Upload
others
View
3
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
Variaciones Borges 6 (1998)
Hector Yankelevich
Borges entre Freud et Lacan
I offer you that kernel of myself that I have saved, somehow â the central heart that deals not in words, traffics not with dreams
and is untouched by time, by joy, by adversities. Borges, âTwo English Poemsâ
âLâhistoire universelle est un texte que nous lisons et Ă©crivons sans cesse mais dans lequel aussi on nous Ă©critâ
Thomas Carlyle 1
1. La pensée comme traduction
l y eut pour Borges une expĂ©rience de lâĂ©ternitĂ©. Il lâappela âSe-sentir-en-mortâ, elle lui fut donnĂ©e comme intuition immĂ©diate de lui-mĂȘme hors du temps, et lâamena Ă penser quâil avait vĂ©cu ce
mĂȘme moment par deux fois; la premiĂšre un an avant sa naissance. Mais hormis la page et demie oĂč il la raconte âdans laquelle il verse ce quâil a vĂ©cuâ publiĂ©e presque telle quelle trois fois, rien dâautre dans son Ă©criture ne signale de façon apparente, non littĂ©raire, le travail de cette expĂ©rience. Toute son Ă©criture en est lâĂ©laboration, rien dans son Ă©criture en est le symptĂŽme. Aucun caractĂšre inspirĂ© ne lui donne lâaura que tant dâautres grands Ă©crivains nâont pu sâempĂȘcher dâintroduire dans la leur. Aucune interruption brutale et dĂ©finitive nâest venu celer dans le silence un tarissement de la veine crĂ©atrice. Il rĂ©ussit Ă placer lâacte dâĂ©crire Ă la fois sur la ligne de crĂȘte de lâavant-garde, et sub specie ĂŠternitatis. Pleinement argentin 2 et prodigieusement 1 CitĂ© par Borges dans Borges & Ferrari Nouveaux 98. 2 Il est Ă lui seul le lien unique entre les Ă©crivains du XIXe siĂšcle et ceux du XXe. Et se
I
Borges entre Freud et Lacan 199
europĂ©en, il possĂ©dait une demie douzaine de langues, et pensait avec 3 elles. Non seulement il introduisit un genre nouveau dans les lettres, mais encore il Ă©tait, lui-mĂȘme, la littĂ©rature. ArrivĂ©s Ă ce point serait-il alors opportun de risquer une dĂ©finition du gĂ©nie: il est celui qui oc-cupe âun certain tempsâ le lieu impossible âet inexistantâ de sujet de la langue.
Et poser, Ă bon escient, la question de la spĂ©cificitĂ© de la construction de (ce que Lacan nommait) son sinthome, câest Ă dire, de ce qui lui permit ne jamais produire une Ă©criture inspirĂ©e, un message rĂ©dempteur, ou tom-ber dans un tarissement brutal et dĂ©finitif de son travail dâĂ©crivain. Mal-grĂ© lâimpact considĂ©rable de la lecture des Evangiles, des PĂšres de lâĂglise et des disputes thĂ©ologiques, de son attachement personnel Ă la figure de JĂ©sus 4, aucun de ces liens ne lui empĂȘcha de se dĂ©clarer non-chrĂ©tien et de refuser la croyance en un Dieu personnel (cf. Borges y Fer-rari Borges 93). Cependant, toute sa rĂ©flexion littĂ©raire et mĂ©taphysique, tout en portant âcomme Joyce 5â la thĂ©ologie chrĂ©tienne comme arma-ture, tend Ă un athĂ©isme viable. 6
consacra sciemment, pour les rĂ©unir, Ă construire un maillage, lĂ oĂč lâhistoire des migrations avait produit des changements tellement profonds dans la langue. Mais il nâoccupe guĂšre la mĂȘme place que les grands romantiques italiens ou dâEurope Centrale, qui ont donnĂ©, ou permis de reprendre une langue et une identification Ă des peuples envahis et occupĂ©s. Il nâembrassa aucune âcauseâ, sauf un profond mĂ©-pris du populisme. Seul trait qui nâest pas actuellement âeuropĂ©enâ, mais profon-dĂ©ment ancrĂ© dans la souche italienne de lâArgentine, il Ă©tait considĂ©rĂ© comme un MaĂźtre (de vie), pas seulement par ceux qui le lisaient, mais par des milliers des per-sonnes qui ne lâavaient pas forcĂ©ment lu. A l'instar de PĂ©trarque, tel que E. R. Curtius reconstruit la mutation du gothique et la place donnĂ©e au poĂšte : d'intercesseur laĂŻque. 3 Ceci, dâĂȘtre vrai, permettrait dâaffirmer que la langue peut, Ă lâoccasion, ĂȘtre lâobjet âpar excellenceâ, celui que lâon cherche dans la cure et que Lacan disait âdont on nâa pas dâidĂ©eâ (âLa TroisiĂšmeâ). La question, mĂȘme si elle Ă©tait partiellement rĂ©pon-due, resterait, nĂ©anmoins, car elle continue Ă demander sâil en faut toujours, comme prĂ©alable, pour quâil se constitue en vrai comme tel, lâinexistence, au moins un cer-tain temps, du lieu de la parole. 4 Pas Ă celle du Christ. 5 Lacan, SĂ©minaire âLe Sinthomeâ, du 10-2-76. Note personnelle. 6 Cf. le poĂšme âLa Recoletaâ (cimetiĂšre du centre de Buenos Aires, oĂč sont enterrĂ©es les familles patriciennes) dans le recueil Atlas : âIsidoro SuĂĄrez, qui commanda une charge de hussards Ă la bataille de Junin [...] nâest pas ici / [...] Mon grand-pĂšre, qui se fit tuer [...] Ă La Verde, nâest pas ici / Mon pĂšre, qui mâapprit Ă ne pas croire Ă lâintolĂ©rable immortalitĂ©, nâest pas ici / [...] Sous les Ă©pitaphes et les croix, il nây a presque rien, ici / Je ne serai pas ici. Il y aura mes cheveux et mes ongles, qui ne sauront pas que ce qui reste est mort, et pousseront, et seront poussiĂšre / Je ne serai
200 Hector Yankelevich
Il ne fit jamais mystĂšre sur lâorigine de ses contes de persĂ©cution et de meurtre, de ses labyrinthes angoissants, de son enfermement prodi-gieux dans des tonnes de papier imprimĂ©, ou, aveugle, dans le ressas-sement infini de sa mĂ©moire. Cependant, dans le rapport entre symp-tĂŽme et Ă©criture, la bonne question nâest nullement directe, comme si le premier Ă©tait cause de la seconde, mais sâĂ©claire plutĂŽt Ă partir de celle-ci, qui effectue une Ă©pure du sujet, en faisant disparaĂźtre certains symp-tĂŽmes, changeant et rĂ©amĂ©nageant dâautres. Cette possibilitĂ© que lâĂ©criture actualise nâĂ©tant lisible quâaprĂšs-coup, elle ne se laisse penser, dĂšs lors, que dans le singulier dâune Ćuvre, et ne dĂ©pend guĂšre des conditions collectives de sa reconnaissance. NĂ©cessaires, mais pas suffi-santes en soi pour empĂȘcher que le nouage instaurĂ© par son acte ne se dĂ©fasse un jour. La reconnaissance publique pouvant, certes, rendre en retour le support imaginaire qui manquait, mais aussi dĂ©clencher au-tant dâeffets de guĂ©rison que dâeffondrement.
Cette ambiguĂŻtĂ©, au moins apparente, appelle non seulement Ă âcompa-rerâ lâexpĂ©rience de âse-sentir-en-mortâ aux âĂ©piphaniesâ joyciennes que Lacan travaille 7 en 1976, mais Ă distinguer soigneusement lâusage de la lettre de lâun et de lâautre. Non seulement Borges nâĂ©prouve au-cune attraction pour le jeu de mots, pour le pun ou le joke, mais encore, il en rĂ©prouve leur utilisation littĂ©raire. Or, câest vrai que le castillan dâArgentine, tout comme lâespagnol en gĂ©nĂ©ral, se dĂ©veloppe dans la crĂ©ation littĂ©raire davantage sur lâaxe syntagmatique de la langue (Cf. Jakobson), et moins sur celui des substitutions phonĂ©tiques. Mais, diffĂ©-rent en ceci du français, lâordre syntaxique de la phrase est extrĂȘmement flexible et, comme le latin, permet Ă celui qui Ă©crit une extrĂȘme variation formelle. Par ailleurs, la rĂšgle exige de ne pas Ă©crire ni prononcer, et de laisser tacite (sauf style soutenu, exclamation, etc.) tout ce que le lecteur (ou lâauditeur) peuvent dĂ©duire ou anticiper âles pronoms personnels dâabordâ ce qui allĂšge des phrases pouvant contenir plusieurs subor-donnĂ©es. La loi phonique dominante exige âla bonne coupureâ, en in-terdisant la rencontre dâune mĂȘme voyelle sur deux mots contigus, si lâune dâelles est atone. Si le français est avide de synĂ©rĂšse, lâespagnol, par contre, est pĂ©tri de diĂ©rĂšse. Borges sera le maĂźtre des substitutions inat-tendues, sa figure prĂ©fĂ©rĂ©e Ă©tant lâhypallage: pour dire âbeaucoup mar-cherâ il Ă©crira, par exemple, âles rues fatiguĂ©esâ. Ce qui ne produit pas ici, je ferai partie de lâoubli qui est la substance tĂ©nue dont lâunivers est faitâ (OC 3: 447). 7 Lacan, SĂ©minaire âLe Sinthomeâ du 20-1-76 (Aubert 58). Cf. les travaux de C. Mil-lot, Annie Tardits et Jean-Guy Godin.
Borges entre Freud et Lacan 201
guĂšre, en castillan, une impression de âconstruitâ, rĂ©dhibitoire pour la langue parlĂ©e, tout en Ă©tant tributaire de Virgile. 8
Dans lâune de ses hypothĂšses majeurs concernant lâĂ©criture de Joyce, Lacan remarquait que celui-ci avait un rapport Ă la parole qui lui Ă©tait de plus en plus imposĂ©, au point quâil finissait par dissoudre le lan-gage. En lui imposant une sorte de brisure, de dĂ©composition, pour quâil nây ait plus dâidentitĂ© phonatoire.
(Il) reste ambigu de savoir si câest de se libĂ©rer du parasite parolier, ou au contraire, de quelque chose qui se laisse envahir par les pro-priĂ©tĂ©s phoniques de la parole, par (sa) polyphonie.9
Borges, de son cĂŽtĂ©, eut une peur paralysante de parler en public jus-quâĂ sa dĂ©mission, en 1946, du poste de bibliothĂ©caire quâil occupait, obligĂ© par le rĂ©gime de PerĂłn. Mais il est devenu un confĂ©rencier bril-lant, en espagnol, en anglais et en français, au fur et Ă mesure que son Ă©criture lui rendait son nom, quâil ne pensait pas pouvoir porter (âBorges est mort Ă La Verde...â). Bien quâil considĂ©rĂąt que Joyce, Henry James, Kafka et lui-mĂȘme appartenaient au mĂȘme mouvement littĂ©raire, il Ă©tait farouchement opposĂ© Ă tout barroquisme apparent, ce qui veut dire, au plaisir de refuser au lecteur lâintelligibilitĂ© et partant, lâidentification, dâau moins une des strates de signification du texte.
La langue espagnole connut depuis la fondation de la Real Academia de la Lengua et tout au long de XVIIIe siĂšcle des rĂ©formes de lâorthographe tendant Ă ajuster lâĂ©criture des mots Ă leur phonĂ©tique. DâaprĂšs le Dic-tionnaire Historique de la Langue Française (le Robert) ces rĂ©formes lâont âdotĂ© (lâespagnol) dâun systĂšme graphique quasi phonologique, dâune grande Ă©conomie et simplicitĂ©â (Vol. 1, entrĂ©e âEspagnolâ). Est-ce cet esprit qui donna au verbe âequivocarseâ (âĂ©quivoquerâ âdans son usage rĂ©flexifâ) son signifiĂ© de âse tromperâ, âraterâ? Comme si un idĂ©al, au sein mĂȘme de la langue, rejetait lâĂ©quivoque, la pluralitĂ© de sens, en es-sayant de les rĂ©duire dans les homophonies. Cette rĂ©duction politico-institutionnelle de lâaxe phonique de la langue eut âvraisemblable-mentâ pour consĂ©quence un dĂ©veloppement de la crĂ©ation de mĂ©ta-phores Ă partir des syntagmes lexicaux. Or, si câest bien lâĂ©quivoque
8 Par exemple, EnĂ©ide, VI, 268 : Ibant obscuri sola sub nocte per umbras. âSous la nuit solitaire, obscurs ils allaient (les morts dans lâAverne), dans lâombreâ (traduction de J. P. Chausserie-LaprĂ©e, lĂ©gĂšrement modifiĂ©e par nous). Mais on peut aussi trouver ces figures chez les grands paroliers du tango, comme DiscĂ©polo : â...par les nuits sans querellesâ. 9 Lacan, âLe Sinthomeâ, sĂ©minaire du 17-2-76. Notes personnelles.
202 Hector Yankelevich
qui permet de penser, câest Ă dire, dâopĂ©rer dans le sens, une langue, pour subsister, doit produire constamment de lâĂ©quivoque, des nou-veaux sens, surtout si sa loi phonique impose des coupures nettes et le rejet des contractions dans les rencontres syllabiques oĂč elles risque-raient de se produire.
Contre lâopinion de ses meilleurs critiques europĂ©ens âCaillois le pre-mier 10â Borges nâĂ©tait pas un anglais Ă©garĂ© dans la Pampa, mais au contraire, utilisant lâanglais comme langue privĂ©e 11 et le castillan comme langue dâĂ©criture, il dut incorporer Ă la langue dans laquelle il Ă©crivait, pour rĂ©soudre le clivage 12 du bilinguisme, la flexibilitĂ© de la frase anglaise, sa concision dâexpression, sa respiration syntaxique. Uti-lisant toujours dans ses contes la langue parlĂ©e, mais en discours indi-rect, ce qui lui permit de ne jamais incorporer des expressions toutes faites âsauf ironiquementâ ni des morphĂšmes populaires, paysans ou familiaux. Il les Ă©voque, par allusion, par la musique de la phrase, mais ils sont absents. Aussi, il dĂ©couvrit que lâĂ©nonciation propre de lâargentin de la campagne nâest jamais lâaffirmation nette et le verbe haut, comme celui dâEspagne, mais lâallusion, le style indirect, le mode interrogatif, bref, lâunderstatement.
Comme Joyce, lâĂ©criture lui Ă©tait essentielle, mais au lieu de tendre Ă dissoudre le langage par brisure de lâidentitĂ© phonatoire, il recrĂ©a un cadre pour le castillan du Rio de la Plata, brisĂ© dĂ©jĂ par les dialectes venus avec lâimmigration. Et, en y incorporant une problĂ©matique nouvelle âlui donner une autre Ă©critureâ il reçut, en retour, une place de classique. Il nâen reste pas moins quâil Ă©crivait appuyĂ© sur au moins deux langues, ou sur des Ă©tats diffĂ©rents de lâune et de lâautre, ce qui fait que câest lâune lâautre quâelles se raturent, les deux Ă©tant âmaternel-lesâ. La traduction entre les deux Ă©tant une nĂ©cessitĂ© pour ne pas en ĂȘtre Ă©cartelĂ©. Curieusement, il souffrira dâune absence de refus Ă la tra-
10 Voir la notice biographique dans La PlĂ©iade et RodrĂguez Monegal. 11 Borges a publiĂ© seulement deux poĂšmes en anglais, dont le style tranche par rap-port Ă toute sa production en castillan. Ils ont la force dĂ©chirante et naĂŻve dâune vraie lettre dâamour, celle que lâon Ă©crit pour quelquâun dâunique, et qui nâa jamais Ă©tĂ© pensĂ©e pour ĂȘtre publiĂ©e. Cf. âTwo English Poemsâ ( OC 1: 861). 12 La matiĂšre sonore dâune langue, celle que lâon parle Ă lâenfant, constitue la subs-tance mĂȘme dâun sujet, ce que Freud appelait le âLustichâ, le je-dans-la-jouissance de la langue. Quâil y ait deux langues simultanĂ©es, qui lui sont parlĂ©es par des per-sonnes dâimportance presque pareille, ne peut pas ne pas avoir des effets subjectifs majeurs, structuraux. Dâailleurs, Leonor Acevedo, sa mĂšre, racontait volontiers que Jorge Luis parla trĂšs tard, et avec difficultĂ©.
Borges entre Freud et Lacan 203
duction,13 ce qui est un dĂ©faut structural. Le sujet de lâinconscient Ă©tant effacement du trait, ici, il est rĂ©fĂ©rĂ© non pas Ă un seul trait (lâeinziger freudien), mais Ă un ciel constellĂ©.14 Cet âautomatismeâ de la traduc-tion15, devenu pratique, arrive autant âentre languesâ, quâau sein dâune seule, et nous pourrions avancer que sa conception de la culture âdans le sens de civilisationâ comme version perpĂ©tuelle, est homothĂ©tique au fonctionnement de sa pensĂ©e. Et sâil est incontestable que ses deux premiĂšres langues (le français et lâallemand datant du LycĂ©e Ă GenĂšve) lui 16 parlaient depuis sa naissance, aucune nâa Ă©tĂ©, par contre, âmater-nelleâ dans le sens de lui permettre de parler. Il ne la leur arracha que beaucoup plus tard, Ă lâorĂ©e de la cinquantaine: en faisant de son Ă©cri-ture la mĂšre de sa parole. Peut-ĂȘtre un court passage dans un texte dĂ©diĂ© Ă Shakespeare, Every-thing and Nothing, est-il le tĂ©moignage le plus poignant quâil ait jamais Ă©crit sur lui mĂȘme:
Au dĂ©but il crut que tout le monde Ă©tait comme lui, mais la perplexitĂ© dâun camarade Ă qui il commençait Ă raconter cette vacuitĂ©, le con-vainquit de son erreur, et lui permit de ressentir, pour toujours, quâun individu ne doit pas diffĂ©rer de lâespĂšce. Une certaine fois il dĂ©cida que câĂ©tait dans les livres quâil trouverait remĂšde Ă son mal (...) Ă vingt-cinq ans (...) il sâĂ©tait dĂ©jĂ exercĂ© lui-mĂȘme dans lâhabitude de simuler quâil Ă©tait quelquâun, pour que lâon ne dĂ©cou-vrĂźt pas sa condition de personne (...) Les tĂąches dâhistrion lui appri-rent un bonheur singulier, peut-ĂȘtre le premier quâil connut; mais le dernier vers acclamĂ© et le dernier mort retirĂ© de la scĂšne, le goĂ»t haĂŻs-sable de lâirrĂ©alitĂ© retombait sur lui. Il cessait dâĂȘtre Ferrex ou Ta-merlan et redevenait personne (...) Personne ne fut tant dâhommes comme cet homme-lĂ qui, semblable Ă lâĂ©gyptien ProtĂ©e put Ă©puiser toutes les apparences de lâĂȘtre. Parfois il laissa une confession, Ă un tournant quelconque de lâĆuvre, certain quâelle ne serait pas dĂ©chif-frĂ©e: Richard affirme que dans sa seule personne, il fait le rĂŽle de plu-sieurs, et Yago dit avec des mots curieux: âJe ne suis pas ce que je suisâ. LâidentitĂ© fondamentale dâexister, rĂȘver, reprĂ©senter, lui inspira des passages inoubliables (âfamososâ ). (OC 1: 803) 17
13 Autrement dit, Borges nous confronte Ă un renversement de la thĂ©orie que Freud (153) expose Ă Fliess dans la Lettre 52 (ancienne numĂ©rotation). 14 Lacan, Lituraterre, sĂ©minaire du 12-5-1971. 15 En ce sens, lâinstauration de strates de traductibilitĂ© âsuivant lâhypothĂšse freu-dienne â permettrait lâinhibition originaire de lâautomatisme mentale. 16 Lâexpression est de Charles Melman. 17 âAl principio creyĂł que todas las personas eran como Ă©l, pero la extrañeza de un compañero con el que habĂa empezado a comentar esa vacuidad, le revelĂł su error y
204 Hector Yankelevich
Lors dâune de ses conversations Ă la radio avec Osvaldo Ferrari, dialo-guant sur Kafka, Borges avançait lâidĂ©e que ses nouvelles et romans, Ă©tant lâexpression mĂȘme du XXe siĂšcle, celui-ci nâappartenait pas seu-lement Ă lâhistoire de la littĂ©rature, mais Ă la mĂ©moire de lâhumanitĂ©. De mĂȘme, il ajoutait, si tous les exemplaires et toutes les traductions du Quichotte venaient Ă disparaĂźtre, lui, le Quichotte, ne disparaĂźtrait ja-mais (Borges & Ferrari Borges 81). 18
Par sa pratique de la lettre il rĂ©ussit Ă construire une place de sujet, lĂ oĂč il nây avait que la douleur du vide, le sentiment dâĂȘtre personne. Mais ce nouveau sujet nâest pas celui qui apparaĂźt en disparaissant dans la chaĂźne de la parole, nâest pas celui de lâUnverborgenheit 19 qui nous fait signe lorsquâil nâest plus lĂ . Et il nâest pas non plus le sujet de lââeffaçonâ, celui qui efface le trait, instaurant ainsi lâexistence de lâinconscient.20 Le nouveau sujet chez Borges âcomme chez Joyce,
le dejĂł sentir, para siempre, que un individuo no debe diferir de la especie. Alguna vez pensĂł que en los libros hallarĂa remedio para su mal y asĂ aprendiĂł el poco latĂn y menos griego de que hablarĂa un contemporĂĄneo; despuĂ©s considerĂł que en el ejercicio de un rito elemental de la humanidad, bien podĂa estar lo que buscaba y se dejĂł iniciar por Anne Hathaway, durante una larga siesta de junio. A los veintitan-tos años fue a Londres. Instintivamente, ya se habĂa adiestrado en el hĂĄbito de simu-lar que era alguien, para que no se descubriera su condiciĂłn de nadie [âŠ]. Las tareas histriĂłnicas le enseñaron una felicidad singular, acaso la primera que conociĂł; pero aclamado el Ășltimo verso y retirado de la escena el Ășltimo muerto, el odiado sabor de la irrealidad recaĂa sobre Ă©l. Dejaba de ser Ferrex o TamerlĂĄn y volvĂa a ser nadie. [âŠ] Nadie fue tantos hombres como aquel hombre, que a semejanza del egipcio Pro-teo pudo agotar todas las apariencias del ser. A veces, dejĂł en algĂșn recodo de la obra una confesiĂłn, seguro de que no la descifrarĂan; Ricardo afirma que en su sola persona, hace el papel de muchos, y Yago dice con curiosas palabras âno soy lo que soyâ. La identidad fundamental de existir, soñar y representar le inspirĂł pasajes fa-mososâ. 18 âLorsque le nom propre devient, pour toujours, adjectif : âkafkaĂŻenâ, âquichottes-queâ, lâĆuvre littĂ©raire et ses mĂ©taphores sont passĂ©es dans la langue. Dans le lan-gage. Kafka Ă©tant ainsi le nom de lâobscur de notre siĂšcle ». LâidĂ©e nâest pas exacte-ment la mĂȘme que chez Lacan, qui, reprenant Joyce, formulait le commandement âA letter, a litterâ, câest Ă dire âQue le lettre devienne litiĂšre !â. 19 DĂ©soccultation. Chez Heidegger câest la traduction littĂ©rale du grec PĂ«ĂÚÄéå, la vĂ©ritĂ©. Lacan le reprend en le renversant, comme le fading du sujet. 20 Autrement dit : il y a chez Lacan deux thĂ©ories du sujet. La premiĂšre est celle des Formations de lâInconscient, oĂč le sujet est un effet du battement âde la levĂ©e et de la fermeture â du refoulement. La seconde est celle du Sujet en tant que rĂ©el, lettre frappĂ©e par sa division. Le fait quâelles soient diachroniques dans le SĂ©minaire nâest pas un obstacle pour que les âdeuxâ sujets soient synchroniques dans la structure. NĂ©anmoins ils ne se distribuent pas pareillement pour tout le monde. Lâun des deux
Borges entre Freud et Lacan 205
dâailleursâ a trait non pas Ă lâobjet en tant que tel, sans lequel la struc-ture manque de lest et dâancrage dans le rĂ©el, mais Ă ce quâil appelle dans ses poĂšmes en anglais âthe kernel of myselfâ : la lettre. Dont le rĂ©-gime de chute, Ă©tant analogue Ă lâobjet, fait naĂźtre cette idĂ©e, vraie et paradoxale Ă la fois, que seul dans sa disparition pure et simple rĂ©side-rait lâunique chance dâimmortalitĂ©. La lettre, voilĂ le nouveau sujet ins-taurĂ© par lâĂ©criture. Elle nâest pas effaçante, mais rĂšgle la circulation des traductions, et aussi le payement de lâĂ©cot Ă chaque nom propre intro-duit dans la circulation littĂ©rale. Il le dit, on ne peut plus clairement, lors de lâentretien sur Kafka: âsi on lit des grands Ă©crivains, on doit continuellement make allowances â (82) 21. Câest de ces noms propres quâil reçoit le sien, mais pas sans un passage, sur le mur de lâobjet, maintes fois rĂ©pĂ©tĂ©. OĂč sa trace propre sâĂ©nonce comme passion du style 22, Ă inscrire sur lâobjet âinexistant auparavantâ chu dans la me-sure oĂč le sujet est arrivĂ© et fait lâexpĂ©rience de lâimpossible 23 Ă tra-duire 24. Câest de sâaffronter Ă la donnĂ©e irrĂ©cusable âen y faisant son lieu de sĂ©jourâ que ni la lettre ni lâesprit ne peuvent ĂȘtre intĂ©gralement versĂ©s entre langues, ou entre des strates diffĂ©rentes dâune seule, qui permet la production dâun reste, et sa reconnaissance, sans laquelle celle-ci risquerait dâĂȘtre inopĂ©rante.
Tout Ă©crivain âcontemporain au moinsâ fabrique en acte, dans son Ă©cri-ture et par elle, une hypothĂšse de lâinconscient, immĂ©diatement re-couverte par une doublure dont le nom dâemprunt obĂ©it Ă une dĂ©ter-
peut Ă©ventuellement manquer. Aussi bien, que la fin dâune analyse exige que â ce que Lacan appelle â signifiant-maĂźtre soit lu comme lettre, nâest pas la mĂȘme opĂ©ra-tion que celle qui permet que la lettre vienne substituer le signifiant-Un (celui de lâidentification primordiale) lĂ oĂč il manquait, sĂ©parĂ© des autres. 21 Comme toujours quand il parle en anglais, il traduit, ou fait traduire une seule possibilitĂ© de ce quâil a dit, en laissant sciemment lâautre dans lâombre. Ici il traduit make allowances pour âessayer de comprendreâ, en taisant âverser une allocationâ. Peut-ĂȘtre est-ce le second sens, mĂȘme tu, qui permet lâexpĂ©rience du premier. 22 La passion du style nâest pas le simple renversement du style de la passion, en-core quâil lui permette un dĂ©placement de registre. Tout comme la signification de âpas vraimentâ nâest pas lâinversion de âvraiment pasâ. Ici lâordre du signifiant nâest pas commutatif, la singularitĂ© grammaticale non logifiable. 23 Lâimpossible est souvent pris, par les analystes lacaniens (mais pas par Lacan), comme un terminus ad quem. Il est aussi un terminus a quo. Le fait mĂȘme dây sĂ©jour-ner un certain temps, provoque nĂ©cessairement un changement. Le terminus comme tel nâĂ©tant pas le mĂȘme, Ă lâarrivĂ©e, quâau dĂ©part ultĂ©rieur. 24 Voir le livre dâAntoine Berman LâĂ©preuve de lâĂ©tranger, lâune des rĂ©flexions thĂ©ori-ques les plus importantes sur la signification de la traduction.
206 Hector Yankelevich
mination autre que celle de lâacte dâĂ©crire: Jung, le bouddhisme, un christianisme augustiniste... Aucune liste ne pourrait, dâailleurs, en ĂȘtre exhaustive. Ainsi, en guise dâexemple, Borges disait que LĂ©on Bloy -quâil aimaitâ Ă©tait un fervent kabbaliste qui sâignorait. Aussi bien il est de peu dâimportance que tel Ă©crivain ait lu Freud ou croie connaĂźtre lâanalyse, car celui qui, Ă©ventuellement, rĂ©flĂ©chirait son Ćuvre avec celle-ci pourrait trĂšs bien rĂ©cuser, ce faisant et sans le savoir, lâexistence de lâinconscient. Et faire inopĂ©rant pour lui mĂȘme le bĂ©nĂ©fice de lâopĂ©ration. La reconnaissance ou la non-reconnaissance de lâincon-scient, par lâespĂšce et la modalitĂ© de la nomination qui le fait ou non exister, peut certainement nâexercer aucun effet sur lâĂ©criture elle-mĂȘme, mais assurĂ©ment si sur le sujet. Car, du fait dâĂ©crire, il se fait, quâil le veuille ou non, une idĂ©e âattenante Ă la langue mais effet de langageâ de lâAutre dans lequel il est inscrit, et avec lequel il tient commerce. Le public et la critique en font, certes, partie, mais sans changer fondamentalement ce quâarticulent les lettres.
LâidĂ©e que Borges se fit de lâinconscient pourrait ĂȘtre ainsi rĂ©sumĂ©e:
âą Il existe un savoir absolu (que lâon peut appeler Deus sive Litera)
⹠Mais il lui est impossible de devenir sujet Il y a prédestination (ou dé-terminisme absolu)
âą Mais des contingences peuvent (et doivent) ĂȘtre produites
2. LâAutre inatteignable
LâUnivers (que dâautres appellent BibliothĂšque) (OC 1: 465)
Ni le livre ni le sable nâont ni commencement ni fin (OC 3: 69)
Que lâUnivers soit labyrinthe explique que toute Ă©criture soit Ă©nigme. Et vice versa. Ce qui nous mĂšne, logiquement, aux catalogues qui sur-gissent ci et lĂ dans ses textes, comme la doctrine borgesienne de la nomination et de la rĂ©fĂ©rence, et aux rĂȘves comme seuls lieux du rĂ©el. Comme seuls lieux de lâacte, autant dans la rencontre que dans la crĂ©a-tion. Ce qui nous mĂšne au semblant dâintrigue policiĂšre, Ă la vraie ma-chination et au crime, rĂ©sultats nĂ©cessaires et non pas hasardeux de la
Borges entre Freud et Lacan 207
structure de sa fiction. 25 Et Ă la fois, Ă une Ă©thique de la contingence comme unique rĂ©ponse, parce que seule valable, Ă lâinexistence du temps. Car le caractĂšre labyrinthique de lâUnivers comporte, en son centre âcâest Ă dire partout et nulle part (âLa esfera de Pascalâ OC 1: 636)â une intelligence pour laquelle toutes les parties et toutes le com-binaisons ont Ă©tĂ© dĂ©jĂ calculĂ©es. Le seul remĂšde possible, semblerait-il nous proposer sans aucun espoir, Ă©tant de ne pas lâimiter.
Ă Buenos Aires, le zahir est une monnaie courante, de vingt centi-mes; des marques de canif rayent les lettre N, T et le nombre deux; la date qui est gravĂ©e sur lâavers est celle de 1929. (A Guzerat, Ă la fin de XVIIIe siĂšcle, un tigre fut zahir; Ă Java un aveugle de la mosquĂ©e de Surakarta, que lapidĂšrent les fidĂšles; en Perse, un astrolabe que Nadir Shah fit jeter au fond de la mer dans les prisons du Mahdi, vers 1892, une petite boussole que Rudolf Carl von Slatin toucha, enveloppĂ©e dans un lambeau de turban; Ă la MosquĂ©e de Cordoue, selon Zoten-berg, une veine dans le marbre de lâun des mille deux cents piliers; au ghetto de TĂ©touan, le fond dâun puits.) (âEl Zahirâ, OC 1: 623) 26
Il va de soi que ce catalogue nâest pas un simple catalogue, et aprĂšs que Foucault en eĂ»t utilisĂ© un semblable 27 dans Les Mots et les Choses, lui rendant hommage, un syntagme nouveau est apparu, âcatalogue Ă la Borgesâ. MalgrĂ© sa renommĂ©e universelle, examinons-le de plus prĂšs, car tous ces catalogues sont construits selon la mĂȘme procĂ©dure.
Il sâagit de nommer un objet quelconque, et Ă la fois, de le dĂ©finir tel que le fait un dictionnaire, en dĂ©pliant la collection de ses usages, en rĂ©pertoriant, de façon ostensive, la variation historique et/ou gĂ©ogra-phique de sa forme, de sa composition, etc. En ce qui concerne les dic-tionnaires, il est Ă peu prĂšs Ă©vident pour nâimporte qui, que la dĂ©finition obtenue se fait en opĂ©rant par genre proche et diffĂ©rence spĂ©cifique.
25 Qui est, pour Borges, le travail de faire patente la fictionnalitĂ© de toute Ă©criture, et le modĂšle de la contrainte de tout Ă©crivain de tout recommencer, pour dĂ©montrer, et occulter Ă la fois, la mĂȘme chose. 26 âEn Buenos Aires el Zahir es una moneda comĂșn, de veinte centavos; marcas de navaja o de cortaplumas rayan las letras N T y el nĂșmero dos; 1929 es la fecha gra-bada en el anverso. (En Guzerat, a fines del siglo XVIII, un tigre fue Zahir; en Java, un ciego de la mezquita de Surakarta, a quien lapidaron los fieles; en Persia, un as-trolabio que Nadir Shah hizo arrojar al fondo del mar; en las prisiones del MahdĂ, hacia 1892, una pequeña brĂșjula que Rudolf Carl von Slatin tocĂł, envuelta en un jirĂłn de turbante; en la aljama de CĂłrdoba, segĂșn Zotenberg, una veta en el mĂĄrmol de uno de los mil doscientos pilares; en la juderĂa de TetuĂĄn, el fondo de un pozo.)â 27 TirĂ© de âEl idioma analĂtico de John Wilkinsâ , OC 2: 84-87.
208 Hector Yankelevich
Dans notre exemple, la premiĂšre occurrence est une monnaie, en cours (fictif) dans une ville rĂ©elle; la seconde un individu singulier dâune es-pĂšce animale, zoologiquement rĂ©pertoriĂ©e, ce qui rejette dĂ©jĂ la dĂ©fini-tion dans un univers imaginairement symbolique; la troisiĂšme câest un ĂȘtre humain, sans nom propre, pris dans un Ă©vĂ©nement singulier et irrĂ©-pĂ©table; la quatriĂšme un objet comme il en existe de millions de par le monde pris dans un acte instantanĂ©; la cinquiĂšme est une nouvelle ver-sion de lâantĂ©rieure mais la contingence absolue en est accentuĂ©e; la sep-tiĂšme et huitiĂšme sont des variations des premiĂšres. En marge du sou-rire amusĂ©, et du sentiment festif que cette description Ă©veille, qui se rĂ©pĂštent avec la mĂȘme intensitĂ© chaque fois quâon le lit âcomme si elle avait un je-ne-sais-quoi de magique et mystĂ©rieux-, sa construction re-cĂšle une rigueur incomparable.
Tout dâabord, câest un ensemble, et les ensembles, Ă la diffĂ©rence des classes, peuvent contenir des objets de genre diffĂ©rent. Ce qui veut dire, si lâon est ensembliste, que lâon peut additionner des torchons et des serviettes. DeuxiĂšmement, quâil nâest pas de limite pour leur contenu, car des infinis de taille diffĂ©rente peuvent y ĂȘtre comptĂ©s.
Mais le propre du catalogue borgesien âqui est hors-thĂ©orie des en-semblesâ est dây inclure, soit des objets uniques, soit des objets com-muns mais pris dans la temporalitĂ© dâun geste dont la banalitĂ© fait quâil ne puisse ĂȘtre lâobjet dâun calcul. Ce qui donne Ă la fois des objets multi-ples et sans extension. Les endroits oĂč les actes ont lieu sont pris au ha-sard sur le globe terrestre, et le fait que chacun ait un immense pouvoir Ă©vocateur âtissĂ© quâil est, presque toujours, de fil dâOrientâ, est la pou-dre aux yeux qui nous aveugle sur leur parfaite contingence, sur leur absolue irrĂ©pĂ©tabilitĂ©.
Le catalogue est la rĂ©ponse de Borges aux paradoxes ensemblistes qui lui ont fait, des annĂ©es auparavant, tellement plaisir. A la question po-sĂ©e par Russell, si le catalogue de tous les catalogues qui se contiennent eux mĂȘmes peut ou ne peut pas se contenir lui-mĂȘme, Borges rĂ©pond par lâĂ©laboration dâun catalogue qui contiendrait des pures singularitĂ©s dâespace et de temps, prĂ©levĂ©es par le plus absolu des hasards non pas seulement Ă partir dâensembles infinis, mais bel et bien du continu. 28 Une goutte de mer, avec lâun des points dâune droite, avec un instant
28 Il semblerait que câest lĂ , exactement, que Borges enracine la lettre dans le rĂ©el, ce qui dĂ©termine son pouvoir crĂ©ateur : dans le fait que compter avec des ensembles transfinis ne permet pas de compter tous les points du continu. Cf. le dernier Ă©crit de Kurt Gödel: âSur la nature du problĂšme du continu de Cantor (1947,1964)â.
Borges entre Freud et Lacan 209
de temps, avec un geste quelconque parmi les millions des gestes de quelquâun dâinnommable parmi les milliards dâhabitants du globe, avec un grain de sable.
Le geste borgesien est la raison intime et suffisante, quoique si diffici-lement nommable, de notre plaisir Ă le lire. Et a trait Ă la capacitĂ© de la parole de nommer ce qui ne lâa pas encore Ă©tĂ©, câest Ă dire non pas tant des choses qui prĂ©existeraient Ă leur nomination, mais plutĂŽt celles que leur nomination fait exister. Ainsi, en proclamant la suprĂ©matie de lâirrĂ©el sur tous les ordres de la rĂ©alitĂ©, il montre que la capacitĂ© de rĂ©fĂ©-rence des mots nâest nullement enfermĂ©e ni en nous ni en eux-mĂȘmes. Ni dans les dĂ©finitions, usages et objets qui apparemment la saturent. Quâil y ait un vide constituant âentre langage et paroleâ ne nous Ă©par-gne pas de devoir encore et toujours le creuser, pour rendre chaque mot Ă un nouvel usage, en fournir une autre dĂ©finition, trouver une nouvelle occurrence. Ce que le poĂšte fait avec la langue met Ă dĂ©cou-vert une propriĂ©tĂ© qui appartient au langage, mais que les hommes, en gĂ©nĂ©ral, ont oubliĂ©e. La renommĂ©e qui lâentoure, la gloire qui lui est destinĂ©e reprĂ©sentent la dette payĂ©e par les hommes Ă celui qui in-carne, simplement, et loin de tout romantisme, la fonction du sujet: de crĂ©er la langue dans lâacte de parole. PoĂšte est celui qui, de cet acte, laisse des traces.
âZahirâ peut ĂȘtre un mot arabe, ou avoir Ă©tĂ© inventĂ© de toutes piĂšces. Introduit en castillan lâeffet est le mĂȘme, ce sont des simples lettres fixĂ©es arbitrairement en un mot, qui, câest vrai, sonne harmonieuse-ment. GrĂące Ă ceci, on lui prĂȘte, par avance, son pouvoir de signifier. En raison, simplement, de son euphonie, de sa plus ou moins grande fami-liaritĂ©. Câest vrai aussi, il nous fait glisser jusquâĂ âZoharâ, le livre de la Kabbale. Borges tenait quâil y a deux ordres de causalitĂ©: celui de la na-ture, et celui de la magie. La narration, elle, obĂ©it Ă lâefficacitĂ© du se-cond (âEl arte narrativo y la magiaâ, OC 1: 226).
Seule la foi du lecteur dans les mots agencĂ©s permet que le rĂ©cit rĂ©us-sisse sa fonction. Car lâaccumulation de dĂ©tails de vraisemblance nâoctroie au rĂ©cit pas un atome de rĂ©alitĂ©: ils nâappartiennent quâau seul langage. Ce qui dĂ©finit dĂšs lors comme classique un Ă©crivain, nâĂ©tant guĂšre une Ă©poque historique, mais la confiance quâil lui fait.
Borges traduit âZahirâ, de lâarabe, comme ânotoireâ, âvisibleâ, et aussi, en outre, comme lâun des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu. Il est Ă©galement un tigre infini, lâombre de la Rose et la dĂ©chirure du Voile. Lâon peut aussi le traduire comme âle visiteurâ. Mais, au tout dĂ©but du conte, il nous a donnĂ©e une indication dont il ne souffle plus un mot
210 Hector Yankelevich
aprĂšs lâavoir suggĂ©rĂ©e. Les marques de canif sur la piĂšce de monnaie de vingt centimes datĂ©e de 1929, portent sur le â2â, le ânâ et le âtâ:
20 centavos 0 c e a v o s 29 O sea vos
Câ est cela le Zahir. Et tous les catalogues. Et tous les labyrinthes. Ils sont le Nom de lâAutre, inatteignable de ne pas connaĂźtre le seul chiffre qui ouvre son Nom: O sea vos⊠Câest Ă dire, toi⊠Quand le toi est abs-conditus, tout rapport Ă lâautre est labyrinthe indĂ©chiffrable. Copulation and mirrors are abominable.
Un secret (cf. âLa secta del FĂ©nixâ OC 1: 522-524) transmet lâimmorta-litĂ© aux sectateurs du PhĂ©nix, un seul et unique. Qui consiste seulement en lâaccomplissement dâun rite. Se transmet de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ra-tion, mais lâusage veut quâil ne soit enseignĂ© aux enfants ni par leurs mĂšres ni par des prĂȘtres; lâinitiation au mystĂšre est lâĆuvre des indivi-dus les plus vils. Sans un livre sacrĂ© qui les rassemble, comme les Ecri-tures rassemblent IsraĂ«l, sans une mĂ©moire commune, sans cette autre mĂ©moire quâest une langue, dispersĂ©s Ă la surface de la terre, une seule âle Secretâ les unit et les unira jusquâĂ la fin des temps. Le secret est sa-crĂ©, mais il nâest pas moins un peu ridicule. Il nâest pas de mots honnĂȘ-tes pour le nommer, mais âil est sous-entendu que tous les mots le nommentâ, ou plutĂŽt, quâils y font inĂ©vitablement allusion. Une sorte dâhorreur sacrĂ©e empĂȘche quelques fidĂšles dâexĂ©cuter ce rite trĂšs simple; les autres le mĂ©prisent, mais eux, ils se mĂ©prisent encore davantage. En revanche, ceux qui renoncent dĂ©libĂ©rĂ©ment Ă la Coutume, et obtiennent un commerce direct avec la divinitĂ© jouissent dâun grand crĂ©dit.
Borges, qui est lui-mĂȘme le narrateur et seul personnage, en sortant de la veillĂ©e funĂšbre dâune femme qui vient de mourir, va boire un verre âde lâalcool de canneâ dans un bar mal famĂ©. Et il nous dit quâun tel acte est un oxymoron, figure rhĂ©torique oĂč lâadjectif contredit ou semble contre-dire le substantif. Mais cette femme, mourant dans le quartier Sud, elle, avait commis un solĂ©cisme (lâoligarchie avait quittĂ©e le quartier sud pour aller vivre dans le nord), une faute de goĂ»t, une incorrection.
En glissant ainsi sous nos yeux âsous forme de boutadeâ que les actes sont de prime abord tropes et figures, il nous exige une rĂ©forme de lâentendement: la rhĂ©torique nâa pas pour seul objet la langue et le lan-gage, mais bel et bien la rĂ©alitĂ©, qui se trouve ĂȘtre cadrĂ©e et gouvernĂ©e
29 A Buenos Aires, la prononciation du âcâ et du âsâ avant âeâ est identique.
Borges entre Freud et Lacan 211
par la syntaxe. La surface oĂč sâexerce lâĂ©thique du Surmoi, et celle lan-gagiĂšre, sont une et la mĂȘme. Vivre est donc une Ă©criture que nous tra-çons sur la surface toujours Ă©gale de lâĂ©ternitĂ©, tous les jours nous ins-crivons avec plus ou moins de bonheur les phrases de notre existence, oĂč chacun de nos actes trahit la singularitĂ© de notre style.
Mais la rĂ©alitĂ©, la simple et dure rĂ©alitĂ©, est pour Borges un don de la traduction. Puisquâil nây a dâaccĂšs Ă elle quâĂ travers des couches multi-ples de jugements oĂč le mouvement entre les strates, lui donnant un peu de consistance, remplace le cadrage invisible, ici manquant, qui lui octroie sa tranquille existence. PerpĂ©tuelle traduction âcomme le dĂ©-collage infini de couches transparentes qui composent le spectacle du mondeâ autant dans la mĂȘme langue quâentre plusieurs, lĂ oĂč il nây a ni parole vide ni mur du langage qui sĂ©parent lâendroit oĂč il est du lieu oĂč il pense. Il est lĂ oĂč il pense, ce qui fait quâil est contraint de toujours penser, dâĂȘtre lui mĂȘme en train dâaccompagner chaque pensĂ©e. De tout se rappeler 30. Car il est lui-mĂȘme chacune de ses pensĂ©es. De lĂ , pouvons-nous penser, son goĂ»t de ParmĂ©nide: ĂŽâ ĂŁNñ ĂĄĆĄĂŽâ ĂĂŻĂ„sĂ dóÎrĂ ĂŽĂ„ ĂȘĂĄr Ă„qĂĂĄĂ© (câest la mĂȘme chose, penser et ĂȘtre). Manquant dâun Autre qui puisse lui garantir la rĂ©alitĂ© des vĂ©ritĂ©s mathĂ©matiques â les antinomies ensemblistes en sont un obstacle â il manque aussi de garanties pour se prĂ©munir du Malin GĂ©nie. Ces fonctions de protec-tion du sujet, dont il est manquant, sont dĂ©volues, en gĂ©nĂ©ral au fan-tasme, qui libĂšre le langage de son poids ontologique â il faut bien vi-vre â grĂące Ă la constitution dâun rĂ©duit grammatical. Il substituera la fiction au fantasme, et se mettra Ă distance de lâidentitĂ© entre pensĂ©e et rĂ©alitĂ© en Ă©laborant une doctrine matĂ©rialiste de la mĂ©taphore. Pendant magnifique de son idĂ©alisme rĂȘveur.
Dans une confĂ©rence surprenante, âLa poesĂaâ, tĂ©nue avec six autres en 1980 (OC 3: 254-266), pendant la longue nuit de la dictature militaire 31, dans un ThĂ©Ăątre San Martin bondĂ©, il discute, dans un style accessible au moins littĂ©raire des auditeurs, de thĂ©orie poĂ©tique, de la structure du langage, que je rĂ©sume. Horacio Quiroga, Ă©crivain rĂ©aliste du dĂ©but du siĂšcle soutenait que si un vent froid souffle du cĂŽtĂ© du fleuve, il faut simplement Ă©crire: un vent froid souffle du cĂŽtĂ© du fleuve. Borges rĂ©pond
30 Cf. âFunes el memoriosoâ, OC 1: 485. 31 En parlant du duc dâOsuna, mort en prison aprĂšs avoir Ă©tĂ© un hĂ©ros militaire, Borges dit âil nây a aucune raison pour quâun hĂ©ros ne soit pas puniâ (sâil est coupa-ble). Quelques semaines aprĂšs, chose absolument inhabituelle, il signera deux mani-festes exigeant le retour Ă la libertĂ© et Ă la dĂ©mocratie.
212 Hector Yankelevich
que cette construction est si éloignée de la réalité comme le vent froid qui souffle du cÎté du fleuve.
Nous ressentons lâair qui bouge et lâappelons vent ; que ce vent vient dâun certain endroit, que nous appelons fleuve. Et avec tout cela, nous formons quelque chose dâaussi complexe quâun poĂšme de Gon-gora ou une phrase de Joyce. Câest nous qui crĂ©ons le sujet: vent; un verbe: souffle; une circonstance rĂ©elle: du cĂŽtĂ© du fleuve. Tout cela est loin de la rĂ©alitĂ©; la rĂ©alitĂ© est plus simple. Cette phrase, apparem-ment prosaĂŻque [...] est une structure. Prenons le vers fameux de Carducci âle vert silence des campagnesâ [...] le fait quâil y ait un mot pour silence est dĂ©jĂ une crĂ©ation esthĂ©ti-que. (256-257) 32
Chaque mot est une Ćuvre poĂ©tique. Quevedo Ă©crit: âDe Flandres les campagnes, son tombeau / son Ă©pitaphe, la sanglante luneâ (su tumba son de Flandres las campañas y su epitafio la sangrienta luna) Ă propos de la mort de son ami le duc dâOsuna. Ce dernier vers est, pour Borges, lâun des vers les plus mĂ©morables de la langue espagnole (259). Parce que les campagnes de Flandres sont autant les champs que les expĂ©di-tions militaires, que la lune sanglante est autant celle de lâApocalypse, que celle est qui est rouge, comme il se doit, sur le champ de bataille, mais aussi celle du croissant rouge, et encore, du drapeau ottoman. Le vers est heureux parce quâambigu; il existe au-delĂ du sens. La mĂ©taphore nâest pas substitution de choses (Aristote), mais substitution de mots.
LâAutre est bien inatteignable, mais en joignant deux mots qui nâavaient jamais voisinĂ© ensemble, le plaisir de la surprise, la surprise du plaisir, crĂ©ent, par le truchement de ce geste, le sentiment dâune existence qui nâest pas due Ă lâAutre.
32 âSentimos el aire que se mueve, lo llamamos viento; sentimos que ese viento vie-ne de cierto rumbo, del lado del rio. Y con todo esto formamos algo tan complejo como un poema de GĂłngora o como una sentencia de Joyce. Volvamos a la frase âel viento que sopla del lado del rĂoâ. Creamos un sujeto: viento; un verbo: que sopla; en una circunstancia real: del lado del rĂo. Todo esto estĂĄ lejos de la realidad; la rea-lidad es algo mĂĄs simple. Esa frase aparentemente prosaica, deliberadamente pro-saica y comĂșn elegida por Quiroga es una frase complicada, es una estructura.
Borges entre Freud et Lacan 213
3. Le rĂȘve comme crĂ©ation. La crĂ©ation comme rĂȘve
And if he left off dreaming about you?33 Lewis Carroll
El sueño, autor de representaciones en su teatro sobre el viento armado
sombras suele vestir de bulto bello.34 GĂłngora
Ainsi, cette rencontre au bord du prĂ©cipice est celle du rĂȘve et du cau-chemar. Câest la rencontre entre Borges et Borges 35, qui a rempli des dizaines de contes et de poĂšmes, aux dĂ©nouements toujours chan-geants, nonobstant lâimmuable fixitĂ© des personnages. Câest dans les cauchemars que son double vient lâassassiner, câest dans les rĂȘves quâil arrive que le dormeur dise ou fasse quelque chose dâinattendu provo-quant la mort rĂ©elle de lâassassin, ce dont il aura la confirmation, par la suite (Conjurados, OC 3: 481), une fois rĂ©veillĂ©. Mais dans lâunivers bor-gesien il nây a guĂšre de diffĂ©rence entre le rĂȘve et la veille.36 ThĂšme bouddhiste, bien entendu, mais ce nâest pas sa seule source, ni sa seule rĂ©sonance. La veille nâĂ©tant quâun autre rĂȘve... meilleur ou pire; sur-tout, autrement arrangĂ©. Que le cauchemar soit angoissant nâest pas une diffĂ©rence essentielle, ne cite-t-il pas avec dĂ©lectation le mot de Chesterton âNightmares of Delightâ? Au dĂ©but de la Commedia, elle est, sensiblement, un rĂȘve de Dante, et celui-ci, par ailleurs, nâest plus que le sujet du rĂȘve. Lorsquâon arrive Ă la fin du Paradis, la Commedia est peut-ĂȘtre beaucoup des choses, peut-ĂȘtre toutes. Dante y retrouve BĂ©a-trice. Il la rĂȘve sĂ©vĂšre, implacable, lâaccablant de reproches et racontant aux anges qui lâentourent tous ses pĂȘchĂ©s. La rencontre devient cau-chemar (cf. Nueve ensayos dantescos, OC 3).
33 âEt sâil cessait de te rĂȘver ?â, citĂ© dans âLas ruinas circularesâ, OC 1: 451. 34 âLe rĂȘve, auteur de reprĂ©sentations / dans son thĂ©Ăątre sur le vent montĂ© / a cou-tume de vĂȘtir les ombres de beaux corpsâ (lâon peut aussi traduire : de donner aux ombres des beaux volumes). Borges cite ces vers un peu partout lorsquâil parle des rĂȘves, par ex. Ă lâEscuela Freudiana de Buenos Aires 33. 35 Par ex. âEpisodio del enemigoâ, OC 2: 508. 36 âRessentir que la veille est un autre rĂȘve / qui rĂȘve ne pas rĂȘver [...]â. El Hacedor, OC 2: 221.
214 Hector Yankelevich
âTu ne tâes pas rĂ©veillĂ© Ă la veille, mais Ă un songe antĂ©rieur. Ce rĂȘve est Ă lâintĂ©rieur dâun autre et ainsi de suite Ă lâinfini, qui es le nombre des grains de sable. Le chemin que tu devras rebrousser est intermi-nable: tu mourras avant de tâĂȘtre rĂ©ellement rĂ©veillĂ© .â(âLa escritura del Diosâ, OC 1: 598, LP 631) 37
âEverything and Nothingâ, Ă©voquĂ© plus haut, est, du dĂ©but Ă la fin, un hommage Ă Shakespeare, mais celui-ci nâest nommĂ© quâĂ la fin.
Il sâĂ©tait dĂ©jĂ instinctivement prĂ©parĂ© Ă lâhabitude de simuler quâil Ă©tait quelquâun, pour que lâon ne dĂ©couvrĂźt point sa condition de per-sonne [...] Avant de mourir, ou aprĂšs, il se sut face Ă Dieu et lui dit: âMoi, qui fus en vain tant dâhommes, je veux ĂȘtre un et moi-mĂȘme.â La voix de Dieu lui rĂ©pondit depuis un tourbillon: âMoi non plus je ne suis pas; jâai rĂȘvĂ© le monde comme tu rĂȘvas ton Ćuvre, mon Sha-kespeare, et entre les formes de mon rĂȘve tu y es, qui, comme moi es plusieurs et comme moi personne.â (OC 1: 803) 38
Nous nâexistons que rĂȘvĂ©s par lâAutre, les autres nâexistent que rĂȘvĂ©s par nous; la cause ultime de la crĂ©ation est ainsi identique Ă ce qui nous soutient dans lâexistence. Et si de Dieu lâon peut sans conteste dire (lui qui dit, Ă la fin de sa vie, nâĂȘtre pas chrĂ©tien) quâil sait tout, lâon peut encore ajouter: Oui, il sait tout, mais Il ne sait pas qui il est.
4. La lettre, le regard, la cécité
O God, I could be bounded in a nutshell and count myself a King of infinitespace
Hamlet II, 2 39
Personne ne connaĂźt la date oĂč Borges sut quâil deviendrait aveugle. Elle nâexiste pas. Il nâest pas de temps oĂč cet instant pourrait ĂȘtre mar-quĂ©. Ce savoir Ă©tait en lui dĂšs avant sa naissance, appartenant Ă son 37 âNo has despertado a la vigilia, sino a un sueño anterior. Ese sueño estĂĄ dentro de otro, y asĂ hasta lo infinito, que es el nĂșmero de los granos de arena. El camino que habrĂĄs de desandar es interminable y morirĂĄs antes de haber despertado realmente.â 38 âInstintivamente, ya se habĂa adiestrado en el hĂĄbito de simular que era alguien, para que no se descubriera su condiciĂłn de nadie; [âŠ] antes o despuĂ©s de morir, se supo frente a Dios y le dijo: âYo, que tantos hombres he sido en vano, quiero ser uno y yoâ. La voz de Dios le contestĂł desde un torbellino: âYo tampoco soy; yo soñé el mundo como tĂș soñaste tu obra, mi Shakespeare, y entre las formas de mi sueño estabas tĂș, que como yo eres muchos y nadieââ. 39 CitĂ© par Borges dans El Aleph.
Borges entre Freud et Lacan 215
corps dĂšs lâinstant prĂ©cis oĂč la parole lui transmit de souvenirs de lui-mĂȘme. NommĂ© directeur de la BibliothĂšque Nationale en 1956, dans les brĂšves paroles dâusage adressĂ©es au public et au personnel, il dit re-mercier Dieu, sans ironie, de lui avoir octroyĂ© en mĂȘme temps huit cent mille livres Ă lire et la cĂ©citĂ©. Il rĂ©pĂ©ta tout au long de sa vie que ce ne fut pas une catastrophe, car lâannonce Ă©tait ancienne et lente lâarrivĂ©e graduelle, lui laissant le temps de prĂ©voir chaque Ă©tape. Soit. Mais lâabsence de catastrophe tant de fois affirmĂ©e ne rend pas pour autant nulle lâefficace traumatique de son savoir. Savoir que câest avec son Nom et son lignage anglais quâil a hĂ©ritĂ©e sa cĂ©citĂ©. Comme une condamnation rĂ©elle, mais sans jugement. Celui-ci, câest Ă la charge du condamnĂ© de le formuler.
A cinq ans, en disant Ă son grand-pĂšre maternel âfils, lui, dâun autre colonel 40 mais celui-ci victorieux, hĂ©ros dâune grande batailleâ âJe serai Ă©crivainâ, il lui dit aussi, âJe fais mien mon hĂ©ritageâ. Son problĂšme sera, dĂšs lors, oĂč se soutenir, sur quelle butĂ©e non seulement arrĂȘter la recherche du point sans lequel on ne peut affirmer âJe suis...â, mais aussi arrimer un point de mire. Car en regardant en arriĂšre (qui est aussi âpour un enfantâ en haut et en avant) il y avait un âpĂšre qui eĂ»t voulu ĂȘtre transparentâ, et Ă travers lui un grand-pĂšre qui, Ă lâamour de sa jeune femme et Ă la paternitĂ© annoncĂ©e, avait choisi la mort, avant lâhumiliation dâune dĂ©faite. 41
Chez Borges le Nom-du-PĂšre ne fonctionne pas comme agent de cas-tration imaginaire, mais comme privateur dâorgane. Le prix Ă payer pour la parole est rĂ©el, et non pas narcissique. Le verdict: inexorable, mais son effet, sâĂ©talant dans le temps, lui inflige un deuil dâautant plus tenace, que la jouissance âchez lui toute versĂ©e dans la lectureâ en est exacerbĂ©e. Perdre la vue ne signifie guĂšre perdre le regard. Hormis le fait quâil devient insituable. Quel autre recours pour parer au danger perpĂ©tuel dâĂȘtre transparent, que de sâapproprier de tout le savoir dont lâAutre regard depuis toujours se repaĂźt? Mais il en faut davantage que savoir, et câest lĂ que â”, la lettre qui est le symbole de toutes les lettres et des ensembles transfinis devient lâAutre regard, par lequel tout ce 40 SuĂĄrez, commandant de la chevalerie patriote qui, par lâaudace de ses charges, permĂźt dâemporter la bataille de JunĂn, lâavant-derniĂšre des guerres dâindĂ©pendance de lâAmĂ©rique Latine. 41 Toute relative, il faut bien le dire. Il sâagissait de lâun des nombreux combats livrĂ©s un peu partout, Ă lâĂ©poque, entre les troupes fĂ©dĂ©rales et les provinciales. OĂč lâenjeu Ă©tait seulement un Ă©quilibre Ă trouver entre le pouvoir central et ceux des provinces. Mais il nây avait plus, hĂ©las!, les vrais enjeux, glorieux, de la gĂ©nĂ©ration dâavant.
216 Hector Yankelevich
qui est vu prend existence. La lettre comble Ă lâinfini lâexigence de ce que la privation a arrachĂ©. Lâincarnation âet la disparitionâ de lâUn dans lâobjet rĂ©pare la blessure rĂ©elle, toujours bĂ©ante et jamais cicatrisĂ© du Nom. Mais le prĂ©cipice dâune hallucination inextinguible est contournĂ© par les chemins de crĂȘte de lâĂ©criture, plus que par les dĂ©filĂ©s du signifiant.
Ecriture qui ne mĂ©rite guĂšre, pour lui, ce nom, si lâon en croit des textes comme âPierre Menard, autor del Quijoteâ et âLa memoria de Shakes-peareâ. OĂč il soutient, Ă travers la dĂ©rision, que ce nâest pas lâĂ©criture qui crĂ©e lâĆuvre, mais la lecture. Ăcrire ce nâest que rĂ©Ă©crire, seule la façon de lire fait de guide. Lire, câest voir, non pas ce qui manque, mais lâinvisible dâun texte, qui le structure.
Lâacte par lequel Borges trouva lui-mĂȘme sa place rĂ©elle fut dâanticiper la cĂ©citĂ© annoncĂ©e, en se constituant radicalement comme aveugle. Non pas quâil ne profitĂąt pas de sa vue! Mais il en tira, trĂšs tĂŽt, toutes les consĂ©quences de son destin, pour la charpente de son univers et pour les choix de son Ă©criture, bien avant de le devenir totalement.
Pour lâaveugle de naissance, la rĂ©alitĂ© est labyrinthe, et le sens, Ă©nigme. Le monde hallucination. Comment distinguer la pensĂ©e, du rĂȘve, lors-que câest la mĂȘme lumiĂšre jaunĂątre et diffuse qui baigne tout autant la nuit que le jour? Sur cette anticipation radicale de sa perte rĂ©elle, qui le laissa sans corps, il bĂątit son identitĂ©. Elle ne peut ĂȘtre autrement ap-pelĂ©e que rejet. Et seulement Ă partir dâici traitĂ©e sa rĂ©fĂ©rence Ă Berke-ley, pour qui âĂtreâ, câest ĂȘtre perçu.. Dieu seul pouvant garantir quâil y ait de la rĂ©alitĂ© au-delĂ de nos perceptions. Si par contre, il nâavait pas Ă©tĂ© conçu pour le faire, comment soutenir, avant mĂȘme la rĂ©alitĂ© du monde, que le âtuâ: Toi, devant moi, nâes pas simplement mon idĂ©e, mais quelque chose de ramassĂ© et autonome, de selbststĂ€ndig, qui sub-siste envers et contre tout, me protĂ©geant de moi-mĂȘme? Câest au lieu de ce trou que viendra lâĂ©criture.
Pour le sauvage ou pour lâenfant les rĂȘves sont un Ă©pisode de la veille, pour les poĂšte et le mystiques il nâest pas impossible que toute la vie Ă©veillĂ©e soit un rĂȘve. (âLa pesadillaâ, OC 3: 223) 42
42
Borges entre Freud et Lacan 217
5. Les métaphores originaires
Lorsque lâon parcourt son Libro de prefacios, ou les Literaturas germĂĄnicas medievales ou lâIntroducciĂłn a la literatura inglesa (Borges & VĂĄzquez), un sentiment dâĂ©tonnement pointe chez le lecteur, non seulement Ă cause de lâĂ©tendue inimaginable des auteurs quâil lut et commente, de la per-fection de ses traductions de Faulkner ou de Kafka, mais plutĂŽt dâun manque â peut-ĂȘtre pour lui inessentiel â sur lâĂ©tendue du programme. Dans la littĂ©rature allemande GĆthe nây est que par une seule citation. Dans lâanglaise Shakespeare doit seulement Ă Macbeth dây ĂȘtre prĂ©sent. Mais cela ne serait, Ă la fin, quâune petite surprise. Un grand Ă©crivain ne butine que pour faire siennes les trouvailles arrachĂ©es comme pri-meur chez lâautre. Ses cours Ă la FacultĂ© et ses recherches Ă©taient orien-tĂ©s vers la poĂ©sie saxonne avant lâinvasion normande, vers les chants de geste allemands dâavant lâan mille, ou peu aprĂšs. Et surtout vers les inscriptions runiques en Islande, les Sagas scandinaves. Son vrai objet, auquel il sâest consacrĂ© presque entiĂšrement, surtout quand la cĂ©citĂ© lâatteignit totalement, fut le moment de naissance dâune langue, lorsquâelle Ă©clĂŽt Ă lâexistence dans une littĂ©rature.
Ses travaux sur la mĂ©taphore,43 qui commencent tĂŽt, bien avant la pu-blication de son premier texte spĂ©cifique, lâamĂšnent Ă penser quâil y a deux grandes sources originaires de mĂ©taphores: HomĂšre et lâAncien Testament. Ce qui le poussera Ă lâĂ©tude, sa vie durant, des anciennes littĂ©ratures anglo-saxonnes, scandinaves et germaniques. A partir du XIIe siĂšcle ces deux grandes sources commencent lentement Ă confluer, et les mĂ©taphores originaires Ă ĂȘtre rĂ©Ă©crites, câest Ă dire lues autre-ment, dĂ©placĂ©es et soumises Ă un travail rhĂ©torique incessant, mais ja-mais substituĂ©es. Ce qui change, par contre, ce sont les genres, les sty-les, la technique.
Lâapparition de la poĂ©sie dans la littĂ©rature anglo-saxonne âtout comme ailleursâ est antĂ©rieure Ă lâapparition de la prose. Chaque vers, au nombre indĂ©terminĂ© de syllabes, est divisĂ© en deux sections, cha-cune portant deux accents rythmiques. Il nây a ni rime ni mĂȘme asso-nance; lâĂ©lĂ©ment principal du vers Ă©tant lâallitĂ©ration, câest Ă dire la suc-cession de mots qui commencent avec la mĂȘme lettre, gĂ©nĂ©ralement
43 Historia de la Eternidad, OC 1: 382. Mais la âCorrespondanceâ (in LP Chronologie) atteste son intĂ©rĂȘt depuis le dĂ©but des annĂ©es vingt, quâil nâabandonnera jamais. Dans ses confĂ©rences sur le Dante, il renouvellera ses vues sur la mĂ©taphore, lui donnant un caractĂšre visuel.
218 Hector Yankelevich
trois sur chaque ligne. Les voyelles alliteraient entre elles, chacune avec toute autre. Le fait quâil y avait quatre accents rythmiques et trois alli-tĂ©rations suggĂšre que le soin primordial Ă©tait portĂ© sur les accents, les allitĂ©rations servant pour les marquer.44 La langue anglo-saxonne est morte âĂ©crit-il-, mais le plaisir dâallitĂ©rer perdure en anglais, non seu-lement dans les locutions âsafe and soundâ , âfair or foulâ, âkith and kinâ, âfish, flesh or fowlâ, âfriend or foeâ 45, mais aussi sur la âuneâ des journaux et les rĂ©clames commerciales âpink pills for pale peopleâ (pi-lules roses pour personnes pĂąlotes).
Mais les noms de choses nâĂ©taient pas toujours aptes Ă lâallitĂ©ration. Celle-ci Ă©tant obligatoire, il fut nĂ©cessaire de les substituer par des mots composĂ©s, et les poĂštes ne tardĂšrent pas Ă rĂ©aliser que ceux-ci pou-vaient ĂȘtre des mĂ©taphores. Ainsi dans le Beowulf la mer est la voie des voiles, le chemin du cygne et la route de la baleine; le soleil la chandelle du monde, la joie du ciel; la harpe est le bois de la jubilation; lâĂ©pĂ©e le rĂ©sidu des marteaux, le camarade du combat et la lumiĂšre de la bataille; la nef le cheval des vagues et la bataille le jeu des boucliers, le vol des lances.
Il y a dans les mĂ©taphores un plaisir qui manque dans les mots directs; dire âle sangâ nâest pas dire âla vagueâ, ou âlâeau de lâĂ©pĂ©eâ. Lâefficace dâune mĂ©taphore est antĂ©rieure Ă toute interprĂ©tation. Ces Kenningar, mĂ©taphores construites par obligation mĂ©trique, pĂ©riphrases Ă lâorigine ou dans lâintention, provoquent un plaisir, suffisant et minime qui rĂ©-side dans leur variĂ©tĂ©, dans le contact hĂ©tĂ©rogĂšne de ses mots. Lorsque la lune de viking devint une Ă©quivalence immĂ©diate de bouclier, alors le poĂšte crĂ©a serpent de la lune des vikings.
Dans âLa MetĂĄforaâ(Historia de la eternidad, OC 1: 382-384), Borges se demande âsans fournir la rĂ©ponseâ pourquoi les poĂštes ont lentement, sans mĂȘme le savoir, rĂ©duit lâensemble de mĂ©taphores Ă quelques groupes: les yeux et les Ă©toiles, les fleurs et la femme, le temps et lâeau, la vieillesse et le soir, le songe et la mort. Pour lui, par contre, cons-truire des mĂ©taphores est un dĂ©fi ludique qui sâoppose Ă la nĂ©cessitĂ© omnisciente de lâAutre âcâest ainsi, par ailleurs, lâAutre, que Dieu est nommĂ© dans lâEnfer du Dante, se plaĂźt-il Ă rappeler .
44 Nous paraphrasons. 45 âSain et sainâ ; âhonnĂȘte ou malhonnĂȘteâ ; âamis et parentsâ ; âpoisson, viande ou volailleâ ; âami ou ennemiâ. On peut aussi se rappeller de la mĂ©morable analyse faite par Roman Jakobson du jingle de la premiĂšre campagne prĂ©sidentielle de Dwight Eisenhower, en 1952, qui se propagea immĂ©diatement par les EEUU: I like Ike (petit nom du gĂ©nĂ©ral).
Borges entre Freud et Lacan 219
Le stratagĂšme âson inventionâ pour sâorienter dans la pensĂ©e, consista Ă prendre lâensemble de la littĂ©rature 46 Ă laquelle il pouvait et voulait avoir accĂšs, comme son texte personnel. Et dây dĂ©couvrir âen les crĂ©antâ ses propres racines et arborescences. Tout en notant quâelle pousse sous une condition: que chaque Ă©crivain taille certaines bran-ches pour les inflĂ©chir, en changer leur forme et direction. Mais la sou-che reste toujours prĂ©sente, jusquâĂ la toute derniĂšre. Les lettres crĂ©es par HomĂšre, Virgile et lâAncien Testament, les paradoxes des nombres entiers naturels, continuent dâĂȘtre notre couche fondatrice, aussi nom-breuses soient les strates intermĂ©diaires, aussi incontestables soient les nouveautĂ©s introduites. Dâune certaine maniĂšre, pour pouvoir Ă©crire, il nous a montrĂ© que toute Ă©criture est version. Mais, loin de penser que la traduction du grec en latin 47 âet du latin dans les langues romanes et germaniquesâ avait produit uniquement une perte irrĂ©parable, il se plut Ă noter que dans cette perte 48 âcertaine et irrĂ©parable, certesâ mais aussi grĂące Ă elle, câĂ©taient ouverts des lieux possibles de crĂ©ations inespĂ©rĂ©es. Loin de lui de croire que lâon pouvait, grĂące Ă la connais-sance, recrĂ©er lâunivers originaire, mais au contraire, Ă cause de lâimpossible sur lequel on bute dans la tĂąche de traduire, il se crĂ©Ă© un Ă©ventail de directions, qui seront suivies, sans le savoir, par chaque traducteur, par chaque Ă©crivain. Il raconte avoir lu la Commedia, outre que dans lâoriginal, dans une dizaine de traductions et Ă©ditions diffĂ©-rentes. Ă 84 ans, il passait longtemps Ă imaginer ce que Dante eĂ»t pu Ă©crire, aprĂšs lâavoir finie. Il lâimaginait Ă Venise, son Ćuvre dĂ©jĂ Ă©ditĂ©, tout en se disant que rien ne peut ĂȘtre Ă©crit aprĂšs la Commedia... Lâoriginaire est dĂ©jĂ , Ă part entiĂšre, mĂ©taphorique; nous plaindre de 46 La question qui se pose nâest guĂšre celle du polyglottisme comme âcultureâ, mais celle de la polyglossie dans son rapport Ă la structure subjective et Ă la constitution du savoir inconscient. 47 Comme le vieil homme de Todtnauberg. 48 En discutant les traductions des âMille et Une Nuitsâ, il rappelle la polĂ©mique qui eut lieu en Angleterre Ă ce propos, oĂč un tel Mathew Arnold dĂ©fendait la traduction par lâesprit, et le Cardinal Newman la primautĂ© de la lettre, âla rĂ©tention de toutes les particularitĂ©s verbalesâ. LĂ -dessus, Borges commente : âTraduire lâesprit est une intention si Ă©norme et fantomatique quâelle peut bien rester inoffensive. Traduire la lettre, une prĂ©cision si extravagante quâil nây a aucun risque quâelle soit essayĂ©e.â (OC 1: 400). Cette polĂ©mique est bien une antinomie de la Raison, mais Borges lâĂ©claircit dâune façon singuliĂšre: lâimpossible nâest pas le rĂ©sultat de tenir ensemble deux exigences opposĂ©es, mais au contraire, chaque branche Ă©tant en elle-mĂȘme un impossible, la rĂ©solution ne saurait, Ă©ventuellement, dĂ©couler que de les traiter en-semble. Sâil nâest pas interdit au philosophe de sâen tenir lĂ , le psychanalyste, lui, aurait Ă se demander sâil nâa pas Ă y faire un pas de plus. Mais jusquâoĂč?
220 Hector Yankelevich
notre Ă©loignement serait insensĂ©, car on nây a accĂšs que par ses ver-sions. Ceux qui les ont construites, ces mĂ©taphores, nây Ă©taient pas, eux non plus, dans lâexpĂ©rience de lâoriginaire⊠car ils ne le savaient pas. Combien de centaines dâaĂšdes pendant de centaines dâannĂ©es ont rĂ©-pĂ©tĂ© par cĆur lâIliade et lâOdyssĂ©e jusquâĂ son Ă©criture? Chacun y al-lant, bien entendu, de sa petite modification, jusquâĂ ce que le corpus textuel fĂ»t fixĂ©. Comment mesurer ce que lâexil donna en Ă©change Ă la Thora et ses lectures? Ou plutĂŽt, quelle est lâefficace ârĂ©elle mais incon-nueâ dâune Ă©criture, justement du fait dâĂȘtre par sa traduction mĂ©con-nue, et rejetĂ©e parce que dĂ©savouĂ©e lâombilication en elle? Peut-ĂȘtre la psychanalyse, Ă sa naissance, est venue poser cette question. Et en subir elle-mĂȘme les consĂ©quences.
Hector Yankelevich
Psychanalyste, Paris
Bibliographie Aubert, Jacques, ed. Joyce avec Lacan. Paris: Navarin, 1987. Berman, Antoine. LâĂ©preuve de lâĂ©tranger. Paris: Gallimard, 1981. Borges, Jorge Luis. Obras completas (OC). 4 vol. Barcelona: EmecĂ© 1989-1996. Borges, Jorge Luis. Ćuvres complĂštes (LP). 1er vol. Paris: Gallimard (PlĂ©iade), 1993. Borges, Jorge Luis & MarĂa Esther VĂĄzquez. IntroducciĂłn a la literatura inglesa. Obras
completas en colaboraciĂłn, de J. L. Borges. Barcelona: EmecĂ©, 1997. Borges, Jorge Luis & MarĂa Esther VĂĄzquez. Literaturas germĂĄnicas medievales. Obras
completas en colaboración, de J. L. Borges. Barcelona: Emecé, 1997. Borges, Jorge Luis & Osvaldo Ferrari. Borges en dialogue. Carouge: Zoé, La Tour
dâAigues: Agora, 1992. Borges, Jorge Luis & Osvaldo Ferrari. Nouveaux Dialogues. Carouge: ZoĂ©, La Tour
dâAigues: Agora, 1990. Borges, Jorge Luis. Borges en la Escuela Freudiana de Buenos Aires. Buenos Aires:
Agalma, 1993. Curtius, Ernst Robert. La littĂ©rature europĂ©enne et le Moyen Age latin. Paris: PUF, 1986. Freud, Sigmund. La naissance de la psychanalyse. Paris: PUF, 1979. Gödel, Kurt: âSur la nature du problĂšme du continu de Cantor (1947,1964)â. Intui-
tionnisme et thĂ©orie de la dĂ©monstration. Ed. Jean Largeault. Paris: Vrin, 1992. Jakobson, Roman. Essais de Linguistique gĂ©nĂ©rale. Paris: Minuit, 1963. Melman, Charles. âLes effets subjectifs de la migration linguistiqueâ. Dâun Incons-
cient post-colonial, sâil existe. Paris: AFI, Maison de lâAmĂ©rique Latine, 1995. RodrĂguez Monegal, Emir. Jorge Luis Borges. Biographie littĂ©raire. Paris: Gallimard,
1983. Russell, Bertrand. Introduction Ă la philosophie mathĂ©matique. Paris: Payot, 1991. Virgile. Ćuvres complĂštes de Virgile. Trad. Jean Pierre Chausserie-LaprĂ©e. Paris: La
différence, 1993.