crucial difference between a natural disposition of a certain kind and the corresponding virtue. Converseiy the exercise of pracücal intelligence requires the presence of the virtues of character ...m. Ibid., p. 154.
aAccording to Aristotle then excellence of character and intelligence cannot be separated. , Ibid.. p. 154.
La théorie aristotélicienne du bien de l'homme relie plusieurs
éléments: la formation systématique des vertus, la raison informée,
l'action vertueuse, la réflexion et le jugement moral, toutes choses
orientées vers le telos de la vie humaine. Le discours aristotélicien
n'est intelligible que si nous le prenons comme un tout. Chaque
élément a sa place dans une totalité. Maclntyre se montre donc très
favorable à la pensée d'Aristote. il s'en distingue cependant sur deux
points essentiels.
En premier lieu, Aristote appuie sa vision du telos de la vie
humaine sur une métaphysique basée sur la biologie. Cette
métaphysique a depuis été réfutée de manière décisive; cependant,
Maclntyre croit qu'il est possible et nécessaire de conserver la
pensée téléologique au plan moral si nous désirons comprendre la
nature humaine. Deuxièmement, la moralité telle que la décrit
Aristote s'exerce dans la polis athénienne et il est évident qu'il serait
impossible de recréer cet environnement. Maclntyre parle de la
nécessité de la communauté, mais il ne veut pas revenir à l'idéal
politique et social de la société grecque. Selon Maclntyre, la pensée
traditionnelle peut être réappropriée par la pensée moderne et située
dans le milieu social nouveau où elle sera pratiquée et promue.67
67 Mulhll et Swift. p. 82.
Chapitre 3
La vertu dans la modernité
a) Limites de Maclntvre. Le ~ r o ~ e t de Charles Tavlor.
Maclntyre, et Charles Taylor dans Grandeur et misère de la
modernité, ont chacun entrepris une critique de la moralité actuelle
en tenant compte des développements de la pensée morale. Les
analyses se ressemblent et se complètent parce qu'elles servent,
malgré les différences de vocabulaire et de perspective, à interpréter
la situation morale depuis les Lumières. Pour Maclntyre comme pour
Taylor, la moralité actuelle laisse à désirer et ils souhaitent y apporter
des améliorations. Par contre, leurs analyses divergent sur le moyen
d'envisager les changements nécessaires.
L'éthique communautarienne adopte deux attitudes
divergentes envers la modernité: I'une est sympathique aux idéaux
des Lumières et veut contribuer à les enrichir, I'autre s'y oppose
parce qu'elle considère que la réflexion est possible seulement en
lien étroit avec les traditions. Dans les deux cas, on interprète
différemment l'idéal de l'universalité et le rôle de la réfiexion dans la
pensée des Lumières.1
4 u r la &ne du débat éthique contemporain. il existe au moins deux types tr&s différents de théories basées sur la vertu: I'une est profondément critique par rapport aux idéaux fondamentaux des Lumiéres, l'autre conçoit l'éthique de la vertu en tant que critique interne et enrichissement des tumieres.*, Martha Nussbaurn, =La vertu &ablie: Habitudes, passion
Selon Martha Nussbaum, le projet de Maclntyre est une éthique
<cUanti-Lumièresn [parce qu'il] rejette, en tant qu'incohérent, le projet
des Lumières visant à établir des principes susceptibles d'une
justification universelle; il soutient que la justification morale est
toujours interne à une tradition et se réfère à des normes.n2 On
reproche souvent à Maclntyre son point de vue conservateur. II
constate dès le début de After Virtue l'absence de toute pensée
morale intelligible dans la modemité.3 La moralité traditionnelle a été,
d'après lui, fragmentée et en grande partie oubliée et la notion de
tradition, notion fondamentale et nécessaire à la moralité, a été
abandonnée complètement au cours du développement de la
pensée moderne. II s'appuie sur la pensée d'Aristote parce qu'elle
représente pour lui notre seule défense contre la modernité et la
seule pensée prémoderne justifiable à cette fin? Nussbaum
remarque le conse~atisrne de Maclntyre en ce qu'il propose de
restreindre la pensée et les choix de l'individu à ses rôles dans des
hiérarchies:
et réflexion dans la tradition aristotélicienne^, Le Su~dément no. 186 (1 993). p. 1 79. Sur ce point, voir les pages 177 à 183.
=We possess indeed simulacra of rnorality, we continue to use rnany of the key expressions. But we have -- very largely, if not entirely - Iost our mmprehension, both theoreticai and pracücal, of rnora1Fty.-, Maclntyre, p. 2.
a... when modemity made its assaults on an older worfd its most perceptive exponents understood that it was Aristotelianism that had to be overthrown. But dl these historicai truths, cruciai as they are, are unimportant compared with the fact that Adstotelianism is philasophically the most powerful of pre-modem modes of moral thought. If a premodem view of rnorals and politics is to be vindicated agaitlst modernity, it wilf be in samething like Aristotelian terms or not at all. Ibid.. p. 1 18.
II semble s'attacher en particulier aux traditions où l'on trouve une hiérarchie des rôles, où la hiérarchie joue un rôle pr6pondérant et OU les rôles sont assign4s1 de telle maniers qu'if est peu nkcessaire de r6fléchir sur ce qu'on doit faire.5
Selon Maclntyre, l'individu doit s'orienter en prenant appui sur
les traditions et ne peut pas penser ou choisir librement, de manière
pleinement autonome. Le jugement moral n'est possible que s'il se
fonde sur une idée du bien collectivement partagée. Vue de cette
façon, la réflexion vertueuse se situe toujours dans un milieu
particulier. Martha Nussbaum s'oppose à une telle conception: à son
avis, l'éthique de la vertu invite à la réflexion sur son sens ultime et,
selon la tradition socratique, <<une vertu ne mérite ce nom que pour
autant qu'elle peut se justifier elle-même devant le tribunal de la
raisonn.6 On peut très bien faire valoir que dune des plus hautes
vertus reconnues ... est justement la réflexion éthique elle-mêmed
Maclntyre, lui, n'élabore pas sa réflexion sur la vertu au-delà de
l'excellence. II faut voir, au contraire, que c e l a reconnaissance d'une
communauté universelle d'êtres raisonnables est un prolongement
naturel de l'intérêt pour l'activité humaine.!
Maclntyre est aussi critiqué pour son antirnodernisrne. II s'en
prend à l'individualisme qui est au fondement de toutes les structures
sociales et politiques modernes. La conception de la vie vertueuse, si
5 Nussbaum. p. 179.
lbid-, p. 182.
7 lbid-, p. 182.
8 Ibid-, p. 183.
on l'on en croit Maclntyre, n'acquiert un sens clair et précis que dans
un environnement déterminé auquel l'individu se soumet et qui est
déterminé à l'avance par les circonstances de sa naissance. Tout
cela s'oppose radicalement à ce que nous pensons aujourd'hui. II est
tout à fait possible, dit Nussbaum, que la recherche de la vertu nous
mette «en désaccord avec notre communauté et ses interprétations
traditionnelles. > ~ 9
L'affiliation à [la communauté de sa naissance], tout en étant une source de determination et de formation, est éthiquement arbitraire, et parfois même éthiquement dangereuse - dans la mesure où elle nous pousse à suivre nos pr8férences non r6fl6chies comme si elles étaient des lois morales, et attribuer un r6le centrai à des différences contingentes de statut, genre et richesse, comme si elles avaient quelque profonde signification éthique?
Maclntyre est-il trop sévère envers la modernité? Charles
Taylor pense que oui. Maclntyre critique à bon droit notre situation
morale émotiviste mais il a tort de croire que la modernité est
dépoume de ressources morales. Dans Grandeur et misère de ia
modernité, Taylor propose de dégager et mettre en évidence les
ressources morales propres à la modernité. Nous avons un héritage
moral, qu'il nomme l'idéal d'authenticité. II s'agit ici du principe à la
base de l'individualisme moderne. Selon Taylor, i l suffit de rendre
intelligible de nouveau cet idéal puissant qui mène notre culture. Une
meilleure compréhension de l'idéal pourrait servir de catalyseur et
améliorer la situation morale individuelle et collective actuelle. Nous
allons en faire un examen attentif dans la prochaine section.
Taylor s'oppose à l'analyse de Maclntyre sur deux points
essentiels. D'une part, il n'est pas nécessaire de ressusciter le
fondement moral des anciens temps parce que nous avons à notre
disposition un fondement moral propre à la modernité. L'authenticité
est un idéal moral proprement moderne. Elle est présente depuis
quelques centaines d'années et elle définit notre culture, bien qu'elle
se soit vue dégradée et exploitée par des interprétations qui la
réduisent à la simple affirmation de libertés arbitraires. Au cours des
dernières décennies, l'accent moral s'est déplacé au point où il est
devenu incapable d'inspirer et guider l'épanouissement personnel et
culturel. Voilà ce queTaylor souhaite rétablir. La culture moderne
n'est pas sans ressources morales parce qu'elle est animée d'un
véritable idéal moral, celui de l'authenticité.
Taylor s'oppose B Maclntyre sur un deuxième point: les fomes
initiales de l'authenticité ont été préservées en une tradition,
transformées par l'usage et par le temps certes, mais transmises
jusqu'à nous en leurs fomes contemporaines. Contrairement à
Maclntyre, Taylor observe l'existence d'une certaine tradition de
pensée à travers les changements sociaux et politiques éprouvés par
la culture moderne depuis les Lumières.. II n'est donc pas juste de
constater un rejet absolu de la notion de tradition ou de divers
principes moraux importants dans notre histoire récente.
Charles Taylor se fait le défenseur de la modernité. Dans les
temps modernes, dit-il, les cultures occidentales se sont
transformées sous l'effet d'une tradition de pensée individualiste, une
véritable tradition au sens de Maclntyre, dont l'intelligibilité a été
supportée par un idéal si puissant qu'il a réussi à nous faire
transcender toutes les formes anciennes de sociétés, de systèmes
économiques et politiques, et de règles morales. Au lieu de voir là
une détérioration, Taylor y voit plutôt une mutation. La morale
moderne met l'accent sur la sincérité et la responsabilité envers le
bien-être individuel et collectif. L'idéal d'authenticité a fondé en
quelques siècles une nouvelle conception des relations humaines.
b) L'idéal d'authenticité.
Dans son texte Grandeur et misère de la modernité,
CharlesTaylor reprend plusieurs des thèmes abordés par Alasdair
Maclntyre dans After Virtue. Ce texte est très court puisqu'il s'agit
d'une série de conférences Massey diffusée par Radio-Canada en
1991. Taylor n'y entreprend donc pas une analyse aussi approfondie
de la moralité des cultures ancienne et moderne que ne le fait
Maclntyre.11 II se limite à une discussion de l'idéal d'authenticité, qu'il
considère comme un postulat moral de l'individualisme moderne et
comme le fondement de la culture contemporaine de
Pour une analyse approfondie des cuitures anciennes et modernes par Charles Taylor, voir Murces of the Self: The Makina of the Modem Identu Cambridge. MA: Harvard University Press, 1989.
l'épanouissement du soi. II traite de la société et de la politique en
général, mais nous allons surtout nous en tenir à sa discussion de la
moralité des temps modernes- II remonte jusqu'aux origines de
l'individualisme pour en arriver à expliciter un idéal propre à la
modernité, celui d'authenticité; par la suite, il observe les
déformations que subit cet idéal dans la situation présente.
L'individualisme est apparu en même temps que s'imposait à la
pensée le principe d'égalité démocratique. II se présente alors
notamment sous les traits du rationalisme libre de Descartes ou de
l'atomisme social de Locke. Cet individualisme résulte de la
disparition des horizons moraux de l'antiquité, du discrédit jeté sur les
hiérarchies sociales et familiales de naguère; il s'est ensuivi <<une
perte de la dimension hérolque de la vie... [c'est-à-dire] le sens de
l'idéal, la perspective d'un but pour lequel il vaudrait la peine de
rnourir.)J2 Or, en <<même temps qu'elles nous limitaient, [ces
hiérarchies] donnaient un sens au monde et à la vie sociale.)>lJ Leur
disparition a donc bouleversé la moralité et favorisé l'émergence de
I'individualisme. Bien qu'il ait été beaucoup critiqué, l'individualisme
semble inévitable, tant il imprègne les st~ctures politiques et sociales
modernes et promeut l'idéal de la liberté inhérent à la modernité.
Depuis l'avènement des temps modernes, l'individu est au centre de
l'horizon moral. On peut déplorer cela, ou s'en réjouir. Alexis de
j2 Charles Taylor. Grandeur et misère de la modernité, traduit de l'anglais par Charlo~e Melançon, Montréal, Bellarmin, 1992, p. 14-1 5.
Tocqueville a noté le sens négatif de l'égalité démocratique: elle
aramene l'individu vers lui-rnêrne.14. La conséquence morale de ce
repliement sur soi est 4a face sombre de l'individualisme ... qui aplatit
et rétrécit nos vies, qui en appauvrit le sens et nous éloigne du souci
des autres et de la société.»~s Cependant, l'individualisme possède
aussi un sens bénéfique, il s'inscrit dans un horizon moral. Selon
Taylor, la valeur morale de l'individualisme vient de ce qu'il est
porteur d'un idéal d'authenticité.
L'idéal d'authenticité, ou l'éthique de l'authenticité, appartient
proprement à la culture modeme.16 II est l'aboutissement d'une idée
introduite au dix-huitième siècle, selon laquelle «les êtres humains
sont dotés d'un sens moral, d'une intuition de ce qui est bien et de ce
qui est mal.~17 Ce sens, croyait-on, s'exprime par .une voix
intérieure. qu'il faudrait écouter afin d'agir correctement.18 Cette
conception de la moralité séduisait parce qu'elle permettait de
combattre la conception dominante à cette époque, celle selon
laquelle la moralité résulte du calcul des effets, en particulier des
récompenses et des châtiments divinsn.19 Désormais, le sens moral
prenait sa source dans les sentiments de chaque individu. De la est
né le concept d'authenticité sous sa forme moderne, lorsque
le contact avec ses propres sentiments prend une signification morale autonome et en vient à d6finir ce à quoi nous devons parvenir pour être vrais et pour nous accomplir pleinement . . . Désormais la source qu'il faut atteindre est en nous.20
Sur ce parcours, Jean-Jacques Rousseau a exercé une
influence déterminante par sa façon de formuler ces nouvelles idées.
II a donné un nom «à ce contact intime avec soi ... qui est une source
de joie et de contentement: "le sentiment de I'existencenQ1 II a aussi
formulé le concept de la liberté auto-déterminée. Pour comprendre
ce qu'est la liberté auto-déterminée, il faut la distinguer de la liberté
négative <selon laquelle je suis libre de faire ce qui me plaît sans
interférence»; si on ne conçoit la liberté qu'en ce sens négatif, on
aboutit aux formes déviantes de la pensée individualiste et on
s'éloigne de l'idéal d'authenticité.
A partir de Rousseau, la liberté auto-déterminée et l'authenticité
se conjoignent de plus en plus une seule définition: le soi moral et
autonome est libre quand il décide pour lui-même de ce qui le
concerne et non quand il se laisse modeler par des influences
extérieures? La signification morale de ces concepts est l'affirmation
de la capacité de l'individu à juger par lui-même? Ainsi, Herder
23 Ibid., p. 42-43. Taylor ne croit pas que la pensée de Rousseau soit essentielle B l'idée d'authenücit6, mais elle sert tout de meme à expliquer le développement de la pensée et de
<<affirme que chacun de nous a une façon particulière d'être humain:
chaque personne possède sa propre "mesuren~.*4 Cette idée a
exercé une profonde influence parce qu'elle a associé à la liberté la
notion de sincérité envers soi-même et le principe d'originalité.
L'idéal d'authenticité repose surtout sur ces dernières qualités:
Etre sincère envers moi-même signifie être fidèle à ma propre originalité, et c'est œ que je suis seul à pouvoir dire et découvrir. En le faisant, je me definis du même coup. Je réalise une potentialité qui est proprement mienne. Tel est le fondement de I'id6al moderne de l'authenticité, ainsi que des objectifs d'épanouissement de soi ou de réalisation de soi dans lesquels on le formule le plus souvent.%
Malheureusement, l'authenticité est à peine reconnaissable de
nos jours parce qu'elle s'est vue dégradée par les formes relativistes
et subjectivistes de I'individualisme moderne. Cet idéal a perdu la
signification sociale qu'il avait à l'origine en raison du souci excessif
de l'individu pour lui-même. La sincérité et l'originalité se sont
transformées en masques pour l'égocentrisme.
Taylor perçoit (<quelque chose de contradictoire et d'auto-
destructeur»*6 dans les formes courantes de I'individualisme et il doit
se pencher sur les problèmes qu'engendre celui-ci afin de retrouver
la vraie nature de l'authenticité, l'idéal qui l'anime.
l'action autonomes et, en conséquence, le fondement de la modernité axé sur la corn pétence morale de l'individu.
z4 Ibid., p. 43.
25 Md., p. 44-45.
*6 ibid-, p. 30.
A l'origine, il semble que I'individualisme sous ses formes
sociales et politiques ait promu l'émergence d'une opinion publique.
Or, nous sommes plutôt témoins aujourd'hui d'une tolérance
exagérée pour l'opinion personnelle, qui empêche la constitution d'un
discours commun. II est devenu difficile de comprendre en quoi
l'authenticité constitue un véritable idéal moral parce que dans nos
vies .l'idéal sombre au niveau d'un axiome, qu'on ne conteste pas
mais qu'on ne formule jamais non plus de façon expficite.»*7 Notre
culture consiste en un libéralisme de la neutralité, OU toutes les
opinions semblent se valoir.
L'idéologie de l'épanouissement du soi que l'on retrouve dans
l'individualisme moderne, a tendance à concevoir l'individu comme
isolé dans sa propre vie. De ce point de vue, il n'y a plus rien à dire
des choses qui transcendent l'individu. Taylor, lui, maintient que ce
que nous percevons comme la voix morale, moderne et authentique
de chaque individu n'acquiert de signification que si on la situe dans
un contexte social et politique. Un discours moral n'est véritable et
intelligible qu'au sein d'un milieu social et politique. S'en tenir au
subjectivisme et au relativisme rétrécit l'individualisme et obscurcit
l'idéal d'authenticité.
L'idéal d'authenticité, tel que Taylor le conçoit, devrait certes
inciter l'individu à s'épanouir en étant sincère envers lui-même et
original dans sa façon d'être humain, mais tout en respectant les
exigences collectives et prévisibles de sa communauté. II s'agit ici
d'une
image de ce que serait une existence meilleure ou plus élevée, où -meilleure- ou -plus 6levee~ ne se d6finissent pas en fonction de nos desirs ou de nos besoins, mais par rapport B un ideal auquel nous devrions aspirer.28
La recherche du bonheur engage la personne dans toutes ses
dimensions, aussi bien individuelle que collective. L'individu qui
cherche à s'épanouir doit s'orienter par rapport à son milieu. Cela va
à l'encontre du subjectivisme, qui favorise le moment présent au
détriment du développement complet de l'individu. Dans un monde
dominé par la raison instrumentale, il est difficile de ne pas privilégier
la satisfaction personnelle. Dès lors, le raisonnement qui invite
I'individu à s'épanouir l'encourage bien souvent du même coup à se
replier sur lui-même, et cela entraîne eune exclusion, une
inconscience même des grands problèmes ou préoccupations qui
transcendent le moi, qu'ils soient religieux, politiques ou
historiques~+9 L'idéal d'authenticité n'exige pas que nous nous
fassions une idée claire et précise de l'existence à laquelle nous
devons aspirer, mais il requiert que nous évitions d'orienter nos vies
en fonction de valeurs purement individuelles, marquées par des
circonstances transitoires.
Cela dit, Taylor s'empresse de décrire les déformations qui
affectent la moralité actuelle. II critique fortement le relativisme, parce
que la conception purement individuelle de la vérité ou de la valeur de
toute chose ne peut pas être un idéal. La doctrine relativiste est
populaire de nos jours parce qu'elle promeut l'expression de la
sincérité et de l'originalité, qui sont des valeurs si répandues - aujourd'hui. De plus, le relativisme assure l'individu que <<personne
d'autre ne peut ou ne doit essayer de lui dicter quoi que ce soit»F VU
de cette façon, le relativisme affirme le libre choix, mais seulement en
tant que choix de ce que l'on est soi-même: il importe de croire à
notre propre raison et à notre propre raisonnement dans toutes nos
activités. En conséquence, il annule la signification morale,
indépendante d'une préférence subjective, que pourrait avoir le choix
d'autre chose que soi-même. Les différentes options seraient
choisies non pas parce qu'elle seraient valables et importantes en
soi, comme le requiert l'idéal d'authenticité, mais simplement parce
qu'elles seraient attrayantes. Selon le relativisme, l'action de choisir
ne dépend pas du contenu à choisir: il faut simplement choisir. La
capacité de l'être humain à raisonner ses affaires serait utilisée aux
seules fins de justifier son choix et non pas pour juger de la
signification de ce choix. On se maintient de la sorte dans l'ignorance
à l'égard de soi-même et d'autrui. De la même façon, la diversité
culturelle n'appelle qu'à la tolérance des différences, au lieu de
rechercher la valeur morale intrinsèque de telle ou telle différence.
S'il y a confusion entre le relativisme et l'authenticité, c'est a
cause des conditions et des définitions qui leur sont communes. Le
choix libre en est un exemple: ccl'affirmation que la possibilité de
choisir constitue un bien en soi est une déformation de ... [11]idéal.~31
Essentiellement,
. .. il est clair qu'une rhétorique de la ndifférencea, de la adiversitb (voire du multiculturalisme) est essentielle à la culture contemporaine de l'authenticité.
Dans certaines formes, ce discours tourne a une apologie du choix pour lui-même: toutes les options se valent, parce qu'elles se font librement et que le choix leur confère à lui seul une valeur. Le principe subjectiviste qui sous-tend le relativisme doux est manifestement à l'oeuvre ici?
II est indispensable à l'idéal d'authenticité qu'il y ait
vraisemblablement un meilleur choix qu'un autre, lorsque nous
sommes placés devant une alternative. La liberté moderne qui
consiste a choisir sans évaluer les options perd l'importance et la
signification morale qu'elle pourrait avoir dans la vie de l'individu
aussitôt qu'elle déclare tout choix walable a prion, en partant du
principe que tout choix est justifiable».33 Nous pouvons noter un
rapprochement entre le relativisme et la théorie de I'érnotivisrne,
explicitée au premier chapitre. Selon Maclntyre, le soi émotiviste se
caractérke par le choix arbitraire de ses croyances, ses préférences
et ses attitudes. II n'y a pas d'autres raisons pour choisir et pour
défendre un point de vue? L'émotivisme et le relativisme se
34 Voir plus haut la section 1. b (-Caract6fistiques de I 'émotivisrne~) et la section 1 .c (4hnséquences de l'émotivisme~).
ressemblent en ce que l'individu y considère ses préférences comme
critère unique de l'agir.
Or l'idée de valeur n'est pas fondée sur une simple décision ou
sur une préférence, et nos sentiments m e sont jamais un principe
suffisant pour faire respecter notre position, parce qu'ils ne peuvent
pas déterminer ce qui est significatif. Le relativisme s'autodétruit.~35
Le relativisme est une forme égocentrique de l'individualisme, qui
néglige tout ce qui pourrait vraiment compter dans la vie d'une
personne au sein de sa communauté. II réduit les exigences
collectives à une simple affaire individuelle. Sous sa pire forme, le
narcissisme, I'individu n'accorde aucune importance à ses proches et
à son milieu. Taylor explique les conséquences d'un tel repliement
sur soi et la façon dont l'égocentrisme s'oppose à l'authenticité:
Tourner le dos à tout ce qui transcende le moi, c'est justement supprimer les conditions de signification et courtiser du coup la futilité. Dans la mesure où les gens aspirent à un idéal moral, cet enfermement en soi est une contradiction dans les termes; il d6truit les conditions dans lesquelles cet idéal peut se réaliser.36
Selon l'idéal d'authenticité, la signification morale dépasse les
désirs, les décisions et les sentiments de l'individu. II me faut une
raison ou une explication intelligible, <<indépendamment de ma
volonté>p pour attribuer une valeur à quelque chose. Taylor nomme
cet arrière-plan d'intelligibilité un horizon. C'est par rapport à de tels
35 lbid., p. 53.
36 Ibid., p. 57-58.
37 Ibid., p. 56.
horizons que les choses prennent une signification pour nous. L'idée
d'horizon se rapproche ainsi de la notion de tradition, explicitée dans
le deuxième chapitre. Selon Maclntyre, la notion de tradition procure
le contexte nécessaire à l'unité narrative de la vie humaine et à
l'identité personnelle: elle implique une connaissance du monde?
Cela s'accorde avec l'idée de Taylor selon laquelle notre identité est
constituée par l'ampleur de nos horizons:
Je pourrai me définir une identité qui ne sera pas futile seulement si j'existe dans un monde dans lequel l'histoire, les exigences de la nature, les besoins de mes frères humains ou mes devoirs de citoyens, l'appel de Dieu, ou toute autre question de cet ordre-là, existent vraiment. L'authenticité ne s'oppose pas aux exigences qui transcendent le moi: elle les appelle.39
Les horizons moraux nous permettent de situer nos goûts, nos
désirs, nos opinions et nos aspirations par rapport à autrui, à ceux qui
comptent dans nos vies, et aux questions incontournables posées
par la vie en famille et en société. Nos horizons nous définissent et ils
viennent soit contrarier, soit confirmer les démarches que nous
entreprenons pour notre épanouissement personnel. En d'autres
mots, il n'est pas possible d'éliminer toute chose et toute personne
qui se trouve dans notre champ de vision actuel et dans nos horizons,
parce que nous serions alors en train d'éliminer effectivement tout ce
qui compte et tout ce qui pourrait compter dans nos vies. Le
relativisme se contredit et s'autodétruit dans la mesure où il prescrit
38 Voir plus haut le chapitre 2 .Une éthique du bonheur et de la vertu..
39 lbid., p. 58.
l'épanouissement tout en refusant à l'individu les liens qu'il lui faut
comme agent moral pour s'accomplir au sein de ses horizons.
Si nous ne pouvons pas agir de façon authentique et relativiste
en même temps, c'est à cause du caractère <<dialogique
fondarnental~~~ de l'existence humaine. Dès notre naissance, nous
acquérons les formes de l'expression humaine et mous les
maîtrisons grâce à nos échanges avec ceux qui comptent pour
nous~41 Nous nous accomplissons par nos relations avec autrui et
par les choses qui comptent. Selon l'idéal d'authenticité,
ma propre identité dépend essentiellement de mes relations dialogiques avec les autres. C'est pourquoi le développement de t'idéal de l'identité engendrée de l'intérieur confère une importance capitale nouvelle à la reconnaissance d'autrui.4*
Comme nos sentiments, nos activités et nos relations sont en
principe insuffisantes pour déterminer par elles-mêmes ce qui est
pour nous significatif. Que l'on soit relativiste ou non, on présume
toujours une certaine conception de la personne et de ses rapports à
autrui et aux choses. Le relativisme, bien qu'il ne s'en rende pas
nécessairement compte, s'appuie sur une conception instrumentale
de la raison. Pour lui, la signification d'une décision se réduit à des
impératifs d'utilité, compte tenu du sujet et des circonstances. La
nature dialogique du développement de l'identité personnelle est
subtilement abandonnée en faveur d'une reconnaissance immédiate
40 Ibid., p. 48.
41 Ibid.. p. 48.
42 Ibid-, p. 65.
par autrui. En morale, le relativisme engendre le confomisme.~ II
serait sage, soutient Taylor, de rejeter le relativisme parce qu'il
<<travestit et finit par trahiru* notre sens de ce qui est bien et de ce qui
est mal ainsi que l'orientation authentique du soi vers la réalité que lui
procure son horizon.
L'authenticité est une manière de concevoir le telos de notre vie
et la forme qu'elle prendra: <<l'authenticité est manifestement auto-
référentielle: telle doit être mon orientation.~~45 Cependant, l'idéal
moderne d'épanouissement et d'accomplissement suppose un
contenu qui, lui, n'est pas auto-référentiel, contrairement à ce que
suggere le relativisme. En d'autres mots, un contenu authentique
renvoie à quelque chose qui dépasse les désirs et les aspirations de
l'individu. II est important en soi, indépendamment des relations
humaines et des activités. II est en quelque sorte la source
inspiratrice de notre façon d'agir. Le soi moderne et authentique
dépend pour son bonheur de la capacité de choisir librement sa vie
tout en respectant la nécessité de se rapporter à un contenu dont
l'existence et la signification sont indépendantes de lui.
L'idéal d'authenticité fait de la vie de l'individu une exploration
de soi. L'individu est appelé à se connaître et a s'épanouir à la fois
par la voie de ses choix libres et par sa réflexion.
43 -Le relativisme aboutit, en ce qui concerne la connaissance. au scepticisme; en morale. il engendre le conformisme; en religion, la tolérance.m, Didier Julia. Dictionnaire de la philosoohie, 2e édition, Paris. Références Larousse, 1992, p. 243.
a Taylor. p. 36.
Deuxième partie
UNE LECTURE DU THEATRE DE MICHEL TREMBLAY
Chapitre 4
Problèmes de méthode
a) La littérature et le réel.
Notre but, rappelons-le, est de vérifier la pertinence des
analyses de notre situation morale par Alasdair Maclntyre et par
Charles Taylor pour comprendre la situation contemporaine. Pour
cela, nous chercherons à savoir si elles rendent compte du présent
tel qu'observé dans l'oeuvre de Michel Tremblay. Mais on pourrait
nous demander si notre objet est bien choisi. Est-il légitime
d'appiiquer les analyses de Maclntyre et de Taylor à une oeuvre de
fiction littéraire? Le rapport entre l'analyse philosophique et la
littérature a besoin d'être justifié.
L'oeuvre de Tremblay est réaliste bien qu'elle fasse intewenir
parfois des éléments de fantastique. Cependant, son réalisme
littéraire n'est pas simple correspondance avec le réel. Parlant de sa
pièce Les Belles-Soeurs. il a déclaré: «c'est pas vrai que c'est du
théâtre réaliste, ça dit des choses qui sont vraies, mais c'est du
théâtre.»' Son réalisme se rapporte au contenu, mais la forme
=Michel Tremblay et la mémoire collective: une entrevue de Donald Smith-. Lettres guébécoises: Revue d'actualité littéraire, no. 23 (automnet 98t ), p. 51.
dramatique réaménage ce contenu afin d'y mettre en évidence
certains problèmes. Selon Trernblay, une pièce de théâtre est
. .. un questionnement. ... Je pense que je suis là pour canaliser les questions de la société et ce, non pas dans le but que la société change selon mon point de vue. Je n'oblige personne à penser comme moi. Je pense que je dis des choses pertinentes qui demeurent discutables. Tout ce que je dis est discutable.'
Et il ajoute: d e suis là pour me poser des questions avec tout le
monde. ... L'auteur de théâtre est là pour critiquer la société
parallèlement à la société. ~3
Afin de discuter du rapport entre le réel et le théâtre chez
Tremblay, nous pouvons nous aider de la notion aristotélicienne de
mimesis. Ce terme grec veut tout simplement dire <<imitation,,.
Aristote l'applique à l'ensemble de l'activité humaine désignée
comme artistique. A l'origine de l'inspiration créatrice, il y a le désir
d'imiter une chose, une pensée ou un sentiment du monde réel.
Aristote explique ce désir comme suit:
Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes -- et ils se différencient des autres animaux en ce qu'ils sont des êtres fort enclins a imiter et qu'ils commencent à apprendre à travers l'imitation -. comme la tendance commune à tous, de prendre plaisir aux représentations; la preuve en est ce qui se passe dans les faits: nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité . .. 4
2 =Michel Tremblay: Du texte la représentation, une inteMew de Roch Turbidem. Voix et imaaes. vol. vii, no. 2 (hiver 1982), p. 223.
Aristote. Poétiaue, introduction. traduction nouvelle et annotation de Michel Magnien. Pans. Le Livre de poche classique, 1990, (1 448b 6-1 1 ), p. 88-89.
Pour Aristote, la mimesis m'est pas pure copie, ... elle est
création, car transposition en figures de la réalité ... Elle qualifie à la
fois l'action d'imiter un modèle, mais également le résultat de cette
action, la représentation de ce modèle. . . ~ . 5
L'oeuvre littéraire ne peut pas refléter la réalité telle quelle; si tel
était le cas, le lecteur serait encombré de détails et il ne pourrait pas
suivre le déroulement des scènes. La mimesis répond à la question
du choix. L'écrivain a besoin de choisir ce qu'il veut imiter afin de le
mettre en évidence. II doit concentrer dans son oeuvre certains
éléments qui dans la réalité se trouvent épars et enchaîner les
éléments sélectionnés. La notion de mimesis permet d'expliquer le
rapport théorique entre l'oeuvre littéraire et le réel. Michel Magnien
résume la pensée d'Aristote sur ce point comme suit:
[L'imitation est] douée d'un caractère de généralisation, d'idéalisation ... . Elle dit en effet ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou la nécessité, et atteint le genéral en présentant le déroulement causal et intelligible des faits3
Dans son ouvrage, Aristote énumère une série de règles de la
composition. Parmi celles-ci, deux nous semblent éclairantes pour
approcher l'oeuvre de Tremblay. La première est la tendance au
général, qui impose à l'écrivain
M. Magnien, Introduction. dans p. 25-26.
m.,p.27-28.
... de construire un argument, une structure dynamique qui échappent au contingent pour dégager une situation dramatique et des rapports humains de portée universelle. ..7
La deuxième exigence concerne la façon dont le lecteur se
trouve à croire l'histoire racontée:
Dans l'agencement de ces histoires, le dramaturge devra toujours avoir pour pierre de touche le nécessaire ou le vraisemblable, puisque le domaine de la mimibis est celui du possible, et non du monde réel.*
Ces exigences se vérifient-elles chez Trernblay? Pour
répondre à cette question, la meilleure chose à faire est sans doute
de laisser la parole à Tremblay, de prendre acte de ce qu'il a lui-
même dit sur le rapport entre le réel et son oeuvre. Or précisément,
Tremblay a consacré toute une pièce de théâtre à ce rapport. Cette
pièce se distingue par son titre même, Le Vrai monde?, qui, on le voit
bien, pose d'emblée la question «quel est le vrai monde?*. En 1980,
Tremblay prophétise la création de sa pièce six ans plus tard: d e
suppose qu'il est normal qu'à mon âge, on ait envie de parler de son
métier, de ce qu'on devrait en penser..g Le résultat est une pièce de
théâtre dans laquelle est mise en scène une autre pièce de théâtre.
Tremblay a écrit Le Vrai monde? à deux niveaux: le réel, tel
qu'il s'exprime présentement dans une famille, et l'imitation du réel,lo
-
M.. p. 35.
8 M.. p. 37.
9 .DU texte la représentation-. p. 213 et 221.
' 0 Nous utilisons les expressions ale réel- et al'irnitation du réel- pour éviter une confusion au niveau de la langue. La piéce Le Vrai monde? est elle-même une .(imitation du réel= dans
tel qu'on le voit mis en scène dans une pièce de théâtre écrite par l'un
des personnages, Claude. Le niveau du réel nous fait connaître tous
les personnages quand ils se rassemblent un soir pour prendre un
repas en famille. L'action se déroule dans l'appartement familial.
Outre Claude, les personnages sont sa mère Madeleine, son père
Alex qui est commis voyageur et sa soeur Mariette qui est danseuse
dans des clubs.
Le Vrai monde? raconte ce qui se passe dans une famille
quand le fils écrit une pièce pour exposer la vérité non dite, ou les
sujets tabous dans sa famille. Le déroulement des scènes du réel est
interrompu par des scènes portant sur le même sujet mais issues de
la pièce écrite par Claude. Les répliques des deux pièces
s'entremêlent de manière à présenter simultanément les deux
versions de la réalité. Alors qu'au niveau du réel les choses se
déroulent assez normalement, la pièce écrite par Claude met en
scène des confrontations entre les deux femmes et Alex. Au fur et à
mesure que sont révélées les raisons de ces confrontations, Claude
nous fait assister à la destruction de sa famille: Madeleine en vient à
vouloir divorcer dlAlex, et Mariette, la fille, interdit à son père de
fréquenter les clubs où elle travaille à danser.
Claude dénonce le non-dit dans sa famille en écrivant une pièce
où il imagine des événements qui pourraient amver si Madeleine et
Manette confrontaient Alex dans le réel. II fallait qu'il s'exprime,
laquelle est mise en scène une deuxième =imitation du réeb, par un procédé de mise en abyme.
même de manière fictive, pour parler de la vérité: <<J1ai essayé, à
travers des mensonges, de dire ce qui était vrai41 II concède à sa
mère que sa pièce est <<une version de la réalited* II s'est servi de
mensonges pour dénoncer le silence.
Cependant, d'un niveau à l'autre de la pièce, certains éléments
demeurent les mêmes, ce qui fait davantage ressortir la création à
laquelle procède Claude. On peut observer cela à propos de la
relation centrale de toute la pièce, celle de Claude et de son père. Au
niveau du réel et au niveau de son imitation dans la pièce de Claude,
celui-ci a toujours connu un pere absent du foyer à cause de son
métier de commis voyageur. Pendant ses séjours brefs à la maison,
Claude essayait de parler avec son pere mais Alex détournait la
conversation avant qu'elle ne tombe sur des questions de sentiments
ou sur tout autre sujet qui ne l'intéressait pas. Le caractère dlAlex
demeure aussi le même aux deux niveaux. Claude connaît si bien le
caractère et le raisonnement de son père que les répliques qu'il lui
donne au niveau de l'imitation, malgré les explications et les
exagérations, ne contredisent pas le ton des répliques au niveau du
réel. Alex n'hésite pas depuis longtemps à mépriser son fils et à s'en
moquer. Le mauvais rapport entre Claude et Alex est évident au
niveau du réel. Alex rappelle à Claude le soir oii il est allé le sortir d'un
club pour les jeunes, en ajoutant:
Trernblay, Theatre 1. p. 436.
'2 w-, p. 408.
Le popa commis voyageur qui ose pénétrer dans le cénacle des refaiseux de monde! Le méchant ouvrier quétaine et méprisable qui fait irruption sans s'annoncer chez les intellectuels supérieurs et porteurs de v&it6! ... J'ai fréquenté du monde autrement plus instruits pis intéressants que ta p'tit'gang de nobodys qui se prennent pour le nombril du monde!13
Cependant, entre le plan du réel et celui de son imitation par
Claude, la relation au père subit aussi certaines transformations.
Quand, dans le réel, Alex lui demande à quoi bon parler de choses
arnkées dans le passé, Claude répond: <<C'que j'écris a un rapport
direct avec tout ça ..$4 II veut dire par la que le silence qui règne dans
la réalité n'est plus possible dans sa pièce. Dans la pièce de Claude,
le personnage d ' A h n'a pas d'autre choix que d'écouter ses
accusateurs et de subir les conséquences de ses actions envers eux.
Le théâtre tel que le conçoit Claude (et, à travers lui, Tremblay)
est une fabrication littéraire qui a deux fonctions: faire ressortir la
vérité latente d'une situation et dire quelque chose au sujet de cette
vérité. Claude énonce cela clairement vers la fin de la pièce, quand il
déclare à son père: <<Quand tu peux pas parler, y faut que les choses
sortent d'une façon ou d'une autre.)Js Un des thèmes principaux du
Vrai monde? est de provoquer la communication: la complicité à
garder le silence est combattue par la certitude qu'une vérité latente
existe.
Claude a donc écrit sa pièce en vue de parfer honnêtement
pour une fois avec son père. Mais il ne réussit pas. Sa pièce n'a
aucun effet positif et l'effort de communiquer s'avère n'avoir servi à
rien: <CA quoi ça sert, papa, si j'peux pas me rendre jusqu'à ton
coeur? A quoi ça sert si tu refuses d'admettre que t'en as un?»16
Dans Le Vrai monde?, Claude ne cherche pas seulement à
clarifier sa relation avec son père. II lutte aussi contre la complicité
avec laquelle toute sa famille entretient le silence au sujet des choses
répréhensibles faites par Alex. Tremblay fait une description concise
du rapport théorique entre le réel et le théâtre dans cette réplique par
Claude à son père:
J'ai fait ce qu'on appelle ... un transfert. C'est ça mon rôle. .. j'pense. De faire dire aux autres c'qu'y sont pas capables de dire pis ce que chus pas capable de dire moi non plus.17
Cela explique encore une fois les écarts entre le réel et son
imitation par Claude. C'est ce qui arrive à propos de la relation entre
Mariette et Alex.
Dans sa pièce, Claude se fait le défenseur de sa soeur. II
rapporte une scène où, Mariette étant encore enfant, elle avait été
violée par son père un soir. Mais au niveau du réel, il en va tout
autrement: Mariette adore son père, et elle méprise son frère.
Mariette et Alex racontent chacun leur propre interprétation du soir en
question. Or aucune des versions ne parle de viol. Dans la pièce de
Claude, en revanche, Mariette accuse son père, et son frère, pour
elle est un héros. Pourquoi Claude travestit4 ainsi la réalité? C'est
qu'il a compris que le tripotage constant de sa soeur par Alex pendant
sa jeunesse était trop incessant pour être un simple jeu ou pour
démontrer une saine affection. Claude perçoit quelque chose de
maladif dans l'attention qu'elle reçoit et qu'elle a toujours reçue de
son père. Certes, il n'y a pas eu de viol, mais il était latent, et c'est
cette vérité latente qui s'exprime dans sa pièce. C'est ce qu'il
expliquera lui-même à son père:
Si j'étais pas arrivé, ce soir-là, papa, je le sais que tu l'aurais violée, Mariette, pis que ça serait devenu un sujet tabou dans'maison, comme madame Cantin. On aurait tous été ... complices, une fois de plus. Si personne te dénonce, que c'est qu'on va devenir, tout le rnonde?l*
Mais les observations de Tremblay sur l'écart entre le réel et le
théâtre deviennent encore plus intéressantes à travers la description
qui est faite de la relation entre Claude et sa mère Madeleine.
Madeleine, en effet, est la seule à avoir lu la pièce de son fils et elle lui
en parle avant le repas. Presque toutes les répliques entre
Madeleine et Claude se rapportent à quelque fait, événement ou
sentiment mis en évidence par Claude dans sa pièce.
II cherche à justifier sa propre attitude et le besoin qu'il a eu de
défendre sa mère contre son père en écrivant sa pièce. Ce qu'il dit à
ce propos donne une bonne description du caractère de l'écrivain en
général:
l8 m.. p. 436. Madame Cantin a eu un enfant avec Alex. Un jour. elle s'est présentée à la porte de Madeleine parce qu'Alex l'avait laissée sans argent.
J'ai toujours eu une grande facilit&. à me glisser à I'int6rieur des autres. A les ... sentir. J'fais ça depuis toujours. Vous autres, vous appelez ça de l'espionnage ... Moi, j'appelle ça vivre. Quand j'étais dans mon coin à vous regarder faire, à vous écouter parler, j'vivais intensément tout ce qui se faisait, pis tout ce qui se disait. ici. Je le gardais en mémoire, j'me le récitais, après, j'y ajoutais des choses ... je ... c'est vrai que je corrigeais, après, ce qui s'était passé ... J'devenais chacun de vous autres, pis j'essayais de comprendre ... comment c'était fait. à Ilinterieur des autres ... en interprétant. en changeant des fois œ qui s'était pas& ... parce que des fois ce qui s'était passé était pas assez r6velateur ... C'est encore ça que je fais ... J'essaye.. . j'essaye de trouver un sens à ce qui se passe à l'intérieur des autres.. .l9
Mais malgré ces paroles, Claude se heurte à l'hostilité de sa
mère. L'attitude de Madeleine a toujours été de protéger son
mariage et son foyer. A cette fin, elle a nié les vérités latentes avec un
silence inébranlable et a entraîné à la longue la complicité de ses
enfants. Mais elle n'a pas réussi avec son fils. Quand Madeleine lit la
pièce de Claude, elle entend son personnage admettre qu'elle sait
très bien que son mari a des aventures pendant qu'il est en tournée.
Elle se voit agir contre lui avec raison. Toutes les répliques sont
fictives, mais elles manifestent elles aussi une vérité latente. C'est ce
que révèle la réaction violente de Madeleine contre Claude. Elfe
s'exclame: <<Cette scene-là au sujet des femmes s'est jamais
produite, pis a'se produira jamais, m'entends-tu? Aussi longtemps
que je vivrai j'empêcherai cette scène-là de se produire.nm A quoi
Claude répond:
J'le sais que tu les as jamais dites, ces choses-P.. C'est pour ça qae j'les ai écrites. justement. Moman, y'a des choses ici-dedans qui auraient dü être réglées depuis longtemps pis qui traînent encore.21
L'explication de Claude ne suffit pas à supprimer la rage et la
déception qu'elle ressent de se voir figurer de manière aussi précise
dans un personnage de théâtre.
Nous pouvons conclure des analyses qui précèdent que chez
Tremblay, le rapport entre le réel et le théâtre est conçu comme une
imitation en vue de faire ressortir une vérité latente. Dans sa pièce,
Claude veut dire quelque chose d'important au sujet de la réalité dans
sa famille. Dans Le Vrai monde?, tous les personnages ont chacun
leur besoin, soit de cacher ce qui existe, soit de faire exister ce qui est
caché. Claude personnifie la vérité latente: pendant qu'il reste caché
pour l'observer, elle n'existe pas; quand il prend la parole, elle existe.
II est incompréhensible selon lui de prétendre a l'ignorance et de
tolérer ce qui est méprisable dans le caractère humain.
Un autre problème intéressant qui est soulevé dans Le Vrai
monde? est celui du droit de l'écrivain à dire le non-dit. Quelle est la
responsabilité personnelle de I'écrÏvain? Dans sa pièce, Claude parle
non pas du monde tel qu'il est mais du monde qu'il devine de son seul
point de vue. Or jusqu'à quel point a-t-il ce droit? Cette question
constitue l'un des principaux ressorts de la pièce. Par exemple,
quand Mariette parle à son père de
des faits depuis longtemps oubliés,
21 M., p. 395.
la pièce de Claude qui ressasse
Alex voit en Claude une menace:
<<Ouan, ... j'pense qu'y'est en train de devenir dangereux, avec ça.»22
De même, Madeleine proteste vigoureusement contre l'interprétation
de Claude: <<T'as faite de nous autres des portraits effrayants, t'as
arrangé la réalité comme tu voulais, comme ça faisait ton affaire, t'as
même gardé nos noms .....23 Un peu plus loin, elle s'écrie:
T'as pris la parole pour nous autres. Claude, qui c'est qui te donnait ce droit-là? Pis en plus c'est la seule qui va rester parce que c'est la seule qui est écrite! T'as pas le droit de faire ça! T'as pas le droit! Prends la parole pour toi tant que tu voudras, exprime-toi, conte-nous tes malheurs, mais laisse-nous tranquilles!*4
Le conflit que voit l'écrivain entre sa volonté de s'exprimer
librement et un sentiment de responsabilité qui l'obligerait à se taire
est accentué par la possibilité qu'il échoue ou que son intervention
entraîne des conséquences néfastes ou imprévues. En même temps
que l'écrivain se permet la parole, il doit penser aux répercussions.
L'imitation littéraire comporte un risque: l'erreur de jugement.
L'écrivain est forcément obligé d'évaluer la réaction potentielle à son
oeuvre.
Dans Le Vrai monde?, l'écrivain n'a pas réalisé que sa pièce
serait mal reçue. Claude n'a pas pense au rôle du silence dans sa
famille. Sa pièce est une intrusion dangeureuse dans le silence
familial imposé par Madeleine. Claude a sous-estimé le pouvoir de ce
silence. Les vérités restent à t'état latent dans la famille parce qu'elles
menacent le fondement d'ignorance et de silence nécessaire au bien-
être dlAlex. La conséquence de l'imprévision de Claude est son
exclusion de sa famille. Madeleine lui demande de s'en aller afin que
soit préserve le précieux silence de son monde.
Que conclure des analyses qui précèdent? L'oeuvre de
Tremblay, comme toute oeuvre dramatique, jette un éclairage
puissant sur certaines structures du réel qui sont inapparentes à
première vue. A ce titre. son analyse peut donc être beaucoup plus
révélatrice qu'une simple observation empirique. Elle permet d'aller
droit au but. On peut donc y voir un témoin privilégié de ce que nous
sommes et de notre situation morale. Bien sûr, ce dont Tremblay
nous parle peut être erroné, comme lui-même en est conscient, cela
peut aussi n'être qu'une partie de la réalité. Mais le fait que tant de
gens aujourd'hui se reconnaissent dans son oeuvre indique bien que
Tremblay touche à des points essentiels.= Ce sont ces points que
nous allons maintenant essayer de mettre en évidence et
d'interpréter.
b) Sélection du cornus.
Notre examen de la théorie morale communautarienne va nous
seMr à présent à interpréter l'oeuvre de Michel Trernblay, que nous
considérons comme un témoin privilégié de notre situation morale.
* uSi le public ne se reconnaissait pas dans ce que j'écris, il y a longtemps que je crèverais de faim., (Michei Tremblay, cité dans Jean-Claude Trait, =Michel Trernblay: Qu'on me disse donc la paixm, Le Jour. 2 juillet 1976, dans Michel Tremblav: Dossier de oresse. 1966-1 981, Sherbrooke, QC, Bibliothèque du Séminaire de Sherbrooke, 1981 .)
Mais dans le cadre du présent travail, il n'est pas possible d'analyser
en son entier une oeuvre aussi considérable que celle de Tremblay. II
nous faut opérer des choix que nous allons à présent expliquer.
L'oeuvre littéraire de Michef Tremblay se répartit en plusieurs
genres: contes, adaptations, récits, romans, théâtre, comédies
musicales ou opéra, cinéma, etc. Son talent d'écrivain est
incontestable: nous connaissons ses créations depuis plus de
quarante ans, et ses propos sont aussi divers que les moyens
littéraires qu'il emploie.
Nous choisissons ici de ne nous intéresser qu'à l'oeuvre
dramatique de Michel Trernblay. Ce choix est motivé par l'importance
historique de cette oeuvre pour le peuple québécois. Tremblay a
décidé d'écrire ses pièces <<sans déformer le parler des gens [parce
qu'il] fallait écrire du théâtre qui se passait de l'intérieur, où on ne
sentait pas que ça venait de I'extérieur.»26 Le théâtre de Tremblay a
eu un impact considérable d'abord parce qu'il a représenté sans
honte le langage du peuple, tout en situant les personnages dans un
milieu de gens ordinaires.
Tremblay s'est senti très tôt une vocation pour cela. Longtemps
avant le succès des Belles-Soeurs, il se dirigeait vers une carrière
d'écrivain. Avec cette pièce, il a commencé à construire un univers de
personnages inspiré des gens qui ont influencé sa vie sur le Plateau
26 =Michel Tremblay et la mémoire collective^, p.50-51.
Mont-Royal à Montréal. Dans toute son oeuvre, Trem blay répondait
à un besoin dont il s'était rendu compte à l'âge de 13 ans:
C'était le besoin de dire des choses qui n'&aient pas dites, de défoncer des tabous, de faire parler des gens dont on avait honte plus ou moins inconsciemment. À mesure que j'écrivais. c'est devenu de plus en plus conscient et de plus en plus personnel.27
A travers son oeuvre thégtrale, il nous fait connaître un peuple
précis, situé dans une époque, celles des années cinquante a
soixante-dix, mais dont les personnages sont aussi porteurs
d'aspirations universelles. Selon Louis-Guy Lemieux,
les héros de Michel Tremblay sont prostituées ou tapettes, fabulateurs ou angoissés, ignorants ou ratés. Ils sont surtout vrais et profondément humains. Et ils sont a ce point québécois qu'ils en deviennent universels.28
Mais notre préférence pour le théâtre de Tremblay ne
s'explique pas seulement par des raisons historiques. Le théâtre de
Tremblay est aussi reconnu pour sa plus grande généralité que ses
romans. L'oeuvre romanesque et l'oeuvre dramatique de Tremblay
sont différentes à cause de la façon dont il s'y prend pour
communiquer sa pensée. Dans un roman, il parle directement à son
lecteur et il traite complètement son sujet. Selon Tremblay, eJ'écris
un roman quand je veux parler au monde, moi en tant que moi.>>*9 Le
27 4'écriture au diapason de la société qui la fait vivreg, Le Com~ositeur Canadien. juin 1977, dans Michel Tremblav: Dossier de Dresse.
** Louis-Guy Lemieux a329 pages pour quelques jours de printemps sur la rue Fabre.., & Soieil, 28 octobre 1978, p. E13, dans Michel Tremblav: Dossier de Dresse.
29 =Du texte à la représentation., p. 21 5.
roman est l'outil littéraire par lequel l'écrivain raconte une histoire
selon son point de vue. Tremblay explique: <<Dans un roman, tu
imposes ta vision du monde.mm Le lecteur est nécessairement
orienté en tout temps par l'intention directe de l'auteur.
Par contre, une pièce de théâtre exige du lecteur qu'il prête une
plus grande attention aux répliques car la pensée de t'écrivain n'est le
plus souvent que sous-entendue. II est difficile de raconter
4'histoire~ de la pièce parce qu'on est limité aux dialogues et au
déroulement des scènes. Tremblay ne croit pas que ses pièces
soient des histoires en tant que telles: <con me demandait [lorsqu'il
accordait des entrevues chaque fois qu'il faisait une pièce] de quoi ça
parlait, je pouvais leur répondre, mais je ne pouvais jamais raconter
I'histoire.*sl Le lecteur ou le spectateur doit faire un travail
d'interprétation des personnages beaucoup plus grand s'il veut saisir
le rnessage.32
A l'interprétation du texte s'ajoute, dans le cas du théâtre,
l'interprétation du metteur en scène. Lors d'une représentation, le
spectateur est obligé d'interpréter non seulement ce qu'il entend mais
ce qu'il voit. L'interprétation se fait à deux niveaux. Tremblay
explique:
C'est un choix que d'écrire du théâtre. Si je voulais orienter complètement mon spectateur, je ferais moi-même mes mises en
scène et ma pièce voudrait dire partout la même chose. La beauté du théâtre, c'est justement le mot einterpretem -33
Tremblay reconnaît la contribution de la mise en scène à
!'interprétation quand il dit: .tous les autres sont aussi créateurs, [ils]
ont quelque chose à dire+4 (En ce sens, l'entente professionnelle de
Tremblay et du metteur en scène André Brassard est reconnue
comme une collaboration, mais selon Tremblay, il s'agit plutôt d'une
~ ~ o s r n o s e ~ ~ . ~ ) Une pièce de Tremblay est toujours théâtrale dans la
mesure où elle est écrite et montée dans le but d'intéresser le
spectateur et de le divertir. Mais la pièce n'atteint son véritable but
que dans <<la discussion qui suivra la représentation~36
Tous ces intermédiaires font que dans le théâtre, l'auteur ne
communique sa pensée qu'indirectement. C'est pourquoi le théâtre
convient bien à une analyse comme celle que nous entreprenons. A
cause du degré d'engagement requis de la part de chaque lecteur ou
spectateur, l'oeuvre théâtrale atteint une dimension universelle
beaucoup plus facilement que ne le fait le roman, où, pour accéder à
l'universel, il faut passer par une longue analyse de l'univers intérieur
déployé par l'auteur.
Nous allons donc nous en tenir à l'oeuvre théâtrale de Tremblay
et, plus précisément, à son texte. Le texte est, selon l'expression - . -
33 M.. p. 214.
s4 M.. p. 219.
35 M.. p. 219.
36 m.. p. 221.
même de Tremblay, «la matière première47 Nous ne tiendrons
donc pas compte de cet autre moment interprétatif qu'est la mise en
scène.
Mais l'oeuvre théâtrale de Tremblay est elle-même divisable en
parties. Les onze premières pièces sont connues sous le nom de
<Cycle des Belles-Soeurs,,. Ce cycle renferme deux thèmes majeurs.
Selon Renate Usmiani, il y a le <<Cycle de la rue Fabre., où Tremblay
met en vedette les personnages du quartier de son enfance, et le
Cycle de la Main)., avec des personnages aussi bigarrés que le
boulevard Saint-Laurent qui donne au cycle son nom.= On trouvera
à la page suivante une liste des pièces de Tremblay, reparties selon
leurs cycles.
Parmi toutes ces pièces, nous en avons choisi quatre toutes
centrées sur le thème de la famille. Les deux premières pièces
proviennent du Cycle des Belles-Soeurs, en particulier le Cycle de la
rue Fabre. Ce sont: A toi. pour toujours. ta Marie-Lou, et Boniour. là,
boniour. Les deux autres pièces suivent le thème du Cycle de la rue
Fabre mais elles viennent après le Cycle des Belles-Soeurs. Ce sont:
Albertine. en cina tem~s, et Le Vrai monde?.
Notre choix s'explique d'abord par le fait que toutes ces pièces
présentent des univers de personnages très riches. Manifestement,
Tremblay y fait la synthèse de thèmes explores séparément dans des
pièces anté rieu res.
37 M.. p. 219.
38 Renate Usmiani. Michel Tremblav, Vancouver. Douglas & Mclntyre. 1982. p. 17-1 8.
L'oeuvre théâtrale de Michel Tremblay
Le Train (1 964) Les Paons (1 970) non publié
Cycle des Belles-Soeurs
Cycle de la nie Fabre:
Les Belles-Soeurs (1 968) En pièces détachées (1 969) A toi, pour toujours, ta Marie-Lou (1 971 ) Bonjour, la, bonjour (1 974) Surprise! Surprise! (1 975) Damnée Manon, Sacrée Sandra (1 977)
Cvcle de la Main:
La Duchesse de Langeais (1 969) Trois Petits Tours.. . (1 969) Demain matin, Montréal m'attend (1 970) Hosanna (1 973) Sainte Carmen de la Main (1 976)
Suite - Les Héros de mon enfance (1 976) L'Impromptu dYOutrernont (1 980) Les Grandes Vacances (1981) non publié Les Anciennes Odeurs (1 981 ) Albertine, en cinq temps (1 984) - Cycle de la rue Fabre Le Vrai monde? (1 986) - Cycle de la rue Fabre Nelligan (1 990) La Maison suspendue (1 990) - Cycle de la rue Fabre Marcel poursuivi par les chiens (1 992) - Cycle de la rue Fabre En circuit fermé (1 994)
Si, en outre, nous nous limitons à des pièces du Cycle de la nie
Fabre, c'est parce qu'elles privilégient le thème de la famille. Nous
faisons ce choix parce que notre étude se rapporte au
développement moral de la personne et à sa quête de bonheur et
d'identité. L'examen du rapport entre l'individu et la famille permettra
des observations très riches tout en délimitant avec précision notre
champ d'observation.
Dans les quatres pièces retenues, nous discutons la façon dont
les croyances morales sont perçues et se manifestent dans la vie en
famille. Dans A toi. pour toujours. ta Mane-Lou, la convention de la
permanence du mariage est déployée jusque dans ses
conséquences tragiques. Dans la pièce Le Vrai monde?, en
revanche, le mariage est perçu comme un abri, certes mensonger,
pour l'homme et la femme dans les rôles qui leur sont imposés et qui
entraînent une dépendance réciproque. Cette pièce aborde aussi le
thème du besoin de communication véritable et de l'amour dans la vie
humaine, et ce, par la voix d'un personnage qui se veut écrivain. Elle
nous a déjà beaucoup servi dans la section précédente intitulée d a littérature et le réel>>.
Les thèmes de la communication et de l'amour sont abordés
aussi dans Boniour. là. bonjour, en même temps que ceux de la
reconnaissance du soi et du rôle du bonheur dans la vie humaine.
Finalement, dans la pièce Albertine. en cinq tem~s, le personnage
pdncipal réfléchit sur ce qu'a été sa vie et s'efforce d'en construire la
cohérence, ce qui l'amène à aborder tous les sujets déjà mentionnés.
Chapitre 5
Interprétation des pièces sélectionnées
a) Catéaories d'inter~retation.
Dans ce chapitre, nous allons interpréter les pièces
sélectionnées selon trois thèmes choisis à cause du rapport qu'ils
permettent d'établir avec la première partie. Ce sont: les
conventions, I'emotivisme et l'authenticité. II n'est pas juste de
réduire la moralité exprimée dans I'oeuvre théâtrale de Tremblay à
de simples catégories, mais nous allons voir que celles que nous
avons retenues permettent de saisir la théorie morale déjà exposée à
l'oeuvre dans les pièces sélectionnées.
Voici comment nous avons déterminé nos catégories d'analyse.
Après avoir lu le théâtre de Tremblay, nous nous sommes demandé
en quoi la théorie morale de Maclntyre et de Taylor pouvait servir à
son interprétation. Une première constatation s'imposait a nous:
alors que Maclntyre insiste constamment sur l'importance de la
tradition pour la moralité en général, on ne retrouve rien de tout cela
chez Tremblay. Au contraire, Tremblay nous présente des
personnages qui se sentent opprimés par les conventions héritées du
passé et qui cherchent à s'en libérer. A première vue, donc, la théorie
de Maclntyre semble peu pertinente pour notre propos. Mais
pourquoi les conventions paraissent-elles entraver le bonheur des
personnages de Trernblay? II nous a semblé que Maclntyre pouvait
apporter une réponse à cette question parce qu'il explique comment
une tradition peut en amver à se dégrader en de simples
conventions, et quels en sont alors les effets. C'est pourquoi nous
avons retenu comme première catégorie d'interprétation les
conventions.
Dans la section sur les conventions, nous discutons les
réactions de plusieurs personnages à leur situation propre. Ils
semblent tous avoir été élevés dans un milieu où la vie paraît réglée
avant même qu'ils ne prennent des décisions. Une telle situation
manifeste de puissantes conventions familiales et sociales, qui sont
comme des croyances collectives quant à la pensée et l'action. La
culture dont parle Trernblay est gravement restreinte par de telles
conventions. Elles semblent s'imposer avec une telle force que
l'individu est obligé d'y réagir. Il est donc juste de commencer notre
interprétation par une discussion de quelques conventions qui
reviennent souvent chez Tremblay. Les personnages de Tremblay
se battent contre des règles morales dépouillées de leur fondement.
Lorsque les personnages de Trernblay refusent les
conventions, quel choix leur reste-t-il? On peut aisément regrouper
les attitudes possibles sous deux catégories: I'émotivisrne et la
recherche d'authenticité.
L'analyse de I'émotivisme par Maclntyre nous sera très utile
pour décrire et interpréter plusieurs personnages de Tremblay qui,
bien qu'ils prétendent échapper aux conventions issues des traditions
et n'en faire qu'à leur tête, s'enferment pourtant à nouveau dans des
modèles stéréotypés.
La section sur <<la recherche d'authenticité., enfin, doit
beaucoup à Taylor. Nous avons vu que Maclntyre est trop négatif
envers la modernité, au sens où selon lui la moralité moderne est en
ruines. Taylor a le mérite de montrer que la modernité s'appuie elle
aussi sur une tradition morale originale, celle de l'authenticité. Cette
catégorie va nous permettre d'interpréter toute une série de
personnages de Tremblay qui échapperaient, sinon, à la théorie de
Maclntyre. Ces personnages échappent aux conventions non pas
pour retomber dans un nouveau piège, mais pour s'engager dans
une recherche d'eux-mêmes et de la vérité à laquelle ils choisissent
de s'identifier. Le soi authentique découvre une vérité qui le
transcende et grâce à laquelle il reçoit la reconnaissance d'autrui et
s'ouvre à une communauté universelle.
b) Les conventions.
L'oeuvre théâtrale de Michel Tremblay est très sensible aux
puissantes conventions qui emprisonnent l'agir humain. Plutôt qu'une
simple affaire de savoir-vivre ou de courtoisie, les conventions y
agissent comme des directives ou des règles contraignantes. Elles
consistent dans les croyances collectives quant à ce qui est
convenable de faire ou de penser au sein de la famille et du milieu
social en général. A ce titre, les conventions ont un impact majeur sur
le caractère moral des choix individuels et des rôles sociaux.
A IJintérÎeur de la société, certains individus deviennent
prisonniers des conventions parce qu'ils agissent soit par ignorance,
soit par nécessité pour préserver leur condition. Michel Trernblay
manifeste sa profonde connaissance de l'univers des conventions à
travers sa description de personnages qognés., ou prisonniers de
leur propre vie.
Une des conventions qui revient souvent dans les pièces de
Tremblay est la dépendance des femmes envers leurs proches. Ces
femmes sont mères et ménagères et elles sont généralement isolées
dans leurs foyers. Leur statut est régi par un ensemble de
conventions, toutes associées à la croyance selon laquelle la place
des mères est à la maison et les femmes ont la responsabilité des
affaires domestiques et familiales.
Dans Le Vrai monde?, Madeleine est prisonnière de la
permanence du manage. Elle ne s'en sortira pas parce qu'elle
s'identifie entièrement à cette convention. Afin de préserver son
statut, Madeleine recherche la complicité de ses enfants et manipule
la vérité. Quand elle affirme à Claude l'inutilité de vouloir régler ses
comptes avec Alex, elle explique que les conséquences
personnelles, sociales et financières du divorce lui seraient plus
humiliantes que de garder le silence:
Oùsque j'irais. un coup divorcée? M'ennuyer ailleurs? Dans un appartement miteux pour les pauvres folles comme moi qui auraient pas eu l'intelligence de se taire? Me trouver une job? J'sais rien faire d'autre que le menage pis à manger! J'irai pas
faire des ménages dans des maisons de riches pour le reste de mes jours juste parce que j'me serai déchargé le coeur une fois!'
Le problème posé par les escapades de son mari a été réglé
depuis longtemps, lorsqu'elle s'est résolue à garder le silence et à
refouler son doute. Madeleine est furieuse de se voir figurer dans la
pièce de Claude parce que Claude l'y fait briser son silence et
exprimer son doute. II pensait lui faire du bien; malheureusement,
l'orgueil de Madeleine ne lui permet pas d'avouer que son
raisonnement et son silence sont des illusions. Elle comprend qu'au
niveau social, le point culminant de la convention est de croire et faire
croire que tout va bien. Au plan personnel, la convention lui dicte la
conduite de sa vie. Claude apprend trop tard que la tolérance de sa
mère envers Alex est plutôt une loyauté envers la convention.
Madeleine va jusqu'à vouloir l'exclure de la famille afin de présewer
l'apparence du bonheur et du bien-être dans son foyer.
Chez les pères, la convention consiste surtout dans le rôle de
nourricier. Alex accepte ce rôle mais il le fait strictement selon la
même interprétation qui règle le reste de sa vie, celle de s'amuser en
tout temps. Ce choix est évalué positivement dans la pièce de
Claude. Bien qu'Alex soit en train de se défendre et qu'il veuille faire
fléchir Madeleine, Claude reconnaît une qualité importante au
caractère de son père. Dans la pièce qu'il a écrite, il met dans la
bouche de son père une réplique importante dans laquelle il explique
pourquoi le plaisir tient tant de place dans sa vie et celle de sa famille: -
Tremblay, Théâtre î, p. 404.
On a ri pendant des ann6es, ici-dedans, Madeleine, au lieu de se s'entre-tuer comme y faisaient toutes dans ta famille, pis tu viens te piaindre! C'est-tu de famille de vouloir absolument souffrir, 'coudonc? Aurais-tu aimé mieux que j'vous batte quand y m'arrivait de rentrer un peu pompette? Comme ton beau-frére? Quand les enfants étaient petits, leurs amis &aient de m'avoir pour père, Madeleine, parce que j'étais comme un pére Noël avec Mariette pis Claude! Aurais-tu mieux aimé que je sois comme le Bonhomme Sept-Heures, avec eux autres, pis qu'y se sauvent de moé quand j'arrivais? Ces enfants-là étaient couverts de cadeaux au lieu d'être couverts de bleus! J'arrivais icitte comme un rayon de soleil pis la rue au complet était contente de me voir, sacrament! Tout le monde vous enviait, viens pas me dire que ça t'a rendue rnafheureuse!2
La place excessive du plaisir dans la vie d'Alex pourrait
s'expliquer par sa bonne foi et son rejet absolu du contraire du plaisir;
c'est-à-dire qu'Alex refuse les chicanes, la méchanceté et la violence
envers toute personne. Quand Madeleine lui fait une repartie au sujet
de ses farces plates, Alex justifie son plaisir: «C'est mes farces de
vendeurs d'assurances qui ont payé pour ton rôti de veau,
Madeieine!,>3 Par contre, du même ton, il réplique a Claude, qui lui
reprochait de se faire servir: «Chacun a son rôle, mon boy! Moé,
j'vas chercher l'argent, ta mère va chercher la bière.4 Les rôles de
Madeleine et Alex sont imposés par la convention de la division du
travail entre la femme et l'homme. Dans un foyer typique, l'homme
est le chef de famille et il est entendu que son autorité soit respectée.
Alex veut s'amuser et Madeleine le défend:
... c'est juste un pauvre homme sans envergure. sans envergure, Claude, qui cache son manque de génie en dessous des farces cochonnes! Y'a une mémoire extraordinaire pour retenir les farces plates pis ça y donne l'impression d'être quelqu'un!s
II se peut que Claude soit le premier à confronter Alex aux
vérités latentes et aux conséquences de ce qu'il appelle le .fun*.
Nous allons discuter davantage le personnage d'Alex dans la section
intitulée <<Le soi émotiviste*.
Mais le conflit au sein du manage d'Alex et de Madeleine ne
peut pas être plus fort que celui du mariage de Marie-Louise et de
Léopold dans A toi pour toujours, ta Marie-Lou. Dans cette pièce,
datée de 1970, le couple marié a passé vingt ans à se disputer sur
tous les sujets imaginables. II s'échange des reproches pendant
toute la durée de la pièce. Parallèlement, on assiste à une deuxième
conversation, séparée de la première, entre les deux filles de ce
couple, Carmen et Manon. Les quatre personnages ne se parlent
pas directement et ne se regardent pas. La deuxième conversation
consiste en fait en deux discussions menées à un intervalle de dix
ans. Canen et Manon, comme fillettes, discutent de leur vie en
famille et de certains souvenirs désagréables de leur jeunesse.
Comme adulte, Carmen parle du progrès et des changements qu'elle
a apportés à sa vie. Manon s'est renfermée dans la religion et les
mauvais souvenirs, et elle résiste à tous- les efforts de Carmen pour
l'amener à vivre différemment.
Par contraste avec le thème du plaisir dans Le Vrai monde?, les
thèmes dominants dans A toi pour touiours. ta Marie-Lou sont l'ennui
écrasant et l'existence sombre dans la permanence du mariage.
Marie-Louise résume l'inutilité, et en partie l'impossibilité, d'espérer
ou d'avoir confiance en cette convention:
Nous autres, quand on se marie, c'est pour être tu-seul ensemble. Toé, t'es tu-seule. ton mari à cÔt6 de toé est tu-seul, pis tes enfants sont tu-seuls de leur bord ... Pis tout le monde se regarde comme chien et chat ... Une gang de tu-seuls ensembles, c'est ça qu'on est!
Pis quand tu regardes autour de toé, tu te rends compte que c'est partout du pareil au même ... Tes frères, pis tes soeurs qui ont toutes faites des mariages d'amour, de quoi y'ont l'air après vingt ans de mariage, hein? Des cadavres!6
Léopold n'est pas plus optimiste. II commente l'insignifiance de
la vie: <<On est juste des p'tits engrenages dans une grande roue ...
Pis on a peur de se révolter parce qu'on pense qu'on est trop p'tits ...,J
Par contre, il y songe, à cette révolte:
Sais-tu c'que j'aurais envie de faire. des fois, ma belle Marie-Lou? Poigner la machine, vous mettre dedans, toé pis Roger, pis aller me sacrer contre un pilier du boulevard métropolitain ... Carmen et Manon sont assez grandes pour se débrouiller tu-seules ... Nous autres.. . Nous autres, on sert pus à rien ... A rien ...8
La solution au problème de Madeleine dans Le Vrai monde? est
le silence et elle devient gardienne et protectrice du manage. Dans A toi pour touiours. ta Marie-Lou, la solution est de se donner la mort.
Tremblay commente le caractère de Léopold: cc[II] est un personnage
lbid., p. 137.
&& p. 137.
8 lbid., p. 137. Roger est le jeune fils de Marie-Louise et Léopold.
très touchant. . . . Ce n'est pas un homme qui perd. C'est lui qui trouve
que la solution, c'est la rnor t~g Tel est le seul moyen de mettre une
fin à ce mariage.
Léopold est résolu à surmonter la permanence de la
convention, à en être le vainqueur. Carrnen se rend compte du vrai
caractère de son père: aYietait pas plus écoeurant qu'un autre,
Manon ... y'était peut-être juste un peu plus écoeuré ....lo Léopold
s'est peut-être senti obligé d'agir quand Marie-Louise se tourne vers
lui à la fin de la pièce pour lui dire: <<Tu pourras jamais savoir
comment j't8hais!>>, parce qu'il se lève de sa chaise pour lui
demander: <<Viens-tu faire un tour de machine, avec moé, à soir,
Marie-Lou?p>11 Leur malheur est un jeu de misère, de méchanceté et
de violence. Par contre, pour la première fois depuis leur mariage, ils
se comprennent. Quand ils se résolvent à se suicider, leur sort est de
trouver la paix ensemble, chose impossible tant qu'ils sont en vie.
II est indirectement question de la convention du mariage dans
la pièce Albertine, en cinu temps (datée de 1983) parce quSAlbertine
est veuve et élève ses deux enfants seule. Elle est présentée à cinq
moments de sa vie, séparés par des intervalles de dix ans. Les cinq
personnages d'Albertine conversent avec eux-mêmes et avec
Madeleine, leur soeur (trois ans plus tard, celle-ci sera un des
personnages principaux dans la pièce Le Vrai monde?) qui sert de
.Michel Tremblay et la mémoire collective.. p. 53.
Io Tremblay. Théâtre 1 p. 109.
l l Ibid., p. 139.
confidente. Mais la convention sur laquelle porte précisément
Albertine. en cina temps est le rôle de mère de famille.
Albertine à 30 ans et Albertine à 40 ans sont prisonnières de
cette convention et elles ne voient pas comment y échapper: elles
pensent qu'elles vont passer toute leur vie à s'occuper de leurs
enfants et de leur maison. Elles ragent contre l'oppression de leur
situation. Albertine à 30 ans ne sait pas quoi faire pour se
débarrasser de sa rage: chus jeune, chus pleine de force, j'pourrais
faire tellement d'affaires si j'avais pas c'te rage-là qui me ronge!»Q A
40 ans, elle admet: (<Des fois j'ai l'impression que c'est elle qui me
tient en vie...m13 Albertine à 60 ans constate la vraie difficulté de ce
sentiment: «Y'a pas de mots ... pour décrire ... l'impuissance de la
rage!p>i4 L'axe principal de la pièce est le rôle de la rage dans la vie
dlAlbertine. Chaque intervalle montre le caractère changeant de sa
tolérance à la convention et à la rage.
La pièce débute quand Albertine à 30 ans est en visite chez
Madeleine à la campagne pour se reposer après avoir battu sa fille.
Elle s'est révoltée quand elle a entendu sa fille de onze ans parler
d'un homme adulte et de l'attention qu'il lui portait. Elle dit à
Madeleine: C e s t pas Thérèse que j'frappais, j'pense, c'est ... c'est
toute la vie ... J'avais pas les mots pour expliquer le danger, ça fait que
'2 Ibid.. p. 369.
'3 lbid-, p. 369.
'4 lbid., p. 366.
j'fessais!>>15 Albertine est persuadée du danger que présentent les
hommes dans la vie des femmes. Elle questionne sa soeur: <<As-tu
déjà senti la force de toute détruire? (Elle cherche ses mots.) Les
hommes ... les hommes ... les hommes ... C'est eux autres, Madeleine.
Eux autres. Pas nous autres.>J6 L'épisode avec Thérèse a été une
réaction violente au futur qu'elle a prévu tout d'un coup pour sa fille:
<<Ben vite, ça va être une femme, pis première chose qu'on va savoir,
a'va être enfarmée comme nous autres!m17 Selon Albertine, le rôle de
mère est une cage. D'une part, les femmes n'auront pas d'autre
choix que de se marier et de faire des enfants; d'autre part, elles
seront emprisonnées par la convention de leur maternité. Les
barreaux de la cage sont l'image de la permanence de ce rôle; une
fois qu'elles y sont entrées, elles ne peuvent plus en sortir: «Dans dix
ans, dans vingt ans, on va être encore là, dans notre cage avec des
barreaux!>>18 Madeleine ne comprend pas ce quJAlbertine dit parce
qu'elle se croit heureuse, protégée par l'abri que lui procure la
convention.
Une semaine de congé ne changera pas la vie dlAlbertine parce
que ses deux enfants l'attendent en ville. Albertine s'offusque que
Madeleine lui rappelle son rôle : .Notre rôle! C'est pas notre rôle!
'5 Ibid., p.371.
'6 Ibid., p. 370.
'7 Ibid.* p. 378.
'8 lbid-4 p. 365.
C'est notre lot!)s19 A 30 ans, Albertine veut contenir la rage qu'elle
ressent parce que l'agression de sa fille l'a surprise: <<Si j'explosais,
Madeleine ... Mais j'exploserai jamais ... A c't'heure, j'sais que
j'exploserai jamais ... C'que j'ai faite à Thérèse m'a trop fait peur.)>m
Albertine se sent frustrée parce que son rôle la condamne aussi à la
culpabilité. Selon elle, son sentiment de rage vient de son
impuissance à intervenir dans les décisions de Thérèse en même
temps que de son sens des responsabilités envers tout. Albertine à
40 ans lui dit:
Arrête donc de t'en faire! De toute façon, c'est elle qui va choisir ... Toi, tout c'que tu vas pouvoir faire, ça va être d'la regarder aller en braillant parce que tu vas te sentir responsable. On est toujours responsables de toute, nous autres!*l
La convention a immobilisé Albertine à 40 ans. Elle est
condamnée à se sentir coupable: <<On a été dressées à ça, que c'est
que tu veux.»22 Elle ne perçoit aucune issue à la prison parce que le
jugement moral porté sur ceux et surtout celles qui échappent à la
convention est sévère et final:
. . . si j'avais le courage.. . mais j'ai trop peur de passer pour une sans-coeur. (Ironique.) Faut ben jouer son rôle jusqu'au boute, hein? On nous l'a tellement dit! T'as mis au monde un enfant fou, c'est de ta faute, paye!23
- --
Ibid., p. 365.
20 Ibid.. p. 363.
21 Ibid.. p. 377-378.
22 lbid-, p. 384.
23 Ibid, p. 375.
Albertine n'a pas seulement à s'inquiéter de Thérèse. Son fils,
Marcel, est atteint d'une faiblesse mentale et elle doit s'en occuper en
tout temps. Plus ses enfants grandissent, plus Albertine devient
prisonnière de son rôle.
Par contre, elle se révolte à 50 ans contre toutes les
conventions et elle prend en charge sa vie. Nous allons discuter
dlAlbertine à 50 ans dans la section intitulée .La recherche
d'authenticitém parce qu'elle contraste vivement avec les autres
personnages dlAlbertine en ce qu'elle ne se soumet plus aux
conventions sociales et familiales.
A 60 ans, la police lui annonce le décès violent de Thérèse et
alors, le monde dlAlbertine s'écroule. Elle succombe sous le poids de
la culpabilité. Désormais, la vie d'Albertine est de rester enfermée
dans le noir de sa chambre, à soulager la douleur de sa rage et de sa
culpabilité avec des pilules. Elle se résigne à vivre avec le sentiment
d'avoir manqué à sa responsabilité, telle du moins qu'elle l'interprète,
c'est-à-dire dans le sens de la convention. Un soir, elle prend une
pilule de trop. Après un séjour à l'hôpital, Albertine à 70 ans est
installée dans une maison de convalescence. Elle se rend compte
qu'elle connaît le bonheur et la paix malgré ses souvenirs.
Les conventions telles que la permanence du mariage, le rôle
des femmes dans la société, et la dépendance des femmes envers
leurs proches sont aussi présentes dans la pièce Bonjour, là. bonjour,
mais elles servent à mettre en évidence les besoins d'amour, de
bonheur et de communication dans la vie humaine. La pièce occupe
une place spéciale dans l'ensemble de l'oeuvre théâtrale de Michel
Tremblay parce qu'en 1974, date de sa création, elle marque
l'arrivée de gens heureux . . . pour la première fois la tendresse et
l'optimisme dominent. ~ 2 4
Serge, le fils unique et frère benjamin de quatre soeurs, rentre
d'un voyage de trois mois en Europe. II a voulu s'éloigner de sa
famille afin de réfléchir à l'amour incesteux qu'il connaît avec Nicole,
la plus jeune soeur. Pendant son absence, elle aussi a eu le temps de
s'avouer son amour.
A son retour, les trois soeurs aînées et les deux tantes de Serge
se précipitent auprès de lui et lui font des demandes. Selon
Tremblay, les cinq femmes sont cece que la société veut que les
femmes soient. Ce sont des produits parfaits de la société de
consommation de femmes. ... A travers des espèces de commérages
de femmes>+ elles se sont arrangées pour écarter Serge de son
père afin de les empêcher de se parler. Mais les lamentations, les
supplications, et les menaces des femmes ne réussissent pas à leur
attacher Serge, qui décide de vivre ensemble avec Nicole et
d'emmener Armand, leur père, vivre avec eux.
Charlotte et Gilberte sont les soeurs d'Armand et les trois sont
âgés et malades. Elles s'occupent d'Armand depuis le décès de leur
belle-soeur i l y a dix ans mais l'environnement est étouffant pour
Armand. On dirait que tout ce qu'elles savent, c'est se rendre la vie
24 -Michel Tremblay et la mémoire collective., p. 53.
25 lbid., p. 53.
difficile. Elles refusent de dormir dans des chambres séparées parce
qu'il faudrait qu'une prenne la chambre de Serge, pièce inutilisée
depuis qu'il est parti vivre avec Nicole il y a un an. Elles placotent sans
arrêt, se mêlent des affaires qui ne les concernent pas, et s'inquiètent
de tout. Nicole parle à Serge de la nécessité d'agir:
Va falloir qu'on fasse quequ'chose pour popa, Serge, ça a pas de bon sens. Y peut pas rester tu-seul avec eux autres plus longtemps, là. c'est pus possible, y vont le rendre complètement fou!=
Chaque femme dépend de l'autre, mais elles dépendent aussi
de Serge qui les écoute se plaindre. Gilberte n'est pas sortie de
l'appartement depuis cinq ans. Charlotte est ch esclave des
tranquillisants))27 et quête de l'argent. Gilberte croit mériter mieux et
culpabilise Serge pour qu'il revienne:
T'arais jamais dû me laisser tu-seule avec eux autres. Serge! ... Tes soeurs. on dirait qu'y veulent pus rien savoir de nous autres ... Après tout c'qu'on a faite ... Ça fait longtemps qu'y nous ont abandonnées commes des vieilles guénilles ... Mais to6. tu peux pas nous faire ça. . . .parce que jtsais que t'as du coeur..?*
Charlotte se sert de sa pension généreuse pour demander à
Serge si elle pourrait aller vivre avec lui et Nicole: <<Si ma tante te
promettait de te donner un p'tit peu d'argent chaque mois, tu
m'emménerais-tu rester avec toé?»*9 Les tantes de Serge ont besoin
26 Trem May. Théâtre 1. p. 23 1 .
27 1 bid.. p. 21 6.
28 lbid., p. 21 1 .
29 Ibid-& p. 211.
d'une direction à leur existence. Elles se sont chargées de toute la
famille de leur belle-soeur, surtout de Serge et d'Armand; maintenant
que Serge est adulte, elles s'attendent à ce qu'il s'occupe d'elles.
Mais Serge et Nicole sont d'avis que leurs tantes ont leurs propres
familles. Ils choisissent d'agir pour l'amour et le bien-être de leur
père.
Lucienne, Monique et Denise sont les trois soeurs aînées et
elles sont beaucoup plus âgées que Serge et Nicole. La relation de
ces femmes à leur frère et à leur plus jeune soeur est unique en ce
que les deux enfants ont servi aux caprices des grandes soeurs.
Depuis la naissance de Serge, chacune attendait sa chance pour se
trouver seule avec lui. Denise lui rappelle:
Pis j'aimais ça te faire peur parce que j'pouvais te tripoter comme j'voulais! . . . T'sais, là, on te gardait chacune à notre tour, parce que popa sortait à tous les samedis soirs? On avait chacune une fois par mois pour te garder, pis j'te dis qu'on en profitzit!m
Lucienne accuse Serge d'être «une tapette manquée?? parce
que l'attention féminine incessante et plutôt sexuelle qu'il a connue
depuis sa naissance aurait dû aboutir à l'homosexualité au lieu de
l'amour incestueux. Serge concède à Lucienne: «C'est vrai que j'ai
pas eu ben ben le choix, c'est vrai que toute la famille m'a jeté dans
les bras de Nicole ....si De plus, si Serge avait été homosexuel, cela
aurait assuré une rivalité continuelle entre les soeurs pour avoir son
30 Ibid., p. 225.
31 Ibid., p. 229.
attention. Lucienne se vexe parce qu'elle est la seule à savoir à quel
point Serge aime Nicole:
On s'est tellement sewi de toé comme d'une bebelle, dans'maison, on t'a tellement dorlot6, pis cajolé. on t'a tellement élevé comme une p'tite fille, ou plutôt on t'a tellement élevé comme si t'avais pas de sexe.. . Ç'arait et6 ta seule porte de sortie, j'pense. Tu l'as pas pris ... tant pire pour t04.32
Lucienne ne veut pas un soutien émotionnel de Serge. Elle
voudrait qu'il soit complice dans sa relation avec son amant. Nous
allons discuter son personnage dans la section intitulée =Le soi
Monique et Denise sont obligées de s'y prendre différemment
pour manipuler Serge maintenant qu'il est adulte. Monique a besoin
de lui pour parler de ses malheurs parce qu'elle est prisonnière de la
convention du mariage. Sa solution quotidienne est d'avaler des
pilules pour les nerfs et de menacer Serge de toutes les prendre. Elle
se plaint de sa vie passée à s'occuper de sa grande famille et de sa
belle-mère en plus de se faire des idées au sujet de ce que fait son
mari pendant ses nombreux voyages d'affaires. La présence de
Serge la calme et elle attend de lui <<un peu de réconforb.33 Elle lui
annonce: <<Si jamais vous me voyez arriver chez vous, là, sacrez-moi
pas dehors.. . >, .% La dépendance de Monique envers Serge vient de
32 lbid-, p. 229.
33 Ibid, p. 216.
34 Ibid-* p. 235.
sa recherche d'une sécurité émotionnelle, qu'elle ne peut attendre de
son man.
Denise a aussi besoin de l'appui de Serge. Elle dépend de la
nourriture autant que de sa présence:
Faire un régime sans mon tit-fr&e à cot6 de moé pour guetter mes calories? Es-tu fou. toé? Pis à part de t'ça, tu devrais ben savoir que c'te régime-là, j'le suivais juste pour que tu viennes me voir plus souvent ... C't'a dire que j'te faisais accroire que j'le suivais, mais aussitôt que tu passais la porte... . . . La tarte à'farlouche!~
Denise souffre d'un ulcère douloureux à cause de son obésité.
Elle invite Serge à déménager chez elle en échange d'une promesse:
«Si tu v'nais t'installer icitte . .. peut-être que j'en suivrais un pour vrai,
un régime ...46 La consommation excessive de nourriture sert à
remplacer le plaisir qu'elle avait à s'imposer à Serge. Maintenant qu'il
refuse de se laisser faire, il ne reste plus à Denise qu'à se lamenter:
<<(au bord des larmes) Ah, pis laissez-moi donc manger, tout le
monde, c'est tout ce qui me reste!=37 Comme Monique, Denise se
débat contre la perte de Serge dans sa vie. Les deux femmes se sont
toujours épanchées auprès de leur frère au lieu de leur mari. Depuis
qu'il est maître de lui-même, Denise mange pour remplir le vide
qu'elle ressent et Monique prend des pilules pour oublier qu'il est
indépendant. Leur vice est un moyen de compenser la perte de
Serge et manifeste bien leur dépendance à son égard.
Un attribut important de la convention est sa permanence
apparente. Dans Bonjour. là, boniour, la dépendance des femmes
s'accompagne d'une croyance en sa réciprocité. Toutes les femmes,
sauf Nicole, croient que Serge a des devoirs envers elles. Quand
Denise exprime sa frustration de ne pouvoir prendre plus
d'importance dans la vie de Serge, elle affirme en même temps une
vérité commune aux deux autres soeurs aînées: <<Ben pourquoi
c'qu'y'en arait rien qu'une qui profiterait de toé, hein? T'as quatre
soeurs, t'en as pas rien qu'une!s,38 Chacune à sa façon veut
préserver la relation de dépendance en renversant le rôle.
Maintenant que Serge n'est plus un garçon et ne dépend plus d'elles
pour vivre, elles s'empressent de lui rappeler ce qu'elles ont fait pour
lui. Elles souhaitent qu'il soit suffisamment culpabilisé et
reconnaissant envers elles.
Une dernière convention concerne la relation entre hommes. II
s'agit de la défense des hommes de se parler de leurs sentiments. Au
lieu de soutenir cette convention, Tremblay la rejette. Dans Le Vrai
monde? et dans Bonjour. là. boniour, il aborde le thème de l'amour
des fils envers leurs pères et la difficulté qu'ils ont eue à s'exprimer.
Dans Le Vrai monde?, la discussion qu'a Claude avec son père
manifeste bien cette convention, qui est un des principaux thèmes de
la pièce:
Le sais-tu que c'est cause de toi que j'ai commencé à écrire? Pis parce que t'as toujours agi avec nous autres comme si t'avais et6 sourd? . . . c'était pour te parler parce t'&ais pas parlable, pour
te dire que je t'aimais ... Y'avait tellement de choses dont y fallait pas parler, dans c'te maison-la, que j'me jetais sur le papier avant d'&orner! . . . -Défense absolue de parler à son père sous peine de p&hé mortel, irrémédiable et inéparable!-39
Claude recherche la cause de cette défense de communiquer.
Alex, contrarié, lui répond:
[Alex] Tu recommences comme quand t'&ais p'tit! Tu colles pis tu dis des affaires qu'on veut pas entendre!
[Claude] Quelles affaires? Quelles affaires, au juste? Nomme- les! Essaye de les nommer, pour une fois!
[Alex] Les sentiments! Les sentiments! J'ai toujours couru en avant de toe, j'me sus toujours sauvé de toe parce qu'on en venait toujours Ià!40
Mais Claude ne se laisse pas décourager par le ton brusque de
son père. II questionne le bien-fondé de cette attitude: <<Mais
pourquoi y fallait pas en venir là? Qu'est-ce qui nous défendait d'en
venir là? Y'avait-tu un règlement, une loi?>>41 Sachant que l'occasion
est venue de parler honnêtement à son père et que ce pourrait être la
dernière, Claude en profite pour informer Alex que la règle du silence
a peu à peu transformé son amour en un mépris absolu.
Dans Bonjour. là. bonjour, Armand est partiellement sourd et
parfois il prétend mal entendre. La communication entre Armand et
Serge est donc difficile même avant les interruptions des tantes et
des soeurs. Mais, Serge est déterminé à dire à son père qu'il l'aime.
II s'excuse avant de commencer et il parie sans porter attention aux
répliques banales de ses tantes:
J'sais que tu penses que c'est des choses qui se disent pas entre hommes ... . .: Y'est peut-être vingt ans trop tard, chus pus un enfant, mais j'ai besoin de te le dire! Popa, j't'airne! . . . Pis c'est pas parce que t'entends pas qu'y faut s'empêcher de te les dire, ces affaires-la! . . . Si ça fait quarante ans que parsonne a os6 te le dire parce que c'est des choses qui se crient pas, moé, j'te le crie! J't1aime!4*
Dans les deux pièces, le refus d'adhérer à la convention est
essentiel au déroulement de l'action et à la conclusion de la pièce.
Les pères admettent qu'ils n'ont jamais été capables de discuter de
choses intimes; mais les fils, eux, arrivent à briser la convention. Ils
sont vainqueurs, même s'ils ont des raisons différentes d'exprimer
leurs sentiments.
Dans son oeuvre théâtrale, Michel Tremblay nous fait connaître
des personnages aux prises avec les conventions, ou encore qui
subissent des épreuves à cause de l'intolérance de la société envers
certaines attitudes marginales. Tremblay n'explique pas d'où
viennent ces conventions. II décrit la société comme il la trouve et ses
personnages se confornent ou s'opposent aux normes familiales et
sociales. Que sont ces conventions dont parle Trernblay et pourquoi
les personnages en sont-ils prisonniers?
Pour la réponse à ces questions, il faut se rapporter à la notion
de tradition explicitée par Maclntyre, et que nous avons exposée
dans le deuxième chapitre. Les conventions proviennent de la
tradition, mais il est temps de noter la différence entre les deux.
Maclntyre soutient que la vie de l'individu est emboîtée dans
celle de sa famille et dans l'histoire de son peuple. La vie morale a
besoin d'un contexte pour être intelligible. Le contexte de sa
naissance procure à l'individu une base morale. Quel que soit le
jugement qu'il portera sur son début moral particulier, I'individu est
obligé d'agir à partir de ce point de repère à l'âge adulte. Mais certes,
I'agir moral dépend aussi du raisonnement de la personne. Quel est
son point de repère? Dans la pensée traditionnelle, I'individu
s'appuyait sur une notion bien définie du bien pour établir un lien
entre son rôle et l'action à entreprendre. Pour le prisonnier des
conventions, le lien ne consiste plus qu'en des règles qui ont perdu
leur arrière-plan d'intelligibilité. C'est ainsi que la notion de tradition et
les conventions s'opposent. Une tradition implique une pensée
morale plus complexe qui tient compte du contexte et qui se rapporte
toujours à un plus grand tout. Dans une convention, la pensée et
I'agir moral se rapportent uniquement aux règles établies ou aux
conséquences prévues. L'individu est obligé de penser et d'agir à
l'intérieur de la convention.
Les transformations que connaît une tradition s'expliquent par
les événements qui affectent le raisonnement, les croyances et les
attitudes d'un peuple. La tradition concentre en elle la connaissance
du passé, les conflits du présent et les idéaux du futur. Maclntyre
soutient que les normes d'une tradition vivante sont assujetties a des
corrections parce qu'elles s'articulent autour d'une problématique
visant certains biens internes et externes. Le facteur temps est donc
essentiel à la notion de tradition. Des conflits continuels assurent sa
transformation progressive. Or, il n'y a pas de progression dans une
convention. La pensée y a été dépouillée de son sens, s'est figée
dans des normes extérieures. Le fondement qui soutient les règles a
été oublié. Cela explique la permanence apparente des rôles dans
une convention. Lorsque le discours demeure figé dans le présent, il
s'impose à l'agir sous forme d'un devoir absolu. Une convention est
donc une tradition qui a perdu son pouvoir de s'adapter aux
conditions nouvelles. Maclntyre appelle une telle situation <<une
tradition morte. parce qu'elle a réussi à immobiliser la pensée et ne
peut plus répondre aux circonstances particulières.
Quand on passe de la tradition à la convention, le rapport entre
I'identité personnelle et I'identité collective se modifie. Dans une
société traditionnelle, les croyances collectives sont délimitées par
des règles de conduite et par des rôles établis. L'agir moral porte ses
conséquences dans tous les secteurs d'activité et, en ce sens,
I'identité personnelle concorde avec I'identité familiale et sociale.
Cependant, avec les conventions, I'identité personnelle n'est plus en
harmonie avec l'univers social mais peut continuer de s'y confomer,
à son détriment.
L'identité personnelle de Madeleine, la mère dans Le Vrai
monde?, semble se conformer à son identité familiale et sociale. Elle
perçoit son rôle comme un abri où elle doit se maintenir, quelles que
soient les circonstances. Mais l'ensemble de la pièce nous apprend
qu'elle est bel et bien prisonnière de la convention, même si elle
prétend s'y trouver bien. Or ce sont ses enfants qui, par leur mal de
vivre, subissent les conséquences du mensonge de Madeleine.
Albertine à 30 ans et à 40 ans est elle aussi prisonnière, mais elle se
l'avoue. A chaque étape de sa vie, elle en discute le sens. La pièce
est remarquable parce que nous observons la façon dont les
intentions d'Albertine s'adaptent à son contexte familial et social. Sa
réaction aux conventions et au sentiment de rage la mène à se
révolter et à changer de vie à 50 ans. Nous allons discuter d'elle dans
la section intitulée d a recherche d'authenticité)) . L'authenticité à laquelle paMendra Albertine est interdite aux
deux tantes de Serge dans Boniour, là. boniour, qui croient que celui-
ci leur est redevable parce qu'elles ont fait leur devoir envers la
famille d'Armand, leur frère, après le décès de leur belle-soeur. Bien
sûr, elles ont agi pour le bien-être de leurs proches, mais en
s'attendant à la reconnaissance de Serge, leur neveu, elles ont
secrètement recherché leur bonheur, même si elles prétendent avoir
recherché le seul accomplissement du devoir. Or, on ne peut pas
extorquer d'autrui ce qui ne prend sa source qu'en nous-mêmes.
Selon Maclntyre, le bonheur est un bien interne qui découle de notre
participation vertueuse à la communauté humaine. Les tantes de
Serge, en s'insérant dans une situation en vue de se mériter une
récompense, ont fait du bonheur un bien externe.
Les conventions transforment donc les conceptions morales du
bien et du mal et réduisent la pensée morale à un jeu de règles et de
conséquences. Nous allons maintenant voir que le soi émotiviste
manipule sa connaissance des conventions selon ses besoins.
c) Le soi émotiviste.
Résumons la théorie de I'émotivisme telle qu'explicitée dans
notre premier chapitre afin d'identifier dans l'oeuvre de Trernblay le
genre de personnage qu'elle caractérise. Le soi émotiviste, disions-
nous, choisit arbitrairement, en fonction de ses préférences, ses
attitudes et ses sentiments, et non pas en fonction de principes qui le
transcenderaient, et il utilise les jugements moraux pour influencer
autrui. Le soi érnotiviste se meut d'un état arbitraire à un autre au gré
de ses besoins.
Maclntyre critique I'émotivisme de la moralité actuelle parce
qu'il amène l'individu à ignorer les principes moraux qui le constituent
et qui sont représentés en partie par son identité familiale et sociale.
II rejette ainsi des traditions qui sont à l'origine de sa culture morale.
Ces traditions semblent ne plus flen avoir à dire a celui qui
s'abandonne à la liberté moderne. De plus, cette liberté est toujours
interprétée négativement, comme l'absence d'entraves. Nous allons
voir comment chez Tremblay le soi émotiviste se croit libre de choisir
à sa guise et recherche son bien-être sans se rendre compte des
conséquences de ses actions.
Dans la pièce Bonjour. là. boniour, le personnage de Lucienne,
la soeur aînée, est émotiviste. Dès sa première présence dans la
pièce, ses répliques concernent les possessions, les apparences et
ses désirs. Elle critique les cheveux longs de Serge: «Fais-moé
couper ça, ces cheveux-là, c'est même pus à'mode! Même Bobby va
se les faire couper pis y'a rien que seize ans!>>43 Elle demande à
Serge s'il a remarqué son nouveau stéréo: ~T'arais pu m'en parler. y
m'a coûté quasiment mille tomates.»44 Un bar dans le coin du salon
semble a Serge de mauvais goût, mais Lucienne réplique: <<Tu t'en
viens jaloux, comme les autres.. . A Un trait important du personnage
de Lucienne est son amour des possessions et de l'argent, et la
reconnaissance sociale et familiale que cela lui apporte. La
satisfaction que cela lui procure a un rapport direct à son identité
émotiviste. Par contre, elle s'ennuie et par désoeuvrement, elle s'est
trouvé un amant, un ami de Serge. II lui faut la coopération de
quelqu'un afin de maintenir cette relation. Nous allons voir pourquoi
elle se fie à Serge.
Quand nous avons discuté de Lucienne dans la section intitulée
<<Les conventions~, elle avait accusé Serge d'être une <<tapette
manquées. Elle était au courant de l'amour incestueux entre Serge et
Nicole et elle voulait lui dire avant son départ en Europe que
l'homosexualité aurait été selon elle bien plus acceptable pour la - - --
43 Ibid., p. 196. Bobby est le fils de Lucienne.
a M., p. 197.
45 lbid-, p. 197.
famille. Au retour de Serge, son opinion demeure la même, mais si
elle lui en parle de nouveau, c'est à cause de son désir d'avoir la
complicité de Serge dans sa relation avec son amant. En échange,
elle préservera le silence dans la famille au sujet de sa relation avec .r -
Nicole.
Lucienne étant de vingt ans plus âgée que Serge, celui-ci a
toujours connu l'autorité et la volonté de sa soeur. Enfant, il l'appelait
sa deuxième maman. Après le décès de leur mère, elle s'est chargée
d'élever Serge. Elle aimait bien lui acheter des choses afin de se
vanter de telles dépenses. Lucienne était fière d'habiller Serge et de
lui avoir acheté sa première voiture:
Tes premières culottes longues.. . Ton premier pick-up.. . Ne, j'men rappelais pus, de ça, c'est vrai! J'avais pas gros d'argent, mais j'te l'avais acheté pareil, ton premier pick-up!46
Maintenant que Serge est adulte, elle croit avoir mérité sa
récompense: <<T'as jamais pensé à ça, mon p'tit frère que t'avais une
dette envers rnoé?n47 Lucienne croit avoir acheté la complicité de
Serge.
Pendant la croissance de Serge et de Nicole, elle s'est aperçue
de leur rapprochement affectif et de l'attention que les femmes de la
famille témoignaient à Serge. Chaque soeur ou tante jouait un rôle
dans la vie de Serge mais ces relations étaient personnelles ou
confusément sexuelles. Elle s'est plaint de la situation sans jamais
insister pour qu'il ait des changements dans la façon dont les enfants
étaient élevés. Ses soeurs et ses tantes ne percevaient aucun
problème; elle observait donc et elle patientait, sachant qu'un jour,
elle profiterait d'une façon ou d'une autre de son rôle. Ce rôle était de
favoriser Serge avec son argent jusqu'à ce que se présente une
occasion pour le persuader qu'il serait sage de faire ce qu'elle désire.
Sa suggestion est de lui payer un appartement sous prétexte de lui
rendre visite avec son amant. Au cas où Serge refuserait, elle le
menace d'annoncer à la famille sa relation intime avec Nicole.
Lucienne sait manipuler sa famille. Elle utilise les jugements
moraux pour justifier ses buts et ses actions et pour influencer les
opinions et les actions de ses proches en fonction de ses besoins. A
la scène quatre, Tremblay décrit le fondement érnotiviste du
caractère de Lucienne. Toute la famille connaît les détails de son
histoire mais Serge l'écoute se répéter:
C'est vrai que j'ai toute c'que j'ai toujours rêvé d'avoir. J'm'étais dit que jrinirais pas comme notre mère, tout nue dans'rue. pis j'me sus t'arrangée pour.. .
J'voulais pas me marier avec un p'tit crotté de Canadien français qui me donnerait des enfants complex6sl non. j'voyais plus haut, pis plus loin que ça! J'ai voulu être du bon côté de d'la clôture, du côté de l'argent, pis c'est la que chus!
Je I'ai voulu, mon Anglais successful, ben je I'ai! J'ai sorti avec Bob pendant huit ans avant de le marier ...
J'm'étaiç mis dans'tete que c'est lui que j'rnarierais, pis c'est lui que j'ai marié. Fallait qu'on attende qu'y'aye fini ses 6tudes pis qu'y soye install6 dans son bureau? On a attendu!
Quand on sortait. c'est mo6 qui payais, parce que c'est moé qui travaillais. Mais ça me faisait rien. j'savais que Bob me remettrait
toute ça, un jour! Pis qu'y m'en remettrait encore plus! Parce que j'savais qu'y finirait par faire d'la grosse argent!
My God, ça, pour en faire, y'en fait! Aprés, j'ai voulu deux enfants, on n'a eu trois. La seule p'tite erreur dans toute notre vie. Au lieu d'avoir rien qu'un bébé. la deuxième fois, y'en avait deux!
Tout le reste de notre vie s'est faite comme on l'avait plar16.~8
La vie de Lucienne se caractérise par une recherche de
prestige et de reconnaissance sociale plutôt que par un
développement personnel. Elle a cru devoir se couper de son milieu
familial et social d'origine. Vingt ans plus tard, elle est la pawenue de
sa famille. Mais elle ressent un vide émotif: aJ'ai même pas
quarante-cinq ans, encore, pis ma vie est toute réglée comme un
horloge. Pis c'est ça que le monde appellent réaliser ses rêves!>>rg
De plus, ses soeurs se méfient d'elle. Denise et Monique demandent
à Serge: ~A'l'a-tu réussi a faire pitié?»% Lucienne s'est enfermée
dans une existence ennuyante parce qu'elle a cherché toute sa vie à
devenir riche et à passer à un statut social supérieur. Or, l'argent
n'est qu'un bien externe, et cela ne suffit pas à déterminer ce qui est
significatif pour la vie humaine, du moins à long terne.
Un bien externe, d'après Maclntyre, est une récompense
sociale telle que I'argent ou le prestige que l'on gagne à avoir
participé et gagné dans une pratique. La notion de pratique. elle,
implique des biens internes qui agissent comme des raisons qui
418 lbid., p. 2W.
49 bbid., p. 204.
50 lbid, p. 201.
soutiennent par elles-mêmes la relation des participants à la pratique,
sans exclure évidemment la recherche de biens externes. II y a un
lien incontestable entre les biens internes et les biens externes au
sein d'une pratique.
Le comportement de Lucienne ne semble pas être structuré en
une pratique, elle ne semble pas à la recherche d'un bien interne: elle
a tout simplement décidé qu'elle voulait être riche et elle s'est
arrangée pour se retrouver en possession de beaucoup d'argent.
Elle croit comprendre que l'argent a une valeur pour lui-même. Or,
bien au contraire, les biens externes ne prennent leur valeur que s'ils
s'inscrivent dans une pratique; il faut un bien interne pour donner un
sens aux biens externes. C'est ce que ne comprend pas Lucienne, et
sa recherche de l'argent, par laquelle elle cherche à se singulariser,
n'est en fait qu'un conformisme: Lucienne reproduit simplement une
croyance de la société ambiante.
Par ailleurs, Lucienne n'a jamais remis en question
l'interprétation traditionnelle du rôle des femmes dans son milieu
familial et social. Elle a accepté d'être mariée et mère, mais elle
voulait aussi être riche. Bien qu'elle semble avoir réalisé ses rêves,
elle reste insatisfaite et l'on découvre que ce qu'elle recherche est le
prestige et l'attention des autres: elle en a besoin pour confirmer à
ses propres yeux son statut. Quand elle découvre que la situation de
Serge et Nicole menace d'usurper la place qu'elle occupait dans les
discussions de la famille, elle s'empresse d'agir. Elle parle à Serge de
sa honte et des conséquences sociales et familiales. Elle veut le
provoquer et le culpabiliser mais il résiste à ses efforts:
[Lucienne] Quand j'ai appris que tu t'en allais rester avec elle. y'a un an, que vous osiez sortir ça de la maison, j'ai eu honte, Serge! C'que l'fais moé, c'est pas malade, Serge! 1 was so ashamed! C'est vous autres. les malades! Vous avez pas honte, quand vous vous retrouvez face à face? Hein? Ça vous excite, peut-être? Hein, c'est ça? C'est votre kick? (Silence) J'gage que tu serais même pas capable de bander devant une fille qui serait pas ta soeur!Sl Pis si ça se découvre, un jour, que c'est qu'on va avoir l'air nous autres, hein?
[Serge] Pis to6, si ton histoire se découvre, tu penses que ça va être plus propre?=*
[Lucienne] T'étais si fin, avant, Serge ... Si fin ... ... Tu t'en rappelles, tu faisais toute c'que j'voulais.. -9
Lorsqu'elle se rend compte que Serge ne se laisse pas
manipuler et que ses jugements n'entraînent aucun effet, elle
concède qu'il ne lui est plus utile, qu'elle ne pourra plus s'en servir
pour ses propres fins. Elle s'adresse alors à Nicole avec dépit, lui
disant qu'elle a remporté la victoire dans le concours entre les soeurs:
<(Allô? Nicole? T'es contente, là! T'as fini par gagner sur toute la
ligne!.% Au fond, elle aurait préféré être elle-même objet de
scandale, plutôt que de voir révélé un amour incestueux dont elle est
en est en grande partie responsable. Nous allons discuter plus en
51 lbid., p. 213.
52 lbid., p. 217.
54 lbid., p. 238.
détail les personnages de Serge et Nicole dans la section intitulée
«La recherche d'authenticité~.
Aux fins d'une comparaison, on peut présenter le personnage
dYAlex dans Le Vrai monde? comme lui aussi érnotiviste. Alex
manipule grâce à son habileté verbale. II veut que tout aille à sa façon
et il mène toute situation et toute conversation.
L'existence daAlex n'est pas ennuyante: il passe son temps à
bouleverser son entourage. II ne se contente pas de manigancer
pour obtenir du plaisir, il se le procure brutalement. II a choisi de vivre
sa vie selon une seule règle, celle de s'amuser en tout temps. Sa vie
est entièrement orientée vers ce bien externe. Alex a choisi son
métier de commis voyageur sous prétexte de gagner sa vie et celle
de sa famille, mais les tournées obligatoires sont une manière pour lui
de se permettre des libertés personnelles et sexuelles peu
compatibles avec la vie conjugale. Madeleine s'exclame dans la
pièce de leur fils Claude: «Tu faisais comme si t'étais pas marié!,>=
Alex ne passe plus que quelques jours à la fois avec sa famille, et
Madeleine doit se charger de toutes les affaires domestiques. II ne
prend rien au sérieux et ne tolère aucune restriction au plaisir
constant qu'il veut connaître: «J'ai passé à travers la vie en ayant du
fun ...».se II demeure en tout temps le maître de son entourage.
Quand il rentre à la maison, il mène ia conversation et dicte quelle doit
être la conduite appropriée de sa famille en sa présence:
Jésus-Christ, que c'est ça, ces faces d'enterrement-là! Aïe, vous allez changer d'air tu-suite. hein? ... J'vous l'ai toujours dit. quand j'rentre icitte, y faut que le party pogne! Ça sera toujours le temps de régler vos problèmes quand j'y serai pusl57
Le soi émotiviste s'efforce d'avoir la maîtrise des biens externes
qu'il a choisis. Mais bien plutôt, il manifeste sa dépendance envers
les biens externes et se soumet aux nonnes, aux règles et aux
critères nécessaires à l'obtention de ce qu'il veut. De plus, ses
relations avec l'entourage sont rudimentaires: il n'existe pas de
véritables rapports de respect ou d'estime parce que le soi émotiviste
recourt, pour panrenir à ses fins, à la manipulation d'autrui. Pour la
même raison, les vertus comme l'honnêteté, la justice et le courage
sont inexistantes chez lui.
Le désir principal du caractère émotiviste est d'obtenir des
biens externes ou de préserver son statut. Sa relation avec toute
chose et toute personne doit confirmer ce statut. La reconnaissance
d'autrui devient donc la seule mesure de son succès. Mais la
satisfaction que cela lui procure demeure éphémère parce qu'elle
dépend exclusivement d'autrui au lieu de s'appuyer sur les
dispositions intérieures durables que sont les vertus.
Remarquons le contraste entre le prisonnier des conventions et
le soi émotiviste. Le prisonnier des conventions est limité à un milieu
social et familial restreint. II peut certes souhaiter un changement
radical dans sa vie, mais il pense aux conséquences néfastes que
cela entrainerait, peut-être la condamnation familiale et sociale parce
qu'il ne s'est pas conformé aux conventions. Le soi émotiviste, lui,
semble ne pas connaître les limites. II choisit les conventions qui
conviennent - à ses besoins et il abandonne le reste. Mais en réalité, le
soi émotiviste et celui qui demeure prisonnier des conventions sont
tout aussi dépendants l'un que l'autre de l'entourage pour savoir qui
ils sont et comment ils doivent vivre.
Nous pouvons affirmer que Madeleine (dans la pièce Le Vrai
monde?) n'est pas un personnage émotiviste bien qu'elle ait
manipulé la vérité de même que ses enfants en fonction de ses
besoins. Son but est de présenrer I'apparence du bien-être dans son
foyer à tout prix. Elle désire la reconnaissance sociale mais son
moyen de t'obtenir est de suivre la convention et de ne pas faire
parler d'elle; elle est prisonnière du silence et de la convention qui
dicte la dépendance aux femmes.
Par opposition, Alex et Lucienne sont des personnages
émotivistes parce qu'ils se sont créé une vie en contournant les
conventions. Les règles familiales et sociales, en forme de
conventions et d'opinions ambiantes, doivent convenir à leurs
propres besoins sinon elles seront rejetées ou manipulées. Mais cela
les amène à se replier sur leurs désirs, de manière égocentrique. Ils
sont tout aussi prisonniers que Madeleine, mais de manière
différente: ils n'ont pas peur d'affronter autrui, ils en sont tout
simplement incapables parce qu'ils le subordonnent aussitôt à leurs
préférences. Or comme c'est à travers le lien social que l'identité se
construit, Alex et Lucienne ne savent pas qu'ils sont et demeurent
prisonniers de leurs émotions et de la reconnaissance qu'ils
pawiennent à obtenir en affirmant leurs préférences.
d) La recherche d'authenticité.
Les conventions débouchent sur le conformisme. Les
influences familiales et sociales peuvent sembler puissantes et
souvent, elles réussissent à immobiliser ceux qui sont sous leur
emprise. Le soi émotiviste, lui, ignore les conventions, ou encore il
profite de celles qui lui conviennent. II méprise les règles
conformistes, et pourtant, il s'adapte bel et bien à ces règles. II se
croit libre, mais il respecte malgré tout les structures
conventionnelles. Le soi authentique se distingue de celui qui est
prisonnier des conventions et du soi émotiviste en ce qu'il parvient à
construire sa propre expérience de vie en restant libre à l'égard des
conventions et des règles. II part à la recherche de lui-même sans se
laisser emprisonner par les influences.
Dans la modernité, toute personne se croit authentique en ce
qu'elle est portée à faire confiance aux choses et aux personnes qui
lui semblent bonnes. Comme nous l'avons montré dans la section
intitulée 4'idéal d'authenticité», cette revendication d'authenticité
repose sur la croyance selon laquelle chacun possède une intuition
morale intérieure qui lui fait reconnaître le bien. La recherche du
bonheur repose sur un sens du bien et du mal dont nous
disposerions. L'effort de Taylor consiste à montrer l'insuffisance de
cette conception, parce qu'elle tend à réduire l'authenticité à la simple
écoute de nos désirs ou besoins. L'authenticité se caractérise plutôt
par des choix et des décisions réfléchis, par lesquels on adhère à
quelque chose de significatif en soi, c'est-à-dire qui transcende la
sphère individuelle, tout en lui étant conforme. La bonté au sein de
I'authenticité est une volonté de faire ce qui est réellement le mieux
dans les circonstances données. Elle suppose donc un jugement sur
le bien. Le soi authentique ne se limite pas aux horizons donnés du
conformisme et il ne cherche pas non plus à atteindre des fins
purement arbitraires. II se situe plutôt dans un horizon constitué par
la reconnaissance des options qui lui sont actuellement disponibles et
par un jugement sur leur valeur, sans que prévalent nécessairement
les préférences subjectives.
Dans cette section, nous allons discuter comment l'idéal
d'authenticité s'affirme à travers certains personnages des pièces de
Michel Tremblay. D'une part, ils aspirent au bonheur. Ils font des
choix, prennent des décisions en vue de changer leur vie. Souvent,
ils souhaitent aussi améliorer la vie de leurs proches. Mais d'autre
part, ils acceptent les conséquences inévitables de leurs décisions.
Les choix et les décisions fondés authentiquement sont souvent
contraires aux conventions et aux désirs érnotivistes. Le soi
authentique doit envisager les répercussions de ses actes parce que
l'authenticité comporte des risques et peut amener à changer
irrévocablement les relations avec autrui. En outre, nous allons voir
que l'approbation et la reconnaissance par les proches n'est pas
toujours nécessaire, que parfois même il est impossible de l'espérer.
En pareil cas, le soi authentique continue d'anticiper une
reconnaissance, mais alors elle doit venir non plus du milieu
immédiat. mais de la communauté humaine universelle.
Le soi authentique est motivé par la recherche et par la
découverte de quelque chose de vrai ou de bon dans la vie humaine
en général et dans sa propre vie. II se caractérise donc aussi par une
grande sincérité envers lui-même et par une façon de s'exprimer qui
lui est propre. II s'affirme dans le monde tout en s'épanouissant,
c'est-à-dire en dépassant les limites étroites de l'individualité pour
adhérer à une vérité qui le transcende.
Le premier personnage que nous allons discuter, et il est peut-
être le plus représentatif, est celui d'Albertine à 50 ans, dans la pièce
Albertine en cinq temps. Nous l'avons déjà mentionnée dans la
section sur les conventions. Nous allons maintenant voir le
développement de sa conscience authentique. Ce qui la rend
importante pour notre propos, c'est notamment que nous pouvons
suivre la progression de sa vie, puisque nous avons aussi le point de
vue d'Albertine étant plus jeune, de même que d'Albertine à 60 ans et
Albertine à 70 ans.
Rappelons brièvement qulAlbertine à 30 ans et Albertine à 40
ans est veuve et élève seule ses deux enfants. Sa misère est
palpable. Elle rage contre l'oppression de la convention qui impose
aux mères une vie à s'occuper de leur maison et de leurs enfants.
Albertine à 60 ans s'est imposé une existence misérable parce qu'elle
se rend responsable du décès violent de sa fille. Elle blâme Albertine
à 50 ans et regrette les décisions que celle-ci a prises. Albertine à 50 ans raconte comment elle en est arrivée à
changer de vie. Elle veut aussi répondre au ton accusateur
dlAlbertine à 60 ans. Albertine à 70 ans lui conseille de faire attention,
d e s t des choses tellement délicates+ mais elle réplique qu'elle
n'en a pas honte. Plus tard dans la pièce, elle écoutera Albertine a 60
ans parler de sa honte. En ce moment, elle parle de la prise de
conscience qu'elle a faite sur elle-même et sur sa vie:
Un bon jour, j'ai découvert quequ%hose de ben important. J'ai découvert ça tu-seule à part de ça, même si chus pas la femme la plus brillante au monde ... J'pensais à mes enfants pis à ma famille qui m'ont jamais écoutée, qui ont toujours toute faite sans jamais s'occuper de moi, sans jamais me demander mon avis, comme si j'avais pas existé, pis j'ai découvert que dans la vie pour se faire entendre, faut désob&ir ! Si on veut faire quequschose, faut désobéir ! Sinon on se fait kraser! Moi qui avais toujours fini par écouter les autres, par suivre leurs conseils, par faire c'que les autres voulaient que je fasse, toi, Madeleine, pis nos frères, pis moman.. . à cinquante ans, j'ai désobéi pis je l'ai pas regretté!
J'ai eu de la misère à me faire a l'idée. au commencement, par exemple.. . J'avais tellement toujours dépendu de tout le monde! C'est pas des farces, c'était rendu que quand on me disait pas quoi faire je le demandais! J'quêtais! J'ai passe ma vie a qukter! J'étais deboute au milieu d'une maison pis avant de faire un geste j'voulais qu'on me dise que c'était correct! Ça alimentait ma rage pis j'étais toujours au bout d'exploser! Mais à cinquante ans j'me sus dit: =Demande pus! Pis désobéis! Essaye, une fois! Tu verras ben c'que ça donne!. Mais j'avais un énorme boulet qui m'empêchait de bouger.. . Marcel -59
58 lbid., p. 374-375.
Elle explique à Madeleine et aux autres Albertines les
circonstances additionnelles qui lui ont fait comprendre qu'il fallait
qu'elle fasse quelque chose d'important pour elle-même:
ThBrèse, elle, est-tait disparue dans'brume depuis quequ's'années, j'entendais presque jamais parler d'elle excepté quand y'a trouvaient paquetée dans le fond d'une ruelle ou ben donc qu's'm'appelait du poste no. 1 parce qu'y venaient de la ramasser.. . J'me vois encore ramasser vingt-cinq piasses de peine et de misère pis prendre l'autobus Saint-Denis.. .
Ça fait qu'y me restait juste Marcel. un éternel enfant de vingt-cinq ans presque pas responsable. que j'protégeais encore pis que j'continuerais à protéger jusqu'à ce qu'un de nous deux créve parce que je l'avais jamais compris ... Y s'enfermait de plus en plus, y s'éloignait de moi tout en exigeant que j'sois toujours là.. . J'le regardais.. . oui. j'le regardais devenir fou.. .60
Albertine à 50 ans a décidé de faire ce qui était impensable
dans son milieu familial et social. Elle a trahi la convention:
J'ai dit à Thérèse que j'voulais pus rien savoir d'elle ... pis j'ai fait placer Marcel loin d'ici.. . (Madeleine se détourne.)6'
De son point de vue, elle a agi par nécessité, en connaissance
de cause. Elle a surmonté sa culpabilité:
Ç'a faite mal mais veux-tu savoir une chose? J'ai jamais et6 aussi heureuse de ma vie pis eux autres non plus! Sont avec du monde comme eux autres pis moi chus avec du monde comme moi162
Selon Albertine a 50 ans, sa situation avec ses enfants était
intenable et l'idée d'assumer son rôle de mère jusqu'au bout ne se
justifiait plus. La décision de se séparer de ses enfants a été prise
dans le but de corriger ce qui était devenu pour elle une existence
insupportable et auto-destructrice.
II était mal accepté qu'elle décide de ne plus s'occuper de ses
enfants. Albertine à 70 ans se rappelle qu'elle s'est ennuyée de
Madeleine: <<Ah! on se voyait pas souvent depuis longtemps parce
que t'avais pas pris que j'toume le dos à mes enfants, comme ça ...
même si au fond, j'pense que tu comprenais ...,,es Selon la
convention, Albertine à 50 ans a abandonné ses enfants, la chose la
plus impardonnable et irrémédiable qu'une mère puisse faire. Etant
donné que cette convention était bien établie dans la société, elle
devait bien s'attendre à de graves conséquences sur le plan familial.
Elle s'oppose à I'idée qu'il n'y ait pas de liberté dans la vie, surtout
dans un cas comme le sien:
J'ai désobéi à mon r61e, Madeleine! Je le sais c'que vous avez toutes pensé mais vous aviez tort! Si je l'avais pas fait, j's'rais encore prisonnière d'un fou qui me tiendrait dans le creux de sa main pis qui deviendrait de plus en plus dangereux ... c'est pas le rdle de parsonne, ça! J'ai cas& le moule de mérepoule! (Silence )64
Une fois les décisions prises et accomplies, elle était capable de
finalement penser à elle-même et de réaliser ce qu'elle pouvait à
peine s'imaginer:
63 lbid., p. 380-381.
64 lbid-, p. 375.
Quand j'me sus retrouvée tu-seule. j'ai eu le vertige! Ça m'était jamais arrive! Mes journées Btaient à moi, j'avais pas à m'inquiéter de personne ... J'me sus habillé en neuf, du pas cher mais du beau, pis chus partie me chercher une job! Comprenez- vous c'que ça veut dire? Une job! La liberté!
(Albertine ri 70 ans, en souriant) Ma premiére job. Ma seule job. Le parc Lafontaine.
Albertine à 50 ans éprouve le bonheur et la satisfaction d'avoir
établi une relation sincère entre elle-même et la société. Elle essaye
d'expliquer la reconnaissance qu'elle reçoit à présent d'autrui:
Le seul parc que j'aie jamais connu, le seul coin de verdure, est à moi! J'travaille au restaurant du parc Lafontaine, en plein coeur du parc, là ousque tout le monde passe ... pis y paraît que je fais les meilleurs sandwiches salade mayonnaise du monde! Le monde viennent ici exprès pour manger mes sandwiches! Y viennent pour moi parce que chus bonne! Pis en plus j'ai un salaire! Les autres employés pis les clients m'appellent -madame. gros comme le bras pis y sont à mes genoux parce que j'leur fais du manger comme y'en mangeaient chez eux!=
Albertine à 50 ans est appréciée pour ce qu'elle fait de bien: la
bonne nourriture-maison. Son identité est reconnue et s'accomplit à
travers ses relations avec autrui. L'environnement du parc
Lafontaine est au centre de son univers et donne à sa vie un contenu
authentique. c'est-à-dire qui lui permet de vivre sa vie comme elle
veut et de comprendre pourquoi elle vit ainsi. Elle a réfléchi à ses
affaires, et elle s'est montrée pour une fois responsable envers elle-
même. Ce qui compte pour elle, c'est l'indépendance. C'est la source
de son bonheur:
J'arrive ici le matin en chantant, j'travaille en chantant, pis je r'pars le soir en chantant! Je r'garde le soleil se coucher, 1'6t6, pis les enfants patiner, l'hiver! J'gagne ma vie, comprenez-vous? J'vis comme jlveux, sans famille, sans enfants, sans homme! Ah! oui. sans homme! Pis par choix! Chus tellement ben! J'ai pris sur moi trop longtemps, Madeleine. y fallait que je d6sob6isse!~
Dans l'ensemble de la pièce, seule Albertine à 70 ans
ressemble à Albertine à 50 ans. Le contraste entre ces deux
Albertine et les trois autres est frappant: elles sont heureuses.67
Nous en connaissons moins de la plus vieille mais il y a suffÏsarnment
de répliques pour constater la paix qu'elle ressent malgré ses
souvenirs. Albertine à 70 ans est la plus douce des cinq, grâce au
temps qu'elle a eu pour réfléchir aux événements et aux conditions
de sa vie. Cependant elle n'hésite pas à répliquer aux autres. A
Madeleine, elle avoue qu'elle a enfin mené sa vie comme elle
l'entendait et qu'elle y a trouvé le bonheur. C'est ce qu'elle appelle g
vérité:
Pauvre Madeleine. T'avais peut-être raison, toi aussi. Y'a peut- être pas toujours juste une vérité. Des fois y'a peut-être une venté pour nous autres, pis une autre pour tes autres ... T'étais heureuse comme t'étais, Madeleine. -38
II est difficile de discerner si Madeleine est un personnage
authentique dans Albertine en cinq temps. Nous savons qu'elle est
heureuse parce qu'elle le constate: {<Mon bonheur est peut-être un
66 lbid., p. 376.
67 Ibid., p. 369.
68 M.. p. 378.
ben p'tit bonheur, ben insignifiant, ben plate ... J'pense que j'aime
mieux un p'tit bonheur médiocre qu'un grand malheur tragique.>>69
Cependant, le bonheur ne suffit pas à l'authenticité.
Certes, le bonheur est important, mais il revient à chacun de
s'en faire une conception cohérente, et susceptible d'être reconnue
par autrui. Albertine à 50 ans, en étant malheureuse, rendait tout son
entourage mal heureux. Maintenant qu'elle est heureuse, c'est
l'inverse qui se produit. Le bonheur qu'elle donne aux autres et grâce
auquel elle se trouve reconnue par eux (mais sans dépendre d'eux)
lui confirme qu'elle a trouvé sa vérité. Quant au bonheur que
Madeleine prétend connaître, on peut se demander s'il est véritable,
au vu de ce que nous apprend d'elle la pièce Le Vrai monde?. Elle
recherche bien plutôt la tranquillité et la sécurité de la convention
conjugale. Son horizon moral lui a été imposé: son rôle est de
préserver un apparence inébranlable de bien-être dans son foyer.
Pour ce faire, elle fait taire ses soupçons au sujet des activités dlAlex
pendant ses longues absences, elle nie l'existence de l'autre enfant
dont Alex est père, et exige la complicité de ses enfants pour
préserver un silence absolu.
Le seul personnage authentique dans Le Vrai monde? est
Claude, le fils de Madeleine et dDAlex. II écrit une pièce de théâtre à
propos sa famille, dans laquelle il met en scène le dialogue honnête
dont il rêve depuis longtemps avec ses parents. II brise la règle du
silence afin d'exposer les vérités latentes de la situation familiale. Ce
qui fait l'authenticité du personnage, c'est donc sa recherche d'une
vérité que tous puissent partager.
Un des principaux thèmes de la pièce est la communication.
Trernblay critique la convention selon laquelle les hommes ne doivent
pas parler de leurs sentiments. Dans la pièce, Alex observe cette
convention de manière stricte. Tremblay, lui, la rejette. II exprime ce
rejet à travers Claude, dans Le Vrai monde?; et dans Boniour. là.
boniour, il aborde pareillement le thème de l'amour des fils envers
leurs pères et la difficulté qu'ils ont à l'exprimer. Nous avons abordé
cela dans la section sur les conventions.
La recherche d'authenticité entreprise par Claude a pour
résultat sa pièce de théâtre, dans laquelle il a pu exprimer sa
déception et son mépris envers son père, de même que son amour
pour sa mère. Ce que Claude veut, c'est dire la vérité, mais aussi la
faire reconnaître par les autres, dans la mesure du possible. C'est en
cela que Claude est authentique.
Pendant sa jeunesse, Claude n'a pas pu se définir et
s'accomplir parce qu'il y avait toujours une interdiction menaçante de
parler des choses qui se passaient réellement. II s'en plaint à son
père: <con peut pas construire une enfance sur des devinettes! Pis
du silence!n7o La règle du silence a influencé sa vie adulte et par sa
pièce, il refuse désormais d'être complice du silence.
Le monde pour Claude n'est pas cohérent tant qu'il existe des
choses auxquelles il lui est interdit de se référer. II recherche
70 Ibid., p. 434.
l'intelligibilité des choses qui se passent autour de lui. II en va tout
autrement de sa mère. Le silence a toujours été la force de
Madeleine: <<Dans une maison comme ici, c'est la chose la plus
importante...n71 Bien sûr, elle connaît elle aussi la vérité, lorsqu'elle
se laisse emporter par des <<tempêtes>> qu'elle se fait dans sa tête:
<Chus pas folle,» dit-elle à Claude, <<je le sais la vie que j'ai eue! ... C'est sûr que tout c'que t'as mis dans ta pièce me passe par la tête. ...
[mais une scène violente imaginée] ne porte pas à conséquence.>>72
Le «vrai monde» de Madeleine est une construction soigneuse de
doute enterré et d'orgueil. Claude, lui, est persuadé <<que le silence,
c'est malsain>>? II assume le risque qu'il y a à parler, parce qu'il croit
à l'importance de la vérité dans la vie en général.
Nous pouvons deviner que Claude poursuivra sa recherche et
son épanouissement même sans ses parents. II parviendra à se
définir à travers ses relations dialogiques avec autrui et il acquerra
une attitude de liberté par rapport au réel. Charles Taylor exprime
cette pensée dans Grandeur et misère de la modernité:
II est vrai ... que nous ne pouvons jamais nous libérer tout à fait de ceux dont l'amour et les soins nous ont façonnés au début de la vie, mais il faut lutter pour nous définir par nous-mêmes dans toute la mesure possible, pour en arriver a comprendre et donc B maîtriser l'influence de nos parents et ainsi à éviter de retomber dans une dépendance du même genre; nous avons besoin des autres pour nous accomplir mais pas pour nous définir?
71 Ibid.. p. 403.
7* ibid., p. 404.
73 Ibid., p. 405.
74 Taylor. p. 4450.
La pensée de Taylor vaut aussi pour la pièce Bonjour. là,
boniour. Serge et Nicole se sont rapprochés l'un de l'autre depuis
leur enfance. A l'âge adulte, ils connaissent un amour incestueux
qu'ils décident de poursuivre. Serge explique les circonstances de sa
décision :
J'ai emprunté de l'argent pour pouvoir partir, Lucienne, parce qu'imagine-to6 donc que Nicole pis moé aussi on s'en est faite des problèmes avec tout ça. . . . Ben là. j'y suis, dans les bras de Nicole! Pis a'l'a trente ans, pis moi j'en ai vingt-cinq! Ça fait qu'imagine-toé donc que j'me sus pose des questions. un moment donné! Okay, j'y suis dans les bras de Nicole, mais c'est-tu ça que j'veux vraiment? Chus-tu ben dans les bras de Nicole? Ben après trois mois passés sans elle, j'te dirai, Lucienne. que oui, chus ben dans les bras de Nicole, pis que oui, j'vas y rester le plus longtemps possiblel75
Serge et Nicole ont aussi réfléchi à la possibilité de
conséquences néfastes par rapport a la famille. Mais les réactions
des autres membres de la famille sont secondaires parce que leur
décision de faire leur vie ensemble est murie et capable de se justifier:
Que t'ayes honte de rnoé ou non, qu'on soye obligé de démenager ben loin ou non, on est ensemble, Lucienne, pis tant qu'on va pouvoirt on va rester ensemble!76
La relation de Serge et Nicole est restée plus ou moins secrète
dans la famille. Ils savent qu'ils seront des marginaux dans la société
parce qu'un amour incestueux bouleverse certaines normes
fondamentales. Dans la famille, nous pouvons deviner le scandale.
Mais en dépit de toutes ces conséquences, Serge et Nicole ont été
75 TremMay, Théâtre 1. p. 229-230.
76 lbid., p. 230.
sincères envers eux-mêmes parce qu'ils ont réfléchi à la signification
de leur décision. Selon Serge, il semble exister un bien véritable,
l'amour, entre lui et Nicole:
Pour mo6. tout est clair, tout est simple. c't'heure, chus sûr de mon affaire: c'que j'ressens pour Nicole, pis c'que Nicole ressent pour moé, c'est de t'amour, Lucienne, du vrai, sans histoires d'intérêt pis de sécurité en arriére; c'est de I'amour, pis c'est beau! C'est beau! J'me sacre de ce que le reste du monde peut penser, nous autres on est heureux. pis c'qu'on ressent l'un pour l'autre, si c'est une maladie. c'est une maudite belle maladieln
L'opposition sociale et familiale que Serge et Nicole rencontrent
repose sur une conception normative de la relation entre un homme
et une femme. Serge et Nicole demeurent libres par rapport à la
norme parce que, comme Albertine à 50 ans, il savent désormais où
est leur bonheur et qu'un tel bonheur leur parait légitime en soi:
Que personne vienne me dire que j'ai pas le droit. j'ai le droit! J'ai le droit d'être heureux comme tout le monde. pis j'ai eu la chance de trouver mon bonheur! Pis mon bonheur, ben oui, c'est ma soeur! Pis j'ai décide que j'arais pas honte de l'avoir trouvé, mon bonheur, pis que j'f'rais toute au monde pour le garder!78
Boniour, là. bonjour reconnaît la valeur en soi du bonheur et de
I'amour dans la vie humaine. C'est ce qui compte dans la vie de
Serge et Nicole. On pourrait commenter cela à l'aide d'une autre
citation de Taylor qui explique le développement de l'identité
personnelle en lien avec une autre personne:
Si certaines des choses auxquelles j'accorde le plus de valeur ne me sont accessibles qu'en relation avec la personne que j'aime, cette personne devient un Blément de mon identité interieure.79
Nous ne savons pas ce qui se passera entre Serge et Nicole
dans l'avenir. Ce n'était pas le propos de Tremblay de développer
cette idée. L'important est que Serge a compris le telos de sa vie et la
forme qu'elle prendra:
Si vous vous faites chier avec vos maris. vous autres, respectez- nous donc, nous autres, on est heureux! On va s'aider a vivre, tou'es deux, pis on va vieillir ensemble. c'est-tu assez beau, on a décidé qu'on vieillirait ensemble sans se faire de mal!m
Enfin, il ne faut pas oublier que Serge et Nicole ont aussi décidé
d'amener leur père vivre avec eux. Serge rassure ainsi son père:
<<On va s'arranger, popa! ... Tu vas voir! Le principal, c'est que tu
sortes d'icitte! Pis vite!.*' Son père lui répond: «Si tu savais. Ça fait
tellement longtemps que j'attends ça! Ça fait tellement longtemps
que j'attends qu'un de mes enfants ..+* Serge doit cependant lui
avouer sa relation avec Nicole. Or, cette fois, c'est son père qui le
rassure: <<Laisse faire, mon garçon ... Laisse faire le reste. J'le sais, le
reste ... . . . Depuis longtemps. Parlons-en pas. Tes tantes écoutent.
Va te coucher.. . >> .83
79 Taylor. p. 50.
Tremblay, Théàtre l, p. 230.
8' lbid., p. 240.
82 lbid*, p. 240.
Md., p. 240.
Cette scène est importante pour légitimer aux yeux du
spectateur l'amour incestueux de Serge et Nicole: il fait comprendre
que cet amour est le résultat d'une démarche d'ouverture à autrui et
donc de vérité, et ne s'appuie pas simplement sur des émotions
incapables de s'énoncer de manière cohérente.
Conclusion
TREMBLAY MORALISTE
Nous avons fait dans les chapitres précédents l'examen d'une
théorie morale contemporaine et nous l'avons utilisé pour faire une
lecture éthique de quelques pièces de Michel Tremblay. Pareille
utilisation était-elle justifiée? Nous pouvons répondre que oui: il est
possible de rendre compte de la condition morale actuelle, telle
qu'elle se donne à voir dans l'oeuvre théâtrale de Michel Tremblay, à
l'aide de l'éthique communautarienne explicitée par des auteurs tels
quYAlasdair Maclntyre et Charles Taylor. Cette théorie nous a pemis
une interprétation féconde des personnages de Tremblay.
Nous nous sommes donné la tâche de rechercher dans les
pièces de Tremblay des personnages qui nous permettraient d'établir
des liens avec la théorie morale retenue. Nous avons dû faire ces
liens parce que Tremblay lui-même ne les fait pas. On ne saurait
attendre de lui qu'il nous livre une théorie complète de la situation
morale moderne. Son travail d'écrivain consistait à sélectionner dans
le réel certains éléments pertinents pour son propos.
L'environnement que l'on retrouve dans son oeuvre théâtrale reflète
le milieu montréalais d'une certaine époque. Tremblay s'est donné la
tâche d'en décrire et d'en dénoncer la situation morale. A travers son
oeuvre théâtrale, il cherche à exprimer la révolte et les aspirations de
l'âme moderne. II a donc été possible d'observer à travers son
oeuvre la recherche contemporaine de bonheur et d'identité
personnelle.
Tremblay ne relie pas nécessairement entre elles de façon
systématique toutes ses observations, et cela explique que notre
approche de son oeuvre ait été plutôt un commentaire libre, dans
lequel nous avons utilisé la théorie éthique communautarienne pour
établir une cohérence qui est seulement esquissée dans l'oeuvre
théâtrale.
L'éthique communautarienne a pu, nous semble-t-il, rendre
compte de ce qu'exprime l'oeuvre de Tremblay sans lui faire violence.
Nous n'avons pas eu à manipuler les répliques des personnages
pour les rendre conformes à la théorie; nous nous sommes bornée à
choisir attentivement celles qui reflétaient le mieux la situation éthique
décrite. Notre but était de confirmer l'hypothèse centrale de ce
travail, selon laquelle l'éthique communautarienne rend compte de
manière adéquate de notre condition morale actuelle. La cohérence
du discours moral contemporain a besoin d'analyses comme celles
de Maclntyre et de Taylor. En les faisant travailler ensemble, elles
nous ont permis d'interpréter des thèmes directement abordés par
Michel Trernblay dans son oeuvre théâtrale.
Dans toute son oeuvre littéraire, Tremblay présente les
puissantes conventions qui régissent la pensée et l'agir moral
moderne. On peut dire qu'elles constituent le fait premier de l'univers
de Tremblay, ce à partir de quoi tout s'enchaîne, les soumissions
aussi bien que les révoltes. Cependant, Tremblay ne nous explique
pas d'où viennent ces conventions et pourquoi elles exercent tant
d'influence sur les personnages.
L'analyse de la moralité traditionnelle par Maclntyre nous a été
fort utile parce qu'elle nous a permis de comprendre l'origine des
conventions en tant que traditions ~cmortes~. La pensée morale a
besoin d'un contexte, insiste-t-il, faute de quoi il est impossible de
concevoir l'idée du bien individuel ou collectif dans le jugement moral.
Lorsqu'une tradition est séparée de son fondement par l'absence
d'un débat à propos des biens internes qui la définissent, il ne reste
que des règles arbitraires et des biens externes. Une convention est
faite de telles règles dépouillées de leur contexte d'intelligibilité.
L'analyse de Maclntyre a aussi se^ à reconnaître l'importance
de la participation de l'individu à la vie de sa famille et de sa
communauté. Selon lui, les traditions sent la forme privilégiée de
l'activité humaine, celle où des vertus telles que l'honnêteté, le
courage et la justice sont partagées et propagées de génération en
génération. Mais là où les vertus sont réduites à l'état de
conventions, on ne peut pas attendre de l'individu qu'il contribue à la
vie familiale et sociale autrement qu'en obéissant aux règles et aux
rôles qui lui ont été imposés.
Les conventions ne rendent pas compte de la transformation
historique et naturelle de la pensée morale: le futur n'est qu'un
prolongement du présent, celui-ci reste figé parce qu'il ne s'appuie
plus sur un passé vivant, c'est-à-dire réinterprété à chaque époque.
Des lors, la convention ne peut plus être discutée. C'est pour cette
raison que plusieurs des personnages de Tremblay s'adaptent
nécessairement aux règles et aux rôles imposés. Mais Tremblay
dénonce cette attitude par laquelle on ne cherche finalement qu'à se
donner du pouvoir sur autrui, comme font par exemple les tantes de
Serge dans Bonjour. là. bonjour.
De ce point de vue, l'attitude d'autres personnages de la même
pièce que nous avons décrits comme émotivistes ne diffère pas
essentiellement de celle où l'on se soumet aux conventions: toutes
ces attitudes visent à se donner du pouvoir sur autrui. Une telle
ressemblance peut sembler surprenante puisque I'émotivisme est un
refus de l'autorité des conventions. Mais la théorie de Maclntyre nous
aide à saisir la parenté qu'il y a entre la personne émotiviste et celle
qui s'enferme dans les conventions: dans un cas comme dans
l'autre, les principes de l'action ne sont pas réfléchis. On cherche à
les justifier soit en s'appuyant sur l'autorité d'une convention, soit en
recherchant l'approbation d'autrui et donc en le manipulant.
Maclntyre, comme Trernblay, est très sensible à cet aspect
manipulateur qui régit une bonne partie des relations humaines
aujourd'hui. Or tout cela n'est rendu possible, explique-t-il, que par
notre croyance que I'individu peut à lui seul décider des principes de
ses actions en dehors de tout contexte. Maclntyre condamne l'idée
selon laquelle I'individu est à lui seul un agent moral autonome. La
pensée moderne attribue à l'individu une indépendance dans son
raisonnement moral qui contredit la nature du jugement moral tel que
le conçoit la pensée traditionnelle.
On ne s'étonne pas, alors. que chez Tremblay les personnages
qui s'en sortent soient ceux qui sont capables d'établir un dialogue
avec le monde. La relation avec autrui vise alors non plus la
manipulation, mais la reconnaissance mutuelle d'une vérité propre à
chaque personnage. Un des idéaux les plus clairement affirmés par
Trernblay est celui de l'authenticité. La théorie communautarienne de
Taylor nous a aidée à identifier les conditions de cette authenticité.
Taylor fait voir qu'elle constitue une véritable tradition morale
propre à la modernité. Le soi authentique recherche sincèrement la
vérité par laquelle sa vie acquiert une signification. La
reconnaissance par autrui, ici, s'acquiert non pas par l'autorité ou la
manipulation, mais à travers une relation sincère. Certes, la vérité qui
ainsi se partage n'est jamais définitive et demeure instable. L'idéal
d'authenticité ne garantit pas le bonheur. Mais Tremblay laisse
entrevoir que ses personnages authentiques sont des gagnants,
grâce à leur découverte d'une valeur universelle qui leur est chère.
La lecture éthique que nous avons faite de Tremblay a ses
limites. Par exemple, la notion de vertu, qui est au centre de l'éthique
communautarienne, ne se retrouve pas chez Tremblay. Mais cette
lacune, loin d'infirmer la thdorie, peut être expliquée par elle. La
vertu, en tant que pratique, suppose la durée d'une vie. Or, Trernblay
nous présente ses personnages à des moment-clés. Dans toutes les
pièces retenues, l'action se déroule dans un présent assez bref. Mais
on peut deviner que les personnages authentiques s'engagent sur la
voie de la vertu et du bonheur. On entrevoit cela dans Albertine en
cinq temps, qui est vraiment la seule pièce de Trernblay où la durée soit représentée, p~isque nous voyons le personnage d'Albertine à
cinq moments de sa vie. Si Albertine a 50 ans avait pu se maintenir
dans ses nouveaux choix, elle aurait connu la vertu. C'est ce qui lui
arrÏve d'ailleurs à 70 ans, où elle montre une certaine sérénité, un
certain bonheur. -
Si le thème de la vertu n'est pas développé par Tremblay, celui
du bonheur, en revanche, est clairement affirmé. Avec les
conventions ou I'émotivisme, le bonheur se réduit aux biens externes
et à la satisfaction personnelle. Selon l'idéal d'authenticité, le
bonheur se déploie en une recherche de vérité pouvant avoir une
portée universelle. Dans toute son oeuvre théâtrale, Tremblay
dénonce les conventions parce qu'elles donnent l'illusion que le
bonheur est une chose à se mériter, par la simple complicité avec les
règles. II dénonce aussi I'émotivisme, qui recherche des biens
externes incapables de se justifier. En revanche, Tremblay
démontre, à travers ses personnages authentiques, que le bonheur,
si personnelle et individuelle que soit sa recherche, se rapporte en
tout temps à quelque chose de réellement important pour l'individu.
L'épanouissement de soi ne peut se faire si l'on ne se rapporte pas à
ce qu'on perçoit comme véritable et durable dans la vie humaine.
Le bonheur se réalise à travers la participation à la
communauté humaine. Et parce qu'il passe par le rapport
authentique à autrui, il demeure quelque chose d'ouvert et comporte
des Asques. L'existence humaine est une progression et une
transformation continuelle vers le telos du bonheur qui est et sera
toujours la véritable fin de l'existence humaine.
Aristote. Ethiaue à Nicomaaue. Traduction avec introduction, notes et index par J. Tricot. (Paris: Librairie Philosophique J. Van, 1959).
Aristote. Poétiaue. Introduction, traduction nouvelle et annotation de Michel Magnien. (Paris: Le livre de poche, 1990).
Julia, Didier. Dictionnaire de la ~hiloso~hie, 2e édition. (Paris: Références Larousse, 1992).
Macl ntyre, Alasdair. After Virtue, 2e édition. (Notre Dame, Indiana: University of Notre Dame Press, 1984).
Michel Tremblav: Dossier de Dresse. 1 966-1 981. (Sherbrooke, QC: Bibliothèque du Séminaire de Sherbrooke, 1 981 ).
Mulhall, Stephen et Adam Swift. Liberals and Cornmunitarians. (Oxford, UK et Cambridge, MA: Blackwell, 1 992).
Nussbaum, Martha. La vertu rétablie: Habitude, passion et réflexion dans la tradition aristotélicienne-, Le Suoplément, no. 186 (1 993), p. 1 i l -1 87.
Taylor, Charles. Grandeur et misère de la modernité, traduit de l'anglais par Charlotte Melançon. (Montréal: Bellarmin, 1 992).
Tayior, Charles. Sources of the Self: The Makina of the Modem Identitv. (Cambridge, MA: Harvard University Press, 1989).
Trem blay, Michel. Théâtre 1. Préface et lexique de Pierre Filion. (Montréal: LernéaclParis: Actes Sud, 1991). Nous avons utilise en particulier les pièces suivantes: À toi. ~ o u r touiours. ta Marie-Lou (p. 97-14û), Albertine en cina temps (p. 341-388), Boniour. là. boniour (p. 187-240), Le Vrai monde? (p. 389-436).
Tremblay, Michel. teMichel Trernblay et la m6moire collective: une entrevue de Donald Srnithab, dans Lettres au6bécoises: Revue de l'actualité littéraire, no. 23 (automne 1981), p. 49-56.
Trem blay, Michel. e t Michel Tremblay: Du texte à la représentation: une interview de Roch Turbidea~, dans Voix et imaaes, vol. VII, no. 2 (hiver 1982), p. 213-224.
Usmiani, Renate. Michel Trernblav. (Vancouver: Douglas & Mclntyre, 1 982).
I IVIMWL r v n L u n I IVIY
TEST TARGET- (QA-3)