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Cahiers Ivoiriens de Recherche Linguistique n° 40
19
L’expression de l’angoisse à travers l’usage du participe
dans Climbié de Bernard B. Dadié
BONY Yao Charles
Université Peleforo Gon Coulibaly
Résumé : Mode impersonnel, le participe est récurrent dans les écrits de Bernard
Dadié. Dans son œuvre Climbié, il sert à extérioriser et à exposer l’angoisse dans
lequel baigne l’Africain durant la période coloniale à travers la mise en relation
des mots dans son énoncé. L’auteur traduit les appréhensions du colonisé, par le
truchement du participe, face aux nouvelles valeurs que lui impose l’occident
dominant.
Mots clés : participe, angoisse, africain, antéposition, postposition, colon
Introduction
L’homme est un être de communication. Dans toute situation d’échange avec
ses congénères, il capte leur attention en personnalisant son discours. Dans cette
perspective, il particularise son expression de telle ou de telle autre catégorie
grammaticale ou de tel morphème. Ce qui lui confère un style. Selon Colignon,
« On entend par style la façon de s’exprimer particulière à chaque individu ; car,
bien qu’employant la même langue, les hommes ont chacun un mode d’expression
dont il est souvent difficile d’analyser les nuances. »1 Dans cette même
perspective Marcel Cressot, lui, approche le style comme « les moyens
d’expressions d’un individu, d’un groupe ou d’une époque. »2 Plus loin, il précise
le style en affirmant que « L’individu, lorsqu’il fait son choix dans le matériel
fourni par la langue, est influencé par la sensibilité linguistique de son groupe, de
son époque […] »3 De ce qui précède, il apparaît que le style est un usage
personnel et spécifique à travers le choix qu’il fait du matériel provenant de la
langue. Chez Bernard B. Dadié, l’emploi récurrent du participe apparaît comme
l’un des traits qui nuancent et singularisent son mode d’expression dans ses
écrits. Ainsi à travers Climbié, Bernard B. Dadié relate les faits de l’époque
1 J.P Colignon, P.V. Berthier : La pratique du style, Simplicité, précision, harmonie, Paris,
Duculot, 1984, p.5 2 M. Cressot : Le style et ses techniques, Paris, Presse Universitaire de France, 1974, pp.12-13.
3 M. Cressot : Le style et ses techniques, Paris, Presse Universitaire de France, 1974, pp.13.
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coloniale par l’usage du participe qui traverse son texte d’un bout à l’autre. Il
donne une résonance particulière à l’angoisse qui assaille l’Africain en devenant
son vecteur d’expression. Ce mode impersonnel sort de ses canons normatifs pour
épouser l’aspect sémantique. Cela nous amène à réfléchir sur : « L’expression de
l’angoisse à travers l’usage du participe dans Climbié de Bernard B. Dadié». Le
sujet tel que libellé appelle un ensemble de préoccupations qui est de savoir
comment le participe s’articule dans son œuvre ? Comment participe-t-il à
l’expression de l’angoisse ? Quelles sont les sources de l’angoisse dans Climbié
pour traduire l’angoisse ? Ce faisceau de questions tel qu’articulé détermine les
axes de l’étude.
1-Le mode de structuration du participe dans Climbié
Le participe contribue à la structuration du discours de Dadié. Comme tout
mot, il n’a de sens que dans son emploi. C’est à partir de son usage dans un
énoncé qu’il met en valeur ses diverses propriétés. En effet, chez Dadié, le
participe par l’usage récurrent et massif qu’il en fait devient un vecteur de la
signification. Ce qu’atteste John Lyons par ces propos :
« La communication normale suppose que tous nous comprenons les
mêmes mots de la même façon ; hypothèse qui, de temps à autre, se
révèle fausse. Savoir si, oui non, nous avons tous dans l’ « esprit » les
mêmes concepts quand nous communiquons, est une question à
laquelle on ne peut répondre que par l’emploi que nous faisons des
mots dans les énoncés. Sans doute, serait-t-il vrai, mais sans intérêt,
de dire que chacun « comprend » un mot déterminé de façon
légèrement différente. Il s’agit plutôt en sémantique de rendre compte
d’un degré d’uniformité qui existe dans l’emploi de la langue et qui,
seul, permet la communication normale. »4
De fait, le participe comme moyen d’expression de l’angoisse n’est probant
qu’à partir de l’usage qu’en fait Dadié dans la structuration de sa syntaxe pour
construire sa pensée. L’emploi qu’il fait du participe est l’un des facteurs qui
participent à exposer et à amplifier l’angoisse. Si pour Jean Dubois, l’emploi est
4 John Lyons, traduit par F. Dubois-Charlier et D. Robinson : Linguistique générale, Introduction à
la linguistique théorique, coll. « Langue et langage », Paris, Librairie Larousse, 1970. pp.315-316
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« toute utilisation d’un item grammatical ou lexical, ou de tout type de phrase
dans un acte de parole »5, pour Raoul Moitier, par contre, il est le fait de se servir
d’une forme de langue, « la manière dont on doit faire l’usage. C’est la place, la
fonction, la charge, l’occupation pour laquelle elle est employée. »6 Ainsi défini,
l’on note l’emploi comme l’usage d’un mot dans la syntaxe de la phrase à un
endroit précis, relativement aux normes, pour produire du sens selon sa classe
grammaticale, ce qui participe à déterminer l’un des traits du style de Dadié. Il
apparaît divers emplois du participe dans Climbié pour exprimer l’angoisse. Il
peut être un verbe ou un adjectif.
1-1-Le participe employé comme verbe
Le verbe est « un mot qui exprime soit l’action faite ou subie par le sujet, soit
l’existence ou l’état du sujet, soit l’union de l’attribut au sujet. »7 Il est le
constituant essentiel de la phrase verbale. En voici des illustrations :
(1) « A peine entrevue la tête de l’instituteur à la fenêtre, son cœur avait
bondi. »8
(2) « Tout cela était fini pour le moment parce que le Commissaire de police
avait vomi avant de mourir. »9
Les verbes « avait bondi », « était fini », « avait vomi » sont des verbes et
ayant des sujets propres qui sont respectivement « Climbié », « l’ensemble des
activités », « le Commissaire de Police ». Leur structure syntaxique se formule
ainsi : auxiliaire + participe passé. C’est la forme composée du participe. Ce
participe peut être variable ou invariable. Le participe, pris comme verbe,
s’observe à travers le participe passé de forme composée. Qu’en est-il du participe
pris comme adjectif ?
1.2-Le participe employé comme adjectif
Le participe a la valeur d’un simple adjectif qualificatif. En voici des
exemples :
5J.Dubois et al : Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 2002, p.477.
6Cité par Paul Robert : Dictionnaire alphabétique et analytique de la langue française, Tome 6,
Paris, Robert, 1983, p.2035. 7 M. Grevisse, 1993 : Le Bon usage, 14
ème édition, Paris, Duculot, 1993, p.780.
8 B.B. Dadié : Climbié, Abidjan, NEI, 2003, p.11.
9 B.B. Dadié : Climbié, Abidjan, NEI, 2003, p.71.
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(3) « Deux hommes dressés se menacent, se saisissent par la cravate, le col de
la veste. »10
(4) « Le mort est là, sous la lune, blême, les jambes écartées, couché dans un
sang coagulé »11
Les participes passés mis en relief (dressés, écartées, couché, coagulé) sont
employés comme des adjectifs. Ils sont tous reliés à un substantif et sont variables
en genre et en nombre avec le substantif auquel il se rapporte.
En définitive, le participe, dans un énoncé, peut être employé soit comme un
verbe, soit comme un adjectif. Il est invariable dans le cas du participe présent et
variable dans le cas du participe passé. Ces emplois observés permettent d'énoncer
les fonctions liées à ces usages.
2-Le mode syntaxique de l’apparition du participe à travers l’expression
de l’angoisse dans Climbié
L’usage d’un mot, dans un énoncé, admet diverses concaténations selon l’effet
que le locuteur veut produire. Une telle observation commande la définition de la
syntaxe. Pour Michel Arrivé et al., « Traditionnellement, la syntaxe, comme étude
des combinaisons des mots en groupes et en phrases, est opposée en tant que
partie de la grammaire à la fois à la phonétique, à la morphologie, à la
lexicologie et à la sémantique. »12
Quant à Jean Dubois et René Lagane, « l’étude
des fonctions et des constructions constituent la syntaxe. » 13
Ce faisant, « La
fonction d’un mot ou d’un groupe de mots est le rôle que cet élément joue dans la
structure d’ensemble de la phrase où il est employé. »14
De ce qui précède, la
syntaxe peut se définir comme la manière d’agencer les mots dans une phrase
pour produire du sens. Selon la perception de l’auteur, le participe, pour exprimer
l’angoisse, peut être coordonné, juxtaposé, apposé ou interposé.
10
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.121. 11
B.B. Dadié : Climbié, Op.cit, p.132 12
M. arrivé et al : La grammaire d’aujourd’hui, Guide alphabétique de la linguistique du francais,
Paris, Flammarion, 2010, p.665. 13
J. Dubois, R. Lagane : La nouvelle grammaire du français, Paris, Librairie Larousse, 1989, p.12. 14
M. Riegel et al : Grammaire méthodique du français, Paris, QUADRIGE / PUF, 2004, p.116.
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2.1-La coordination du participe
La coordination est le fait d’établir un lien syntaxique « entre deux entités
ayant même fonction syntaxique et placé sur le même rang. »15
Ce lien entre les
termes de la phrase peut se construire à partir des adverbes de liaison au nombre
desquels l’on a les conjonctions de coordination. On la découvre à travers ces
exemples :
(5) « Des femmes, le torse nu, viennent, pleurant et se mouchant. »16
(6) « Et des bancs de poissons, et des pêcheurs isolés et groupés. »17
Les participes présents (pleurant / se mouchant) sont dits coordonnés par la
présence du coordonnant et. Il est l’élément relateur ou de liaison des participes
présents. Pareil pour les participes passés (isolés / groupés) qui sont reliés entre
eux par le coordonnant et. Observons la juxtaposition du participe.
2.2-La juxtaposition du participe
Michel Arrivé définit « La juxtaposition [comme] un procédé de mise en
relation de phrases ou de constituants, qui consiste à ne pas énoncer
explicitement la nature de la relation (contrairement à ce qui se produit dans la
coordination et la subordination. […] aucun segment n’implique logiquement le
ou les autres »18
De fait, la juxtaposition est le fait de mettre un mot ou une phrase
à côté d’un autre mot ou d’une autre phrase sans un mot de liaison grammatical.
Du point de vue syntaxique, la juxtaposition est marquée par l’emploi de la
virgule. Ces exemples le montrent bien :
(7) « Et tous, les uns avec des cerceaux, des sacs en bandoulière, les autres,
les livres en mains, allant, venant, tournant autour de lui, cornent aux
oreilles. »19
(8) « Séduit, charmé, ensorcelé, vous entriez malgré vous dans cette librairie
où Climbié et ses amis Dibetchi et N’Da passaient le plus de temps. »20
15
Michel Arrivé et al, La grammaire d’aujourd’hui, Paris, Flammarion, 2010, p.187. 16
B.B. Dadié : Climbié, Op.cit, p.25 17
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.78 18
M. Arrivé, F. Gadet et al. : La grammaire d’aujourd’hui, Guide alphabétique de linguistique
français, Paris, Librairie Flammarion, 1986, p360. 19
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.19
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Les participes présents (allant, venant, tournant) et les participes passés
(séduit, charmé, ensorcelé) sont juxtaposés. Sur le plan syntaxique, ils sont placés
les uns après les autres et séparés par la virgule. Qu’en est-il de l’apposition ?
2.3-L’apposition du participe
Un terme apposé est toujours séparé par une pause (une virgule) du terme
auquel il se rapporte. Il est ainsi mis en relief, qu’il soit antéposé ou soit postposé.
L’antéposition est le fait qu’ « un élément linguistique soit placé avant un autre
dans une structure donnée. »21
La postposition, par contre, est « la place d’un
élément linguistique après un autre élément linguistique. »22
En d’autres termes,
le participe, dans un énoncé, peut être antéposé ou postposé. Il est déplaçable,
mobile. Il peut se placer au début ou à la fin d’un énoncé. Ces exemples justifient
cette assertion :
(9) « Transpirant, il va d’un tas à un autre. »23
(10) « Rassuré, il se présenta. »24
(11) « La mort marchait, réfléchissant. »25
(12) « Et tous si bien mariés de couleurs qu’ils vous happaient le regard, vous
attiraient, vous retenaient, fasciné. »26
Les participes (transpirant / rassuré) sont placés en début d’énoncé. Ils sont
antéposés. Par contre, les participes (réfléchissant / fasciné) sont placés en fin de
phrase. Ils sont postposés. Dans un énoncé, le participe peut être interposé.
2.4-L’interposition du participe
Le participe est interposé dans un énoncé lorsque celui-ci est séparé par le double
emploi de la virgule. Dans un tel cas, il n’est ni au début ni à la fin de la phrase.
Cela s’observe à partir de ces exemples :
20
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.66. 21
J.Dubois et al : Dictionnaire de linguistique, Op.cit, p.38. 22
M.Arrivé et al : La grammaire d’aujourd’hui, guide alphabétique de linguistique français, Paris,
Flammarion, 1986, p.545. 23
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.8. 24
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p .67. 25
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.176. 26
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.66.
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(13) « Les spectateurs, au dehors, sautillant, jetaient en l’air leur coiffure en
criant à tue-tête : Bis ! Bis ! »27
(14) « Alors Dieu, fâché, partit là-bas…là-bas…loin… »28
Les participes (sautillant / fâché) sont interposés ou encore intercalés. Cela
se justifie par le double emploi de la virgule à l’intérieur de la phrase.
En définitive, la syntaxe du participe dans Climbié s’opère de plusieurs
manières. Il s’agit de la coordination caractérisée par le terme copulatif et servant
de liaison des participes, la juxtaposition marquée par la disposition côte à côte
des participes, de l’apposition manifestée par la position du participe soit au début
ou soit à la fin de la phrase et l’interposition du participe déterminée par le double
emploi de la virgule à l’intérieur de la phrase. Ces articulations du participe pour
servir à l’expression de l’angoisse tendent à déterminer la source de l’anxiété dans
un période où l’africain est soumis au dictat du colon.
3-Le participe, moyen d’expression de l’angoisse dans Climbié
L’angoisse, selon Emile Littré, est un « sentiment de resserrement à la région
épigraphique, avec une difficulté à respirer et une grande tristesse. »29
Plus loin,
il précise que l’angoisse est une « grande affliction avec inquiétude. » De ce qui
précède, l’angoisse peut se définir comme une peur qui siège dans l’âme de
l’homme de manière permanente et qui répand le doute. La question qui se pose
est de savoir quels sens l’usage du participe peut servir à exprimer l’angoisse
dans Climbié.
Climbié est une œuvre romanesque écrite par Bernard B. Dadié. Vue comme
une œuvre autobiographique par les critiques littéraires, il est pour tout lecteur un
voyage à travers lequel l’on parcourt l’univers de l’enfance et celui de l’adulte
décrit par l’auteur. Il faut noter qu’à travers la thématique du voyage, le participe
sert de levier à l’auteur pour révéler les fondements de l’angoisse dans son œuvre.
Les propriétés du participe sont diverses. Il est un mode non personnel et non
temporel. En tant que forme verbale, il implique un agent ou un siège représenté
par un substantif ou un pronom. Pris comme un adjectif, il se rapporte à un terme
27
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.53 28
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.10. 29
Emile littré : Dictionnaire de la langue française, Paris, Editions Universitaires, 1963, p.57.
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de la phrase. Son usage entretient un rapport avec les faits ou les événements
d’anxiété évoqués dans ce récit pour en déterminer la source. Quelles sont les
origines de l’angoisse que le participe sert à exprimer ?
3.1-Le participe, moyen d’expression des difficultés existentielles de la cellule
familiale.
Climbié a eu une enfance heureuse auprès de ses oncles (N’Dabian et Assouan
Koffi). Libre de toute activité, il s’adonne à cœur joie à tous les plaisirs. Cette
liberté n’inquiète aucunement son oncle N’Dabian qui le laisse faire à sa guise,
comme l’attestent ces propos :
« Transpirant, il va d’un tas à un autre… Pleurant, il part clopin-clopant … Là,
armé d’une baguette, il taquine les insectes, les fourmis… »30
Les participes apposés (transpirant, pleurant, armé) montrent bien la liberté
qu’on accorde à Climbié. Son oncle préfère le voir heureux plutôt qu’anxieux. Par
contre, son épouse Bénié se préoccupe de l’avenir de Climbié et veut faire de lui
un homme accompli et responsable. Ce comportement n’est pas du goût de Bénié.
Elle n’apprécie pas ce laisser-aller dans l’éducation de Climbié, comme le
montrent ces propos :
« tu le gâtes, cet enfant. Combien de canaris n’a-t-il pas cassés sur le
chemin de la source ? Regarde ce seau, qu’il a jeté à terre…Combien
d’assiettes te reste-t-il ? Il les a toutes brisées, l’une après l’autre. »31
Les participes (cassés, jeté, brisées) caractérisent l’irresponsabilité de Climbié et
la passivité de son oncle face à ses manquements. L’attitude de N’Dabian la
rebute d’autant plus qu’au lieu de faire de son neveu un homme en lui inculquant
le goût de la responsabilité, le courage et le travail, pour en faire un homme
rompu aux situations complexes, il le dorlote. Cet état de fait, pour Bénié, est à la
base des maladresses dans le comportement de Climbié, dans une société
coloniale où seuls le travail et le courage permettent de ne pas subir le colon.
L’attitude de son époux l’inquiète au lieu de faire de son neveu un homme aguerri
aux difficultés pour affronter le nouveau monde qui s’impose aux Africains,
30
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.8. 31
B.B.Dadié : Cimbié, Op.cit, p.14.
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s’entête à le dorloter. Cette inquiétude se vérifiera à la mort de l’oncle N’Dabian
qui transparaît dans ces propos :
« Son oncle, si bon pour lui, …mort…jamais plus, ils ne se parleront… »32
Le participe passé « mort » traduit le désarroi de Climbié à la mort de son
protecteur. Le neveu de N’Dabian sait que désormais il est livré aux difficultés
inhérentes à la vie et au mauvais traitement du colon. Cela dénote de la peur qui
l’assaille. Il n’arrive pas à comprendre que la mort lui arrache ce qu’il a de plus
cher sur la terre. Le participe apposé (mort) montre la tristesse, la douleur que
ressent Climbié.
Si la mort du personnage de N’Dabian rend peu sûr l’avenir de Climbié, cette
incertitude se manifeste très tôt, chez lui, face aux aléas de la nature qui
compromettent ses récoltes. Malgré les difficultés pour prendre soin de ses
plantations, le seul à fixer le prix de sa production, sans tenir compte de la
quantité du travail abattu avant la récolte, est le colon. Ce qui plonge l’existence
des planteurs africains et de leur famille dans la précarité comme le signifie
l’oncle Assouan Koffi :
« Nous allons enfin pouvoir repiquer, remplacer les plants morts…Les
herbes déjà si hautes ont été coupées, il y a tout juste deux mois […]
Tous ligués contre nous. Mais ils n’auront pas le dernier mot […] Et
lorsque vous avez vaincu toutes ces difficultés, il y a la dramatique
question des cours des produits. »33
Les participes (morts, coupées, ligués, vaincu) montrent les difficultés que
rencontre le planteur dans son existence. Il est confronté à la pluie, aux animaux
nuisibles, au vent et au prix des produits. Et l’oncle Assouan Koffi doit être
toujours sur le qui-vive. Il doit lutter afin de garantir une bonne récolte et aussi
subvenir aux besoins de son neveu Climbié et de sa famille. On peut donc dire que
ces participes convoqués déterminent la source de l’angoisse existentielle de la
famille de Climbié. Par ailleurs, le participe exprime un traumatisme lié à
l’environnement scolaire.
32
BB. Dadié :Climbié, Op.cit, p. 29. 33
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, pp.98-99.
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3.2-L’expression du traumatisme dû à l’environnement scolaire au moyen du
participe
La colonisation impose aux peuples africains un nouvel outil pour l’acquisition du
savoir, l’apprentissage et de nouvelles valeurs. Acquis à l’école, le colon conçoit
le savoir comme la source de l’épanouissement et du positionnement au sein de la
nouvelle société qu’il met en place. Ce faisant, le système éducatif colonial se sert
de la violence comme moyen pour inculquer le savoir. L’école apparaît alors à
Climbié comme un univers infernal où s’arrête toute vie et envie. Son premier
contact avec le monde de l’éducation moderne est un choc. L’usage de violence le
désarçonne au point où sa première réaction est de manifester sa volonté de ne
plus y retourner:
« Climbié ne retournera plus dans cette école où l’on était battu cruellement. »34
Le participe passé « battu » traduit le niveau de violence qui y sévit et sa
détermination à ne plus retourner à l’école du fait du châtiment corporel. La peur
le subjugue et lui coupe toute envie pour les études. Ainsi, le traitement subi par
les écoliers de l’époque coloniale lui enlève toute envie de l’école. En retour, il en
éprouve une exécration que le narrateur traduit en ces termes:
« Climbié était dégoûté de cette école où l’on ne permettait aux enfants d’écrire
sur les grands tableaux que sont les murs »35
De fait, le participe véhicule dans ce cas de figure l’aversion que Climbié en
particulier et des Africains en général ont de l’école coloniale. Au-delà du
traumatisme causé par la violence physique, Dadié se sert du participe en partie
comme moyen pour traduire la violence qui affecte l’esprit de l’élève. Ce
traumatisme, quant à lui, provient du port du collier appelé symbole. Son port
transforme davantage l’espace de l’école en un lieu hautement anxiogène. En
effet, comme tous les autres élèves, Climbié foule le sol de l’école chaque jour
avec la crainte au ventre, de peur de porter le symbole.
34
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.12. 35
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.12.
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29
Ainsi, il est confronté au phénomène de symbole qui est une marque
d’humiliation pour tout apprenant de la langue française. Le port du collier résulte
de l’usage de la langue vernaculaire au détriment de la langue française au sein de
l’école. La présence du collier crée le stress, comme le signifie l’auteur :
« Le symbole a empoisonné le milieu, vicié l’air, gelé les cœurs. »36
La juxtaposition des participes (empoisonné, vicié, gelé) traduit
l’assujettissement de l’humain à travers l’usage d’une langue dite supérieure. Ces
participes passés injectent dans le milieu de l’école les germes de la déliquescence
qui sclérosent la gaieté chez les élèves. Les apprenants ne sont que l’ombre d’eux-
mêmes. Ces participes passés muent l’école en un lieu d’angoisse, de souci et de
tristesse. L’amour de l’apprentissage et l’enthousiasme qui brûlaient en eux sont
dissipés. Ils sont timorés au sein de l’école comme le signifient les participes dans
les propos suivants :
« […] on ne voyait plus maintenant que de petits groupes d’élèves se
chuchotant des phrases timides, se méfiant de tout individu passant près d’eux,
ou s’asseyant là, comme par hasard. » 37
L’usage des participes « se chuchotant » et « se méfiant » dénote une
atmosphère de peur et de suspicion généralisée. De peur de porter le symbole, nul
ne veut se faire prendre. Dans cet environnement, il règne la crainte de l’autorité
de l’école. De ce constat, l’école coloniale est perçue alors comme un lieu où l’on
ôte la joie d’être enfant aux apprenants. Ces participes convoqués démontrent la
peur, la crainte, le stress, le trouble ressentis par les élèves. Au-delà de
l’environnement scolaire qui est source de peur chez le colonisé, il faut noter
l’avènement de la modernisation apportée par la colonisation.
3.3- Le participe comme moyen d’expression de la peur de la modernité
Climbié, après avoir obtenu son diplôme de fin de cycle au collège William
Ponty, rentre dans la vie active en tant que fonctionnaire. Cette nouvelle vie est
émaillée de diverses intrigues de l’administration coloniale. Il se retrouve à
travailler sans pouvoir se construire. Il réalise que l’école lui a juste donné le
savoir mais pas les moyens pour vivre décemment dans la société coloniale. Cela
36
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.20. 37
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.24.
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lui fait entrevoir sa vie comme une existence gouvernée par l’incertitude le
rendant du coup impuissant. Pensant auparavant qu’il pouvait gagner aisément sa
vie en quittant Dakar pour Abidjan, Climbié s’aperçoit que dans tous les espaces
où le colon est présent la difficulté à avoir une vie décente est pareille. La cause
de l’angoisse provient de l’anémie de la bourse :
« Embarrassé, il grignotait le bout de son crayon, fixait le plafond comme s’il
implorait les dieux ou il les prenait à témoin. »38
Le participe antéposé (embarrassé) montre l’inquiétude, la confusion de
Climbié dans la gestion quotidienne de son salaire. Il n’arrive pas à couvrir ses
besoins. Face à cette indigence, il s’en remet aux forces divines. Lui qui dans un
passé récent avait souhaité venir en aide à sa pauvre mère est confronté aux
réalités de la vie sociétale. Cette situation était une maladie permanente,
chronique qui faisait germer la torpeur dans la vie de Climbié. Dans cet univers
d’anxiété, Climbié décide un retour au bercail. Après douze ans d’absence. Au
pays natal, cette tourmente demeure :
« Pourquoi est-il descendu ? Il fait si chaud. Là-bas, à bord, il se sentait
mieux. Pourquoi a-t-il quitté Dakar où il s’était creusé un lit, avait pris des
habitudes ? Il était devenu étranger à son pays. »39
Les participes (« quitté », « creusé », « pris ») montrent la mélancolie de
Climbié. Elle est renforcée par la récurrence des points d’interrogation. Il y a une
profusion de doute dans son esprit. Tout lui semblait nouveau et insolite. Son long
séjour à Dakar, loin de son pays natal, avait fait de lui un étranger dans son propre
pays. Il est en quête d’une fusion nouvelle entre lui et sa patrie. En fait, Climbié
veut rompre avec les habitudes acquises à Dakar. Il recherche alors un lien affectif
par le truchement de tout ce qui provient de son pays. Les fruits sont pour lui un
canal pour faire corps avec sa patrie. Ce qui se perçoit à travers ces propos du
narrateur :
« Des mangues de son pays ! nourries par le sol de son pays ! arrosées par les pluies,
balancées par les vents, mûries par le soleil de son pays ! »40
38
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.139. 39
B.B.Dadié : Climbié, Op .cit, pp.188-189. 40
B.B.Dadié : Climbié, Op.cit, p.190.
Cahiers Ivoiriens de Recherche Linguistique n° 40
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Ce don de mangues de la part d’une parente proche à Climbié, dans la voiture
en route pour Abidjan, déclenche en lui une vague d’émotions. Les participes
« nourries », « arrosées », « balancées » et « mûries » le mettent en communion
avec les éléments minéralogiques et atmosphérique de son pays. La multiplicité de
ces participes dans cette phrase dénote de la volonté de Climbié de créer la
proximité entre lui et son pays natal après de nombreuses années d’absence pour
s’instruire au Sénégal. Tous ces participes ramènent aux soins bénéfiques que la
terre prodigue aux mangues. Ils participent à réduire l’angoisse essaimée dans
l’âme de Climbié. Ils exposent sa volonté de se nourrir de la serve vivifiante de sa
terre natale à l’instar des mangues « muries » pour dissiper l’anxiété qui accapare
sa personne. Climbié cherche en réalité un havre de paix pour juguler toutes les
incertitudes qu’il transporte avec lui depuis Dakar.
En définitive, l’angoisse que traduit le participe relève la difficulté à subvenir
correctement aux besoins familiaux des colonisés, le traumatisme causé par la
violence exercée sur les apprenants à l’école et la difficulté des nouveaux instruits
à s’adapter à la nouvelle vie que leur offre l’environnement moderne qu’impose la
colonisation.
Conclusion
Le participe, mode impersonnel, est l’un des moyens de la langue dont se sert
Dadié dans la création littéraire. Il lui sert à exprimer l’angoisse de l’Africain
durant la période coloniale. Le participe apparaît dans la structure de la phrase par
plusieurs modes de concaténations dans Climbié. Par ailleurs, son emploi dans
Climbié révèle les sources de l’angoisse que sont la violence du système éducatif
colonial, la modernisation apportée par la colonisation et l’injustice faite aux
planteurs Africains dans l’achat de leurs produits à cette époque. Il apparaît que
le participe chez notre auteur fonctionne comme un condensateur qui résorbe les
charges émotives. Il lui permet de traduire sans animosité le traitement répugnant
dont est victime l’Africain durant la période coloniale.
Cahiers Ivoiriens de Recherche Linguistique n° 40
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Références bibliographiques
Corpus
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