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COREM, 41 rue du Cozes 17600 SAUJON Numéro 17 Octobre 2014. [email protected] Les écrits publiés dans ce journal n'engagent que leurs auteurs 1 C C o o l l l l e e c c t t i i f f d d e e R R e e c c h h e e r r c c h h e e s s u u r r l l e e s s p p r r a a t t i i q q u u e e s s d d e e M M é é d d i i a a t t i i o o n n Journal n° 17 « Que mon livre t'enseigne à t'intéresser plus à toi qu'à lui-même, puis à tout le reste plus qu'à toi. » André Gide, Les nourritures terrestres

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Les écrits publiés dans ce journal n'engagent que leurs auteurs 1

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Journal n° 17

« Que mon livre t'enseigne à t'intéresser plus à toi qu'à lui-même, puis à tout le reste plus qu'à toi. »

André Gide, Les nourritures terrestres

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Dans ce journal du Corem des médiateurs se sont essayés à jouer avec les tours et

détours d'un conte Africain sur le conflit. Aucune voie fixée d'avance ne permet à l'esprit de saisir

directement l'objet qu'elle cherche à concevoir et circonscrire, alors avec lenteur, les médiateurs ont

exploré des pistes multiples, prenant diverses places susceptibles de mettre au jour

l'enchevêtrement du conflit, en le tenant à distance.

Et pourquoi choisir un conte ?

« Il était une fois »: l'ouverture du conte, c'est l'ouverture à bien des possibles. Sous une forme

imagée, merveilleuse, le conte traite de questions fondamentales ; il s'adresse à tous ; il conserve et

transmet l'expérience humaine et nous parle de la vie , de la mort, de la richesse et de la pauvreté,

de l'envie et de la rivalité, du conflit et de la violence ...mais le conte « dit sans dire » selon

l'expression de D. W Winnicott ( « jeu et réalité »), il parle au préconscient.

Nous vous souhaitons donc bonne lecture et nous vous invitons à poursuivre le débat à travers les

multiples ouvertures du conte.

Étais, Supports en médiation

Claire Denis

Dans la pratique de médiation, les personnes et le médiateur créent ce que nous pouvons nommer des « étais »

ou des « supports » à la discussion. Ces étais peuvent être crées à l’infini : représentations graphiques,

images, métaphores, objets, textes philosophiques ou poétiques, musique, contes, personnages et récits

mythiques, films, enregistrements.

Les supports les plus adéquats, me semble-t-il sont malléables pour permettre l’expression d'une pluralité de

sens et de places (ils peuvent se rapprocher de ce que Marion Milner appelle le médium malléable1).

Les premiers supports sont les mots employés, mots sur lesquels nous pouvons nous arrêter pour en percevoir

toute l’épaisseur et la pluralité de sens. Faire résonner les mots, pour mieux raisonner ; déployer des

« mangroves de mots » comme nous avons pu nous y essayer lors d’un stage avec le linguiste Olivier Bernard.

D’autres supports potentiels sont les objets qui nous environnent, comme dans cet exemple où une affiche va

permettre de penser le cadre de la médiation :

Une médiatrice s’inquiétait, lors d’une analyse des pratiques, de la façon dont une personne entrait dans la

démarche de médiation : « je veux bien mais je n’y crois pas à la médiation car mon ex-femme ment en

permanence ! ». Lorsque la médiatrice a présenté le cadre de la médiation, ce même monsieur s’est retourné

vers l’affiche qui garnissait le mur : « ça, par exemple, c’est un chat ! ». « Un chat est un chat ». Ce propos fût

1 Marion Milner, Revue française de psychanalyse n°5, 1979. René Roussillon, L’objet médium malléable et la

conscience de soi, n°5, l’autre, 1989.

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confirmé par la dame et la médiatrice et « le chat est un chat » devenait un des éléments du cadre de cette

médiation.

Nous avons réfléchi en groupe sur la façon de faire fructifier cet exemple pour affiner le cadre et répondre à la

question de la médiatrice : comment amener ce monsieur à accepter que le point de vue de son ex-femme puisse

être différent du sien ?

« Le chat de l’affiche était une représentation de chat », « tout le monde peut être d’accord pour dire que c’est

une représentation de chat, mais qu’est-ce que madame pourrait dire de cette représentation ? L’inspire-t-il ?

Et monsieur ? Ce chat leur semble –t-il agressif, sympathique, expressif ? ». A travers ce support il était donc

possible d’accéder à la notion de subjectivité et d’objectivité, de représentation et de réalité.

Pourquoi aurions-nous recours à des étais ou supports dans la médiation ? Parce que ces entre-deux permettent

de mettre de la distance, de suspendre l'immédiateté, de nous protéger d'un contact trop direct et trop violent

avec le sujet de débat. Ils opèrent des déports, des détours qui permettent de parler et de penser sans

s’approcher trop rapidement de ce qui brûle, de symboliser les états intérieurs… Dans une médiation, il ne me

semble pas y avoir d’errance stérile mais des explorations successives, tours et détours, jusqu’à trouver la bonne

voie.

Les supports ou étais peuvent être fournies par les personnes (personnellement je pense que ce sont les plus

opérants) et parfois par le médiateur (qui peut d'ailleurs s'inspirer de la façon de s'exprimer, façon imagée, des

personnes).

Dans une médiation, un homme de 40 ans est venu rencontrer ses parents de 70 ans, (demandeurs de

médiation). Son agressivité est grande à leur égard ; sa mère le lui fait remarquer. Il propose alors d’amener

le texte d’une chanson : « A chaque fois que je l’écoute, elle m’émeut, cela exprime ce que je voudrai vous

dire ». Je saisis la proposition en y mettant du cadre, c’est à dire que je la resitue entre tous et propose que

chacun apporte quelque chose qui a du sens dans la relation à l’autre. Lors de la séance suivante, le fils

apporte le texte de sa chanson ; la mère, une lettre de son fils lorsqu’il avait 10 ans, et le père, une boite

acheté en Inde, cadeau que son fils avait refusé à l’âge de 15 ans. La séance se déroule à propos de ces trois

objets : quelles valeurs ont ces objets pour chacun, quelles émotions y sont attachées, quels dons

représentent-ils ? La séance est particulièrement riche; elle « vaut le détour ».

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Les deux lézards, conte Sénégalais

Accompagnement : musique « caprice d'un fleuve », percussions : calebasses dans l'eau.

C'était au temps où les hommes et les animaux se comprenaient encore. Nous sommes dans une cour, une concession, en Afrique, chez un homme nommé Mensanh, un homme aisé. Pourquoi aisé me direz-vous ? Parce qu'il possède une basse-cour, des poules et leur coq ; un troupeau de chèvres, et leur bouc, un vieux bœuf et un cheval, blanc comme neige ! La neige en Afrique ? Non ! Blanc comme le coton. L'homme habite avec sa vieille maman ; Il n'a ni femme, ni enfant, ce qui est fort rare en Afrique. Suivez-moi dans la case de la vieille femme : une case de terre battue, coiffée de palmes, une calebasse dans un coin qui flotte à la surface de l'eau d'un canari, une moustiquaire, une natte , un pagne pour se couvrir et une petite bougie dont la lumière fragile troue la pénombre. Ah entendez-vous ? Le tam tam ! Il annonce un décès, la mort d'un vieil homme dans un village à plusieurs portées de flèche ; on convoque aux funérailles. Mensanh va devoir représenter la maisonnée et prévenir la vieille maman de son départ : -« Mon fils je suis bien fatiguée ; j'aimerai que tu restes auprès de moi » implore la vieille mère -« Ma mère je dois aller aux funérailles du père de mon ami ; je ne serai pas parti longtemps » répond le fils avec fermeté ; - « Va donc mon fils et reviens vite ! »

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Avant de « demander la route » (de se mettre en route) Mensanh rassemble les animaux : - « Chien, tu devras te tenir à la porte et ne plus en bouger jusqu'à mon retour ; veille sur les entrées et sorties ». « Et vous, bœuf, cheval, bouc et coq surveillez la cour. En mon absence » Et Mensanh prend la route rouge et poudreuse. Le chien se tient à la porte de la concession. Il veille ! Il est cependant dérangé dans son semi-sommeil : de la chambre de la vieille maman émanent des bruits, tels des criailleries, des tracasseries, et comme il ne peut guère bouger de son poste, il appelle le coq qui picore à la porte de la case : -« Coq, coq : que se passe-t-il dans la case de notre maîtresse ? » -« C'est une banale querelle de lézards », répond le coq, 'des lézards qui se battent pour une mouche morte » -« Je t'en prie, coq, fait cesser la querelle : il n'y a pas de petite querelle comme il n'y a pas de petit incendie ! » -« Tu me demandes à moi qui fait lever le soleil de m'interposer dans une querelle de lézards ; j'ai autre chose à faire ! » et le coq reprend son picotage comme si de rien n'était. Alors le chien appelle le bouc. Mais, en Afrique, les nouvelles vont vite et le bouc sait déjà ce que le chien va lui demander : -« je suis occupé avec ces dames, les chèvres et elles me veulent toutes. Une querelle de lézard ne mérite pas que je me prive de leur présence ! » -« Et pourtant, dit le chien, il n'y a pas de petite querelle comme il n'y a pas de petit incendie ! » Alors le chien appelle le bœuf : -« Bœuf, bœuf, fait cesser la querelle de lézards car il n'y a pas de petite querelle comme il n'y a pas de petit incendie » Mais le bœuf qui fait la sieste ouvre à peine un œil, baille et se rendort. Alors le chien n'a plus de solution : il lui faut appeler le cheval. Ce n'est guère aisé car le cheval est si fier : -« Cheval, auriez-vous l'obligeance de venir à mon secours et de vous interposer entre les lézards qui se battent dans la case de notre maîtresse. Il n'y a pas de petite querelle comme il n'y a pas de petit incendie » Mais le cheval ne répond pas et tourne les sabots, sans regarder le chien. Le chien, désespéré, se couche à la porte et bouche ses oreilles pour ne pas entendre les cris aigus des lézards en colère. Retournons dans la case de la vieille maman : au plafond, les lézards, des margouillats à tête rouge qui font des pompes toute la journée. Ils se battent pour la mouche morte ; tant et si bien qu'ils tombent par terre, sur la bougie qui enflamme la moustiquaire qui met le feu à la natte. La vieille femme crie : « au secours, au

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feu ! ». Alors tout le monde accourt avec de l'eau dans des calebasses sur la tête, pour éteindre l'incendie. Heureusement, le feu se meurt mais la vieille maman est bien mal en point. Alors on appelle le guérisseur : -« Apportez-moi un coq pour lui couper la tête et rependre le sang autour du corps »scande l'homme à barbe blanche. Les enfants se mettent alors à courir autour de la cour pour attraper le coq qui court à toutes pattes, poursuivi par l'envolée de bambins. Le coq passe devant le chien et crie, avant d'être ceinturé : « chien, chien, tu avais raison : il n'y a pas de petite querelle comme il n'y a pas de petit incendie ! ». Et de un ! Malgré le sang du coq répandu, la vieille dame décédée ; alors il faut prévenir son fils Mensanh. Un jeune homme enfourche alors le cheval et le mène au grand galop jusqu'au lieu des funérailles! Jamais le cheval n'a galopé aussi vite. Il en est épuisé ! Et quand Mensanh apprend la mort de sa mère, il ré-enfourche le cheval sur le champ et le malmène jusqu'à la porte de la concession, cravachant pour accélérer le galop du pur-sang. Tant et si bien que le cheval, épuisé, s’écroule à l'arrivée et a juste le temps de dire au chien : « j'ai été bien fier ; j'aurai du t'écouter car il n'y a pas de petite querelle comme il n'y a pas de petit incendie ». Et il meurt la langue pendante, au nez du chien. Et de deux ! Mensanh a fait creuser une tombe de terre au milieu de la concession et comme le veut la coutume il a fait répandre le sang du bouc dans la tombe. Ah j'oubliais de vous dire : avant de mourir, le bouc a appelé le chien : « chien tu es bien sage ; j'ai compris trop tard qu' il n'y avait pas de petite querelle comme il n'y a pas de petit incendie ! ». Et de trois ! Et puis Mensanh a organisé les funérailles ; on a fait résonner le tam-tam et tous les villages alentours se sont apprêtés. Il fallait nourrir tout le monde et Mensanh s'est résolu à tuer le bœuf. Le bœuf n'avait pas pensé la fin de sa vie comme cela; il pensait mourir de sa belle mort, sans violence. Alors, avant de mourir, dans un souffle dernier, il a interpellé le chien : « j'ai été bien égoïste ! Il n'y a pas de petite querelle comme il n'y a pas de petit incendie, tu avais bien raison et j'aurai du t'écouter ». Et de quatre ! Cette histoire m'a été racontée au village de Zingan au Burkina Faso. Nous étions réunis sous l'arbre à palabre. Lorsque le conteur a terminé son récit, un homme a pris la parole : - « Seul le chien est obéissant ; il a bien mérité de survivre et les autres animaux ont été si égoïstes qu'ils ont appelé la mort ». -« Je ne suis pas d'accord » a répondu une jeune fille « le chien aurait pu bouger et aller lui-même faire cesser la querelle de lézards. Quand il y a danger, obéir bêtement n'a pas de sens, la désobéissance

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est un devoir ! » Une vieille femme a murmuré : -« Mensanh aurait pu rester auprès de sa mère, rien ne serait arrivé de pareil ! » Un ado qui tournait à vélo autour de nous s'est moqué de tous : - « Et pourquoi y a-t-il des chefs de maison? Si tout le monde commandait peut être que ce drame ne serait pas arrivé ! » Et une femme qui passait par là a chuchoté : - « Et les lézards ! Et les lézards ! Vous les oubliez ! » Je ne sais pas ce que vous en pensez-vous- même, mais la discussion pourra durer toute la nuit jusqu'au petit matin. Musique

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Le récit de Mensanh (par Claire)

« La paix régnait dans ma concession. Certes, ma mère était bien vieille et me souciait, mais il y avait une telle

harmonie entre tous. C'était au temps où les hommes et les animaux se comprenaient encore ! Même la mort

était la vie et quand le tam tam a annoncé des funérailles, je suis parti en confiance, à trois jours de marche.

Trois jours plus tard, on m'annonçait la mort de ma vieille maman : non pas une mort naturelle mais un décès

par le feu! Les animaux n'avaient donc pas veillé sur la concession, comme je le leur avais demandé. Avec ce

sinistre, j'ai perdu ma mère et mes biens et j'y ai aussi laissé quelques illusions. A moins que je n'ai pas su dire

aux animaux combien je désirai être là lorsque ma mère rejoindrait les ancêtres. Y a-t-il une différence entre

les animaux et les hommes ? Cela aurait-il pu arriver si j'avais pris épouse et eu des enfants ? Suis-je parti trop

vite ? Je n'ai pas eu d'explication sur ce qui était arrivé car, à mon retour, les hommes et les animaux ne se

comprenaient plus. Le chien a cessé de parler.

Alors, pour me consoler un peu, j'ai écrit une histoire, de celles qui donnent du sens au drame : elle s'intitule «

la querelle des deux lézards ».

Le récit d’un des lézards (par Isabelle )

« Je ne sais pas trop où je suis aujourd’hui … Il fait nuit et il fait froid… mais je me souviens que cela n’a pas

toujours été comme cela.

J’habitai un beau village africain, la terre était rouge et la lumière étincelante.

Ce jour-là le maître de maison était agité, j’étais caché dans la case de la vieille, sa mère et ils se disputaient

comme jamais auparavant. Cela déformait leurs visages et le maître n’était plus très respectueux envers la

vieille. Elle le suppliait « reste ! Reste ! » Pourtant tout n’était qu’harmonie avant et de les voir comme cela

m’a mis en colère « que leur arrivait-il ? Où voulait aller le maître ? ».

Finalement la vieille lui donna l’autorisation de partir mais je sentis son cœur brisé et sa tristesse m’envahir

« quel monstre de l’abandonner comme cela ! ».

Peu de temps après, le maître partit. C’est à ce moment-là que je me suis aperçu que je n’avais pas bougé

depuis des heures et qu’un petit creux se faisait sentir dans mon estomac. Justement à quelques mètres de là

j’aperçois une mouche morte. Une aubaine pour moi. Alors que je m’apprête à n’en faire qu’une bouchée, mon

ennemi de toujours que je n’ai pas vu caché dans un coin, se précipite sur la même proie.

Ni une ni deux, nous voici face à face à nous toiser et à courir dans toute la case, heureux aussi de se dégourdir

les pattes. De toute façon c’est à moi que cette mouche reviendra !

Tout en gesticulant pour l’empêcher de passer, j’entends le chien appeler le coq … puis le bouc …puis le

bœuf… puis le cheval pour venir régler notre querelle. De quel droit se mêle-t-il de nos affaires !! Le maître lui

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a seulement dit de garder la porte. Voici que ni le coq, ni le bouc, ni le bœuf et surtout pas le cheval ne

daignent venir pour si peu. Comme si notre affaire était si dérisoire !! Pour qui se prennent-ils ?

Cela n’a fait qu’augmenter ma rage, tout ce mépris envers nous pauvres lézards. Pour qui se prennent-ils ?

Quand j’aurai régler ma querelle, j’irai leur dire leurs 4 vérités. Et ce chien affalé qui ne sait dire qu’il n’y a

pas de petite querelle, ne de petit incendie ! Ca suffit les préjugés !

Emporté dans ma rage voici que je tombe sur mon ennemi que lui aussi en déséquilibre renverse la bougie qui

enflamme la moustiquaire et la natte et soudain le cri perçant de la vieille dont la chevelure s’enflamme.

Vision d’horreur qui m’envahit avant que tout devienne chaud puis brûlant puis plus rien. Puis ce corridor

froid et noir. Suis-je tout seul ?…

Tiens, je reconnais la voix du coq, du bouc, du cheval, du bœuf et Non pas lui ! que fait ici mon ennemi ? Mais

aussi la vieille qui a retrouvé son sourire.

Que s’est-il vraiment passé ? Où est passé le chien, le responsable de tout cette histoire ?

Moi le chien…..(Francine)

Un jour, le Maître a dû partir. Il ne part jamais le Maître. Mais là, il a choisi de laisser la Vieille mère, alors

qu’elle n’en peut plus, et il nous a tous réunis pour nous laisser ses consignes.

Évidemment, ça n’a pas loupé, moi le chien, je me suis retrouvé à garder la porte du domaine. Comme si, de là,

je pouvais à la fois protéger tout le monde de tout ce qui pouvait venir du dehors, mais en plus garder un œil

sur ce qui se passerait à l’intérieur. Une patte dehors, une patte dedans, quoi ! Mission impossible ou

infernale, c’est selon ! Quand on connaît les énergumènes qui peuplent la cour….

Quand le Maître est parti, je me suis résigné à m’installer sous le porche, aux aguets, pas tranquille. Je sentais

le mauvais plan, et tout ce qui pouvait me retomber dessus. Bien sûr, qui serait le coupable ? Devinez ? Et ça

n’a pas traîné…

Alors que je venais tout juste d’enfin m’allonger tranquillement au soleil, la truffe au vent quand même, voilà

que la toile de la tente de not’ maîtresse s’est mise à bouger, tanguer, et que des bruits bizarres m’ont alerté.

Aussitôt sur mes pattes, je me suis dressé, l’oreille tendue, et j’ai commencé de foncer sur la case. Puis je me

suis brusquement ravisé : les ordres du Maître !!! Toujours obéir : c’est ça ma raison d’être. Et la porte.

Garder la porte. Un œil au dehors : rien. Un œil au-dedans : la case tremblote de plus en plus. Et personne ne

bouge, c’est un comble ! Je fais deux pas vers la case, je reviens, je m’agite, j’aboie pour alerter. Rien. Tout le

monde est affalé au soleil, chacun à ses petites affaires. Personne ne surveille personne, et je sens la

catastrophe arriver.

Mais en même temps : respect des ordres, mon devoir de chien. Je tente d’appeler les autres : le coq, ce

prétentieux, me ricane au nez, trop fier de ses criailleries du matin (il prétend même faire se lever le soleil, non

mais…). S’il n’y avait pas le Maître, il y a longtemps que j’en aurai fait mon affaire de ce bon à rien.

Quant au bouc, tout occupé à parader parmi ses belles, je vois qu’il ne m’a même pas entendu. Il a tourné de la

croupe et a continué de jouer des cornes sur les flancs de ses femelles. Risible comme il se parade.

Et la zizanie sous la case qui continuait…. Le coq m’a quand même averti que ce sont les deux lézards qui se

sont empoignés à propos d’une mouche. Sans blague, une mouche ! Morte de surcroît ! Mais je les ai tous

avertis : attention, petit conflit deviendra grand si on ne s’en occupe pas. On sait ça nous les chiens, ça se

transmet dans notre lignée.

Et toujours les piaillements sous la case. Et moi qui m’agite de part et d’autre ! Et qui aboie pour rien….

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J’ai encore essayé de rallier le bœuf, et même le cheval. Évidemment en vain. Ils s’en moquent. Ils me

dédaignent. Eh bien, laissons faire. Moi, je n’aurai RIEN à me reprocher quand le Maître va rentrer…

Moi le chien (par Cendrine)

Là, chut! Depuis toutes ces décennies, un homme conte encore cette histoire sous l'arbre à palabre.

«Il n'y a pas de petite querelle comme il n'y a pas de petit incendie»... Cette phrase tourne, tourne encore dans

le monde ici-bas. Est-elle saisie ?

Ah, il doit avoir fini, d'autres parlent, ils ne la reprennent pas!

Ils se chamaillent sur des points de détails, sur le registre des reproches, la faute à qui, la part à quoi... Ah!

Peut-être ces deux jeunes... l'humanité serait-elle en train de grandir ? L'espoir avec la jeunesse... pourvu

qu'elle ne flambe pas en vieillissant...

Qu'avons-nous compris de cette histoire qui nous est arrivée, Mensanh, le village et moi, le chien ?

Mais cette partie de l'histoire n'est jamais racontée sous les arbres à palabre, peut-être oubliée, en tous cas

jamais questionnée, pourtant... prise comme une fin en soi...

Peut-être serait-elle intéressante à véhiculer pour une continuité et qu'ils profitent des réflexions et des actions

des autres, des anciens afin que chacun ait dans sa besace des exemples, des expériences, des dires avec du

sens...

Bien que savoir ne remplacera jamais l'expérience de vie de chacun.... mais tout de même !... Reprendre,

affiner, s'appuyer sur des actions de sens par résonance, dissonance, consonance...

Ils ont cette chance les humains de pouvoir se transmettre, non comme les poulpes qui doivent de générations

en générations tout réapprendre faute de temps avec la génération précédente.

Mais qu'en font-ils, ces humains... ?

A les écouter ce jour, sous l'arbre à palabre, peut-être pas grand-chose...

Après cette terrible expérience de vie, la vie au village n'a plus jamais était la même du moins tant que ceux qui

l'ont vécu étaient encore en vie...

Nous nous sommes réunis sous l'arbre à palabre et après les pleurs, les lamentations, la dignité nous est

revenue. Que la mort de la vieille maman, du coq, du bœuf, du cheval, des lézards et du bouc nous remplisse de

vie et que chaque acte, dont nos paroles se souviennent d'écarter de nous le soucis du pouvoir sur autrui, de

l’orgueil, l'égocentrisme, de l'indifférence et de la fierté. Et tous ces sentiments qui nous éloignent des autres...

les traditions si elles doivent nous accablée, laisser respirer une certaine liberté d'agir, d'être, de partager...

Alors nous sommes retournés à la concession, nous avons nettoyé ce qu'il restait de ce feu. Nous l'avons semé

en terre et avons reconstruit la maisonnée. Le temps faisant, Mensanh reçue une femme et le soleil des enfants

réchauffa la vie.

Vous remarquez, je nomme plus Mensanh, mon maître, car je n'étais plus à cette place.

La vieille maman et les autres ont dû être heureux car leur mort à provoquer des changements. Mensanh et les

villageois ont changé bien des habitudes. Mensanh a compris qu'en restreignant l'action des autres à la seule

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possibilité d'obéir, cela lui demandais trop de travail, trop de projection, et s'il arrive cela.... alors tu feras

cela... et de toutes façons trop d'incertitudes... et de toutes façons la réalité est toujours plus surprenante que

l'imagination... qui aurait pensé que pour un repas, l'issue serait celle-là !

Ma ritournelle donna ses fruits, des querelles il n'y eu plus d'incendie. Car, nous nous retrouvions alors très

souvent sous l'arbre à palabre...

Pourvu que le conteur puisse leur relater la suite... moi d'où je suis je ne peux que regarder...

La vieille maman (par Odile)

Nous étions si bien tous les deux, nous avions de quoi vivre sereinement, nous étions en paix avec nos animaux,

si seulement il avait eu une femme et des enfants… enfin notre vie est ainsi faite.

Je suis une vieille femme bien fatiguée.

Quand le tam tam a retenti, j’ai reconnu l’annonce qu’une personne était morte.

Je redoutais le moment où mon fils allait m’annoncer qu’il allait partir à ces funérailles, c’est la coutume dans

notre pays.

Et là, quand il est entré dans ma case avec tous les animaux, j’ai tout de suite compris.

En effet, il vient me dire qu’il partait, je lui demande de rester car je vais être seule, certes avec nos bêtes qui

vont garder la propriété.

Mon fils a dit au chien de surveiller la porte et de ne pas en bouger et aux autres animaux de surveiller la cour.

Et moi, qui allais veiller sur moi, qui allais m’aider, c’est trop difficile ?

Je l’implore pour qu’il reste mais le ton monte, il n’en fait qu’à sa tête. Il a décidé de partir.

Je n’ai pas le choix et résignée, je lui dis « va donc mon fils et reviens vite ! ».

Malheureusement cette nuit-là, j’étais si lasse que je me suis endormie et vous savez, je suis un peu dur

d’oreille, alors moi les lézards, ils ne m’ont pas franchement dérangée, je les ai à peine entendus.

Puis j’ai ressentie une douce chaleur qui vient me caresser et soudain cela me brule, ma natte est en feu, puis

mon visage… je crie au feu et je hurle de douleur.

Les animaux s’affairent, tour à tour apportent de l’eau, heureusement le feu s’éteint.

Je suis au plus mal, ils sont allés chercher le guérisseur, mais je suis très mal en point.

Le guérisseur décide de tuer le coq et de répandre son sang pour tenter de me guérir, mais rien n’y fait, je me

meurs, je crains de ne pas pouvoir tenir longtemps et mon fils ne sera pas là avant quelques jours.

Ah, si seulement il était resté, nous aurions continué à couler des jours heureux et il m’aurait accompagnée à

passer dans l’autre monde. Mais c’est ainsi, c’est la destinée.

Mais que va devenir mon fils… ? Et nos animaux… ?

Hélas, je me meurs et je ne le reverrai pas …

La faute à qui ? Ce n’est pas si simple…

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COREM, 41 rue du Cozes 17600 SAUJON Numéro 17 – Octobre 2014. [email protected]

Les écrits publiés dans ce journal n'engagent que leurs auteurs 12

Et encore ; Du point de vue de la mère (par Valérie) :

Je me sens lasse.

Je suis fragile.

Je suis inquiète de le voir partir loin.

J’ai peur de rester seule dans ma case.

Je n’aurais pas la force de lutter s’il arrivait quelque chose.

J’ai besoin de mon fils, il me sécurise.

Je ne peux pas l’obliger à rester.

Il faut qu’il assiste aux funérailles du père de son meilleur ami.

C’est un devoir auquel il ne peut déroger, la communauté nous en voudrait.

Je prends sur moi, me raisonne, me tranquillise.

Je lui dis va mon fils, je comprends.

Je suis fier de lui.

Fatiguée, mes yeux se ferment.

Des images, des souvenirs heureux me traversent l’esprit, je finis par m’endormir sereine.

Moi la vieille mère (par Cendrine)

Ça chauffe, je ne peux bouger.

Qu'ai-je fais ?

Je me retrouve là seule, sans personne pour m'entendre.

Les animaux, les villageois, chacun à son poste, chacun à ses priorités.

Mon grand âge.

Je vais rejoindre, je le sens celui que mon fils est parti honorer.

Ces deux lézards pour une mouche se battent.

Que sommes-nous devenus ?

Muets, raides et froids.

N’épousant plus le monde et ne le laissant plus nous épouser.

Je les entends, ils perçoivent ce qui est en train d'arriver comme une perturbation fâcheuse, ils ne réagissent

pas.

Nous avons perdu les sonorités, les couleurs du monde, nous coupant des possibilités du sensible, des émotions

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et du mouvement.

A avoir peur d'être laissé pour compte, de perdre sa place, j'ai chassé la venue d'une femme auprès de mon fils,

j'ai distillé cette idée de concurrence, qui nous a projeté peu à peu dans une impossible résonance mutuelle.

Mon fils, tu es parti parce qu'il faut être présent dans ces moments de deuil.

Tu reviendras quand je serai partie à tout jamais.

Nous n'avons pas pris le temps, le temps de l'écoute, de la sensibilité, de l'ouverture et d'être capable

d'admettre d'être touché, de changer, de chanter.

Je manque d'air...

A jamais.

Du point de vue du cheval avant de mourir (par Céline) :

« Et voilà, j’avais réussi à me dégager de mes corvées, des efforts physiques quotidiens, j’étais bien tranquille,

je pouvais enfin penser à mon confort, pour une fois…Tous ces ordres tous les jours, toujours être au service

des autres…de les transporter sans rechigner…mon repos était bien mérité !

Une petite querelle de lézards ne m’a pas alerté, c’était le dernier de mes soucis, vous pensez bien !

Je me disais, il n’y a pas de quoi en faire un foin ! Mais quand-même, j’aurais pu attraper un des petits lézards

et l’envoyer balader bien loin !

J’aurais pu écouter le chien aussi, si j’avais pris ses paroles au sérieux !

Il avait raison, la petite querelle a vite pris la forme d’un incendie gigantesque et destructeur.

Cette course aller-retour, bien que très rapide, n’a pas permis d’éviter ce désastre et va m’être fatale.

Fatale d’avoir fait un effort si violent, et pour avoir trahi mon ami Mensanh, qui a perdu sa mère en partie par

ma faute.

Si je survis, je ne pourrais plus le regarder dans les yeux.

Par contre, je dirais au chien que je n’ai pas aimé sa façon de me demander d’intervenir, toutes ces courbettes

m’ont agacé et m’ont donné plutôt envie de le laisser se débrouiller tout seul !

Même si j’étais concerné aussi… ».