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7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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Pierre Bourdieu
Célibat et condition paysanneIn: Études rurales, N°5-6, 1962. pp. 32-135.
Citer ce document / Cite this document :
Bourdieu Pierre. Célibat et condition paysanne. In: Études rurales, N°5-6, 1962. pp. 32-135.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rural_0014-2182_1962_num_5_1_1011
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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PIERRE BOURDIEU
Célibat
et
condition paysanne
Par quel
paradoxe
le célibat des hommes peut-il apparaître aux cél
ibataires eux-mêmes
et
à leur entourage comme le
symptôme
le plus
éclatant
de
la crise d'une
société
qui, par tradition, condamnait
ses
cadets
à
l'émigration
ou au célibat?
Il
n'est
personne en effet
qui
n'insiste sur la qualité et la gravité
exceptionnelles du
phénomène.
« Ici,
dit
l'un, je vois
des
aînés de 45 ans
et
aucun
n'est
marié. Je
suis allé
dans
les Hautes-Pyrénées
et c'est la
même
chose. Des
quartiers entiers
ne
sont pas mariés »
(
J.-P. A., 85
ans).
Et un autre : « Tu as tout un tas
de types de 25
à
35
ans
qui
sont
«
inmariables ».
Ils
auront
beau
faire,
—
et
ils
ne
font pas grand-chose, les pauvres
—
ils
ne
se marieront
pas
»
(P. C,
35 ans)1.
Pourtant l'examen des
statistiques
suffit
à convaincre
que la
situation
présente,
si
grave
soit-elle, n'est
pas
sans précédent
:
entre
1870
et 1959,
c'est-à-dire pour 90 années, on
compte
à
l'état
civil
1
022 mariages,
soit une moyenne de 10,75 mariages
par
an. Entre 1870
et 1914, en
45 ans, il y a eu 592 mariages, soit
une
moyenne de
13,15
mariages
annuels. Entre
1915 et 1939, en
25 ans,
on
dénombre 307
mariages,
soit
12,80
en
moyenne.
Enfin, entre 1940
et
1959, en
20
années, 173 mariages
ont
été
enregistrés,
soit
8,54
en moyenne.
Cependant,
du
fait
que la
population
globale diminue parallèlement,
la décroissance du taux
de
nuptialité reste
relativement
faible, comme le montre
le tableau
ci-dessous2 :
1. Cette
étude
est le résultat de recherches
menées
en 1959 et 1960 dans le village que nous
appellerons
Lesquire
et qui est situé
en
Béarn,
au
cœur du pays de
coteaux,
entre
les
deux Gaves.
2. Le
taux de
nuptialité (entendu
comme
le
nombre
de
nouveaux mariés en une
année
pour 1 000 habitants) avoisine chaque
année
15 °/oo
en
France.
Certaines
corrections doivent
être
apportées
aux taux
présentés ici. C'est ainsi qu'en 1946 et
1954,
le nombre
de mariages
a été
anormalement
élevé. Pour
1960,
le
taux de
nuptialité fut
de
2,94
seulement.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CÉLIBAT
ET CONDITION
PAYSANNE
33
Année
de recensement
1881
1891
1896
1901
1906
1911
1921
1931
1936
1946
1954
Population
globale
2
468
2 073
2 039
1978
1952
1894
1667
1633
1621
1580
1351
Nombre
de
mariages
11
11
15
11
18
16
15
7
7
15
10
Taux
de nuptialité
(2-^xiooo)
8,92 %0,60 %4,60 %1,66 %8,44 %6,88 %7,98 %,56 %,62 %8,98 %4,80 %
A
la
lecture de ces chiffres, on serait tenté de conclure
que
tous les
informateurs
succombent
à
l'illusion
ou à
l'inconséquence. Le
même qui
déclarait,
« ici,
je vois des
aînés
et aucun n'est
marié
», n'ajoute-t-il pas
:
«
II
y avait
autrefois
de
vieux
cadets
et il
y
en
a maintenant...
Il
y
en
avait beaucoup qui
n'étaient pas
mariés.
» Comment expliquer,
dans
ces conditions,
que
le célibat des hommes soit vécu comme exception
nellement dramatique et
totalement insolite?
Le
système des
échanges matrimoniaux
dans
la
société d'autrefois
«
A
ceux qui
préfèrent
rester au
foyer
paternel, [ce régime successoral]
donne
la
quiétude du
célibat
avec
les joies
de la famille ».
Frédéric
Le Play, L'organisation
de la
famille,
p.
36.
Avant 1914, le
mariage
était régi par des règles très strictes.
Parce
qu'il
engageait
tout
l'avenir
de
l'exploitation familiale,
parce
qu'il était
l'occasion
d'une
transaction économique de
la
plus haute
importance,
parce qu'il contribuait à
réaffirmer la hiérarchie sociale et la
position
de
la
famille
dans
cette
hiérarchie, il était
l'affaire de tout
le
groupe
plus
que
de l'individu. C'est
la
famille qui mariait
et l'on
se mariait
avec une famille.
L'enquête préalable à laquelle
on
se livre au moment
du
mariage,
porte sur
la famille tout entière.
Parce qu'ils ont le même
nom,
les
3
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34
P.
BOURDIEU
cousins
éloignés habitant dans des
villages
des environs n'y échappent
pas
: «
Ba.
est
très grand,
mais
dans sa
famille,
du côté d'Au.
[village
voisin],
c'est très petit.
»
La connaissance approfondie des autres
qu'exige
le
caractère
permanent
de
la
coexistence,
repose
sur
l'obser
vation
des
faits
et gestes
d'autrui — on plaisante
sur
ces
femmes du bourg
qui
passent
leurs journées, cachées derrière leurs volets entrebâillés,
à observer
la
rue
—
sur
la confrontation
constante
des
jugements
concernant les autres
— c'est là une des fonctions des
« ragots »
—
sur
la
mémoire des biographies
et
des généalogies. Au moment d'opérer
un
choix aussi grave que
celui d'une
épouse pour le fils ou d'un époux
pour
la
fille,
il
est normal
que
l'on mobilise l'ensemble
de
ces
instruments
et
techniques de
connaissance qui sont utilisés
de
façon moins syst
ématique dans
le
cours
de
la
vie
quotidienne8.
C'est
dans ce contexte
qu'il
faut
comprendre
la
coutume,
en
vigueur jusqu'en
1955,
de «
brûler
les
pantalons
» du jeune
homme
qui, ayant
« fréquenté
»
une
jeune
fille, se marie avec
une
autre.
Le mariage a pour
fonction première
d'assurer
la
continuité du lignage
sans compromettre
l'intégrité
du patrimoine. En effet,
la
famille est
d'abord un
nom,
indice de
la
situation de
l'individu
dans
la
hiérarchie
sociale
et,
à ce titre, foyer
de
son
rayonnement
ou rappel
de
sa basse
condition : «
On peut
dire
que chaque personne a,
à
la
campagne,
une
auréole
qui
vient de
sa
famille,
de
ses
titres
de
propriété,
de
son
édu
cation.
De
la
grandeur
et
du rayonnement de
cette
auréole, dépend tout
son avenir. Même
des crétins
de bonne famille, de
familles
cotées,
se
marient facilement
» (A.
B.).
Mais
le
lignage
est
surtout
un ensemble
de
droits
sur le patrimoine. Parmi toutes les
menaces
qui pèsent sur
celui-ci
et que la
coutume tend à écarter,
la
plus grave est sans nul doute
celle que fait surgir
le
mariage.
Aussi comprend-on que l'accord
entre
les deux
familles
prenne la forme d'une transaction soumise aux règles
les
plus
rigoureuses.
«
A l'âge de
26
ans
[1901],
j'ai fréquente une jeune fille nommée
M. F. Lou.,
ma
voisine,
âgée
de 21 ans. Mon
père
était
décédé,
j'en ai
fait
part
à ma
mère. Il fallait demander
V
autorisation paternelle et
maternelle
et
jusqu'à
21
ans,
il
fallait
fournir
un
«
acte
de
respect
»
qui
était
présenté
au maire. De
même pour la fille. En cas
d'opposition, il
fallait
trois
« actes ». Comme j'étais le cadet,
mon
frère aîné était
marié
à
la
maison.
Ma fiancée était héritière.
Normalement, je devais m'installer dans
cette
propriété. J'avais 4 000 francs de dot
en
espèces. Bien entendu,
il
était
d'usage que l'on me donnait du linge qui ne
figurait
pas comme dot.
Ça
faisait ouvrir une
porte (que
hesè urbi ue porte) Ma fiancée avait une
3. Cf.
Marcel
Maget, « Remarques
sur
le village comme cadre
de
recherches anthropo
logiques »,
Bulletin de
Psychologie du Groupe des
étudiants de
Psychologie
de
V
Université de
Paris, VIII, n°
7-8,
avril 1955, pp. 375-382.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CELIBAT ET CONDITION PAYSANNE
35
sœur.
Dans ce
cas,
V
aînée obtient
le
tiers
de
tous
les biens avec V accord
des
parents.
Selon V
usage,
ma
dot
de
4
000 francs devait
être reconnue
par
contrat
de
mariage.
En supposant que
la propriété
soit
mise en vente
deux
ans
après
le
mariage
pour
une somme
totale
de
16
000
francs,
la
répar~
tition
aurait été celle-ci, une fois
faite la
restitution de
la
dot (tourne-dot) :
aînée, 1J3 +2/3=5 000 ; cadette, 1\4 = 4 000 francs. Le contrat de
mariage prévoit que le partage définitif ne se fera qu'au moment du décès
des
parents. L'arrangement est conclu entre
le futur
beau-père et
moi.
Il accordera
le
tiers
à sa fille aînée par
contrat
de
mariage.
Huit jours
après, au
moment
de
passer
le
contrat devant
le notaire, il se dédit.
Il
consent au
mariage mais
refuse d'accorder
le
tiers
tout en « reconnaissant »
la
dot.
Dans
ce
cas,
le
marié
a les pouvoirs limités. Moyennant le rembour
sement e
la
dot,
on
peut Vamener à partir. C était un cas plutôt rare, les
avantages sont donnés une fois
pour toutes
par contrat de mariage. Le père
de
ma
fiancée
a
subi
la
mauvaise
influence
d'une
tierce
personne familière
de la
maison
; elle pensait
que
ma présence dans la
maison
diminuerait
Vinfluence dans la
famille
de
son «
ami ».
«
La
terre
est
basse, lui
va
courir,
» il se promènera par les chemins
et vous, vous
serez son domestique. »
Le refus au dernier
moment de
nous accorder le
tiers
par
contrat
nous
a piqués au vif ma fiancée et moi. Elle
dit
: « Nous allons attendre... Nous
» allons nous chercher
une maison
[ue case]. Nous n'allons pas nous
»
faire
fermiers
ni
domestiques...
J'ai
deux
oncles à Paris, les frères de
»
ma pauvre mère, ils me trouveront
un
emploi
[en
béarnais], » Moi
je
lui
dis :
«
Nous sommes d'accord. Nous ne
pouvons
pas
accepter ce
refus.
» D'ailleurs
nous
en
souffririons
tout
le
temps.
» Elle
:
« Moi
je
pars
»
à
Paris. On s écrira
».
Elle a
été trouver
le
maire et
le curé
et elle est
partie.
J'ai
continué
mon
apprentissage de hongreur à B... [village voisin].
« Je
cherchais
à me
caser. Cadet
de
la
maison, n'ayant pu me marier,
il
me fallait trouver
un
emploi, un petit commerce.
J'ai
été dans les Landes
et les départements voisins. J'ai trouvé
la
maison de
la
Veuve Ho. que
je voulais
acheter.
Ils
étaient
près de faire les papiers (passa papes) avec
quelqu'un
d'autre.
J'ai établi
un
petit commerce,
un
café et j'ai continué
mon métier de hongreur et aussitôt je
me
suis marié avec
ma
fiancée qui est
rentrée de Paris. Mon beau-père venait chaque dimanche
à
la
maison. Les
«
pièces
»
que
sa
fille
refusait,
il
les
donnait
aux
enfants.
A
son
décès
ma femme a eu sa
part d'héritage sans
avantage
légal. Elle
n'avait
eu ni
le trousseau ni
la
dot.
Elle
avait
quitté la
maison
et
s'était
libérée de
l'autorité
paternelle. Sa sœur plus
docile
et
plus
jeune
de
cinq
ans
avait
obtenu le tiers,
en
épousant
un domestique
de la
contrée.
« Celui-là est habitué à être
»
commandé
», a
dit
mon
beau-père.
Et il se trompait parce qu'il a été obligé
de louer
la
propriété à son gendre,
en
abandonnant
la
ferme
»
(J.-P.
A.).
Ce seul
cas pose
les principaux
problèmes.
En premier lieu, le droit
d'aînesse intégral,
pouvant
favoriser
aussi bien
la
fille que
le
garçon,
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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36
P.
BOURDIEU
ne
peut se comprendre
qu'en
référence à
l'impératif
fondamental,
à savoir
la sauvegarde du
patrimoine,
indissociable
de
la
continuité
de
la
lignée : le système
bilatéral
de succession
et d'héritage
conduit
à confondre le lignage
et
«
la maison » comme ensemble des
personnes
pourvues
de
droits
permanents
sur
le
patrimoine,
bien
que la
responsab
ilité
t la direction du domaine
incombent à
une
seule
personne
à chaque
génération, lou meste,
le
maître ou
la
daune,
la maîtresse
de maison. Que
le droit d'aînesse
et
le statut d'héritière (heretère) puissent
échoir
à une
fille,
cela
ne
signifie aucunement que
la
coutume successorale est dominée
par le principe
de
l'égalité entre les sexes, ce qui contredirait les valeurs
fondamentales
d'une
société
qui accorde le
primat
aux
membres
mâles.
Dans
la
réalité, l'héritier n'est pas le
premier-né,
garçon
ou
fille, mais
le premier
garçon, même s'il vient au septième rang. C'est seulement
lorsqu'il n'y a
que des filles,
au
grand
désespoir
des
parents, ou bien
lorsque
le
garçon
est
parti,
que
l'on
institue
une
fille
comme
héritière.
Si
l'on
préfère que
l'héritier
soit un garçon
c'est
parce que
la
continuation
du
nom
se
trouve
ainsi assurée
et
qu'un homme est mieux fait pour
diriger
l'exploitation agricole. La
continuité du lignage,
valeur des
valeurs,
peut être assurée indifféremment par un homme ou par une
femme, le
mariage
entre
un
cadet
et
une héritière
remplissant
cette
fonction aussi
bien que
le
mariage entre
un
aîné
et
une cadette.
Dans
les deux cas
en
effet, les règles qui président aux échanges matrimoniaux
accomplissent leur fonction
première,
à
savoir de
garantir
que
le patr
imoine
soit maintenu
et transmis dans
son intégrité. On
en
trouvera
une
preuve supplémentaire
dans
le
fait
que
lorsque
l'héritier
ou
l'héri
tière
quittent
la maison et la
terre,
ils
perdent
leur droit d'aînesse
parce
que
celui-ci
est inséparable
de son exercice, c'est-à-dire
de la direction
effective
du domaine. Il apparaît
donc
que
ce
droit
est attaché non point
à
une personne
particulière,
homme
ou femme,
premier
ou second
né,
mais à une
fonction
socialement définie ;
le droit
d'aînesse est moins
un droit de propriété que
le
droit, ou mieux,
le
devoir d'agir
en
propriét
aire.
Il fallait aussi que l'aîné fût capable non seulement d exercer son
droit
mais
d'en
assurer
la transmission.
S'agirait-il
d'une
fable,
il est
significatif
que l'on
puisse
raconter
aujourd'hui que
parfois,
dans
le
cas
où
l'aîné n'avait
pas
d enfant
ou
venait à
mourir sans
descendance,
on demandait à un
vieux
cadet, demeuré célibataire, de se marier
afin
d'assurer
la
continuité de
la
lignée
(J.-P.
A.).
Sans
qu'il
s'agisse d'une
véritable institution sanctionnée par
la
coutume, le mariage du cadet
avec la veuve
de
l'aîné dont il hérite, était relativement fréquent.
Après
la
guerre
de 1914-1918,
les mariages
de
ce type ont
été
assez
nombreux
:
«
On
arrangeait les
choses. En général,
les parents
poussaient en ce
sens,
dans l'intérêt
de
la
famille,
à
cause des enfants. Et les jeunes acceptaient.
On
ne
faisait
pas
de sentiment »
(A. B.).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CÉLIBAT
ET CONDITION PAYSANNE
37
La
règle voulait que
le titre d'héritier
revînt
automatiquement
à l'aîné des
enfants
; cependant,
le
chef de
famille
pouvait sacrifier
la
coutume à l'intérêt de
la
maison :
tel
était
le
cas lorsque l'aîné
n'était
pas
digne
de
son
rang
ou
qu'il
y
avait
un
avantage
réel
à
ce
que l'un
des autres enfants héritât. Bien que le droit ne
lui
appartînt pas
de
modif
ier'ordre
de succession,
le
chef de
famille détenait une
autorité morale
si
grande
et si
fortement approuvée
par
tout le
groupe, que
l'héritier
selon la coutume ne pouvait que
se soumettre à
une décision
dictée
par le souci
d'assurer
la
continuité de
la maison et
de lui donner
la
meilleure direction possible.
A
la fois
lignage
et
patrimoine,
la
« maison » (la maysou) demeure,
tandis que passent les
générations
qui la personnifient ; elle
porte
un
nom alors
que
ceux qui
l'incarnent
ne
se
distinguent
souvent
que
par
un
prénom
:
il n'est pas rare que l'on appelle
« Yan dou
Tinou », c'est-à-
dire
Jean
de chez
Tinou,
de
la
maison
Tinou,
un homme dont
le
nom
d'état
civil est, par exemple,
Jean Cazenave
;
il
arrive
même
que le
nom
demeure attaché à
la
maison, lors même qu'elle a cessé d'être
habitée
et
qu'il soit donné aux nouveaux
occupants.
En tant qu'il est l'incar
nation
de
la
maison,
le capmaysouè, le chef
de maison,
est le dépositaire
du nom, du
renom
et
des
intérêts du
groupe. Ainsi, tout concourait
à
favoriser l'aîné (Vaynat, ou
Vhêrètè
ou lou capmaysouè). Cependant,
les cadets avaient aussi des droits sur le
patrimoine.
Virtuels,
ces
droits
ne
devenaient
réels, la plupart du
temps,
qu'à l'occasion du
mariage
qui
faisait toujours
l'objet d'un
contrat
:
«
Les riches passaient toujours
un
contrat,
les
pauvres
aussi,
à
partir
de
500
francs,
histoire
de
«
placer
»
la
dot (coulouca Vadot) »
(J.-P.
A.). Par
suite,
Vadot désignait à
la
fois la
part de l'héritage revenant à
chacun des enfants,
garçon ou fille,
et la
donation
faite
au moment
du
mariage, le plus souvent
en
espèces,
afin
d'éviter
l émiettement du
patrimoine,
et
exceptionnellement
en
terres. Dans ce cas, la terre
n'était qu'un mort-gage
que
le
chef
de
famille pouvait dégager moyennant une somme
fixée
à l'avance.
Lorsque
la
famille
ne
comptait
que deux enfants,
comme
dans le
cas
analysé
ici,
la coutume locale voulait que l'on accordât par
contrat de mariage
un tiers de
la
valeur de
la propriété
au
cadet.
Lorsqu'il y avait
n enfants
f
n
>
2), la part du cadet
était de
♦ la
part de l'aîné étant alors
n
de
| , P désignant
la valeur
attribuée à
la
propriété. La
dot
4 n
était calculée ainsi
: on faisait
une estimation
aussi
précise que
possible
de
la propriété, parfois
avec
le
concours d'experts locaux, chaque partie
ayant le sien.
On prenait
pour base
de
l'évaluation, le prix
de
vente d'une
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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38
P.
BOURDIEU
propriété du quartier ou d'un
village voisin.
Puis
on estimait
à
tant
la
« journée » (journade) de
champs,
de
bois ou
de
fougeraies.
Ces
calculs
étaient
assez
exacts
et, de ce fait, acceptés par tous. « Par exemple,
pour
la
propriété Tr.,
l'estimation
fut
de
30
000
francs [vers
1900].
Il y
-avait
le père,
la
mère
et
six
enfants,
un garçon
et
cinq
filles.
A l'aîné,
on accorde
le
quart, soit 7 500 francs. Restent 22 500 francs à diviser
en
six parts. La
part des
cadettes
est
de 3 750 francs qui peut se
convertir
en 3 000 francs
versés
en
espèces
et
750 francs
de
linge
et
de
trousseau,
draps de lit, torchons,
serviettes, chemises,
édredons, lou
cabinet (l a
rmoire)
toujours apporté par la mariée
»
(J.-P. A.). Bref, le
montant de
la
dot
était une fonction déterminée
de
la
valeur
du
patrimoine
et du
nombre
d'enfants.
Cependant, outre qu'elles paraissaient varier dans
le
temps
et selon
les villages, les règles coutumières
ne s'appliquaient
jamais avec
une rigueur
mathématique,
d'abord
parce
que
le
chef
de
famille
conservait
toujours
la
possibilité
d'accroître
ou
de
réduire
la part
de l'un ou de l'autre,
ensuite
parce que
la
part
des
célibataires
demeurait virtuelle
et
restait attachée au
patrimoine.
L'observation
de
la
réalité met
en
garde contre
la
tentation de construire des modèles
trop
simples.
Le
«
partage
»
se réalisait le plus souvent à l'amiable, au moment
du
mariage de
l'un des enfants.
C'est à
cette occasion que l'aîné était
«
institué
»
dans sa fonction
de capmaysouè, de
chef
de
maison
et
de
successeur
du
père. Parfois « l'institution de
l'héritier
» se faisait
par
testament. Nombre de chefs de famille firent ainsi, au
moment
de leur
départ
à
la
guerre,
en
1914.
Après
estimation de
la
propriété,
le
chef
de
famille
versait
à
celui
d'entre les
cadets
qui se mariait, une somme
d'argent équivalente
à sa part
de patrimoine, définissant
du même coup
la part des autres, part qu'ils
recevaient soit
au
moment
de
leur
mariage,
soit à la mort des parents. Rien
ne
serait plus
faux
que de se laisser
prendre au mot
de partage.
En fait, tout le système
a
pour fonction
de
réserver la
totalité du
patrimoine
à
l'aîné, les
«
parts
»
ou
les dots
des
cadets n'étant autre chose qu'une
compensation
qui
leur
est accordée
en
échange de leur
renoncement
aux
droits
sur
la terre4.
On
en
trouvera
la
preuve dans le fait que
le
partage effectif était
considéré
comme
une
calamité.
La
coutume successorale
reposait
en
effet
sur le primat
de
l'intérêt
du
groupe auquel les cadets
devaient
sacrifier
leurs intérêts
personnels, soit
en se contentant d'une
dot, soit
en y
renonçant
tout
à fait lorsqu'ils émigraient à la recherche d'un emploi,
soit
en
passant leur vie, célibataires, à travailler
sur la terre des
ancêtres
à côté
de
l'aîné.
Aussi,
ce
n'est
qu'en dernière extrémité que l'on
effectue
réellement le
partage, ou
bien
lorsque,
en
raison de
la
mésentente
4. Que
la
dot ait eu autrefois le caractère d'un don gracieux,
cela
apparaît dans le
fait que
le père était libre d'en fixer le montant selon
ses préférences,
aucune règle stricte
ne
fixant
les proportions.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CÉLIBAT ET
CONDITION
PAYSANNE
39
à
l'intérieur
de
la
famille,
en raison aussi
de l introduction de
nouvelles
valeurs, on vient à tenir ce qui
n'est
qu'une compensation pour un
droit
véritable sur
une
part de l'héritage. C'est ainsi
que
vers
1830, la
propriété
et
la
maison
Bo.
(grande maison
à
deux
étages,
a
dus soûles)
furent
partagées entre les héritiers qui n'avaient
pu
s'accorder à
l'amiable
;
depuis lors, elle est toute
« croisée de
fossés et de haies
»
(toute croutzade
de barats y de plechs)6. Tout le système étant dominé par la rareté
de
l'argent liquide, en
dépit
de la
possibilité
fournie par la coutume
d échelonner les
paiements
sur plusieurs années
et
parfois
jusqu'à
la mort
des
parents,
il
arrivait
que
le
versement
de
la compensation
fût
imposs
ible t
que
l'on
fût
contraint au partage lors du
mariage
des cadets
ou des
cadettes dont
la
dot était payée
sous forme
de
terres.
Nombre
de
propriétés
ont été ainsi anéanties. « A
la suite des
partages,
deux
ou
trois ménages vivaient
parfois dans la
même m aison, chacun
ayant
son
coin
et
sa
part
des
terres. La
pièce
avec
cheminée revenait
toujours,
en
ce
cas,
à
l'aîné.
C'est
le
cas des
propriétés
Hi.,
Qu., Di.
Chez An.,
il
y a
des pièces
de
terre
qui
ne
sont jamais rentrées. Certaines ont
pu
être
rachetées
ensuite,
mais pas toutes. Le partage
créait
des
difficultés
terribles. Dans le
cas
de la propriété Qu., partagée
entre
trois enfants,
l'un des cadets devait faire le tour
du
quartier pour conduire ses chevaux
dans
un champ éloigné
qui
lui
avait été
attribué »
(P. L.).
«
Parfois,
afin d'en
rester maîtres, certains
aînés mettaient
la propriété en vente.
Mais
il arrivait
aussi qu'ils
ne
pussent racheter la maison » (J.-P.
A.)6.
Ainsi, la logique
des
mariages
est
dominée par une fin essentielle,
la
sauvegarde
du
patrimoine
;
elle
s'opère dans
une situation
économique
particulière, dont
le trait principal est
la
rareté de l argent
; elle
est
soumise
à
deux principes fondamentaux,
à savoir
l'opposition entre
l'aîné et le cadet et d'autre part
l'opposition entre mariage de
bas en haut
et
mariage de
haut en
bas,
point
d'entrecroisement de
la logique
du
système
économique
d'une part,
qui tend à classer les maisons
en
grandes
et en petites,
selon
la
taille des
propriétés, et
d'autre
part,
de
la logique des
rapports
entre
les sexes, selon laquelle le primat
et la
suprématie appartiennent aux hommes, particulièrement dans
la
gestion
des
affaires
familiales.
Il
suit de
là que
chaque mariage est fonction
d'une
part
du
rang
de
naissance de
chacun
des
époux
et
de
la
taille de
la famille
et
d'autre part
de
la
position relative
des deux familles dans
la hiérarchie
sociale,
elle-même
fonction de
la
valeur
de
la
propriété.
5. Il
existait
des spécialistes appelés barades (de barat, fossé) qui
venaient
des Landes et
creusaient
les
fossés divisant
les
propriétés.
6. En application du principe selon lequel
les
propres appartiennent moins à l'individu
qu'au lignage,
le
retrait lignager
donnait à
tout membre
du
lignage la possibilité de
rentrer
en
possession de
biens
qui avaient pu être aliénés. La « maison mère » (la
maysou
mayrane)
conservait des « droits de retour » flous drets de retour)
sur
les
terres données en dot ou vendues.
C'est-à-dire que «
quand
on vendait
ces terres,
on savait que
telles
maisons avaient
des droits
et
on
allait
les
leur proposer » (J.-P. A.).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 10/111
40
P.
BOURDIEU
Du fait
de
l'équivalence entre la part
de
patrimoine héritée
et
la
dot
(Vadot ;
cf. adouta
:
doter), le
montant
de
cette dernière
se trouve
défini
de façon quasi mathématique7
et
du
même coup, les prétentions
du bénéf
iciaire ; de même, les prétentions de la
famille
du futur
conjoint
au sujet
de
la
dot qu'elle entend recevoir sont
strictement
mesurées à
l'importance
de la propriété. Il
s'ensuit
que les mariages
tendent à se faire entre
familles
équivalentes au
point
de vue économique.
Sans doute, la
grande
propriété ne
suffit
pas
à faire
la
grande
famille.
On
n'accorde
jamais
leurs
lettres de noblesse à des maisons qui
ne
doivent
leur
élévation ou leur
richesse qu'à leur âpreté, leur acharnement au travail ou leur manque
de
scrupules,
et
qui
ne
savent
pas
manifester
les vertus
que l'on
est
en droit
d'attendre
des grands, particulièrement la dignité
du
maintien
et
le sens
de
l'honneur, la générosité et
l'hospitalité.
Inversement,
la qualité
de grande
famille
peut survivre à l'appauvrissement. Si le
jugement
que l'on
porte
sur
une famille
dans
l'existence quotidienne
ne
saisit
la
richesse
que
comme
un
aspect parmi d'autres,
reste que,
lorsqu'il s'agit de
mariage, la
considération de
la
situation
économique
s'impose primordialement. La transaction
économique dont
le mariage
est l'occasion est de trop grande importance
pour
que
la logique du
système de valeurs
ne
le cède
pas
à
la stricte logique
de l'économie. Par
la
médiation de
la
dot,
la
logique des
échanges matrimoniaux
dépend
étroitement des bases
économiques de
la société.
En
effet,
les impératifs économiques s'imposent à l'aîné avec une
rigueur toute particulière du fait
qu'il
doit obtenir, à l'occasion de son
mariage,
une
dot
suffisante
pour pouvoir payer
la
dot
des
cadets
et
des
cadettes sans être obligé de
recourir
au partage
et
sans
amputer la
propriété.
Cette nécessité
s'impose également à toutes les « maisons
»,
riches
ou pauvres, du fait
que la
dot des cadets croît proportionnellement
à
la
valeur
du
patrimoine,
du
fait
aussi que la
richesse est avant
tout
foncière et
que l argent liquide
est
rare.
Le
choix de l'époux ou de
l'épouse,
de
l'héritier
ou de
l'héritière
a une importance capitale
puisqu'il
contribue à
déterminer le
montant de
la
dot
que
pourront recevoir
les cadets, le mariage qu'ils pourront faire
et
s'ils pourront se marier ;
en
retour, le nombre de cadettes
et surtout
de cadets à marier pèse
fortement
sur ce
choix.
Ainsi,
à
chaque
génération,
surgit
devant
l'héri
tiera menace du
partage qu'il
doit conjurer
à tout
prix,
soit
en
épousant
une cadette bien
dotée, soit
en
hypothéquant
la terre
pour se
procurer
de
l'argent,
soit
en
obtenant
des
délais. On comprend
que,
dans
une
telle
logique,
la
naissance
d'une fille ne
soit
pas
accueillie avec enthousiasme
:
« Quand une fille naît dans une maison,
dit
le proverbe,
il
tombe une
poutre maîtresse »
(Cuan bat
ue hilhe hens ue may ou, que cat upluterau).
7. S'il en est
ainsi aux
alentours
de
1900 dans le village
de
Lesquire, le système ne présentait
pas, dans un
passé
plus
lointain, une telle rigidité,
la
liberté du
chef de
famille demeurant
plu»
grande.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CÉLIBAT ET
CONDITION
PAYSANNE
41
Outre
que la
fille constitue
une
menace de
déshonneur,
il
faut la
doter
;
de plus, «
elle
n'est
pas
un
soutien », elle ne travaille pas
au-dehors
comme un homme
et
s'en
va une fois
mariée. Célibataire, elle constitue
une charge
tandis
que
le
garçon apporte
une aide
très
précieuse,
évitant
de
recourir
à
des domestiques. Ainsi
se soucie-t-on avant tout de
la marier.
Les
analyses
antérieures permettent de
mesurer
combien
la
marge
de
liberté est restreinte.
«
J'ai
vu renoncer à
un
mariage pour 100 francs. Le
fils
voulait se
marier.
« Comment
vas-tu
payer les cadets ?
Si tu veux te marier, va-t'en.
»
Chez Tr.,
il y avait cinq cadettes, les
parents faisaient
un régime de faveur
pour Vaîné. On
lui donnait le
bon
morceau
de « salé »
et
tout le
reste.
Vaînê
est souvent gâté par
la
mère jusqu'à ce
qu'il
parle de mariage...
Pour les cadettes, pas de
viande,
rien. Quand vint le moment de marier
Vaînê,
trois
cadettes étaient
déjà
mariées.
Le
garçon
aimait
une
fille de La.
qui n'avait
pas un
sou.
Le père
lui
dit :
« Tu
veux te marier ? J'ai
payé
» [pour] les cadettes, il faut que tu ramènes des sous pour payer [pour]
»
les deux autres. La
femme
n'est pas faite pour être mise au vaisselier9
» [c'est-à-dire pour
être
exposée].
Elle n'a
rien ; que va-t-elle apporter ? »
Le garçon se maria avec une
fille
E... et
reçut
une
dot
de 5 000 francs. Le
mariage ne
marcha
pas
bien.
L'aîné se
mit
à boire
et
devint décrépit.
Il
mourut
sans
enfants.
A
la
suite de disputes,
il
fallut rendre
la
dot
entière
à la
veuve
qui
s'en retourna
chez
elle. Peu
après le
mariage
de l'aîné,
vers 1910, une des cadettes
avait
été mariée à La., avec une dot de
2
000 francs
également.
Au moment
de
la
guerre,
ils
firent
revenir
la
cadette
qui
était
mariée chez S... [propriété voisine]
pour
prendre la
place
de l'aîné.
Les
autres cadettes, qui vivaient
plus
loin, à
Sa., La., et
Es., furent très
mécont
entes de
ce choix. Mais le père
avait choisi une
fille
mariée
à
un voisin
pour accroître son patrimoine » (J.-P. A., 85 ans)9.
L'autorité des parents, gardiens du patrimoine
qu'il
faut sauve
garder
et
augmenter,
s'exerce de façon absolue chaque fois
qu'il
s'agit
d'imposer
le sacrifice
du
sentiment
à
l'intérêt. Et
il n'est
pas rare
que les
parents
fassent
échouer les projets de
mariage. Ils pouvaient
exhéréder
(deshereta) l'aîné qui aurait voulu se marier
contre
leur
volonté.
« Eugène
Ba.
devait
se
marier
avec
une
fille,
jolie
mais
pauvre.
La
mère
lui
dit
:
« Si tu
te
maries avec celle-là,
il
y a deux portes ; elle
entrera
par celle-ci,
» je sortirai par celle-là, ou bien toi. » La fille vint à
le savoir
; elle
ne
voulut pas attendre qu'il la laissât
et
partit pour l'Amérique.
Eugène
vint
chez nous,
il
pleurait. Ma femme
lui
dit :
«
Si tu écoutes maman...
8. Lou
bachèrè
est
le
meuble qui
se
trouvait placé
généralement
face à
la
porte
d'entrée,
dans
la
pièce d'apparat (lou salou) ou, plus souvent, dans
la
cuisine et où était exposée
la
plus
belle vaisselle.
9. La propriété Tr. est la plus grande de
Lesquire
(76 ha).
Plusieurs
maisons
autrefois
habitées (Ho., Ha., Ca.,
Si., Si-.),
ont été
progressivement
rassemblées
entre les
mains
des Tr.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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42
P. BOURDIEU
—
Je me marierai malgré tout. » Mais
la
fille était partie sans lui
dire
»
(J.-P.
A.)10.
La mère jouait
un
rôle capital dans le choix
de
l'épouse. Et cela se comprend étant
donné
qu'elle est
la
«
daune
»,
la
maîtresse de l'intérieur
et que la femme
de
son
fils
devra
se
plier
à son
autorité.
On
avait
coutume
de
dire
d'une
femme
autoritaire
:
« Elle
ne
veut
pas
abandonner
la
louche » (nou boou
pas decha la gahe),
symbole de
l'autorité
sur le ménage11.
* Que le mariage fût l'affaire des
familles
plus que
des
individus, cela
se
voit
encore dans le fait
que la
dot
était versée
normalement
au père
ou à
la
mère du conjoint
et,
par exception seulement, c'est-à-dire
au
cas
où il n'avait plus
ses
parents, à
l'héritier lui-même. Certains
contrats de mariage
prévoient
qu'en cas de séparation
le beau-père
peut
se
contenter
de payer les
intérêts de la
dot
; la maison
demeure
et le gendre
peut espérer y rentrer après réconciliation.
Toute
dot était
grevée
d'un
droit
de
retour (tournedot)
dans
le
cas
où
s'éteindrait
la
descendance
du
mariage
en vue
duquel elle avait été constituée,
et
ceci
pendant plusieurs générations. En
règle
générale,
si l'aîné meurt
sans
enfants,
sa femme peut rester
et
garder
la
propriété
de
la
dot
; elle peut
aussi réclamer
la
dot
et repartir. Si la femme
meurt
sans enfants, il faut
aussi rendre la dot. Le tournedot faisait peser une
lourde
menace sur
les familles, particulièrement
celles qui avaient reçu une
dot
très
élevée.
C'était là
une raison supplémentaire d'éviter les mariages trop inégaux :
«
Supposons
un homme qui se
marie avec
une fille de grande
famille.
Elle
lui apporte une dot de 20 000 francs. Ses parents lui disent : « Tu
»
prends
20
000
francs,
tu
crois
faire
une
bonne
affaire.
En
fait,
tu
te
mets
»
dehors.
Tu as
reçu cette
dot
par
contrat.
Tu
vas
en
dépenser une partie.
»
II va t'arriver
un accident. Comment vas-tu
rendre si tu dois le
faire ?
Tu ne pourras
pas. » C'est que
le
mariage
coûte cher, il faut
assurer les
dépenses de
la
fête, faire arranger
la
maison, etc. » (P.
L.). Tout
un luxe
de protections coutumières tend à assurer
l'inaliénabilité,
l'imprescrip-
tibilité
et
l'insaisissabilité de
la
dot :
la
coutume autorisait le père à exi
ger une caution pour la sauvegarde
de
la
dot
; la plupart des
contrats
prévoyaient la
«
collocation
»
de
la
somme totale
dans
des conditions
10 .
Le
même informateur rapporte
une
foule
de
cas semblables
parmi
lesquels
on
retiendra
encore celui-ci : « B... avait une bonne amie dans son quartier.
Il ne
parlait pas beaucoup. Sa
mère
lui dit :
« Tu
te maries avec
celle-là
? qu'est-ce qu'elle
apporte
?
Si elle
entre
par
cette
»
porte
je sortirai par
celle-là, avec ma fille
[la
sœur
cadette] ». Il
vint
me dire
:
« Perdiou
» (Pardieu)
Toi
tu
t'es
marié
;
je veux me marier.
Où faut-il
que j'aille ?» La
fille
partit
pour
l'Amérique.
Elle est revenue avec de
« belles
tenues
»
et se
fout pas mal
de B..., tiens... ».
11 . Le
maniement de la
louche est
l'apanage de la maîtresse de maison.
Au moment
de
passer à table, pendant que le pot bout, la maîtresse de maison
met
«
les
soupes » de pain dans
la
soupière.
Elle
y
verse
le potage et les
légumes ;
quand
tout
le
monde
est assis,
elle
apporte
la soupière sur la
table,
elle donne
un
tour avec la louche pour bien
tremper
la soupe, puis
tourne
la
louche vers le chef
de
famille
(aïeul,
père
ou
oncle) qui se sert le premier. Pendant
ce
temps, la
belle-
fille
est occupée ailleurs. Pour
rappeler la
belle-
fille
à son
rang, la
mère
lui dit :
« Je
ne
donne pas encore la
louche.
»
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CÉLIBAT
ET CONDITION
PAYSANNE
43
telles
qu'elle fût
en
sécurité
et
conservât sa valeur.
En
tout cas,
la
nouvelle
famille ne
touchait pas à
la
dot de crainte que Tun ou l'autre
des époux
ne
vînt à mourir avant que des enfants
ne
fussent nés. La
femme
restait propriétaire
de
sa
dot, le
mari
n'en
ayant
que la jouissance.
En
fait,
le droit de jouissance sur les
biens meubles,
l'argent par exemple,
revenait à un
droit
de
propriété, le
mari étant tenu seulement de
rendre
l'équivalent en
quantité
et en valeur.
C'est
ainsi
qu'un aîné pouvait
en
user pour doter ses
cadets.
Pour les biens immobiliers,
la terre
surtout,
le
mari n'en avait
que la jouissance et la
gestion. La
femme
avait sur les
biens
dotaux apportés par
son mari
des droits identiques
à ceux
d'un
homme sur
la
dot de sa femme. Plus exactement, ce sont ses parents qui,
tant
qu'ils étaient
vivants,
jouissaient des revenus des biens apportés
par leur gendre et
en
exerçaient l'administration.
Ainsi, la
dot
avait une triple fonction. Confiée
à
la famille
de l'héritier
ou
de
l'héritière
qui
en assurerait
la
gestion, elle
devait
s'intégrer
au
patrimoine
de
la
famille issue du mariage;
en
cas de
dissolution
de
l'union, à
la
suite de
la
séparation des conjoints, chose
rare,
ou de
la mort
de l'un
d'eux,
selon qu'il y avait
des enfants
ou non, elle passait entre
les mains
de
ceux-ci, le
conjoint
survivant
en
conservant l'usufruit,
ou bien elle revenait dans
la
famille de celui qui l'avait apportée. En
second
lieu, par la
dot
qu'elle versait, la famille garantissait les droits
de
l'un des
siens
au sein
de
la
nouvelle
maison ; plus la
dot
est élevée
en
effet,
plus la
position
du
conjoint adventice s'en trouve
renforcée.
Celui ou
celle
qui
apporte
une
grosse
dot,
«
entre [en]
«
maître
»
ou
[en]
«
maîtresse
»
(daune)
dans
la
nouvelle
maison
»12.
Par
là s'explique
la
répugnance à
accepter une
dot trop élevée. Enfin,
s'il
est vrai, comme
on
l'a dit
plus haut,
que le
mariage est chose trop sérieuse pour que
la
considération de
l'économie
puisse
être
absente ou seulement reléguée
au second
plan,
il faut
aussi
que
des intérêts économiques
importants
soient engagés pour
que le
mariage soit chose vraiment sérieuse. Au
moment où l'on crée une
nouvelle «
maison », la transaction écono
mique
scellée
par contrat joue à
la
fois le rôle
de
gage
et
de
symbole
du
caractère sacré
des
relations humaines
qui
se trouvent instaurées
par
le mariage.
De
tout
ce
qui
précède,
il
résulte
que
l'aîné
ne
pouvait
se
marier
ni
« trop
haut
», de crainte d'avoir à restituer un jour
la
dot
et
de perdre
toute autorité sur
la
maison, ni « trop
bas
» de peur de se déshonorer
par la mésalliance et
de se
mettre dans
l'impossibilité de doter les
cadets
et
les cadettes. Mais si lorsque l'on parle de « mariage de bas
en
haut »
(maridadje de bach
ta
haut) ou de « mariage de
haut en
bas » (de haut
ta bach),
on prend
toujours le point
de
vue
de
l'homme (comme le
12. Le montant
de la dot
revêt
une
importance particulière lorsqu'il
s'agit
d'un
homme,
d'un cadet qui entre dans la
maison
d'une
héritière
par exemple.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 14/111
44
P.
BOURDIEU
montre
le choix des exemples), c'est que cette opposition n'a pas le
même sens selon qu'il s'agit
d'un
homme
ou d'une
femme.
Du
fait que
le système de
valeurs
confère
la prééminence la plus absolue aux
membres
mâles,
tant
dans la
vie
sociale
que dans la
gestion
des
affaires
domestiques,
il s'ensuit que le
mariage
d'un homme
avec
une femme
de condition
plus
élevée est fortement désapprouvé, alors que
le
mariage
inverse
est
conforme
aux valeurs
profondes
de
la
société. Tandis
que la
seule
logique
de
l'économie tend, par la
médiation de
la
dot, à favoriser le mariage entre
familles
de
richesse
sensiblement équivalente,
les mariages approuvés se
situant entre deux seuils, l'application
du
principe qui vient
d'être
défini
introduit
une
dissymétrie
dans le système, selon
qu'il s'agit
d'hommes ou
de
femmes. Pour
un garçon,
la
distance
qui sépare sa
condition
de
celle
de
son
épouse peut
être relativement
grande lorsqu'elle est
en
sa faveur,
mais doit rester
très faible
lorsqu'elle est
en
sa défaveur.
Pour une
fille,
le
schéma
est
symétrique
et inverse.
Il s'ensuit que l'héritier
doit éviter avant tout de
prendre
une
femme
d'une
condition supérieure à
la
sienne
; d'abord, comme
on
l'a dit,
parce
que l'importance de
la
dot
reçue
constitue
une menace
pour
la
pro
priété, mais aussi parce que tout l'équilibre des relations domestiques
s'en trouve
menacé. Il
n'est
pas rare que la famille et,
tout
particuli
èrementa mère, première intéressée,
s'oppose à un
tel mariage. Les
rai
sons
sont
évidentes
:
une
femme
de basse extraction se soumet mieux
à
l'autorité
de
la
belle-mère. On
ne
manque pas, si besoin est,
de lui
rappeler son
origine
: « Avec ce que tu as porté... » (Dap ço qui as
pourtat...).
C'est
seulement
quand
sa
belle-mère mourra
que l'on
pourra
dire d'elle, comme
on
fait,
«
maintenant
la
jeune est daune ». La fille
de grande
famille au contraire,
«
est
daune
dès
son
entrée dans la maison
grâce
à
sa
dot (qu'ey
entrade daune), elle est
respectée »
(P.
L.).
Du
même
coup, l'autorité
de son mari se trouve menacée
et l'on
sait qu'il n'est
rien de pire, aux
yeux d'un paysan, qu'une
exploitation
dirigée par une
femme.
Le respect de ce
principe
revêt
une
importance décisive lorsqu'il
s'agit du
mariage entre un cadet
et
une
héritière. Dans
le cas d'Eu
gène
Ba., précédemment analysé
(p.
41),
la mère
devait
son
autorité
absolue
au
fait
qu'elle
était
l'héritière
de
la
maison
et
que
son mari
était
d'une origine
inférieure.
«
Elle
était la daune.
Elle
était l'héritière. Elle
était
tout
dans cette
maison.
Lorsqu'un
petit
cadet
vient s'installer
chez une grande
héritière, c'est elle
qui
reste la
patronne » (J.-P.
A.).
Le
cas
limite, c'est
celui de l'homme de basse extraction, le
domestique
par exemple, qui épouse une
héritière.
Ainsi, « un fille de grande
famille
épousa un de ses
domestiques. Elle
jouait du piano, elle tenait l'harmo
nium l'église. Sa mère avait beaucoup de relations
et
recevait des
gens
de
la
ville. Après différentes tentatives de mariage, elle se
rabat
sur son
domestique, Pa. Cet homme est
toujours
resté
de chez
Pa. On
lui
disait :
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 15/111
CÉLIBAT ET CONDITION
PAYSANNE
45
«
Tu aurais dû prendre une bonne petite paysanne ; elle
aurait été d'une
» autre aide pour toi. » II vivait dans le
malaise
;
il
était considéré comme
la cinquième roue
de
la charrette. Il
ne
pouvait fréquenter les anciennes
relations
de
sa
femme.
Il
n'était pas du
même
monde.
C'est
lui
qui
travaillait, c'était elle qui
dirigeait
et qui
se
payait du bon
temps.
Il était
toujours gêné
et aussi
gênant pour
la
famille.
Il
n'avait même
pas assez
d'autorité pour imposer
la fidélité
à sa
femme
»
(J.-P. A.)18.
De celui
qui se marie avec une
femme
d'un rang plus élevé, on
dit
qu'il se place
comme « domestique sans salaire » (baylet
chens soutade).
Si,
s'agissant d'une femme,
le mariage
de
haut en bas est désapprouv
é
'est
seulement
au
nom de
la
morale masculine, morale
du
point d'hon
neur, qui interdit à l'homme d'épouser une femme
de
condition supé
rieure.
De même,
mis
à
part
les obstacles
économiques, rien ne s'oppose
à
ce qu'une
aînée de
petite famille épouse
un
cadet
de grande
famille,
alors
qu'un aîné
de
petite
famille ne
peut épouser une
cadette de
grande
famille.
Il apparaît
donc que
si
les
impératifs
économiques s'imposent
avec
la
même rigueur qu'il
s'agisse
d'hommes ou de
femmes, la
logique
des échanges matrimoniaux
n'est
pas exactement identique pour les
hommes
et
pour les
femmes et
possède une autonomie relative
du
fait
qu'elle
apparaît
comme l'entrecroisement de
la nécessité économique
et
d'impératifs
étrangers
à
l'ordre
de
l'économie,
à
savoir ceux qui
découlent
du
primat conféré aux
hommes
par le système de
valeurs.
Les
différences économiques déterminent des impossibilités de fait ; les
impératifs
culturels
des
incompatibilités de
droit.
Ainsi,
le mariage
entre
héritiers
étant pratiquement
exclu
du
fait
surtout qu'il
entraînait la disparition d'un
nom
et d'un lignage14 et aussi,
pour des
raisons
économiques, le mariage entre cadets, l'ensemble du
système tendait à favoriser deux types
de mariages,
à savoir le mariage
entre
l'aîné
et la cadette et
le mariage
entre
le cadet
et l'aînée. Dans
ces deux
cas,
le
mécanisme des
échanges
matrimoniaux
fonctionne
avec
le
maximum de
rigueur et
de simplicité
:
les parents de
l'héri
tier
ou
de l'héritière)
instituent
celui-ci (ou celle-là) comme
tel,
les
parents du
cadet (ou
de
la
cadette) lui constituent une dot. Le mariage
entre l'aîné
et la
cadette s'accorde
parfaitement
aux impératifs
fonda
mentaux,
tant
économiques
que
culturels
;
par
lui,
la
famille
conserve
l'intégrité
de
son
patrimoine
et
perpétue
son nom. Pour voir
que
le
mariage entre l'héritière
et
le cadet, au contraire, risque toujours
de
13 . P.
L.
rapporte un autre cas
:
«
H...
domestique
dans une
maison, était passionné
de
sa terre. H souffrait (pasabe mou) quand la pluie n'arrivait pas. Et la grêle et tout le reste
1
II
finit par se marier
avec la
patronne. Tous ces types qui font des « mariages du bas vers le
» haut »
sont
marqués pour toute
leur vie.
Ds sont
gênés.
»
14. M is à
part peut-être
le cas
où
les
deux
héritiers
sont fils
uniques et
où
les deux propriétés
sont
voisines,
ce mariage
est considéré
comme mauvais.
« C'est
le
cas
de
Tr. qui a épousé
la fille
Da. Il
fait la
navette d'une propriété à l'autre. U est toujours en chemin, il est
partout,
jamais chez lui.
Il faut
que
le maître soit
là
» (P. L.).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 16/111
46
P.
BOURDIEU
contredire les impératifs culturels,
il
suffira d'analyser la
situation
famil
iale qui en
résulte.
Tout
d'abord,
ce
mariage
détermine une
rupture
définitive
et
tranchée
dans
le
domaine des intérêts
économiques,
entre
le
cadet
et
sa
famille
d'origine
;
moyennant
une compensation
versée
sous
forme de dot, le
cadet abandonne
tous ses
droits sur le
patrimoine.
La
famille
de l'héritière,
elle,
s'enrichit de tout ce
que
l'autre famille
a perdu. Le
gendre
se
dépouille
en effet de tout ce qu'il apporte au profit
de
son beau-père qui, à titre de garantie, peut
lui
consentir une hypo
thèque sur tous ses biens. S'il a apporté une
grosse
dot
et
s'il s'est imposé
par son travail
et
sa
personnalité, il
est
honoré
et traité comme le véri
table
maître, sinon
il doit sacrifier
sa
dot,
son travail et parfois
son nom
à
la
nouvelle
maison sur laquelle
les
deux beaux-parents entendent
maintenir leur autorité. H
n'est pas rare en
effet que
le gendre
perde
en
fait son nom pour
n'être plus
désigné
que
par
le
nom de
la maison15.
De
plus,
comme
on
l'a
vu,
pour
peu
qu'il
fût
issu d'une
famille inférieure
à
celle de
sa femme, pour peu qu'il eût une
personnalité
effacée, le cadet
se trouvait
réduit
à
un
rôle subordonné
dans
une maison qui
n'était
jamais vraiment
la
sienne.
Pour ceux d'entre les
cadets
qui ne parve
naient pas à épouser une héritière grâce à la
dot
parfois augmentée
d'un
petit
pécule (lou cabau)
laborieusement amassé, il
ne
restait d'autre
issue que d'aller
chercher
ailleurs
un métier et
un établissement, à
la
ville
ou
en Amérique18. Il
était extrêmement
rare en
effet
qu'ils ne
reculent pas
devant les
aléas
d'un
mariage avec une
cadette, «
mariage
de
la
faim
avec
la soif
» ;
certains
« se plaçaient avec leur
femme
comme domest
iques
à
pension
»
(baylets
à
pension)
soit
dans
des
fermes
soit
à
la
ville,
15. Ainsi dans
la
famille Jasses (nom
fictif), les
gendres successifs ont toujours été appelés
jusqu'à
ce
jour par
leur prénom suivi du
nom
de
l'ancêtre,
chef de famille de
grand
rayonnement :
« Quoi que ce
fût
un honnête homme, le
nom
de Jan de Jasses, venu d'Ar., peu
liant,
n'était
jamais cité
(mentabut).
Du gendre
actuel, on
en
parle
un peu
plus,
mais
on dit
Lucien
de
Jasses »
(J.-P.
A.).
JASSES
O
=
A Jacques de
Jasses
(nom
d'état
civil :
Lasserre)
mort
jeune
A =
O Geneviève de
Jasses
mort
en 1918
À 6
=
A
Jan
de
Jasses
(Lacoste)
O
=
A
Lucien
de Jasses
(Laplume)
16. Dans le
quartier de Ho., aux
alentours
de 1900,
il
n'y avait qu'une maison
qui ne
comptât pas
un
émigré
au moins en
Amérique.
Il y
avait à Oloron des recruteurs qui encou
rageaient les
jeunes
à partir
;
il y eut beaucoup
de départs
pendant les mauvaises
années,
entre 1884 et 1892.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 17/111
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
47
résolvant ainsi le problème le plus difficile, celui de trouver une maison
(ue
case)
et
un
emploi. Pour les autres,
et
surtout
les plus
pauvres,
qu'ils
fussent domestiques ou ouvriers
chez
les
autres
ou dans leur
propre
famille,
il ne restait
que
le
célibat,
puisqu'il
était
exclu
qu'ils
pussent
fonder
un
foyer
tout
en
demeurant dans
la maison
maternelle17.
C'était là
un
privilège réservé
à
l'aîné. En
ce qui concerne les cadettes, il semble
que leur
situation
ait
toujours été plus favorisée que celle des cadets.
Du fait qu'elles constituaient surtout une charge,
on avait
hâte
de
les
marier et leurs dots étaient
généralement
supérieures à celles des
garçons,
ce qui
accroissait considérablement
leurs chances
de
mariage.
En
dépit de
la rigidité
et
de la rigueur avec
laquelle il impose
sa
logique, particulièrement aux garçons, soumis aux nécessités économiques
et
aux
impératifs
d honneur,
ce
système
ne fonctionne
jamais comme
un mécanisme. H
y
a
toujours assez de
«
jeu
»
pour
que
l'affection
ou
l'intérêt
personnel
puissent
s'immiscer. Ainsi, et
bien
qu'ils
fussent
au
demeurant
les arbitres chargés
de
faire respecter les règles
du
jeu,
d'interdire les
mésalliances
et
d'imposer,
au mépris des sentiments, les
unions conformes à la règle,
«
les parents, pour favoriser
un
cadet
(ou une
cadette)
préféré,
lui permettaient de se faire un petit
pécule
(lou cabau) ;
on lui accordait,
par exemple, une ou deux
têtes de
bétail
qui, données
en
gasalhes18, rapportaient de bons profits ».
Ainsi, les individus jouent
dans
les
limites des
règles, de
sorte
que
le
modèle
que l'on
peut construire
ne
représente ni ce qui doit se faire
ni même
ce
qui se fait mais
ce
qui tendrait à se faire à
la limite, si
se
trouvait
exclue
toute
intervention
de
principes extérieurs
à
la logique
du
système, tel que
le sentiment.
Grande
famille
Petite
famille
Aînée
Cadette
Aînée
Cadette
Grande
Aîné
0
1
0
1
2
famille
Cadet
1
0
1
2
0
Petite
Aîné
o
0
0
1
famille
Cadet
o
0
1
0
17 . D'une certaine façon,
les
impératifs proprement culturels, à
savoir principalement
l'interdit du
mariage
de
bas
en
haut, s'imposaient aux
cadets
avec
moins de rigueur.
18. Contrat à l'amiable par lequel on confie à un ami
sûr,
après
en
avoir
estimé
la valeur,
une
ou plusieurs têtes de bétail ;
les
produits sont
partagés,
ainsi que
les
bénéfices et
les
pertes
sur
la viande.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 18/111
48
P.
BOURDIEU
Si les
elements
des diagonales principales
de
la matrice ci-dessus
sont nuls, à l'exception
de
deux (probabilité £), c'est que les mariages
entre deux héritiers ou entre deux cadets sont
exclus
en
tout cas
et
a
fortiori
quand
vient
s'ajouter
l'inégalité
de
fortune
et
de
rang
social
;
a
dissymétrie introduite
par
le
mariage
entre une
aînée de
petite
famille
et un
cadet de grande
famille,
par le mariage entre une
cadette
de
petite famille et
un aîné de grande
famille
s'explique par
le
fait
que les
barrières
sociales
ne
s'imposent pas avec
la
même rigueur aux
filles et
aux garçons, les
filles
pouvant se marier de bas
en haut.
Si l'on adopte le principe
de
différenciation
utilisé
par les habitants
de Lesquire eux-mêmes, on est conduit à
opposer
« les grandes maisons »
et
«
les
petites maisons »
ou encore
les « grands
paysans
»
et
les « petits
paysans
» (lou paysantots). Cette distinction
correspond-elle
à une
opposition tranchée dans le domaine économique? En fait, bien que
l'histogramme
représentant
la
distribution
de
la
propriété foncière
permette
de
distinguer trois
groupes,
à savoir les propriétés
de
moins
de
15 hectares au nombre
de
175, les propriétés
de
15 à
30
hectares,
au nombre
de 96
et
les
propriétés
de
plus de
30
hectares, au nombre de
31,
les clivages
ne
sont jamais
brutaux entre
ces trois catégories. Métayers
et
fermiers
sont très peu
nombreux
;
les
toutes
petites propriétés (moins
de 5 ha)
et
les grands
domaines (plus
de 30 ha) constituent une
propor
tion
rès faible
de
l'ensemble, soit
respectivement
12,3%
et
10,9%.
Il
s'ensuit
que
le
critère
économique n'est pas de
nature
à déterminer
par
soi
seul des différenciations
sensibles.
Cependant,
l'existence de
70
60
50
40
30
20
10
0
r propriétés
-
-
-
-
-
-
1
.
i i i i i i i i I
-5 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 +50
ha
FlG. 1. — Histogramme de la distribution des propriétés foncières à Lesquire.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 19/111
ce iv
Outre qu'elles ont
la
charge de
la
basse-
cour et, partiellement,
du bétail,
les
femmes
prennent une part im
port nte
aux
travaux
des champs,
fenaison,
moisson, vendanges.
Il
leur incombe
de gui
der
l'attelage
pendant
les
labours, tâche par
ticulièrement pénible
quand il s'agit de
dresser
les bêtes.
Ph.
1. —
Les labours.
Les maisons
du
bourg
se pressent, formant une ligne de façades continue, le long
de la
grand'rue.
Les
maisons
ont
presque toutes gardé la porte coehère en plein cintre
destinée
à laisser passage
aux
charrettes
chargées de
foin. Dans la
cour intérieure,
située derrière la maison, la
porcherie,
le poulailler et le clapier. Au-delà, la
grange, avec l'étable, le pressoir et le fenil. Puis, le jardin, bande de terrain
de
la largeur de
la
maison et
longue d'une centaine de
mètres,
délimitée des deux côtés
par
une rangée de vigne
en
hautain.
Ph.
2.
—
Vue aérienne de la partie
ouest
du bourg de Lesquire. (Cliché J. Combier.)
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 20/111
Ph.
3.
—
La partie est du bourg de Lesquire.
Ph.
4.
— Le centre du
bourg.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 21/111
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
49
la hiérarchie sociale est vivement
ressentie
et
affirmée. La
grande
famille
est reconnaissante non seulement à l'étendue de
son domaine,
mais
aussi
à certains
signes
extérieurs,
tels que
l'importance de
la maison :
on distingue les maisons à
deux
étages (maysous de dus soûles) ou
«
maisons de
maître
»
(maysous
de
meste)
et
les maisons à
un
seul
étage, résidence des fermiers, des métayers
et
des petits paysans. La
« grande
maison
» se désigne par
le
portail monumental qui donne
accès dans la cour.
«
Les
filles,
déclare
un
célibataire,
regardaient
le portail (lou
pourtalè)
plus que l'homme.
»
La
grande
famille
se
distingue
aussi par
un
style
de vie
;
entourée de l'estime collective
et
honorée par
tous,
elle
se doit de
manifester
au plus
haut
point
le
respect
des valeurs socialement reconnues, sinon par respect de l'honneur,
du
moins par crainte de
la
honte
(per
hounte ou per
aunou). L'aîné
de grande
famille
(lou gran aynat)
doit
se montrer
digne de
son
nom
et
du
renom
de
sa maison
pour
cela, il
doit,
plus
que
tout
autre, incarner
les vertus de l'homme
d'honneur
(homi
d'aunou)
à
savoir la générosité,
l'hospitalité
et
le sentiment
de
dignité. Les « grandes
familles
» qui
ne
sont pas
nécessairement
les plus riches
du
moment
sont saisies
et
se
saisissent comme formant
une
véritable noblesse.
Par suite, le
jugement
social
met longtemps à reconnaître « les
parvenus
»
quels
que soient
leur
richesse,
leur style de vie
ou leur
réussite.
Il suit de
tout
cela que les groupes de statut que
la
conscience
commune distingue
ne
sont ni totalement
dépendants,
ni totalement
indépendants
de
leurs bases économiques. On le voit parfaitement
à
l'occasion du
mariage.
Sans
doute
dans
le refus
de
la
mésalliance,
la
considération
de
l'intérêt économique
n'est jamais
absente, du fait
que le mariage est l'occasion d'une transaction économique
de grande
importance.
Cependant,
de même
qu'une famille
de
moindre
renom
peut
se saigner aux quatre
veines
pour marier
un de ses
enfants dans une
grande maison, de même, l'aîné de grande
maison
peut repousser un
parti
plus
avantageux au
point
de
vue économique
pour se
marier
selon son rang.
Parce qu'elle distingue
des groupes
de statut plutôt
que des classes
strictement déterminées par l'économie, l'opposition entre les grandes
maisons
et
les
petites
se
situe
dans
l'ordre
social
et elle
est
relativement
indépendante des bases économiques
de
la société. Bien qu'elles
ne
soient
jamais
pleinement indépendantes,
il faut distinguer les
inégalités
de rang
et
les inégalités de
richesse, parce qu'elles
agissent
très différemment
sur la logique des échanges
matrimoniaux.
L'opposition fondée sur
l'inégalité de
rang
sépare de
la
masse
paysanne une
aristocratie rurale
distincte
non seulement
par
sa
propriété,
mais surtout
par la
«
noblesse
»
de son origine,
par
son
style
de vie
et
par
la
considération
sociale
dont
elle est entourée ; elle entraîne l'impossibilité (en droit)
de certains
mariages tenus pour mésalliances, au nom de raisons premièrement
4
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 22/111
50
P.
BOURDIEU
sociales
et
secondairement économiques. Mais
d'un
autre
côté,
les iné
galités de
richesse se manifestent à l'occasion
de
chaque mariage
par
ticulier, jusqu'à l'intérieur du même groupe
de
statut
et en
dépit
de
l'homogénéité
de
la
répartition
des surfaces possédées. L'opposition
entre
une
famille
plus
riche
et
une
famille moins riche
n'est
jamais
l'équivalent
de
l'opposition
entre
les
«
grands
»
et
les
«
petits ». Cepen
dant n raison
de
la rigueur avec laquelle la
nécessité
économique
domine
les échanges matrimoniaux,
la
marge de disparité admissible reste
toujours
restreinte en
sorte
que,
au-delà
d'un certain
seuil, les differences
économiques font
ressurgir la barrière,
empêchant
en
fait les alliances.
Ainsi, à côté de
la
ligne de clivage qui sépare
deux
groupes de statut
dotés
d'une
certaine permanence
du
fait
de
la
stabilité relative
de
leurs
bases
économiques,
les inégalités de
richesse
tendent à
déterminer des
points de
segmentation particuliers,
et
ceci,
tout spécialement à
l'occa
sion
es
mariages.
La
complexité
qui
résulte
de
l'exercice
de ces
deux
types
d'opposition
est redoublée
par le
fait
que
les règles générales
n'échappent jamais à
la casuistique spontanée ;
cela parce
que le
mariage
ne
se situe jamais
pleinement
dans
la logique des
alliances ou dans
la
logique des affaires.
Ensemble des biens mobiliers
et
immobiliers formant
la
base
écono
mique
de
la
famille,
patrimoine qui
doit
être maintenu
indivis
à
travers
les générations, entité
collective
à laquelle chaque membre
de
la famille
doit subordonner ses
intérêts et ses sentiments,
«
la maison
»
est la valeur
des
valeurs,
par
rapport à
laquelle
tout
le système
s'organise. Mariages
tardifs
contribuant
à
limiter
la
natalité, réduction
du
nombre
d'enfants
(deux par ménage
en
moyenne), règles
régissant
l'héritage
des
biens,
célibat
des
cadets, tout concourt à assurer
la
permanence de
la
maison.
Ignorer que c'est là aussi
la
fonction
première
des
échanges
matri
moniaux, ce serait s'interdire d'en comprendre
la structure.
*
Dans
une
telle logique, qui
étaient
les
célibataires
? C'étaient avant
tout les
cadets,
surtout
dans
les
familles
nombreuses
et
dans
les
familles
pauvres. Le célibat
des
aînés,
rare et
exceptionnel, apparaît comme lié
à un fonctionnement
trop
rigide du
système et
à l'application
mécanique
de certains
impératifs.
C'est le cas par exemple des
aînés
victimes
de
l'autorité
excessive
des
parents. « P. L.-M. (artisan
du bourg,
âgé
de 86
ans) n'avait jamais
de sous
pour
sortir ;
il ne
sortait
jamais. D'autres
se
seraient dressés contre
leur père, auraient
cherché
à
aller gagner
un
peu d'argent
au-dehors
;
lui
s'est laissé dominer. Il
avait
une sœur
et une
mère qui savaient tout ce qui se passait
dans le
village, à
tort
ou
à raison (a
tor ou
a dret), sans jamais
sortir. Elles
dominaient
la
mai-
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 23/111
CÉLIBAT ET CONDITION
PAYSANNE
51
son. Quand il parla de se
marier, elles
se liguèrent avec le père. « A quoi
«bon une
femme
? Il y
en
a déjà deux à
la
maison. »
II
«volait » l'école.
On
ne
lui
disait
jamais
rien.
On
en
riait. Tout
ça,
c'est la
faute de
l'éducation
»
(J.-P.
A.).
Rien
de plus
éclairant
que
ce
témoignage d'un
vieux célibataire (I.
A.) ne
en
1885, artisan résidant
au bourg
:
«
J'ai
travaillé aussitôt
après
Vécole à
Patelier, avec mon père.
J'ai été
mobilisé
en
1905, au 13e chasseurs alpins,
à
Chambéry.
Je garde
un
très
bon
souvenir de mes escalades dans les
Alpes. A
Vêpoque,
il
n'y
avait
pas de skis.
On
attachait
aux
godillots
des planchettes
arrondies,
ce qui permettait de
grimper
jusqu'au sommet
des
cols.
Après
deux
ans
de
service
militaire, je suis revenu
à
la
maison.
J'ai fréquenté une jeune fille
de
Rê.
Nous avions décidé de nous marier
en
1909.
Elle
apportait
une
dot
de 10
000
francs
avec
le
trousseau. C était
un bon
parti (u bou partit).
Mon
père s'opposa formellement. A l'époque,
le consentement du
père et
de
la
mère était indispensable19. « Non, tu
ne
dois pas te marier. » II ne me
dit
pas ses raisons, mais
il
me les laissa
entendre
: « Nous n'avons pas besoin d'une
femme
ici. » Nous n'étions
pas riches.
Il
fallait nourrir une bouche de plus, alors
que
ma mère et
ma sœur étaient là.
Ma
sœur n'a
quitté la
maison que pendant six mois,
après son mariage.
Une fois veuve
elle est
rentrée
et
vit toujours
avec
moi.
Bien
sûr,
j'aurais pu partir.
Mais
autrefois,
le fils
aîné qui allait s'installer
avec sa femme
dans une
maison indépendante,
c'était une honte
[u escarni20,
c'est-à-dire un
affront
qui
jette
dans
le
ridicule
aussi
bien
l'auteur
que
la
victime]. On aurait supposé qu'il y avait
une
brouille
grave. Il
ne fallait
pas étaler devant les
gens
les conflits
familiaux.
Bien sûr,
il
aurait fallu
partir
au
loin,
se tirer du guêpier
[tiras
de
la
haille :
mot
à mot, se
tirer
du
brasier]. Mais c'était difficile. J'ai été très touché. J'ai cessé de danser.
Les
jeunes filles de mon âge
étaient
toutes
mariées. Je
n'avais
plus de
penchant pour
les
autres.
Je n'étais
plus attiré vers les
jeunes filles pour
me
marier; j'avais pourtant
beaucoup aimé
danser,
surtout les vieilles
danses,
la
polka,
la
mazurka,
la
valse...
Mais la
rupture de mes
projets
de mariage avait
brisé quelque chose : je n'avais plus envie
de
danser, ni
de fréquenter d'autres jeunes filles.
Quand
je
sortais le
dimanche,
c'était
pour
jouer
aux
cartes ; je
donnais
parfois
un
coup
d'œil
au
bal.
On veillait
entre
garçons,
on
jouait aux cartes, puis je rentrais
vers minuit.
» (Recueilli
en
béarnais.)
Mais
c'est
surtout parmi les
capmaysouès,
les aînés de grandes familles
paysannes, à
qui
les
impératifs économiques s'imposaient avec
le
plus
19 .
A la
fois «
juridiquement
» et matériellement.
Seule
la
famille pouvait
assurer
« le
ménage
garni » (lou
ménadje
garnit), c'est-à-dire l'équipement domestique
:
le « buffet »,
l'armoire ; le bois de lit (Varcaillieyt), le sommier, etc..
20 .
Le
verbe
escarni
signifie imiter pour tourner en dérision,
caricaturer.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 24/111
52
P. BOURDIEU
de
force,
que
l'on trouvait des
cas de
ce genre. Ceux qui voulaient
se marier
contre la
volonté
des
parents
n'avaient
d'autre
ressource
que
de
partir, en
s'exposant à
être
déshérités
au profit d'un
autre
frère
ou
sœur.
Mais
partir
était
beaucoup
moins
facile
pour
l'aîné d'une
grande
maison paysanne
que
pour le
cadet. « L'aîné de chez Ba.
[dont
l histoire
est rapportée ci-dessus, p. 41], le plus grand de Lesquire,
ne
pouvait
pas partir. H
avait été
le premier du hameau à porter la veste. C'était
un
homme
important, un
conseiller
municipal. Il
ne
pouvait pas partir.
Et puis,
il
n'était pas
capable
d'aller gagner sa
vie.
Il était trop
enmous-
surit (« enmonsieuré »,
de
moussu,
monsieur) »
(J.-P. A.). Contraint
d'être
à
la hauteur
de
son rang,
l'aîné
était
soumis,
plus que tout
autre,
aux
impératifs sociaux
et
à
l'autorité
familiale. De
plus,
tant
que
les
parents étaient vivants, ses droits sur
la
propriété restaient virtuels.
«
Le
père
coulait
les sous
très
doucement...
Ils
ne
pouvaient
même
pas
sortir, bien souvent. Les jeunes travaillaient
et
les vieux gardaient
la monnaie.
Certains
allaient gagner
un
peu d'argent
de poche au-dehors
;
ils se plaçaient quelque temps comme cocher ou journalier. Comme ça,
ils avaient
un
peu
d'argent,
dont ils pouvaient
disposer comme
ils
voul
aient. Parfois, à l'occasion du
départ
pour
le service
militaire
on
donnait
au cadet un
pécule (u cabau) :
soit un
petit coin
de bois qu'il pouvait
exploiter, soit deux moutons, soit une vache, ce qui
lui
permettait de
se faire un
peu
d'argent. Ainsi moi, on m'avait
donné
une vache que
j'avais confiée à
un
ami
en
gasalhes.
Les aînés, très souvent, n'avaient
rien
et ne
pouvaient pas sortir.
«
Tu
auras
tout »
(qu'ut
aberas tout),
disaient les
parents21
et,
en
attendant,
ils ne lâchaient rien. Beaucoup,
autrefois, passaient presque toute leur
vie chez
eux. Us
ne
pouvaient
pas sortir, parce qu'ils n'avaient pas
un sou
à eux, pour
payer à boire.
Et pourtant,
avec
cent sous
on
faisait la fête
avec
trois ou quatre copains.
Il
y avait
des familles
comme
ça où
il y avait toujours eu
des
célibataires.
Les jeunes n'avaient aucune
personnalité
; ils étaient écrasés par un
père trop dur »
(J.-P.
A.).
Si
certains
aînés
de grande
famille se
trouvaient
condamnés au célibat
du
fait
de
l'autorité excessive des parents,
reste
qu'ils étaient normale
mentavorisés. « Celui
qui est
capmaysouè a l'embarras
du
choix »
(P.
L.).
Mais
les
chances
au
mariage
décroissaient
parallèlement
au
niveau
social. Sans doute
à
la différence des
aînés de grande famille, les cadets
et
les gens
d'origine
plus modeste, ignorant le
souci
de
la mésalliance
et
tous les empêchements soulevés par
le
point d'honneur ou l'orgueil,
avaient, sous ce rapport, une liberté
de
choix plus grande. Cependant
en
dépit
du
proverbe selon lequel « mieux vaut
gent
qu'argent » (que
bau mey gen qu'argen), ils
devaient
aussi, par nécessité plus que par
21. Cette
formule est souvent
prononcée
ironiquement,
parce
qu'elle
apparaît
comme
le
symbole de l'arbitraire
et
de la
tyrannie des vieux.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CÉLIBAT
ET
CONDITION
PAYSANNE
53
orgueil, prendre
en
considération l'importance
de
la
dot
que leur épouse
leur apporterait.
A côté du cadet qui fuit la maison familiale
et
part
vers la
ville,
en quête d'un petit emploi, ou
qui
va chercher fortune
en
Amérique22,
il y
a aussi
le
cadet qui reste
auprès de son aîné par
attachement
au pays,
au patrimoine
familial,
à
la
maison, à
la terre
qu'il a toujours
travaillée
et
qu'il
considère
comme sienne.
Totalement
possédé,
il ne
songe
pas
au mariage. Sa
famille
n'est
guère
pressée
de
le voir se marier
et
cherche
souvent à le retenir, au moins
pour
un temps, au service de
la
maison ;
certains
soumettaient
la remise de la
dot
à la condition que le cadet
consentît à
travailler
auprès de Faîne pendant
un
certain nombre
d'années ; d'autres
se contentaient de
promettre une augmentation
de
la part.
De
véritables contrats
de
travail étaient parfois passés entre
le capmaysouè
et
le cadet dont
la
situation
était
celle
d'un
serviteur.
« J'étais le dernier-né d'une famille de
cinq.
Avant
la
guerre de
14
(né en 1894),
j'ai
été domestique chez M..., puis chez L...
Je
garde un très
bon souvenir de cette période. Puis j'ai fait la guerre. A mon retour, je
trouve une
famille amoindrie
: un
frère tué,
l'aîné, le troisième
amputé
d'une
jambe,
le
quatrième
un
peu abruti par la guerre. J'appréciais la joie
du
retour
à
la
maison. J'étais gâté par mes frères,
tous
trois pensionnés,
grands mutilés.
Ils
me donnaient de l'argent.
Celui qui avait
une maladie
de poitrine ne pouvait rester seul, je l'aidais, je l'accompagnais aux foires
et
aux marchés. Après sa mort, en
1929,
je me suis retrouvé dans
la famille
du
frère
le plus
âgé. C'est
alors que
je
me
suis
rendu
compte
de
mon
isolement
dans
cette
famille,
sans
mon frère ni ma mère qui me gâtaient
tant.
Par
exemple, un jour où j'avais pris la liberté d'aller à Pau, mon frère m'a
reproché
la perte de quelques charges de
foin,
qui étaient
restées étendues
sous l'orage
et
qui auraient
été rentrées si j'avais été là. J'avais laissé
passer
l'âge de
me
marier. Les jeunes filles de mon
âge étaient parties
ou mariées ;
j'étais souvent
cafardeux
à mes
moments de liberté ;
je les
passais
à boire
avec des copains
qui,
pour
la plupart,
étaient
dans
mon cas. Je
vous assure
que
si
je
pouvais revenir en arrière,
je quitterais rapidement
la
famille
pour me placer,
peut-être
me
marier. La vie serait plus
agréable
pour
moi.
D'abord,
j'aurais
une famille
indépendante,
bien
à
moi.
Et
puis
le
cadet,
dans une maison,
n'a jamais
assez travaillé.
Il
doit être toujours sur
la
brèche.
On lui
fait
des
reproches qu'un patron n'oserait jamais faire à
ses
domestiques. J'en suis
réduit, pour
avoir un
peu
de tranquillité, à me réfu
gier dans la maison
Es.2*
; dans
le
seul coin habitable, j'ai installé
un
lit
de
camp. »
(Recueilli
en
béarnais.)
22. Caddetou, le petit cadet, est un personnage de
la
tradition populaire dans
lequel
les
Béarnais
aiment à
se reconnaître. Finaud, astucieux, rusé,
il sait
toujours mettre
le droit
de son
côté et se tirer
d'affaire
par son ingéniosité.
23 . Exemple
de maison
qui a
conservé
son nom,
bien qu'elle
ait eu
différents propriétaires
et qu'elle soit
aujourd'hui abandonnée.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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54
P. BOURDIEU
Par des voies opposées, le
cadet
qui
partait
gagner sa
vie à
la ville
et
le
cadet
célibataire
qui restait
à
la
maison, assuraient
la sauvegarde
du
patrimoine
paysan24.
«
II
y
avait
de
vieux
cadets
dans des
maisons
situées à
deux
heures de marche
(7
à 8 km), chez Sa., chez
Ch.,
au
quartier
Le.,
qui
venaient
à
la
messe
au
bourg,
le
jour
des
fêtes
seu
lement
et
qui, à 70 ans, n'étaient jamais allés à Pau ou à Oloron. Moins
ils sortent, moins ils ont
envie de
sortir. Bien sûr, il
fallait partir
à pied. Partir à Pau à
pied,
il
faut
en avoir
envie.
S'ils n'avaient rien
à y faire,
ils
n'y
allaient
pas.
Et ils
n'avaient rien à y faire. C'est l'aîné
qui
sortait.
Ils étaient
les
soutiens
de
la
maison.
Il
y
en
a
encore
quel
ques-uns
»
(J.-P. A.).
La
situation
du domestique
agricole n'était
pas
sans
ressembler
à celle
du cadet casanier.
A
la
différence de l'ouvrier journalier qui
ne
trouve
des
« journées » (journaus) qu'à
la
belle saison
et
demeure
souvent
sans
travail
tout l'hiver
et
les
jours
de
pluie,
qui
est
souvent
obligé
de
prendre des travaux
à
forfait (à près-heyt)
pour
joindre
les
deux bouts
(ta
junta), qui
dépense
à peu près
tout
ce
qu'il
gagne
(« un
sou par jour et
nourri jusqu'en 1914
»)
pour acheter du pain
ou
de
la
farine,
le domestique (lou baylet) jouit d'une plus grande sécur
ité25. Engagé pour
l'année, il ne redoute pas
l'hiver ni les jours de pluie,
il
est nourri, logé,
blanchi. Avec
son
salaire il peut
se payer
du tabac
et
aller « boire
un
coup », le dimanche. Mais,
en
contrepartie,
le
vieux
domestique devait la plupart
du
temps se
résigner
au célibat, soit par
attachement à
la
maison
et
par dévouement à ses
patrons,
soit parce
qu'il
n'avait
pas assez
d'argent
pour
s'installer
et
se
marier.
Pour
le domestique,
le plus souvent cadet
de
petite
famille,
comme pour
l'ouvrier,
le mariage
était très
difficile
et c'est dans
ces
deux
catégories
sociales
que
l'on
comptait
autrefois
le
plus
de
célibataires26.
« Étant
h
cadet,
y ai
été placé
très tôt,
à 10 ans,
comme domestique
à
Es.
J'ai fréquente
là-bas une jeune
fille.
Si le mariage s'était fait, ça aurait été,
comme
on dit, «
le mariage de la
faim
avec la
soif
» (lou maridadje
de
la
hami dap la set). Nous
étions
aussi pauvres Vun
que
Vautre.
L'aîné,
24 .
Le
cadet
avait,
en principe,
la
jouissance
viagère
de
sa
part. A
sa
mort,
s'il était demeuré
célibataire,
elle revenait
à
l'héritier.
25 . On distinguait autrefois loua
mestet
ou
capmaysouèa,
c'est-à-dire
les
« maîtres » grands
ou
petits
; loua bourdèa-mieytodèa,
les
métayers ; loua bourdèa
en afferme, les
fermiers ; loua
oubrèa,
les ouvriers et loua
bayleta,
les
domestiques.
Un
très
bon domestique gagnait 250 à
300 francs par
an avant 1914.
S'il
était très économe,
il
pouvait espérer
acheter
une maison
avec
10 ou 12
années
de
salaire
et,
avec la
dot
d'une
jeune fille et un peu
d'argent
emprunté,
acquérir
une
ferme et des terres. Le journalier, lui, n'avait à peu
près
aucun espoir de
s'élever.
A
peine avaient-ils fait
la
première
communion, que
les
enfants étaient
placés
comme
domest
iques ou servantes (gouye).
26 . La
difference d'âge entre
les
époux était
en
moyenne beaucoup plus grande autrefois
qu'aujourd'hui.
Il
n'était pas rare que des
hommes âgés
mais riches et de grande famille,
épousent
des
filles de 20 à 25
ans.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
55
bien sûr,
avait
le
«
ménage
garni »
(lou menadje garnit)
des parents,
c'est-à-dire le
cheptel,
la
basse-cour,
la
maison,
le matériel agricole,
etc.,
ce
quifacilitait
le
passage
devant
le maire.
La eune fille que je
fréquentais
est
partie
en
ville
;
c'est
souvent
comme
ça,
la jeune
fille
n'attend
pas.
Elle
a plus de facilités
pour
partir, se « placer »
en ville
comme bonne,
attirée
par
une copine. Moi,
pendant ce
temps
je m'amusais à ma façon,
avec
d'autres garçons qui étaient
dans mon
cas. Nous
passions
des nuits entières
(noueyteya =
mot
à
mot
: faire la nuit, noueyt) au café ;
nous
faisions
des
parties
de cartes jusqu'à Vaube, de
petits «
gueuletons ». Nous parlions
le plus souvent sur les femmes ;
évidemment nous
en
disions
les
pires
choses.
Et le lendemain
nous
disions
du mal
de nos
copains
de fête de
la
veille » (N...,
domestique
agricole, né
en
1898). (Recueilli
en béarnais.)
C'est
dans
les relations entre les
sexes et
à
l'occasion des
mariages
que
s'affirmait
le
plus
vivement
la
conscience
de
la
hiérarchie
sociale.
« Au
bal, un
cadet
de basse
extraction (u
caddet
de
petite garbure)
n'allait pas beaucoup
trébucher
la
cadette de
chez
Gu.
[gros paysan].
Les
autres
auraient
dit aussitôt :
«
II est
prétentieux.
Il veut faire
danser
la
» grande aînée. »
Des domestiques
qui
présentaient
bien allaient parfois
faire danser les
héritières,
mais
c'était
rare.
Il
y
avait
un domestique
de bonne apparence ;
il
avait une bonne présentation
en
société ;
il
causait
avec une héritière d'Es. Et il se maria avec
elle.
Tout le monde
«
criait »
(s'indignait)
de
le
voir se
marier là.
C était quelque
chose
d'extraordinaire.
On
croyait
qu'il
serait
l esclave.
En
fait,
il
n'en
fut rien,
il
prit les
habitudesdes
parents de
sa femme
qui revenaient
d'Amérique
et vivaient de rentes.
Il
fit le monsieur
et
ne travailla plus. Ils
allaient à Oloron tous
les ven
dredis » (J.-P. A.).
Ainsi, la logique des
échanges
matrimoniaux tend
à
sauvegarder
et
à
perpétuer la hiérarchie
sociale.
Mais, plus profondément, le
célibat
de quelques-uns se trouve intégré
dans la cohérence du
système
social
et,
de
ce
fait, a
une fonction sociale eminent e. S'il constituait une
sorte
de raté du
système,
le célibat
des
aînés lui-même
n'était
au
fond
que
l'effet malheureux
d'une affirmation
excessive de
l'autorité des
anciens,
clé
de
voûte
de
la
société.
Quant aux
autres,
les
cadets
et
les
individus de basse extraction (de petite garbure), fermiers, métayers,
ouvriers agricoles
et
surtout
domestiques,
leur célibat s'inscrit dans la
logique
d'un
système
qui entoure
de tout un
luxe
de
protections le patri
moine,
valeur
des valeurs. Dans
cette société
où
l argent
est rare et cher27,
27. Tous
les
informateurs insistent
fréquemment
sur la
rareté
de l'argent
liquide : «
II
n'y
avait pas d'argent, même pour les sorties du
dimanche.
On
dépensait
peu
de chose.
On
faisait
faire une omelette et une côtelette ou
un
poulet » (A. A.). «
II y
a une circulation
d'argent
qu'il n'y avait pas.
Les
gens
ne sont pas plus
riches,
mais l'argent circule
plus
; celui qui pouvait
vivre chez lui
et
faire quelques sous
était
heureux mais pas celui qui devait tout acheter,
l'ouvrier par exemple. Celui-là
c'était
le
plus
malheureux de
tous
» (F. L.).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 28/111
56 P. BOURDIEU
où l'essentiel des biens est
constitué
par
la
propriété foncière, le
droit
d'aînesse qui a pour
fonction
de garantir
la
terre transmise par les
aïeux, est inséparable
de
la dot, compensation accordée aux cadets
et
cadettes,
afin
qu'ils
renoncent
à
leurs droits
sur
la terre
et
la
maison.
Mais la dot,
à
son tour,
enferme
une menace : aussi s'emploie-t-on
à éviter à
tout
prix le partage qui ruinerait la famille. L'autorité des
parents,
la force des
traditions, l'attachement à
la terre,
à
la famille
et au nom, déterminent le cadet
à se sacrifier, soit qu'il
parte
pour
la
ville ou l'Amérique, soit qu'il reste à
la
propriété, sans
femme et sans
salaire28.
Que le mariage soit l'affaire de
la famille
plus
que
de
l'individu
et
qu'il se réalise selon les modèles strictement définis par
la
tradition,
il
suffit, pour l'expliquer, d'invoquer sa fonction
économique et sociale.
Mais il
y a aussi
que, dans la
société d'autrefois
et encore aujourd'hui,
la
ségrégation
des
sexes
est
brutale.
Dès
l enfance,
garçons et
filles
sont
séparés sur les bancs de
l'école,
au catéchisme. De
même,
à l'église,
les
hommes
se groupent à
la tribune ou dans
le
fond
de
la travée centrale,
près de
la
porte, tandis que les
femmes
se disposent sur les
bas-côtés
ou
dans la nef.
Le
café
est le lieu réservé aux
hommes et
lorsque les
femmes
veulent appeler leur
mari,
elles n'y vont pas elles-mêmes mais
envoient leur fils. Tout l'apprentissage culturel
et
l'ensemble du
système
de
valeurs
tendent
à développer
chez
les
membres de
l'un
et
l'autre sexe
des attitudes d'exclusion réciproque et
à
créer une
distance
qui ne peut
être franchie sans
gêne20.
En sorte
que l intervention
des familles était
d'une
certaine
façon
exigée
par
la logique du
système, et
aussi
celle
du
« marieur » ou de
la
«
marieuse », appelé
trachur
(ou talamè, dans
la
vallée
du
Gave de
Pau).
«
II fallait
un intermédiaire pour les amener
à se rencontrer. Une fois qu'ils se sont parlé, ça va. Il y
en
a
beaucoup
qui n'ont pas
l'occasion de
rencontrer
de
jeunes
filles
ou qui n'osent
pas
y
aller. Le vieux curé
a
fait
beaucoup de
mariages entre grandes
familles
de
bien-pensants. Par exemple B...
ne
sortait pas,
il
était timide,
il allait peu au
bal
;
le
vieux curé va
le
voir :
«
II faut te marier.
»
La
mère :
«
II
faudrait le
marier
mais il
ne
trouve
pas, c'est difficile.
»
«
II ne faut pas
regarder
la
dot,
dit
le curé ;
il
y a une fille qui sera pour
«
vous
une
fortune.
»
II
le
marie
avec
une
jeune
fille
pauvre, une
fille
de métayers qu'il
connaissait
par une tante
très
dévote. Le curé a fait
aussi le mariage
de
L... Dans
beaucoup de cas,
il
a fait accepter à
de
vieilles
familles,
qui
ne
voulaient pas déroger,
un
mariage avec des
filles
de
famille pauvre. Très souvent,
le
colporteur (croufetayre)
jouait
28. Contrairement à d'autres régions rurales, Lesquire ignorait les farces rituelles faites
aux célibataires garçons ou filles, à l'occasion du Carnaval par exemple. (Cf.
A.
Van Gennep,
Manuel de Folklore français,
t.
I,
1 et
2,
Paris, Ed. Auguste
Picard,
1943-1946.)
29 .
Le langage
est révélateur
:
les
expressions
ha
bistet
(mot
à mot : faire
des
vues), parla
ue
gouyate (mot à
mot : parler
à
une
jeune
fille),
signifient
courtiser.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 29/111
r.o
r*H. 5.
— Une
ferme isolée des
coteaux.
La maison
d'habitation
et les granges ferment
la
cour
sur
les
quatre côtés, donnant à l'ensemble l'apparence d'une forteresse.
Ph. 6. — Une grande
maison
abandonnée.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 30/111
Ph.
7. — Le bal du comice agricole.
Ph.
8. — Le bal du
comice
agricole.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 31/111
CÉLIBAT
ET
CONDITION PAYSANNE
57
le rôle de
trachur.
La mère lui
disait
:
« Je veux
marier
mon
fils.
»
II en
parlait à
des gens
qui
avaient une fille
à Ar., Sa.,
Og., et
où il passait.
Beaucoup
de
mariages se faisaient comme ça. D'autres fois,
c'était
un
parent
ou
un ami
qui
jouait
le rôle
d'intermédiaire.
On
en
parlait
aux
parents de
la
fille,
puis
on
disait au jeune homme : «
Viens
te
promener
« avec
moi, je vais te
présenter».» (P. L., 88
ans). La coutume voulait
que,
le mariage
conclu,
on
offrît au
trachur un
cadeau et
qu'on l'invitât
au
mariage.
De celui qui avait
tramé
le mariage, on disait
:
«
II
a gagné
une
paire de bottines » (que s'a gagnât u pa de
bottines).
C'est
dans
ce contexte qu'il
faut
comprendre le type de mariage
appelé
barate
dans
la
plaine
du Gave et crouhou
à Lesquire
et
qui unit
deux enfants
d'une famille
(deux frères ou deux sœurs ou
un
frère
et
une
sœur) à
deux enfants d'une
autre. «
Le
mariage de
l'un des enfants
donne
aux
autres
l'occasion
de
se
voir.
On
profite
de
l'occasion »
(P.
L.).
Il
faut
noter que, dans ce
cas,
sauf si l'une des
familles
compte plus
de deux
enfants, il
n'y a pas de versement de dot.
Ainsi,
la restriction
de
la
liberté de choix a
son envers positif.
L'intervention directe ou médiate
de
la famille et
surtout
de
la
mère
dispense de
la
recherche de
l'épouse.
On peut
être
lourdaud, rustre,
grossier,
sans perdre toute chance
de
se marier. Le cadet
de chez
Ba.,
« jaloux,
sauvage,
grincheux (rougnayre), pas charmant avec les
femmes, méchant », n'a-t-il pas
été
fiancé avec la fille An., la plus riche
et
la plus jolie héritière
du
pays
?
Et il
n'est peut-être
pas exagéré
de
pen
ser que par ce
mécanisme,
la
société
assure la sauvegarde
de ses valeurs
fondamentales,
à
savoir les
«
vertus
paysannes
»?
La
conscience
commune n'oppose-t-elle pas traditionnellement, le « paysan » (lou
paysà) au « monsieur
»
(lou moussu) ? Sans doute,
de même qu'il
s'opposait au paysan enmoussurit, enmonsieuré, le bon paysan s'oppos
ait
u paysan empaysanit,
empaysanné,
au hucou80,
à l'homme
des
bois et devait
savoir
se montrer
«
homme
de
compagnie
»
;
il
n'en reste
pas moins que l'accent était
toujours
mis sur
les
qualités
de paysan.
Surtout
lorsqu'il était question
de
mariage,
on attendait
d'un
homme
qu'il fût travailleur
et
qu'il sût travailler, qu'il fût capable de
diriger
son
exploitation,
tant par sa compétence que par
son autorité.
On
passait
également
sur
le
fait
qu'il
ne
sût
pas
nouer
des
amitiés
(ami-
gailhà's) avec les
femmes,
qu'il fût acharné à son travail au point de
négliger
certains
devoirs
de
société. Le jugement collectif était impi
toyable, au contraire, pour celui qui se mêlait de « faire
le
monsieur »
(moussureyà) au détriment de ses tâches
de
paysan.
«
II était trop
monsieur (moussu) ; pas assez
paysan.
Très joli homme pour sortir,
mais
pas
d'autorité »
(F.
L.,
88 ans). Toute la prime éducation
préparait
la jeune fille
à
percevoir
et
à juger
les prétendants selon les normes
30. Ce terme tend à désigner
actuellement
le célibataire
mot
à
mot :
chat-huant.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 32/111
58
P.
BOURDIEU
admises de toute
la
communauté31. Au « monsieur » qui
lui
aurait fait
la cour,
elle aurait répondu, comme
la bergère
de
la
chanson : « You
qu'aymi mey
u
bet hilh de pay a
»
(Moi j'aime mieux
un
bon fils
de
paysan)32.
Contradictions internes et
anomie
«
Les mains
qui
applaudissent
dans les
théâtres et
les cirques,
laissent
reposer les
guérets
et
les vignes. »
COLUMELLE.
A toute famille paysanne
se proposent des fins
contradictoires, la
sauvegarde
de
l'intégrité du patrimoine et le
respect de
l'égalité des droits
entre
les
enfants.
L'importance
relative
que l'on
accorde à
chacune
de ces
deux fins
varie
selon les
sociétés, ainsi que
les
méthodes
employées
pour
les atteindre. Le système béarnais se situe entre ces deux pôles : l'héritage
d'un
seul,
généralement l'aîné,
et
le partage équitable entre tous les
enfants. Cependant, la compensation accordée aux
cadets
n'est qu'une
concession
forcée
à l'impératif
de l'équité ; la coutume successorale
privilégie résolument
la sauvegarde du
patrimoine, octroyé à
l'aîné, sans
que
soient sacrifiés totalement,
comme
autrefois en Angleterre,
les
droits
des
cadets.
Avec le
célibat
des
cadets et le
renoncement à l'héritage,
le
système
s'accomplirait dans
toute sa logique
et
rejoindrait
la limite
vers
laquelle
il
tend,
mais
qu'il
n'atteint
jamais
parce
que
cela
reviendrait
à exiger de toute une catégorie
un
sacrifice total
et
impossible.
Si le
même
phénomène qui, autrefois, paraissait aller
de
soi est
aujourd'hui
saisi comme anormal,
c'est que
le célibat de
quelques-uns qui
était dans
l'ordre
parce
qu'il contribuait à
sauvegarder
l'ordre social,
menace maintenant les
fondements
mêmes de
cet
ordre. Le célibat des
31 .
De
même le
garçon
ne
pouvait qu'admettre et adopter l'idéal collectif, selon
lequel
l'épouse idéale est une bonne paysanne, attachée
à
la
terre,
dure
à
la peine,
« sachant
travailler
au dedans et au dehors, sans peur
d'attraper
des cals aux
mains
et capable
de
manier le
bétail » (F.
L.).
32.
«
Veux-tu
belle bergère me donner
ton
amour.
Je te serai
fidèle
jusqu'à la fin des jours.
You qu'aymi
mey u bet
hilh
de
paysà...
Pourquoi donc
bergère être si cruelle
?
Et bous moussu ta
qu'et
tan amourous
?
(Et
vous monsieur pourquoi
êtes-vous
si amoureux ?)
Je n'aime pas
toutes
ces demoiselles...
E you moussu qu'em
fouti
de bous... (et moi monsieur je me fous
de
vous) (recueilli
en
1959
à Lesquire).
Il existe
une
foule
de chansons qui,
comme celle-ci,
font dialoguer une
bergère,
rusée
et
forte
en gueule,
avec
un
franchimàn de la ville
(nom
péjoratif donné
à celui qui
s'escrime
à
parler
français,
franchimandeyà).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 33/111
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 34/111
60
P. BOURDIEU
Célibataires
natifs
des hameaux de Lesquire (suite).
Statut
social
et âge
Petits propriétaires
(moins
de 15
ha)
:
1)
21 à
25
ans
2) 26
à
30
ans
3)
31 à 35 ans
4)
36 à 40 ans
5)
41
ans
et
plus
....
Métayers
et
fermiers :
1) 21 à 25 ans
2) 26 à 30 ans
3)
31 à
35
ans
4) 36
à
40
ans
5)
41 ans et
plus
....
Ouvriers
agricoles :
1)
21 à 25 ans
2)
26 à 30 ans
3)
31
à
35 ans
4) 36 à 40 ans
5) 41 ans et plus
....
Domestiques
:
1) 21 à 25
ans
2) 26 à 30
ans
3) 31 à 35
ans
4)
36 à 40 ans
5)
41 ans et plus
....
Aides
familiaux
:
1) 21 à 25 ans
2)
26
à
30 ans
3) 31 à 35 ans
4) 36 à 40
ans
5) 41
ans
et plus
....
Totaux
Rang de naissance et sexe
H
Atné
1
1
1
1
12
2
3
3
1
1
3
15
14
12
4
10
89
Cadet
1
1
1
1
1
1
6
1
12
14
9
6
3
14
71
F
Ainée
1
3
1
2
8
Cadette
1
1
1
13
9
3
3
13
45
Totaux
2
1
1
2
12
2
4
1
1
1
1
5
2
6
2
15
45
33
21
10
39
213
Le pourcentage
de
célibataires croît
régulièrement à
mesure que Ton
va vers
les catégories sociales inférieures :
0,47% des
célibataires
sont
des gros propriétaires, 2,81 % des propriétaires moyens, 8,45 % des petits
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 35/111
CÉLIBAT ET CONDITION
PAYSANNE
61
propriétaires (soit
11,73%
pour l'ensemble
des
propriétaires
terriens),
4,22
% sont des
ouvriers agricoles,
2,81 % des
métayers
et des
fermiers,
11,73 % des
domestiques
et
69,50
% des aides familiaux. Il faut
pondérer
ces
chiffres,
en
tenant compte
de
l'importance
numérique
des
différentes
catégories34. Pour
les métayers
et
les fermiers, le
pourcentage des
cél
ibataires atteint
28,57%
; pour les ouvriers agricoles
81,81%
; pour les
domestiques 100 %85. Si,
comme
autrefois,
les chances
au
mariage
sont
beaucoup
plus
faibles
pour les
individus
appartenant aux
catégories
les
plus défavorisées, en
particulier les
ouvriers agricoles et
les domestiques,
U
apparaît
que le taux de célibat est relativement élevé
chez
les pro
priétaires
terriens.
Les 28
chefs d'exploitation célibataires et
les 22 aînés
qui, leurs parents étant vivants, ont été rangés parmi les
aides
familiaux,
représentent
22,32%
de l'ensemble des propriétaires terriens des
hameaux.
Il faut
observer
d'autre part que l'on compte
89
aînés célibataires
(soit 55,6%),
dont 49
âgés
de
moins
de 35 ans,
contre
71
cadets
(soit 44,4
%),
dont
38
âgés
de
moins
de 35
ans. Pour les filles,
le rapport
s'inverse, les aînées
ne
représentant que 15%
des célibataires contre
84% pour les
cadettes.
Ainsi,
une première
conclusion se
dégage :
les
chances au
mariage
sont moins étroitement
liées à
la
situation socio-
économique
qu'autrefois. Le privilège
du
propriétaire
et
de
l'aîné est
menacé.
Si,
évidemment, le capmaysouè se
marie
plus facilement
que
le
domestique ou l'ouvrier agricole, il
n'est
pas rare
qu'il
reste céliba
taireen
dépit de
tout, cependant que le cadet
de
petite
famille
trouve
une
femme.
Mais l'essentiel est que l'opposition entre
les aînés
d'une part,
les
cadets,
les
ouvriers et
les domestiques d'autre
part,
se trouve reléguée
à
l'arrière-plan, sans être
abolie,
par
l'opposition
entre le
citadin du
bourg
et
le paysan des hameaux.
34.
Cf. appendice III : Taille des familles selon la catégorie
socio-professionnelle
des chefs de
famille, tableaux III A
et B.
35.
Bien qu'ils soient devenus très
rares
(et du même
coup
très précieux)
les domestiques
n'ont pas une condition bien supérieure
à celle
qu'ils
auraient eue il y a cinquante ans. Entiè
rement soumis
à des
patrons souvent
autoritaires,
qui s'ingénient
à les dénigrer en
public pour
les déprécier
et
éviter
ainsi
qu'on
ne
les
leur
enlève, ils ne
peuvent
même
pas
songer à
se
marier.
On
jugera
mieux
à
travers ce témoignage de
l'un
d'eux,
né en 1928
:
«
J'ai été
à
l'école
jusqu'à 11 ans, au quartier Rey. Mon père avait une petite propriété
de
8
hectares,
comprenant
des
fougeraies
et des
bois,
des
vignes,
quelques prés et
3 arpents de
terre à
mais. J'avais
un
frère aîné et une sœur idiote ; j'ai été placé
à
11 ans chez L... comme domestique. C'est une place
rude, les
patrons sont
exigeants.
J'ai
été
comme
un
esclave pendant six
ans. J'étais crevé
à la
fois
physiquement
et
moralement. Ça vous
met
à zéro.
Il
fallait,
comme les oies,
rire
bruyamment à chaque
mot plus ou
moins amusant du patron.
Avec l'accord de
mes parents,
j'ai réussi
à me libérer du patron et à partir chez
R...,
un parent, pendant huit mois avant
mon régiment. Au retour j'ai travaillé
comme
ouvrier
agricole.
C'est dur, mais
ce
n'est pas
l'esclavage
comme
domestique. Après, je me
suis embauché
dans
les
entreprises des environs.
J'ai
travaillé pour le groupe scolaire, pour l'adduction d'eau. Maintenant je suis à la briquet
erie.
e marier ? Ah si j'étais
flic,
j'en
trouverais vingt; il faut les voir, les
femmes de gendarmes,
elles
sont
grasses...
Elles ne foutent
rien. »
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 36/111
62 P. BOURDIEU
Situation
matrimoniale des habitants
de
Lesquire
en fonction des
classes
d'âge,
du
sexe
et de la
résidence.
Classes
d'âge
Nés entre :
1933/1929 :
21 à
25
ans
1928/1924
:
26 à 30 ans
....
1923/1919
:
31
à
35 ans
....
1918/1914 :
36 à 40
ans
avant
1914 :
41 ans et plus . .
Totaux ....
Bourg
Célibat.
H
4
1
1
9
15
F
2
1
1
9
13
Mariés
H
4
6
4
7
54
75
F
4
4
6
5
67
86
Hameaux
Célibat.
H
30
36
20
14
63
163
F
14
15
3
3
15
50
Mariés
H
5*
14
13
14
204*
250
F
13
20
24*
14
257"
328
Totaux
76
97
71
58
678
980
Observations
•dont un veuf.
•dont
une
veuve.
•dont 16 veufs,
•♦dont 95 veuves.
Habitant
au
Population
de
Lesquire
en 1954
Bourg
Hameau
Totaux
Agés
de
moins
de 21
ans
75 299
374
Agés
de plus de
21 ans 189 791 980
Totaux 264 1 090 1 354
Tandis que les
célibataires hommes
âgés de plus de 21 ans constituent
seulement 16,44% de
la population
masculine du bourg,
ils
forment
39,76%
de
la
population masculine
du
hameau (soit 2,4
fois
plus),
le
pourcentage
pour
l'ensemble
de
la
commune atteignant
35,38%.
Pour
la
tranche de
31
à
40 ans, ces
différences
s'accusent36.
Les
célibataires
forment 8,35%
de
la population masculine du bourg et 55,73%
de
la
population masculine des hameaux,
le
fait essentiel étant que
le
taux
de
célibat est passé de 23,6
%
pour les
hommes du hameau,
âgés de plus de
40 ans, c'est-à-dire
la
vieille
génération,
à 55,73% pour les
hommes
âgés de 31 à 40 ans, c'est-à-dire
la
jeune génération , soit un accroissement
du
simple au
double.
36. L'âge
moyen
au
moment du mariage est de 29 ans pour
les
hommes et de 24 ans pour
les femmes.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CÉLIBAT ET CONDITION
PAYSANNE
63
Chez les
femmes,
le phénomène présente
une
allure
toute
différente.
Étant donné que
le
nombre des femmes qui quittent
la
commune, soit
pour travailler
en
ville, soit
par le
mariage, est beaucoup plus grand
que
le
nombre
correspondant
d'hommes
(comme
le
montre
la
pyramide
des âges),
la
comparaison entre le taux de célibat des hommes
et
le taux
correspondant pour les femmes
n'est
pas fondée. Il n'en est pas
de même
de
la comparaison entre le
taux de célibat
des femmes du bourg et
des
femmes
du
hameau.
Les célibataires
femmes
constituent
13,13%
de
la
population
féminine
du bourg âgée
de plus de 21
ans,
contre
13,22 % pour
le
hameau
;
le pourcentage
pour
l'ensemble de
la commune étant
de
13,20
%
la
différence est négligeable. Au
bourg,
les célibataires
femmes
forment 17,39% de
la population
féminine
âgée
de 21 à 40 ans, contre
33% au hameau (soit
un rapport
de 1 à 1,9). Ainsi, tandis que
l'opposi
tionntre le bourg
et
les
hameaux
est très fortement
marquée
en ce
qui
concerne
les
hommes, elle
est nulle
lorsque
nous
considérons
l'ensemble
de la population féminine adulte, les femmes du hameau
de
la jeune
génération
étant
cependant défavorisées
par
rapport à
leurs aînées, mais
infiniment
moins
que les
hommes37.
Ainsi,
si
nous faisons
le bilan
des résultats acquis jusqu'ici, il
apparaît
premièrement que
les chances au mariage
sont
sept
fois plus grandes
pour un garçon de
la
jeune génération (31 à 40
ans)
résidant au bourg,
que pour
un garçon de
la
même
génération né
au
hameau ;
deuxiè
mement,
que la
disparité entre les filles du hameau
et
les
filles du
bourg
est beaucoup moins grande qu'entre
les garçons, les
filles du bourg
n'ayant
que
deux
fois
moins
de
chances de
rester
célibataires
que
les
filles du
hameau88.
37 . Si nous
considérons la
population
féminine
résidant à Lesquire (compte non tenu des
femmes
nées
à
Lesquire
et mariées ou
résidant à
la ville), il apparaît que,
au
bourg, une femme
de
plus
de 21 ans
sur
sept est
célibataire,
le taux atteignant 2
sur
11 pour
les
femmes âgées de 21
à 40 ans. Au hameau,
la proportion est la même pour
les
femmes
âgées
de plus de 21 ans
;
elle
atteint 1/3
pour les
femmes de 21 à 40
ans.
L'influence de la résidence
sur les chances
au
mariage
s'exerce
donc
aussi
sur
les
femmes
qui demeurent à Lesquire.
38 .
Considérons seulement la
distribution
marginale
des
données ci-dessus :
Hommes Femmes
Célibataires Mariés
Total
Célibataires Mariées
Total
Bourg 15 75 90 13 86 99
Hameau 163 250 413 50 328 378
Total 178 325 503 63 414 477
La
résidence
et
le
style de vie
corrélatif influent
(de
façon
très
significative, X* = 16,70) sur
la situation m atrimoniale :
il
y
a
5
fois
plus d'homm es m ariés que de
célibataires au
bourg
et
seu
lement 2 fois plus (1,99)
dans les
hameaux. Au
contraire,
la résidence n'influe pas de façon
significative (X2
=
0,67) sur le statut matrimonial des femmes.
(Suite de la note,
p.
64.)
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 38/111
64
P.
BOURDIEU
Les
facteurs de bouleversement du système des
échanges
matrimoniaux.
L'apparition de ces
phénomènes anormaux
révèle
que le
système
des échanges
matrimoniaux,
dans son
ensemble,
a subi
un
boulever
sement rofond
dont il
faut saisir
les
causes
essentielles
avant d'analyser
la
situation
actuelle. C'est,
en
premier lieu,
à
travers la
dot
que le
système
dont elle
constituait la clé
devoûte a été ébranlé.
En
effet, avec l'inflation
consécutive
à
la guerre,
l'équivalence
entre la
dot comme
part du
patr
imoine et la
dot comme donation faite à celui qui se marie
ne
peut plus
être
maintenue. « Après
la guerre, on
pensait que les «
prix
de
folie
»
redescendraient. Vers 1921,
la
vie commence à baisser, les
porcs et
les
veaux
baissent
; mais ce n'était qu'un mouvement sans lendemain.
Quelques mois
après,
les cours recommencent à grimper l'échelle. Gela
entraîne
une véritable
révolution
:
les
épargnants
sont
ruinés
;
combien
de procès
et
de
disputes entre propriétaires
et
métayers, entre fermiers
et
patrons G'est
la
même chose pour les
partages
: les cadettes,
mariées
depuis
longtemps, veulent réestimer
l'héritage au
cours
du jour.
Pour
les mariages,
la
dot compte de moins
en
moins. Aujourd'hui on n'y
attache presque
plus d'importance.
Que
vaut
l'argent? Il
faudrait
demander
beaucoup.
Une
propriété
qui valait
20
000 francs avant 1914,
vaut maintenant 5 millions. Personne
ne
pourrait payer des dots
en
proportion.
Qu'est-ce que c'est maintenant une
dot de
15 000 francs ?
Alors on s'en
fiche
»
(P.
L.-M.). De
ce fait, la dépendance des
échanges
matrimoniaux
à
l'égard
de
l'économie
décroît, ou, plus
exactement,
elle
change de forme ; au
lieu
de
la
situation
dans la
hiérarchie
sociale
définie
par le patrimoine
foncier, c'est
beaucoup plus le statut
social — et
plus
précisément le
style
de vie
corrélatif — qui apparaît
comme
lié
au
mariage.
A l'ébranlement
de
la base économique
du
système, vient s'ajouter
un véritable renversement
des
valeurs.
En premier lieu, l'autorité des
anciens qui
reposait,
en
dernière instance,
sur
le
pouvoir
d exhéréder,
s'affaiblit,
partie pour
des
raisons
économiques,
partie sous
l'influence
de
Regroupons
maintenant
les données marginales concernant les
célibataires
:
Célibataires Mariés
Total
Bourg 15 13 28
Hameau
163 50 213
Total
178 63 241
Les
épreuves
de
signification autorisent à conclure que
la
résidence
n'exerce
pas
la
même
influence
sur les
hommes
et sur les
femmes, sur
les hommes
du bourg
et sur les h ommes des
hameaux.
Comme
il a été établi que
la
divergence ne tient
pas
à
la
différence
de situation
entre
les
femmes
du
bourg
et les
femmes
du hameau,
ni
entre les hommes du bourg et les
femmes
du bourg,
elle
ne
peut
être due qu'à
la
situation particulière des hommes des hameaux.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 39/111
/['■
Ph.
9.
—
Le bal
du
comice agricole.
Debout
au bord
de la piste,
un
groupe de spectateurs
plus
âgés observent sans parler.
Comme
happés
par
la tentation d'entrer dans
la
danse, ils avancent
parfois et resserrent l'espace laissé aux danseurs.
Ils sont tous là, tous
les
célibataires. Le jour du
comice agricole, tout
le
monde
est
« sur
la
Prome
nade
, et
tout
le
monde
danse, même les vieux.
Les
célibataires, eux,
ne
dansent pas
davantage,
mais
on
les
remarque moins, parce que
les
hommes et
les
femmes
du village sont venus, les uns
pour
bavarder
avec
les amis, les autres
pour
épier,
cancaner
et faire
mille conjectures sur
les
mariages possibles.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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"Salon"
L
Couloir
Chai
u
a
cd
U
i
Rue
1
Salle
commune
Cheminée JlEvier
r
Cuisine
Porcherie
s.
Cour
o
ci
3
O
Pressoir
©
Etable
vers
le
jardin
l
U
D
-
Remise pour les
instruments
agricoles
Fig.
2.
—
Plan
type
de
maison
du
bourg.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 41/111
CELIBAT
ET
CONDITION PAYSANNE
65
l'éducation et des
idées
nouvelles39. Les
parents
qui ont
voulu
manifester
leur autorité
en
menaçant les
enfants
d'exhérédation, ont provoqué
Féparpillement
de leur
famille,
les jeunes partant pour
la
ville. Ceci
est
vrai
surtout
pour les
filles,
autrefois
enchaînées
à
la
maison
et
contraintes
d'accepter
les décisions de leurs parents. «
Aujourd'hui,
combien de
filles
voyons-nous
attachées à
la
terre ? Aucune. Avec 'instruction,
toutes
ont
un emploi.
Elles préfèrent
se marier
avec un employé, n'importe.
Il
a «
la
solde
» tous
les jours. Autrement,
il
faut
travailler tous
les jours sans
savoir. Autrefois ? Et où
fallait-il partir
? Maintenant elles peuvent. Elles
savent
écrire...
» (J.-P. A.). «
Les filles sortent autant que
les garçons
;
elles sont
même plus dégourdies
souvent...
C'est l instruction. Autrefois
il
y avait
des
filles placées
en ville,
bien
sûr.
Maintenant elles ont
des
emplois ; elles ont des C.A.P. tout ça... Autrefois beaucoup de
filles
allaient
se
placer
et
se
faire
un
peu
d'argent
pour
leur
trousseau, puis elles
revenaient. Maintenant, pourquoi revenir ? On
ne
trouve
plus
de
coutur
ières. Avec 'instruction,
elles
partent quand elles veulent
»
(P. L.-M.).
Le relâchement
de
l'autorité paternelle,
l'ouverture
des jeunes
à de
nouvelles
valeurs,
ont ôté à la famille son rôle d intermédiaire actif
dans la conclusion des
mariages.
Parallèlement,
l intervention
du
«
mar
ieur
» (lou
trachur)
est
devenue
beaucoup plus
rare40.
Par suite,
la
recherche
d'un
partenaire est laissée à l'initiative
des
individus.
Dans
l'ancien système
on pouvait se dispenser de «
courtiser
»
et l'on
pouvait
tout ignorer de l'art de faire
la
cour. Aujourd'hui tout est changé.
La séparation
des sexes n'a
fait
que
croître avec
le
relâchement
des liens
sociaux,
particulièrement
dans
les
hameaux41, et
l'espacement
des
occasions de rencontre. Plus que jamais, les « intermédiaires » seraient
indispensables ; or « les jeunes sont plus
«
fiers
»
(n.a. :
orgueilleux)
qu'autrefois
; ils se
trouveraient tout
à fait ridicules si
on
les
mar
iait » (J.-P. A.). De
façon générale, la jeune génération ne
comprend
plus les
modèles
culturels anciens. A
un système
d'échanges matri
moniaux
dominé par
la règle
collective, a fait
place
un système régi
par la logique
de
la compétition
individuelle. Dans
ce contexte, le
paysan
des
hameaux est tout spécialement désarmé.
A
la fois
parce
qu'elles sont rares et
parce
que
tout l'apprentissage
tend
à
séparer
et
à
opposer
les sociétés
masculine
et
féminine,
les
rela
tions entre les
sexes
manquent de naturel
et
de
liberté.
« Pour séduire
39 .
Il
est des familles où l'autorité des parents reste absolue. « Récemment
encore
une
fille
Bo.,
l'aînée, a été mariée à un
garçon
de
la montagne ; ce garçon
est venu habiter
Lesquire.
La
mère
a tramé le
mariage de sa fille
cadette, âgée
de
16 ans,
avec
le frère aîné du
mari de sa
fille
aînée. Elle disait : «
II
faut
les
marier jeunes,
après
elles veulent choisir » (J.-P. A.). Ce type
de mariage
est
appelé barate
(ha
ue
borate).
40 .
Fait
significatif,
les
jeunes
générations ne
connaissent même pas le mot
trachur,
ni
les
coutumes
anciennes. U
est encore des gens qui
se mêlent de
tramer les mariages.
Mais
on les
considère avec quelque
ironie.
41. Voir
p.
85 sq.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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66
P.
BOURDIEU
les
filles,
le paysan promet le
mariage,
ou laisse supposer
; la camarad
erie
'existe pas.
Il
n'y a
pas
de relations
constantes entre
les garçons
et
les
filles. Le
mariage
joue
le
rôle d'appât. Autrefois peut-être,
mais
maintenant
ça
ne
marche
pas.
Le
mariage
avec
un
paysan
est
dévalorisé.
Us n'ont plus
aucun
argument de séduction »
(P. C,
32
ans,
villageois).
Le
seul
fait d'aborder une fille
et
de lui parler, est toute
une
affaire.
Alors que
— et
peut-être parce
que — l'on
se connaît depuis l enfance,
la moindre approche est
de grande
conséquence
parce
qu'elle
rompt
brusquement le rapport d'ignorance
et
d'évitement
réciproque42. A la
gêne et à la maladresse du garçon répondent les sourires niais
et
l'attitude
embarrassée de
la jeune fille. On ne
dispose
pas
de cet
ensemble
de
modèles gestuels
et verbaux qui faciliteraient
le
dialogue
:
serrer la main,
sourire, plaisanter, tout fait problème. Et puis
il
y a l'opinion qui
observe
et juge, conférant
à
la rencontre la plus banale la
valeur
d'un
engagement
irréversible.
Quand
on
dit
de
deux
jeunes
gens
qu'
«
ils
se parlent », cela signifie qu'ils vont se marier... Il n'existe pas,
il
ne
peut
pas exister
de
relations neutres.
En outre,
tout
tendait autrefois
à
favoriser
le
bon paysan, la valeur
du
propriétaire
dépendant
de
la valeur
de
la propriété
et
réciproquement.
Les
normes présidant
à
la
sélection
d'un
partenaire
étaient valables,
au
moins
grossièrement, pour
l'ensemble de
la
communauté : l'homme
accompli
devait
unir
les
qualités
de bon paysan
et
d'homme de compag
nie
t
réaliser
un
juste
équilibre
entre lou
moussu
et
lou
hucou,
bref
entre le rustre
et
le citadin. La société d'aujourd'hui est dominée par des
systèmes
de
valeurs
divergents
:
à
côté
des
valeurs
proprement rurales
qui
viennent
d'être définies, apparaissent des valeurs empruntées au
monde
urbain
et adoptées
surtout
par
les
femmes ; dans cette
logique,
le privilège
se
trouve conféré
au
« monsieur »
et
à
l'idéal
de sociabilité
urbaine tout à fait
différent
de
l'idéal
ancien, qui concernait avant tout
les relations
entre
les
hommes ; jugé
selon ces
critères,
le
paysan devient
le hucou.
Mais le fait
essentiel
est sans
doute que
cette société,
autrefois
rel
ativement fermée sur soi,
s'est
résolument ouverte au-dehors. Il s'ensuit
d'abord que les aînés,
enchaînés
au
patrimoine qu'ils
ne
peuvent aban
donner
sans
déshonneur,
ont
souvent
plus
de
peine
à
se
marier —
surtout
s'il
s'agit
de
petits propriétaires
— que
leurs cadets qui ont déserté
42. «
Ils
manquent
de confiance
en
eux-mêmes. Ils n'osent plus, après
l'avoir
regardée
pendant quinze ans,
aborder
une fille. Ils se disent : « Elle n'est pas pour moi » Ils
vont
à
l'école.
Ils travaillent
sans passion.
Ils ont le
certificat d'études
ou
le niveau. Si les
parents
ne les
poussent pas, c'est
la
règle (depuis
quelques
années, ça change), ils retournent à
la
propriété et
s'enlisent
doucement.
Ils
ont
une
vie tranquille,
le dimanche
un peu
d'argent de
poche.
Ils
partent au service
militaire,
s'écrasent
un
peu plus, s'aplatissent. Ils reviennent,
les
années
passent, ils ne se marient pas » (A. B.). «
II
faut
les voir.
On
n'arrive
pas devant une fille
décontracté. Le
sentiment ne sait
pas s'exprimer.
On
a honte. Tu parles Ils ont
l'occasion
de
discuter cinq
minutes
tous les quinze
jours
avec
des filles auxquelles ils ont peut-être pensé
sans
arrêt pendant
ces quinze jours » (P. C).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CELIBAT
ET CONDITION PAYSANNE
67
la terre et
ont gagné
la
ville ou les bourgs
voisins.
Mais
l'exode
est
essentiellement
le
fait
des femmes
qui, on
l'a
vu, sont beaucoup mieux
armées
qu'autrefois pour affronter
la
vie urbaine
et
qui aspirent toujours
davantage
à
fuir
les servitudes
de
la
vie
paysanne.
«
Les
jeunes
filles
ne
veulent plus être paysannes. Ce n'est pas facile de trouver une
femme pour
beaucoup de
jeunes
gens,
fils
de
fermiers,
de
métayers
et
même
de
propriétaires, surtout quand
la
ferme est perdue dans la
campagne, loin de
l'école et
de l'église,
des boutiques, d'un
chemin
passager, surtout
quand
le pays est rude, la terre
maigre
et dure
à
tra
vailler. Ça a
commencé
après 1919.
Quand
les fils
de
paysans qui
n'avaient pas l'amour
de
la terre chevillé au foie,
ont commencé à
partir
pour occuper les emplois
de
la ville, les jeunes filles ont pu trouver des
partis
qui leur assuraient une vie oisive
et
plus aisée, une maison où
elles
pouvaient
être
«
maîtresses »
(daunes)
dès
le
premier
jour.
Autrefois,
avant
l'inflation,
les parents de jeunes
filles
à marier
(maridaderes)
leur
donnaient une bonne dot pour les « caser » chez
des paysans ; ils
savent
qu'avec
la
monnaie actuelle, cette
dot
qui leur a coûté tant de sacrifices
n'a plus
aucune
valeur. Ils préfèrent envoyer
leurs filles
avec un petit
trousseau
et
quatre sous dans le porte-monnaie ; ils savent que, comme ça,
elle
ne
viendra pas
se
plaindre
plus
tard de travailler
comme une esclave
toujours traitée
en étrangère
»
(P. L.-M.).
(Voir
aussi appendice VI.)
Moins
liées à la terre que les
garçons
(les aînés
en
tout
cas), pourvues
du
minimum d'instruction
indispensable
pour
s'adapter
au
monde
urbain,
partiellement
libérées
des
contraintes
familiales
en
raison
det
l'affaiblissement
des
traditions, plus promptes à adopter les modèles;
de comportement urbains, les filles
peuvent
gagner les
villes
ou les
bourgs
plus aisément
que
les garçons. Pour mesurer l'importance relative de
la
migration
des hommes et
des
femmes, il
suffira de comparer
le
nombre
de garçons
et
de
filles
nés
à Lesquire pendant une
période donnée
et
qui y ont été recensés
en
1954, au nombre de
garçons
et
de
filles
dont
la naissance
a
été déclarée
à
l'état civil,
pendant
la même
période.
1. Garçons.
•
Nés à Lesquire
Résidant
à Lesquire en
1954.
Départs
Pourcentage de départs . . .
Années
de
naissance
1923
à
1927
88
67
21
24%
1928
à
1932
80
49
31
38%
1933
à
1937
65
44
21
32%
1938
à
1942
40
33
7
17%
Total
273
193
80
29%
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 44/111
68
P.
BOURDIEU
2. Filles.
Nées
à
Lesquire
Résidant à Lesquire en 1954.
Départs
Pourcentage de départs . . .
Années
de naissance
1923
à
1927
86
40
46
53%
1928
à
1932
65
41
24
27%
1933
à
1937
71
40
31
43%
1938
à
1942
47
35
12
29%
Total
269
156
113
42%
Outre
qu'il
fait
apparaître
une
baisse
importante de
la
natalité
(soit
plus
de
50% entre
1923
et
1942),
ce
tableau
montre que
les
femmes
quittent Lesquire plus que les hommes
: parmi
les gens âgés
de 27 à
31
ans
en 1954,
il est parti
2,22 fois
plus de
femmes que d'hommes (et 1,4 fois
pour
les
années
1923 à
1942).
En gros,
six femmes et quatre hommes
quittent le village chaque année.
Pour
les
femmes,
les départs
com
mencent tôt, dès l'adolescence.
Les
hommes
ne
partent
que
plus
tard, et
surtout entre 22
et
26 ans, c'est-à-dire après le service militaire.
L'ampleur de l'exode
des femmes (42 %,
soit
près
de
une sur deux)
ne
doit
pas
dissimuler
l'émigration des hommes (29 %, soit près
de un
sur
trois),
faute de
quoi
on s'interdirait
de
comprendre
que
le
taux
de
célibat
ait pu croître relativement
chez
les femmes
de
la jeune génération
restées
dans
les
hameaux,
alors que
l'on
serait
tenté
d'expliquer le taux patho
logique
du
célibat
masculin par une
pénurie de
femmes43.
Or, les habitants de Lesquire ont une
juste
perception de
la
situation
objective :
il n'est pas un
informateur
qui n'évoque l'exode des
femmes,
le plus souvent
en
le
surestimant.
Il s'ensuit
que
les
femmes
ont l'espoir
de quitter Lesquire tandis
que la
plupart des hommes se sentent
condamnés à y vivre (et cela d'autant plus que
l'exode
masculin est
relativement minimisé). Elles sont donc fondées à se préparer au
départ
dès la fin
de
l'adolescence et
à se détourner
des hommes du
village,
43.
Les
causes du célibat des jeunes filles se sont pas exactement
les
causes du célibat des
garçons.
Sans doute, certaines
jeunes
filles
restent
soumises à des déterminismes semblables
à
ceux
qui favorisent le
célibat
des hommes. C'est le cas
de
certaines jeunes filles
eéipaysanides,
empaysannées, mal
accoutrées,
maladroites
;
comme
leurs compagnons
d'infortune,
elles
font
tapisserie au bal
et
sont
laissées
pour
compte. C'est le
cas de
certaines héritières qui
restent
à
la
propriété pour ne pas abandonner
leurs
parents, le cas
de
celles qui restent aux
côtés
d'un frère
condamné au
célibat ; on trouve de tels
couples
de célibataires
dans
une trentaine
de maisons.
Il
y a aussi
les
jeunes filles de mauvaise réputation que
les
jeunes gens, par crainte
du ridicule et du
jugement collectif,
ne s'aventurent
pas
à
courtiser.
Enfin, pour certaines
jeunes filles du bourg, le célibat tient
à
l'impossibilité où elles
sont
de
trouver un
parti corre
spondant à leurs
aspirations
et à leurs façons
de
vivre, en
sorte
qu'elles
préfèrent
rester cél
ibataires
plutôt
que d'épouser un paysan des hameaux.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 45/111
CELIBAT ET CONDITION PAYSANNE
tandis que les hommes cherchent
à bâtir leur avenir
dans
le
pays
même.
Une
analyse du
sex-ratio
pour
les différentes
classes
d'âge (d'après
le recensement de 1954) confirme ces observations.
Classe
d'âge
Avant
1893
. .
1893-1902 ...
1903-1912 ...
1913-1922 ...
1923-1932
...
1932-1954
...
Total
.
Sex-ratio
et
répartition selon la résidence
Bourg
M
24
16
19
13
19
32
123
F
41
18
19
14
13
36
141
61,53
88,88
100,00
92,82
146,15
88,41
88,48
Hameaux
M
105
70
87
63
97
157
579
F
125
52
74
42
67
151
511
86,06
134,61
117,56
150,00
144,77
103,98
113,97
Ensemble
M
129
86
106
76
116
189
702
F
166
70
93
56
80
187
652
1354
80,12
122,85
113,97
135,71
145,00
96,25
108,53
Si
l'on
se rappelle que, pour l'ensemble
de
la France
il
est
en
1954
de 92,00, on voit que
le
sex-ratio de
la population
de
Lesquire est anor
malement élevé
; bas
pour les
gens
ayant plus de 60 ans
et
pour les moins
de 22
ans,
trop
jeunes
pour
émigrer,
il
est très
haut
pour toutes les
classes
intermédiaires, ce qui
permet
de conclure que le taux d'émigration
est plus fort pour les
femmes que
pour les
hommes et
ceci tout parti
culièrement dans les hameaux, le
sex-ratio de
la population
agglomérée
étant toujours inférieur à 100, sauf pour les années 1923 à 1932.
Contradictions internes.
Ainsi,
sous
l'action de diverses
causes,
une
véritable
restructuration
s'est
opérée.
Cependant,
bien
que
ses
conditions
d'exercice soient tout
autres,
le
principe
fondamental
qui
domine
la logique
des
échanges
matrimoniaux, à savoir
l'opposition
entre mariages de bas
en haut et
mariages de haut
en bas, s'est trouvé
maintenu.
C'est que
ce
principe
est
étroitement
lié
aux valeurs fondamentales
du
système
culturel.
En effet,
bien
que l'égalité
soit absolue entre les hommes
et
les
femmes en
ce qui
concerne
l héritage, tout le système culturel reste
dominé
par le primat
conféré
aux hommes et aux valeurs
masculines44.
44. L'existence
d'une différence d'âge
importante
(5 ans
en
moyenne)
en
faveur de l'époux
en est un autre indice.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 46/111
70
P. BOURDIEU
Dans l'ancienne
société,
la
logique des échanges matrimoniaux
dépen
daittroitement
de
la hiérarchie sociale qui,
elle-même,
reflétait la répar
tition
de
la propriété foncière ; plus, elle
avait
pour fonction sociale
de
sauvegarder cette hiérarchie et
à travers
elle,
le
bien
le
plus
précieux, le
patrimoine.
Il
s'ensuit
que
les
impératifs
de
l'ordre
économique
étaient
en
même
temps des impératifs sociaux, des impératifs d'honneur. Se
marier
de
haut en bas, ce
n'était
pas
seulement exposer
l'héritage des
aïeux,
mais aussi
et
surtout déroger, compromettre un nom
et
une
maison
et
par là, menacer tout l'ordre
social.
Le mécanisme
des
échanges
matri
moniaux était le résultat de
la
conciliation harmonieuse
d'un
principe
propre à
la
logique spécifique des échanges matrimoniaux (et
indépen
dant
e
l'économie) et
de
principes
ressortissant
à
la
logique
de
l'écono
mie,
savoir les différentes normes imposées par le
souci
de
sauvegarder
le
patrimoine, telles que
le droit d'aînesse ou la règle
de
l'équivalence des
fortunes.
Sans
doute, l'influence
des
inégalités
économiques
se
fait
sentir
aujourd'hui encore. Cependant,
tandis qu autrefois, parce qu'il s intégrait
dans la
cohérence
du système,
ce principe
n'empêchait certains
mariages
que
pour en favoriser
d'autres,
tout
se passe
aujourd'hui
comme
si la
nécessité
économique
s'exerçait seulement de façon négative, empêchant
sans
favoriser. Parce qu'il continue à
fonctionner
alors que le système
dans lequel
il
détenait une fonction essentielle s'est effondré, ce principe
ne
fait qu'accroître l'anomie.
«
Maintenant le besoin
d'une
femme est
plus
grand.
Il
n'est
pas question de
refuser un
mariage,
comme
autrefois,
pour une
histoire
de dot » (J.-P. A.). Et pourtant, bien
que la
nécessité
pousse
à
transgresser
les
principes
anciens,
ceux-ci
agissent
encore comme
à
vide et
à contretemps. C'est ainsi, par exemple,
que
les mères se
soucient surtout de « marier
la
fille » alors qu'il faudrait songer plutôt
au fils. C'est ainsi
que
les normes
anciennes
(devenues
«
préjugés »)
interdisent encore plus
d'un
mariage entre un aîné de grande
famille
et
une jeune fille
de
basse extraction46. C'est ainsi que,
parmi
les
hommes des hameaux,
globalement
défavorisés, certains
le
sont
dou
b l emen t,
à
savoir ceux qui
l'étaient
déjà dans l'ancien
système, les
cadets qui restent
à
la terre et les plus
pauvres,
métayers,
fermiers,
domestiques.
45. Toute
une
catégorie
de
célibataires (surtout parmi
les
hommes
de
40 à 50 ans) apparaît
comme
le
« produit » de ce décalage entre
les
normes anciennes et la situation
nouvelle.
« Cer
tains
jeunes
gens
de grande famille qui ne voulaient pas déroger et qui n'avaient pas vu le
changement de situation sont restés
comme
ça, célibataires.
C'est par
exemple
le cas
de
Lo.,
un
de
ces paysans
de
Lesquire qui ont eu,
après
la
guerre, le vent en poupe. Fils
de
bons paysans,
ayant pas mal d'argent de
poche, toujours
bien
habillé, il a fréquenté le
bal
assez
longtemps.
Il
fait partie de ces paysans, fils de bonne maison, argentés, qui
avaient
un certain succès pour
toutes ces
raisons
et qui n'avaient pas encore «c
d'insuccès
» parce
que
paysans. Il est certain
que
bon nombre
de
filles
pour lesquelles
il a
fait
« la fine
bouche
» feraient
bien
son
affaire
en
ce
moment.
Pourtant,
il ne parait pas regretter d'avoir laissé passer le bon moment.
Il
se
console
en
ce
moment,
chaque semaine autour du
pintou (dem i-litre
de vin) avec
ses
compagnons
d'infortune... » (P. C).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 47/111
CÉLIBAT
ET CONDITION PAYSANNE
71
L'attention
excessive
vouée
au montant de
la
dot,
la crainte des frais
entraînés
par
les festivités de
la
noce,
par la réfection
de
la maison qui
est de tradition au moment du mariage, par
l'achat du
trousseau que
l'on
expose
aux
invités,
la
réticence
des
jeunes
filles
à
supporter
l'autorité
excessive des parents qui
restent
maîtres
du
budget
et
de l'exploitation,
sont autant d'obstacles ou d'empêchements qui font souvent échouer
les
projets de
mariage. Le
temps
passe ; entre-temps, la jeune fille
a « trouvé »
le gendarme ou le facteur. Avec ceux-ci,
tout
est simple
: il
n'est
pas question
de dot, de trousseau, de cérémonies
et
de
fêtes dispen
dieuses et
surtout de
cohabitation
avec
la
belle-mère.
Si
elle continue
à
exercer une influence
déterminante
sur le méca
nisme des
échanges matrimoniaux,
l'opposition entre
les aînés
et
les
cadets
a
aujourd'hui une
signification fonctionnelle toute
différente.
L'étude de 100 mariages enregistrés à
l'état
civil entre 1949
et
1960 le
montre clairement
:
on dénombre en
effet
43
mariages
entre
un
héritier
et
une cadette, 13 entre
un cadet
et une héritière,
40
entre deux cadets
et
4 seulement
entre deux héritiers. Ainsi, les mariages entre cadets,
jadis
l'exception,
sont
devenus
aujourd'hui
presque
aussi
nombreux
que les mariages entre héritiers et cadettes. Cela se comprend si l'on
observe, d'une part que
les
cadets
mariés à
des
cadettes ont à
peu
près
tous un emploi
dans le
secteur
non-agricole, et d'autre part que,
pour
les
gens du bourg, l'opposition
entre l'aîné
et le
cadet a
une fonction
très secondaire dans
les échanges matrimoniaux, les
différents
types
de mariage se
réparties
ant au hasard. Beaucoup moins dépendants
qu'autrefois
à
l'égard
de
« la
maison
»
parce
qu'ils
se
sont
assuré
d'autres
sources
de
revenus qui leur
permettent
de s'installer
ailleurs,
beaucoup
moins attentifs au
montant
de
la
dot, les
cadets
n'hésitent pas à épouser
des cadettes sans fortune.
La rareté
relative
des mariages entre
héritières et
cadets tient essen
tiellement à ce que, par le seul fait
qu'elles
quittent
la
maison,
nombre
d'héritières qui se marient
à l'extérieur
du village ou
à
Lesquire même,
renoncent au droit d'aînesse qui est dévolu le plus souvent à leur frère
cadet.
C'est
le
cas, principalement,
des
aînées de
familles nombreuses
qui ne peuvent pas
attendre
pour
se
marier que leurs jeunes frères
aient
atteint
la
majorité
et
qui
préfèrent
partir
à
la
ville.
C'est
aussi
le
cas,
très
fréquemment,
des
« petites
héritières
»
qui laissent la place
à un frère
cadet.
Ainsi les
héritières
qui étaient de tous temps moins nombreuses
que les héritiers, tendent à devenir
très
rares.
Alors
que pour les
gens
du bourg
et
plus généralement pour les
salariés
du
secteur non-agricole,
la
plupart
des,
empêchements anciens
ont
disparu,
ils
continuent à s'imposer
aux paysans des hameaux,
comme
le
montre
l'extrême
rareté des unions entre deux héritiers (4 %). Les
mariages entre héritiers et
cadettes
et, moins fréquemment,
entre
héri
tières
et
cadets,
demeurent
la
règle.
Mais
l'existence
d'un taux
de
célibat
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 48/111
72
P.
BOURDIEU
élevé, même parmi les héritiers, témoigne,
une fois encore, que
le
système ancien est demeuré
assez
vivant pour imposer
l'observance des
principes fondamentaux, mais
non
pour
favoriser
effectivement cela
même
que
ces principes prétendaient
garantir.
En effet,
la logique
du
système
tendait
à
faire
en
sorte
d'une
part
que
le
patrimoine
ne
pût
être aliéné, morcelé ou abandonné
et
d'autre
part que
le
lignage
se per
pétuât ;
à
cette fin,
on mariait toujours
l'héritier ou l'héritière qui, lors
qu'ils
n'avaient
pas
d'enfants, laissaient
leurs droits
aux
cadets. Si,
de ces
deux fonctions, la première
se trouve remplie
— plus
efficacement que
jamais peut-être
du fait
que le départ
des cadets et des femmes
éloigne
la
menace
du
partage
et
laisse
la terre
à l'aîné ou à celui qui tient sa
place46 —
le célibat de l'aîné annonce
la fin
du lignage.
Du
système
ancien, il
ne reste
pour les
paysans
des hameaux que les déterminisme»
négatifs.
Ainsi,
bien
que
le
taux
de célibat se
soit
sensiblement accru
au
cours
des dernières années, le bouleversement des échanges matrimoniaux
ne
peut pas être décrit comme une simple
modification
quantitative
de
la
répartition des
différents
types
de
mariage. Ce
que l'on
observe
en
effet,
ce
n'est
pas la
désagrégation
d'un système de
modèles de compor
tement que viendraient
remplacer de
simples règles statistiques
mais
une
véritable
restructuration,
Un
système
nouveau, fondé sur l'opposition
entre
le
villageois et
le
paysan
des hameaux tend à se substituer
au
système ancien, fondé sur les oppositions entre l'aîné
et le cadet
d'une
part,
entre le grand
et
le petit propriétaire
(ou
le non-propriétaire)
d'autre
part.
Considéré
isolément,
le
système
des
échanges
matrimoniaux
des paysans des hameaux paraît porter
en
lui-même sa
propre
négation,
peut-être parce
qu'il
continue à
fonctionner en
tant
que système doté
de règles
propres,
celles
d'un autre
temps, alors qu'il
est
pris
dans
un
système
structuré
selon
d'autres
principes.
Ne
serait-ce
pas précisément
parce qu'il persiste
à constituer
un
système, que ce
système
est auto-
destructif?
Paysans et
villageois.
Afin
de
définir
la
fonction
de
l'opposition nouvellement
apparue
entre
le villageois
et
les paysans des hameaux,
il
suffira d'analyser d'une
part
les échanges matrimoniaux entre les uns
et
les autres
et
d'autre part
leurs
aires
de mariage respectives.
Entre 1871 et 1884, les mariages entre natifs
46.
Les cadets
partis à la ville sont beaucoup moins attachés à
leurs
droits sur la terre.
« Qu'est-ce
que
tu veux qu'il en fasse de la terre, le cadet qui est parti à
la
ville, qui a un emploi
d'ouvrier ou de
fonctionnaire
?
De
toute
façon,
il
ne pourrait
que la revendre. Beaucoup préfèrent
être dédommagés en argent
mais
il y en a aussi beaucoup que l'on paie de promesses » (A. B.).
D'autres facteurs
tendent à renforcer
la position de l'aîné, comme la
diminution
de la taille
moyenne des familles dans les hameaux (cf. pp. 88-89).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 49/111
CELIBAT ET CONDITION PAYSANNE 73
Répartition
des
mariages selon
le
lieu d'origine du
conjoint
et son éloignement.
3 3 3 r*
ni
1871-1884
15
12
56
11 39 21
25
2 2
10
196
En
%
du nombre
total
de
mariages 7,65 6,12 28,57 5,61
19,89 10,71 12,75
1,53 1,02 1,02 5,10
100
1941-1960 54 8 25 21 22 25 168
En
%
du
nombre
total
de mariages
2,38
0,59 32,14 4,76 14,94 12,50
13,09
1,19
1,78 1,78 14,94
100
1855
I860.
70 60 50 40 30 20 10
personnes
10
20 30 40 50 60 70
personnes
Fig* 3. — Pyramide des
âges de la
population
de
Lesquire.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 50/111
74 P. BOURDIEU
de
la
commune représentaient
47,95%
du nombre total
des
mariages.
Pour
la
période de 1941-1960,
ils ne représentent plus
que 39,87%.
Les
échanges matrimoniaux entre le bourg
et
le hameau ont considérablement
diminué ; alors qu'ils formaient 13,77% des
mariages,
ils
ne
représentent
plus
que
2,97%.
Parallèlement,,
le taux des mariages avec
l'extérieur
s'accroît
sensiblement (de
8,08%).
Si
l'on répartit
les
mariages
avec un
conjoint étranger
à
la commune
selon l'éloignement
du
lieu
d'origine
de
celui-ci par rapport au
bourg,
on constate
que l'aire
principale
des
échanges coïncide, aujourd'hui comme
autrefois,
avec le cercle de 15 kil
om è t r e s de rayon,
dans
lequel 91,33% des mariages se faisaient
autrefois
contre 80,31 %
seulement
aujourd'hui47
et,
d'autre part,
que la
proportion
des mariages
dans
un rayon supérieur à 30 kilomètres (aire
VII),
tou
jours
relativement
élevée, s'est fortement accrue au cours
de
la
période
récente (cf. tableau p. 73).
Pour
expliquer
l'extension
de
l'aire
des
mariages
et
aussi
la quasi-
disparition
des
échanges entre
le bourg et
les hameaux,
il faut
étudier
Garçons
des
hameaux
Garçons
du
bourg
Filles
du
bourg
Filles
des
hameaux
1871-1884
(n = 106)
1941-1960
(n -
98)
1871-1884
(n =
33)
1941-1960
(n
-
19)
1871-1884
(n - 37)
1941-1960
(n = 9)
1871-1884
(n
- 114)
1941-1960
(n
—
99)
3
Ha-Ç Bg
S
(» - 12)
(
11,2%
J (n = 1)
( 1%
3
Bg-$ Ha
\
(n
=
15)
(
45,5
%
(
(n
= 4)
( 21,2%
3
Bg-$
Ha
(
(n - 12)
\
32,4%
(
(n - 1)
( 5%
3
Ha-$ Bg
(
(n
-
15)
( 13,1%
(
(n
=
4)
(
4,1%
3
Ha-$ Ha
(n =
56)
52,8 %
(n
-
54)
55,1 %
3
Bg-$
Bg
(n
=
11)
33,3 %
(n =
8)
42,1 %
3
Bg-$
Bg
(n
-
11)
29,7 %
(n =
8)
42,6
%
3
Ha-Ç Ha
(n -
56)
49,1
%
(n
-
54)
54,5 %
3
3
3
3
Ha-Ç Ext.
(n
=
38)
35,8
%
(n
=
43)
43,8 %
Bg-$ Ext.
(n
=
7)
21,2 %
(n — 7)
36,7 %
Bg-Ç Ext.
(n
— 14)
37,8 %
(n =
10)
53,2
%
Ha-$ Ext.
(n -
43)
37,7
%
(n
-
41)
41,3 %
47.
Le nombre de mariages consanguins est réduit :
neuf
dispenses
seulement ont été
accordées par
l'Église
entre 1908 et
1961 inclus,
pour des mariages entre cousins au
1er
degré
et au 2e degré.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 51/111
CÉLIBAT
ET CONDITION PAYSANNE
75
la
proportion
des mariages
de
chaque type
par rapport au
nombre total
des mariages
de
chacune des
quatre catégories,
ce qui fera apparaître
l'accroissement
relatif des
aires respectives de mariage
en
même temps
que
la
structure
de
la
répartition
des
différents
types
de
mariage
pour
chaque catégorie (cf. tableau ci-contre).
La comparaison entre les
deux
périodes
montre
que
la
distinction
entre le bourg et les hameaux
jouait
un rôle très
réduit
dans
l'ancien
système des
échanges matrimoniaux.
Les paysans des
hameaux
pre
naient
11,2% de
leurs
femmes au
bourg,
les villageois 45,5%
de
leurs
femmes
aux hameaux (la population
du bourg représentant
24
%
de
la
population des
hameaux)
; par
rapport
au nombre
total
des
mariages,
les
unions
entre un garçon
du bourg et
une fille
des
hameaux
repré
sentaient
7,65% et
les unions entre un garçon
du
hameau
et
une
fille
du bourg 6,12%.
Si,
pour
la
période
récente,
les
villageois
prennent
encore
21,2
%
de
leurs femmes dans les hameaux, contre 45,5% autrefois, les mariages
entre
garçons
des
hameaux et-
filles du bourg
sont
exceptionnels, le der
nier
mariage de
ce type
remontant à
194648.
Un garçon
du hameau
n'a donc à peu près aucune chance d'épouser une villageoise,
celle-ci
tenant ce
mariage
pour inconcevable,
dût-elle
rester
vieille
fille49.
Mais
la
persistance
d'un
courant
d'échanges
à sens
unique ne
doit pas diss
imuler que la
masse globale des échanges entre
le
bourg
et
les hameaux
marque une chute
brutale
;
pour
les années
antérieures
à 1900, les
mariages entre le bourg
et
les
hameaux
représentaient 13,77 % du nombre
total
des
mariages
contre
2,97
%
dans
la
période
récente.
Parallèlement,
on
assiste,
d'une
part, à une intensification des échanges à l'intérieur
du bourg et
à l'intérieur
des hameaux, donc
à
la formation
de deux
noyaux de relations
matrimoniales,
et,
d'autre part,
à
un
accroissement
des
échanges avec
l'extérieur.
Cet accroissement de
la
proportion
des mariages
extérieurs
ne
revêt
pas
la
même
signification
pour les différentes catégories, bien
qu'il
se
manifeste
à
différents
degrés
dans chacune d'elles. L'existence d'un
double cadre de référence, de deux systèmes de valeurs contrastés,
citadin
et rural,
fait que
des
comportements ou
des
régularités semblables
peuvent
receler
des
significations
entièrement
différentes.
Ainsi,
par
exemple, l'extension
de
l'aire matrimoniale des
femmes,
tant
du
bourg
que des hameaux, tient au fait
qu'il leur
est
relativement
facile
de
se
faire adopter par un citadin et
de
s'adapter à la
vie
citadine, alors
48. On notera que, ai les échanges
matrimoniaux
entre le
bourg
et le hameau
étaient
autrefois
plus importants et plus équilibrés qu'aujourd'hui,
les
hommes du bourg ont toujours
pris
plus
de femmes dans
les
hameaux que
les
hommes
des hameaux au bourg, tendance qui
n'a
fait
que s'accentuer au cours des dernières
années.
49.
L'opposition du bourg et des
hameaux
s'impose beaucoup plus
aux
hommes qu'aux
femmes des hameaux.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 52/111
h
m
e
u
G
r
n
d
b
u
F
e
d
b
u
F
e
d
h
m
e
u
1
1
(
n
=
9
1
1
(
n
=
3
1
1
(
n
=
1
1
1
(
n
=
3
1
1
(
n
=
1
1
1
(
n
=
1
1
1
(
n
=
9
(
n
=
9
.
9
1
(
n
=
4
1
1
(
n
=
2
1
5
(
n
=
4
1
8
(
n
=
2
1
5
(
n
=
1
1
4
(
n
=
1
0
(
n
=
l
1
2
(
n
=
3
0
(
n
=
2
1
5
(
n
=
2
5
4
(
n
=
3
1
7
(
n
-
9
6
(
n
=
5
0
(
n
=
1
1
2
(
n
=
2
6
2
(
n
=
5
2
(
n
=
2
5
4
(
n
-
9
6
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n
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9
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(
n
=
2
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(
n
=
2
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8
(
n
=
2
6
(
n
=
1
5
(
n
=
1
0
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 53/111
CÉLIBAT
ET CONDITION PAYSANNE
77
que Ton a peine à
imaginer qu'un paysan des hameaux,
à
supposer
qu'il parvienne à se donner
une
allure
assez
urbaine pour
la
séduire,
puisse
obtenir d'une
citadine qu'elle accepte
et
adopte
la
vie de
la
ferme60.
Il
s'ensuit
que
l'extension
de
l'aire
matrimoniale
peut être
imputable
à des raisons opposées selon qu'il s'agit des
femmes et
des hommes et, en
un
autre
sens,
des paysans
et
des villageois. Il peut se faire que l'on
se marie
plus
loin parce qu'on
le peut et
qu'on le veut, parce que le
mariage
dans
un
bourg
éloigné
et, plus encore,
à
la
ville,
est
souhaité
comme une libération
; il
peut se faire,
tout
à
l'opposé,
qu'on soit contraint
de
prendre femme
au loin faute d'en trouver
une plus
près.
Il suffit d'analyser l'aire matrimoniale des hommes des hameaux
pour
se convaincre de l'importance de cette opposition.
Ne
voit-on pas
d'abord que la
proportion
des mariages
dans
un
rayon
de
5
kilomètres
a fortement
diminué
(de
16,9%
à
9,10%)?
Cela
suffirait
à montrer
la difficulté
que
les gens du hameau ont
à
trouver une femme, si
l'on
ignorait l'existence d'un taux
de célibat
élevé. On constate parallèlement
un
accroissement, réparti
de
façon très
homogène,
des mariages dans
les
aires
plus éloignées, l'augmentation principale concernant les
mariages
dans
un
rayon
supérieur à 30
kilomètres.
Autrefois, les mariages à l'exté
rieur
de
la
commune représentaient toujours une proportion
élevée
du
nombre total des mariages
; en
effet,
dans la
logique
du
système
ancien, seul l'aîné
et
généralement l'un des cadets se mariaient à l'inté
rieur de
la
commune ou
dans
les hameaux avoisinants. Il
ne
restait aux
cadets
qui voulaient échapper au célibat
qu'à
rechercher
une
femme
au loin. Mariés, ils travaillaient parfois dans des villages plus ou moins
éloignés
mais
gardaient des
attaches
étroites
avec
la maison et restaient
de
ce
fait citoyens de
Lesquire. Aujourd'hui,
beaucoup d'aînés
demeurant
célibataires tandis que les mariages
entre cadets
se
multiplient,
il est
normal
que la
proportion
des mariages dans
un rayon supérieur à
5 kil
omètres se soit fortement accrue (de
18,7%
à 34,5%). En allant chercher
une
femme
au
loin,
de
préférence
dans un hameau reculé
et
«
arriéré »,
le paysan des hameaux espère échapper à la contrainte des règles tradi
tionnelles (cf. tableau ci-contre).
Pour
les
hommes
du
bourg
le
phénomène
présente
une
allure
toute
différente.
Que
73,8 % d'entre
eux
se marient
dans
un
rayon
de
5 kilo-
50.
En ce qui concerne
les
femmes,
les chiffres ne
sont pas pleinement significatifs du fait
qu'une forte proportion
des mariages
(difficile
i
estimer avec
précision) a
lieu
à l'extérieur
de la commune
et
n'apparaît donc pas à l'état
civiL On
peut
cependant,
à titre indicatif,
comparer
les
données
statistiques
concernant
les femmes du
bourg
et les femmes des hameaux
:
la proportion
des mariages à l'extérieur est nettement
plus élevée chez
les
premières (53,2%)
que chez
les
secondes
(41,3%),
alors qu'autrefois
les
taux étaient
sensiblement
identiques
(37,8% contre
37,7%). Cela se comprend aisément, étant donné que
les
filles du bourg sont
généralement
plus
c urbanisées » que
les
filles des hameaux (on sait par ailleurs que le
taux
de
célibat
des
femmes est plus élevé
dans les
hameaux qu'au
bourg).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 54/111
78
P.
BOURDIEU
mètres, cela
suffit à
montrer
qu'ils
n'ont pas
de
peine
à
trouver femme,
même à l intérieur d'une
aire
restreinte
; et l'on
sait
par
ailleurs
que
le taux de
célibat
est fort bas.
L'accroissement
de
la
proportion des
mariages
extérieurs, corrélatif
de
la
diminution (1/2)
des
échanges
avec les hameaux, manifeste que le bourg s'est détourné
progressivement
de
ses hameaux pour
s'ouvrir
vers les
autres
bourgs ou vers les villes.
En effet, si
le
cercle
de
15
kilomètres de
rayon dans lequel s'accomp
lissait
autrefois
la
totalité
des
mariages, demeure
l'aire
principale
des
échanges (89,5%
des mariages),
on constate
une forte
proportion de
mariages au-delà de 30 kilomètres (10,5%). Gela témoigne
que le
vil
lageois dont l'espace social est beaucoup plus étendu
que
celui des
hameaux,
a
la
possibilité
de
prendre
femme au
loin
et
parfois
même
dans
les villes.
En
fait,
une
définition
géographique
des
aires matrimoniales
laisse
peut-être
échapper l'essentiel. Le mariage d'une fille d'un hameau
de Lesquire avec un homme
d'un autre hameau, si
éloigné
soit-il sur
la
carte, devrait
être
rangé dans
la
même catégorie qu'un mariage avec
un homme
d'un autre hameau
de Lesquire
et
nettement distingué
du
mariage avec un homme de
la
ville voisine. Les aires géographiques
ne
coïncident pas avec les
aires
sociales.
Pour
le paysan
des
hameaux,
l'aire
des mariages s'étendait autrefois à
la
région des collines d'entre
les deux
Gaves, où l'on
trouve
des communes
composées
d'un
petit
bourg
aggloméré
et
d'une population éparse très importante, répartie en
de
nombreuses fermes bâties sur les coteaux
et
les
basses
montagnes.
A
cela, plusieurs raisons :
tout
d'abord,
les modèles
implicites
qui
orientent
le
choix d'une
épouse, font rechercher
une bonne
paysanne,
dure à la peine
et
prête à accepter la
vie
difficile
qui l'attend ;
il
est
évident qu'une
femme,
même paysanne, habituée au travail facile de
la plaine du Gave,
aurait
peine
à
s'accoutumer
à
la condition qui
serait
la sienne dans une ferme
reculée
des hameaux et, à plus
forte
raison, une
jeune
fille
de
la
ville
; connaissant déjà une existence analogue,
les
filles
des hameaux
voisins
ou des
villages de
la
zone
des
collines
étaient plus
enclines
à accepter cette vie
et
à s'en accommoder.
Nées et
élevées
dans
une région relativement fermée aux
influences
extérieures, elles
étaient
moins
exigeantes
et
jugeaient
leurs
partenaires
éventuels selon
des critères qui leur étaient moins défavorables. De plus
l'aire
des
mariages coïncidait
avec
la
zone
dans
laquelle on
ne
se sentait
pas
trop
dépaysé51.
Là se
tiennent
les bals où l'on
ose
s'aventurer,
et
qui
contri
buent à définir les
«
frayages
»
que suivent les échanges matrimoniaux.
C'est ainsi
que les villes que
l'on fréquente
le
plus régulièrement,
surtout
51.
Pour
les habitants
de la
plaine du
Cave,
les gens
de la
région des
collines
sont de»
mountagiwoua, des montagnards, des rustres. On raille leur dégaine, leur accent nide et rocailleux
(par
exemple,
là où
les gens
de la plaine disent you (moi), ceux
des
collines disent
jou).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 55/111
CÉLIBAT
ET
CONDITION PAYSANNE
79
pour les marchés, sont tout à fait autres que celles avec
lesquelles
les
échanges sont les plus
intenses.
Mais depuis quelques années, ce monde clos où
l'on
se sentait entre
soi
et
chez
soi s'est
ouvert.
Dans
les
hameaux
de Faire
principale
des
mariages, comme
dans
les hameaux de
Lesquire,
les
femmes
regardent
vers la ville
beaucoup plus que vers leur
hameau
ou
vers
les
hameaux
voisins
qui
leur promettent
cela
même qu'elles
veulent fuir52.
Les
modèles
et
les
idéaux urbains
ont envahi le
domaine
réservé
du
paysan.
Il s'ensuit d'abord que les
filles
répugnent à épouser un paysan qui ne
peut leur proposer autre chose qu'une vie qu'elles connaissent déjà trop
bien. En outre, elles acceptent
de
plus en plus
difficilement
l'idée
de
se
soumettre à l'autorité des parents
du
mari qui
«
ne
veulent pas se
démettre »
(nous bolin pas desmète) et en
particulier se
refusent
à
renon
cer
evant
notaire
à
leurs droits
de
propriété.
Elles
redoutent
souvent
la tyrannie
de
la
vieille daune qui entend conserver
la haute main dans
la
maison, particulièrement lorsque le père manque d'autorité parce
qu'il a fait un mariage de bas
en
haut (voir
appendice
VII : cas de
la
famille
S...). Il
s'ensuit,
en second lieu, que la
mobilité
spatiale
et
sociale des
femmes,
plus
promptes
en
général à adopter les modèles
et
les idéaux
urbains,
s'est accrue
beaucoup
plus que celle des hommes.
Elles ont plus
de
chances
de
trouver
un parti
hors du
monde
paysan,
tout
d'abord parce que, selon la logique
même
du
système,
ce sont
elles
qui
circulent,
ensuite parce qu'elles assimilent plus rapidement que les
hommes
certains
aspects
de
la culture
urbaine
(ce
qu'il
faudra expliquer),
enfin
parce
que
la
règle
implicite
qui
interdit
aux
hommes le mariage
de
haut en
bas
ne
peut
que
les
favoriser.
Il suit
de tout cela
que
les échanges matrimoniaux
entre
les hameaux
paysans
et la
ville
ne
peuvent être qu'à sens unique. Ainsi, par exemple,
alors qu'un
natif
des hameaux
ne
songerait
même
pas, sauf exception,
à
aller
au bal d'une ville
voisine,
les citadins
viennent
souvent par
groupes dans
les
bals
de campagne,
où
leur allure citadine leur
donne
un
avantage
considérable
sur
les
paysans. Par suite, lors
même que leur
aire
de
bals
serait aussi
restreinte
que celle
des
garçons, les
filles des
hameaux
pourraient néanmoins rencontrer des garçons
de
la
ville. Rares
au
contraire
les
filles
de
la
ville
qui,
sauf
à
l'occasion
des
fêtes
commun
ales,
iennent
dans
les
bals
de
campagne et, le
cas
échéant,
il
y a
de
bonnes chances pour
qu'elles
dédaignent les paysans. Pour
schémat
iser,
n pourrait dire
que
chaque homme se trouve situé dans une aire
sociale
de
mariage, la
règle
étant qu'il peut aisément
prendre
femme
dans
son
aire et dans
les aires
inférieures. Il s'ensuivrait que tandis
52.
Tous
les
phénomènes constatés
dans les
hameaux
peuvent être
aussi observés dans
les
villages du canton qui sont, à
l'égard
du bourg
de
Lesquire,
dans la même situation que
les
hameaux. C'est
ainsi que la
population
de
l'ensemble du
canton est passée de S
260
en
1836
à 2 880 en 1936. L'exode
des
femmes
est
partout très fort.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 56/111
80 P. BOURDIEU
que le
citadin des villes peut
théoriquement épouser
une fille des
villes
ou
des
bourgs ou
des
hameaux, le paysan
des
hameaux est cantonné
dans son
aire.
I
<?Ha-$ Ha
Ç Autre
hameau .
$
Bourg
$ Autre
bourg
.
.
$
Grande ville . .
Chances
de
mariage
+
+
Prestige
+
+
+
+
+
II
£ Ha-<J Ha
<
Autre
hameau .
$
Bourg
$ Autre
bourg . .
<J Grande ville . .
Chances
de
mariage
+
+
+
+
±
Prestige
+
+
+
III
<£Bg-Ç Ha
$
Autre hameau .
$ Bourg
$
Autre bourg
.
. .
$
Grande ville . . .
Chances
de
mariage
+
+
+
+
±
Prestige
+
+
+
IV
$Bg-<?Ha
£
Autre hameau .
g Bourg
<£ Autre bourg . . .
£
Grande ville . . .
Chances
de
mariage
+
+
+
+
+
Prestige
+
+
+
Un
natif
de
Lesquire
avait
autrefois plus
de
90%
de chances de
prendre
femme dans
un
rayon
de 15
kilomètres autour
de
sa résidence.
On
pourrait
donc s'attendre que
l'extension
récente
de
cette aire
s'accompagne d'un accroissement des chances de mariage. En fait,
il
n'en est
rien.
La distance
sociale
impose
des
limitations beaucoup plus
rigoureuses
que la
distance
spatiale.
Les
circuits
des
échanges
matri
moniaux se
détachent
de
leur
base
géographique
pour s'organiser
autour
de
nouvelles unités sociales, définies par le fait
de partager
certaines conditions d'existence
et
un
certain style
de vie.
Le paysan
des hameaux
de
Lesquire
a tout
aussi
peu de chances
d'épouser aujour
d'hui
ne fille de Pau,
d'Oloron
ou même du
bourg
de Lesquire qu'il n'en
avait autrefois d'épouser
une fille
de quelque
hameau
reculé du Pays
Basque ou
de
Gascogne.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 57/111
CÉLIBAT
ET CONDITION
PAYSANNE
81
L'opposition entre le bourg et les hameaux
« Comme autrefois. Fame du paysan est
dans Vidée allodiale. Il hait d'instinct l'homme
du bourg, l'homme des corporations, maîtrises
et jurandes, comme
il
haïssait
le
seigneur,
Vhomme
aux
droits féodaux. Sa grande préoc
cupation est, suivant
une
expression du vieux
droit qu'il n'a pas
oubliée,
d'expulser
le forain.
// veut
régner
seul sur
la terre
et, au
moyen
de cette
domination,
se rendre
maître des
villes
et
leur
dicter la
loi.
»
Pboudhon,
La
capacité politique
des
classes
ouvrières,
p. 18.
Cette
restructuration du système des échanges matrimoniaux pourr
ait tre corrélative
d'une
restructuration de
la
société globale autour
de
l'opposition
entre
le bourg
et
les hameaux qui est
elle-même l 'abou
tissement
d'un
processus
de différenciation tendant à conférer au bourg
le
monopole des fonctions urbaines.
Aussi, avant
d'analyser le rôle
que
joue
cette opposition dans l'expérience des
habitants de
Lesquire
et du
même
coup, dans leurs comportements,
il
faut en décrire,
à partir
des
données objectives,,
la
genèse
et la forme.
Dans
une
petite
cuvette,
au
confluent
des
vallées
de
la
Baïse
et
de
la
Balsole, les maisons de
bourg
se
pressent,
formant une ligne de
façades continue le long de
la
grand-rue, de part
et
d'autre de l'église
et
de
la
place centrale où sont groupés les organes principaux de
la
vie
villageoise,
mairie, bureau
de poste, caisse d'épargne, école,
commerces
et
cafés.
Situé à
la
limite
du coteau et
de
la dépression
humide,
le bourg
semble avoir subi
l'attraction des prairies
qui
bordent
la rivière et du
vignoble qui couvrait
toutes
les collines environnantes.
A
l entour,
sur
les
coteaux
dont l'altitude
varie entre
200
et
400
mètres,
les fermes des hameaux se
dispersent
à
des distances qui
vont de
200
mètres
à
un
kilomètre.
Bâties
le plus souvent
sur
le
sommet
des
croupes
et
sur les pentes les plus
hautes,
elles s'entourent de vignes,
de champs, de vergers
et
de bois. S'il permet d'éviter l humidité, les
brouillards
et
surtout les gelées des bas-fonds,
le
choix de ce
site
rend
souvent l'accès des fermes très
difficile
et
oblige à
chercher
l'eau par des
puits profonds
parfois
de 15 ou 20 mètres. Des chemins creux, gou
d r on n é s partiellement
en
1955,
joignent les
maisons
au bourg
mais
les
plus écartées
ne
sont desservies que par des chemins d'exploitation
plus ou
moins
entretenus, parfois
impraticables
en hiver du
fait
qu'ils
longent
souvent
les
ravineaux (arrecs) creusés par
les ruisseaux
qui
6
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 58/111
82
P. BOURDIEU
descendent vers la
Baïse. C'est
le type même du pays
de
bocage où
chaque
terre
est soigneusement enclose de haies
touffues, souvent
plantées
d'arbres.
Chaque
propriété constitue
un
petit
domaine
isolé, avec ses
champs généralement ménagés sur
le
sommet
du
coteau ou sur les
replats,
ses
vignes
sur
le
flanc
exposé
au
midi,
ses
bois
sur
les
pentes
raides
et dans
les vallées encaissées, ses herbages sur les
fonds
humides.
L'homogénéité des conditions
physiques à
travers
un
pays trop coupé
pour fournir des
terroirs
étendus, permet à chaque ferme isolée
de
dis
poser des divers éléments
du
paysage agraire si
bien
que, sur
de
faibles
distances, les
cultures
les
plus
variées
se juxtaposent.
Beaucoup de
terres
autrefois
cultivées
sont retournées à la friche
et
les broussailles
envahissent
les champs
qui entourent
les fermes
abandonnées. Le
vignoble
lui-même,
orgueil
du paysan,
a beaucoup régressé à
la
suite
des crises
phylloxériques de 1880
et
de
1917, et du
fait de
la
pénurie de
main-d'œuvre
consécutive
à
la
guerre de
1914-1918.
Dans un rayon de 6 à 7 kilomètres autour
du
bourg, l'habitat se
distribue
de
façon très
homogène.
Cependant,
on
distingue des hameaux
ou des
quartiers
qui correspondent grossièrement à des
unités
morphol
ogiques, par exemple une
zone
de collines
délimitée
par
deux
dépres
sions quartier Rey) ou une
petite
vallée (Labagnère).
Étendu
sur plu
sieurs kilomètres
à travers les
collines, le quartier constituait
autrefois
une
unité de
voisinage très vivante.
Si, du seul
fait de sa situation, le
bourg
a toujours joué le rôle
de
centre administratif, artisanal
et
commercial, l'opposition qui
domine
aujourd'hui
toute
la
vie
villageoise
n'a
pris
sa
forme
actuelle
que
progres
sivement
et
surtout depuis 1918.
Répartition des chefs
de
famille par
catégories
socio-professionnelles.
Catégories
socio-professionnelles
Propriétaires
terriens
....
Métayers, fermiers
Ouvriers
Cadres et fonctionnaires .
Armée, Police
Inactifs
Retraités
Total
1881
Hameaux
345
18
20
17
2
31
4
5
442
Bourg
13
1
30
20
8
36
13
3
8
132
1911
Hameaux
280
25
22
4
3
27
6
2
2
371
Bourg
15
10
3
13
9
29
14
5
15
3
116
1954
Hameaux
224
21
11
5
11
8
2
6
288
Bourg
6
1
4
6
12
5
23
10
5
6
17
95
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 59/111
CELIBAT ET CONDITION
PAYSANNE
83
En 1911, 78,4% des chefs
de
famille
résidant
au bourg vivent
de
revenus
non
agricoles contre 88,4% en
1954.
En
fait,
les chiffres
minimisent l'ampleur du
processus d'urbanisation. Ainsi,
7,3% seu
lement
des
chefs
de
famille résidant
au
bourg
pratiquent
effectiv
ement
es
professions agricoles
(4
propriétaires terriens sur 6 n'exploi
tantas eux-mêmes leur domaine), contre 21,5%
en
1911. En outre,
avant 1914,
mis
à part les fonctionnaires, les habitants
du
bourg étaient
« tous un peu
paysans
»
(J.-P. A.).
Les artisans
et
petits commerç
ants
u
bourg avaient tous
de
la terre
et
du bétail ; aujourd'hui, si
le
commerce
a gardé son caractère indifférencié, l'épicerie
étant associée
soit à
la
boucherie, soit à
la
boulangerie, soit
au café,
soit à
l'un
et
l'autre,
les commerçants ont tous renoncé à leurs activités agricoles, ainsi que
les artisans63.
Les
prairies situées le long de
la rivière, très convoitées
parce
que
le
foin
est rare
et
cher
et
aussi
parce
qu'elles
peuvent
être
louées, pendant l'hiver, pour les troupeaux qui descendent
de
la
mont
agne, étaient possédées,
dans leur
quasi-totalité, par six
familles du
bourg64. Il
y
avait des vaches dans presque toutes les familles. Il n'était
pas
de
maison
du
bourg qui n eût sa
vigne
(toujours complantée
de
quelques arbres fruitiers,
pêchers, cerisiers et
pommiers)
sur
les coteaux
avoisinants.
Dès
qu'un
habitant du
bourg
parvenait
à une certaine
aisance,
il
achetait une
vigne
ou, mieux, un pré
;
se référant à un système
de
valeurs
typiquement
paysan, il attachait
le
prestige
non point comme
le
villageois
d'aujourd'hui, à l'accumulation ou à l'ostentation de biens
de
consommation
tels
que l'automobile ou la télévision, mais à l'exten
sion
e
son
patrimoine
foncier.
Et
chacun,
aussi
bien
au
bourg
que dans
les
hameaux,
mettait
son
point
d'honneur
à
ne servir sur sa table
que
le vin
de
sa vigne, ou prétendu tel...
Les maisons
portent
encore aujourd'hui
la marque
de
ce
passé
:
presque toutes
ont
gardé
la
grande porte cochère
en
plein
cintre destinée
à laisser passage aux charrettes chargées de foin. On préférait amputer
la surface
réservée à
l'habitation
de
la
largeur du couloir joignant
la
rue
à
la
grange située derrière
la
maison, plutôt
que
de mutiler le jardin,
déjà
très
étroit, de
la
largeur
d'un
chemin.
Dans la
cour
intérieure,
parfois
dans
la
partie
arrière
de
la
maison,
la
porcherie
et
le poulailler ;
au-delà,
la
grange
avec
l'étable,
le
pressoir et
le
fenil ;
puis,
le
jardin,
bande de
terrain
de
la
largeur
de la maison
et
longue d'une
centaine
53.
On compte
six
cafés soit un café proprement dit, un café associé à l'épicerie, un autre
à la boucherie,
un
autre à l'épicerie et
à
la boucherie, deux enfin à
l'auberge.
Deux
épiceries
font
en
même temps
boulangerie.
Certaines
formes
d'artisanat ont disparu ou connaissent une
crise
grave
:
soit, par ordre, les
tisserands
(au
nombre de
2 en 1881), les cordonniers et les
sabotiers, 12
en 1881 contre
7
en
1911
et
2
(sans
travail) en 1954 ; parmi
les
maréchaux-ferrants
et forgerons, certains ont
pu s'adapter
en faisant
de la
ferronnerie
ou de la
carrosserie.
54.
Les prairies sont demeurées
jusqu'à
ce
jour
(à
l'exception
de
l'une
d'entre
elles)
la
propriété
de
ces six
grandes
familles qui ont fourni, depuis un siècle,
la
plupart des
maires
et des conseillers municipaux.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 60/111
84
P.
BOURDIEU
de
mètres,
délimitée
des deux côtés par une
rangée de
vignes en
haut
ain68. En
dépit
des transformations, les
intérieurs
restent aujourd'hui
encore organisés
en fonction des impératifs
techniques de l agriculture,
le souci
du
confort
étant
résolument relégué. Ainsi,
les
façades
citadines
dissimulent le passé paysan56
(cf.
fig. 2).
En 1911,
dans
les hameaux,
13,1% des chefs
de
famille
vivent
de
revenus
non-agricoles
contre 11,5%
en
195457.
Mais
les mutations
survenues
depuis une vingtaine
d'années
sont plus profondes
que ne
le disent les chiffres. C'est ainsi par exemple
que l'on
comptait six à
dix «
auberges » pour chaque quartier aux
environs de
1900, une dizaine
par exemple pour le quartier Lembeye où
il
n'y
en
a plus une
seule
aujourd'hui
;
chacune d'elles avait son
quillier68.
On
venait aussi
y jouer
aux cartes. Les
bals s'y
tenaient. Le long de
la
route de Pau à Oloron,
on comptait
une vingtaine d'auberges
où s'arrêtaient les
charretiers
et
les
gens
qui allaient
au
marché.
Elles
ont
toutes
disparu.
Jusqu'à
1914,
et
bien qu'il y
eût quatre
boulangeries au
bourg,
chaque maison
(au
bourg même)
avait
son four
et
faisait son pain, tous les huit jours,
pour
la semaine69 ; ce n'est que
pour les
fêtes
ou
lors d'une
occasion
exceptionnelle
que l'on
allait
chercher
du pain chez le boulanger. Cer
tains
paysans
ont continué à faire leur pain
longtemps
après 1914. Les
boulangers
ont
commencé à
aller
déposer
le
pain à
la
campagne, avec
une
voiture à
cheval, vers
1920. De
même, on n'achetait
de
la viande
de
boucherie
que pour les grandes
occasions ;
«
le
bouilli » de bœuf
était
le plat
des jours
de
fête et des
noces60.
Le reste du
temps, on se
nourris
sait
es produits
de
la
ferme,
en particulier
des
conserves
de
porc,
d'oie
et de
canard, la
viande étant considérée comme un luxe
et
à plus
forte
raison
la
viande de boucherie. On connaissait le café dès 1880, mais
on
n'en buvait que les jours de fête.
La
consommation
du
sucre (que
l'on
achetait par pains) était
bien
moins grande qu'aujourd'hui. Bref, l'appa
rition
de
nouveaux besoins
et la facilité
des transports ont
progressi-
55 . La plupart des jardins conservent des vignes
bien que,
en
raison
des gelées,
de l'âge
des plants,
la
récolte soit à peu près nulle.
56 . On
pourrait voir
un
autre
signe
d'une plus grande interpénétration entre
le
bourg et
les
hameaux dans le fait que quatorze maisons du bourg appartenaient, vers 1900, à des paysans
des hameaux. Onze
de
ces maisons sont dépourvues
de
porte
cochère,
ce
qui se comprend du fait
qu'elles
servaient seulement
de
pied-à-terre ou
qu'elles
étaient
louées
à
des
ouvriers agricoles
ou à de petits artisans
;
quatre d'entre elles sont aujourd'hui
occupées
par leurs propriétaires
qui ont
quitté le hameau.
A
défaut
de
maison,
beaucoup de
paysans du
hameau
avaient
une
famille amie dans
laquelle
ils pouvaient descendre (pour se chausser,
déjeuner,
etc.) les
dimanches et les jours
de
fête.
57 . Le nombre des ouvriers agricoles a diminué de près de 50% entre 1881 et 1954.
58 . Le quillier
est la salle
couverte,
attenante
à l'auberge, dans
laquelle
est dessiné l'espace
carré
où l'on
range les neuf
quilles.
59 . La mesture,
pain
grossier
de
mais, a été consommée jusqu'en 1880-1890. Elle a été
remplacée par
la biaude, faite pour moitié de
blé et pour
moitié de mais.
60 .
En 1881, il
y
avait à
Lesquire
deux bouchers. Ils vendaient,
en moyenne, un à
deux
veaux
chaque
dimanche.
Pour la
Noël,
avant 1900,
ils tuaient
une douzaine de
vaches. La
cou
tume voulait
qu'on
fît
une « daube » qui
était consommée
après la messe de
minuit.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 61/111
CELIBAT
ET CONDITION PAYSANNE
85
vement
accru la dépendance économique des
quartiers
isolés à l'égard
du
bourg.
En retour, la dépendance d'une
partie de
la population du
bourg à
l'égard
de sa clientèle paysanne
s'est
aussi accrue. Donc, au
point de
vue
économique, l'urbanisation
du
bourg
s'est accompagnée
de
la
« pay8annisation » des hameaux.
Et
il
en
est ainsi dans tous les domaines
de
l'existence. Le quartier
était autrefois une unité très vivante. C'était
d'abord un
groupe
de
voisi
nage qui
se
réunissait
à
l'occasion des
travaux communs,
des
cérémonies
familiales
et
des fêtes. Lors des enterrements par exemple, les
« premiers
voisins » allaient
inviter l'ensemble des
familles
du
quartier,
maison
par
maison. «
II
y avait
une
«
marque
»
du quartier [c'est-à-dire des
repères
qui
en
indiquaient les limites].
Les
vieux le disaient aux jeunes.
Ça
faisait
beaucoup de monde,
parce que le quartier était très grand. Il fallait
assez d'hommes pour porter le
corps,
chose très pénible ; le cadavre était
enveloppé
dans
un linceul de
lin
tissé
à
la
maison
(lou
linçoou
doou
lans)
;
ce
linceul
était lui-même enveloppé dans
un
drap que six hommes
portaient
en
le
tenant par
les
coins noués. A partir
de
1880,
on connaît
le cercueil
(lou
bahut)
fait
de quatre
planches. On prenait deux
barres
bien polies que
l'on
passait
dans deux
« oreilles
d'osier
» ménagées sur
le
côté du cercueil.
Les
porteurs,
au
nombre
de quatre, se relayaient tout
au long
du
parcours, jusqu'au
cimetière.
On
ne
fermait le cercueil qu'à
la
dernière
minute,
afin que tous puissent le voir. On
ne
pouvait pas
fermer le
cercueil tant
que les gens du quartier n'étaient pas arrivés.
Il
arrivait, il allait faire la prière,
jeter de
l'eau
bénite
avec
le laurier,
puis
serrait
la
main
à
tout
le
monde
»
(J.-P.
A.)61.
La
solidarité
entre
les
membres
du
même
quartier s'exprimait aussi
à l'occasion
des
travaux
collectifs
:
houdjère
(de houdja,
biner) et liguère, binage et
«
liage
»
de
la
vigne au cours
desquels
les
groupes
de travailleurs alternaient
leurs
chants
d'un coteau à l'autre, pêlère ou
pèle-porc,
battère,
battage
du
blé, esperouquère, dépouillage du maïs (de peroques,
feuilles
qui
entourent l'épis de
mais).
Les esperouquères par
exemple,
duraient
trois semaines ou
un
mois à l'automne. Tout le
quartier,
soit
quarante
à
cinquante jeunes
gens
et jeunes filles
se rassemblaient
pour dépouiller
le
maïs. On allait
de
maison
en
maison, chaque
soir,
jusqu'à
la Toussaint.
Quand
on
finissait
le
travail
dans
une maison,
en général
un
samedi,
on
faisait
une
fête
(las acabiailhes,
de acaba,
finir). On jouait et
on dansait
jusqu'au jour. « 'Uespêrouquère c'était
la
fête de
la jeunesse.
On
ne
mangeait
pas tellement
:
des
châtaignes,
des
piments. Maintenant, il faut
servir
du café, du
fromage... Mais
on
se battait à coups de peroques.
On
riait.
Parfois on faisait
la
« mascarade ». On prenait une
citrouille
creuse où l'on mettait une chandelle. Et
on
riait
»
(J.-P. A.).
61. Au bourg, deux voisines passaient de
maison
en maison, chacune sur un
côté de la
rue,
pour
inviter à l'enterrement. Cette coutume s'est
perpétuée
jusqu'en 1950
environ.
« Beaucoup
de femmes
ne
voulaient pas le faire. Elles trouvaient
ça
ridicule » (A. B.).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 62/111
86
P.
BOURDIEU
Les
travaux collectifs
n'étaient
pas la
seule
occasion
de
réjouissances.
« II y
avait beaucoup
moins de bals au village que maintenant. Mais
on faisait beaucoup de
bals dans la campagne.
De 17 à 30 ans,
j'ai
beaucoup
dansé, le mounchicou, la crabe
(la chèvre). On se réunissait
à
quatre
ou cinq
voisins,
dans une
grange
ou
un coin de
pré.
Presque
chaque semaine. Il y avait des musiciens (lous baladis) qui donnaient
le
bal,
ou bien quelqu'un chantait,
en donnant la cadence
avec
la
«
timbale ». Les jeunes
gens
se
fréquentaient
beaucoup plus que
main
tenant. Les
gens
se connaissaient plus par quartiers. On faisait connais
sance
l'occasion
des fêtes. Les gens vivaient plus ensemble (lou mounde
que bibèn
mey
amasse) quartier par
quartier.
Maintenant
on
vit
beaucoup
plus chacun pour
soi.
Maintenant
tout
le monde
se plaint
et
pourtant
il y a de
l'argent... Autrefois,
les
gens
étaient beaucoup plus heureux de
vivre. Les « bagarres »
(louspatacs),
le travail, les
fêtes...
C'est fini main
tenant.
Les
gens ne
sont
plus heureux
comme alors.
H
n'y
a
pas
de
jeu
nesse non plus. On était plus heureux,
on
se croyait heureux »
(J.-P.
À.).
Ainsi, du fait que les liens
de
voisinage (lou besiat, ensemble des
voisins,
besis)
et
de
quartier étaient très forts, la densité sociale était
très
grande
dans
ces hameaux
où l'on
se
sent aujourd'hui
perdu
et
isolé62. Depuis
1918,
le
quartier
a cessé de constituer une véritable unité.
Nombre de travaux
collectifs ont disparu
soit
en raison
de l introduction
des machines soit parce
que
les festivités auxquelles ils donnaient lieu
coûtaient trop cher. Ne voit-on pas aujourd'hui les paysans les plus
riches
et
les plus réputés pour
leur
sens
de
l'honneur
et
leur
hospitalité,
faire
tuer
leur
cochon
par
le
boucher
du village?
Organisées
par
les
jeunes
gens du
bourg, les grandes
fêtes,
bal
du
comice, de
la Noël et
du Premier
de
l'An, du 15
août, etc., se tiennent au bourg.
Dans la société
d'autrefois,
la
dispersion
dans
l'espace
n'était
pas
vécue comme
telle, en
raison de
la forte
densité
sociale
liée à l'intensité
de
la
vie
collective. Aujourd'hui, les travaux
communs
et
les fêtes
de quartier ayant disparu, les
familles paysannes
ressentent concrè
tement leur
isolement.
Sans doute, l'automobile a raccourci les
distances,
surtout depuis
que
les principaux chemins vicinaux ont
été
goudronnés ;
mais
l'éloignement
« psychologique »
reste
aussi
grand que
jamais
et cela
apparaît
à
travers
la
fonction
qui
est conférée
à
l'automobile. Les
paysans,
mis
à part
quelques-uns,
n'auraient
pas l'idée
de prendre leur voiture pour
venir assister à une réunion du Sporting-Club ou
du
Comité des Fêtes ou
encore pour aller au cinéma
le
dimanche soir.
Il
est
significatif que
les
réunions
qui
précèdent
les élections municipales
et
cantonales se tiennent
au bourg, mais aussi
dans
les différents hameaux. On va à
la
ville
en
auto
mobile, comme on
y allait
en
charrette ; plus vite,
mais
pas plus souvent
62. Le premier voisin, « celui que l'on appelle le premier en cas
de décès, c'est la maison
d'en face.
Avec
ce
premier voisin, on peut
communiquer
par des « enseignes
»,
des signaux.
Le second voisin (lou
countrebesî)
c'est
la
maison à
côté
» (J.-P.
A.).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 63/111
CELIBAT
ET CONDITION PAYSANNE
87
et
pas pour des
raisons nouvelles.
La
voiture n'a-t-elle
pas hérité des
fonctions
de
la charrette? On
l'utilise avant tout pour le transport
des produits
de
la terre
et
pour des
déplacements purement
utilitaires.
Tandis que
41,4%
des
voitures
des
villageois
ont
moins de
cinq
ans
et sont
destinées exclusivement au
transport des
personnes (contre
14,6%
au hameau),
63,4% des
voitures possédées par des
paysans
ont plus
de
vingt ans
(d'après
la vente des vignettes
de
1956).
Résidence
Bourg
Hameau
Total
Type de
voiture
Moins de 5 ans
1-4
CV
11
1
12
5-7
CV
4
3
7
8-11
CV
2
2
4
De 5 à moins de 20
ans
1-4
CV
4
2
6
5-7
CV
6
1
7
8-16 CV
6
6
12
De 20
à
25
ans
8
26
34
Total
41
41
82
La
concentration
de
l'habitat
maintient
une forte cohésion sociale
bien
que les techniques
traditionnelles de
loisirs collectifs
aient
disparu
le
bourg
est le
champ
de ragots
;
les soirs d'été, les voisins se réunissent,
par
deux ou trois, pour
bavarder
sur les bancs
de
bois placés sur le trottoir,
devant
la
plupart des maisons. C'est
là
aussi que les carrèrens s'assoient
le
dimanche matin
pour
deviser, en
regardant
passer
les
paysans «
endi
manchés ». Pour ceux-ci, les bancs sont le symbole
du
mauvais
esprit
et
de l'oisiveté des «citadins ». Nombre de paysans, pour éviter de défiler
sous
le regard ironique
des
villageois,
préfèrent
emprunter
les
petits
chemins qui
rejoignent
la place
principale
par
un
détour, après avoir
longé les jardins situés derrière les
maisons.
Si
borné qu'y
soit
l'horizon,
si affaiblis
qu'y parviennent les bruits de
la
ville
et
de
la
vie moderne,
la
population agglomérée autour du clocher forme une
société
ouverte
aux influences
extérieures.
Du fait de leur isolement, les
campagnards
n'ont
d'autres occasions
de se
rencontrer,
le plus
souvent,
que celles
que
leur
offre
le
bourg,
à
savoir
la
messe
du
dimanche
et
les
fêtes.
Ils
ne
sont informés
de
la
vie
communale
que
par la médiation des villageois63.
Ainsi,
la barrière entre la ville
et
la campagne, entre le paysan
et
le citadin, qui passait autrefois entre gens
de
Pau
et
Oloron
et
gens
63.
A propos d'une
aire rurale
divisée
en
douze school-districts possédant
un
nom traditionnel
et formant
une communauté consciente de
soi, J.
M.
Williams montre
la dissolution de
ces unités
de
voisinage
(neighbourhoods)
qui
tendent
à
se
fondre dans
la
communauté villageoise. Parmi les
phénomènes corrélatifs du
changement
de structure et
de
fonction
de
ces unités, il note
rémi
gration des
artisans
des districts
ruraux
vers
le
centre du village, la concentration des activités
« culturelles » au bourg, et la
différenciation
sociale de la population (cf. An American Town,
New
York, 1906).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 64/111
88
P. BOURDIEU
de
Lesquire sans distinction, sépare maintenant les
villageois,
lous
carrèrens
(les
habitants de
la
rue, carTere)
et
les
paysans des
hameaux.
L'opposition
entre
le paysan
et
le citadin commence
au cœur
même
de
la communauté
villageoise.
Avant
de
décrire
les
formes les
plus patentes
que
revêt
aujourd'hui
cette opposition,
il
n'est pas
inutile
de montrer comment elle se traduit
à un niveau plus profond, celui de
la
démographie par
exemple.
Alors
que l'écart entre la
famille
moyenne du bourg
et
celle
du
hameau était
seulement
de
0,94
en
1881,
il
est
de
1,79
en
1911
et
1,13
en
1954.
L'ame
nuisement de
la
différence entre 1911
et
1954
est imputable
d'une
part à un léger accroissement (depuis 1945) de
la taille
de
la
famille du
bourg,
et
de l'autre à
la
diminution régulière de
la
famille
du
hameau64
:
Dimension moyenne
de la
famille.
1881
1911
1954
Bourg 3,56 2,52
2,71
Hameau 4,51
4,31
3,84
De façon générale,
la famille
du hameau est sensiblement plus grande
que
celle
du
bourg,
un
nombre plus élevé
de personnes
habitant sous le
même
toit :
Années
1881
1901
1911
1921
1954
Nombre de
maisons
habitées
Bourg
97
92
92
83
94
Hameaux
418
367
293
339
273
Population totale
Bourg
471
322
355
259
258
Hameaux
2
468
1656
1601
1408
1096
Nombre d'habitants
par
maison
Bourg
4,8
3,5
3,1
3,1
2,7
Hameaux
4,8
4,2
4,5
4,1
4
La différenciation entre bourg et hameau date des cinquante der
nières
années.
Autrefois,
au
bourg
comme
au
hameau, la
grande
famille
dominait.
En
se « citadinisant
»,
le
bourg
a
acquis
les
caractères
démo
graphiques
de
la
ville : le
nombre d'enfants
diminue, le
ménage tend
à se substituer à
la
grande famille, groupant plusieurs ménages
et
les
domestiques ;
le
nombre des
personnes vivant seules
ne
cesse de croître,
surtout
dans la
catégorie des
retraités et
des inactifs.
Le
phénomène
apparaît manifestement
si l'on
considère
la
propor-
64.
Voir,
à
l'appendice
III,
les
tableaux représentant la taille des familles selon la catégorie
socio-professionnelle
du
chef de
famille et
selon la résidence (bourg ou
hameau) d'après les
recen
sements
de 1881,
1911
et 1954.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 65/111
CELIBAT
ET CONDITION
PAYSANNE
89
tion
des familles comptant
quatre personnes
et
plus (y
compris
les
domestiques)
aux
différentes époques.
1881
1911
1954
Propriétaires
terriens
des
hameaux
53%
46
%
36%
Ensemble
des familles
des
hameaux
47%
43%
32%
Ensemble
des familles
du
bourg
31%
8%
10%
Légèrement supérieure
en
1881 (1 à 1,7)
la
proportion des grandes
familles
est,
en
1954, trois
fois
plus
forte
chez les propriétaires
terriens
que
chez
les villageois. Dès
1911, la famille du
bourg a pris sa
forme
actuelle,
la
proportion
des familles
de
quatre
personnes
et au-delà y étant
plus
de
six
fois
inférieure
à
la
proportion
correspondante
chez les
pro
priétaires des hameaux. Les conséquences de ces différences morphol
ogiques
sont
considérables, particulièrement
en ce qui
concerne le
mariage.
En effet, outre qu'elle constitue pour le jeune
ménage et
tout
spécialement pour la jeune épouse une
charge
considérable,
la
grande
famille
exerce un contrôle
et
des contraintes qui pèsent de plus en plus
aux femmes
de
la jeune
génération. « Les
jeunes,
surtout
les jeunes
femmes, ne
peuvent plus
supporter
la
grande
famille. Par exemple, chez
moi, pour
la jeune femme, il
y a
la grand-mère du mari,
le
père et la mère
du mari, la
sœur
du mari,
les tantes
du mari qui
viennent de
temps
en
temps.
Quel
fardeau
»
(P.
C).
Pour
saisir
sous un
autre
aspect l'opposition
entre
le
bourg et
les
hameaux, on a réparti
la
totalité
des
individus recensés à Lesquire
en
1954 selon
la
distance par rapport à leur
lieu
de
naissance :
Zones
1
2
3
4
5
6
7
8
Lieu de naissance
dans
un
rayon
de
0
à
5
km :
Autres
communes .
5,1
à 10 km
10,1
à 15 km
15,1
à 20 km
20,1 à 25
km
25,1
à
30
km
30
km et
plus
Total
Sexe et lieu de résidence
Bourg
H
64
8
10
11
3
3
4
20
123
F
61
13
11
16
4
2
5
29
141
Total
125
21
21
27
7
5
9
49
264
Hameaux
H
402
40
24
52
11
9
4
37
579
F
317
39
42
73
11
2
2
25
511
Total
719
79
66
125
22
11
16
62
1090
Ensemble.
H
466
48
34
63
14
12
8
57
702
F
378
52
53
89
15
4
17
54
652
Total
844
100
87
152
29
16
15
111
1354
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 66/111
90
P. BOURDIEU
Les individus
nés dans
un
rayon
supérieur à 30 kilomètres se
répar
tissent ainsi :
Département
Sud-Ouest
Autres régions
Étranger
Bourg
H
5
5
7
3
F
10
3
14
1
Hameaux
H
9
7
8
10
F
6
4
10
5
Ensemble
H
14
12
15
13
F
16
7
24
6
On voit que 73,2% des hommes
et
65,9% des femmes
de
la
commune
sont
nés
dans
un
rayon
de
moins
de
5
kilomètres,
c'est-à-dire
sur
le
territoire
de
la commune ou des communes
limitrophes.
Tandis
que chez les villageois,
ces
taux sont
seulement de
58,5% pour les
hommes et
de
52,6%
pour les
femmes, ils sont
nettement
plus
élevés
pour
la population des hameaux,
essentiellement rurale
et sédentaire :
76,3%
pour les
hommes et 69,6%
pour les
femmes. Au bourg,
les
hommes et
les
femmes nés
à
une
distance supérieure à
30 kilomètres
représentant respectivement 16,2
et 20,5%
de leur catégorie, contre
6,3
et
4,3% pour les
catégories correspondantes
du hameau. On
trouve
donc
au bourg une population
beaucoup
plus
mélangée,
qui
risque
de
ce fait
d'être plus ouverte
au
monde
extérieur.
C'est dans
le
domaine linguistique
qu'on
peut saisir la
manifestation
la plus claire et la plus significative
de l'opposition.
Avant 1914,
le béar
nais
était
la
langue utilisée par l'ensemble des habitants de
la
commune,
tant
à l intérieur de
la famille que dans la
vie de relations. L'école était
à
peu
près le seul
lieu
où
l'on
parlât exclusivement
français.
Les fonc
tionnaires, les membres des professions libérales, le plus souvent origi
naires du village même ou de la région, utilisaient presque toujours
le béarnais
dans
leurs relations avec la population
paysanne.
On parlait
le français avec
difficulté,
un peu comme
une langue étrangère, et
on le
savait.
On éprouvait
une
sorte
de
pudeur
à
en user,
par
crainte
du
ridicule,
auquel
s'expose lou franchimà'ni celui
qui
s'escrime à parler
français. Après
1919, du
fait des
brassages
dus à
la guerre, du
fait de
la
présence de réfugiés devant qui on
ne
peut pas parler béarnais, l'usage
du
français se répand, surtout au bourg. Depuis
1939,
il est
très fréquent
que
les
enfants
parlent français à
la
maison
et que
les adultes recourent
au français
pour
s'adresser à
eux.
Si, à l'exception
de
quelques adolescents
et
des étrangers à la région,
presque
tous les habitants du
bourg
savent parler
le
béarnais,
ils mettent
souvent
un point
d'honneur
à n'utiliser que le
français
et
tiennent
le
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 67/111
CÉLIBAT
ET CONDITION PAYSANNE 91
«
patois
» pour
une
langue inférieure
et vulgaire ; ils
raillent les
rustres
mal
dégrossis dont le
béarnais francisé
produit
des effets cocasses, qui
écorchent le français
et
s'obstinent à
le
faire par prétention ou par
inconscience (franchimandeyà).
Pour
le
paysan,
au
contraire,
le
béarnais
est le mode d'expression spontané, étroitement
attaché
aux préoccu
pations de
l'existence
quotidienne
; il
est
la
langue du
juron et
de
l'injure, de
la plaisanterie
et
du jeu
de
mots, du dicton
et
du proverbe ;
la langue
de
la
vie
familiale,
du
travail
de
la terre et du marché. Deux
paysans ne
sauraient, sans
se
sentir
ridicules,
parler de leur
récolte ou
de leur
bétail autrement
qu'en béarnais.
Ce
parler
est, sans doute,
de
plus
en
plus
adultéré du
fait que des
mots français patoisés
tendent à se
substituer aux vieux mots béarnais,
du
fait aussi que les emprunts
au français se
font
de plus
en
plus nombreux, surtout
dans
le
domaine
des techniques
et
des
institutions
modernes ; cependant,
il
garde toute
sa
saveur
et
sa
vigueur,
bref
son esprit.
Le
français,
à
l'opposé,
est
la
langue des relations avec le monde urbain,
et
du
même
coup, la langue
dans
laquelle on
est souvent
mal à l'aise comme
dans
le costume
du
dimanche que
l'on met
pour
aller
à
la carrère ;
comme
dans le monde des
bureaux
où
l'on
se sent dépourvu
et désarmé66.
«
Maintenant,
beaucoup
veulent
parler français. Du
service militaire
et
de
la
guerre, ils ont retenu qu'aux chefs il
faut
parler français »
(A. B.).
L'usage
de
la
langue française
est
l'hommage souvent forcé
et
réticent
que le paysan
rend
au moussu de
la
ville
et
à ses papiers ;
bien qu'il
sache le plus souvent s'exprimer
dans
le français le plus
correct, il
apprécie
que
l'on
choisisse de s'adresser
à
lui en
béarnais,
ce
qui
témoigne
d'une
sorte
de
volonté
de
rendre
la
relation
plus directe, plus familière
et plus égale.
Entre
les dernières
maisons du
bourg où l'on
parle le
français
et
les
premières fermes isolées, distantes
d'une centaine
de
mètres
à peine,
où l'on parle
le
béarnais,
passe
la frontière entre ce qu'on peut appeler,
si
l'on permet les néologismes,
la
« citadinité »
et la
«
paysannité »66.
Ainsi, au
centre
même de
son
univers,
le paysan découvre
un
monde
dans
lequel
il
n'est déjà plus
chez
lui.
Objectivement, le
bourg n existe
que
par les hameaux, du fait qu'il
vit,
presque uniquement, d'activités
du
secteur
tertiaire
;
cependant,
ce
rapport de
dépendance
demeure
abstrait, de
sorte
qu'il
n'affleure
pas
à la
conscience.
Le paysan, au contraire,
éprouve concrètement
sa
dépendance
non point à
l'égard
du
bourg en
tant que collectivité mais
65 .
Les
paysans des hameaux parlent généralement le
français avec
un accent
très
prononcé.
Le
r
roulé, qui en est le trait le plus caractéristique, se
maintient chez
les habitants du
bourg
qui
ont eu le béarnais pour langue
maternelle
alors qu'il disparaît chez
les
jeunes. L'accent des
jeunes
filles du hameau est en général moins marqué que celui des garçons.
Certains
« semi-
citadins » du bourg s'efforcent de corriger leur
accent.
66 . Il
existe évidemment des exceptions. En
particulier,
l'usage
du
béarnais
s'est maintenu
surtout chez
les artisans
(en
contact
plus étroit avec
les ruraux) et
chez
les
travailleurs
agricoles.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 68/111
92
P. BOURDIEU
à
regard
de certaines personnes
dont
il a
concrètement
besoin. Le rapport
de
dépendance est immédiat
et
personnel,
aussi
comprend-on qu'il
puisse prendre
la
forme de l'hommage.
Le fonctionnaire suscite
des
attitudes
ambivalentes67.
D'un côté,
en
tant
qu'incarnation
concrète de l'État, il est
la
victime
substituée
du
ressentiment
dirigé contre les
« maîtres de
Paris
»
(tous mestes ou
lous
coumandans
de Paris)
et contre l'État,
« le plus grand voleur ». On
voit en lui «le
fainéant
du bourg
»
(lousfenians
de
la
carrère)*8,
le
«rent
ier , l'homme aux mains blanches, toujours à l'ombre, celui qui voit
tomber tous les
mois
un bon salaire,
en
dépit
des
grêles
et des
gelées,
et
sans
se fatiguer, cependant
que
les
paysans
travaillent
dur, sans
garantie
du lendemain, pour
produire
les biens
qu'il
consomme.
«
Oh diable
disent-ils, il
a
la
vie
belle
(que s1
at hire bet) Il est
à l'ombre
et
hors
de
la
boue.
Il
a appris à
parler
et
à deviser (debisa).
H
peut porter la chemise
blanche.
Il
ne
sue
pas
souvent.
Le
porte-plume
ne
donne
pas
de
cals
aux
mains.
Ah ils l'ont
trouvé
le
travail facile le travail
d'un
gendarme...
La sueur
d'un
cantonnier Et
le
facteur... il a fini de
bonne heure
[son
travail]. Ils peuvent faire
la
partie de cartes.
Ah
ils ont trouvé le bon
emploi, le
bon filon
»
(P.
L.-M.). Ainsi, aux
yeux des natifs des
hameaux,
l'homme
du
bourg est vraiment le bourgeois,
celui
qui a déserté la terre
et
rompu ou renié les attaches qui l'unissaient à son
milieu.
Mais d'autre part,
le villageois, administrateur
local ou fonctionnaire,
joue
le
rôle
de
médiateur entre le
paysan
et l'État. Au titre
de
repré
sentant de
l'administration centrale, en
tant que
dépositaire
de
l'autorité
gouvernementale, le
fonctionnaire
est
l'incarnation
concrète de
l'État.
A mesure que s'accroît l intervention de
l'État dans la
vie quotidienne
du
paysan
et,
parallèlement, l'emprise de l'administration, les fonction
naires ont toujours plus respectés
et
considérés. Le paysan n'est-il
pas, le plus souvent, dans la
situation du solliciteur
? Soit
qu'il
ne
sache
pas
remplir
lui-même
ses papiers, qu'il se perde
dans
les
formalités
ou
qu'il
répugne
à téléphoner
lui-même au
vétérinaire,
il
doit
avoir
recours
aux escribans de
la carrère,
c est-à-dire, à
peu
près, aux « scr
ibouillards
de
la
ville ».
Le terme péjoratif
qu'il emploie pour les
nommer suffit à prouver qu'il
ne
reconnaît jamais pleinement leur
supériorité.
Cependant,
il
ne
serait
jamais
allé
toucher
sa
pension,
remplir
une formalité à la
mairie
ou consulter le médecin
sans
apporter
une
douzaine d'oeufs ou un litre de vin.
C'était là sans
doute une façon
de reconnaître un
service
rendu,
mais aussi une
manière de
rendre
hommage.
67 . L'attitude du paysan à l'égard du fonctionnaire
semble
obéir à un
modèle plus
général
à
savoir
celui qui régit les
rapports
entre le
paysan
et le lettré dans beaucoup
de civilisations
non-industrielles.
68 . Le
respect que
suscite le lettré n'exclut jamais l'ironie, voire un certain mépris
;
bien
qu'il soit saisi, sous un certain
rapport,
comme indispensable, il
ne
cesse jamais d'être
perçu comme un parasite.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 69/111
CÉLIBAT ET CONDITION PAYSANNE
93
«
Tous
ces papiers,
ce
n'est
pas
tout de les lire On n'y
comprend
rien ou
on prend
martre pour renard
»
(P.
L.-M.).
Pour le
paysan
le rapport
entre l'individu
et
l'Administration ne saurait s'établir
comme
dans
la
société urbaine,
à
travers
ces relais impersonnels
et
interchan
geables,
gent de police ou fonctionnaire, dépositaires anonymes d'une
autorité anonyme
et
sans
visage qui se manifeste par eux
et
demeure
irréductible à cette manifestation, l'État n'étant plus que l'horizon
toujours reculé
d'une série indéfinie
de moyens
termes. Au
contact
déconcertant
avec l'impersonnalité massive
de l'Administration, le
paysan
substitue
un rapport de
personne
à personne.
D'autant plus
disposé à faire confiance
et
à s'en
remettre
qu'il
est plus
désarmé,
il identifie la fonction
au fonctionnaire
et ne
reconnaît l'Administration
qu'à travers ceux qui
la
représentent. La Poste,
c'est
le postier et, quand
celui-ci est
en
congé,
on
repart sans
avoir accompli la
démarche pour
laquelle
on
était
venu69.
Mais
il ne
faudrait pas attribuer au seul intérêt la
révérence
du
paysan à
l'égard du
«
bourgeois
». « Les
gens
des hameaux sont très
heureux
de
pouvoir
« deviser
au café
»
(debisà au
café)
avec
un « mons
ieur
»
du
bourg, maire, conseillers, grenier, postier,
gendarmes,
etc. ;
bref tous ceux qui
détiennent une parcelle
de
l'autorité centrale.
Ils
sont
aujourd'hui encore,
un
peu
«
impressionnés
»
par
cette « élite »
bien
casée du bourg,
par
tous ces
gens
qui ont une «c
bonne
situation ». Il
ne
faut
pas
oublier qu'il
y a cinquante ans
un
gendarme devait
exiger
une dot de 3 000 francs ;
il
choisissait une grande cadette70. Et depuis,
ça
va
en
s'accentuant.
Chaque
jeune
homme
était
«
jaugé
» et
«
ét
iqueté ».
Quand
il
obtenait
un
emploi,
c'était
une révolution. Il devenait
un « monsieur ».
Tout
ça fait
que
les
paysans
mettent toujours une
certaine réserve respectueuse
dans leurs rapports avec lou carrèren. Ils
sont
heureux
de l'inviter au café. C'est le « citadin » qui mène
la conver
sation il
commente
et
discute les nouvelles avec aisance
et assurance.
Lous branès (les habitants de
la
lande (brane), les
rustres) du
fond
du
quartier Laring ou
Lembeye
se gardent d'interrompre
et ne
perdent
pas
une syllabe afin de pouvoir rapporter le tout
et
d'amuser toute
la
maisonnée.
Tous les « secrets d'Etat », où les
apprend-on,
si ce
n'est
au
bourg
?
Rentrés
chez
eux,
ils
font
l'analyse
de
leurs
rapports
avec
les
carrèrens.
Il
leur arrive de les
juger
clairement
et judicieusement
surtout
après avoir payé la note au café
»
(A.
B.).
Dans
ces conditions,
faut-il
s'étonner
que
les citadins aient toujours
69 . Aujourd'hui,
les
paysans s'efforcent de donner à
leurs
enfants le minimum
d'instruction
indispensable
dans la
vie moderne. « Chaque paysan avisé
veut
avoir un enfant
intelligent
pour
le faire
étudier...
Il
faut pouvoir
comprendre
»
(J.
L.).
70 . «
De
mon temps, pour se marier avec un
gendarme,
il fallait «voir une certaine dot :
3 000 francs. A G...,
il
y avait une fille qui s'est mariée avec
un
gendarme.
La famille en
a eu
beaucoup de difficultés. Ils ont été longtemps gênés. Cette dot était exigée parce que la femme
de gendarme
ne
devait pas
travailler, ne
devait pas
avoir
de relations avec
le
public
» (J.-P. A.).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 70/111
94
P.
BOURDIEU
détenu le
monopole du pouvoir
politique?
Les
maires
et
conseillers
généraux successifs sont autant d instituteurs,
de médecins, de
secré
taires de mairie ou de propriétaires terriens
du bourg,
les
paysans
tenant
le rôle d'adjoints ou
de
conseillers municipaux. Or,
étant largement
majoritaires, les paysans
des
hameaux auraient
pu
élire
un
des
leurs71.
C'est
que le
jugement du paysan sur
lui-même n'est
pas
moins
ambi
valent
que celui
qu'il
porte
sur le
citadin
et sur le fonctionnaire. La fierté
de soi,
liée
au mépris
pour
le
citadin,
coexiste
en lui, sinon
avec
la honte
de soi,
du
moins
avec une conscience aiguë
de ses déficiences
et
de ses
limites. S'ils
prennent
le citadin
pour
cible de leur
ironie
chaque
fois
qu'ils le peuvent, c'est-à-dire quand ils sont en nombre ou entre eux, ils
sont plutôt embarrassés, maladroits
et
respectueux lorsqu'ils le ren
contrent en tête
à tête.
N'est-il pas significatif que les
bonnes
histoires
les plus appréciées aient pour thème la maladresse
et
les
ridicules
du
paysan
et,
particulièrement,
du paysan
parmi les
citadins
?
Aussi,
quand
ïl s'agit
de
gérer
les
intérêts
communaux
et
à plus
forte
raison, d'entrer
en
relations avec les autorités de
la
ville, le paysan
ne
songe même pas
à déléguer un paysan. Parce qu'il est instruit des règles administratives
et
des subtilités de
la
vie
politique
nationale, parce qu'il participe, par
sa fonction,
du
monde des bureaux
et
des
administrations, parce qu'il
a
du loisir et
surtout
parce
qu'il
«
sait parler », l'homme
du
bourg
et
sur
tout
le fonctionnaire, lui
paraît prédestiné au rôle
de
médiateur entre
lui-même et la
ville.
De son
côté, le villageois, surtout
lorsqu'il
est un
peu frotté d'instruc
tion
t
qu'il
a acquis
l'extérieur
d'un
homme de
la
ville,
n'a
parfois
que
dédain
pour
les
natifs des hameaux.
On
ne saurait être
plus loin des
paysans que certains de ces « notables », fonctionnaires ou membres
des professions libérales, qui adoptent
volontiers
une
attitude
pater
naliste ou protectrice à l'égard des sauvages des champs
et
des bois parmi
lesquels ils
se sentent
exilés et dont ils ne partagent ni
les
intérêts, ni
les
soucis
; formant une petite société fermée, ils entendent apparaître
comme une aristocratie de
l'esprit,
par
opposition
aux
rustres et
aux
« primaires » qui les entourent. C'est
aussi,
bien souvent, dans les couches
inférieures de
la société
« citadine », les plus proches
des paysans
par
leur
culture,
leur
langage
et
leur esprit,
que
se
manifeste
l'attention
la plus vive à se
distinguer
du paysanâs,
du
paysan ridicule.
Chez
le
plus grand
nombre, on
discerne, plus ou moins exprimé, le
sentiment
71. On
peut
aussi
conjecturer que,
du
fait de
leurs rivalités, les paysans préfèrent, en
défi
nitive,
désigner un carrèren
plutôt
que
de
distinguer un des leurs. « Bien
sûr,
ils ne sont pas
plus tendres entre eux [qu'à l'égard du citadin]. D'un champ à
l'autre,
ils se surveillent et
s'épient ; Jean, il faut préparer la charrue,
un
tel a commencé à labourer ou
i
tailler la vigne.
Il
y en a qui ont
la
réputation
d'être
toujours
les
premiers à entreprendre
les
divers cycles
des travaux des
champs.
D'autres sont toujours à la traîne. Ceux-là
sont
l'objet de
tous les
sarcasmes.
De
même, il
y
a
les
familles qui ont la
réputation
de mal recevoir.
On ne les
épargne
pas »
(A.
B.).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 71/111
CELIBAT
ET CONDITION
PAYSANNE
95
de
détenir des
«
droits
de bourgeoisie
», d'appartenir à
un monde
plus
civilisé,
plus
poli
et
plus cultivé.
Sans doute, le paysan
prête-t-il
souvent
le flanc à l ironie
ou
à
la
charge.
De
tous
temps,
par
exemple,
en
raison
du décalage dans
la
mode vestimentaire,
il
a fait l'objet des railleries.
Alors
que Unis mous
sus e
la
carrère portaient
la
veste
dès
1885, les campagnards conser
vaient la blouse
de
lin, tissée, cousue
et
brodée à la maison.
Lorsque
le port
de
la veste se
fut
généralisé, vers 1895, les hommes
mariés
sortaient «
avec la veste
de
mariage
»
(dap
la beste d'espousat) si elle
était encore en bon état, tandis que les célibataires
portaient
encore
la blouse.
« Ah
Il fallait
voir leur
dégaine Ils avaient des bérets
énormes
Pour
les
rendre
plus grands
et
les
faire
tenir rigides, ils
mettaient à l'intérieur
un
brin d'osier.
Il
fallait les voir
dénier,
par
journée de tempête, lorsque le vent gonflait
et
soulevait leur blouse,
découvrant
leur ceinture
rouge.
Parfois leur béret
s'envolait
et
roulait
comme
un cerceau,
et
ils essayaient gauchement
de
le rattraper »
(P. L.-M.,
88
ans, bourg).
Aujourd'hui
encore,
et
bien
qu'ils s'habillent
de leur
mieux
afin de
passer
inaperçus, on
reconnaît
les
paysans endi
manchés à leur vêtement
de
mauvaise coupe, acheté à bas prix dans
un magasin de confection.
Le grand béret sur la
tête, les grosses chaus
settes
apparentes
sous le pantalon mal repassé
et
trop court, les souliers
démodés72, ils tiennent
leurs mains
dans
les poches de leur veste toute
fripée
dans
le dos. Accoutumés à
marcher
avec
de lourds
sabots
sur des
terrains difficiles
et
inégaux
en
portant de pesants fardeaux, ils ont
la
démarche lente
et
pataude
:
branassès
(ou
branès),
habitants
de
la
lande,
aubiscous
(graminée
qui
pousse
dans les touyas),
bouscassès
(hommes des
bois,
boscq), escanoulhes (sorte d'oignon), laparous ou lagas (tiques), autant
de
surnoms
péjoratifs décernés
au
paysanâs
de Soubole, au
«
gros paysan
de
Saoubole »78,
balourd, maladroit,
crotté,
mal embouché
et
mal
fagoté.
La
supériorité que
le villageois
s'arroge, le paysan
ne la
lui
reconnaît
jamais pleinement. L'homme du
bourg
n'est pas
citadin, il
a
la
prétention
de l'être. Cela
le
plus rustre
le
sait
et il
sait
que
l'homme du
bourg
dont
il
est le paysan a aussi son citadin. Aux attitudes
du
citadin parvenu
que le « bourgeois » adopte souvent à
son endroit, il
sait répondre par
l'ironie
silencieuse
ou
par
l'évocation d'une
origine
commune
:
« Nous
savons d'où
il
sort » ou
bien
:
« Son
père a porté les sabots...
»
Le paysan ne se
saisit
comme paysan qu'en
présence
du
« citadin »
;
mais
le citadin,
lui, n'existe
en
tant que
tel
que par
opposition
au
paysan.
Plus généralement, le
bourg
n'est citadin
que
par
opposition
à ses hameaux
paysans. Par l'esprit et
le
style
de vie de ses habitants,
72.
A la campagne,
on use difficilement
les
souliers
du fait qu'on ne
les
met
qu'une
fois
par
semaine, pour
venir
au
bourg. Nombre
de paysans
viennent en sabots et
mettent leurs
chaussures à l'entrée du village.
73. Nom
de lieu imaginaire dont la lourdeur évoque
un pays sauvage et
arriéré.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 72/111
96
P. BOURDIEU
il
pourrait
apparaître
comme
une
cité s'il
ne manquait pas à remplir
les fonctions les plus
importantes d'une
ville.
Ayant perdu
la quasi-
totalité de ses grands propriétaires
terriens,
il
n'a plus que des notables
« tertiaires »
qui peuvent fournir des exemples d'innovation dans le
domaine
de
la
consommation,
non
de
la
production.
Résidence
des
fonctionnaires
et
des membres des professions libérales, des artisans
et
commerçants, des retraités
et
des rentiers74, cette fausse cité est incapable
de
jouer le rôle
de
foyer d'incitation économique
et
cela,
tout
particulière
ment,
ans le domaine agricole. L'histoire des dernières années en fournit
la
preuve.
Ce sont
les
couches
moyenne
et inférieure
de
la
paysannerie
des
hameaux qui ont produit
la
nouvelle élite rurale, tandis
que
les
notables
citadins
conservaient les pouvoirs traditionnels. Foyer
rural,
Coopérative
d'Utilisation du Matériel
Agricole (créée
en 1956), Centre
d'Études Tech
niques Agricoles (en 1960),
toutes ces
institutions nouvelles sont dues
à
l'initiative
de
jeunes
agriculteurs
;
elles
échappent
tant
à
l'ancienne
aristocratie
paysanne, aux gros paysans,
qu'aux
notables du bourg plus
soucieux
de
s'assurer la direction des affaires locales par des mesures plus
ou moins
démagogiques
que de travailler à
une rénovation en profondeur
de l'économie rurale75. Du fait qu'il monopolise les
fonctions
urbaines,
du
fait
qu'il concentre
les commerces,
les
auberges, les administrations, le
bourg est assez « urbanisé
»
pour
que
les hameaux puissent apparaître
et
s'apparaître,
par contraste, comme paysans. Mais
il
s'en
faut
qu'il le
soit suffisamment pour les entraîner soit par ses initiatives, soit par
son exemple.
Le paysan et
son
corps
« Platon,
en ses
lois, n'estime peste au
monde
plus
dommeagable
à
sa cité, que de
laisser prendre liberté à la
jeunesse
de
changer
en accoustrements, en
gestes,
en
danses,
en
exercices
et
chansons
d'une forme
à
une
aultre. »
Montaigne,
Essais,
I,
XLin.
Si
les
données
de
la
statistique
et
de
l'observation
autorisent
à
établir
une corrélation
étroite
entre la
vocation au célibat
et la résidence dans
les hameaux, si l'approche historique permet de
voir dans la restructu-
74 . En 1958, 28 chef» de famille du bourg sur 95 vivent d'une retraite civile (P.T.T.,
enseignement) ou militaire (gendarmerie, armée)
contre
2 seulement
dans les hameaux. La pyra
mide des âges
montre
que le bourg a une
population
vieille.
75 . La
CUMA
compte en 1958 25
adhérents.
Tous sont
d'anciens membres
du
Cercle
des
Jeunes, organisation catholique. Ce sont
de
petits et moyens propriétaires ;
les
grands proprié-
taires
ont les
moyens de
se payer un tracteur et disposent
de
surfaces cultivables suffisantes.
Selon
différents
informateurs,
il faut 15 ou 20 hectares labourables, soit une propriété de
30 à 40
hectares, pour
que le tracteur soit rentable.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 73/111
CÉLIBAT ET CONDITION
PAYSANNE
97
ration du
système
des échanges matrimoniaux sur le fondement de
l'opposition entre le bourg
et
les hameaux une
manifestation de
la
transformation globale
de
la société,
il
reste à déterminer
s'il
est
un
aspect
de
cette
opposition
qui
soit
en
corrélation
plus
étroite
avec la
vocation au
célibat
; par quelles médiations
le fait de
résider au bourg
ou
dans
les hameaux
et
les caractéristiques
économiques,
sociales
et psychologiques qui en sont
solidaires
peuvent agir sur
le mécanisme
des échanges matrimoniaux ; comment il se fait
que
l'influence de
la
résidence
ne s'exerce pas
de
la
même façon sur les
hommes et
sur les
femmes
; s'il existe des différences significatives entre les
gens du
hameau qui se marient
et
ceux qui sont condamnés au célibat ; bref,
si le fait d'être
né
au bourg ou au hameau est « condition nécessitante »
ou
«
condition permissive »
du
célibat.
Tandis
que
dans la
société
ancienne le
mariage
était
surtout
l'affaire
de
la
famille,
la
recherche
du
partenaire
est
laissée aujourd'hui,
on
le
sait,
à
l'initiative de l'individu.
Ce
qu'il
s'agit
de
comprendre
mieux, c'est
pourquoi
le
paysan des
hameaux est intrinsèquement défavorisé
dans
cette compétition
; et,
plus précisément, pourquoi
il
se
montre
aussi
peu
adapté,
aussi déconcerté, dans les
occasions
institutionnalisées de
rencontre
entre les sexes.
Étant donné
la
séparation tranchée entre
la
société
masculine et
la
société
féminine, étant
donné
la
disparition
des intermédiaires
et
le relâchement des liens sociaux traditionnels, les
bals
qui se
tiennent
périodiquement
au bourg ou dans
les villages voisins
sont
devenus
la
jseule
occasion
de
rencontre
socialement
approuvée.
Par
suite, ils four
nissent
une
occasion privilégiée de saisir
la
racine
des
tensions
et des
conflits.
Le bal de
Noël
se
tient
dans
Farrière-salle d'un café.
Au
centre
de
la piste, une dizaine
de
couples
dansent avec beaucoup d'aisance les
danses à
la
mode. Ce sont
surtout
des « étudiants » (tous estudians),
c'est-à-dire les élèves de cours complémentaires ou
des
collèges
des villes
voisines, pour
la
plupart originaires
du
bourg. Il y a aussi quelques
parachutistes sûrs d'eux-mêmes
et
de jeunes citadins,
ouvriers
ou
employés ; deux ou trois d'entre eux sont coiffés du chapeau tyrolien
et
portent
blue-jeans
et
blouson
de
cuir noir.
Parmi
les
danseuses,
plusieurs
jeunes filles venues
du
fin fond des
hameaux les
plus
reculés,
habillées
et
coiffées avec
élégance,
parfois avec recherche,
et
aussi
quelques natives de Lesquire qui travaillent à
Pau
ou à Paris,
coutur
ières, bonnes ou vendeuses.
Elles
ont tous les dehors de
la citadine. Des
jeunes
filles et
même
des
fillettes
d'une
douzaine
d'années,
dansent entre
elles, tandis
que
de jeunes garçons se poursuivent
et
se bousculent
entre
les couples
de danseurs.
Debout au bord de
la piste,
formant une masse sombre,
un
groupe de
spectateurs, plus âgés,
observent sans
parler. Comme
happés
par
la
7
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 74/111
98
P. BOURDIEU
tentation d'entrer
dans la
danse, ils avancent
et
resserrent l'espace laissé
aux
danseurs.
Us sont
tous
là,
tous
les
célibataires. Les
hommes
de leur
âge qui sont déjà
mariés
ne
sont plus au bal. Ils y vont
seulement
lors
de
la
grande
fête
du
village,
le comice
agricole. Ce
jour-là, tout
le
monde
est
«
sur la Promenade », et tout
le monde danse, même les «
vieux ».
Les
célibataires,
eux, ne
dansent
pas
davantage. Ces
soirs-là,
on les
remarque moins,
parce qu'hommes
et femmes
du village sont tous
venus,
les
uns pour bavarder
avec les amis, les autres
pour
épier, cancaner
et
faire mille conjectures sur les mariages possibles. Mais
dans
les petits
bals
comme
celui de
la
Noël ou du Premier
de l'An,
ils n'ont rien à faire.
Ce
sont des
bals
où
l'on
vient pour danser, or ils
ne
danseront pas
et
ils le savent.
Ces
bals sont
faits
pour les jeunes,
c'est-à-dire
ceux qui
ne
sont pas mariés ; ils n'ont plus
l'âge,
mais ils sont
et
se savent
«
inma-
riables ».
De temps
en
temps, comme pour
dissimuler
leur
gêne, ils
chahutent
un
peu.
Une
nouvelle
danse,
une
«
marche
»
:
une
jeune
fille
s'avance
vers le
coin
des célibataires et
tâche d entraîner
l'un
d'eux
vers la piste. Il
résiste gêné
et ravi.
H fait un
tour
de danse,
accentuant
à dessein sa maladresse
et
sa
lourdeur,
un
peu
comme
font
les vieux
quand
ils
dansent
le jour du
comice,
et regarde en riant
ses copains.
La
danse
finie,
il
va
s'asseoir et ne
dansera plus. « Celui-là, me
dit-on,
c'est le fils An...
(un
gros propriétaire) ; la fille qui est venue le chercher
est une voisine. Elle
lui
a fait faire un tour de danse pour
lui
faire
plaisir.
»
Tout rentre
dans
l'ordre. Ils resteront là,
jusqu'à minuit,
sans
guère parler, dans la lumière
et
le bruit du bal, le
regard
sur
les
filles
inaccessibles.
Puis
ils iront
dans la
salle
de
l'auberge
et boiront
face
à face. Certains chanteront à tue-tête de
vieux
airs béarnais, pro
longeant
à
perte
de
voix des accords
dissonnants,
tandis qu'à côté
l orchestre
joue
des twist
et des cha-cha-cha.
Et puis
ils
repartiront
lentement, par petits groupes, vers leurs fermes éloignées.
Dans la
salle
du café,
trois célibataires sont attablés,
et
boivent
en
bavardant. « Alors vous
ne
dansez pas ?
—
Non, ça nous a passé... »
Mon compagnon,
un villageois,
en aparté
:
«
Tu
parles ils n'ont jamais
dansé
» Un autre
:
«
Moi, j'attends minuit
J'ai donné un
coup
d'oeil
tout à l'heure,
il
n'y a que
des jeunes. Ce n'est pas pour
moi. Ces
jeunes-là
pourraient
être
mes
filles...
Je
vais
aller
manger
un morceau,
puis
je
reviendrai.
Et puis
danser n'est
plus
de
mon âge.
Une
belle valse, ça je
danserais, mais
ils
n'en jouent
pas.
Et puis les jeunes
ne
savent
pas
danser
la valse. — Et
tu
crois que
ce
soir il
y
aura des
filles plus âgées ?
—
Oui,
enfin,
on verra.
Et
toi, pourquoi
tu ne danses pas
? Moi
je te
promets, si j'avais
une
femme
je
danserais.
» Le villageois
:
« Oui,
et
s'ils
dansaient,
ils
auraient une femme. On n'en
sort
pas. » Un autre
:
« Oh tu sais,
il
ne faut
pas t'en faire pour nous, nous
ne
sommes pas
malheureux » A
la fin du
bal, deux célibataires s'en vont lentement.
Une
voiture
démarre ; ils s'arrêtent. «
Tu
vois, ils regardent cette auto
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 75/111
CÉLIBAT ET CONDITION
PAYSANNE
99
comme ils regardaient les
filles tout
à l'heure. Et puis ils
ne
sont pas
pressés, tu peux croire... Ils vont traîner comme ça, aussi longtemps
qu'ils pourront.
»
Ainsi,
ce
petit
bal
de
campagne
est
l'occasion
d'un
véritable
choc
de civilisations.
Par lui, c'est tout
le
monde citadin, avec
ses modèles
culturels,
sa
musique,
ses danses, ses techniques
du
corps qui fait
irruption
dans la
vie
paysanne. Les
modèles traditionnels
des conduites
de fête se
sont
perdus
ou bien ont cédé la place
à
des
modèles urbains.
Dans ce domaine
comme
ailleurs,
l'initiative
appartient
aux gens
du
bourg.
Aux danses
d'autrefois
qui
portaient
la
marque
paysanne
dans
leur nom (la
crabe,
lou
branlou,
lou mounchicou, etc.),
dans
leurs
rythmes,
leur musique
et
les paroles qui les accompagnaient, ont fait place les
danses importées
de
la
ville. Or
il faut
admettre
que les techniques
du
corps constituent de
véritables systèmes,
solidaires de tout un
contexte
culturel.
Ce
n'est
pas
le
lieu
d'analyser
les
habitudes
motrices
propres
au paysan béarnais, cet habitus,
qui dénonce
le paysanâs, le paysan
lourdaud.
L'observation populaire saisit parfaitement cette
exis qui
sert
de fondement aux stéréotypes. « Les
paysans
d'autrefois, disait
un
vieux
villageois, marchaient toujours les jambes arquées,, comme
s'ils avaient les genoux cagneux,
et
avec les bras recourbés »
(P.
L.-M.).
Pour
expliquer cette attitude,
il
évoquait
la
posture
du
faucheur.
L'observation critique des
citadins,
habiles à percevoir V
habitus
du
paysan comme véritable unité synthétique, met l'accent sur
la
lenteur
et
la
lourdeur de
la démarche ;
l'homme de
la brane c'est pour l'habitant
du
bourg,
celui
qui,
lors
même
qu'il
foule
le goudron
de
la carrère,
marche toujours
sur
un sol inégal,
difficile et
boueux
;
celui
qui
traîne
de
gros sabots ou des
bottes
pesantes lors
même qu'il a
mis
ses
souliers
du
dimanche celui qui
va
toujours à grands
pas lents,
comme
lorsqu'il
marche,
l'aiguillon sur
l'épaule, en
se retournant de
loin en
loin
pour
appeler les bœufs qui le suivent.
Sans
doute,
ne
s'agit-il pas
d'une véri
table description anthropologique76
;
mais
d'une part, l'ethnographie
spontanée
du
citadin appréhende les techniques
du
corps comme
un
élément
d'un
système
et
postule implicitement l'existence d'une
corrélation au niveau du
sens,
entre la
lourdeur de
la démarche, la
mauvaise coupe du
vêtement
ou
la
maladresse
de
l'expression
;
et
d'autre part, elle indique
que
c'est sans doute au
niveau
des rythmes
que l'on
trouverait
le principe
unificateur (confusément
saisi par
l'intuition)
du
système des attitudes
corporelles caractéristiques du
paysan. Pour
qui a
en mémoire
l'anecdote de
Mauss concernant
les
mésaventures
d'un
régiment britannique doté
d'une fanfare
française,
il
est
clair
que
le
paysan empaysanit, c'est-à-dire «
empaysanné
»,
n'est
76. Cf.
J.-L. Pelosse,
« Contribution à l'étude des usages
traditionnels
»,
Revue interna
tionale
d'Ethnopsychologie normale
et
pathologique, Éditions internationales,
Tanger,
voL
I, n°
2.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 76/111
100
P.
BOURDIEU
pas à son affaire au bal77. En
effet,
de même
que
les danses d'autrefois
étaient solidaires de toute
la
civilisation paysanne78, de même les danses
modernes
de
la
civilisation
urbaine ;
en
exigeant l'adoption
de nouveaux
usages
corporels,
elles
réclament
un
véritable
changement de
« nature
»,
les habitus corporels
étant ce qui est vécu
comme le
plus
naturel,
ce sur
quoi Faction consciente n'a pas prise. Que l'on
pense
à des danses telles
que
le Charleston
ou
le cha-cha-cha dans lesquelles
les
deux
partenaires
se font
face, et
sautillent, par demi-pas
saccadés,
sans jamais
s'enlacer79.
Est-il rien qui soit plus
étranger
au
paysan?
Et que
ferait-il
de ses
grandes mains qu'il a
coutume
de
tenir
largement ouvertes ? De plus,
la
simple observation
et
les entretiens
en
témoignent, le paysan a peine
à adopter les rythmes
de
la danse moderne.
«
Ba. a dansé quelques
paso-dobles et
quelques
javas
;
il
avait
l'habitude
de
prendre une bonne
avance sur l'orchestre. Pour lui, pas de musiques
à deux, à
trois ou
à
quatre
temps.
On
attaquait
et on marchait, on
marchait
sur
les
pieds ou ailleurs, mais
ce qui importait, c'était la vitesse. Il s'est vite
trouvé relégué
au
rang de spectateur. H
n'a
jamais
caché son
dépit de
n'avoir jamais pu
danser convenablement »
(P. C). 66% des célibataires
ne
savent pas danser (contre 20% des hommes mariés) ;
un
tiers d'entre
eux va néanmoins au
bal.
En outre,
«
la
tenue »
est
immédiatement perçue
par les autres,
«t
particulièrement
par les filles, comme symbole
de
la condition
économique et sociale. En
effet,
Vexis
corporelle est
avant
tout signum
social80. Ceci est particulièrement vrai,
peut-être,
pour
le paysan. Ce
que
l'on
nomme
«
l'allure paysanne
»
est
sans
doute
le
résidu irréductible
dont les plus ouverts au monde moderne, les plus dynamiques
et
les
plus
novateurs dans
leur activité
professionnelle, ne
parviennent pas
à se
défaire81.
77 .
MAUSS, Sociologie
et
Anthropologie, p. 366.
78 .
Le
sport
fournit une autre occasion de vérifier
ces analyses.
Dans l'équipe de
rugby,
sport
citadin,
on
trouve
presque
exclusivement des « citadins » du bourg.
Là encore, comme
au
bal,
les «
étudiants
» et les « carrèrens » sont préparés, par tout leur
apprentissage
culturel,
à
tenir leur place
dans un jeu
qui
demande
de l'adresse, de
l'astuce,
de
l'élégance, autant
que
de la
force.
Ayant
assisté dès leur prime
enfance
à des parties, ils ont, avant même
de
jouer,
le
sens
du
jeu. Les
jeux,
que
l'on
pratiquait
autrefois,
les
jours
de
fête
(/ou
die de
Nouste-Dame,
le 15 août, fête
patronale
du
village),
lous
sauts
(les
sauts), lou jete-barres (le lancer
de
barres),
la course,
les quilles
demandaient avant tout
des qualités athlétiques
et donnaient aux paysans
l'occasion de
montrer
leur vigueur.
79. Curt Sachs {Weltgeschichte des Tomes,Berlin,
1933,
cité par
Mauss,
Sociologie
et
Anthrop
ologie, p. 380) oppose
les
sociétés féminisées
où
l'on danse plutôt
suc place, en
se trémoussant,
aux sociétés à descendance par les mâles qui mettraient leur
plaisir
dans le déplacement. On
peut
se
risquer à suggérer
que la
répugnance à
danser que
manifestent beaucoup
de jeunes
paysans
pourrait
s'expliquer
par
la résistance
devant cette
sorte de
« féminisation »
de
toute une image
profondément enfouie
de
soi-même et de son corps.
80 .
C'est pourquoi, plutôt que d'esquisser une analyse méthodique des techniques corpor
elles,
il a paru préférable
de
rapporter
l'image
qu'en forme le citadin et que le paysan tend
à
intérioriser, bon
gré mal gré.
81 . Toute
une
catégorie
de
célibataires
répond
à
cette
description. « Ba.
est
un
garçon
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 77/111
CÉLIBAT
ET CONDITION PAYSANNE 101
Or,
dans
les relations
entre
les
sexes, c'est
toute
Yexis corporelle
qui est
l'objet
premier
de
la
perception, à
la fois en
elle-même
et au
titre de signum social. Pourpeu qu'il soit maladroit, mal rasé, mal fagoté,
le
paysan
est immédiatement
perçu
comme
le
hucou
(le
chat-huant),
peu
sociable
et
bourru, « sombre (escu), maladroit (desestruc), grincheux
(arrebouhiec), parfois
grossier
(a cops groussè), peu
aimable
avec les
femmes (chic
amistous
dap las
hennés) »
(P.
L.-M.). On dit de
lui :
rCey
pas de hère, c'est-à-dire, mot
à
mot,
« il n'est
pas
de
foire
»
(pour
aller à
la
foire on mettait
ce que l'on
avait de plus
beau),
il n'est pas
sortable. Ainsi, particulièrement attentives
et sensibles du
fait de toute
leur formation culturelle, aux gestes
et
aux attitudes, aux vêtements
et
à
l'ensemble
de
la
tenue, promptes à conclure de l'apparence
exté
rieure à la personnalité profonde, les filles, plus
ouvertes
aux idéaux
citadins, jugent les hommes selon des critères étrangers :
estimés
selon
cet
étalon,
Ûs
sont
dépourvus
de
valeur.
Placé
dans une
telle situation,
le
paysan est conduit à
intérioriser
l'image
de lui-même
que forment
les autres,
lors
même
qu'il
s'agit
d'un
simple
stéréotype. Il
vient à percevoir
son corps
comme corps
marqué
par l'empreinte sociale, comme
corps
empaysanit, empaysanné, portant
la
trace
des attitudes
et
des activités associées à
la
vie paysanne.
Par
suite, il
est
embarrassé
de
son
corps,
et dans son
corps. C'est
parce
qu'il
le
saisit
comme corps
de
paysan
qu'il
a
de
son corps une
conscience malheureuse. C'est
parce
qu'il
saisit
son corps comme
empaysanné
qu'il a
conscience
d'être
paysan empaysanné. Il
n'est
pas
exagéré
de
prétendre
que
la
prise
de
conscience
de
son
corps
est
pour lui l'occasion
privilégiée
de
la prise
de conscience de
la condition
paysanne.
Cette conscience malheureuse de
son corps,
qui l'entraîne à s'en
désolidariser
(à
la
différence du citadin), qui l'incline à une attitude
introvertie,
racine de
la
timidité
et
de
la
gaucherie,
lui interdit la
danse,
lui
interdit
les attitudes simples et
naturelles
en
présence des filles. En
effet,
embarrassé
de
son
corps,
il
est gêné
et
maladroit
dans
toutes les
situations
qui exigent que l'on sorte
de soi
ou
que
l'on donne son
corps
en
spectacle. Donner son corps
en
spectacle,
comme
dans la danse,
suppose
que
l'on accepte
de
s'extérioriser et
que l'on
ait
une conscience
satisfaite
de
l'image
de soi qu'on
livre
à
autrui. La crainte du ridicule
et la
timidité
sont liées
au
contraire
à une conscience
aiguë
de soi
et
de
son
corps,
à une conscience fascinée par sa corporéité. Ainsi, la
intelligent, d'un physique
très agréable,
qui a su moderniser
sa
ferme, qui a
une
belle
propriété.
Mais
il
n'a
jamais su
danser convenablement
(cf.
texte cité).
Il a
toujours regardé
les
autres,
comme l'autre soir,
jusqu'à deux heures
du
matin.
C'est le cas
typique
du
garçon
à qui ont
manqué
les occasions
d'approcher
les filles. Rien,
ni
son
intelligence, ni sa
situation,
ni
son physique n'aurait dû l'empêcher de
trouver
une
femme » (P. C). « Co. a
dansé conve
nablement, sans jamais pouvoir prétendre
cependant,
par
sa
seule classe,
aller
inviter autre
chose que
des
paysannes
» (P. C). Voir
aussi texte
cité,
p. 102, cas de PL
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 78/111
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CÉLIBAT
ET CONDITION PAYSANNE 103
que
le
bal.
Hors
du
bal,
point
de salut... Comment enchaîner une
conver
sation
et
la diriger sur
un
sujet embarrassant? C'est cent fois mieux
au cours
d'un
tango... Le manque
de
rapports
et
de
contacta avec les
personnes
du
sexe opposé
est
fait
pour donner des
complexes
au plus osé.
La
chose
est
encore plus
grave
quand
l'individu
est
d'un
naturel
un
peu
timide ; la
timidité
peut être
vaincue
lorsqu'on
est au contact permanent
des femmes,
mais
elle peut être aggravée dans le
cas
contraire. La
peur
du ridicule, forme
d'orgueil, peut
aussi arrêter.
La timidité,
parfois
un
peu
de fausse fierté, le fait de
sortir d'un
trou, tout cela
creuse
un fossé
entre une fille et
un garçon de valeur » (P.
C).
Les
normes culturelles qui régissent l'expression
des
sentiments
contribuent à
rendre
difficile
le
dialogue. Par exemple, l'affection
entre
les parents
et
les
enfants
s'exprime
beaucoup plus par des attitudes
et
des gestes concrets
que
par des paroles, «c
Autrefois,
quand on
moissonnait
encore
à
la
faucille,
les
moissonneurs
avançaient
sur
un
rang.
Mon père qui travaillait à côté
de
moi, comme
il
me voyait
fatigué, coupait dans
ma
rangée,
sans
rien
dire,
pour
me
soula
ger
(A.
B.).
Il
n'y a
pas si longtemps, le père
et
le fils éprouvaient
une certaine gêne à se trouver ensemble au café,
sans
doute
parce
qu'il
pouvait arriver que l'on
racontât
en
leur présence
des
his
toires
grivoises ou que l'on eût
des propos
lestes, ce qui eût déterminé,
chez
l'un et
l'autre, une
gêne
insupportable. La même pudeur dominait
les rapports
entre
les
frères et
les sœurs.
Tout ce qui
est de l'ordre de
l'intimité, de
la
« nature » est banni de
la
conversation. S'il se plaît
à
tenir
ou
à
entendre
les
discours
les
plus
libres,
le
paysan
est
de
la
der
nière
discrétion
lorsqu'il s'agit de sa
propre
vie sexuelle
et
surtout
affective.
De façon
générale,
les
sentiments ne
sont pas choses
dont il
est
bienséant de
parler. La maladresse
verbale
qui vient
s'ajouter
à
la
malad
resse corporelle est éprouvée dans
la gêne,
tant par le garçon que par
la
fille,
surtout quand celle-ci a
appris
dans les magazines féminins
et
les romans-feuilletons, le
langage
stéréotypé
de
la sentimentalité
citadine.
«
Pour danser,
il ne
suffit pas
de savoir
faire des pas,
de
mettre
un
pied
devant
l'autre. Et ce n'est déjà pas si facile pour
certains.
Il
faut
aussi
savoir
discuter un peu avec les
filles,
après avoir dansé
et en
dansant.
Il
faut
pouvoir
parler
d'autre
chose,
au
cours
d'une
danse,
que
des travaux agricoles et du
temps qu'il
fait. Et ils ne sont pas
nombreux
à
en
être capables
» (R.
L.).
Si les
femmes
sont beaucoup plus aptes
et
plus promptes que les
hommes
à adopter les modèles
culturels
urbains, tant
corporels
que
vestimentaires, cela
tient
à
différentes
raisons convergentes.
En premier
lieu,
elles
sont plus fortement motivées
que
les
hommes du
fait que
la ville représente pour elles
l'espoir de l'émancipation.
Il s'ensuit
qu'elles
donnent un
exemple privilégié
de
cette
« imitation
presti-
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 80/111
104
P. BOURDIEU
gieuse » dont parlait Mauss88. L'attrait
et
l'emprise qu'exercent les nou
veaux produits ou les techniques nouvelles
de
confort, les idéaux
de
courtoisie ou les divertissements citadins tiennent
en
grande partie
au
fait que Ton y
reconnaît la
marque de
la
civilisation
urbaine,
ident
ifiée,
à
tort
ou
à
raison,
à
la
civilisation.
La
mode
vient
de Paris, de
la
ville, le modèle s'impose d'en
haut. Les femmes
aspirent fortement
à
la
vie citadine
et cette
aspiration n'est
pas
déraisonnable, parce
que,
selon
la logique
même
des
échanges matrimoniaux,
elles circulent
de
bas en haut.
C'est donc, avant
tout,
du mariage
qu'elles
attendent
le
remplissement de leurs vœux. Mettant tous leurs espoirs
en
lui, elles
sont fortement motivées à
s'adapter en
adoptant les dehors de
la
citadine.
Mais
il
y a plus : les
femmes
sont préparées par toute leur
formation
culturelle à
être attentives aux
détails
extérieurs
de
la personne et plus
particulièrement
à
tout
ce
qui
concerne
« la
tenue
»,
aux
différents
sens
du
terme. Elles
ont,
statutairement, le
monopole du
jugement de
goût.
Cette attitude
est
encouragée
et
favorisée
par
tout le système
culturel.
H n'est
pas rare
d entendre une fillette de 10 ans
discuter
avec sa
mère
ou avec ses camarades de
la
coupe
d'une
jupe ou
d'un
corsage.
Ce type
de conduite est rejeté par les
garçons,
parce qu'il est découragé par
la sanction sociale. Dans
une société dominée par les valeurs masculines,
tout
contribue au
contraire,
à favoriser l'attitude
bourrue
et
grossière,
rude
et
batailleuse. Un homme trop
attentif
à son vêtement, à sa tenue,
serait considéré comme trop
«
enmonsieuré », ou, ce qui
revient
au
même, trop
efféminé.
Il
s'ensuit
que,
tandis
que
les
hommes, en raison
des normes qui dominent
leur prime éducation,
sont frappés d'une sorte
de cécité culturelle
(au sens où les linguistes
parlent de «
surdité
cultur
elle 84)
en ce qui
concerne «
la
tenue »
dans
son
ensemble,
depuis
Vexis
corporelle jusqu'à
la
cosmétique, les
femmes sont
beaucoup
plus
aptes à percevoir
et
à intégrer dans
leur
comportement les modèles
citadins, qu'il
s'agisse du
vêtement ou
des
techniques
du corps86. La
paysanne
parle bien
la
langue delà
mode
citadine parce qu'elle l'entend
bien
et
elle l'entend bien parce
que la
« structure » de sa langue culturelle
83 .
Loe.
cit., p.
369.
84 . Ernst
Pulgkam
(Introduction
to the
Spectrography
of
speech.
Mouton et Cle,
1959)
parle
de « cultural deef-muteness ». — Voir aussi : N. S. Troubetzkoy, Principe» de Phonologie*
pp.
55-56 et
66-67.
85 .
Le vêtement constitue
un aspect important
de l'allure globale. C'est
dans
ce
domaine
que
se manifeste le mieux
la
«
cécité
culturelle » des hommes à
l'égard de
certains aspects
de la
civilisation citadine.
La plupart
des
célibataires
portent le
costume confectionné
par
le
tailleur du village. « Certains s'essaient à
porter
des ensembles sport. Dans
rassortiment des
couleurs, ils
tombent
à côté. Ce n'est que lorsque dans
la
famille
la mère
est à
la
page ou mieux
quand des sœurs
— mieux
averties
de
ce
qui se fait — s'occupent de la question, que l'on
voit
des paysans
bien
habillés » (P. C).
De
façon générale, le
fait pour
un garçon d'avoir des
sœurs
ne
peut
qu'accroître ses
chances de mariage. Par elles, il peut
connaître d'autres
jeunes
filles
;
il
arrive
aussi qu'il
apprenne
à
danser
avec elles.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CELIBAT
ET CONDITION PAYSANNE 105
l'y prédispose.
Ce
que paysans et paysannes perçoivent
tant chez
le
citadin
et dans le
monde citadin
que chez
les autres
paysans,
est
donc
fonction
de leur système culturel
respectif. H s'ensuit
que
tandis
que
les
femmes
adoptent
d'abord
les
signes extérieurs
de
«
l'urbanité
»,
les
hommes empruntent des modèles culturels plus profonds,
en
particulier
dans
le
domaine
technique
et
économique. Et
l'on
comprend qu'il
en
soit
ainsi.
La ville c'est d'abord pour la paysanne, le grand magasin. Bien
que certains soient réservés en fait à
quelques-uns, la
plupart des magas
ins
'adressent
à toutes
les classes.
«
Quant aux
vêtements,
remarque
Halbwachs,
tout
le monde les porte dans la rue
et
les gens des différentes
classes
se
confrontent,
s'observent,
si
bien
qu'une
certaine
uniformité
à cet égard tend à s'établir.
Il
y a unité de marché pour les aliments
et
dans une certaine mesure
pour
les vêtements
»86.
Étant donné le
caractère
unilatéral et superficiel
de sa
perception
de
la
ville, il est
normal
que
la
jeune paysanne
associe
la
vie
urbaine
à
un
certain
type
de vêtements
et
de coiffures, signes manifestes, à ses
yeux, de
l'affra
nchissement,
bref, n'en voie, comme
on
dit, que le bon côté ; par là
se comprend
d'une
part
que la ville
exerce
sur elle une
véritable
fasci
nation
et,
à travers elle, le citadin,
et
d'autre
part
qu'elle emprunte
à
la
citadine les
signes extérieurs
de sa
condition,
c'est-à-dire
ce
qu'elle
connaît
d'elle.
De tous temps,
pour
les mieux préparer au mariage
et aussi
parce
qu'elles étaient moins
indispensables à
la
ferme que les garçons,
nombre
de
familles
mettaient
leurs filles en
apprentissage, au sortir de l'école,
chez
une
couturière
par exemple.
Depuis
la
création
du
cours
complé
mentaire,
on
leur fait poursuivre leurs études
jusqu'au
brevet plus
aisément
qu'aux
garçons
ce qui
ne
peut qu'accroître l'attraction
exercée par la ville
et
le décalage entre les sexes87. A la
ville,
par
la médiation des hebdomadaires féminins, des
feuilletons,
des films
86 . Halbwachs, Esquisse
d'une
psychologie des
classes
sociales,
Paris, 1955, p. 174.
87 . Répartition des élèves du cours
complémentaire de Lesquire
selon le sexe et
la
catégorie
socio-professionnelle des
parents :
Sexe
Catégorie
socio-professionnelle
des
parents
1
I
s
J
Masculin . •
éminin
. . .
Total
9
17
26
21
31
52
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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106 P.
BOURDIEU
racontés,
des
chansons à
la
mode transmises
par la radio88,
les
filles
empruntent aussi des modèles de relations
entre
les
sexes et
un type
d'homme idéal qui est tout
l'opposé du
paysan « empaysanné ». Ainsi
se constitue tout un système d'attentes que le paysan
ne
saurait remp
lir.
Le
temps
est
loin
de
la
bergère
qui n'avait d'autre ambition
que
d'épouser un « bon fils de paysan ». On assiste à
la
revanche du
monsieur.
Du fait
de
la dualité
de cadres de
référence, conséquence
de
la péné
tration différentielle
selon
les sexes
des
modèles
culturels
urbains, les
femmes
jugent
leurs compagnons paysans selon des critères qui ne
leur laissent
aucune
chance. On comprend dès
lors que
nombre d'agri
culteurs dynamiques
puissent
rester
célibataires. C'est ainsi
que
parmi
les exploitations où
l'on rencontre
des célibataires, 14% appartenant
toutes
à des paysans aisés, sont
modernisées.
Dans la
nouvelle élite
rurale,
parmi les
membres
de
la
J.A.C.
et
de
la CUMÀ
en particulier,
beaucoup
ne sont pas
mariés.
Lors même
qu'il
contribue
à conférer
un
certain prestige, le modernisme dans le domaine technique
ne
favorise
pas
nécessairement le
mariage.
«
Des
garçons comme
La.,
Pi., Po.,
sans
doute
parmi
les plus intelligents et
les
plus dynamiques du pays, sont
à
ranger
parmi les inmariables.
Pourtant,
ils s'habillent
correctement,
ils sortent
beaucoup. Ils ont
introduit des nouvelles
méthodes, de
nouv
elles
cultures. Certains ont
équipé
leur maison. C'est à croire
que dans
ce domaine, les imbéciles se débrouillent
mieux que
les autres »
(P. C).
Autrefois, le célibataire n'était jamais vraiment
un
adulte aux yeux
de
la
société,
qui
distinguait
nettement
les responsabilités
laissées
aux
jeunes,
c'est-à-dire
aux non-mariés, comme par exemple la préparation
des fêtes, et les responsabilités
réservées
aux adultes, telles que le conseil
municipal89
; aujourd'hui le
célibat
apparaît
de
plus
en
plus comme une
fatalité,
en sorte
qu'il a cessé de paraître
imputable
aux individus, à leurs
défauts
et
à leurs imperfections. «
Lorsqu'ils
appartiennent à
une
grande
famille,
on
leur trouve des excuses ; surtout lorsque au
rayonnement
de
la
grande
maison
s'ajoute
le
rayonnement d'une
forte
personnalité.
On
dit
: « C'est dommage, il a pourtant une belle
propriété, il
est
intel-
» ligent, etc. ». Quand
il
a une
forte
personnalité,
il
parvient à s'imposer
malgré
tout, sinon
il
est
diminué
»
(A.
B.).
On
le
verra plus concrètement
à
travers
le récit d'une femme qui, en tant que
voisine,
est allée
«
faire
le pèle-porc
»,
chez deux
célibataires
de 40
et
37
ans.
«
Nous
leur
avons
dit
: «
Nous en avons
trouvé
de la
pagaie Ces
oiseaux
(aquets piocs)
Et
88 .
Restant plus que
les
hommes à la maison
les
femmes écoutent davantage la radio.
89 . Le
mariage
marque
une
rupture dans
l'existence.
Du jour
an lendemain, c'en
est fini des
bals,
des sorties
noctures.
On a
souvent
vu des
jeunes
gens
de mauvaise
réputation,
changer
subitement
leur
conduite
et comme on
dit
« se ranger ». «
Ca.
a
couru
tous les bals. Il s'est marié
avec
une fille plus
jeune qui n'était
jamais
sortie. Il
lui
a
fait
trois gosses en trois ans.
Elle
ne sort pas,
bien
qu'elle en soit morte d'envie.
Il
n'aurait pas l'idée
de l'emmener
une fois au bal
ou au
cinéma.
Tout
ça,
c'est
fini. On ne s'habille même
plus
» (P. C).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 83/111
CELIBAT
ET CONDITION
PAYSANNE
107
rien que
de
leur toucher la vaisselle C'était sale Nous
ne
savions pas
où regarder.
Nous les
avons foutus dehors.
Nous leur
avons dit : Vous
n'avez pas
honte
Au
lieu de
vous
marier... Que
ce
soit
nous qui devions
I
faire
ça...
Il
faudrait
une
femme
pour
faire
ça.
Ils
baissaient
la
tête
et
s'en allaient. Quand
il
y a une daune, les
femmes,
voisines ou parentes,
sont
là
pour les aider. Mais quand
il
n'y a pas de
femmes, elles
doivent
tout décider » (M.
P.-B. ).
Le fait
que
42
% des fermes
comptant
des célibataires (dont
38
%
pos
sédées par des paysans pauvres) soient en déclin contre
16
% seulement
parmi
les exploitations possédées par des gens
mariés,
montre
qu'il
existe une corrélation évidente entre l'état
de
l'exploitation et le célibat ;
mais le
déclin
de
la
propriété
peut être
effet
autant que cause du
célibat. Vécu
comme
une
mutilation
sociale
le célibat
détermine en
beaucoup de cas
une
attitude de
démission et
de renoncement, consé
quence
de
l'absence d'avenir
à
long terme.
On
le
verra,
une
fois
encore,
à travers un témoignage : « Je
suis allé
chez
Mi., dans
le quartier Hou-
ratal. Il a une maison
bien entretenue entourée de
sapins.
Il
a perdu
son père
et
sa mère aux environs de 1954
et il
a maintenant 50 ans
environ.
Il vit
seul. « J'ai honte
que
vous me
voyiez dans
cette tenue. »
II soufflait sur
un feu
allumé
dans la
cour
pour faire
la
lessive.
«
J'aurais
voulu
vous
faire
entrer et
vous faire honneur.
Vous n'êtes
jamais
venu.
Mais vous savez,
j'ai
beaucoup de désordre.
Quand
on est
seul...
Les
filles
ne veulent plus
venir à
la
campagne. Je
suis
désespéré vous savez. J'au
rais aimé
faire
une
famille. J'aurais arrangé un peu, de
ce côté
de
la
maison
[c'est
la
coutume
de
faire
quelque
chose
dans
la
maison
quand
on marie
l'aîné]. Mais maintenant
la
terre est fichue.
Il
n'y
aura
plus
personne. Je n'ai plus de goût pour travailler
la
terre.
Bien sûr
ma
sœur
est venue, elle vient de temps
en
temps. Elle est mariée avec un employé
de
la S.N.C.F. Elle vient avec son mari
et
sa petite fille. Mais elle ne peut
pas rester
ici
»
(A.
B.)90. Le drame
du
célibataire est souvent redoublé
par la pression
de
la famille qui se
désespère de le voir demeurer
dans
cet état.
«
Je les
engueule,
disait une mère dont les deux fils déjà âgés
ne
sont
pas
encore mariés,
je
leur
dis : Vous en avez peur des femmes
Vous
êtes tout
le
temps à
la
barrique. Qu'allez-vous faire quand je n'y
serai
plus
?
Je
ne
puis
pas
m'en
occuper
à
votre
place,
moi
»
(Vve
A...,
84
ans). Et une
autre, s'adressant à un
camarade
de
son
fils : «
II va
falloir lui dire
qu'il
trouve une
femme,
il
aurait fallu
qu'il
se marie
en
même temps
que
toi. Je t'assure que c'est
terrible.
Nous sommes
tous les deux seuls comme des
perdus »
(rapporté par P. C). Sans doute
chacun met-il
sa fierté
et
son
point
d'honneur à dissimuler le désespoir
90.
Les
jugements
de
l'opinion
sont souvent
sévères mais
ils rejoignent
les
conclusions
des
célibataires eux-m êmes. «
Ils n'ont pas de
goût
pour
le travail. Il y en a cinquante comme ça
qui ne
se
marient pas. Ce
sont
des sacs à
vin.
Si
vous
les voulez
pour
boire i
la
carrère... La terre
est
foutue » (B. P.).
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 84/111
108
P.
BOURDIEU
de
la
situation,
puisant
peut-être
dans
une longue tradition de
célibat
les ressources de
résignation qui lui sont
indispensables
pour
supporter
une existence
sans
présent
et
sans avenir. Cependant, le
célibat
est
l'occasion
privilégiée d'éprouver la misère
de
la condition paysanne. Si,
pour
exprimer
sa
détresse,
le célibataire
dit
que
«
la
terre
est
fichue
»,
c'est qu'il
ne peut pas ne pas saisir sa condition
comme déterminée
par une nécessité qui pèse sur l'ensemble
de
la classe paysanne. Le
célibat
des
hommes est
vécu
par
tous comme l'indice de
la crise
mort
elle
d'une
société
incapable d'assurer aux
plus novateurs et aux plus
audacieux
d'entre les aînés, dépositaires
du
patrimoine,
la
possibilité
de perpétuer
le
lignage, bref, incapable de
sauvegarder les fondements
mêmes de son ordre, en même temps
que
de faire place à l'adaptation
novatrice.
Conclusion
« Les jeunes filles
ne
veulent plus aller à
la
campagne... » Les
jugements
de
la sociologie spontanée sont par essence partiels
et
uni
latéraux. Sans doute, la
constitution de l'objet de
recherche
comme
tel
suppose aussi la
sélection
d'un aspect. Mais, parce que le fait social,
quel
qu'il
soit, se
donne
comme pluralité
infinie d'aspects,
parce
qu'il
apparaît comme un écheveau de relations qu'il
faut
démêler
une
à une,
cette
sélection
ne
peut
pas
ne
pas
se
saisir
comme
telle,
se
tenir
pour
provisoire
et
se
dépasser
par l'analyse des
autres
aspects.
La tâche
première de
la
sociologie est peut-être de reconstituer
la
totalité à partir
de laquelle
se laisse
découvrir l'unité de
la
conscience
subjective
que
l'individu a du
système
social
et
de
la structure objective
de
ce sys
tème. Le sociologue s'efforce
d'une part de
ressaisir et
de comprendre
la
conscience spontanée
du
fait
social,
conscience qui, par essence,
ne
se
réfléchit pas, et, d'autre part,
d'appréhender
le
fait
dans
sa nature
propre, grâce au privilège que
lui
fournit sa situation d'observateur
renonçant à « agir le social » pour le penser.
Dès lors, il
se doit de réconcil
ier
a
vérité
du
donné
objectif
que
son
analyse
lui
fait
découvrir
et
la
certitude
subjective
de ceux
qui le vivent. Quand
il
décrit par exemple
les
contradictions internes
du
système
des échanges
matrimoniaux,
lors
même
que
ces
contradictions n'affleurent pas comme telles à la conscience
de ceux
qui en sont
victimes,
il ne
fait
que
thématiser l'expérience vécue
de ces
hommes qui
éprouvent
concrètement
ces contradictions
sous
la
forme de
l'impossibilité
de se
marier.
S'il s'interdit d'accorder
crédit
à
la
conscience que les sujets forment de leur situation
et
de prendre
à
la
lettre
l'explication
qu'ils
en
donnent,
il
prend assez au sérieux
cette
conscience pour essayer d'en
découvrir
le fondement véritable,
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 85/111
CELIBAT ET
CONDITION PAYSANNE
109
et il ne
se
tient pour
satisfait
que lorsqu'il
parvient à
embrasser dans
l'unité
d'une
compréhension
la
vérité immédiatement donnée à
la
conscience vécue
et la
vérité
laborieusement
acquise par
la
réflexion
savante.
La
sociologie
ne mériterait
peut-être
pas
une
heure
de
peine
si elle
avait
pour fin seulement de
découvrir les ficelles
qui
font
mouvoir
les individus qu'elle observe, si elle oubliait qu'elle a affaire à des
hommes,
lors
même que
ceux-ci,
à
la façon des
marionnettes, jouent
un
jeu
dont
ils ignorent les règles, bref, si elle ne
se
donnait pour
tâche
de restituer à ces hommes le sens de leurs
actes.
Les informateurs
i
J. P.-A.,
85 ans, né à Lesquire
; réside
au bourg mais a passé toute
sa
jeunesse dans un hameau
;
veuf; niveau du Certificat
d'études
primaires
(C.E.P.);
entretiens alternativement en
français et en béarnais.
P. C, 32
ans, né à
Lesquire ; réside au
bourg
;
marié
;
niveau du Brevet
élémentaire ; cadre
moyen
;
entretiens
en français.
A. B., 60 ans, né à Lesquire ; réside au
bourg
; marié ; niveau du Brevet
élémentaire
; cadre
moyen
;
entretiens en français
avec quelques
échappées en
béarnais.
P. L., 88
ans, né à Lesquire
; réside dans
un
hameau ; veuf ;
niveau du
C.E.P. ; paysan ;
entre
tiens n béarnais.
P.
L.-M., 88 ans, né à
Lesquire ;
réside au
bourg ;
célibataire
;
niveau du
C.E.P. ; artisan ;
entretiens
alternativement
en béarnais
et
en
français.
A.
A.,
81
ans, né
à
Lesquire
;
réside
dans un hameau
;
veuf
;
sait
lire
et
écrire
;
paysan
;
entretiens
en béarnais.
F. L.,
88 ans, né à Lesquire
; réside dans
un
hameau ;
marié
;
sait
lire
et
écrire ; paysan ;
entre
tiens en
béarnais.
J. L., 65 ans,
née
à Lesquire ; réside dans un hameau ;
mariée
; sait lire et écrire ; paysanne ;
entretiens en
béarnais.
R.
L.,
35
ans ;
né à
Lesquire ; réside au
bourg
; marié ;
sait lire
et écrire ;
commerçant
;
entre
tiens en français.
VT* A., 84 ans,
née
à Lesquire ; réside au hameau ; sait lire et écrire ; paysanne, entretiens
en
béarnais.
B. P., 45 ans,
né
dans un
village
voisin réside au hameau ; marié ; C.E.P. ; paysan ; entretiens
en béarnais.
L.
C,
42
ans, né
dans
un village voisin
;
réside
au
bourg
;
marié
;
C.E.P.
;
commerçant
;
entre
tiens en français.
On
trouvera,
par
ailleurs,
dans les déclarations des célibataires, les
principaux renseignements
les concernant.
Plutôt qu'une transcription
phonétique,
on
a
préféré adopter,
pour
noter
leurs
témoignages,
en
parler
local, l'orthographe traditionnellement
utilisée
dans la littérature de langue béarnaise.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 86/111
APPENDICE I
Notes
bibliographiques
La survivance dans les
provinces
pyrénéennes,
Bigorre, Lavedan, Béarn et Pays
Basque,
d'un droit coutumier
original dont
les
règles ne pouvaient se maintenir
qu'en violation
manifeste des principes
et
de la législation du Code Civil
n'a
pas manqué de
susciter
la
curiosité des historiens et des juristes.
«
Le droit béarnais (...), écrit Pierre Luc, apparaît
comme
un droit essentiellement coutumier, très
faiblement
influencé par le
droit
romain,
et
offre
ce grand intérêt d'être un
droit
témoin. C'est
ainsi
par exemple que la prestation
du serment probatoire
avec les
co-jureurs, la constitution d'otages en matière de caution
nement, le
mort-gage,
la
faculté
de
paiement
en
nature
des
obligations stipulées
en
argent,
y sont, aux xive
et
xve siècles, d'un
usage
courant, alors
que
ces pratiques
étaient
tombées
en désuétude, dans certaines régions, depuis deux siècles et davantage » [12, pp.
3-4].
Si le
Béarn
a
suscité
l'intérêt des
juristes
et des
historiens, c'est que
les coutumes locales, à
la
diff
érence
de ce
qui se passait dans la plupart des provinces méridionales
de
la France, y ont
résisté au contact avec
le droit
romain.
Pendant longtemps,
les
études juridiques ou
historiques
n'ont eu d'autre fondement que
les
coutumiers, c'est-à-dire
les
Fors de Béarn. C'est ainsi que dès le xvine siècle, des juristes
béarnais, de Maria [1 et
2],
Labourt [3] et Mourot [4 et 5] ont écrit des commentaires des
Fors de Béarn en particulier sur
les
questions de dot et de coutumes successorales. Or la
seule
édition des Fors, tout à fait médiocre [6] groupe des
leçons souvent
très corrompues de textes
d'époques diverses qui devraient être
l'objet
de tout un travail
critique,
comme l'observait
Rogé
[7
et
8], avant d'être
livrés
à
l'analyse.
Faute
d'une
telle
édition,
les
auteurs modernes
se sont attachés
surtout
à l'étude du For
réformé
de
1551, des documents
de
jurisprudence
qui
abondent
à
partir
du xvie siècle et, plus volontiers encore, des commentaires que les
jurisconsultes
des xviie
et
xviiie
siècles
ont
donnés
de ces différents textes. Bien qu'elles
prennent pour
base
le For
réformé
et
la
jurisprudence des derniers siècles
de la
monarchie,
l'étude
de
Laborde sur
la
dot en Béarn [9] et celle
de
Dupont [10] sur le
régime
successoral
béarnais
présentent un grand
intérêt.
La
thèse volumineuse de
A. Fougères [11]
se
contente,
en
ce
qui concerne
le
Béarn,
d'emprunts
aux ouvrages antérieurs.
Les historiens
du
droit
sont venus à découvrir que
les
textes de coutume devraient être
utilisés
avec
prudence du fait
qu'ils présentent un droit relativement théorique,
enfermant
des règles périmées et omettant des dispositions vivantes.
Les
actes notariés leur sont apparus
comme une source capable
de fournir
des renseignements sur
la
pratique réelle. Le modèle
de ce
type
de recherches est
fourni par Pierre Luc [12]. A
partir
des registres des notaires,
il
étudie
d'abord
les
conditions
de
vie
des
populations
rurales
et
le
régime
des
terres,
la
struc
turede la
famille béarnaise et les règles qui président à la conservation et à
la
transmission
de
son patrimoine
;
et
dans une
deuxième
partie,
les procédés techniques et juridiques
de
l'exploitation du
sol,
dans le
cadre
de la
famille et
dans le
cadre de
la
communauté, et diffé
rents problèmes d'économie rurale tels que le crédit et
la
vie d'échanges.
La
comparaison entre
les
informations
qui
ont pu être
obtenues par
la
seule
enquête
ethnographique sur le passé
de la
société béarnaise et les données
que
les historiens et juristes
ont pu tirer des
documents (coutumiers
et actes notariés) pourra
servir
de
fondement à
une
réflexion
méthodologique
sur
les
rapports
entre l'ethnologie, l'histoire et plus précisément
l'histoire du droit.
C'est aussi dans les montagnes
du
Béarn et
de la
Bigorre
que
l'adversaire le plus célèbre
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 87/111
CELIBAT ET CONDITION
PAYSANNE
111
du Code Napoléon, Frédéric Le
Play,
a situé le modèle
de la
famille-souche, idéal
selon
lui
de
l'institution f amiliale qu'il
opposait
au type
instable
né
de
l'application du Code
Civil
[13].
Après
avoir
défini
trois types
de
famille, à
savoir
la famille patriarcale, la famille instable,
caractéristique
de la
société
moderne,
et
la famille-souche,
Frédéric Le Play
s'attache
à décrire
cette dernière
(pp.
29
et
suiv.)
et
à
montrer les
avantages qu'elle
procure
à
chacun
de
ses
membres
:
«
A
l'héritier, en
balance de
lourds devoirs, il (ce
régime
successoral) confère la
considération qui s'attache au foyer et à l'atelier des
aïeux; aux
membres
qui
se
marient
au-
dehors,
il
assure
l'appui
de
la maison-souche
avec
les charmes
de
l'indépendance
;
à ceux qui
préfèrent rester au foyer paternel, il donne
la quiétude
du
célibat
avec les
joies de la
famille
;
à
tous,
il ménage
jusqu'à la
plus
extrême vieillesse le
bonheur
de retrouver
au foyer paternel
les
souvenirs
de la
première enfance »
(pp.
36-37). « En instituant à chaque génération un
héritier,
la famille-souche agricole
ne sacrifie
pas
l'intérêt des
cadets
à celui
de l'aîné.
Loin
de
là,
elle
condamne
ce
dernier à
renoncer
toute
sa
vie, en
faveur de
ses
frères,
puis
de
ses
enfants, au produit
net de
son travaiL Elle
obtient
le sacrifice
de
l'intérêt
matériel
par
une
compensation d'ordre
moral :
par
la
considération
attachée
à la
possession
du foyer pater
nel
(p. 114). Dans
une
deuxième partie, Le Play présente
une
monographie
de la
famille
Melouga, exemple
de famille-souche
du Lavedan en 1856
;
un épilogue
de
E.
Cheysson
décrit
la
disparition
de
cette famille,
sous
l'influence
de
la
loi
et
des
mœurs
:
«
La
famille
Melouga
était restée, jusque
dans
ces derniers
temps,
comme un spécimen attardé
d'une puissante
et féconde
organisation sociale ;
mais
elle
a dû
subir,
à son tour, l'influence
de la loi
et des
mœurs
qui l'avaient épargnée grâce à un
concours
exceptionnel
de
circonstances favorables.
Le Code fait
son
œuvre ; le nivellement progresse : la famille-souche se meurt, la famille-
souche
est
morte » (p. 298).
Aux théoriciens
de l'école de
Le Play, on peut opposer,
outre
les données
de l'enquête
ethnographique, les études
de
Saint-Macary [14], qui, en
s'appuyant
sur des
actes
notariés
du xvine siècle et du xixe siècle a montré la permanence des coutumes
successorales
et des
règles matrimoniales en dépit du Code
CiviL
Les
différents
auteurs
attribuent à des causes
très diverses la
permanence
de
l'institution
familiale et des coutumes successorales qui en
sont
inséparables.
Pour J.
Bonnecaze, par
exemple,
«
le
maintien
de
la
conception organique
de
la
famille
par
les
populations
rurales
du Béarn
n'a
d'autre source que l'âme béarnaise elle-même
dont elle est
le reflet » [15].
Cette < âme » serait caractérisée par un mysticisme profond qui s'exprime dans le culte
de
la
maison et dans
.l'esprit de
sacrifice aux valeurs
du groupe,
allié à
une
conception très
réaliste
des avantages
économiques
et
sociaux attachés
à l'organisation
de la famille-
souche.
D'autres
ont
expliqué
la permanence des modes
de vie
et des coutumes par le jeu
des
facteurs
géographiques et historiques. Le Béarn a été
le
seul État féodal à s'affranchir
enti
è r e m e n t de
l'autorité du roi
de
France et le
vicomte de
Béarn, le seul à
usurper
totalement
ses
droits. Cela explique que, de
toutes les
anciennes
provinces,
le
Béarn
soit
celle qui a vécu
le plus en
marge du
royaume
de
France
; l'esprit d'indépendance
et
le
refus
de se fondre
dans
la
communauté se maintiendront
jusqu'à
la
Révolution. Un siècle
après
le rattachement
à la France, les
intendants,
dans
leurs
efforts
pour
imposer les
lois
et les usages
de
la monarchie
centralisatrice
se
heurtaient
toujours
à
la
défiance
et
à
l'hostilité
des
organes représent
atifs
e la
communauté béarnaise, le Parlement
de Pau
et les États
de
Béarn. La
prolon
gation de cette
résistance
nationale
supposait
une forte
cohésion interne. Et en
effet,
les deux
groupes qui formaient
la population
béarnaise, les pasteurs des
vallées
montagnardes et
les
paysans de piedmont, présentaient des organisations sociales distinctes
mais
caractérisées
l'une et l'autre par un fort degré d'intégration.
Tout
incline donc à penser que c'est dans une histoire originale que l'on doit trouver la
raison
de la
permanence
de
modèles culturels profondément
originaux.
L'histoire du Béarn
n'a jamais
été faite dans cette perspective. Aussi a-t-il
paru nécessaire
de rechercher dans
les
travaux
déjà
publiés les éléments d'une telle étude, faute
de
pouvoir, étant donné
les
lacunes
de
la documentation,
présenter une
véritable synthèse.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 88/111
112
P. BOURDIEU
En
ce
qui
concerne la Moyen Age,
les
auteurs se sont surtout attachés à la vie rurale
et à l'organisation sociale des populations pyrénéennes.
On
trouvera une documentation
abondante dans la première partie des travaux de Théodore Lefebvre [17] et Henry Cavail-
lès
[18],
ainsi
que de
bonnes bibliographies. L'histoire
rurale des populations de
Piedmont
est
beaucoup
moins
connue. Toutefois l'ouvrage
de
Pierre
Luc,
déjà
cité
[12], présente
un
tableau
détaillé de la vie rurale, des techniques agricoles et de la
condition
des
populations
rurales
aux
xrv«
et xve
siècles. Mais cette étude aurait gagné
à être
replacée dans
un contexte
historique et à recourir à
la
méthode comparative. Si la stabilité
remarquable
du domaine
rural béarnais
paraît
liée aux
coutumes successorales et matrimoniales, on ne peut rendre
raison
de la
permanence
de
ces coutumes elles-mêmes
que
par l'étude
de la seigneurie
et
de
la
communauté
des
bests
(lou besiat
ou
besiau).
Si,
comme le
pensait
Marc Bloch, « ces deux
sortes
de
liens ne sont
pas
antinomiques, mais,
bien que
contraires,
se
renforcent l'un l'autre
»,
ne
faudrait-il
pas chercher dans l'étude de la seigneurie rurale caractérisée par
ses
dimensions
modestes et par
une
organisation simplifiée (l'enchevêtrement des droits féodaux
paraissant
y
avoir été moindre
qu'ailleurs),
une
des raisons
de la
cohésion
interne
des petites commun
autés
paysannes ?
Bien
qu'il
soit
consacré
surtout
à l'histoire
politique
et institutionnelle
l'ouvrage de
P.
Tucoo-Chalaa
[19] apporte
une
contribution
capitale
à
l'histoire
de
la
société béarnaise
de ce temps
et
en particulier
à
l'histoire
des
classes
rurales
intégrée dans
l'histoire
générale
de la
vicomte. Sans
prétendre présenter une étude exhaustive de la seigneurie rurale,
P. Tucoo-Chalaa met l'accent sur son originalité
;
il fait
apparaître que l'opposition de
genres
de vie
et d'intérêts qui
sépare
les
montagnards et
les
paysans de piedmont,
domine toute
l'histoire
rurale du Béarn
et
explique, sous bien des
aspects,
l'évolution de la
société
béar
naise jusqu'à la Révolution française.
La nécessité
de protéger le domaine foncier contre
le
morcellement
est
certainement due
pour une grande
part
au fait que
les
populations monta
gnardes
ont imposé
aux paysans
de piedmont
des servitudes
rigoureuses
sur toutes les terres
incultes
qui
auraient pu permettre
l'extension du
patrimoine par le défrichement.
Sur
certains
'aspects particuliers de l'histoire des classes rurales, on pourra consulter
les
travaux
de J.-B. Laborde [20
et
21],
auteur d'un
manuel d'histoire du
Béarn
bien documenté
et
enrichi
des
résultats
de
recherches personnelles
[16].
La
paysannerie
de
piedmont comptait
encore au Moyen Age une importante
proportion
de serfs
comme le
montrent
les
ouvrages
de Paul Raymond [22
et
23].
Us
n'ont été
libérés que
dans le cadre du mouvement des
bastides
qui n'a pris
de
l'ampleur
que
tardivement,
au début du xive siècle.
L'histoire des institutions du
Moyen
Age fournit de précieux enseignements sur la
naissance
de
la nation béarnaise. Elle
permet de
suivre, à
travers l'extension
des
fors
et
des privilèges et à travers le progrès des
libertés
communales,
la formation de ce petit État
indépendant,
doté
d'une législation remarquable
qui
assurait
aux
Béarnais la
possibilité
de
participer largement
aux
affaires publiques. Des institutions telles que
les
États de
Béarn,
ou, à l'échelle de la communauté,
les
assemblées de
besis
et
leurs
jurats
apparaissent
à la fois
comme
une
force d'intégration
de la société,
ne fût-ce que par leur rôle dans le maintien
de
la langue
béarnaise
et
des
coutumes locales, et comme l'expression d'une société fo
rtement intégrée.
Les
données
de base
sur l'histoire des institutions sont rassemblées par
P.
Tucoo-Chalaa
dans
le
chapitre
xiii
de
VEisioire
des
institutions
au
Moyen
Age
sous
le
titre
t
Les
institutions de la
vicomte
de Béarn
»
(x-xve siècles) [25].
Plus ancien, contesté sur certains points par P. Tucoo-Chalaa,
l'ouvrage de
Léon
Cadier [26]
reste
néanmoins
l'ouvrage de
référence pour toute
la
période
de
mise en place
des institutions. Il met en lumière
la
double origine féodale et
c
démocratique » des Etats.
S'ils
sont
issus en
effet de l'ancienne cour
féodale qui était elle-même
une
institution part
iculièrement
puissante
et
influente
grâce à l'indépendance des vassaux nobles à
l'égard
du suzerain, le
long processus
de transformation de
cette
cour
en
une assemblée représen
tative
es trois
ordres
de la
Province, ne
peut se
comprendre qu'en référence au
dévelop
pement des
libertés
municipales et bourgeoises ; mais celles-ci n'avaient-elles pas
trouvé
un sol favorable dans l'esprit d'indépendance qui animait les communautés en raison des
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CÉLIBAT
ET CONDITION PAYSANNE 113
privilèges et des
libertés
diverses dont les
vicomtes de Béarn
les
avaient
dotées dès les
xne et xrae siècles
?
Ainsi la
vigueur des
anciennes
institutions féodales,
le
libéralisme
du
suzerain et
l'impor
tancees droits et
libertés acquis
par les
communautés
et les
bourgs, ont concouru
à rétabli
ssement
de
cette
institution
libérale
qui
accordait,
dès
la
fin
du
Moyen
Age,
une
place
égale
aux
nobles
et
aux
roturiers,
qui
devait
jouer
un
rôle
si
important
dans
le
gouvernement
et l'administration
du pays,
qui
devait
exercer
une influence si
grande sur
la législation
et
animer la
résistance
à l'assimilation au royaume de France.
« Peu
de provinces de l'Ancienne
France,
conclut
L.
Cadier,
ont possédé
des institutions aussi
libérales que le petit
État
indépendant du
Béarn.
»
II
n'existe aucune étude d'ensemble
sur
l'évolution de la
société
et de l'économie rurale
béarnaise
aux derniers
siècles de l'Ancien Régime et pendant la Révolution.
Les
travaux
les
plus récents et
les
plus synthétiques sur cette
période
sont ceux de Maurice Bordes [27, 28
et 29].
Il
semble que ce soit pendant cette
période
que se manifeste le mieux la stabilité
de la société béarnaise. En effet, tandis qu'en d'autres régions, l'économie et la société
rurales ont été bouleversées par
les
débuts de
la
révolution agricole, en
Béarn, les
transfor
mations
techniques
et économiques paraissent
avoir
contribué à
renforcer la cohésion interne
de
la
société
et
à
en
raffermir
les
bases
économiques.
Le fait
qui domine
l'histoire rurale du xvnie siècle est l'expansion démographique.
Après
de longs
siècles
de stabilité démographique (il n'avait pas souffert de l'hémorragie de
popul
ation entraînée
par
la guerre de Cent ans), le Béarn vit lui
aussi
sa population
s'accroître
dans la
seconde
moitié du xvme siècle,
mais
si l'on se réfère
aux
chiffres cités par J.-B. Laf nd,
dans des proportions moindres que d'autres régions [31]. Le problème est de savoir si cet
accroissement
fut assez important pour
entraîner,
comme dans d'autres provinces, la forma
tion 'une
classe
de manouvriers. Tout
porte
à croire le contraire
puisque
l'on
sait
qu'il
se traduisit par un
mouvement
d'émigration vers
l'étranger,
l'Espagne en particulier et qu'il
apparaît d'autre part que
cette
société, étant donné sa structure, pouvait intégrer
ce
léger
excédent
: lors
même
que le domaine foncier ne pouvait plus
nourrir
toute
la
famille, ceux
d'entre les
enfants qui allaient gagner leur
vie comme
salariés
gardaient
des hens
étroits
avec
le domaine
familial. Ainsi,
les
cadets qui
formaient
le
petit
peuple
des
domestiques
et
des ouvriers restaient attachés
à
l'organisation sociale
traditionnelle.
La
lenteur de l'accroi
ssement de la population contribue à
expliquer
aussi le faible développement des villes et
du même coup, de l'industrie et du commerce, comme le montre l'abbé Roubaud dans son
tableau de l'économie béarnaise
en
1774 [32].
Du
fait
qu'elle
resta
toujours peu nombreuse,
la
classe
bourgeoise
ne s'empara jamais d'une part importante du patrimoine paysan et cela
d'autant moins que,
après
avoir investi longtemps
ses
revenus sous
forme
de
bétail,
elle
«'attacha
surtout
à acquérir
les terres
nobles, pour des raisons
de prestige.
On comprend
que, dans ces conditions, les divers modes
de
faire-valoir
indirect
et en particulier le fermage,
n'aient jamais pris
une
grande importance.
Maître
de son domaine, le paysan
put l'enclore relativement
tôt, en raison de la structure
du terroir, c
En
Béarn
(...)
chaque communauté ou presque possédait auprès de sa
«
plaine »
toute une terre
arable, ses
c coteaux » couverts de fougères, d'ajoncs
nains,
de graminées,
où
chaque
année
les
paysans
venaient
déblayer
la
place
de
quelques
champs
voués
à
une
prompte disparition » [33]. Ces landes
constituaient
de grands pacages naturels dont
l'existence a rendu possible la suppression de la
vaine
pâture et par là des jachères sur
les terres
labourées.
De
plus,
la
coutume successorale et matrimoniale
avait
préservé le
domaine foncier
contre
le morcellement qui a pu, ailleurs, faire obstacle au mouvement
des
enclosures [30].
La comparaison entre les tableaux
de
l'économie
béarnaise
présentés par l'intendant
Lebret en 1703
[34]
et par le
préfet
Serviez
[35]
à la fin du siècle, montre
l'importance
de la
transformation des techniques et des cultures corrélative à ce
mouvement. Parallèlement,
on
assiste à des entreprises de défrichement des
terres
incultes, favorisé par
les
édits de Clos,
et parfois même des communaux, tentatives
qu'encourageaient
les intendants
et
les
autorités
8
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 90/111
114 P. BOURDIEU
locales (en particulier d'Étigny). Marc Bloch
a
montré avec
quel égoïsme les
seigneurs
béarnais
luttèrent
contre
les
servitudes collectives ;
mais
aucune étude n'indique quelle
fut
en cette
affaire
l'attitude
des
communautés [36
et 37]. La suppression des
jachères,
l'intr
oduction des plantes
fourragères
et
surtout du
maïs
mentionnée
dès
1644 par L. Godefroy
contribuèrent
à améliorer considérablement le niveau de vie,
et
cela de façon
d'autant
plus
sensible
que
l'accroissement démographique
avait
été
relativement
faible
[17].
Ainsi,
se
comprend
qu'Arthur
Young ait pu,
en
1787, rencontrer
en Béarn,
le spectacle d'une prospérité
unique dans le royaume de France.
« Pris
la route de Moneng (Monein, à 10 km de Lesquire)
et tombé sur un
spectacle
qui, en France, était si nouveau pour moi que je pouvais à peine
en croire
mes yeux.
Une succession d'un grand nombre de maisons de paysans
bien cons
t r u i t e s, propres et confortables, tout
en
pierres,
avec
des
toits en
tuiles,
ayant
chacune
son
petit
jardin,
enclos par
des
haies d'épines tondues, avec beaucoup de pêchers et autres
arbres
fruitiers,
de
beaux chênes
épars
dans
les
haies
et
de jeunes arbres
soignés avec
cette
délicieuse attention que l'on peut seule
attendre
d'un propriétaire.
De
chaque maison dépend
une
exploitation, parfaitement bien enclose, avec des bordures
de gazon,
coupées ras et
bien
entretenues,
tout
autour des champs de blé,
avec
des barrières pour passer d'une clôture
à l'autre.
Les
hommes sont bien habillés
avec
des bonnets rouges.
Tout
le pays est enti
è r e m e n t
entre
les
mains
de
petits
propriétaires,
sans
que
les
fermes
soient
assez
petites
pour
rendre la population vicieuse et misérable. Un air de propreté, de
chaleur
et de bien-être
est répandu sur le tout.
Il
est visible dans
leurs
maisons et
leurs
étables, bâties à neuf, dans
leurs
petits jardins, dans
leurs
haies,
dans
les
cours qui s'étendent devant
leurs
portes, même
dans
leurs
poulaillers et
leurs
toits à porcs. Un paysan ne peut penser au bien-être de
son
porc
si son propre bonheur dépend d'un
bail de neuf
ans. Nous sommes en
Béarn,
à quelques,
milles du
berceau d'Henry
IV.
Les
paysans
doivent-ils
ces bénédictions à
ce
bon prince ?
Le génie bienveillant
de ce
bon monarque semble
encore
régner
sur le pays ; chaque paysan,
a la poule au pot » [38, t. II, pp.
146
et 147].
Ainsi, l'amélioration des conditions
de
vie semble avoir renforcé les bases économiques,
de la
société paysanne et contribué à maintenir
une classe de
petits propriétaires
dans
laquelle
on
trouve sans
doute
une
hiérarchie mais non point les oppositions brutales
que l'on observe
en
d'autres régions. Si la
société
béarnaise a pu sauvegarder son
originalité,
cela tient peut-
être
au
fait
qu'elle
est
demeurée
à
l'écart
des
grands
mouvements économiques contempor
ains
ûs
au
développement
des
villes
et
d'une manière
plus générale à
sa
situation marginale.
Mais, surtout,
cette
société a
toujours manifesté une
conscience
aiguë de
ses valeurs et une
volonté résolue
de
défendre
les
fondements
de son
ordre économique et
sociaL
Rares en
effet
sont
les sociétés
où cette volonté se soit
exprimée
d'une façon
aussi consciente et aussi
insti
tutionnalisée
La commune
était
un besiau, c'est-à-dire « un ensemble
de voisins
qui possé
daient
le droit
de voisinage ».
Chaque
besi avait
le droit
de pacage, de
glandée,
de coupe
de bois, de
soutrage,
de
fougère
dans
les
biens
communs. H
avait
le privilège
de
prendre
part aux assemblées
de
la communauté et d'être seul
eligible aux
fonctions
de responsab
ilité.e droit
de
voisinage, droit
personnel dans
les villes, était
dans
les campagnes un droit
réel
attaché
à
la
possession par
héritage d'une
maison et du même coup d'un domaine
;
la
communauté,
soucieuse de maintenir
un nombre constant
de besis
et
de propriétés, réglait
très
strictement
l'accession
au
titre
de
besi.
Le
droit
de
voisinage
ne
pouvait
être
acquis
par le
nouveau venu (le poublan)
qu'avec agrément
de l'assemblée de
communauté,
après,
prestation
de serment
et versement
d'une somme d'argent [39 et 31],
Sans
doute retrouvait-on
dans
ces
assemblées le reflet de la hiérarchie sociale ;
les jurats qui
appartenaient
en
général
aux «
grandes familles
» paysannes, avaient des
devoirs
et des
charges
mesurés à leurs droits,
et
à la considération que la collectivité leur accordait. Autant de signes d'une grande inté
gration sociale.
On
comprend
qu'une
société
aussi fortement
organisée pour la défense de
ses
propres fondements, ait
pu
conserver à peu près intact
son héritage de
règles
coutumières,.
a
travers
les
bouleversements
introduits par
la
Révolution et par
le Code Civil [14].
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CÉLIBAT
ET
CONDITION
PAYSANNE 115
I. — Ouvrages consacrés à la coutume béarnaise.
[1]
Maria (de), Mémoires sur les dots
de
Béarn, et son
appendice :
Mémoires
sur
les coutumes
et observances non écrites
de
Béarn (ouvrage manuscrit,
Archives
départementales
des
Basses-Pyrénées).
[2] — Mémoires
et
éclaircissements
sur
le For
et
Coutume de Béarn (ouvrage manuscrit,
Archives départementales des Basses-Pyrénées).
[3] Labourt,
Les
Fors et Coutumes de
Béarn
(ouvrage
manuscrit,
Bibliothèque municipale
de Pau).
[4] Mourot (J. F.),
Traité
des dots suivant
les
principes du droit romain, conféré avec
les
coutumes
de
Béarn,
de Navarre, de Souk
et
la jurisprudence du Parlement (cité par
Laurent Laborde, La dot dans les fors
et
coutumes
du
Béarn,
p.
15).
[5]
—
Traité
des
biens
paraphernaux,
des
augments et des
institutions
contractuelles, avec
celui de Vavitinage (cité
par Laurent
Laborde, ibid.).
[6] Mazure (A,) et
Hatoulet (J.),
Fors
de
Béarn, législation inédite du
XIe
au
XIIIe
siècle,
avec traduction en
regard,
notes et
introduction,
Pau,
Vignancour,
Paris,
Bellin-
Mandar, Joubert,
s. d. (1841-1843).
[7]
Rogé
(P.),
Les anciens fors
de
Béarn, Toulouse,
Paris, 1908.
[8] Brissaud
(
J.) et Rogé (P.), Textes additionnels
aux
anciens Fors de
Béarn,
Toulouse,
1905 (Bull, de V
Université
de Toulouse,
mémoires
originaux
des Facultés
de Droit et
des
Lettres,
série B, n°
III).
[9]
Laborde
(L.),
La
dot
dans les Fors
et
coutumes du Béarn,
Bordeaux, 1909.
[10] Dupont
(G.),
Du régime
successoral
dans
les coutumes
du
Béarn,
Thèse, Paris,
1914.
[11]
Fougères
(A.),
Les
droits
de
famille
et
les
successions
au
Pays
Basque
et
en
Béarn,
d'après
les
anciens textes, Thèse, Paris, 1938.
[12] Luc (P.), Vie rurale
et
pratique
juridique
en Béarn aux XIVe
et
XVe siècles, Thèse droit,
Toulouse,
1943.
[13] Le Play
(F.),
L'organisation de la famille selon le vrai modèle signalé par Vhistovre
de toutes
les
races et de tous
les
temps — avec
un épilogue et
trois appendices par
MM. E. Cheysson, F. Le Play et G. Jannet, 3e éd. enrichie
de
documents nouveaux
par Ad. Focillon, A. Le Play et Delaire, Paris, 1884
[14] Saint-Macary
(J.),
Les
régimes
matrimoniaux
en
Béarn avant
et
après
le Code
Civil,
Thèse, Bordeaux,
1942
; La désertion de la
terre en
Béarn et dans
le Pays
Basque,
Thèse, Bordeaux, 1942.
[15]
Bonnecaze
(
J.),
La
philosophie
du
Code
Napoléon
appliqué
au
droit de
la
famille.
—
Ses
destinées
dans
le droit
cwil contemporain, 2e éd.,
Paris, 1928.
IL — Études d'histoire du Béarn
et delà
région pyrénéenne.
[16] Laborde (J.-B.), Précis d'histoire du Béarn, Pau, 1941,
343
p.
[17] Lefebvre
(Th.), Les
modes
de
vie dans les
Pyrénées
atlantiques orientales, A.
Colin, 1933,
in-8°,
778
p., 152
fig.
[18]
Cavailles (H.),
La
vie pastorale
et
agricole dans
les
Pyrénées des Gaves, de VAdour
et
des Nesles, Paris,
A.
Colin, 1931, in-8°, 414 p., XIII pL
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 92/111
116 P. BOURDIEU
[19] Tucoo-Chalaa
(P.),
Gaston Fébus
et la
Vicomte de Béarn (1343-1391).
[20]
Laborde
(J.-8.) et
Lobber (P.), • Affranchissements des besiaux
et
fondation des
Bastides
en
Béarn
aux
xme
et
xive siècles », Revue
d'histoire
et à rchéologie du Béarn
et dû
Pays
Basque, 1927.
[21]
Laborde
(J.-B.),
«
La
fondation
de
la
Bastide
de
Bruges
en
Béarn
»,
in
Revue
d'histoire
et d'archéologie du
Béarn
et
du
Pays Basque,
1923-1924, et
tirage
à
part, Pau, 1924.
[22] Raymond (P.), « Enquête sur les serfs en Béarn
sous Gaston Phébus », in
Bulletin
de la
Société des Sciences, des Lettres
et
des Arts
de
Pau, 2e
série,
t. VII, 1877-1878 et
tirage
à part, Pau, 1878.
[23] Raymond (P.), Le Béarn sous
Gaston
Phébus, Dénombrement des maisons
de la
Vicomte
de
Béarn,
extrait
du t. VI
de
l'inventaire sommaire des
Archives
des Basses-Pyrénées,
Pau, 1873,
in-4<>.
[24] Fay (H.), Dr., Histoire de la lèpre en France,
t.
I
:
Lépreux
et Cagots
du Sud-Ouest,
Paris, 1909.
[25] Tucoo-Chalaa
(P.),
«
Les
institutions de
la Vicomte de Béarn (x-xve siècles) », in
Histoire
des Institutions
au
Moyen
Age, publiée
sous
la
direction
de
Lot
(F.)
et
Fawtier
(R.), t.
I :
Les
institutions
seigneuriales,
chap,
xiii,
Paris, P.U.F., 1957,
in-8», XIL
[26]
Cadier (L.), Les
États
de
Béarn depuis leur origine
jusqu'au
commencement du XIVe siè
cle, Paris,
Cadier,
1888.
[27] Bordes
(Maurice),
Contribution à V étude
de
l'enseignement
et de la vie
intellectuelle
dans
les
pays de Vintendance d'Auch au XVIIIe siècle, Auch, impr. Cochevaux, 1958,
in-8», 83
p.
[28]
—
D'Étigny
et
l'administration
de
Vintendance d'Auch (1751-1767), Auch, Cochevaux,
1957, 1
034
p., 2 voL, VII pi.,
dépl.
en pochette. Thèse Lettres, Paris,
1955.
[29]
—
Recueil
de
Lettres de l'Intendant
d'Étigny, in-4°,
691 p., Thèse
complémentaire
Lettres,
Paris,
1956.
[30] Habakkuk (H.
J.), « Family
structure
and
economic change
in
nineteenth
century
Europe »,
The Journal of Economie History, Londres, XV, 1955
(contient une
impor
tante
bibliographie).
[31] Lapond (J.-B.), «
Essai
sur le Béarn pendant l'administration de
d'Étigny »,
in
Bulletin
de
la
Société des Sciences, des Lettres
et
des Arts de Pau, t. XXXVII, 1909, pp. 1-263.
[32] Roubaud
(Abbé), L'agriculture,
le
commerce et
l'industrie en
Béarn en
1774
(Extrait
du Journal de V
Agriculture,
du Commerce, des Arts et des Finances), in Bulletin de
la Société des Sciences, des Lettres
et
des Arts de Pau, Pau,
t. XXXIX,
1911, pp. 207-226.
[33]
Bloch (Marc), Les
caractères originaux
de Vhistoire rurale française, Paris,
Armand
Colin,
2e éd.,
1955,
2 voL
[34]
—
Mémoire
publié
par
Soulice
dans
le
Bulletin
des
Sciences,
des
Lettres
et
des
Arts
de
Pau, 2«
série,
t.
XXXIII, 1905,
pp. 55-150.
[35] Serviez, Statistiques du département des
Basses-Pyrénées,
Paris,
an X, 140
p.
[36] Durand (H.), Histoire des Biens communaux en Béarn
et
dans le pays basque, Pau, 1909.
[37] Boilisle (de),
Correspondance
des contrôleurs
généraux
des
finances
avec les intendants
des provinces,
Paris,
3 vol.
(s.
d.).
[38] Young (A.), Voyages en France en
1787,
1788
et
1789,
traduit
et édité par Henri Sée,
. Paris, Armand Colin, 1931, 3 voL
[39] Tucat (J.),
Espoey, village
béarnais, sa vie passée
et
présente, Pau, 1947.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CÉLIBAT
ET CONDITION PAYSANNE 117
APPENDICE II
Évolution de
la
population entre 1836
et 1954.
Année
1836
1866
18811891
1896
1901
1906
1911
1921
1931
1936
1946
1964
Bourg
499
471
407
374
322
328
293
259
262
268
303
268
Hameau
2330
1997
1666
1666
1066
1624
1601
1408
1371
1363
1277
1093
%
Bourg/
Hameau
21
2424
23
19
20
18
18
19
19
19
18
Total
2829
2641
2468
2073
2039
1978
1952
1894
1667
1633
1621
1680
1351
Décroissance
(%)
10,1
2,8
16
1,7
2,9
1,6
2,9
11,4
2
0,7
2,5
14,4
Entre
1836
et
1954,
la
population
de
la
commune
a
décru
de
moitié.
L'exode
rural
est
directement
lié à
la crise de
l'agriculture. C'est
ainsi que la
décroissance
de la population
globale atteint 16
%
entre 1881 et 1891. Or, on
sait
qu'entre 1884 et 1893 plusieurs mauvaises
années se sont succédées, entraînant
un
grand mouvement d'exode rural :
«
On semait du
blé,
on
ne
retrouvait
même pas de la
semence. Il y
avait la gelée, la
pluie, pas d'engrais, de
mauvais outils, l'araire (aret).
Beaucoup
étaient
obligés
d'emprunter. Les paysans étaient
la proie des créanciers,
« les
mangeurs de pauvres
» (lous minjurs
de praubes)
qui
en obli
geaient
plus
d'un
à
vendre.
Bo. était créancier de 600 francs.
Il
se
brouille avec
son débiteur.
Il
fait envoyer
un commandement
pour faire
payer. Puis
il fait saisir la propriété. La daune
était
déjà
endettée de 1 800 francs
chez
un autre créancier. Bref, Bo.
ne fut
même pas payé.
En 1892, très mauvaise année, La. (gros propriétaire du bourg) prend des ouvriers sans
les
nourrir
:
les
hommes 1 franc par jour ;
les
femmes 12 sous. D fallait
faire
la chaîne pour
remonter
la
terre
de
la
vigne
dans
de
petits
paniers.
Les
hommes
chargeaient les paniers,
les
femmes
les passaient
de
main
en
main.
Il
a
eu
30
ouvriers.
Il
n'a
pas
recruté
plus.
Il
avait
trop
de
monde »
(J.-P. A.). Entre
1891 et
1896, la
décroissance
se ralentit très
fo
rtement
(1,7
%).
1893
fut
encore une très mauvaise année. On
a
parlé longtemps de la
« séche
resse
de 1893
»
(la
sèquère
de
93). «
1894 et 1895
furent
de très
bonnes
années,
le blé
était
très beau,
avec
l'arrivée des engrais.
Il
avait plu
le
premier mai.
D
n'y eut pas de pluie
jusqu'à
ce que le
maïs fût
ramassé. Le
maïs
était très beau.
»
Jusqu'en 1914, le
taux
de décroissance
demeure à
peu
près constant.
«
Autour de 1906, il
y
eut de très
bonnes
années.
Les
grèves
des vignerons du midi entraînèrent un véritable bouleversement, un nouveau
départ.
Depuis,
tout va
mieux. Le
vin n'a pas
cessé
de monter.
Le
vin du midi de seconde cuvée, de
l'eau,
arrivait à Oloron à 1 sou le litre.
Les
paysans font la grève contre
les
trafiquants. Ici, on ne
pouvait pas
vendre le
vin.
Avant
1905, une
bonne barrique
de vin se vendait
à 25
ou
30 francs
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118
P.
BOURDIEU
le litre.
A
partir de 1905, 100
francs
le
litre. Le
vin du
midi
était payé 4 sous
et
le vin
d'ici
avait
monté.
Les
gens vivaient
bien
»
(J.-P. A.).
La guerre
de
1914-1918
détermine une
nouvelle chute brutale (11,4
%). H y
a 94 morts à la guerre pour
l'ensemble
de la commune.
Entre 1921 et 1946, l'exode rural se ralentit à nouveau. Pendant ces années, à
l'exception
de
1932,
les
récoltes
sont
bonnes.
Après
1945,
le mouvement
d'exode
rural
reprend,
compar
able
n importance à
celui
des
années
1881-1891
(14,4%),
mais imputable à des
causes
toutes différentes. Autrefois
chassé de la campagne par la
misère, le
paysan
est maintenant
attiré par
la ville. Le
facteur essentiel
de
l'hémorragie démographique
est
le
départ
vers
les
villes
bien
que la baisse de la natalité joue aussi
son
rôle
(cf.
tableaux
sur
la taille
des
familles). Le
Béarn
a
toujours été
un pays que
désertent
les cadets.
Cependant
on partait
autrefois
faute
de terres,
alors
qu'aujourd'hui
les bras manquent.
< Fermiers, métayers
ou ouvriers sont
devenus extrêmement
rares. Fils
et
filles de truque-larrocs aus
cams
dous
autes (casseurs de mottes
sur les
champs des autres) sont partis à la recherche d'une
vie
plus aisée ou,
tout
au moins, d'un gain plus
sûr »
(P. L.-M.).
Le
phénomène le plus nou
veau est l'exode des jeunes filles
qui ne
veulent plus des
métiers
de paysannes.
La décroissance
que l'on peut constater à Lesquire est un phénomène général dans
l'ensemble
des
cantons
ruraux
du Béarn. Entre
1946 et
1954, le département
des
Basses-
Pyrénées
a
gagné
4
200 habitants cependant
que
les
villes
s'accroissaient
du
double,
ce
qui
permet de mesurer la décroissance globale des campagnes.
Les
cantons qui
ne
mordent
pas
sur
une
zone
urbaine
ou ne possèdent pas un centre
industriel
actif ont perdu des habitants.
La commune
de Lesquire est une
des
plus
affectées par
l'émigration puisque la décroissance
est de
14
% contre
11
%
pour Accous, 10
%
pour
Aramits,
9
%
pour Lembeye.
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CÉLIBAT ET CONDITION
PAYSANNE
125
APPENDICE
IV
Dialogue
entre un villageois
et
un
célibataire.
H
débouche
sur
la
place
de
l'église un peu après
midi.
Il
pousse une bicyclette boueuse
aux couleurs ternies, les
sacoches
bourrées
de
provisions
(épicerie,
etc.),
une
grosse choyne
[pain de 2 kg] en travers du guidon.
Une
dégaine alourdie,
un
vieux costume
usagé,
ayant
longtemps servi
les
dimanches et
jours
de marchés,
un
béret déformé par
les
intempéries,
des pantalons
rayés
effilochés par le bas, laissant voir des chaussettes
décolorées
dans des
sabots en caoutchouc.
— Vous
n'allez
pas dîner de
bonne
heure ?
—
Oh non... mais
j'ai
bien déjeuné avant
de
partir...
Nous
cassons
la
croûte
à
la
four
chette, le matin vers 9 heures.
— C'est
vous qui
venez
faire les
commissions ?
—
Eh oui, maman a 80
ans. —
Elle m'a
dit
: « Toi tu peux courir à bicyclette, va me
chercher le pain et
l'épicerie »*.
— Vous n'avez pas
d'épicier
ambulant qui
visite
votre coin ?
—
Nous sommes trop loin, le boulanger-épicier vient jusqu'à
la grange de
Pé.
;
mais
nous l'avons
manqué de
peu. Oh ça m'embêtait
de
me changer et
de
faire
le
chemin... Il y a
près
de
6 kilomètres
de
chez nous à
la
carrère*.
—
Vous n'avez
pas de
voisin qui vienne au bourg
?
— Pensez donc... je suis seul
avec
ma mère. Mon voisin Ja. vient ouvrier chez moi —
II a
abandonné sa
petite
propriété dont
il a
hérité
indivis avec Ja...
Depuis la mort de son
oncle
que
voulez-vous
qu'à
fasse
seul dans
cette
maison
?
A
40
ans
il
ne peut
pas
prendre
ou
trouver
une
femme.
L'autre
voisin
Rémi vit
seul avec sa
mère de
80
ans.
Sa maison
tombe
en
ruines
et
n'aura
plus
bientôt de
pièce
habitable.
—
Mais c'est le quartier
de la
désolation
—
En effet La ferme Di. était
occupée jusqu'à
marterou
[la
Toussaint] par le fils EL
—
Lui aussi a quitté la terre
?
—
D
s'y plaisait
beaucoup
: L'endroit
est riant (gauyous) quoique
très en pente.
Il
s'était
organisé.
Sa sœur
du
moulin venait lui faire
la
lessive*. Ja. allait lui surveiller
l'étable
quand
il venait faire ses provisions au
bourg ou
faire
sa
partie
de
cartes
le samedi
soir. H ne
pouvait pas
tenir
indéfiniment tout seul
et
trouver une
femme
s'imposait...
—
Je me demande comment un
homme
seul pouvait
tenir
dans
ce
coin si isolé.
—
Il
avait une
volonté
de
fer.
Très adroit
et
actif ;
il pleurait
quand
l'huissier lui a
apporté le congé
1
—
Il
avait
peur
du
changement
?
—
Il
avait mal au
cœur
de se débarrasser des bêtes.
Les
terres
bienpréparées lui promett
aient e
bonnes récoltes. H
avait
l'impression
que
les raisons données pour
le
congé (lou
counyet)
n'étaient
pas
«
valables ».
—
Il
n'est pas allé devant le conseil paritaire
?
1.
Tu
que pots
courre
en
bicyclete,
ben mé coueille loupaélas
épiceries.
2. mes que se l'abem manquât per
prim... Oh
que
m'enbestiabe
d'em chanya et de
ha
lou
cami...
qu'y
a près de 6 km
de
nouste à
la
carrère.
3.
Uendret
que y
gauyous
bien que hère en pènen. Que s1 ère organisai.
—
La
so
déu Mouli
queou bienè
ha la
bugade.
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CÉLIBAT
ET CONDITION PAYSANNE 127
vite contre un salaire de
20
000
francs,
bien nourries, bien
logées.
Elles n'ont plus la boue aux
sabots et elles peuvent aller au cinéma1*.
— Vous
n'en
avez
jamais
fréquenté ?
-fly avait beaucoup de filles autrefois dans mon quartier — une belle jeunesse
Ma
sœur s'est
mariée
assez jeune
avec
un bon aine
du
quartier Rey.
—
Elle
aimait danser
et
s'amusait sérieusement
au
baL
Pour
nous,
les
hommes de mon âge,
cette
guerre, puis
la
captivité nous a gênés pour faire un foyer. Pendant
ce
temps toutes
les
femmes
de notre
âge se sont casées en ville,
quelques-unes
à
la campagne.
Celles
qui restaient, regardaient
la < position
»,
le « portail » (symbole
de
l'importance
de la
maison), autant
que
l'homme17.
— Je comprends que le
goût
du travail se perd dans ces conditions1*.
— H faut te marier disent
les gens1*. Vous comprenez
que ceux
qui
peuvent trouver
mieux, même sans
le chercher,
s'en vont, c'est le cas
de
la
famille Ju. et
de
beaucoup de
jeunes filles. Ailleurs il touche
un
mois si
petit
soit-il... et puis à
tort
ou à raison le métier
de paysan est
très décrié10.
—
C'est dommage bien sûr 1
—
Oui c'est pénible d'entendre
dire certaines
choses
qui
découragent. J'irai de
l'avant
tant que je pourrai, mais
après ? Je m'échappe. Je vous ai
fait perdre
votre temps... Vous
avez
du
travail vous aussi. Venez me
voir
si
ça
vous
fait
plaisir
mais
quand
le
temps
sera
plus beau.
Maman
va penser
que
je me suis attardé à boire (apintoua's,
de
pintou,
demi-litre
devin).
— Au
revoir, monsieur11.
Il
disparaît dans l'impasse
derrière
la
maison La.,
où la
coutume veut
que
les gens de
son
quartier changent
de
chaussures, équilibrent
leurs charges
sur les
motos ou
les bicyclettes
avant d'affronter
la
longue distance qui les sépare
de
leur maison.
APPENDICE
V
Autre dialogue entre un villageois
et
un
paysan.
« Tu
vois,
j'ai
été
l'autre jour chez
Ra.,
un des plus
riches du pays. Je lui ai dit : Toi,
tu te crois
maître de
ta ferme, hé
?
Tu crois
que tous
ces champs et ces vignes
t'appar
tiennent
?
Tu te crois
riche ?
Eh
bien,
je
vais
te dire, tu
es
l'esclave
de ton
tracteur. Qu'est-ce
que
tu as, avec toutes ces terres
? Oui,
tu
as
des millions
de biens au
soleil, 4
ou
5
millions.
Et
après
? Calcule ce que
tu
gagnes ;
oui,
prends
un papier et un crayon. Tu comprends,
c'est
fini maintenant les
vieilles méthodes ;
le
paysan
qui
ne calcule pas,
qui n'a
pas toujours
le carnet et le crayon
est
foutu. Calcule ce
que
tu donnes
par heure de
travail à
ton
père,
à
ta mère,
à
ta sœur qui t'aident,
calcule ce que
tu
gagnes.
Tu
verras que
tu
prendras
ton
portefeuille
et
que
tu
le
jetteras dans
la
cour.
Suppose que
tu
aimes une
fille
:
tu
crois
qu'elle
16.
N'an pas mey «
la
hangue » aus
escbps
et
que podin ana
tau
cinéma.
17.
qiïespiaben la
pousissiou, lou
pourtau autan
coum Vhomi.
18.
que coumpreni que lou
gous deu tribail
ques per hens
aqueros
counditious.
19. Quet
eau
mandat,
se disen
lou mounde.
20. Ailhous
que toque
«
u mes
» per tan
petit que
sie...
Et puch
à
tor ou
à raisou
lou
mestié
de paysa quey hère descridat.
21. Que
tirerey
tan qui pousqui,
mes après ?
Que
m'escapi...
Je
vous fais
perdre votre temps
—
vous
avez du travail
vous
aussi... venez me voir sip hè plasé mes cuan lou
terns
sie mey beroy.
Marna que
ba
pensa quém souy apintouat...
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 104/111
128
P.
BOURDIEU
voudra
venir
ici,
pour
trimer
toute la journée
et rentrer
le soir pour aller traire
les
vaches,
rassasiée de peine (hart de
mau)
? Les filles
de paysans connaissent
la vie de paysan ; elles
la
connaissent
trop pour vouloir d'un paysan. Et se lever
tous les matins à 5 heures
? Même
si elle t'aime, elle préfère se marier avec
un
facteur,
tu
entends ?
Oui, un
facteur ou même
un
gendarme. Quand la vie est
trop dure, on
n'a même plus
le
temps de
s'aimer.
On
trime
toute
la
journée.
Où
est-il,
l'amour
?
Qu'est-ce
que
ça veut
dire
?
On
rentre
crevé.
Tu
crois
que c'est une vie
ça
? H n'y a
pas
une fille
qui en
veuille de cette vie.
Il
n'y a plus de senti»
ment,
plus d'affection. Et puis il
y
a
les
vieux.
Personne
ne voudrait leur
faire
de la
peine.
On
voudrait
les
cajoler,
les
caresser. Et pourtant
on
se dispute parce qu'il
y
a trop de soucis,
parce
qu'on
est
trop
fatigués.
Les
jeunes femmes veulent avoir leur indépendance, pouvoir
acheter quelque chose
qui
leur plaît
sans
être obligées de rendre des comptes. Non, il n'y
en
a
pas une
qui voudra
venir ici
»
(L.
G.).
APPENDICE
VI
L'histoire
exemplaire
d'un cadet de petite famille.
Né en 1895, Lo. est le premier cadet d'une
famille
de sept enfants
vivant
sur une petite
propriété (20
ha environ). H a
fréquenté l'école jusqu'à
l'âge
de
12
ans.
En
1916,
il
est
pri
sonnier
et travaille
dans
les mines d'Essen
jusqu'en
19181.
< A mon retour, mon
frère
aîné
était marié.
J'ai
passé deux ans dans la famille, à travailler. On a fait beaucoup la fête
après
la guerre. Moi je
ne
dansais pas mais
on
faisait
des
parties de
cartes
interminables et
des «
réveillons
»
dans
les cafés. En
1923,
j'ai
quitté la maison.
Pourquoi
? j'étais gêné d'avoir
à
fixer
un
salaire
avec mes parents
ou avec la nouvelle
famille
de
l'aîné.
Je
suis
parti pour
me
faire
domestique dans la
parenté,
chez
le
frère
aîné
du mari de la
sœur
;
il
avait mon âge
et
il
était
seul
à
la
tête
d'une grande
propriété.
H était
rentré
malade
de
la
guerre
et
avait une
nombreuse
famille.
Il
est mort en 1960.
La
veuve et
ses
enfants — ils sont grands mainte
nant
me
considèrent comme
le chef de la propriété.
€ — Pourquoi ne
vous
êtes-vous
pas
marié
?
«
— D aurait fallu que je trouve une héritière. Je n'avais pas d'argent pour m'installer
à mon compte. Et puis je me
trouvais
heureux
comme ça.
J'étais attaché à cette maison,
aux
enfants, à la « terre mayrane >
(«
la terre des aïeux »), au quartier. Aller faire
quoi
ailleurs
?
Je touche
la retraite
du combattant et depuis soixante-cinq ans
la retraite
des vieux travail
leurs.Je me porte
bien
et je suis très heureux
de pouvoir
m'occuper sans être gêné par
personne,
aux travaux des champs. Ces champs, je
les
aime
bien depuis
quarante ans que
je les travaille alors que les propriétés voisines sont
abandonnées.
»
Un
autre cadet
de
petite
famille (entretien en
béarnais).
J. Lou. né le 16 novembre 1896 à Sa. : «
De
nos temps, la
vie
était très dure. J'étais l'avant-
dernier d'une
famille
de six
enfants. Mes
parents
n'étaient pas
très
débrouillards et gagnaient
difficilement leur
vie. Ils étaient
métayers à
la maison
Ha.
où
ils
avaient une petite propriété
qu'ils
avaient dû
vendre
pour régler
des dettes.
Aussi,
tout jeune, j'ai
été <
placé » comme
mes frères. Mon tour est venu
à
l'âge de 7 ans et je
suis
venu gagner mon pain
à
la maison Ba.
Je
gardais les
bêtes dans
les bois.
J'ai
eu
de beaux
ventres
de peur
et
de faim (de bets
bentes
1. On
n'a
retenu
ici que les détails significatifs.
Les
autobiographies font
une
part
énorme
au
service militaire
et à
la
guerre.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 105/111
CÉLIBAT
ET CONDITION PAYSANNE 129
de pou
y de hand). L'école
?
La plupart du temps, les femmes
de la
maison
ou
les voisines
me demandaient pour guider
les
vaches
dans les
champs ou
faire les
commissions Mon
salaire de 10 francs par
an
était
souvent
« engagé
d'avance
» (crubat (Tabance) I Le plat de
résistance était la demi-sardine salée
avec
des fois une
pomme
de terre cuite à
l'eau.
Ah
les
gens
d'aujourd'hui
ne
connaissent
pas
leur
chance.
Plus
ils en
ont,
plus ils
se
plaignent (mey
è ri1
an
mey es plagnen)
t
Vers l'âge de 12 ans,
j'ai
fait la première communion dans
cette
maison. A l'âge du
régiment,
j'ai été réformé pour faiblesse
de
constitution. Je n'aimais pas
danser.
Quelle
misère J'ai
connu
quelques
femmes, mères
de
nombreuses familles qui
«
se donnaient
»
pour deux sous. Avec
ça
elles achetaient le pain. Quand
j'aurais
pu sortir,
je n'avais pas d'argent pour
m
habiller 1 La
petite propriété que
j'habite depuis longtemps
je l'ai eue grâce à mes grands-parents. Us
avaient donné
2
000
francs
de
dot à
ma mère
à condition qu'ils soient
employés
exclusivement à
l'achat
de
terres
qui
ne
pourraient pas
se vendre de son vivant. Mes frères et sœurs me harcelaient pour obtenir leur part Us ont
dû attendre la mort de la mère
en
1929.
A
ce
moment-là,
j'ai
dû leur donner leur part
alors
que j'avais peiné et sué sang et eau sur cette terre.
« Le mariage
?
Il
n'y avait pas un sou. Comment se marier ? (Quin se calé mania ?) Nous
allions passer
les
nuits
dans
les auberges
de
Lesquire
(qu'anabem
noueyteyà
en las
auberyes),
parfois
à
Pau.
J'ai
été
parmi
les
fameux
cupelès.
On appelait
ainsi
les
gens
qui
ont été
«
récu
pérés > en 1916,
les
réformés.
Au
retour,
j'ai exploité
ma
petite propriété avec l'aide de
quelques ouvrières. Nous avons
passé
des veillées terribles
avec
quelques copains de
quart
iers,
célibataires comme
moi ou mal mariés.
»
APPENDICE VII
Autorité excessive
de
la
mère
et
célibat.
Famille Se. :
« Le père appartenait à une
grande famille.
Effacé, très
bien
élevé, distingué, il buvait
un
peu. H épouse une femme
plus
jeune (en partie grâce à sa pension de guerre) et de très
grande
famille, jolie
et
un peu
prétentieuse.
Il a
d'elle quatre enfants.
« II n'osait
pas s'opposer
aux volontés
de sa
femme.
Comme
il y
avait de
l'argent
(la pens
ion),
elle mène
un train
de
vie un peu
trop large. Elle allait au marché
chaque lundi et
jeudi pour se
tenir
au
courant
de la chronique locale et pour
faire valoir
le renom de la
famille à
Pau.
«
Les
enfants
sont très tenus. On
leur
faisait
sentir
qu'ils étaient d'une grande famille.
Ss
étaient envoûtés par la
mère qui
prend toutes
les
décisions. Pour
les
affaires
importantes,
les
fils se rangent à l'avis de la mère.
La
fille fréquentait
un
gendarme. Elle a été pour
ainsi
dire
séquestrée pendant deux
ans
sous
prétexte
qu'elle
était
malade.
La
mère
s'opposait
au mariage parce que le gendarme était d'une
trop
petite famille. Partant de
là,
l'autorité
de la
mère
s'affirme. Normalement
un
homme
doit penser à
la grange
plus qu'à
la maison.
Les bêtes sont sacrées. Souvent l'étable et la grange sont
plus soignées et plus importantes
que l'habitation ; or
les
granges sont tombées
les
unes
après les
autres.
Une
maison dirigée
par
une femme est vite par
terre. Il y
a
des
décisions
qu'une
femme
ne
peut pas
prendre et
ne sait
pas prendre.
La fille finit
par se
marier.
Un des garçons réussit à se marier à
G. Il
avait dû partir, la pension du père
ayant
disparu à sa mort (en 1954).
Les
fils ont reconstruit
avec l'aide
d'un maçon
une
partie
de
leur
grange.
Actuellement, il n'est
pas
question pour
eux
de mariage.
Us
n'ont pas la
moindre personnalité. Es ne
sortent
pas. D n'est
pas question
d'améliorer
le
matériel. Ils
viennent d'acheter
une
faucheuse.
Les prés sont
mal entretenus,
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 106/111
130
P.
BOURDIEU
pleins de
joncs. Les
arbres
mal soignés.
Je
les
ai
vus, l'autre
jour, ils étaient
en
train de réparer
tant bien
que
mal
une
herse
en bois
La
maison est
mal
entretenue.
La mère
garde la volonté
de défendre
le
prestige de la
grande famille, ambition disproportionnée avec l'état
actuel
de
la
propriété » (A.
B.).
Famille
Ja,
:
« Le
père était pensionné, très brave, buvant un
bon
coup de temps
en temps.
H avait
une
mauvaise santé, il était
très
gros.
Mais
surtout il
avait été
«
assommé
» par
la
guerre et
n'avait aucun caractère à la maison. Sa femme prit un ascendant sur toute la maisonnée.
Très autoritaire. Elle fréquentait
assidûment les
marchés, le
lundi
et le jeudi, pour se
tenir
au courant
des
nouvelles,
cultiver
les
relations, le « rayonnement
»,
jouer à la daune
(dauneyà). Il
y a la perte de temps,
les
dépenses,
les
achats ; et puis quand
la
femme s'en
va,
la maison est vide.
C'est la
pagaïe.
Papotage, roman-feuilleton,
ces femmes
introduisent
à
la
maison des préoccupations autres. L'intérieur
est
abandonné et
négligé.
La ferme
n'est pas tenue. La femme continue à
aller
vendre
quelques douzaines
d'oeufs
pour
avoir
le prétexte d'aller à Pau.
Les
hommes
commencent
à prendre l'habitude de faire
un peu
de cuisine.
C'est
déshonorant pour un
homme
et
ce
n'est
pas dans
les
règles. Ils
se démoral
isent
eu
à
peu
;
ils
partent
un
peu
plus
tard
au
travail.
C'est
la
femme
qui
tient
une
ferme.
C'est elle
qui fait les repas, qui veille à
ce que
les hommes aient
une tenue
correcte.
c
Les
conflits viennent toujours des femmes.
Les
belles-filles virtuelles ont peur des
conflits
avec les
vieilles.
Les
vieilles
disent : « D faudrait qu'ils se marient. » Mais c'est une
façon de se
faire valoir. H y a aussi beaucoup de célibataires qui disent
:
«
Tant que
maman
« est
là
I » La
vieille
prend une importance exagérée. La présence
de la
mère réduit
l'urgence
du mariage.
Il
arrive
aussi
qu'elle
freine...
« Dans ces conditions tout
va
à
vau-l'eau. L'outillage est
rudimentaire et les revenus
insignifiants.
L'entretien
de
l'outillage
est très
important. Le
matériel
passe avant
la
maison.
Une femme ne peut
pas
avoir l'œil sur ces choses,
essieux
qui
tournent
mal, etc. La maison
autrefois importante,
est
mal
entretenue,
il y a des
c
gouttières » sur le toit. Us ont peur
de recourir
au Crédit
agricole
parce
qu'ils sont
déjà
endettés
et puis
marna
ne hou
pas
(maman
ne veut
pas).
La
mère régente plus
au
moins
le
budget.
Ils
ne
peuvent
pas
acheter
quoi que
ce
soit.
Ils
ont
eu peine
à
payer
les
obsèques
de
la
mère
(en 1959).
< Ils sont
victimes
de l'éducation. Le temps
semble tout consumer.
Les
trois
frères
sentent
chaque jour
davantage
leur impuissance à réagir
malgré une
aide extérieure. Us donnent
une
impression
de
fatalité. Us
sont
écrasés
sous
les
décombres. Dans
ces conditions il n'est
pas question
de mariage.
La situation
financière est difficile, la réputation mauvaise, le
mariage
de l'un ou
l'autre des
trois frères est impossible.
On a
parlé de
mariage
possible
de l'aîné (48 ans)
avec
une jeune fille du quartier,
d'origine basque,
de
22
ans sa
cadette.
C'est
un
brave garçon
mais trop
sage
et trop
gauche
en
face de cette petiteBasquaise explosive
et
remuante Pourtant ils ont une
jolie propriété aux
abords d'un grand
bois. Actuellement,
ils
font eux-même leur
lessive, en plus des travaux des champs
» (A.
B.).
Né en 1922, l'aîné est
devenu,
à la mort de sa
mère,
en 1959, le chef d'une exploitation
de
30
hectares dont 10 hectares en bois et fougeraies, a fréquenté l'école communale jusqu'à
l'âge
de
13
ans,
puis travaillé
la
propriété
familiale
jusqu'à
son
service
militaire,
avec
l'aide
de
ses
deux frères cadets.
Incorporé
dans
les
chantiers de jeunesse
en
1942, il est envoyé
en
Allemagne comme S.T.O.
en 1943.
H
est
employé comme tourneur
dans une
usine
de
Saxe.
«
Le
travail
était bien
plus dur qu'aux
champs.
» II
est libéré
en
1945.
«
A la mort de ma
mère,
nous nous sommes retrouvés
tous les trois seuls.
Et comment
«
se marier ? Nous n'avons jamais
dansé.
Nous allions parfois dans la salle de bal pour
< regarder.
La
vie n'est pas très gaie. Nous avons de gros soucis,
les frais
de réparation de
« toitures. Nous ne sommes
pas
riches.
Moi
je fais la cuisine, je
répare
le linge et je fais
«
la lessive. Pour le <
pèle-porc
»,
les
voisins viennent
nous
aider. Ce n'est pas une journée
«
très amusante.
Les
voisins et surtout
les
voisines remuent le couteau dans la plaie sous
«
tous les
prétextes. »
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
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CÉLIBAT
ET CONDITION PAYSANNE 131
APPENDICE
VIII
Un
essai
de généralisation : le célibat
dans seize
cantons
ruraux
de Bretagne.
Afin
de vérifier si
les phénomènes constatés en Béarn
présentent
un
caractère de génér
alité, on
a
choisi d'étudier seize
cantons du centre
de la
Bretagne (soit
135
433 habitants)
dont la
population a
diminué de plus de
10%
entre
le
recensement de
1948 et celui
de 19641.
Cette recherche (menée
en collaboration avec M.
Claude Seibel, Administrateur
de
l'I.N.S.E.E.) a
fait apparaître une forte
sous-nuptialité des
hommes
dans
l'ensemble de la
zone d'étude. Faute de pouvoir
distinguer
plus précisément la
population agglomérée
et la
population éparse,
on
a
séparé,
à
l'intérieur
de
la
zone
retenue, les
communes
ayant
plus
de
1 000 habitants agglomérés
au
chef-lieu.
Les
graphiques
(fig.
4)
font
apparaître l'incidence
de la résidence, urbaine, semi-urbaine ou
rurale, sur
le statut matrimonial.
Enfin,
la fraction
rurale
de la zone
d'étude
a été répartie selon la catégorie socio-professionnelle du chef de
famille (voir tableau, pp.
132-133).
On voit que, dans la population agricole, le pourcentage des célibataires du
sexe
masculin
âgés de 18 à 47 ans, atteint 52 %, — dont 38,9
%
de fils du
chef
de famille et 5
%
de domest
iques
— contre 38,9
%
dans
la
population non-agricole et 29,2
%
dans
la
ville
de
Rennes.
Pour
la
tranche d'âge
de
29 à 38 ans le pourcentage
de
célibataires
déclarés
comme fils du
chef de
famille
est
particulièrement
élevé
dans
la
population agricole, soit 28,3
%
(sur 41,0 %)
contre 5,7
%
(sur
11,8
%) à Rennes pour
la
même classe
d'âge.
Toujours plus faible que
chez les hommes,
soit 32,7 %
contre 52,0
%
dans les
catégories
agricoles, 26,0% contre 38,9% dans les
catégories
non-agricoles, le
taux de
célibat
des
femmes
ne
paraît
pas
indépendant
(relativement
au
moins) de
la
résidence
et
de
la
catégorie
socio-professionnelle.
Les
courbes du graphique de
droite
font apparaître une concordance
remarquable entre
les
taux
des différentes catégories, alors que la comparaison entre
les
deux
graphiques
montre
combien différente est
la
situation
des
hommes
et des femmes2.
Ainsi, à une
plus grande
échelle et dans une région différente, on observe des
faits
iden
tiques à ceux que l'on constatait à
Lesquire
:
les
hommes
qui vivent
de
l'agriculture et
résident dans des régions reculées, ont une chance sur
deux de
rester célibataires ;
les
femmes,
elles, échappent aux déterminismes qui tiennent à
la résidence
ou à
la
profession. Bien
que
les explications
proposées
à propos
de
Lesquire aient toutes
chances de
rendre raison
du
phénomène
global, reste que
l'on
ne saurait conclure
de
l'identité des effets à l'identité
des causes et
qu'une
analyse sociologique des
conditions particulières
s'impose.
1.
Les
cantons retenus sont
les
suivants : dans
les
Côtes-du-Nord, Bourbriac, Callac,
Corlay, Gouezec, Maël-Carhaix,
Rostrenen, Saint-Nicolas-du-Pelem
;
dans le
Finistère,
Carhaix,
Châteauneuf-du-Faou, Huelgoat, Pleyben, Sieun; dans le
Morbihan, Cleguerec,
Le Faouet, Gourin,
Guéméné-sur-Scorff.
Les communes
ci-après,
comptant plus de
1
000 habi
tants agglomérés au chef-lieu ont été exclues
de
l'étude : dans
les
Côtes-du-Nord, Callac,
Rostrenen ;
dans le
Finistère, Carhaix,
Châteauneuf-du-Faou, Huelgoat,
Pleyben ;
dans
le
Morbihan, Le Faouet, Gourin,
Guéméné-sur-Scorff.
Sur
les
123
communes
de la zone
d'étude
on en a
donc
retenu 114, toutes rurales et
caractérisées
par leur faible densité
(45
habitants
au kilomètre carré en
moyenne).
2. Pour la comparaison
avec
les
données valables pour la France entière, on pourra
se
reporter à
la revue Population,
n°
2, 1962, pp.
232
et
suiv.
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 108/111
132 P. BOURDIEU
Proportions de célibataires : comparaison
Population totale
Pourcentage
Célibataires
dont :
Enfants
Chef
ménage
Autres parents
Pensionnaires et domestiques
Mariés
dont
:
Chef ménage
Épouse
Enfants
Ascendants
Autres
Veufs
et divorcés
dont
:
Chef
ménage
Ascendant
Autres
Population de 18 à 47 ans
Pourcentage du total
Célibataires
dont
:
Enfants
Chef ménage
Autres parents
Pensionnaires
et domestiques
Mariés
dont :
Chef ménage
Épouse
Enfants
Autres
Veufs
et divorcés
Zone
d'Études
(16
cantons
C. S.
P.
du
chef
Agricoles
Sexe
masculin
46122
100,0
53,4%
43,6
3,7
3,1
3,0
19 865
43,1%
38,7
2,9
0,9
0,6
3,5%
1,9
1,3
0,3
20 637
44,8
100,0
52,0%
38,9
4,3
3,8
5,0
47,3%
40,2
0,0
6,3
0,8
0,7 %
Sexe féminin
41936
100,0
44,4%
39,2
1,1
2,9
1,2
19 838
47,3%
0,3
42,1
3,4
1,1
0,4
8,3 %
4,6
3,3
0,4
17 500
41,7
100,0
32,7
%
27,8
0,7
2,4
1,8
65,5%
0,3
56,4
7,4
0,8
1,8%
C. S. P. du
chef
Sexe masculin
21131
100,0
45,3 %
38,6
3,9
1,4
1,4
10 096
47,8%
44,8
2,4
0,2
0,4
6,9%
5,7
0,7
0,5
7 836
37,1
100,0
38,9 %
29,9
4,2
1,9
2,9
59,9%
53,3
0,0
6,0
0,5
11°/
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 109/111
S
CÉLIBAT ET CONDITION
PAYSANNE
133
la
Bretagne centrale
et la
ville de Rennes.
la Bretagne
intérieure) Ville
de
Rennes
Agricoles Ensemble Ensemble
Sexe
féminin
Sexe masculin Sexe
féminin
Sexe masculin Sexe
féminin
26 244
100,0
35,8
%
27,4
5,4
1,7
1,3
10 390 39,7%
1,4
35,6
2,2
0,3
0,2
24,5%
21,8
1,9
0,8
8134
31,0
100,0
26,0%
18,5
3,5
1,6
2,4
69,8%
2,0
60,7
6,7
0,4
4,2%
67 253
100,0
50,9
%
42,0
3,8
2,6
2,5
29 961
44,5%
40,6
2,7
0,7
0,5
4,6 %
3,1
1,1
0,4
28 473
42,4
100,0
48,4%
36,4
4,3
3,3
4,4
50,8 %
43,8
0,0
6,2
0,7
0,8%
68180
100,0
41,1%
34,6
2,8
2,5
1,2
30228 44,3%
0,7
39,6
2,9
0,8
0,3
14,6
%
11,2
2,8
0,6
25 634
37,6
100,0
30,5 %
24,8
1,5
2,2
2,0
66,9 %
0,8
57,8
7,6
'0,7
2,6%
51203
100,0
45,2%
38,7
2,7
0,6
3,2
51,4%
48,6
0,1
1,8
0,2
0,7
3,4%
2,6
0,30,4
22 086
43,1
100,0
29.2 %
17,0
4,7
1,1
6,5
69.3 %
64,1
4,1
1,1
1,5%
61514
100,0
43,4%
33,7
4,5
1,2
4,0
26 702 43,4%
1,1
40,0
1,7
0,2
0,4
13,2%
10,7
1,8
0,7
26 730
43,5
100,0
31,6%
17,6
5,2
1,4
7,4
64,5%
1,6
58,5
3,8
0,6
3,9%
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 110/111
100%
Légende
commune
Rennes
Zone de la Bretagne centrale
Ensemble
Agricoles
Non agricoles ••.....
\
Sexe
masculin
18
20 25
35
40 45
50
Fig. 4. — Proportions de célibataires : Comparaison
7/21/2019 Célibat et condition paysanne Pierre Bourdieu.pdf
http://slidepdf.com/reader/full/celibat-et-condition-paysanne-pierre-bourdieupdf 111/111