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53 Actes du 14 e colloque estudiantin de la SESDEF « Du petit au grand public : interprétation et redéfinition » Université de Toronto, Toronto, 2010 http://french.chass.utoronto.ca/SESDEF/#!/pages/2010/articles Censure et grand public, le cas de Jean-Jacques Pauvert Éditeur Lara Popic (Université de Toronto) Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. Définition de surréalisme de Breton. 1 Il est interdit d’interdire. Slogan de la révolution estudiantine de 1968 Jean-Jacques Pauvert est souvent caractérisé par les littéraires comme un éditeur à part 1 , celui qui a réussi à créer « sinon un des plus beaux catalogues de l’édition française, le plus singulier » 2 . Son catalogue conjugue aussi bien les grands classiques de la littérature française que l’avant-garde surréaliste, le dictionnaire Littré, qu’une fameuse Anthologie de l’humour noir ou encore les ouvrages érotiques ou ésotériques. Au cours de sa carrière, l’éditeur devient écrivain ; il est l’auteur de nombreuses préfaces, d’articles contre la censure ou de livres, entre autres, Sade vivant, publié en trois volumes chez Robert Laffont ; de l’Anthologie historique des lectures érotiques, publiée en 5 volumes chez Stock ou de La littérature érotique, publiée chez Flammarion/Dominos 3 . Son nom reste pourtant avant tout lié à celui du Marquis de Sade dont il publie les œuvres complètes à une époque où ce dernier est interdit en France depuis 150 ans. Cette audace lui vaudra un procès juridique, resté célèbre aujourd’hui sous le nom de l’Affaire Sade. Contrairement à beaucoup d’éditeurs français qui, du moins, possèdent une expérience tant soit peu solide dans le monde du livre en se lançant dans le métier, cet « esprit libertaire » 4 ou « esprit frondeur » 5 , comme le nomme Elisabeth Parinet a établi le premier siège social de son 1 André BRETON, Œuvres complètes, T. I, Paris, Gallimard, 1988, p. 328. 1 Un entretien sur L’express.fr intitulé « Un collectionneur de procès » évoque sa persistance dans la publication des œuvres complètes de Sade à une époque (1947) assez puritaine où Sade était interdit depuis 150 ans. L’éditeur même avoue vouloir « être une sorte d’Arsène Lupin d’édition, échapper à toutes les étiquettes, rester inclassable ». (« J’étais l’Arsène Lupin de l’édition »). Dorénavant, toutes les interviews avec Jean-Jacques Pauvert seront désignées par le titre de l’interview entre guillemets. 2 « Ma vie en texte ». 3 Comme il l’avoue dans ses mémoires La traversée du livre, une de règles qu’il s’impose en tant qu’éditeur est de ne jamais publier ses propres livres. 4 Jean-Jacques PAUVERT, La traversée du livre. Paris, Viviane Hamy, 2004, p. 307. 5 Ibid., p. 308.

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Actes du 14e colloque estudiantin de la SESDEF « Du petit au grand public : interprétation et redéfinition » Université de Toronto, Toronto, 2010 http://french.chass.utoronto.ca/SESDEF/#!/pages/2010/articles

Censure et grand public, le cas de Jean-Jacques Pauvert Éditeur

Lara Popic (Université de Toronto)

Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. Définition de surréalisme de Breton.1

Il est interdit d’interdire. Slogan de la révolution estudiantine de 1968

Jean-Jacques Pauvert est souvent caractérisé par les littéraires comme un éditeur à part1, celui

qui a réussi à créer « sinon un des plus beaux catalogues de l’édition française, le plus singulier »2. Son catalogue conjugue aussi bien les grands classiques de la littérature française que l’avant-garde surréaliste, le dictionnaire Littré, qu’une fameuse Anthologie de l’humour noir ou encore les ouvrages érotiques ou ésotériques. Au cours de sa carrière, l’éditeur devient écrivain ; il est l’auteur de nombreuses préfaces, d’articles contre la censure ou de livres, entre autres, Sade vivant, publié en trois volumes chez Robert Laffont ; de l’Anthologie historique des lectures érotiques, publiée en 5 volumes chez Stock ou de La littérature érotique, publiée chez Flammarion/Dominos3. Son nom reste pourtant avant tout lié à celui du Marquis de Sade dont il publie les œuvres complètes à une époque où ce dernier est interdit en France depuis 150 ans. Cette audace lui vaudra un procès juridique, resté célèbre aujourd’hui sous le nom de l’Affaire Sade.

Contrairement à beaucoup d’éditeurs français qui, du moins, possèdent une expérience tant soit peu solide dans le monde du livre en se lançant dans le métier, cet « esprit libertaire »4 ou « esprit frondeur »5, comme le nomme Elisabeth Parinet a établi le premier siège social de son

1 André BRETON, Œuvres complètes, T. I, Paris, Gallimard, 1988, p. 328. 1 Un entretien sur L’express.fr intitulé « Un collectionneur de procès » évoque sa persistance dans la publication des œuvres complètes de Sade à une époque (1947) assez puritaine où Sade était interdit depuis 150 ans. L’éditeur même avoue vouloir « être une sorte d’Arsène Lupin d’édition, échapper à toutes les étiquettes, rester inclassable ». (« J’étais l’Arsène Lupin de l’édition »). Dorénavant, toutes les interviews avec Jean-Jacques Pauvert seront désignées par le titre de l’interview entre guillemets. 2 « Ma vie en texte ». 3 Comme il l’avoue dans ses mémoires La traversée du livre, une de règles qu’il s’impose en tant qu’éditeur est de

ne jamais publier ses propres livres. 4 Jean-Jacques PAUVERT, La traversée du livre. Paris, Viviane Hamy, 2004, p. 307. 5 Ibid., p. 308.

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entreprise dans le garage de ses parents et le premier contrat qu’il a signé avec un écrivain était rédigé par l’écrivain même, en l’occurrence Henri de Montherlant, car le jeune éditeur, âgé de 19 ans à l’époque, n’en avait jamais auparavant rédigé. Mais, commençons par le début.

Ce travail vise à mettre en lumière le parcours éditorial de Jean-Jacques Pauvert, éditeur devenu écrivain, et son rôle dans un mouvement plus large de la libération des mœurs en France à la fin des années 1940 et durant les années 19506. On s’intéressera plus particulièrement à ses engagements contre la censure en France et à son travail acharné de faire sortir de la clandestinité et de rétablir sur la scène littéraire une partie du patrimoine littéraire français, notamment l’œuvre du Marquis de Sade publiée clandestinement pendant un siècle et demi et disponible aujourd’hui en format de poche. Vu que Pauvert n’est pas le seul éditeur de son époque qui se révolte contre la censure et qui ose des publications aléatoires7, dans un premier temps, afin de situer l’éditeur dans le champ littéraire français contemporain, nous suivrons brièvement, dans l’ordre chronologique, sa trajectoire telle qu’elle se trace dans son autobiographie La traversée du livre, publié en 2004 chez Viviane Hamy. Une étude de son catalogue nous permettra ensuite d’examiner de plus près ses stratégies éditoriales. Enfin, nous ferons une lecture de son ouvrage qui a fait date sur la censure, à savoir Nouveaux (et moins nouveaux) visages de la censure, suivi de l’Affaire Sade et nous analyserons, avant de conclure, les étapes décisives selon nous, de la dite affaire qui reste encore aujourd’hui une référence pour tous ceux qui se penchent sur le fonctionnement des mécanismes de la censure8 et qui, à l’époque, a définitivement bousculé les frontières entre le publiable et l’impubliable dans l’édition française.

La trajectoire

Un courant me porte … je ne sais trop vers quoi.9 Jean-Jacques Pauvert

Fils de Marcel Pauvert et petit-neveu d’André Salmon par la branche maternelle, Jean-Jacques

Pauvert est né à Paris le 8 avril 1926. Marcel Pauvert, quoique aspirant à une carrière

6 « A la fin des années 40, après la Libération, il y eut […] un déchainement d’Ordre Moral avec le début de l’affaire Sade et les condamnations de J’irai cracher sur vos tombes ou de nombreux faux romans noirs américains du même genre. Les poursuites étaient généralement initiées par la plus puissante des associations familiales d’alors engagées dans la défense de la moralité publique, puisque la loi leur donnait à l’époque le pouvoir (comme aujourd’hui depuis le 1er mars 1994), de porter plainte et de déclencher l’action policière et judiciaire » (« L’Affaire Sade », p. 103). 7 Mentionnons avant tous Éric Losfeld, le fondateur des Éditions Arcanes et ensuite des Éditions du Terrain vague (ce dernier nom vient d’André Breton). Celui-ci fut en quelque sorte le compétiteur de JJP, publiant les surréalistes ou les textes érotiques et accumulant lui aussi des procès juridiques dont il ne sort pourtant pas toujours indemne. Pauvert le mentionne dans son livre : « Il faut bien dire que le Cercle du Livre Précieux, comme le Terrain vague, comme moi, était systématiquement persécuté par le pouvoir sous la Ve République. Les lois continuaient à sévir contre les éditeurs, dans le silence, sinon avec la complicité de la grande presse » (Ibid., p. 284). Il faudrait mentionner également Bernard Joubert, journaliste et animateur des éditions Dynamite, label de La Musardine consacré à la bande dessinée érotique. Son très long engagement contre la censure a été couronné récemment (en 2007) par la publication du Dictionnaire des livres et journaux interdits, œuvre qui fait date et qui s’impose comme un ouvrage incontournable pour les chercheurs s’intéressant aux problèmes de la censure en France. Ce volume dénombre autour 6900 titres interdits après la loi de 1949. 8 Mentionnons par exemple l’ouvrage de Jacques Hébert Obscénité et Liberté qui analyse l’Affaire Sade, le procès contre Lady Chatterley’s Lover et celui contre l’Histoire d’O à Montréal, pour mieux comprendre le fonctionnement et les enjeux de la censure à l’époque moderne. 9 Jean-Jacques PAUVERT, La traversée du livre, Paris, Viviane Hamy, 2004, p. 337.

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universitaire se trouve obligé, après la mort brusque de son père, de quitter ses études pour s’occuper de sa famille. Abandonnant l’université, après avoir occupé divers postes successifs il devient journaliste. Jean-Jacques Pauvert a, selon ses propres mots, grandi entouré de livres, « les livres, je suis né dedans »10. Pourtant, il ne conserve pas de ses études des souvenirs agréables, la seule exception étant son professeur de français au lycée Lakanal, José Lupin, qui encourage fortement son gout pour la lecture (Pauvert est le seul de sa classe à avoir lu Paul Valéry). Il s’ennuie à l’école, il est mauvais élève et à quinze ans, en 1941, il renonce définitivement à l’éducation institutionnelle.

La vie est difficile en France occupée, les ressources sont rares. Son père a l’idée, justement à cause de son amour des livres, de le présenter à Gaston Gallimard pour essayer de lui assurer un poste d’apprenti vendeur dans sa librairie. Le jeune Pauvert sera accepté et, pour lui, le monde du livre, jusqu’à ce moment celui de lecture et de l’imaginaire, change et s’inscrit dans le champ social : « Je me trouvais un peu dans la situation d’un adolescent amoureux de fleurs que l’on fait du jour au lendemain coursier chez Interflora »11.

Les années de l’occupation

L’entrée dans la librairie Gallimard, boulevard Raspail, au début de 1942, correspond donc

pour le jeune Pauvert à son entrée dans le monde des adultes et à la découverte des lois sociales régissant le champ littéraire. Le paysage littéraire et éditorial de l’époque est marqué par un marché noir du livre assez mouvementé et surtout par la liste Otto. Ce document qui reste connu d’après le nom de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, Otto Abetz, dénombrait les livres interdits pendant l’occupation allemande. Il est publié en septembre 1940 sous le nom « Ouvrages retirés de la vente par les éditeurs ou interdits par les autorités allemandes ». Pour Pauvert, le phénomène de la liste Otto constitue, en quelque sorte, sa première rencontre avec les mécanismes de la censure. Le jeune homme se lance dans des activités clandestines et très vite son poste chez Gallimard devient une source d’argent tout à fait secondaire, car possédant une connaissance de plus en plus importante des livres rares dont les prix montent tous les jours il aura bientôt sa propre clientèle (pour la plupart des libraires) assez large. Peu à peu, il fait la connaissance d’un nombre d’éditeurs, bibliophiles, écrivains : Jean Paulhan, Albert Camus, Paul Valéry, Jean Genet, Simon Kra, l’ancien éditeur « qui tient une librairie clandestine pour les gens du métier »12 et on peut, dès ce moment, parler des premières stratégies éditoriales de Jean-Jacques Pauvert, éditeur pour lequel l’édition est avant tout constituée de rencontres. C’est à ce moment aussi qu’il fait la connaissance des « érotiques », il fait ses premières lectures de Sade, il se constitue une première bibliothèque surréaliste : « La première, que j’ai vendue, comme tant d’autres. Mais je les avais flairés, touchés, lus »13. Pauvert quitte Gallimard en 1943 : « Quelque chose se termine en 1943. Ou bien quelque chose commence ? Comme d’habitude, je ne sais pas bien. Ça m’est égal, au fond, sauf que je suis comme aspiré par ce qui va venir… Je flotte toujours »14.

10 Ibid., p. 11. 11 Ibid., p. 37. 12 Ibid., p. 46. 13 Ibid., p. 71. 14 Ibid., p. 67.

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L'après-guerre/ Palimugre Éditeur En 1945, après une période d’errance à travers la France (il était lié à la Résistance), Pauvert

rentre à Paris, renoue avec la plupart de ses clients de livres rares et s’apprête à lancer une revue qui ne verra pas le jour et dont le nom Palimugre lui est venu dans un rêve : « Ce mot hermétique, au bout d’un certain temps, me paraît s’imposer comme titre (pourquoi ?) J’annonce donc autour de moi, accueilli souvent avec un certain étonnement, la revue Palimugre »15. Le rêve de la revue ne se réalise pas mais c’est cette même année, 1945, qu’il trouve dans les Cahiers du Sud un article de Sartre : « Explication de l’Étranger ». Un autre mouvement instinctif (automatique diraient les surréalistes), il veut en faire un livre et il écrit à l’auteur :

Sartre a certes quelques défauts (je lui découvrirai de plus en plus), mais il a un rare fond de générosité, une grande indifférence aux questions matérielles. Au lieu de me répondre : attention, j’ai déjà des éditeurs et des contrats, et que m’offrez-vous, que voulez-vous faire exactement ? il m’envoie simplement une courte lettre – manuscrite aussi, […] : quelle bonne idée, faites donc ce que vous voulez.16

Ainsi, Palimugre éditeur - la maison d’édition - est née17. 1946, c’est la parution de Sur les femmes de Montherlant et le commencement de l’activité éditoriale de Jean-Jacques Pauvert. Il édite cette même année des courts textes de Léautaud et de Flaubert (Lettres inédites – qui soulèvent de la poussière car contrairement aux lettres publiés avant, l’auteur du Bouvard et Pécuchet y utilise un langage assez cru) tout en découvrant les facettes du métier tels l’imprimerie et la distribution. Aussi, il s’intéresse tôt à la matérialité de ses livres, la typographie, la qualité du papier et il portera tout au long de sa carrière un grand soin à la présentation de ses volumes. Il fréquente très souvent Jean Paulhan, Dominique Aury, Raymond Queneau, mais n’embrasse pas encore définitivement l’édition en tant que vocation. Toutefois, une pensée le hante de plus en plus : malgré l’incrédulité de ceux avec lesquels il en discute, il s’apprête à publier les œuvres complètes de Sade, entreprise qui n’a jamais été tentée par un éditeur. Ainsi, l’année 1947 verra la parution de l’édition intégrale de l’Histoire de Juliette, sans le nom d’imprimeur qui s’y refuse. Pour la première fois au monde un éditeur met son nom et adresse sur la couverture d’un livre de Sade.

En 1948, Jean-Jacques Pauvert édite clandestinement Les Cent Vingt Journées de Sodome en

4 volumes. C’est alors (il est âgé de 25 ans) que les troubles avec la police commencent pour le jeune éditeur. L’année 1949 verra la fondation de la première Librairie Palimugre, 10, rue de 15 Ibid., p. 108. 16 Ibid., p. 109. 17 Il serait peut-être plus exact de parler d’une marque d’édition à cette époque car tout le côté administratif qu’une maison d’édition présuppose n’intéresse Pauvert que très vaguement. D’ailleurs, à cette époque il ne prend sa vocation d’éditeur qu’à la légère. Un portrait qu’il fait de lui-même avec humour démontre bien son gout de flotter avec l’air du temps. Il s’est déclaré ainsi au registre du commerce : « je touche des tickets de papier (que je revends aussitôt), préférant me servir d’une qualité meilleure au marché noir » (La traversée du livre, op. cit., p. 136). Par ailleurs, quand il reçoit à l’adresse de son siège social, en l’occurrence le garage de ses parents, la lettre du percepteur de la région au sujet de ses impôts, il est très surpris car « Dans mon idée, ne devaient payer d’impôts que ceux qui gagnaient de l’argent ». De plus, « je ne me considérais pas du tout, dans mon for intérieur, comme un ÉDITEUR » (Ibid., p. 137).

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Vaugirard. La même année, se produisent deux évènements importants pour éditeur. Le 16 juillet « fut promulguée la fameuse ‘Loi sur les publications destinées à la jeunesse’, qui permettait en fait d’interdire toute publication de quelque sorte que ce soit »18 Le même mois :

Les dix volumes de l’Histoire de Juliette furent enfin terminés d’imprimer […]. Toujours pas de réel mouvement dans les milieux littéraires. Pas de presse, bien sur. On m’explique pour la vingtième fois qu’on m’approuvait – quoique… --, mais qu’on ne pouvait pas parler ouvertement de ‘livres interdits’.19

Malgré tout Pauvert continue dans sa voie et en 1952 il entreprend la publication des œuvres

complètes de Sade. Finalement, en 1953 c’est la fondation de la SARL Librairie Jean-Jacques Pauvert : « Un pas important, oui, une acceptation de ma condition d’éditeur, que j’avais jusque-là plus ou moins évitée, en somme »20. Le jeune éditeur en profite afin de poser sa candidature au Syndicat des éditeurs mais il sera refusé à cause « de quelques obstacles »21. Il jure de ne jamais faire partie du Syndicat des éditeurs et il tiendra parole. En 1954, la publication, après beaucoup de péripéties pour en acquérir les droits, d’un autre texte érotique Histoire d’O, signé Pauline Réage (pseudonyme de Dominique Aury22), provoque un nouveau scandale. L’éditeur ainsi que Jean Paulhan, le préfacier, sont questionnés par la police qui reçoit des ordres de trouver l’auteur. Ce livre, qui sera le grand succès commercial des Éditions Jean-Jacques Pauvert (son premier best-seller), fut un échec la première année après la publication. Ce n’est qu’en 1955 quand le prix des Deux Magots sera discerné à Pauline Réage que le roman gagnera l’attention publique. En 1955 JJP, comme on commence à l’appeler dans le milieu littéraire, devient l’éditeur de la revue (littéraire et artistique) Bizarre, créée par Eric Losfeld, qui lui, a publié uniquement les deux premiers numéros. Très influencée par le surréalisme, la revue cultive l’humour noir et contient les dessins de toute une série de jeunes dessinateurs (Siné, Chaval, Wolinski, Topor, Folon) refusés par la presse française, encore très conventionnelle et bien pensante mais avec lesquels Pauvert collaborera pendant très longtemps.

Le catalogue

Je ne publie que ce que j’aime.23 Jean-Jacques Pauvert

Avant de passer à l’année 1956 qui marque le commencement du procès contre Jean-Jacques

Pauvert, regardons de plus près son catalogue qui nous dévoile, en gros, ses stratégies éditoriales. On y note de prime abord une très grande cohérence intellectuelle et un équilibre entre publications considérées à cette époque comme faisant partie de l’avant-garde et celles des grands classiques français. Ainsi, d’un côté on trouve des noms tels qu’André Breton, Georges Bataille, Boris Vian, Jean Cocteau, Pierre Klossowski, Raymond Roussel, Salvador Dali, André 18 Ibid., p. 163. 19 Ibid. 20 Ibid., p. 190. Pour des raisons de clarté notons que la maison d’édition, les Éditions du Palimugre, fondée en 1945 se transformera au fur et à mesure en Librairie Jean-Jacques Pauvert (1953), ensuite en Société des Éditions Jean-Jacques Pauvert (1958) pour finalement s’appeler La Société Nouvelle des Éditions Jean-Jacques Pauvert (1980). 21 Ibid. 22 C’est encore un autre pseudonyme d’Anne Desclos, écrivain qui n’avouera qu’en 1994, lors d’une interview parue

dans The New Yorker et après de longues années de silence, d’être l’auteur de l’Histoire d’O, roman qu’on a attribué à Jean Paulhan, Henri de Montherlant ou encore à André Malraux.

23 Ibid., p. 302.

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Gide. Pauvert publie des Manifestes Dada, des Manifestes du surréalisme. L’Anthologie de l’humour noir, établie par André Breton et sortie en version définitive en 1966, demeure un ouvrage de référence publié par JJP. Ce livre, qui rassemble les textes de Sade, de Nietzsche, de Jarry, de Huysmans, d’Edgar Poe, entre autres, était également frappé par la censure du régime Vichy, au moment de sa première publication, en 1940 aux éditions Le Sagittaire. De l’autre, se côtoient dans ce même catalogue des noms tels que Madame de Staël, la Comtesse de Ségur, Restif de la Bretonne. Pauvert publie les œuvres complètes de Victor Hugo. Il réédite le dictionnaire de la langue française Littré en 7 volumes24. En 1965, il édite la Monographie de la presse parisienne, un pamphlet de Balzac avec une préface de Gérard de Nerval. Le catalogue de JJP contient encore des ouvrages de Lewis Carroll, le roman chinois du XVIIe siècle Jeou-p’ ou t’ouan ou l’Histoire de l’art d’Elie Faure préfacée par Henry Miller. On y trouve également des ouvrages tels que L’art du contrepet, L’Anthologue du non-sens ou L'Érotique du surréalisme.

L’esprit de la découverte de l’éditeur façonne également son catalogue. C’est la (re)découverte de Georges Darien et la publication de son livre Le Voleur avec une préface de Pauvert qui lui vaudra un article particulièrement flatteur de la part d’André Breton. Le prix Goncourt de 1972 est décerné à un autre auteur révélé par Pauvert. Il s’agit de L’Epervier de Maheux de Jean Carrière. Pauvert découvre et publie Albertine Sarrazin, une des premières femmes françaises à retracer dans ses livres sa vie de prostituée et de délinquante. Brigitte Lozerec’h est encore une autre révélation de la maison JJP qui publie son premier roman L’intérimaire en 1982.

Les collections qu’il crée sont également marquées, comme il a été suggéré ci-dessus, par un équilibre et une redistribution entre des textes osés ou avant-gardes et des textes classiques. D’une part, on trouve la célèbre collection « Libertés », imaginée et dirigée par Jean-François Revel. Là encore, comme dans le cas de Sade, Pauvert met en valeur l’accessibilité des ouvrages à un public large. L’idée était de créer une collection « des meilleurs pamphlets, dont beaucoup de classiques n’était pas en librairie, et dont la plupart des nouveautés intéressantes n’était pas accessibles en édition de poche »25. La collection comprend cinquante-neuf volumes dont Lettres anglaises de Voltaire, Ecrits philosophiques de Diderot, Napoléon le petit, de Victor Hugo, Flagrant délit d’André Breton, ou Dessins politiques de Siné. Notons en passant que ce dernier auteur se trouve attaqué par nul d’autre que François Mauriac qui lui reproche « un érotisme qui bafoue le mariage, la fidélité conjugale, toute notion de virginité et de chasteté, une perte du sens de l’homme… »26. Cette attaque constituera pour Pauvert, comme il le rapporte dans ses mémoires, une raison de plus pour continuer à publier le jeune dessinateur.

En outre, on trouve dans le catalogue de cet amateur de la littérature libertine depuis un très jeune âge, la très célèbre collection de la maison « Bibliothèque internationale d’érotologie » dirigée par G. M. Lo Duca. Marquée par l’esprit de révolte et le goût de l’éditeur d’aller au delà de « l’acceptable », la collection contient des titres tels que Les Larmes d’Eros de G. Bataille, Imprécis d’érotisme de B. Maurice, Technique de l’érotisme écrit par Lo Duca lui-même ou encore Métaphasique du strip-tease par Denis Chevalier.

Déjà ce court parcours de son catalogue montre bien que l’activité éditoriale de JJP se dresse contre les valeurs de la bourgeoisie bien-pensante et s’inscrit dans la lancée subversive du surréalisme. Mais, c’est surtout la publication de Sade qui, à la fois, lui vaudra des poursuites 24 À cause de cette aventure éditoriale de Littré, assez courageuse vu la taille de la maison, Éditions Jean-Jacques Pauvert a failli faire faillite. 25 Ibid., p. 390. 26 Ibid., p. 304.

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judiciaires et le lancera au centre même de la lutte contre la censure française des années 1950.

L’Affaire Sade

La culture, comme la liberté, étant à mes yeux une et indivisible, je témoigne, en mon âme et conscience, que comme aucun autre, Jean-Jacques Pauvert remplit aujourd’hui son rôle et contribue grandement au rayonnement intellectuel de ce pays quand il réédite Sade comme quand il réédite Littré.27

André Breton

Le 15 décembre 1956 marque le début de l’Affaire Sade; l’acte d’accusation reproche à Jean-Jacques Pauvert d’avoir édité des ouvrages qui sont contraires aux mœurs. L’éditeur sera défendu par le célèbre avocat Maurice Garçon et aura pour témoins George Bataille, Jean Paulhan, Jean Cocteau et André Breton. Le compte rendu intégral du procès intenté par le Ministère Public aux Éditions Jean-Jacques Pauvert est republié dans le livre de J. J. Pauvert, Nouveaux (et moins nouveaux) visages de la censure ayant apparu tout de suite après le procès chez l’éditeur en 1957. Notons ici qu’il sera condamné « à deux cent mille francs d’amende […] et aux dépens. En outre, le tribunal ordonnait la confiscation et la destruction des ouvrages incriminés »28. Pauvert et son avocat feront appel tout de suite. De plus, trois semaines après, sera mise en vente par JJP L’Affaire Sade, texte qui reproduit en intégralité les plaidoyers, les témoignages et le jugement et qui se termine par ce commentaire de l’éditeur : « Enfin, nous pouvons annoncer que la procédure en cours n’a aucune influence sur la marche de nos travaux, et que les derniers volumes des œuvres de Sade seront publiés au mois de février. Nous n’avons pas l’intention de rendre Sade aux imprimeurs clandestins »29.

Le jugement final sera prononcé en 1958 et consistera d’un ordre pour l’éditeur de restreindre la diffusion des livres incriminés. Comme le remarque Pauvert dans ses mémoires « Pour la première fois, l’existence d’une ‘littérature pour les adultes’ était officiellement reconnue par la magistrature »30.

« Le mot chien ne mord pas » William James31

La censure était une idée non seulement répandue mais acceptée.32

Jean-Jacques Pauvert

27 Cité dans Ibid., p. 247. 28 Ibid., p. 250. 29 Ibid. 30 Ibid. p. 260. 31 (1842-1910) Fondateur de la psychologie en Amérique et professeur de philosophie à Harvard, frère cadet de

l’écrivain Henry James. 32 « Le Libertin Libertaire ».

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Platon réclamait déjà une loi qui astreignît le poète dramatique à ne point s’écarter de ce qu’on tient dans l’État pour légitime, juste, beau et honnête. La censure qu’avait connue Socrate peu de temps auparavant n’était guère indulgente.33

Jean-Jacques Pauvert

Or, vu l’importance de ce procès pour ce qui est de la liberté de l’expression et de l’impact du jugement du tribunal sur la société française d’après guerre, nous examinerons les enjeux, les stratégies, et les arguments de l’accusé et de l’accusateur présentés dans le volume Nouveaux (et moins nouveaux) visages de la Censure suivi de l’Affaire Sade qui comprend le dernier tiers du livre. Ce texte dont l’auteur est Pauvert même est publié en 1994 chez Les Belles Lettres. Pauvert en fait un exposé succinct sur le nombre de volumes de Sade qu’il a publié, sur le but de l’édition qui était « de faciliter l’accès du public intellectuel à des œuvres jusqu’ici réservées aux riches acheteurs des éditions clandestines… »34. De plus, il souligne le fait qu’aucun des livres ne comportait des illustrations et que chaque ouvrage était précédé d’une préface ou d’une note bibliographique. Par contre, l’acte d’accusation par le Ministère publique note que l’éditeur fait l’objet de deux poursuites : la première ; qu’il avait fabriqué et détenu dans son siège commercial « en vue de faire commerce ou distribution, transporté, vendu, mis en vente, distribué ou remis en vue de la distribution [trois romans de Sade] tous contraires aux bonnes mœurs et ayant fait l’objet, en 1954, d’un avis de la Commission Consultative Spéciale35». La deuxième poursuite l’accusait d’avoir publié et distribué Histoire de Juliette ou les Prospérités du Vice, ainsi que d’autres ouvrages de Sade qui ont été considérés comme contraires « aux bonnes mœurs et qui ont fait l’objet, le 16 décembre 1955, d’un avis de la Commission Consultative Spéciale, qui est exigé par l’article 125 du décret »36.

On remarque, d’une part, que la réédition du compte rendu du procès en son entier se trouve en annexe à son ouvrage dont le titre affiche la « Censure » ouvertement sur la couverture et qui comporte une petite note historico-lexicographique sur le lexème, un chapitre sur « Le vrai problème de la censure », un autre intitulé « La révolution française et l’obscénité » et même une fiction y est glissée sciemment, qui pourrait facilement être qualifiée d’obscène. D’autre part, l’acte de l’accusation ne mentionne aucunement la censure et n’évoque que les articles du code qui sévissent contre ceux qui publient et distribuent des ouvrages « contraires aux mœurs », donc qui sont susceptibles d’être jugés sous la section VI du code pénal « De l’outrage aux bonnes mœurs commis notamment par la voie de la presse et du livre » qui contient les lois du 29 juillet 1939 sur l’imprimerie et des articles de décembre, 1958 couvrant les autres média. Somme toute, l’éditeur taxe de censure l’application par le tribunal des lois existantes en vigueur.

Examinons brièvement le déroulement du procès. Suite à « L’acte d’accusation » du tribunal, dans son « Dépôt des conclusions » Maître Garçon37, qui représente l’accusé, argumente pour

33 Jean-Jacques PAUVERT, Nouveaux et môns nouveaux visages de la censure suivis de « L’Affaire Sade », Paris,

Les Belles Lettres, 1994, p. 96. 34 « L’Affaire Sade », p. 9. 35 Ibid., p. 12. 36 Ibid. 37 Il n’est pas sans importance que Maurice Garçon, membre de l’Académie française (élu en 1946), se trouve être le

fils d’un des plus célèbres juristes français de l’époque, professeur de Droit à Lille et puis à Paris. Maître Garçon est aussi essayiste et romancier. Passionné de la littérature ésotérique il est le grand collectionneur des ouvrages sur le Diable et écrit lui-même un nombre de livres sur la sorcellerie.

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que la cour se prononce contre la procédure relative à Juliette qu’il estime « entachée d’une nullité fondamentale parce que la délibération de la Commission, dont l’avis doit précéder toute poursuite, n’a pas été régulière »38. Il fonde son argument sur le fait que « la Création de la Commission instituée par le décret-loi de 1939 n’est pas […] une simple formalité assez négligeable »39. S’ensuit un long développement érudit historique sur la relativité de la notion de « mœurs » à travers les âges, dans la société française surtout depuis la Révolution ou l’institution du Code Napoléon, ainsi que sur la liberté de la presse, citant en cours de route les procès des Fleurs du Mal et de Madame Bovary, avançant que « l’opinion du Tribunal est forcément en retard sur les mœurs représentées qui évoluent sans cesse »40. Le Président remet son jugement sur cette partie de la plaidoirie à la fin des audiences.

On entend ensuite de Jean-Jacques Pauvert que le Président somme de fournir quelques explications sur l’inculpation dont il est l’objet. Celui-ci avoue avoir édité les ouvrages de Sade qui sont pour lui « des textes très importants dans la littérature française »41 en même temps qu’il ne nie pas leur obscénité. Le rôle d’éditeur, selon Pauvert est « de mettre à la disposition du public et en particulier des intellectuels les textes importants de notre littérature »42. Suit un débat entre le Président et l’éditeur sur l’accusation d’un « outrage pour les mœurs » où celui ci note qu’une personne qui entre dans la librairie et demande l’Histoire de Juliette qui n’était pas exposé à l’extérieur et ensuite paye 5400 francs pour le livre « sait ce qu’elle fait. Il n’y a donc pas d’outrage »43. Suivent les témoignages de J. Paulhan, qui soulève la question d’« interdiction », de G. Bataille, la curiosité des érudits qui seraient les seuls acheteurs de Sade, la lettre de J. Cocteau, le témoignage de A. Breton, puis le réquisitoire du tribunal afin de justifier la poursuite de l’éditeur Pauvert et de prononcer « les peines prévues par la loi »44. Il va sans dire que le fait d’avoir des témoins aussi illustrissimes pèse beaucoup dans la défense de Pauvert.

La plaidoirie de Maître Garçon s’ouvre par la reconnaissance que « l’œuvre du Marquis de Sade est résolument pornographique »45 mais tente de déplacer le débat sur les mobiles qui ont mené l’éditeur à publier ces ouvrages. Le maître fait un exposé très fouillé et érudit sur la réputation littéraire de Sade auprès de nombreux auteurs reconnus du XIXe et du XXe siècles, avant de passer aux procès qui ont condamné injustement Sade de son vivant « qui subit vingt-sept ans de prison pour avoir fouetté une mendiante à Arcueil et offert à des filles publiques de Marseille des dragées à la cantharide qui leur donnèrent la colique »46. Somme toute, les écrits de Sade cherchent à justifier les agissements des hommes sur la notion de la liberté, en luttant aussi contre les contraintes sociales de son époque. Et « c’est dans cette conjoncture que M. Pauvert, éditeur, a pensé qu’il était nécessaire de mettre une édition complète à la portée des chercheurs »47. Est évoqué également le fait qu’une partie du patrimoine français n’est pas disponible aux chercheurs français tandis que dans les pays étrangers les chercheurs ont un accès libre aux ouvrages du Marquis de Sade. Le Jugement du Tribunal reprend, en réfutant un par un 38 Ibid., p. 16. 39 Ibid. 40 Ibid., p. 32. C’est nous qui soulignons. 41 Ibid., p. 44. 42 Ibid. 43 Ibid., p. 46. 44 Ibid., p. 83. 45 Ibid., p. 86. 46 Ibid., p. 107. 47 Ibid. p. 113.

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tous les arguments point par point en se fondant sur les articles du Décret-loi du 29 juillet portant sur l’outrage aux bonnes mœurs commis, notamment par la voie de la presse et du livre, et condamne JJP à 80.000 francs d’amende en ordonnant la confiscation et la destruction de l’ouvrage saisi. On remarquera de nouveau que les acteurs n’osent pas prononcer, ou prononcent très rarement (Maitre Garçon), l’indicible mot de la CENSURE qui sous-tend en filigrane le procès au cours de son déroulement. Le mot qui n’ose se dire et qui sera pudiquement caviardé, voire gommé dans la première publication de Pauvert en 1957, se trouvera restitué en pleine vue, en toute sa splendeur et en gros caractères rouges dans cette autre situation d’énonciation quelques 40 ans plus tard, lorsqu’il sera annoncé et paraîtra comme dernier volet ou « Appendice » dans Nouveaux (et moins nouveaux) Visages de la CENSURE suivi de l’affaire Sade en 1994, précédé de 10 chapitres expressément sur la censure.

Or, malgré le non-dit de la censure en 1957, son insertion massive dans le contexte de l’Affaire Sade et au lu de ce qui précède, il est clair que l’activité éditoriale de JJP a été soumise à un examen par un pouvoir judiciaire ayant le droit et l’autorité de proscrire la publication et la diffusion d’ouvrages littéraires qui ne correspondent pas aux systèmes de valeurs dont il se fait le porte-parole, le juge et le jury. Et nous savons aussi que dans la France des années de la guerre et de l’après guerre qui nous concerne, la censure juridique a remplacé la censure religieuse du XIXe siècle. Toutefois, la censure peut également comprendre la prescription, qui propose non seulement des modèles à imiter mais aussi les thèmes à éviter. Cependant, le cas de JJP est particulièrement intéressant dans la mesure où il concerne avant tout l’interdiction de la diffusion d’ouvrages jugés érotiques qui mettent en scène des comportements sexuels tabous qui menacent la société contemporaine.

Conclusion - Posture éditoriale

Une maison d’édition, c’est un éditeur, un Grasset, un Julliard, un Gaston Gallimard.48

Jean-Jacques Pauvert

À la suite d’Alain Viala sur la posture auctoriale, on pourrait dire que la posture d’un éditeur « met en lumière, de manière singulière et distinctive »49 la position que celui-ci occupe dans le champ littéraire. En le paraphrasant davantage, on pourrait avancer qu’en publiant des ouvrages l’éditeur construit une image de lui-même, et au fil des publications suivantes, cette image se confirme ou évolue50. Or, à travers le catalogue de Jean-Jacques Pauvert, surgit le portrait d’un éditeur dont on voit l’anticonformisme se consolider à travers les publications de Sade à la fin des années quarante, de l'Histoire d'O durant les années cinquante ou des ouvrages ésotériques durant les années soixante. Surgit encore l’image d’un éditeur qui a réussi, par son esprit contestataire et par sa volonté de pousser les frontières de ce qui est imaginable et admissible dans son métier à une époque donnée, à s’assurer un grand capital symbolique auprès des intellectuels de son époque. Ceux-ci n’hésitent pas à s’impliquer dans un procès juridique qui changera le visage de l’édition française moderne et dont profitera le lecteur, capable aujourd’hui de se procurer un Sade en format de poche. Tout en insistant sur le fait qu’il se préoccupe peu du « mérite intellectuel », qu’il dénonce comme une autre forme de la censure, Pauvert réunit 48 Jean-Jacques, PAUVERT, La traversée du livre, op. cit., p. 403. 49 Nous nous rapportons au texte d’Alain Viala « Éléments de la sociopoétique » dans Georges MOLINIÉ et Alain VIALA. Approches de la réception, Paris, PUF, 1993, p. 216. 50 « En donnant une œuvre, il [l’auteur] construit une image de lui-même, et, au fil des œuvres suivantes, cette image se confirme ou évolue : on attend de Gide qu’il ‘fasse du Gide’ », Ibid., p. 197-98.

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pourtant dans son catalogue les artistes illustrissime et les grands intellectuels de son époque ainsi que ceux du passé. Le potentiel subversif des ouvrages qu’il publie fait que le scandale est souvent lié à son nom, mais il faut souligner ici que pour l’éditeur le succès de scandale n’est pas un but en soi, mais provient de sa volonté de prendre des risques.

En tant qu’auteur, Pauvert choisit dans ses mémoires la posture d’un éditeur passionné par le livre. Ainsi, La traversée du livre met en avant la trajectoire d’un éditeur guidé aussi bien par ses instincts que par la raison, un éditeur dont certaines décisions professionnelles relèvent de pur automatisme surréaliste. Mais ce récit dépasse les frontières d’une histoire éditoriale individuelle et se constitue en un témoignage sur évolution des mœurs dans la France de l’après guerre. Il nous fait découvrir une époque en plein bouillonnement social et culturel, ses auteurs et ses éditeurs, et la manière propre à JJP d’envisager le métier éditorial, qui se résume peut-être le mieux par sa propre conviction qu’une maison d’édition est un éditeur. Dans cette optique il transformera le nom de Palimugre de sa première maison d’édition, en celui des Éditions Jean-Jacques Pauvert conjoignant ainsi les activités définissant une majeure partie de sa vie à son patronyme. Ainsi, les croyances et les idéaux de l’homme seront ceux de la maison qui le représente, « tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change »51.

Tout compte fait, Jean-Jacques Pauvert, amateur du livre, homme d’action et éditeur, occupe encore dans les esprits des français entichés de littérature une place tout à fait particulière. Son nom reste toujours associé « à un style de livres très typé autant qu’à une étincelante pléiade d’auteurs plus ou moins maudits »52. Sans vouloir aucunement héroïser Pauvert, il nous a paru important d’analyser dans le cadre de ce travail une carrière éditoriale marquée surtout par des actes qui ont contribué au soulèvement du voile de la censure des ouvrages interdits, diffusés pendant très longtemps sous la table pour un public restreint et clandestin. Aux antipodes de la situation d’édition d’aujourd’hui désignée par André Schiffrin comme l´édition sans éditeurs, son activité éditoriale et son engagement social font toujours ressortir un homme derrière un éditeur, homme dont la politique éditoriale serait, selon ses propres termes, même s’il devait commencer aujourd’hui, « peu de livres et beaucoup de passion »53.

51 Stéphane MALLARMÉ, « Le tombeau d’Edgar Poe », Œuvres Complètes, Poésie-Prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, p. 70. 52 « Le libertin libertaire » 53 « Le libertin libertaire »

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Bibliographie

PAUVERT, Jean-Jacques, La traversée du livre, Paris, Éditions Vivianne Hamy, 2004. ----. Nouveaux (et moins nouveaux) visages de la censure suivi de « L’Affaire Sade », Paris, Les Belles Lettres, 1994. BRETON, André, Œuvres complètes, T. I, Paris, Gallimard, 1988. HEBERT, Jacques, Obscénité et Liberté, Montréal, Éditions du jour, 1970. JOUBERT, Bernard, Dictionnaire des livres et journaux interdits, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2007. MALLARMÉ, Stéphane, Œuvres complètes, Poésie-Prose, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1961. MOLINIÉ, Georges et VIALA, Alain, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, PUF, 1993. PARINET, Elisabeth, Une histoire de l’édition à l’époque contemporaine, Paris, Éditions du Seuil, 2004. SCHIFFRIN, André, L’édition sans éditeurs, France, La fabrique éditions, 1999.

Interviews avec Jean-Jacques Pauvert

« Ma vie en texte » sur Gonzai http://www.gonzai.com/content/jean-jacques-pauvert « J’étais l’Arsène Lupin de l’édition » sur L’express.fr. Par Olivier le Naire. http://www.lexpress.fr/culture/livre/j-etais-l-arsene-lupin-de-l-edition_819468.html « Collectionneur de procès» sur L’express.fr. Par Daniel Bermond. http://www.lexpress.fr/culture/livre/collectionneur-de-proces_802009.html « Le Libertin libertaire » Blog Passion de lire. Par Jaen-Louis Kuffer. http://passiondelire.blog.24heures.ch/archive/2010/01/07/le-libertin-libertaire.html

Autres sources

Archives sonores de la Bibliothèque publique de l’information Centre Pompidou http://archives sonores.bpi.fr/index.php?urlaction=doc&id_doc=1910