100
C Cerveau Psycho 3:HIKRQF=[U[^Z]:?k@a@o@b@a; M 07656 - 41 - F: 6,95 E - RD n° 41 - Bimestriel septembre - octobre 2010     F    r    a    n    c    e    m     é    t    r    o  .    :     6  ,     9    5         ,     B    e     l  .    :     8  ,     2     0         ,     L    u    x  .    :     8  ,     2     0         ,     M    a    r    o    c    :     8    5     D     H  ,     P    o    r    t  .     C    o    n    t  .    :     8  ,     2    5         ,     A     l     l  .    :     1     0         ,     C     H    :     1    5     F     S  ,     C    a    n  .    :     1     1  ,    5     0     $  ,     U     S     A    :     9     $  ,     T     O     M      S  .    :     1     1    7     0     X     P     F  La vogue de la méditation de pleine conscience  Les bienfaits du rire  Peut-on lire dans les pensées d’autrui ? Ce que l’étude du cerveau apporte aux sciences de l’éducation Comment motiver les élèves ? La douleur est-elle à la fois néfaste et utile ?

Cerveau Et Psycho

Embed Size (px)

Citation preview

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 1/100

CCerveau Psycho

3:HIKRQF=[U[^Z]:?k@a@o@b@a;M 07656 - 41 - F: 6,95 E - RD

n° 41 - Bimestriel septembre - octobre 2010

➜ La vogue de la méditationde pleine conscience 

➜ Les bienfaits du rire

➜ Peut-on lire dansles pensées d’autrui ?

Ce que l’étude du cerveauapporte aux sciences

de l’éducation

Comment motiver

les élèves ?

La douleur est-elle à la fois néfaste et utile ?

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 2/100

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 3/100

D

ans son essai Comme un roman, Daniel Pennac

imagine une nouvelle pédagogie de la lecture pourlutter contre le déplaisir de lire. Aujourd’hui, confir-

mant ce désintérêt croissant pour la lecture, socio-logues, psychologues et enseignants vont plus loin

en lui imputant les difficultés que rencontrent certains élèves. Lirepour apprendre, apprendre pour mémoriser, mémoriser pour com-prendre, comprendre pour prendre plaisir... à lire. La connaissanceappelle la connaissance,à condition d’avoir amorcé ce cercle vertueux.

Cette affirmation pourrait sembler utopique,voire passéiste, si

elle n’était étayée par les résultats qu’apportent les neurosciences.

Le cerveau est doté de systèmes de récompense qui libèrent de ladopamine – associée au plaisir – quand on surmonte une difficulté

ou que l’on résout un problème. Apprendre à lire, apprendre tout

simplement, déclenche des émotions positives. Or les enfants ontun attrait spontané pour le livre. Pourquoi cette envie de lire

s’étiole-t-elle chez beaucoup d’entre eux, souvent à l’adolescence ?

Sans doute, toujours d’après Daniel Pennac, parce que « Le

verbe lire ne supporte pas l’impératif. Aversion qu’il partage avec

quelques autres : le verbe “aimer” et le verbe “rêver” ». Dès lors,

pourquoi ne pas mettre en application ses « droits imprescriptibles

du lecteur » ? « Le droit de ne pas lire ; le droit de sauter des pages ;

le droit de ne pas finir un livre ; le droit de relire ; le droit de lire

n’importe quoi ; le droit au bovarysme (maladie textuellement

transmissible) ; le droit de lire n’importe où ; le droit de grappiller ;

le droit de lire à haute voix ; le droit de nous taire. »

Les neuroscientifiques qui s’intéressent à l’enseignement livrent

de multiples informations sur la façon dont les élèves apprennent,

oublient, comprennent (ou non),progressent ou perdent pied, sont

attentifs ou dissipés, sur la façon dont les enseignants transmettent

leur savoir, sont respectés ou chahutés. Certaines éclairenta posteriori

pourquoi les anciennes méthodes d’enseignement étaient efficaces(notamment parce qu’elles donnaient aux enfants les règles dont ilsont besoin pour se structurer), mais aussi pourquoi aujourd’hui lamasse des connaissances à assimiler dépasse les capacités de mémo-risation du cerveau. Des connaissances mal acquises désamorcent le

cercle vertueux. À quand un meilleur dialogue entre les neuroscien-tifiques et les responsables des programmes d’enseignement ?

© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre - octobre 2010 1

Directrice de la rédaction – Rédactrice en chef :

Françoise Pétry 

Cerveau & Psycho

Rédacteur : Sébastien Bohler 

L’Essentiel Cerveau & Psycho

Rédactrice : Émilie Auvrouin

Pour la Science :

Rédacteur en chef adjoint : Maurice MashaalRédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,Philippe Ribeau-Gesippe, Bénédicte Salthun-Lassalle, Jean-Jacques Perrier 

Dossiers Pour la Science :

Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin

Rédacteur : Guillaume Jacquemont Directrice artistique : Céline Lapert Secrétariat de rédaction/Maquette :

 Annie Tacquenet, Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault,Raphaël Queruel, Ingrid Leroy 

Site Internet : Philippe Ribeau-Gesippe, assisté de Laetitia Pierre

Marketing : Heidi ChappesDirection financière : Anne Gusdorf Direction du personnel : Marc Laumet Fabrication : Jérôme Jalabert, assisté de Marianne SigognePresse et communication : Susan MackieDirectrice de la publication et Gérante :

Sylvie MarcéConseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé ThisOnt également participé à ce numéro : Bettina Debû,Hans Geisemann

Publicité France

Directeur de la publicité : Jean-François Guillotin([email protected]), assisté de Nada Mellouk-Raja

Tél.: 0155 4284 28 ou 0155 4284 97Télécopieur : 01 43 25 18 29

Service abonnements

Ginette Grémillon : Tél. : 01 55 42 84 04

Espace abonnements :http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience

 Adresse e-mail : [email protected] 

 Adresse postale :Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06

Commande de dossiers ou de magazines :02 37 82 06 62 (de l’étranger : 33 2 37 82 06 62)

Diffusion de Pour la Science

Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, Québec, H3N

1W3 Canada.Suisse : Servidis : Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - BogisBelgique: La Caravelle : 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles Autres pays: Éditions Belin : 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06

Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le publicfrançais ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou lesdocuments contenus dans la revue « Cerveau & Psycho », doivent êtreadressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 ParisCedex 06.© Pour la Science S.A.R.L.Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et dereprésentation réservés pour tous les pays. Certains articles de ce numérosont publiés en accord avec la revue Spektrum der Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft, mbHD-69126,Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit dereproduire intégralement ou partiellement la présente revue sansautorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de

copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris).

Cerveau Psycho

Cerveauerveau Psychosychowww.cerveauetpsycho.fr

Pour la Science,

8 rue Férou,75278 Paris cedex 06

Standard : Tel. 01 55 42 84 00

ÉditorialFrançoise PÉTRY 

Se réconcilier avec la lecture

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 4/100

Departures :la paixdes morts

Comprendrela réussite

scolaire

14

16

 Au bonheur d’en rire

26

La douleur sert-elle àquelque chose ?

78

   P  e   t  e  r   H  a  n  s  e  n

   / 

   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

Cerveauerveau Psychosycho

n°41 septembre – octobre 2010    ©

     M   e    t   r   o   p   o     l    i    t   a   n

     f    i     l   m   e   x   p   o   r    t   s

   A  n   d  y   D  e  a  n   P   h  o   t  o  g  r  a  p   h  y   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

    F   o    t   o     k   u   p     /    S     h   u    t    t   e   r   s    t   o   c     k

Éditorial 1

L’actualitédes sciences cognitives 4

G Timides : un cerveau hyperactif !G Fâché ou dégoûté ?G Une géographie du sourireG Une fontaine de jouvence neuronale ?G L’accent de véritéG Gros dormeursG Un endroit sûr pour dormir G Le lent développement du cerveau humain

G Défense du territoireG Du paracétamol contre la solitude ...     E

   n

   c   o   u   v   e   r    t   u

   r   e   :    A    V    A    V    A

     /

     S     h   u    t    t   e   r   s    t   o   c

     k

PsychologiePoint de vue Benoît Bayle

Mères infanticides : halte à la confusion ! 12Le déni de grossesse ne devrait pas être le seul critère pour juger de tels cas.

Cinéma : décryptage psychologique Serge Tisseron

Departures  : la paix des morts 14Un film subtil évoque l’importance des rituels d’adieu aux défunts.

Comportement  Christophe André

La méditation de pleine conscience 18Les effets positifs de la méditation sur la santé fascinent les neuroscientifiques.

Psychologie au quotidien Nicolas Guéguen

 Au bonheur d’en rire 26Moins de stress, de maladies ou d’allergies : le rire a toutes les vertus.

Comportement  Emily Anthes

Les nouveaux pères 32Les pères subissent aussi des modifications biologiques à la naissance d’un bébé !

Psychologie sociale  Anna Gielas

Quelle gaffe ! 38Évitons de nous focaliser sur ce que nous voulons éviter !

2 © Cerveau& Psycho - n°41 septembre-octobre 2010

48

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 5/100

Idées reçuesen santé mentale 90Les hommes sont plus agressifs

que les femmesScott Lilienfeld et Hal Arkowitz

Synthèse 92La personnalité antisociale

 Jérôme Palazzolo

 Analyses de livres 94GPsychologie sociale.

Perspective multiculturelle

Serge GuimondGChanger grâce à Darwin.

La théorie de votre évolution

 Jean-Louis Monestés

Tribune des lecteurs 95

• Retrouvez l’intégralité de votre magazine en ligne

• Découvrez plus d’actualités

• Réagissez aux articles

• Posez vos questions aux experts

• Consultez et téléchargez les articles en archives

• Abonnez-vous en ligne

cerveauetpsycho.fr Sur le site

    F   o   r   e   s    t   p   a    t     h     /    S     h   u    t    t   e   r   s    t   o   c     k

© Cerveau& Psycho - n° 41 septembre -octobre 2010 3

NeurobiologieImagerie Daniel Bor 

Comment lire dans les pensées d’autrui ? 68Même si l’on progresse, on n’en est pas encore à la télépathie par IRM.

Olfaction Simone Einzmann

 Avez-vous le nez fin ? 74 À notre insu, les odeurs environnantes influent sur nos émotions.

Interview de Nicolas Danziger 

La douleur sert-elle à quelque chose ? 78Les personnes insensibles à la douleur ne se sentent pas «habiter» leur corps.

Psychopathologie des héros Sebastian Dieguez

Qui est le malade imaginaire ? 82Molière a-t-il décrit l’hypochondrie, ou une autre psychose délirante ?

Questions aux experts  John Bock 

Pourquoi les enfants mettent-ils

tant de temps à marcher ? 88Parce qu’à la naissance, le cerveau du bébé n’est pas mature.

Comment lire dansles penséesd’autrui ?

68

Un encart d’abonnement page 24

 Apprendre par cœur ou comprendre ? Alain Lieury 

Les deux : le cerveau a besoin de connaissances pour raisonner. 42

Comprendre la réussite scolaireInterview d’Alain Lieury 

Comment donner aux enfants le goût de lire et d’apprendre ? 48

Quand les neurosciencesinspirent l’enseignementDaniel Favre

L’enseignement actuel ne tient pas assez compte du cerveau de l’enfant. 52

Comment gérer les classes difficiles ? Jean-Claude Richoz

L’établissement de règles claires en classe résout la plupart des problèmes. 60

Comment motiver les élèves ?Dossier 

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 6/100

L’actualitédes sciences cognitives

4 © Cerveau& Psycho - n°41 septembre-octobre 2010

Timides : un cerveau hyperactif !Le cerveau des timides est le siège d’une activité intense

qui le rend très sensible aux visages des autres.

Ils se cachent dans les soirées,bafouillent lors des présentations,rougissent à la moindre occasion...

Les timides n’ont pas toujours lavie facile, et ils le doivent peut-êtreà leur cerveau. Une étude de l’Universitéde Sacramento a montré que le cerveautimide est surtout un cerveau trèsréactif, qui s’emballe facilement lorsdes situations inhabituelles.

Elliott Beaton et ses collègues ont

fait passer des tests de timidité àune centaine d’étudiants et ont retenules 12 les plus timides ainsi que les12 les moins timides pour une expé-rience. Dans cette expérience, lesétudiants devaient observer une suitede photographies et décider le plusvite possible s’il s’agissait d’hommesou de femmes. Les visages expri-

maient une paletted’émotions allant

de la peur à la joie en passant par lacolère, le dégoût, la tristesse.

E. Beaton a constaté que les mêmesaires cérébrales s’activaient cheztous les sujets, mais que certaines(le cortex préfrontal médian pour latristesse, ou le gyrus frontal inférieuret l’insula pour la joie) s’activaientplus chez les timides que chez lesautres. En fait, le cerveau timide estglobalement plus actif que la moyenne,

et il n’existe pas de zone cérébralequi soit moins active. Le timide souffred’un excès de réactivité aux émotionsexprimées sur les visages.

Est-ce héréditaire ? Dans la phobiesociale, qui est une timidité pousséeà l’extrême et handicapante, unecomposante génétique existe, obser-vable notamment chez les jumeauxphobiques sociaux. Ainsi, il est possibleque la timidité ait une composantegénétique, mais l’environnementfamilial joue également un rôle : lesparents timides font des enfants quiont aussi plus de chances que lesautres d’être timides, étant habituésà adopter des comportementsprudents, voire craintifs. Mais la timi-dité n’est pas forcément un défaut

(elle est socialement bien acceptéechez les femmes), et un timidepeut être plus apprécié qu’unextraverti désinhibé qui tutoietout le monde sans ménage-ment dès la première minute.

E. Beaton et al., in Pers. and Ind. Diff.,vol. 49, p. 755, 2010

Mesurez votre timidité

Notez de 1 à 5 vos réponses (de 1,pas du tout d’accord,à 5, totalementd’accord,l’ordre devant être inversépour les questions 3,6,9 et 12).1. Je suis tendu avec les gens que

 je ne connais pas bien.2. Je ne suis pas très doué sociale-ment.3. Je n’ai pas trop de difficultés àdemander des renseignements auxgens.4. Je me sens souvent mal à l’aisedans les fêtes ou les réunionsmondaines.5. Dans des groupes, j’ai du mal àsavoir de quoi parler.6. Je ne mets pas longtemps à sur-monter ma timidité dans les situa-tions nouvelles.7. J’ai du mal à être naturel quand

 je rencontre de nouvelles têtes.8. Je suis nerveux si je m’adresse àune figure d’autorité.9. J’ai des doutes sur mes compé-

tences sociales.10. Il m’est difficile de regarder lesgens dans les yeux.11. Je me sens inhibé en contextesocial.12. J’adresse facilement la paroleaux étrangers.13. Je suis plus timide avec lespersonnes du sexe opposé.

De 13 à 26 :Timidité très faible.De 26 à 39 :Timidité plutôt faible.De 39 à 52 : Légère timidité.

De 52 à 65 : Forte timidité.

P    h   o  t   o  s  a   n  i      /     S    h   u   t   t   e  r   s  t   o  c  k   

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 7/100

Sébastien BOHLER

«Ici, un sourire n’est pas une marque de courtoisie, mais d’in-fériorité... Il n’y a pas si longtemps, un sourire pouvait inspirerla défiance. Pourquoi cette personne sourit-elle ? Cela veut-

il dire qu’elle est heureuse – comment est-ce possible avec toutecette misère autour de nous ? Une manifestation de joie était unmotif de suspicion, au mieux considéré comme indécent. »

Ces lignes sont de l’écrivain croate Slavenka Drakulic, qui évoquaiten 1997 l’humeur austère des habitants de l’ancien bloc sovié-tique, une difficulté à exprimer les sentiments positifs (et à leséprouver ?) qui aurait perduré des années après la chute dumur de Berlin. Le psychologue polonais Piotr Szarota a utiliséInternet pour tester cette opinion. Grâce à un site de partage socialen ligne, il a collecté 2 000 photographies d’internautes de dix paysde part et d’autre de l’ancien rideau de fer (notamment en France,en Allemagne de l’Est et de l’Ouest, en Pologne, en Républiquetchèque) et il a étudié la fréquence des sourires.

Des écarts importants apparaissent, puisqu’un quart seule-ment des hommes polonais sourient sur leur page de présenta-tion, contre 55 pour cent des Britanniques, par exemple. Les

Hongroises détiennent la palme de la tristesse faciale, et dansl’ensemble la vérité est là : on sourit moins à l’Est qu’à l’Ouest.

Comment l’expliquer ? Faut-il croire Slavenka Drakulic, et imputerau passé politique de ces pays un pessimisme dont nous verrionsaujourd’hui les traces ? Ou évoquer des causes plus profondé-ment ancrées dans les cultures ? Par exemple, le concept polo-nais de sincérité, l’un des pivots de la vie sociale, veut que l’onne travestisse pas ses sentiments par de faux-semblants : on nesourit pas si l’on n’est pas de bonne humeur. À l’inverse, le sourireoccidental peut être un masque qu’il faut porter pour être valorisésocialement. Vestige du communisme ou reflet de la culture ?P. Szarota, in Journal of nonverbal behavior , à paraître

Une géographie du sourire

 A vant l’âge de sept ans, les enfants auraient de grandes difficultés àreconnaître l’expression du dégoût sur les visages. À l’Université deBoston, les psychologues Sherri Widen et James Russell ont demandé

à 84 enfants de nommer l’émotion correspondant au visage d’une personnedégoûtée, et ont constaté que seuls 14 pour cent citaient le dégoût, les autresassimilant cette expression à de la colère.

Pourtant, les enfants éprouvent du dégoût très petits, et leur visage réagitpar l’expression correspondante. De ce point de vue, la capacité à identifierl’expression de leur visage est surtout utile pour leurs parents, afin qu’ils neleur donnent pas par inadvertance des aliments avariés. L’enfant quant à lui estsoumis à d’autres impératifs : reconnaître en premier lieu la colère de ses congé-nères, notamment lors des jeux ou des conflits. Comme la colère s’accompagnede la contraction de muscles en partie identiques (notamment la ride du nez),l’enfant doit apprendre à intégrer dans son raisonnement les circonstances oùcette émotion est exprimée : s’agit-il d’un conflit entre individus, ou de l’inges-tion d’un aliment ? Les adultes, éducateurs ou parents, ont intérêt à l’aider àdécider en attirant son attention sur la situation sociale et en le familiarisantavec les nuances du vocabulaire associé aux émotions.S. Widen et J. Russell, in Emotion , vol. 10, p. 455, 2010

Fâché ou dégoûté ?

© Cerveau &Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 5

   J  e  a  n -   M

   i  c   h  e   l   T   h   i  r   i  e   t

On sourirait moins dans l’ancien bloc de l’Est qu’à l’Ouest.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 8/100

6 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

L es expériences n’ont été réali-sées à ce jour que sur des souriset des rats. Mais après avoir testé

1 000 composés chimiques soup-çonnés d’avoir des effets sur la crois-sance des neurones, Andrew Pieper etses collègues de l’Université de Dallaset d’Atlanta pensent avoir trouvé uncomposé, nommé P7C3, doté depropriétés intéressantes.

Le composé aurait la capacité derelancer la synthèse de nouveauxneurones dans une aire du cerveau(le gyrus denté) de souris ayant perducette capacité de régénération à causede mutations génétiques créées en labo-ratoire. De telles souris sont incapablesd’apprendre et ont de graves retardscognitifs. La substance isolée restaureà la fois la production de neurones dans

leur gyrus denté, et les capacités d’ap-prentissage.

La molécule régénératrice a été testéeafin de savoir si elle protège des effetsdus au vieillissement. Des rats âgés,atteints de déclin cognitif, ont reçu lemédicament dans leur alimentationet ont subi le test du labyrinthe aqua-tique, consistant à mémoriser l’empla-cement d’une plate-forme dissimuléesous la surface de l’eau. Après deux mois,ils ont présenté une augmentation de50 pour cent de leurs performancespar rapport à des rats non traités.

La molécule P7C3 bloquerait unecascade de réactions biochimiquesfaisant intervenir les mitochondries (lesorganites qui fabriquent l’énergie descellules) et provoquant la mort desneurones. Il s’agirait par conséquent

d’une substance s’opposant à la mortprogrammée des neurones, ou apop-tose, parfois qualifiée de suicide cellu-laire. Des neurones sont continuelle-ment produits à partir des cellules souchesdu gyrus denté, ce qui permettrait dereconstituer les stocks dans cette régiondu cerveau cruciale pour la mémoire.

Toutefois, il faut se souvenir que l’essaia eu lieu chez la souris, qu’on n’a pasencore évalué ses éventuels effetssecondaires et que si l’intérêt de lamolécule se confirme, il faudra encoreau moins dix ans pour disposer d’unéventuel médicament pour l’homme :c’est le temps qu’il faut pour qu’unnouveau médicament soit mis sur lemarché, après qu’une molécule inté-ressante a été identifiée.A. Pieper et al., in Cell , vol. 142, p. 39, 2010

Une fontaine de jouvence neuronale ?Une molécule aurait la capacité de stimuler la production de nouveaux

neurones et de restaurer les capacités cognitives altérées par le vieillissement.

L a vérité n’a pas d’accent, révèle une étude de l’Université de Chicago.Dans cette expérience, des personnes ayant un accent étrangerplus ou moins marqué (turc, polonais ou allemand) devaient

énoncer, en anglais et devant des auditeurs anglophones, des propo-sitions telles que « Une girafe peut tenir plus longtemps sans boire qu’unchameau ». Plus l’accent était prononcé, moins les juges ont estimé laphrase crédible... Toutefois, ce n’était pas l’effet de stéréotypes xéno-phobes, puisque cette différence a persisté lorsque le locuteur décla-rait transmettre le message d’un anglophone.

Pourquoi trouve-t-on moins crédible une personne s’exprimant avecun accent ? Dans une seconde partie de l’expérience, les scientifiquesont attiré l’attention des auditeurs sur le fait qu’un accent rend la compré-hension plus difficile. Aussitôt, la perte de crédibilité s’est effacée. Celas’explique par le fait que nous avons tendance à tenir pour vrai ce quenous comprenons sans effort. Dès qu’un effort intervient, nous doutonsde la véracité du discours... Une fois avertis du piège, nous y résistons.

Conseil pratique : une personne parlant avec un accent étranger gagneraà souligner, avant son intervention, qu’elle parle avec un accent et quecela peut demander un petit effor t supplémentaire de la part de ses inter-

locuteurs. Elle évitera la perte de crédibilité liée à cet effet.S. Lev-Ari et B. Keysar, in Journal of Experimental Psychology , à paraître

   J  e  a  n -   M

   i  c   h  e   l   T   h   i  r   i  e   t

L’accent de véritéNous ne croyons que ce que nous comprenons sans effort.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 9/100

Une nouvelle sorte d’erreur d’arbi-trage au football a été identifiée parune équipe de neuroscientifiquesde l’Université de Philadelphie.Il s’agitd’un biais cognitif dans le jugementdes fautes au cours du jeu.Lorsqu’undéfenseur bloque un attaquant quivient de la gauche dans le champvisuel de l’arbitre, celui-ci est plusenclin à siffler une faute que si l’at-taquant vient de la droite.Selon l’au-teur de l’étude,Alexander Kranjek,

cela est dû au fait que nous sommeshabitués à voir de nombreuses infor-mations se dérouler de gauche à droite(lorsque nous lisons, consultons destableaux),et que ce mouvement nousparaît naturel, donc plus difficile àcontrarier.Une étude menée en Italiea montré que les spectateurs trou-vent plus beaux les buts marquésdepuis la gauche du terrain que ceuxmarqués de la droite,et que ce phéno-mène est inversé dans les pays arabes,où l’on écrit de droite à gauche. Et si,

pour éviter les erreurs d’arbitrage,on choisissait des arbitres chinois ?

Biais cognitif arbitral

L’actualité des sciences cognitives

Les enfants ont besoin de sommeil,mais dans des proportions variables.Un enfant qui ne dort pas 12 heurespar nuit n’est pas forcément handi-capé. Ainsi, une étude montre queles enfants qui dorment moins que

les autres ont généralement lesquotients intellectuels les plus élevés.En moyenne, un enfant gagneraitsix points de QI par heure de sommeilen moins. Il semblerait que les plusintelligents se fatiguent moins à l’écolependant la journée,ayant moins besoinde dormir. Mais ne raccourcissonspas pour autant les nuits des enfants :le QI ne veut pas tout dire. En outre,l’étude a été réalisée sur un nombreassez faible d’enfants. Enfin, chacunsuit son développement à son rythme

et le sommeil est un besoin physio-logique qui s’adapte à chaque petit.

Petite nuit, gros QI ?

Gros dormeurs

Certaines personnes se réveillentau moindre murmure, d’autrescontinuent à dormir même dans

les environnements les plus bruyants.Comment font-elles ? Jefferey Ellenbogenet ses collègues de l’Université de Bostonont montré que leur cer veau présenteune activité électrique particulièrependant le sommeil.

La différence se manifeste lors de laseconde phase du sommeil profond,qui s’enclenche environ 15 minutesaprès l’endormissement. Lors de cettephase dépourvue de rêves, le cerveauest le siège d’oscillations électriquesrapides nommées fuseaux, dont lafréquence peut être plus ou moinsélevée selon les individus. Ces oscilla-tions reflètent une activité spontanéedes voies nerveuses reliant le cortexcérébral au thalamus, un sas d’entréedes informations extérieures tels les

sons ou les images.J. Ellenbogen et ses collègues ontconstaté que les personnes ayant lesfréquences les plus élevées de fuseaux

thalamo-corticaux pendant cette phasedu sommeil sont les plus résistantes àtoutes sortes de bruits que l’on faitretentir autour d’elles : moteurs, sonne-ries de téléphone, claquements de portes.Il semble que les fuseaux thalamo-corti-caux assurent une activité uniquementendogène des circuits reliant le thalamuset le cortex, de sorte que le sujet devientimperméable aux stimulus sonoresextérieurs. La fréquence des fuseauxest une caractéristique très stable chezun individu, et devient ainsi un biomar-queur de la force du sommeil.

On sait par ailleurs qu’elle diminueavec l’âge, tout comme la profondeurdu sommeil ; qu’elle est partiellementhéritable puisque les jumeaux ont desfréquences de fuseaux identiques, etque les personnes dotées des plus hautesfréquences ont aussi les meilleurescapacités de consolidation des souve-

nirs pendant le sommeil. Sans douteparce que, chez ces personnes, le sommeilest moins facilement interrompu.T. Dang-Vu et al., in Current Biol., vol.20, p.626, 2010

© Cerveau &Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 7

   M   i  c   h

  a  e   l   P  e   t   t   i  g  r  e  w   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

Leur activité cérébrale particulière les isoledes perturbations du milieu extérieur.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 10/100

8 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Aventureux, fougueux,épris de sensations… Toutcela se sent dans une poignée de main,d’après uneétude réalisée auprès de 117 Américains. Cetteétude a mis en évidence un lien entre l’intensitéde la poignée de main d’un homme et son niveaude « recherche de sensations », mesuré par destests psychologiques.Les hommes à la poigne plusferme seraient plus attirés par les sports dange-reux, les comportements sexuels à risque ou le

 jeu.La testostérone,une hormone modulant l’agres-

sivité et la dominance physique ou sociale, renfor-cerait aussi la pression exercée par les phalanges…

Une poignée de mainrévélatrice

Glucose et paix socialeSi vous prévoyez d’annoncer une mauvaise nouvelleà quelqu’un de susceptible, proposez-lui doncd’abord des chocolats : sa réaction sera moinsviolente.Des psychologues australiens ont demandéà des étudiants de prononcer un discours devantun auditoire où se trouvait un comparse des psycho-logues qui les interrompait fréquemment pourdénigrer leurs idées.Certains orateurs avaient prisune collation sucrée juste avant l’intervention, etont réagi de façon moins agressive à ces provo-cations que ceux qui n’en avaient pas pris. L’absorptiond’aliments sucrés provoque un état de bien-être

qui désamorce momentanément le stress et lestensions. Une petite aide chimique au momentd’aborder les sujets qui fâchent.

 J’ai été souvent fidèle, a répondu un jour SilvioBerlusconi à un journaliste qui l’interrogeait surses mœurs conjugales. En jargon scientifique,Berlusconi serait un « monogame sériel » : leshommes qui se marient plusieurs fois et pratiquentla monogamie au sein de chaque union successiveont fait l’objet d’une étude de l’Université de Helsinki.Les monogames sériels ont plus d’enfants que lesautres, ce qui les avantage pour propager leursgènes. La monogamie sérielle serait une stratégieévolutive « gagnante ». Mais les femmes mono-games sérielles n’y recourent pas. Pour elles, lalimite du nombre d’enfants serait plutôt biologique.

« Serial lover » :une tactique gagnante

Où disposer son lit dansune chambre à coucher ?D’après Matthias Spörle

et Jennifer Stich, de l’Universitéde Munich, ce genre de questionobéit à des impératifs de surviehérités du Pléistocène. Le raison-nement est le suivant : nos ancêtrespréhistoriques devaient trouverpour dormir un endroit sûr, à l’abrides prédateurs, le moins visiblepossible, mais offrant un point devue idéal sur les accès au lieu. Enconséquence, dans notre société,un individu normalement constituédevrait avoir tendance à disposerson lit le plus loin possible de laporte, légèrement décalée du côté

où elle s’ouvre pour détecter l’ar-rivée d’un intrus avant d’être lui-même découvert.

Les psychologues ont élaboréune expérience où des sujets

avaient le choix de disposer un lità leur convenance dans une piècede dimensions moyennes compor-tant une table, une chaise, un placard,le lit et une porte à battant simple.La majorité des 138 participantsont disposé le lit au fond de la pièce,loin de la porte, non pas dansl’axe de cette dernière, mais plutôtdu côté vers lequel s’ouvre le battant,de façon à ce qu’une personneentrante ne voie pas le dormeurmais que ce dernier soit immé-diatement prévenu de son arrivée.

C’est cette configuration qui opti-mise les chances de survie d’unHomo sapiens en cas d’irruptiond’un agresseur, en réduisant ses

temps de réaction ! Ne faitespas trop de bruit en bougeant votrelit ce soir !

M. Spörle et J. Stich, in Evolutionary Psychology ,vol. 8, p. 405, 2010

Un endroit sûr 

pour dormir 

   J  e  a  n -   M

   i  c   h  e   l   T   h   i  r   i  e   t

Il semble exister, gravée dans notre mémoire

ancestrale, une position optimale

du lit dans la chambre...

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 11/100

© Cerveau &Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 9

L’actualité des sciences cognitives

Su r l ’a r br e de l ’é vo l u ti on,hommes et macaques ontpris des chemins qui ont

divergé il y a 25 millions d’an-nées environ. Ce qui explique qu’ilssoient assez différents aujourd’hui.Mais à quoi tient cette différence,et comment s’est-elle constituée ?En comparant le cerveau demacaques, de bébés et d’humainsadultes, Jason Hill et ses collèguesde l’Université de Washington ontconstaté que le cerveau d’un bébéressemble en partie à celui d’unmacaque, et que c’est dans les moiset les années suivant la naissanceque des zones typiquement« humaines », conférant l’abstrac-

tion ou le langage, voient leur déve-loppement s’accélérer.J. Hill et son équipe ont mesuré

le degré de maturité de diverseszones cérébrales chez le singe etchez l’homme, en observant par IRM

la profondeur des repliements del’écorce cérébrale, ou cortex, endifférents endroits. Le cortex voitsa surface tripler chez l’homme entrela naissance et l ’âge adulte, et cetteextension de surface donne lieu àdes plis, les sillons, dont la profon-deur révèle le degré de maturité durepliement en différents endroitsde l’écorce cérébrale. Ils ont constatéque certaines zones sont prati-quement matures à la naissance,tels le cortex visuel ou le cortexauditif, qui donnent accès aux percep-tions sensorielles. En revanche,d’autres zones ayant la capacitéd’associer différentes modalitéssensorielles, telles que le cortexfrontal, temporal latéral ou pariétal,

sont encore immatures et mettrontplusieurs années à se développer.

Ce sont donc les régions cérébralesles plus typiquement humaines, plusétendues dans notre espèce que chezle macaque, qui se développent leplus tardivement. Comment l’expli-quer ? Le triplement de volume ducortex cérébral chez l’homme nerésulte pas d’une multiplication desneurones – dont le nombre est prati-quement acquis à la naissance –,mais de la synaptogenèse (forma-tion des synapses), de la progres-sion de l’arborisation dendritique(l’extension des prolongements desneurones), ou de la myélinisation(la formation de la gaine autour desaxones qui assure la transmissiondes informations).

Or les régions qui se développentle plus entre l’enfance et l’âge adultesont immatures à la naissance selonces critères : le gyrus frontal médian,par exemple, a une densité synap-tique très éloignée de son maximum,alors que le cortex auditif et le cortexvisuel présentent déjà entre 50 et100 pour cent de leur densité synap-tique maximale. Les épines dendri-tiques dans ces régions sont déjàsimilaires à celles de l’adulte.

En ce qui concerne les arborisa-tions dendritiques, on observe quele potentiel de croissance des zones« humaines » est immense : lesarborisations y occupent dès lanaissance un espace double de cequi est observé dans les zonessensorielles primaires, mais cetteproportion ne fait qu’augmenterpour atteindre six fois l’étendue desarborisations dendritiques dansle cortex visuel.

Ces régions qui connaissent le

plus fort développement après lanaissance sont aussi celles qui

restent peu développées tout aulong de la vie du macaque : ce sontles régions frontale, temporale laté-rale et pariétale, impliquées dansdes fonctions cognitives supérieurescomme le langage, la planificationou la motricité fine. Chez l’être humain,les zones assurant ces fonctionsrestent immatures jusqu’à la nais-sance, ce qui présente quelquesavantages : le cerveau du bébé rested’une taille modeste qui permet l’ac-couchement ; il est toutefois doté desfacultés essentielles pour survivre(voir, entendre, goûter, etc.), etqui assureront l’acquisition ulté-rieure des facultés complexes, tellesque le langage, la socialité, la mani-pulation des objets. Il faut quelquesmois pour faire un cerveau demacaque, des décennies pour celui

d’un homme.J. Hill et al., in PNAS , à paraître

Le lent développement du cerveau humain

   K   j   e

  r  s   t   i   J  o  e  r  g  e  n  s  e  n   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

Contrairement à celui de ses cousins primates,le cerveau du petit d’homme se développe

encore beaucoup après la naissance.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 12/100

Défense chimique du territoire

L es amateurs de football savent qu’en Coupe d’Europe,les buts marqués à l’extérieur comptent double.L’équipe qui joue sur son terrain dispose d’un avan-

tage psychologique et perd beaucoup moins souventses matchs qu’à l’extérieur. Dans les championnatsnationaux, il arrive même qu’une équipe soit invaincuesur son terrain, et que tout visiteur sente souffler le ventde la défaite, sitôt le pied posé sur la pelouse.

La cause de ces phénomènes de territorialité pour-rait résider dans un récepteur neuronal chargé de trans-mettre les influx nerveux dans les aires du cerveaudédiées à l’agressivité : le récepteur des androgènes.Matthew Fuxjager et ses collègues de l’Université duWisconsin ont étudié une espèce de souris ayant laparticularité d’augmenter ses chances de victoire aufil des succès acquis sur son propre territoire, mais nonsur le territoire d’un rival. I ls ont montré que laconcentration de récepteurs des androgènes augmenteprogressivement dans deux zones du cerveau liéesau plaisir : le noyau accumbens et l’aire tegmentaleventrale. Cette modification cérébrale rendrait les mâlesplus sensibles au plaisir que procurent l’agression etla victoire sur un rival. Mais cette sensibilisation n’a lieuqu’après des victoires acquises à domicile, ce qui suggèrequ’elle pourrait remplir une fonction vitale de sécurisa-tion et de défense du territoire. Les footballeurs note-ront, à toutes fins utiles, que les rapports sexuels rédui-sent la concentration de récepteurs aux androgènes,ce qui pourrait nuire à leurs performances sportives

dans les grandes compétitions.M. Fuxjager et al., in PNAS , édition avancée en ligne

10 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

   J  a  g  g  a

   t   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

’isolement et le rejet social causentune souffrance comparable à ladouleur physique, ce qu’ont montré

de nombreuses études de psychologie etd’imagerie cérébrale. Partant de ce constat,des neurobiologistes de l’Université duKentucky ont étudié l’effet du paracétamol,un analgésique bien connu, sur les senti-ments de rejet social dans un groupe d’étu-diants. Les étudiants devaient participerà un jeu en ligne et certains pouvaient êtreexclus du jeu arbitrairement, ressentantalors une frustration liée à l’isolement. Ceuxqui avaient pris du paracétamol à leur insuavant la séance ont obtenu, dans des ques-

tionnaires d’évaluation de la souffrancemorale, des scores inférieurs à ceux des

autres. Des mesures de leur activité céré-brale ont montré qu’une zone clé dans laperception de la douleur aussi bien physiqueque psychologique, le cortex cingulaireantérieur, s’activait moins.

Ces observations confirment le lien étroitqui existe entre la souffrance physiqueet morale, et l’existence de substrats neuro-naux communs à ces deux types de souf-france. L’anesthésie physique prémuniraiten partie contre les différentes douleursmorales que nous pouvons rencontrer,ruptures, deuils, exclusion, abandon. Dansune certaine mesure seulement, car leseffets constatés sont limités.

N. DeWall et al., in Psychological Science , vol. 21,p. 931, 2010

Du paracétamol contre la solitude

   H  u  g  o

   M  a  e  s   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

Les récepteurs des hormones mâles augmenteraient dans le circuit 

du plaisir lorsqu’il faut défendre son territoire contre un rival.

Un antalgique réduirait la douleur suscitée par l’exclusion.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 13/100

L’actualité des sciences cognitives

L a toxine botulique, produite par labactérie Clostridium botulinum, estune molécule paralysante et le plus

puissant poison connu à ce jour. Elle estaussi utilisée depuis une vingtaine d’an-nées dans le traitement des rides eninjections locales à faible dose pour provo-quer des paralysies musculaires cibléesde certains muscles du visage.

En paralysant les muscles faciaux,cette substance modifie les émotionsque l’on peut ressentir, par exemple,en lisant un texte. David Havas et sescollègues de l’Université du Wisconsinont injecté du botox à des jeunes femmesdans certains muscles du front où seforment les rides, mais qui servent aussià exprimer des émotions négativescomme la tristesse ou la colère. Ils leuront fait lire des textes suscitant desémotions négatives, et ont constatéqu’elles mettaient plus de temps à

comprendre le sens des phrases. Enoutre, elles comprenaient entre cinq etdix pour cent de phrases en moins.

Cette expérience montre que les mouve-ments des muscles du visage servant àexprimer une émotion sont une aide pouridentifier l’émotion correspondante, parcequ’on la reproduit de façon imperceptible.Des expériences d’imagerie cérébraleavaient déjà montré que l’injection de

botox réduit l’activité de certaines zonesdu cerveau impliquées dans la percep-tion des émotions, telles que l’amygdalecérébrale ou le cortex orbitofrontal.

Selon les zones du visage où est réaliséel’injection, la compréhension des émotions

décrites dans un texte est différemmentaltérée. Si le muscle facial ciblé est lemuscle corrugateur du front, la compré-hension des émotions négatives seraaltérée ; si l’injection est réalisée autourde la bouche, les émotions positivesrisquent d’être moins bien perçues. Lebotox donne un visage plus lisse, maisaussi une lecture sans relief.D. Havas et al., in Psychol. Sc., vol. 21, p. 895, 2010

L es hormones poussent aux rencontres sexuelles, modulent l’appétit ou lesommeil ; on sait maintenant qu’elles influent sur les choix électoraux.Des scientifiques de l’Université du Michigan publient les résultats d’une

étude réalisée au plus fort de la campagne présidentielle américaine de 2008. Àcette époque, ils avaient demandé à de jeunes électrices si elles souhaitaientvoter pour Barack Obama ou pour son rival John McCain, avant de leur poser desquestions plus intimes sur leur cycle menstruel. Ils ont constaté que les jeunesfemmes, âgées de 18 à 22 ans, avaient plus de probabilité de voter pour Obamalorsqu’elles approchaient de leur pic d’ovulation. Obama est perçu comme unreproducteur potentiel, dont l’attrait est maximal lorsque les jeunes femmes sont

en période de fertilité.C. Navarrete et al., in Evolution and Human Behvaior , à paraître

Le « vote hormonal »

Le botox rend-il idiot ?

   K  r   i  m  a  r   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

 A priori , le kit mains libres sert à télé-phoner tout en gardant l’usage de sesmains, pour conduire par exemple.Certaines personnes en font un autreusage :elles libèrent leurs mains pourmieux gesticuler en parlant.On peutalors les voir,brassant l’air,invectivantun interlocuteur fantôme.Karen Pine,à l’Université du Hertfordshire,a essayéde comprendre ce qui les animait.

Outre le tempérament (les plus volu-biles sont les plus spectaculaires), levocabulaire abordé compte aussi.Évidemment, ce sont les mots dési-gnant des objets physiquement mani-pulables qui suscitent le plus d’agita-tion.Téléphone, piano, aspirateur , tour-

nevis, marteau, rasoir ou dentifrice

donnent des discours beaucoup plusvivants que barrière,son,ou arbre.Cetteobservation est une preuve, selonles auteurs, que les gestes des mainsservent plus à se représenter soi-

même ce que l’on dit,qu’à le commu-niquer à son interlocuteur (en l’oc-currence absent).

Le syndromedu kit mains libres

Qu’est-ce qui décide les parents àfaire un deuxième enfant ? D’après

le psychologue Markus Jokela, toutdépend du premier.Est-il tourné versles autres,facile à vivre et intelligent ?On envisagera un deuxième. Est-ilconflictuel, peu sociable et moyen-nement intelligent ? Les parents s’abs-tiennent. Seule surprise de l’étude :les parents hésitent aussi quand lepremier marque une forte attirancepour la nouveauté (nouveaux amis,nouveaux jouets).Finalement,lorsquele premier enfant est facile, il y a dela place pour un deuxième. Mais un

touche-à-tout asocial et rebelle nedonne pas envie de recommencer.

Un deuxième enfant ?Cela dépend...

du premier !

© Cerveau &Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 11

Cet antirides perturbe la compréhensiondes émotions lorsque nous lisons.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 14/100

12 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Un fait divers a à nouveau défrayéla chronique, invitant une foisencore à réfléchir à la construc-tion psychique de la grossesse, età ses anomalies. À la fin du mois

de juillet 2010, dans un petit village du Nord,

les propriétaires d’une maison découvrent lecadavre de deux nourrissons à la suite de tra-vaux de jardinage. L’enquête établit rapidementqu’une femme a donné naissance secrètement àhuit bébés qu’elle a étouffés avant de dissimulerleurs corps. Six autres corps sont ainsi retrouvésdans le pavillon où elle habite, cachés sous diversobjets. Le mari tombe des nues. Il n’avait remar-qué aucune de ces grossesses, peut-être parce quesa femme souffrait d’une obésité importante. La justice est saisie. Le procureur de la Républiqueannonce qu’il ne s’agit pas d’un déni de grosses-se, car l’inculpée a reconnu s’être « parfaitement »

rendue compte de ces grossesses. De son côté,l’avocat de cette femme ne nie pas la consciencede la venue des bébés, mais situe ces naissancesdans le schéma des dénis de grossesse...Commentanalyser de telles situations ? Les troubles de lagestation psychique se limitent-ils aux seulsdénis de grossesse, ou en existe-t-il d’autres ?

Évoquons d’abord le déni de grossesse, uneabsence de prise de conscience de sa grossesse.En voici un exemple. Une femme éprouve sou-dain de violentes douleurs abdominales. Elle serend aux toilettes, car elle croit avoir la diarrhée.

Quelques minutes plus tard, elle accouche d’unenfant. À aucun moment, elle ne s’est aperçuede son état de grossesse. Parfois, dans un mou-vement de confusion et d’irréalité, il arrive quecette femme supprime son enfant. On parlealors de néonaticide, car l’enfant a été tué dansles 24 heures qui ont suivi sa naissance. Dansd’autres cas, le déni n’est pas aussi tranché : lafemme reconnaît certains signes de sa grossesse,mais est incapable de les rapporter à son état.Elle se dit qu’elle pourrait être enceinte, maisconclut finalement qu’elle ne l’est pas. On parlealors de dénégation de grossesse.

Les études épidémiologiques convergent : uncas sur 450 ou 500 naissances pour l’ensemble

des dénis (total et partiel) ; un sur 2 500 pourles dénis complets, révélés à l’accouchement.L’enfant trouvera la mort, soit de façon acciden-telle, soit au cours d’un néonaticide, dans envi-ron une naissance sur 8 000. La médiatisationactuelle de ce phénomène est à la hauteur de

l’ignorance dont il était auparavant entouré. Ilest terrible de voir une femme incarcérée pourun acte qui la dépasse totalement. Par ailleurs,bien des femmes ayant vécu un déni de grosses-se, sans avoir pour autant commis un néonati-cide, restent marquées durablement par cettenaissance et se sentent particulièrement isolées,incomprises et culpabilisées de n’avoir pas sudétecter leur grossesse. Il était important que lesmédias fassent connaître ce trouble.

La gestation psychique

D’autres troubles de la gestation psychiqueexistent. La dissimulation de grossesse, parexemple. Ainsi, une étudiante reconnaît son étatde grossesse, mais elle se trouve dans l’incapacitéde le dire à son ami ou à ses parents ; elle dissimu-le activement la grossesse,accouche dans le secretet confie son enfant à l’adoption. Si le processusest d’apparence volontaire, certains aspectssemblent échapper à la conscience et engagent,à mon avis, un diagnostic psychopathologique.

Certaines femmes peuvent présenter unegrossesse à ventre plat, clairement identifiée et

acceptée. Il ne s’agit pas d’une dissimulation,mais plutôt d’un blocage de l’énonciation de lagrossesse à autrui. Témoin, cette femme avecqui sa mère avait menacé de couper les ponts sielle attendait un deuxième enfant. Enceinte, lafille avorte et en conçoit d’immenses remords.Enceinte derechef, elle décide de garder l’en-fant, au risque d’être rejetée par sa mère. Maiselle est incapable de le lui annoncer et garde unventre plat jusqu’au jour où elle lui fait parvenirles clichés d’échographie. Aussitôt, son ventrese met à s’arrondir…

Chaque situation est particulière, mais les

pathologies de la gestation doivent être bien repé-rées dans des affaires comme celles de Véronique

Point de vue

Mères infanticides : halte à la confusion !

Benoît Bayle,psychiatre des hôpitauxet docteuren philosophie, exercecomme praticienhospitalier dans l'Unitéde psychologiepérinatale et petiteenfance (Servicede psychiatrieinfanto-juvénile, Centrehospitalier Henri Ey,Bonneval, Eure-et-Loir).

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 15/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 13

Courjault, Céline Lesage, etc., et plus récemmentDominique Cottrez. De mon point de vue, exclu-re l’hypothèse du déni de grossesse ne suffit pas.Il faut réfléchir à ce qu’est la grossesse psychiqueet quelle est son « architecture », qui comporteplusieurs étages : tout d’abord, la perception des

transformations du corps. Il s’agit pour la femmede prendre conscience que son corps se transfor-me et qu’un autre corps se développe en elle. Cespathologies surviennent volontiers chez desfemmes qui « investissent» peu leur corps.

Deuxième étage de la grossesse psychique,l’énonciation, et les blocages que nous avons évo-qués. Troisième composante essentielle : le désird’enfant qui peut être ambigu, et comporter unehostilité à l’égard de l’enfant à venir. La femmenierait la grossesse parce qu’elle n’en veut pas.

L’enfant peut être inconcevable au sens où ilsuscite des pensées et représentations que la

mère ne peut accepter. Ainsi, les viols peuventdonner à la femme l’impression d’avoir unmonstre en soi, à l’image de l’agresseur. Enfin,certaines sont maltraitées au moment clé oùelles accèdent à la conjugalité : les parents nientla réalité affective de leur fille parvenue à l’aubede l’âge adulte, sa capacité à rencontrer un gar-çon, à avoir un lien affectif avec lui, à l’aimer età attendre un enfant de lui. Ces sortes de mal-traitance peuvent avoir un effet direct sur laconstruction du lien prénatal à l’enfant.

Connaître avant de juger Que penser alors de cette femme qui, enfant

après enfant, a supprimé ses nouveau-nés jusqu’àhuit fois et, au lieu de les faire disparaître commele ferait un criminel avisé, les a placés, dans songarage, sous des objets divers… Comment envi-sager sa psychopathologie ? Cette femme sembleavoir perçu sa grossesse, il faudra donc détermi-ner la profondeur de son blocage à énoncer sagrossesse. Parmi les éléments d’appréciation, lesexperts gagneront à déterminer si le portage del’enfant est passé inaperçu pour l’entourage, non

pas du fait de son obésité, mais en raison d’unportage vers l’arrière de l’abdomen, comme cela

se rencontre dans le déni de grossesse… La gros-sesse chez la femme obèse passe-t-elle habituelle-ment inaperçue physiquement, en fin de terme ?

Par ailleurs, le dernier accouchement d’enfantvivant de Dominique Cottrez a été trauma-tique : comment cet événement a-t-il pu favori-

ser l’émergence de représentations trauma-tiques, indicibles, autour de la venue de l’enfant,entrant en résonance possible avec d’autres

traumatismes ? Enfin, l’accouchement s’est-ilproduit à chaque fois dans un état de confusionpsychique ? L’enfant y était-il vécu comme unobjet, un non-humain, halluciné comme mort,

comme cela se rencontre parfois ? La façon deplacer les corps à proximité, sans chercher à lesfaire disparaître, témoigne sans aucun douted’un profond clivage de la personnalité. Il fau-dra bien entendu apprécier la nature du désir etdu refus d’enfant, les éventuels traumatismessurvenus dans l’enfance et à l’adolescence ainsique les éléments de personnalité, le rapport aucorps, etc. Un passage à l’acte répété de ce typene peut s’expliquer par une cause unique, maispar un ensemble de processus psychiques.

Au terme du procès, il y aura la sanction

pénale. Un suivi psychologique sur de nom-breuses années s’impose probablement. Qu’ensera-t-il de la peine carcérale ? La prison à perpé-tuité ? Dans la majorité des cas, ces femmes nesont « dangereuses » pour leur enfant à naîtrequ’au terme de leur grossesse. Leur dangerositépeut donc être circonscrite (par exemple, par destests de grossesse et un accompagnement de lagrossesse le cas échéant). Certes, la femme quicommet des néonaticides à répétition a descomptes à rendre à la société, cela va de soi, maisla société ne saurait l’anéantir, et avec elle sonentourage familial, par des années d’enferme-

ment, si des moyens simples de contrôle et desoins réduisent à néant sa dangerosité. I

Bibliographie

B. Bayle, Négationsde grossesse et gestationpsychique , in Actesdu premier colloque français sur le déni de grossesse , sousla directionde F. Navarro, ÉditionsUniversitaires du Sud,pp. 75-88, 2009.B. Bayle, L'enfant à naître. Identité conceptionnelle et gestation psychique ,ÉRÈS, pp. 167-204,2005.

Pas une cause unique,mais un ensemblede processus psychiques.

Benoît Bayle

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 16/100

Un jeune homme perd son emploide violoncelliste. Ses compé-tences n’y sont pour rien, puisquec’est le désintérêt du public pourla musique classique qui a conduit

le propriétaire de l’orchestre à le dissoudre. Iln’y a pas d’événement en soi. Tout ce qui nousarrive prend sa signification à l’aune des rap-ports que nous entretenons avec notre histoirepersonnelle, notre environnement et nos rela-tions. C’est ce « fond » qui crée l’événementpour chaque sujet singulier. Et c’est ce que nousmontre le film de Yojiro Takita pour la perted’une tout autre importance puisqu’il s’agit decelle d’un être cher. Mais tout est déjà en germedans cette première séquence.

Le départ du pèreAlors qu’un collègue de Daigo (le violoncel-

liste) prend ce licenciement avec philosophie,lui ne peut pas s’empêcher d’imaginer qu’il enporte une part de responsabilité. Il rumine :« J’aurais dû mieux gérer ma carrière… J’aisurestimé mon talent… » La dimension per-sonnelle et émotionnelle de cet événement netarde pas à apparaître. Le choix d’être violon-celliste n’était pas seulement guidé par un désirpersonnel. C’est en effet le père de Daigo, dis-paru quand l’enfant avait six ans, qui l’a obligé

à apprendre cet instrument. Être violoncellistepermettait ainsi au jeune homme de rester fidè-

le à son père tout en entretenant l’idée qu’ilpourrait l’écouter et être fier de lui. À défaut depouvoir lui parler, il lui jouait de la musique.Ainsi arrive-t-il souvent que le choix d’unmétier, d’un passe-temps, voire d’un conjoint,

soit une manière d’assurer des retrouvaillesimaginaires avec un disparu.

Mais si la perte d’un être cher suscite tou- jours le désir de le retrouver, il n’est pas rarequ’elle s’accompagne aussi de la colère qu’il nesoit plus. Or le père de Daigo a abandonné safemme et son fils pour partir avec la serveusedu restaurant familial. Le jeune homme n’a jamais cherché à le revoir. Et lorsque sa femmeévoque cette possibilité, il répond : « Je ne veux pas revoir mon père, et si je le revois, je lui cassela gueule. » On peut imaginer que la perte d’es-

time de soi vécue par Daigo après la dissolutionde son orchestre soit aussi liée à cet événement.À six ans, un enfant abandonné s’imagine faci-lement responsable du départ de son parent.« Mon père m’a quitté parce que je n’étais pas àla hauteur de ses attentes. »

Pourtant, personne n’est absolument seulaprès un départ. Daigo a perdu son père, maisil peut compter sur sa mère. Mais le peut-ilvraiment ? Yojiro Takita a le mérite de balayerl’idée suivant laquelle ce serait la faiblesse dumoi de l’enfant qui l’empêcherait de pouvoirsupporter la douleur d’un deuil ou d’un aban-

don. Quelle que soit la possibilité qu’a unenfant d’y faire face, il n’est pas rare que ce soit

Cinéma : décryptage psychologique

Serge Tisseron,

psychiatre, psychanalyste,docteur en psychologie,est directeur de rechercheà l’Université Paris OuestNanterre.

14 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Departures  :la paix des morts

Serge Tisseron

Comment dire adieu aux défunts ? Quels gestesfaire et quelles

paroles prononcer, pour ne pas être poursuivi par les regrets ?Tel est le thème abordé par le film japonais Departures ,

du réalisateur Yojiro Takita, récompensé par l’oscar 

du meilleur film étranger en 2009.

En Bref 

• Au moment oùles êtres qui nous sontchers nous quittent oumeurent, il est rare quel’on trouve les bonsgestes et les bonnesparoles d’adieu.

• Dans Departures,le héros cherchecomment « réparer »des adieux ratés avecson père et sa mère.Il s’initie au ritueld’embaumement,et en fait son métier.

• Son entouragedésapprouve ce choix,qui lui permet pourtantde laisser sa résilienceœuvrer, et de fairela paix avec ses morts.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 17/100

d’abord les adultes qui l’entourent qui ensoient incapables. Ils ne peuvent pas affronterleur propre douleur, ni celle de leur enfant, etencore moins leurs deux deuils simultanés.

Les enfants le comprennent vite. Quand unparent a peur des sentiments, l’enfant cache lessiens. Et quand un parent préfère le silence,

l’enfant cesse très vite de poser les questions quipourraient pourtant l’aider à prendre du reculet à gérer son deuil. Bien des enfants souhaite-raient en savoir davantage sur les raisons et lafaçon dont l’un de leurs parents a disparu et surce qui s’est passé depuis pour lui. Mais leursquestions se heurtent rapidement à l’attitudeévasive ou au silence de celui avec lequel ilscontinuent à vivre, et ils apprennent à se taire.C’est ce qui est arrivé à Daigo. Comme sa mèrene supportait pas de le voir pleurer, il a prisl’habitude de se rendre régulièrement aux bains

publics pour y laisser couler ses larmes, seul, lecorps immergé dans l’eau. La propriétaire decet établissement le racontera plus tard : « Jevoyais ses petites épaules trembler et les larmescouler. Il n’a jamais pleuré devant sa mère. »

Daigo n’a pas perdu sa mère en même tempsque son père, mais le départ de celui-ci a mar-qué une rupture dans ses relations avec elle. Il adû apprendre à retenir ses émotions et ses sen-timents, autrement dit à développer une attitu-de socialement détachée par rapport à sa dou-leur. Mais cette façon personnelle qu’il a eue de

gérer sa perte lui permettra plus tard de choisirun métier dont l’importance est largementsous-estimée dans notre culture : l’accompa-gnement du deuil. Car si les derniers instantsde confrontation avec le mort sont étroitementliés à tout ce qui a été vécu précédemment, cesont aussi des pièces majeures de ce qui sera

vécu par la suite.

Un rituel de séparation

Après le départ de son père, la seconde pertegrave à laquelle est confronté Daigo est le décèsde sa mère. Elle part alors qu’il est loin. Il nepeut pas assister à ses obsèques. Ses derniers ins-tants lui sont volés. Les paroles qui lui auraientpermis de mieux gérer ses douleurs secrètesd’enfant ne peuvent pas être prononcées.

Le reste va relever du hasard, car la vie est

toujours imprévisible. Daigo répond à unepetite annonce mystérieuse qui le conduit dansune entreprise spécialisée dans la préparationet l’accompagnement des morts, de la demeurefamiliale au crématorium. Nous y découvronsque la toilette, l’habillement et le maquillage dudéfunt ne se passent pas au Japon comme enFrance. Tout a lieu devant la famille réunie. Lesgestes qui relèvent habituellement de l’intimitéavec le cadavre sont vécus au sein même de lafamille : caresser son visage ou ses mains, l’em-brasser, pleurer sur son cercueil ouvert… Et si

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 15

   ©   M  e   t  r  o  p  o   l   i   t  a  n   F   i   l  m  e  x  p  o  r   t  s

1. Après le départ

de son père alorsqu’il n’avait que six ans,

le jeune Daigo jouedu violoncelle commepour maintenir un lienavec ce père disparu.

Mais pour pouvoirtransformer la musique enretrouvailles imaginaires,

le jeune homme devrapasser par un long

parcours de résilience.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 18/100

16 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

quelqu’un a quelque chose à confier au mort, ille fait devant tous les autres. Mais nous décou-vrons aussi que le deuil obéit à la même logiqueque celle que nous connaissons : le même dou-loureux état d’âme, le même sentiment derévolte et de colère, la même difficulté à accep-ter le passage de la vie à la mort, et la même ten-

tation de trouver des coupables…Le film de Y. Takita connaît alors ses meilleurs

moments. Nous y voyons Daigo apprendre deson maître les gestes, et surtout l’état d’espritqui doit présider aux derniers soins du mort.Un état d’esprit fait d’une profonde empathie,comme si l’officiant avait la capacité d’éprouverà tout moment ce que le défunt pourrait res-sentir. Traité avec douceur, gentillesse et atten-tion, le cadavre ne tarde pas en effet à trouverune allure vivante sous l’artifice du maquillage.

Mais l’apprentissage de Daigo devra d’abord

passer par une épreuve initiatique, la pire qu’ilpuisse imaginer, apporter les derniers soins à uncadavre de vieille femme à moitié décomposée.De retour chez lui, il se met à vomir en voyant la

peau jaune d’un poulet prêt à cuire. Puis il seprécipite sur sa femme pour lui faire l’amour. Iln’est pas rare que la proximité de la mort donnele désir d’exalter ainsi les pouvoirs de la vie. Cemoment décidera aussi de sa vocation : devenircelui qui assure le passage de la vie à la mort. Untravail mystérieux, qu’on pourrait d’une certai-

ne façon comparer à celui… des psychanalystes.Dans les deux cas, il s’agit d’aider à enterrer lesmorts. Daigo le fait en veillant à réconcilier avecle mort les survivants réunis autour de soncadavre, tandis que le psychanalyste convoqueles souvenirs et tente de mettre son patient enpaix avec les morts qu’il porte en lui.

Un grand nombre de demandes de thérapiesont d’ailleurs organisées autour de situationsde deuil difficiles. Et bien souvent, malheureu-sement, les conditions matérielles qui ontaccompagné les derniers moments du défunt

n’ont guère permis que le travail du deuil sefasse correctement. Rappelons ce que nousdisions au début. Un deuil problématique n’est jamais la seule conséquence d’une configura-tion psychique particulière. Il s’y ajoute biensouvent une situation familiale conflictuelle,voire un défaut de rituels d’accompagnement.C’est malheureusement souvent le cas enOccident. Trop peu de cérémonies, trop dechambres mortuaires déshumanisées et déshu-manisantes, trop de crémations bâclées.

La suite nous montrera la diversité des réac-tions familiales après un rituel réussi. C’est en

effet lorsque le défunt ressemble une dernièrefois au vivant qu’il était que les langues sedélient. Il y a alors ceux qui jouent une derniè-re fois avec lui ; ceux qui regrettent amèrementde n’avoir pas fait ou dit ce qu’ils auraient dûquand c’était encore possible ; et ceux qui cher-chent des coupables, dans la famille ou… sur lapersonne de l’officiant.

Les plaies pansées

Mais Daigo devra encore franchir deux 

épreuves. La première sera d’annoncer à ceux qu’il aime qu’il fait ce métier. Sa femme le trai-te d’abord d’« impur » et le quitte, tandis queses « amis » lui conseillent de se choisir unmétier plus honorable. La honte de s’occuperdes morts n’est pas loin, comme s’il préféraitleur compagnie à celle des vivants. Le savoir-faire de Daigo aura raison de leur réticence.

La dernière épreuve lui permettra de seréconcilier avec son père en accomplissant,pour lui, après sa mort, le rituel du deuil. Ilpourra alors partager son temps entre sonmétier que sa femme et ses amis ont fini par

accepter et le bonheur de jouer sur son violon-celle d’enfant, pour son père, à jamais.   ©

   M  e   t  r  o  p  o   l   i   t  a  n   f   i   l  m  e  x  p  o  r   t  s

   ©   M  e   t  r  o  p  o   l   i   t  a  n   f   i   l  m  e  x  p  o  r   t  s

2. Ayant perdu

son père, puis sa mère,Daigo fait la connaissance

d’un maître dans l’artd’embaumer les morts

et de pratiquer les rituelsd’adieux. En apprenant

ce nouveau métier,il réussira avec

les familles endeuilléesce qu’il n’a pas réussi

à faire face à ses propresmorts : prononcerdes adieux pleins de sens

et de réconfort.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 19/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 17

Departures soulève enfin une dernière ques-tion. Une perte ou une séparation peut provo-quer un processus psychologique comparable àce qu’est en physiopathologie une inflamma-tion. Dans un cas, c’est du tissu cicatriciel quiest produit, et dans l’autre, un retrait émotion-nel ou un goût pour la mort, mais dans les

deux cas, ce processus destiné d’abord à gérerl’agression peut créer ses propres difficultés.Cela ne veut pas dire que les capacités de la per-sonne en soient altérées de façon inévitable.Mais cela signifie que, comme dans le cas durhumatisme articulaire aigu, lorsque trop detissu cicatriciel a été produit, il peut en résulterun dysfonctionnement.

Dans le cas de Daigo, un tel dysfonctionne-ment semble affecter sa gestion des émotionsavec son entourage proche. Par exemple, il neparvient pas à évoquer avec sa femme son bon-

heur à acheter un violoncelle de grand prix quand il est admis dans son orchestre, ni sesinquiétudes quand il est embauché dans uneentreprise spécialisée dans les rites funéraires.Tout se passe comme si Daigo craignait d’êtrerejeté en révélant ses enthousiasmes ou sesangoisses, un peu comme il pouvait craindre del’être en montrant sa tristesse à sa mère après ledépart de son père. Daigo souffrirait-il d’undeuil pathologique ?

La résilience : renaître

après un traumatismeLa réalité est plutôt qu’il n’y a pas de « deuil

normal » et que la gestion d’une perte relèvetoujours d’un bricolage plus ou moins bienréussi. Il n’y a pas de mode d’emploi du deuil,pas plus qu’il n’y en a un de la vie. L’évolutionde chacun ne se fait pas selon un parcoursrigoureusement balisé par le savoir médical,mais de manière imprévisible, chaotique, et quenous devons chacun accepter. C’est ainsi quechez Daigo, c’est l’espèce de tissu cicatriciel pro-duit par ses expériences de deuil successives qui

lui permet de trouver finalement son chemin,celui d’un métier étrange – et qu’il faut assuré-ment être un peu étrange pour pratiquer.

Revenons à ce que nous évoquions de lacapacité de chacun à surmonter les trauma-tismes de la vie de façon créative. C’est ce qu’onappelle couramment aujourd’hui la résilience.Au début, les chercheurs l’ont attribuée à unequalité individuelle, mais ce choix s’est viterévélé contenir un grand danger, celui de diviserl’humanité en deux : ceux qui seraient « rési-lients » (et qui seraient donc crédités de la capa-cité de pouvoir toujours « s’en sortir ») et les

autres. On reconnaît dans cette division dumonde le schéma darwinien de la lutte pour la

vie et de la sélection des plus forts, et cette ana-logie n’a pas manqué d’être soulignée.C’est pourquoi la résilience est plutôt consi-

dérée maintenant comme une force que chacunpossède à un degré ou un autre. Elle lui permetde négocier avec les ruptures de l’environne-ment et les bouleversements intérieurs qui enrésultent. Elle intervient dans les événementsexceptionnels comme un accident, une maladieou un deuil, mais aussi au cours des phases nor-males du développement, telles que la crise del’adolescence, celle du milieu de la vie, la méno-pause ou l’entrée dans la vieillesse. Elle est dans

tous les cas imprévisible.Cette approche reconnaît donc que chacun

construit « sa » résilience selon ses propres voieset qu’on ne sait jamais comment elle va se mani-fester. Du coup, il n’y a rien d’autre à faire qu’àapprendre à s’y rendre réceptif. Dans le cas deDaigo par exemple, sa résilience se construitdans le choix de son nouveau métier d’une façonque rien ne pouvait permettre d’imaginer audébut du film. Malheureusement, sa femme etses amis ne savent pas l’admettre : ils le condam-nent et le stigmatisent.Mais ce métier de si mau-

vaise réputation est pour Daigo le moyen privi-légié qu’il découvre pour gérer ses traumatismespassés. En accompagnant les familles endeuilléeset en leur permettant de se mettre en paix avecleur deuil, il réussit avec elles ce qu’il a probable-ment tenté, et échoué, avec sa mère après la dis-parition de son père. Et en rendant les derniershommages aux morts, il fait pour des inconnusce qu’il aurait le plus ardemment désiré pouvoirfaire pour sa mère après son décès.

Le chemin de Daigo ne mérite pas seulementnotre sympathie parce qu’il correspond à uneactivité nécessaire, ni même parce qu’il l’ac-

complit de façon remarquable, mais tout sim-plement parce que c’est son chemin. I

Bibliographie

B. Cyrulnik, La résilience,une nouvelle naissance,

in Pour la Science ,n° 394, août 2010.

S. Tisseron,

La Résilience , PUF, 2008.

M. Hanus, Les deuilsdans la vie , Maloine,

1994.

S. Freud, Deuil et mélancolie, Œuvres

complètes, 1915,Tome XIII, PUF, 1988.

   ©   M  e   t  r  o  p  o   l   i   t  a  n   f   i   l  m  e  x  p  o  r   t  s

3. Le choix du héros

est mal compris, voirecondamné, par sa femme

et ses amis. Parfois,le chemin de la résilience

échappe aux autres :pourtant, c’est ce chemin

qui compte pourle renouveau de l’individu.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 20/100

Psychologie

Comportement

S’

arrêter et observer, les yeux fermés, cequi se passe en soi (sa propre respira-

tion, ses sensations corporelles, le flotincessant des pensées) et autour de soi(sons, odeurs…). Seulement obser-

ver, sans juger, sans attendre quoi que ce soit,sans rien empêcher d’arriver à son esprit, maisaussi sans s’accrocher à ce qui y passe. C’esttout. C’est simple. C’est la méditation de pleineconscience. Et c’est bien plus efficace que celane pourrait le paraître aux esprits pressés oudésireux de se « contrôler ».

Qu’est-ce que

la pleine conscience ?La pleine conscience est la qualité de

conscience qui émerge lorsqu’on tourne inten-tionnellement son esprit vers le moment pré-sent. C’est l’attention portée à l’expériencevécue et éprouvée, sans filtre (on accepte ce quivient), sans jugement (on ne décide pas si c’estbien ou mal, désirable ou non), sans attente (onne cherche pas quelque chose de précis).

La pleine conscience peut être décomposéeen trois attitudes fondamentales. La premièreest une ouverture maximale du champ atten-

tionnel, portant sur l’ensemble de l’expériencepersonnelle de l’instant, autrement dit, tout ce

qui est présent à l’esprit, minute après minute :perceptions du rythme respiratoire, des sensa-

tions corporelles, de ce que l’on voit et entend,de l’état émotionnel, des pensées qui vont etviennent. La deuxième attitude fondamentaleest un désengagement des tendances à juger, àcontrôler ou à orienter cette expérience del’instant présent ; enfin, la pleine conscience estune conscience « non élaborative », danslaquelle on ne cherche pas à analyser ou àmettre en mots, mais plutôt à observer et àéprouver (voir l’encadré page 21).

L’état de pleine conscience représente unemodalité de fonctionnement mental qui peut

survenir spontanément chez tout être humain.Différents questionnaires validés permettentd’évaluer les aptitudes spontanées à la pleineconscience ; l’un des plus étudiés, le MAAS(pour  Mindful Attention Awareness Scale ouéchelle d’évaluation de la pleine conscience), aété récemment validé en français par le psy-chologue Joël Billieux et ses collègues del’Université de Genève (voir l’encadré page 24).Il propose des questions telles que : « Je casse ourenverse des choses parce que je suis inatten-tif(ve) ou parce que je pense à autre chose » ;« J’ai des difficultés à rester concentré(e) sur ce

qui se passe dans le présent » ; « J’ai tendance àmarcher rapidement pour me rendre là où je

Christophe André

est médecin psychiatreà l’Hôpital Sainte-Anne,

à Paris, et enseigneà l’Université Paris Ouest.

18 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Être pleinement conscient de l’instant et de ses sensations, pensées et émotions :

cette attitude prônée par les sagesses orientales suscitel’intérêt des neuroscientifiques et psychologues, car elle favorise

un état mental qui prémunit contre le stress et la dépression.

La méditationde pleine conscience

En Bref 

• La méditationde pleine conscienceconsiste à se focalisersur l’instant présent,sur ses sensations

internes et perceptions.• Cette discipline auraitdes conséquencespositives sur la santé :réduction du stress,notamment.

• Les neuroscientifiquess’intéressent de prèsà cette forme deméditation, qui sembleavoir un impactsur le fonctionnementdu cerveau.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 21/100

veux aller, sans prêter attention à ce qui se passedurant le trajet. » Ces questions explorent noscapacités de « présence » ou d’absence (par dis-traction, préoccupation, ou tension vers unobjectif) à tout ce que nous faisons. Mais l’ap-titude à la pleine conscience peut aussi se culti-ver : de nombreux bénéfices semblent être asso-

ciés à cet « entraînement de l’esprit » que l’onnomme méditation de pleine conscience.

La méditationde pleine conscience

La pleine conscience est l’objectif de nom-breuses pratiques méditatives anciennes, maiségalement de démarches psychothérapeutiquesrécentes.Voilà au moins 2 000 ans que la médi-tation est inscrite au cœur de la philosophiebouddhiste. Et à peu près autant d’années que

le mot existe dans l’Occident chrétien, mais

avec un sens différent : chez nous, la médita-tion suggère une longue et profonde réflexion,un mode de pensée exigeant et attentif. Cettedémarche, que l’on pourrait dire analytique,réflexive, existe également dans la traditionbouddhiste. Mais il y en a aussi une seconde,plus contemplative : observer simplement ce

qui est. La première est une action, même s’ils’agit d’une action mentale (réfléchir sansdéformer). La seconde est une simple présence,mais éveillée et affûtée (ressentir sans interve-nir). C’est elle dont les vertus soignantes inté-ressent le monde de la psychothérapie et desneurosciences depuis quelques années. Le motméditer vient d’ailleurs du latin meditari, demederi « donner des soins à »…

La méditation de pleine conscience représen-te en quelque sorte la première world therapy ,pour reprendre le terme anglais se référant aux 

pratiques médicales rassemblant des influences

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 19

   L  u  n

  a   V  a  n   d  o  o  r  n  e   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

1. La méditation

de pleine conscience

n’est pas une pratiquede relaxation.

Elle consiste à être plusprésent à soi et au monde,

à se laisser envahirpar les bruits et les odeurs

de l’environnementainsi que par

ses propres sensations.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 22/100

diverses : racines orientales et codification occi-dentale. Nord-américaine, pour être plus précis,puisque les premiers à l’avoir importée dans lemonde de la psychologie scientifique, et à luiavoir donné son assise et son rayonnementactuel, furent un psychologue américain, JonKabat-Zinn, et un psychiatre canadien, Zindel

Segal (voir l’encadré page ci-contre).Sous sa forme actuelle, la méditation de pleine

conscience est le plus souvent dispensée engroupes, selon des protocoles assez codifiés com-portant huit séances de deux heures environ, sui-vant un rythme hebdomadaire. Durant cesséances, les sujets sont invités à participer à desexercices de méditation, qu’ils doivent ensuitepratiquer quotidiennement chez eux. À côté deces exercices dits « formels », ils sont égalementinvités à des pratiques informelles qui consistenttout simplement à prêter régulièrement atten-

tion aux gestes du quotidien : manger, marcher,se brosser les dents en pleine conscience, et nonen pensant à autre chose ou en faisant autrechose dans le même temps.

Enfin, à mesure que le programme se dérou-le, il leur est recommandé d’adopter la pleineconscience comme une attitude mentale régu-lièrement pratiquée, afin de bénéficier deparenthèses au milieu des multiples engage-

ments dans l’action ou sollicitations existant auquotidien : il s’agit par exemple de profiter destemps d’attente ou de transports pour se recen-trer quelques instants sur sa respiration et surl’ensemble de ses sensations, ou de prendrel’habitude d’accepter d’éprouver des émotionsdésagréables (après un conflit ou une difficulté)

plutôt que de vouloir à tout prix les éviter, enpassant à autre chose, que ce soit le travail ouune distraction, pour se « changer les idées ».

En ce sens, la méditation de pleine conscien-ce se distingue par exemple de la relaxation(voir l’encadré page22) : on ne cherche pas à évi-ter de ressentir des émotions douloureuses ou àles masquer, mais au contraire à les acceptersans les amplifier. On pourrait dire qu’il s’agitd’une sorte d’écologie de l’esprit, postulant quebeaucoup de nos difficultés psychiques provien-nent de stratégies inadaptées, fondées notam-

ment sur le désir d’éradiquer la douleur (par lerefus ou l’évitement). Pour paradoxal que celaparaisse, renoncer à ces stratégies permet sou-vent d’atténuer la souffrance plus vite et surtoutplus durablement. Nietzsche ne soutenait-il pasque : « La pire maladie des hommes provient dela façon dont ils ont combattu leurs maux. »

Quelle efficacité ?

Aujourd’hui, on dispose d’un nombre relati-vement important d’études scientifiquementvalides (comparaisons avec des groupes

témoins, répartition aléatoire des sujets, évalua-tion avant et après les séances, etc.) attestant del’intérêt de la méditation de pleine consciencedans différents troubles médicaux ou psychia-triques. Ces études portent sur des domainesvariés tels que le stress, la cardiologie, les dou-leurs chroniques, la dermatologie, les troublesrespiratoires, et ont été conduites sur despopulations diverses (patients ou étudiants).Ainsi, une étude du psychologue canadienMichael Speca à l’Université de Calgary, por-tant sur des patients cancéreux, a révélé des

améliorations mesurables et significatives del’humeur et de divers symptômes liés au stress,ainsi qu’une réduction de la sensation defatigue. Une autre, conduite par Natalia Moroneà Pittsburgh auprès de personnes souffrant delombalgies chroniques, atteste une améliora-tion de la tolérance à la douleur et de l’activitéphysique (l’immobilisation des patients aggra-ve les lombalgies).

En psychiatrie, on prête une attention touteparticulière au programme associant thérapiecognitive et méditation, ou MBCT, pour Mindful Based Cognitive Therapy , ou thérapie cognitive

basée sur la pleine conscience (voir l’encadré  page ci-contre). Cette approche a montré son

20 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Pleine conscience et littérature

C omme toujours, les poètes ont précédé les scientifiques dans la des-cription de la pleine conscience. Voilà une fort belle description de

l’écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthaln (1874-1929), qui sou-ligne la dimension non verbale de cet état mental (extrait de la Lettre de lord Chandos ) :

« Depuis lors, je mène une existence que vous aurez du mal à conce-voir, je le crains, tant elle se déroule hors de l’esprit, sans une pensée ;une existence qui diffère à peine de celle de mon voisin, de mesproches et de la plupart des gentilshommes campagnards de ce royau-me, et qui n’est pas sans des instants de joie et d’enthousiasme. Il nem’est pas aisé d’esquisser pour vous de quoi sont faits ces moments heu-reux ; les mots une fois de plus m’abandonnent. Car c’est quelquechose qui ne possède aucun nom et d’ailleurs ne peut guère en rece-voir, cela qui s’annonce à moi dans ces instants, emplissant comme unvase n’importe quelle apparence de mon entourage quotidien d’un flotdébordant de vie exaltée. Je ne peux attendre que vous me compreniezsans un exemple et il me faut implorer votre indulgence pour la puérili-té de ces évocations. Un arrosoir, une herse à l’abandon dans unchamp, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une peti-te maison de paysan, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révé-lations. Chacun de ces objets, et mille autres semblables dont un œilordinaire se détourne avec une indifférence évidente, peut prendrepour moi soudain, en un moment qu’il n’est nullement en mon pouvoirde provoquer, un caractère sublime et si émouvant, que tous les mots,

pour le traduire, me paraissent trop pauvres. »

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 23/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 21

MBSR

(Mindfulness Based Stress Reduction ou Réduction du stress baséesur la pleine conscience)Cette méthode a été la première à avoir été codifiée et introduite dans lechamp de la médecine par le psychologue américain Jon Kabat-Zinn. Ellepropose notamment, face aux moments de stress quotidiens, de ne pas cher-cher à fuir ces instants par la distraction (en pensant à autre chose) ou l’ac-tion (en s’absorbant dans le travail ou un loisir) ; il s’agit au contraire de lesaccueillir et de les observer, dans un état particulier de conscience et d’éveilcorporel qui permet d’éviter qu’ils s’aggravent ou deviennent chroniques.Indications : États anxieux ou douloureux chroniques.

DBT

(Dialectical Behavior Therapy ou Thérapie comportementale dialectique)Cette thérapie, conçue à l’Université de Washington par la psychologue comportemen-taliste Marsha Linehan pour les personnes souffrant de troubles de la personnalité bor- derline , intègre entre autres une pratique régulière de méditation zen aménagée. Cettepratique permet à ces patients de développer une meilleure « conscience émotionnel-

le », et donc une meilleure tolérance aux émotions douloureuses, qu’ils ont sinon ten-dance à évacuer par des passages à l’acte (agressions verbales, auto-agressions,gestes suicidaires) ou par la consommation de produits toxiques divers.Indications : Troubles de la personnalité de type borderline .

Méthode Vittoz

Cette psychothérapie, portant le nom du médecin suisse qui la développa audébut du XXe siècle, présente de nombreuses analogies avec la pleine conscien-ce. Elle encourage à porter régulièrement attention aux expériences sensoriellesde l’instant, afin de se libérer des ruminations et automatismes mentaux et com-portementaux liés au passé.Il n’existe pas, pour le moment, d’indications bien définies, en dehors du champ

aussi vaste que vague des « troubles névrotiques » (symptômes anxio-dépressifs,manque de confiance en soi, etc.).

Les différentes écoles de la pleine conscience

   J  e  a  n -   M

   i  c   h  e   l   T   h   i  r   i  e   t

MBCT

(Mindfulness Based Cognitive Therapy ou Thérapie cognitive basée sur la pleine conscience)Cette thérapie cognitive associée à la pleine conscience a été codifiée et scientifi-quement évaluée par Zindel Segal et ses collègues, de l’Université de Toronto. Ellefait précéder les exercices de thérapie cognitive (modification du contenu des pen-

sées négatives) par des exercices de pleine conscience (modification du rapport auxpensées négatives : mieux les tolérer, moins se laisser influencer par elles, sans for-cément chercher à les modifier). On cherche à explorer tout ce qu’une pensée néga-tive déclenche en termes d’émotions, de réactions corporelles, d’autres pensées etcycles de rumination, de tendance à se replier sur soi, etc.Indications : Prévention des rechutes chez les personnes dépressives.

OFT

(Open Focus Therapy ou Thérapie de l’ouverture attentionnelle)Cette thérapie, proposée par le psychologue américain Les Fehmi, repose sur des exercicesde régulation attentionnelle très proches de la pleine conscience. Elle consiste à se désenga-ger du mode attentionnel « étroit-objectif » (qui consiste à se focaliser sur une idée) pour pri-vilégier le mode attentionnel qualifié de « diffus-immergé » (garder le champ de sa conscien-ce ouvert à tout ce qui nous entoure, en s’efforçant de ressentir plus que de réfléchir).Indications : Bien que ne reposant pas sur des études scientifiquement validées, elle semblereprésenter un bon complément aux thérapies classiques dans le domaine des troubles émo-

tionnels, notamment anxieux, ainsi que pour les troubles de l’attention avec hyperactivité.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 24/100

22 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

efficacité dans des situations mettant souventles thérapeutes en échec, notamment dans lecadre de la prévention des rechutes chez lespatients ayant présenté trois épisodes dépressifs(ou davantage). Ainsi, une étude réalisée par lepsychologue cognitiviste John Teasdale, del’Université d’Oxford, a révélé que les rechutes

sont moins fréquentes durant la période desuivi, et, si elles ont lieu, elles se produisent plustard. Des effets similaires sont observés danscertaines dépressions résistantes ou chroniques.Toutefois, la méditation de pleine consciencen’a pas été à ce jour validée lors des périodesaiguës de la maladie dépressive, et reste avanttout un outil de prévention.

Comment expliquer l’action de la méditationde pleine conscience sur l’état de santé ? Lesmécanismes semblent se situer à deux niveaux :d’une part, celui de la régulation cognitive (lessujets entraînés identifient mieux le début despensées négatives, et évitent ainsi de les laisserdégénérer en cycles prolongés de rumination) ;

d’autre part, celui de la régulation émotionnel-le : la pratique régulière de la pleine consciencepermet de développer des capacités accruesd’acceptation, de recul et de modulation enversles émotions douloureuses. Sachant que dansla plupart des souffrances psychologiques,quelle qu’en soit leur nature, la rumination etla dérégulation émotionnelle sont des facteursaggravants, la pleine conscience présente doncun réel intérêt en tant qu’outil adjuvant aux différentes prises en charge, médicamenteusesou psychothérapeutiques.

Les bases neurobiologiques

La méditation a un effet sur le fonctionne-ment du cerveau. Comparée à la relaxation, elleentraîne une activation cérébrale plus intensedes aires paralimbiques, liées au système ner-veux autonome, c’est-à-dire automatique et nonvolontaire, et à l’interoception, ou perceptiondes sensations corporelles.Comme l’a montré lapsychiatre Katya Rubia, de l’Université deLondres, elle active aussi davantage les zonesfronto-pariétales et fronto-limbiques, liées aux 

capacités attentionnelles.La pratique de la pleine conscience entraîne,

nous l’avons souligné, une amélioration de lamodulation émotionnelle, dont on commenceà cartographier les voies neurales : ainsi, aprèsun entraînement de huit semaines, des per-sonnes chez qui l’on suscite des émotions detristesse présentent une plus faible activationdes aires du langage (aires de Wernicke et deBroca) et une plus forte activité dans les zonesassociées à la sensibilité intéroceptive. Celasignifie que l’impact de la tristesse est plus

réduit, chez les méditants, par sa « digestion » àun niveau corporel, que par un traitementrationnel et verbal, comme cela se passe chezles non-méditants.

Les méditants acceptent plus ou moinsconsciemment d’éprouver physiquement latristesse, sans chercher trop hâtivement à la« résoudre » mentalement (ce qui conduit par-fois à des ruminations stériles). Cette attitudene peut se résumer à un simple détachement nià un désengagement vis-à-vis des événementsde vie tristes, puisque les deux groupes de per-sonnes observées (méditants et non-méditants)

obtiennent les mêmes scores en termes d’éva-luation subjective de la tristesse éprouvée.

Quelques idées reçues sur la méditation

On pense souvent que la méditation est une réflexion approfondieet intelligente sur un sujet métaphysique comme la vie, la mortou le cosmos.

En réalité, dans la méditation de pleine conscience, l’attention n’estpas portée sur la réflexion intellectuelle ou l’élaboration conceptuelle,mais sur le ressenti non verbal, corporel et sensoriel.

On pense souvent que la méditation consiste à faire le videdans sa tête.

En réalité, dans la méditation de pleine conscience, les instants sansmentalisation sont assez rares, et l’essentiel du travail consiste non àfaire taire le bavardage de l’esprit, mais à ne pas se laisser entraîner

par lui, en l’observant au lieu de s’y identifier. L’objectif est de se rap-procher d’une « conscience sans objet », où l’esprit n’est engagé dansaucune activité mentale volontaire, mais tente de rester en positiond’observateur. Ce n’est donc pas une absence de pensées, mais uneabsence d’engagement dans les pensées.

On pense souvent que la méditation est une démarche religieuseou spirituelle.

En réalité, dans la méditation de pleine conscience, on chercheavant tout à développer et à tester au quotidien un outil de régulationattentionnelle et émotionnelle, au-delà de toute forme de croyance.

On pense souvent que la méditation est un peu commela relaxation ou la sophrologie.

En réalité, dans la méditation de pleine conscience, on ne cherchepas à atteindre un état de détente ou de calme particulier (certainesséances peuvent au contraire être difficiles ou douloureuses), mais justeà intensifier sa conscience et son recul envers ses expériences intimes.Par exemple, plutôt que de chercher à ne pas être en colère ou triste,on tend à observer la nature de ces émotions, leur impact sur le corps,les comportements qu’elles déclenchent. Donner ainsi un « espace men-tal » à ses émotions négatives permet d’en reprendre le contrôle, enleur permettant d’exister et de s’exprimer sans être amplifiées par la

répression (ne pas les autoriser) ou la fusion (ne pas s’en distancier).

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 25/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 23

La pratique méditative régulière induit égale-ment des modifications favorables de l’activitéélectrique du cerveau mesurée par électroencé-phalographie : le neuroscientifique AntoineLutz, de l’Université de Madison, a constaté une

augmentation des rythmes gamma (associésaux processus attentionnels et conscients) dansle cortex préfrontal gauche, une zone associéeaux émotions positives. On a montré de longuedate que la résistance à la douleur est accruechez les adeptes expérimentés de la méditationzen (proche de la pleine conscience). Or, àl’Université de Montréal, le neuroscientifiqueJoshua Grant a récemment découvert que cettecapacité est associée à un épaississement ducortex cingulaire antérieur et du cortex somato-sensoriel, deux zones impliquées dans la per-

ception de la douleur.Comment interpréter ces observations ? Il estpossible que ces zones cérébrales se dévelop-pent pour apprendre à « gérer » les positionslégèrement douloureuses – sensations decrampes et inconfort – imposées par la pratiquezen. Il s’agit ici d’une modification de l’anato-mie cérébrale : c’est une des manifestations duphénomène de neuroplasticité, où l’entraîne-ment de l’esprit cher aux bouddhistes (entraî-nement dont font partie la méditation et la psy-chothérapie) finit par modifier le cerveau,comme le font d’ailleurs tous les apprentissages.

Méditer peut-il protéger contre les infections ?Aussi bizarre que cela puisse paraître, oui. Le

psychologue Claude Berghmans a ainsi montréqu’après un programme d’entraînement de huitsemaines, l’organisme produit davantage d’anti-corps suite à une vaccination antigrippale. Celapeut s’expliquer par le fait que la méditation aug-

mente l’activité du cortex préfrontal gauche, etqu’il existe un lien maintes fois constaté entre lesémotions positives et les réactions immunitaires.

 Améliorer la luttecontre certaines maladies

Une autre étude a révélé que des patientstraités aux ultraviolets pour un psoriasis (unemaladie cutanée chronique parfois invalidante)voient leurs lésions s’améliorer plus rapidements’ils suivent simultanément des séances de

réduction du stress par la pleine conscience(méthode MBSR ). Là encore, des mécanismesd’action neuro-immunologiques de la pleineconscience ont été évoqués, quoique nondémontrés : le stress stimulerait la productionde cytokines (des molécules du système immu-nitaire) impliqués dans les troubles cutanés.

Chacun peut ainsi « travailler » sur son niveaude conscience, avec toute une série de bénéficespossibles. Mais tout individu possède aussiune tendance naturelle, plus ou moins pronon-cée, à éprouver spontanément de tels états depleine conscience. Ceux dont l’aptitude sponta-

née à éprouver des moments de pleine conscien-ce est la plus élevée, présentent également une

Cortex pariétalCortex cingulaire

Cortex préfrontal

Insula

 Aire de Broca

 Aire de Wernicke

   R  a  p   h  a  e   l   Q  u  e  r  u  e   l

2. L’activité de certaines aires cérébrales est renforcée par lapratique de la méditation de pleine conscience : le cortex préfrontalgauche associé aux émotions positives ; le cortex cingulaire antérieurimpliqué dans la perception des sensations corporelles, notamment de

la douleur ; le cortex frontal, le cortex pariétal et l’insula, cette dernièreintervenant dans l’interoception, ou perception des sensations internes.En revanche, on constate que l’activité des aires du langage (aire deBroca et aire de Wernicke) diminue.

Bibliographie

L. Fehmi et J. Robbins,

La Pleine conscience ,Belfond, 2010.

C. André, Les étatsd’âme, Un apprentissage 

de la sérénité ,Odile Jacob, 2009.

M. Williams et al.

Méditer pour ne plusdéprimer , Odile Jacob,

(avec un CDd’exercices), 2009.

 J. Kabat-Zinn, Au cœur de la tourmente,

la pleine conscience ,De Boeck, 2009.

T. Nhat Hanh, Le miracle de la pleine conscience ,

 J’ai Lu, 2008.

M. Ricard, L’art de la méditation, NiL,

2008.

F. Rosenfeld, Méditer c’est se soigner ,

Les Arènes, 2007.

Z. Segal et al,

La thérapie cognitive basée sur la pleine 

conscience pour 

la dépression,De Boeck, 2006.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 26/100

24 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

moindre activité des zones cérébrales dites auto-référentielles, c’est-à-dire activées quand onréfléchit sur soi-même. Ces zones autoréféren-tielles sont particulièrement actives chez les per-sonnes dépressives qui ruminent des penséesnégatives dont elles sont le centre.

La vogue

de la pleine conscienceDe même, les personnes facilement en pleine

conscience présentent une moindre activité del’amygdale cérébrale, zone d’où sont lancésnotamment les messages d’alerte émotionnelle,et qui est anormalement active dans les étatsanxieux et dépressifs. Ch. Berghmans a constatéqu’en cas d’exposition à des stimulations àconnotation émotionnelle, on observe aussichez ces sujets naturellement enclins à la pleineconscience une moindre réactivité de l’amygda-le cérébrale droite, souvent associée aux émo-

tions désagréables. Ainsi, la pleine consciencesemble associée à une moindre tendance à se

focaliser sur soi-même, ainsi qu’à une meilleurestabilité émotionnelle.

Après avoir longtemps été cantonnée aux domaines de la spiritualité et du développe-ment personnel, la méditation, notammentdans sa forme dite de pleine conscience, vientdonc de faire une irruption remarquée dans lechamp de la psychiatrie et des neurosciences

(un courant d’études porte même le nom de« neurosciences méditatives »). Et la méditationconnaît actuellement une vogue médiatiqueinédite jusqu’à présent.

Quelles sont les raisons de ce succès ? Peut-être répond-il à des besoins fondamentaux ?Introspection, calme, lenteur, continuité… Alorsque nos conditions de vie tendent à nous priverde ces opportunités, nous imposant toujoursplus de sollicitations, d’interruptions, d’agita-tion, il est peut-être salutaire que les pratiquesméditatives nous aident aujourd’hui à éprouverune présence au monde fondée sur le recul et le

ressenti non verbal : une forme de conscienceattentive et tranquille… I

Testez votre pleine conscience

Vous pouvez avoir une idée de votre prédisposition à la pleine conscience en répondant aux questions suivantes par :Presque toujours, Très souvent, Assez souvent, Assez peu, Rarement, ou Presque jamais.

1. Je peux vivre une émotion et ne m’en rendre compte qu’un certain temps après.

2. Je renverse ou brise des objets par négligence ou par inattention, ou parce que j’ai l’esprit ailleurs.3. Je trouve difficile de rester concentré sur ce qui se passe au moment présent.

4. J’ai tendance à marcher rapidement pour atteindre un lieu, sans prêter attention à ce qui se passe ou ce que je ressensen chemin.

5. Je remarque peu les signes de tension physique ou d’inconfort, jusqu’au moment où ils deviennent criants.

6. J’oublie presque toujours le nom des gens la première fois qu’on me les dit.

7. Je fonctionne souvent sur un mode automatique, sans vraiment avoir conscience de ce que je fais.

8. Je m’acquitte de la plupart des activités sans vraiment y faire attention.

9. Je suis tellement focalisé sur mes objectifs que je perds le contact avec ce que je fais au moment présent pour y arriver.

10. Je fais mon travail automatiquement, sans en avoir une conscience approfondie.

11. Il m’arrive d’écouter quelqu’un d’une oreille, tout en faisant autre chose dans le même temps.

12. Je me retrouve parfois à certains endroits, soudain surpris et sans savoir pourquoi j’y suis allé.

13. Je suis préoccupé par le futur ou le passé.

14. Je me retrouve parfois à faire des choses sans être totalement à ce que je fais.

15. Je mange parfois machinalement, sans savoir vraiment que je suis en train de manger.

À chaque question si vous avez répondu par :Presque toujours, comptez 1 point ; Très souvent, comptez 2 points ; Assez souvent, comptez 3 points ;Assez peu, comptez 4 points ; Rarement, comptez 5 points ; Presque jamais, comptez 6 points.

Faites la somme de vos points et divisez par 9. Vous obtiendrez, sur dix, votre score de prédispositionà la pleine conscience, d’autant meilleure que ce score sera élevé.

Sur le Net

http://www.association-mindfulness.org

http://www.cps-emotions.be/mindfulness/

http://www.umassmed.edu/cfm/index.aspx

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 27/100

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 28/100

«

L e rire est le propre de l’homme »disait Bergson ; et c’est vrai ! Mêmesi l’on a montré que d’autres ani-maux (notamment les bonobos)ont une activité proche du rire, le

rire est typiquement humain si on le considèresous son angle social. L’homme est sans doute leprimate le plus social, et c’est aussi celui qui ritle plus. Comme si la première fonction du rirevisait à consolider les liens au sein d’un groupe.Comme nous le verrons, cette conception est deplus en plus étayée par des expériences scienti-fiques, et comme la santé du groupe équivautsouvent à celle de ses membres, on s’aperçoit deplus en plus que le rire est bon pour l’organis-me, qu’il protège contre le stress et diversesmaladies. Du groupe à l’individu, quels sont les

bénéfices du rire ?

Le rire, un ciment social

Chacun a fait l’expérience du fou rire et de sonirrésistible contagion. Certains psychologues etneuroscientifiques comme Robert Provine, del’Université du Maryland, ou ChristianHempelmann, de l’Université de l’État de New York, ont décrit des épidémies de rire ! La plusspectaculaire est celle d’un fou rire géant ayantaffecté des villages du Tanganyika et d’Ougandadans les années 1960. R. Provine raconte que

trois jeunes filles ont d’abord commencé à rireensemble dans une école frontalière de mission-

naires de Tanzanie, les symptômes s’étendantrapidement à 95 des 159 élèves de l’école. Deretour chez eux, les élèves transmirent leur fourire à 217 des 10 000 habitants du village deNshamba, essentiellement des adultes. Un autre

foyer éclata alors dans le village voisin deKanyangereka. Après s’être déclarée dans uneécole, la vague de rire s’étendit rapidement aux mères et aux proches parents des élèves. Autotal, cette épidémie toucha environ 1 000 per-sonnes en Tanzanie et en Ouganda.

Aujourd’hui, on commence à comprendre cequi confère au rire cette dimension de partageirrésistible. Il s’agit probablement de phéno-mènes d’empathie assez fondamentaux, faisantintervenir les systèmes miroirs du cerveau, pro-bablement les neurones miroirs : le psycho-

logue Leonhard Schilbach, de l’Université deCologne en Allemagne, a ainsi montré qu’unepersonne qui commence à rire suscite auprès deceux qui l’observent une activité des neuronesimpliqués dans la contraction des muscleszygomatiques (impliqués dans le rire), mêmequand l’observateur ne rit pas lui-même. Il seproduirait ainsi une préactivation de l’activiténeurologique liée au rire par simple observa-tion. L’être humain serait en quelque sorte« précâblé » pour le rire, et plus particulière-ment en situation sociale ou communautaire.

Nous voyons autour de nous des applications

multiples de ce phénomène. Par exemple, lesrires factices dans les séries comiques à la télé-

Nicolas Guéguenest enseignant-chercheuren psychologie socialeà l’Université

de Bretagne-Sudet dirige le Groupede recherche en sciencesde l’informationet de la cognition,à Vannes.

26 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Stabilité du couple, rencontres amoureuses,

santé cardio-vasculaire ou résistance aux maladies :

selon les neuroscientifiques, le rire a toutes les vertus. La science

du rire est à notre portée : saisissons-en les enseignements !

 Au bonheur d’en rire

En bref • Le rire rapprocheles gens en famille, autravail ou en société.Cette qualité en faitun outil de plus en plusrecherché de cohésiondes groupes.

• La santé physiquebénéficie aussi du rire :

meilleur systèmecardio-vasculaire,résistance aux allergies,au diabète ouà la douleur améliorée.

• Rire favoriseraitmême la stabilité ducouple et la capacitéà faire des rencontresamoureuses. Riende tel qu’un spectaclehumoristique pour faire

naître une idylle…

La psychologie au quotidien

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 29/100

vision. Le simple fait d’entendre des rires enarrière-plan sonore enclenche un mécanismeempathique qui facilite le rire du téléspecta-teur. Un des psychologues les plus renommésdans le domaine de la persuasion, l’Américain

Robert Cialdini, de l’Université du Texas, s’estpenché sur ce phénomène. Il a montré que desémissions humoristiques sous forme vidéo ouaudio complétées par des enregistrements derires factices suscitent effectivement le rire,même si les personnes qui entendent ces enre-gistrements ne voient pas le public rire. C’estaussi la raison pour laquelle un plaisantin quirit de sa propre blague a plus de chances de« lancer » la vague de rire dans son auditoire,que s’il reste de marbre.

R. Cialdini a longtemps travaillé sur les

mécanismes de la formation des opinions, et ilarrive à la conclusion que nous cherchons àdéterminer si un épisode est drôle ou non, enfonction du fait que les autres le trouvent ounon hilarant. C’est le phénomène qualifié de« preuve sociale », qui désigne généralement lefait que nous forgeons nos opinions et atti-tudes d’après l’attitude de la majorité environ-nante. Pour R. Cialdini, le rire serait une formede preuve sociale. Si des rires se font entendre,c’est que la chose est amusante et donc, commeelle amusante, je vais rire moi-même.

Évidemment, ces considérations soulèvent la

question de l’avantage évolutif conféré par lerire. Le fait que le rire soit une caractéristique

universelle de l’espèce humaine est à rapporterau fonctionnement social d’Homo sapiens.Depuis des dizaines de milliers d’années, le rireaurait traduit les bonnes relations dans ungroupe d’humains, et favorisé l’intégration

d’étrangers dans ce groupe.Le rire revêt une dimension de partage social

que l’on observe dès le plus jeune âge : le psy-chologue Antony Chapman, de l’Université deCardiff au pays de Galles, a montré que desenfants de sept ans écoutant des extraits sonoresd’émissions humoristiques rient davantagelorsqu’ils sont deux, que s’ils sont seuls. PourA. Chapman, le rire est la première activité departage dans l’espèce humaine. À l’époque où lelangage chez l’être humain n’était pas constitué,notre espèce a dû trouver des comportements

non verbaux traduisant cette volonté de partageamical avec le groupe : le rire aurait eu cettefonction et c’est pourquoi son poids social estaussi important aujourd’hui. Ce processus esttellement ancré, que l’on apprécie immédiate-ment quelqu’un qui rit de bon cœur.

Ainsi, Stephen Reysen, de l’Université duKansas, a montré à des observateurs des vidéosoù de jeunes acteurs de théâtre lisaient un textesoit en riant, soit sans rire. Le rire était factice etles observateurs le savaient, et pourtant ils ont jugé l’acteur plus positivement, et se sont sentisplus proches de lui quand ce dernier riait. Ce

qui conduit S. Reysen à voir dans le rire unaimant social qui nous pousse irrésistiblement à

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 27

   A  n   d  y   D  e  a  n   P   h  o   t  o  g  r  a  p   h  y   /   S

   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

1. Vivre mieux et pluslongtemps en riant : le rire

favorise la stabilitédu couple et aide à lutter

contre le stress

et les maladiesqui l’accompagnent.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 30/100

28 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Pourquoi le rire est-il considérécomme une arme de séduction ?

L’explication souvent avancée suppose

que l’humour est une qualité recher-chée par une femme chez un homme,car il serait un miroir de ses compé-tences intellectuelles et sociales. Il estégalement possible que les femmesaiment le rire parce qu’il est bienfai-sant, et qu’elles apprécient pour cetteraison ceux qui rient souvent. Pourmettre cette hypothèse à l’épreuve,nous avons mené une expérience oùdes jeunes filles célibataires étaient pla-cées dans une salle d’attente où des

enregistrements radio étaient diffusés.Selon le cas, il s’agissait de sketcheshumoristiques, d’extraits d’émissionsculturelles sur le théâtre ou d’émissionsscientifiques ; parfois, aucune bandesonore n’était diffusée.

Nous avions disposé une caméracachée dans la salle d’attente, et nousavons ainsi pu observer que le compor-tement des jeunes femmes dépendaitdu contenu de ces enregistrements.Notamment, les jeunes femmes quientendaient des émissions comiquescessaient de se livrer à des activités« parallèles », par exemple consulterson téléphone portable, et profitaientdu moment, le sourire aux lèvres.

La suite de l’expérience consistait àinviter chacune des jeunes femmes à serendre dans une salle voisine où étaitdéjà assis un jeune homme. Ensemble,ils devaient feuilleter des magazines etporter des jugements sur la qualité despublicités (analyse du message, dugraphisme…), ce qui n’était qu’un pré-

texte pour les mettre en présence et lesfaire interagir. Le jeune homme, quiétait en réalité un membre de l’équipescientifique, demandait après quelquesminutes à la jeune femme son numérode téléphone personnel.

Nous avons constaté que les jeunesfemmes étaient plus nombreuses àdonner leur numéro de téléphone lors-qu’elles avaient préalablement enten-du des émissions humoristiques. Enrevanche, le fait d’avoir écouté des

contenus culturels ou scientifiques ne les

rendait pas plus réceptives à la deman-de du jeune homme.

Cette expérience montre que le rire

favorise les rencontres amoureuses. Ilne s’agit pas ici d’un effet attracteur del’homme qui serait capable de faire del’humour, puisque la source du rire étaitantérieure à la rencontre.

Les apprentis séducteurs peuvent entenir compte et inviter leurs futuresconquêtes à des spectacles humoris-tiques : la belle ne sera pas tentée dese jeter dans les bras de l’humoriste,mais plutôt dans ceux de son voisin. Denombreuses expériences corroborent

cette notion. La psychologue MyraAngel, de l’Université Vanderbilt, dansle Tennessee, a montré que les femmesqui rient souvent sont celles qui pren-nent le plus rapidement la décision devivre en couple ou de se marier avecleur compagnon.

Le psychologue clinicien RobertMcBrien, de l’Université de Salisburydans le Maryland, également thérapeu-te conjugal, conseille aux compagnonsqui n’ont pas beaucoup d’humour defaire rire leur compagne en allant voir

des films, des pièces de théâtre ou desreprésentations d’humoristes. En outre,l’effet ne vaut pas seulement pour les

femmes : ce même chercheur a montré,lors de ses consultations, que lescouples qui ont eu l’occasion de rire

lors de sorties font plus souvent l’amourle soir même et dans les jours qui sui-vent, que le reste du temps. Rire souventcréerait un état psychologique de bien-être favorable au maintien des senti-ments que l’on porte à son conjoint.

En fait, le simple fait de se souvenirdes fous rires passés suffirait à produi-re un effet positif. C’est ce qu’a consta-té le psychologue Dorris Bazzani, del’Université du New Connecticut : enincitant des couples à se souvenir de

crises de rires ou d’événements trèsamusants vécus ensemble, il a constatéque l’évaluation par les conjoints de laqualité de leur couple s’en trouvaitrehaussée. Un tel effet n’est pas obtenupar les souvenirs d’autres momentsagréables, qu’il s’agisse de voyagesréussis ou de bons repas.

C’est bel et bien le rire qui fait la dif-férence, sans doute parce qu’en plusdu bien-être que peuvent procurerd’autres sensations plaisantes, il revêtce caractère de ciment de la relation

sociale, une activité de partage quiconstitue depuis longtemps sa marquedans l’espèce humaine.

Rire et séduction

   K  u  r   h  a  n   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 31/100

apprécier le rieur. À tel point qu’il a été montréque dans les groupes, certaines personnesessaient de faire rire celles qui ont le rire facileet communicatif : il s’agirait d’une stratégie decertaines personnes, notamment les leaders,pour renforcer l’unité du groupe.

On sait que la santé des relations sociales est

généralement profitable à la santé du corps : dèslors, le rire serait-il bon pour nos artères ? Ilsemble renforcer notre capacité de résistance aux maladies infectieuses, en stimulant le systèmeimmunitaire. Le psychologue Herbert Lefcourtet ses collègues de l’Université de Waterloodans la province de l’Ontario au Canada ontainsi comparé les quantités de certaines immu-noglobulines (anticorps intervenant dans laréaction immunitaire) sécrétées par des per-sonnes exposées (ou non) à des sketches humo-ristiques populaires. Ils ont observé qu’une

exposition de dix minutes à de tels messagescomiques entraîne une augmentation de lasécrétion d’immunoglobulines.

Les bienfaits du riresur la santé

Ces effets ont été retrouvés dans d’autresétudes, qui ont également montré que d’autrescomposantes immunitaires sont stimulées parle rire, tels les lymphocytes NK (les cellulestueuses naturelles) ou l’interféron gamma.Logiquement, une personne qui aime rire et y 

passe beaucoup de temps est mieux arméecontre les grippes, rhumes ou autres angines.

Le rire a aussi des effets bénéfiques sur la per-ception de la douleur. La psychologue DeborahHudak et ses collègues de l’ Allegheny Collegedans l’État de Pennsylvanie ont ainsi montréque les personnes à qui l’on inflige des chocsélectriques après avoir ri y sont moins sensibles.Dans cette expérience, des volontaires regar-daient des scènes humoristiques, puis devaientsubir des chocs d’intensité variable : comparéesà des documentaires ne suscitant aucune activi-

té des zygomatiques, les scènes d’humour ontpermis aux participants de supporter des chocsbien plus élevés que la moyenne.

Des résultats similaires ont été obtenus pourla résistance à des douleurs infligées par pince-ment de la peau, ou par application d’objetschauds ou froids sur différentes parties ducorps. Aux yeux des neuroscientifiques, de telsrésultats plaident en faveur d’effets analgé-siques induits par le rire, qui rendent la douleurmoins perceptible. De fait, on a observé la pro-duction d’endorphines (des substances ana-logues à la morphine naturellement produites

par l’organisme et ayant des propriétés antal-giques) chez des personnes qui riaient.

Outre ces effets, des expériences ont égale-ment révélé que le rire a des effets positifs surles fonctions cardio-vasculaires et sur l’état destress. Toujours en projetant de petites scèneshumoristiques à des sujets, les psychologuesSabina White et Phame Camarena, de l’Univer-sité de Californie à Santa Barbara, ont montréque les rires ainsi obtenus ralentissent le ryth-me cardiaque et font baisser la pression arté-rielle. Le rire agirait en premier lieu sur la per-ception du stress, en produisant un sentimentde bien-être et de détente. En retour, cette bais-

se du stress aurait des effets positifs sur le sys-tème cardio-vasculaire, en réduisant l’adréna-line ou le cortisol, hormones du stress.

De fait, H. Lefcourt a constaté que le fait derire souvent est associé à un moindre stressperçu, y compris lorsque l’on demande à desindividus de remplir diverses tâches rébarbativesou stressantes, par exemple des calculs mentaux en temps limité. Ce mécanisme d’évacuation dustress est bien connu : en situation de tensionextrême, le rire peut survenir comme un exutoi-re, sans qu’on comprenne forcément pourquoi.

Il existe vraisemblablement un intérêt médicaldu rire, et l’on suspecte que de tels effets fassentmême intervenir les mécanismes de régulationde l’expression des gènes.

Ainsi, les biologistes Takashi Hayashi etKazuo Murakami, de l’Université de Tsukubaau Japon, ont projeté à des hommes et desfemmes, âgés en moyenne de 62 ans et souf-frant de diabète de type 2, des sketchescomiques connus et appréciés au Japon. Unprélèvement sanguin était réalisé avant la pro- jection, immédiatement après, et 90 minutesplus tard. Après avoir ri, les patients ont sécré-

té moins de prorénine, une protéine interve-nant dans les pathologies rénales et vasculaires

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 29

   S  e  a  n   P  r   i  o  r   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

2. Les mères qui rient

souvent produisent un laitqui prémunit

les nourrissons contreles allergies et favoriseun sommeil réparateur.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 32/100

30 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

propres aux diabétiques de type 2. Cette norma-lisation apparaît liée à un meilleur fonctionne-ment des récepteurs de la prorénine, qui favori-

sent sa dégradation.Les scientifiques n’ont pas encore exploré les

multiples effets du rire sur l’organisme. On igno-re encore jusqu’où s’étendra cette panoplie d’ef-fets bénéfiques, mais une chose semble d’ores etdéjà établie : rire ne présente que des avantages !

Le lait des mères hilares

Et les bébés ? Se portent-ils mieux quand leurmaman rit souvent ? Hajime Kimata, un méde-cin de l’Hôpital Moriguchi-Keijinkai d’Osaka

au Japon, a fait regarder divers films à un grou-pe de jeunes mamans allaitant des enfants decinq à six mois. Les plus chanceuses voyaientLes Temps modernes de Charlie Chaplin ; lesautres visionnaient des extraits de documen-taires ou des bulletins météorologiques. Toutesces mamans avaient des bébés souffrant d’eczé-ma du nourrisson et étaient également aller-giques au latex et aux acariens. À l’issue dechaque film, on dosait la concentration demélatonine – impliquée dans la régulation descycles du sommeil et de l’éveil et dont la sécré-tion favorise le sommeil – dans le lait de ces

mamans. Les analyses ont révélé une augmenta-tion de la sécrétion de mélatonine, mais seule-

ment chez celles qui avaient vu le film deCharlie Chaplin. De même, les enfants étaientmoins sensibles aux acariens et au latex, et

avaient moins d’eczéma du nourrisson à l’issued’une tétée avec des mamans ayant ri. Quel lienentre la mélatonine et l’eczéma du nourrisson ?Tout ce qu’on sait, c’est que cette maladie per-turbe le cycle du sommeil des enfants. La méla-tonine, présente en plus grande quantité dans lelait de la maman ayant ri, favoriserait le som-meil des petits et, par des mécanismes incon-nus, diminuerait leur allergie.

Tous ces résultats montrent que le rire a unimpact réel et positif sur l’organisme. Certainschercheurs, psychologues, biologistes ou méde-

cins recommandent aujourd’hui de prendre lerire très au sérieux et de l’introduire dans lesparcours médicaux au moyen de formations aurire (séances de rire collectif, de travail cognitif visant à rechercher un état d’esprit favorable).Ycompris en milieu hospitalier, on commence àintroduire le rire par des déguisements declowns pour les enfants, des fêtes, des sketches ;des compagnies telles que Boublinki ouTheodora, voire des formations de clowns hos-pitaliers, telle l’Association Cliniclown, exercenten France. Peu à peu, le rire gagne ses lettres denoblesse et passe du statut de simple amuse-

ment à celui de thérapie ayant des effets orga-niques observables. I

Bibliographie

T. Hayashi et

K. Murakami,

The effects of laughter on post-prandial glucose levels and gene expression in type 2 diabetic patients,in Life Sciences, vol. 85,pp. 185-187, 2009.

R. Martin,

Humor, laughter, and physical health :Methodological issuesand research findings,in Psychological Bulletin,vol. 127(4),pp. 504-519, 2001.

R. Provine, Laughter :

A Scientific Investigation,Penguin Press, 2001.

   P  e   t  e  r   Z  u  r  e   k   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

3. Le rire aideraità mieux supporter

la douleur, selon certaines

expériences. De plusen plus de médecins

trouvent bénéfiqued’introduire l’humouren milieu hospitalier.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 33/100

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 34/100

Psychologie

Comportement

Martin Oppenheimer, père dedeux fillettes, travaille à tempspartiel et s’occupe de ses enfants.« Lorsque je me promène dans larue avec un bébé sur la poitrine

et l’autre dans sa poussette et que je passe près

d’un groupe de mères, elles sont d’abord stupé-faites, puis me sourient. »

Le rôle des pères a beaucoup évolué depuis50 ans. En 1965, aux États-Unis, les pères pas-saient en moyenne 2,6 heures par semaine à s’oc-cuper de leurs enfants. En 2000, ce chiffre attei-gnait 6,5 heures.Aujourd’hui, il y a trois fois plusde pères au foyer qu’il y a dix ans, et les famillesoù le père élève seul ses enfants se multiplient.« Dans les années 1970, quand j’ai commencé àétudier les comportements des pères et desmères, la majorité des pères n’avaient jamais

donné le bain à leurs enfants, ni même changéune couche » se souvient le psychologue MichaelLamb de l’Université de Cambridge.

Pendant des années, les sociologues ont consi-déré les pères comme des suppléants suscep-tibles de remplacer la mère lorsqu’elle n’était pasdisponible. Mais, aujourd’hui, on admet que lespères sont bien plus que des mères de rechange.Les scientifiques montrent même que les pèressont biologiquement aussi sensibles à leursenfants que les mères, même s’ils interagissentavec eux de façon différente. En particulier, ilssemblent stimuler davantage leurs capacités

émotionnelles et cognitives, les préparant àaffronter le vaste monde.

Dans un article paru en 1958, le psychiatrebritannique John Bowlby proposa une idée,alors très controversée, mais que l’on connaîtaujourd’hui sous le nom de théorie de l’atta-chement : selon cette théorie, pour se dévelop-per correctement, les enfants ont besoin d’une

relation stable et rassurante avec un adulte,adulte qui pour lui était la mère.

Des modifications biologiqueschez les jeunes pères

Mais, dans les années 1970, quelques étudescommencèrent à s’intéresser aux pères et mon-trèrent qu’ils sont tout aussi capables que lesmères de prendre soin de leurs enfants. Lespères savent quand leurs nourrissons ont faimou sont fatigués, et y répondent de manière

appropriée. Les hommes et les femmes présen-tent les mêmes réactions physiologiques– modification de la fréquence cardiaque ou dela respiration, notamment – quand leur nou-veau-né pleure. Tout comme les mères, les pèresdont les yeux sont bandés sont capables dereconnaître leur bébé dans une crèche simple-ment en touchant les mains des petits.

Les biologistes ont également montré que lespères et les futurs pères subissent des modifica-tions physiologiques, comme la femme encein-te. Par exemple, une étude publiée en 2000 parla psychologue Anne Storey et ses collègues, de

l’Université  Memorial  du Newfoundland auCanada, a montré que les futurs pères ont des

Emily Anthesest journalistescientifique et médicale.

32 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Les pères aussi subissent des modifications biologiques

après la naissance d’un bébé. Leur apport à l’enfant est différent 

de celui de la mère : le développement du langage

et l’apprentissage du risque seraient plus de leur ressort.

Les nouveaux pères

En Bref 

• Depuis environ50 ans, la paternitéa beaucoup évolué.Les pères passentdeux à trois fois plusde temps à s’occuperde leurs enfants.

• Chez les jeunespères, la concentrationde prolactineaugmente, celle dela testostérone diminue.

• Les pères favorisent,chez leur enfant,l’acquisition du langageet certaines capacitéscognitives. Ilsles encouragentà prendre des risques.

• Certaines mèresont des difficultésà partager les soinsaux petits, surtoutsi elles ont une faible

estime de soi.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 35/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 33

   ©   T   i  m

   G  a  r  c   h  a   /   C  o  r   b   i  s

1. Les jeunes pères

subissent des modificationsbiologiques qui,par exemple, réduisentla testostérone et, par

conséquent, l’agressivité.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 36/100

concentrations élevées de prolactine, une hor-mone qui augmente beaucoup chez les jeunesmères et favorise la production de lait. Leschercheurs ont également découvert que letaux de testostérone des pères diminue d’envi-ron un tiers au cours des premières semainesqui suivent la naissance de l’enfant, un change-

ment qui pourrait rendre les pères moinsagressifs et plus prêts à s’occuper de leurenfant. Une étude publiée en 2001 a révélé queles jeunes pères ont des concentrations de tes-tostérone inférieures à celles des hommes dumême âge. Les pères peuvent même souffrir dedépression post-partum : dans une enquêtede 2005 réalisée auprès de 26 000 jeunes mèreset pères, le psychiatre Paul Ramchandani, del’Université d’Oxford, a établi que quatre pourcent des pères présentaient des symptômes dedépression au cours des huit semaines qui sui-

vaient la naissance de leur enfant.Au-delà des réactions physiologiques, qu’enest-il des comportements ? Généralement, lesmères prodiguent soins et réconfort aux nour-rissons, tandis que les pères passent plus detemps à jouer avec les enfants. Les études réali-sées durant les années 1970 et 1980 montrentque c’est le cas dans beaucoup de pays. LynCraig et ses collègues, du Centre de rechercheen sciences sociales de l’Université de Nouvelle-Galles du Sud, ont montré que les pères austra-liens passent environ 40 pour cent de leurtemps à jouer et à lire avec leurs enfants, contre

22 pour cent pour les mères.Dès l’âge de deux mois, les bébés ont remar-

qué cette différence. Quand une mère prendson enfant dans les bras, il se calme : son ryth-me cardiaque et sa fréquence respiratoire dimi-nuent. Lorsque c’est son père qui le prend, c’estle contraire : le bébé s’attend à jouer.

Cela tiendrait peut-être à une forme de divi-sion du travail : dans son étude, L. Craig a obser-vé que les mères passent 51 pour cent du tempsconsacré à leur enfant à les nourrir, baigner, ber-cer et consoler, alors que les pères n’y passent que31 pour cent de ce temps. Si les mères assurentl’essentiel des soins, les pères ont plutôt tendan-

ce à jouer avec eux. Mais comme ils passent glo-balement moins de temps que les mères à s’occu-per de leurs enfants, le nombre d’heures passéesà jouer avec eux n’est pas supérieur à celui queconsacrent les mères aux activités ludiques.

La division du travail expliquerait en partiecette répartition des tâches au sein du couple.Dans les sociétés où les hommes s’occupentplus des enfants – par exemple chez les chas-seurs-cueilleurs Aka d’Afrique centrale, où lespères sont des partenaires à part égale avec lesmères dans l’éducation des enfants –, ils passent

une moins grande proportion de leur temps à jouer. En revanche, dans beaucoup de paysindustrialisés, les normes socioculturelles fontque les pères se sentent plus à l’aise quand ils’agit de jouer avec les enfants que de les bercerpour qu’ils s’endorment. Ainsi, bien que leshommes soient biologiquement câblés pourprendre en charge les différents aspects du rôlede parent, pour des raisons culturelles ils finis-sent par se spécialiser et à limiter leur contribu-tion. Notons que la situation évolue, notam-ment dans les jeunes couples.

Les pères préfèrentles jeux plus risqués

Par ailleurs, les jeux que les pères partagentavec leurs enfants diffèrent de ceux des mères.Diverses études ont montré que les pères préfè-rent les jeux plus physiques. En 1986, des psy-chologues ont demandé aux parents de plus de700 enfants à quoi ils jouaient avec leursenfants : les pères aiment bien faire sauter leursenfants sur leurs genoux, les jeter en l’air, lespromener sur leur dos, se bagarrer, les cha-

touiller ou chercher à les attraper. Les mèrespréfèrent les jeux plus calmes.En 2009, le psychologue américain Fergus

Hughes a montré que les mères aiment chanterdes chansons ou des comptines et préfèrent les jeux classiques. Les pères cherchent à innover,imaginant de nouvelles utilisations pour ces jouets, essayant de surprendre et d’intéresser lesenfants, ce qui pourrait stimuler leur dévelop-pement cognitif.

Les pères encouragent aussi leurs enfants àprendre des risques physiques. En 2007, la psy-chologue Catherine Tamis-LeMonda et ses col-

lègues de l’Université de New York ont présentéaux parents de 34 nourrissons un plan incliné

34 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

   S   t  o  c   k   L   i   t  e   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

2. Les pères

n’interagissent pas

avec leurs enfants commeles mères, préférantchahuter que fairedes câlins ou descoloriages.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 37/100

dont la pente était ajustable. Ils ont demandéséparément à chaque mère et à chaque père dedéterminer l’inclinaison maximale de la planchepour que leur enfant puisse la descendre à quatrepattes. Puis les chercheurs ont fait le test avec lesbébés : la plupart des mères et des pères avaientsurestimé les capacités de leur enfant. Ensuite, ilsont demandé aux parents de donner à la planchel’inclinaison maximale sur laquelle ils autorise-

raient leur bébé à descendre s’ils étaient présentsà l’autre bout de la pièce : 41 pour cent des pèresauraient autorisé leur enfant à s’aventurer surune pente encore plus inclinée que celle choisiedurant la première partie de l’expérience.Seulement 14 pour cent des mères ont incliné laplanche davantage. Ainsi, l’équilibre serait assu-ré par la complémentarité des parents : la mèreplus prudente et le père incitant à prendrequelques risques (calculés !).

Les pères ont tendance à encourager leursenfants à être plus endurants physiquement et

plus téméraires, sans doute pour les prépareraux défis qu’ils auront à affronter dans leur vie.Une expérience a été réalisée en 1995 : elle visaità étudier le comportement de parents quiavaient inscrit leur enfant âgé de un an à uncours de natation. Les chercheurs ont observéque les pères tenaient plutôt leur bébé pourqu’ils puissent voir le bassin, tandis que lesmères se tenaient en face de leur enfant, établis-sant un contact visuel direct avec lui.

En plus de préparer émotionnellement leursenfants à de nouveaux défis, les pères stimulentleurs capacités cognitives – en particulier leurs

habiletés verbales. En 2006, la psychologueLynne Vernon-Feagans et ses collègues de

l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hillont étudié des enfants âgés de deux ans jouantavec leur père et leur mère. Ils ont constaté queles pères étaient moins loquaces avec leursenfants, parlant moins et prenant moins sou-vent la parole que les mères. Pourtant, le voca-bulaire employé par les pères – et pas celui desmères – semble être lié au niveau du langage desenfants quand ils sont âgés de trois ans. Plus les

racines de mots utilisés par les pères avec leurenfant âgé de deux ans étaient variées meilleurétait le score de l’enfant à un test standard d’ex-pression un an plus tard. La richesse du vocabu-laire de la mère ne semblait pas avoir d’effet surle score des enfants.

Effets de vocabulaire

Cette influence particulière viendrait de lafaçon dont les pères parlent à leurs enfants.L. Vernon-Feagans a montré que les pères utili-

sent des mots moins courants que les mèreslorsqu’ils parlent à leurs enfants. Les mèresemploient davantage de mots dont la connota-tion est liée aux émotions, et leurs mots sontplus simples. Les pères parlent plutôt de sport,de voitures et de sujets que les mères abordentmoins souvent. Cette découverte est en accordavec des résultats plus anciens qui suggéraientque les mères ont tendance à « parler bébé » avecleurs enfants, s’adaptant à leurs capacités langa-gières (ou du moins à ce qu’elles croient être cescapacités). Au contraire, les pères connaîtraientmoins bien le vocabulaire de leur enfant (peut-

être parce qu’ils passent moins de temps aveceux) et chercheraient moins à « se mettre à leur

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 35

   B   l  u  e   O  r  a  n  g  e   S   t  u   d   i  o   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

   N   i  c   k   S   t  u   b   b  s   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

3. Les pères et les mères privilégient des activités ludiques diffé-rentes. Les pères encouragent leurs enfants à prendre des risques phy-

siques, ce qui les prépare sans doute aux situations difficiles qu’ilsauront à affronter dans leur vie. Les mères passent 22 pour cent du

temps qu’elles consacrent à leurs enfants à d’autres types d’activités :la lecture, les jeux calmes, le dessin. Les pères passent 40 pour cent du

temps consacré aux enfants à jouer, mais le temps total consacré auxenfants est inférieur à celui des mères.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 38/100

36 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

niveau » ; ils leur parleraient avec un vocabulaireplus riche, ce qui les stimulerait.

Dans une étude datant de 2004, la psychologueMeredith Rowe, de l’Université du Maryland, etses collègues ont montré que les pères de famillesdes milieux défavorisés posaient davantage dequestions à leurs enfants (qui, quoi, où, pour-

quoi), et demandaient plus souvent des explica-tions, peut-être parce qu’ils avaient plus de malque les mères à les comprendre. De sorte quepour leur répondre, les petits faisaient desphrases plus longues et utilisaient un vocabulai-re plus riche que pour parler à leur mère.

Le fait d’être exposé à un langage plus com-plexe influence favorablement le développe-ment du langage de l’enfant. En 2002, la psycho-logue Janellen Huttenlocher et ses collègues del’Université de Chicago ont remarqué un lienentre la complexité de la syntaxe utilisée par un

enfant et celle de ses parents : les enfants utili-sent d’autant plus de phrases complexes(notamment avec des propositions relatives)que leurs parents le font. Le père aurait doncune influence notable dans l’acquisition de lagrammaire et du vocabulaire de ses enfants.Enfin, de nombreuses études ont montré que laquantité totale des mots auxquels les enfantssont exposés – quand les adultes leur parlent ouleur lisent des histoires – a un puissant effetpositif sur l’acquisition du langage.

Un partage des tâchesbénéfique à tous

Les pères n’ont peut-être pas conscience del’influence qu’ils ont dans le développement deleur enfant et du fait qu’ils cherchent parfois às’en décharger. Mais l’absence d’interactionsavec le père a des conséquences quantifiablessur les enfants. En 2009, le psychologue JamesPaulson et ses collègues de la Faculté de méde-cine de l’Université de Virginie de l’Est ontévalué 4 109 familles pour déterminer dansquelle mesure le fait qu’un des deux parents

soit dépressif influençait le nombre d’histoireslues aux enfants.Les parents qui étaient déprimés lorsque leur

enfant avait neuf mois lisaient moins d’histoiresà leur petit que les parents qui ne l’étaient pas.Cependant, quand il s’agissait de la mère, la dif-férence était faible et ne perturbait pas le déve-loppement du langage de l’enfant. Au contraire,quand c’était le père qui était déprimé, les consé-quences étaient tangibles. Moins les pères lisaientd’histoires à leur enfant, moins les petits de deux ans avaient de bons scores aux tests d’évaluationdu langage. Lorsqu’un père est déprimé, il est

plus probable qu’il limite les interactions et sedésengage de sa tâche éducative. La dépression a

Cerveau de père

On sait que donner naissance à des petits ou s’en occuper stimuleles capacités cognitives des mères, augmentant, par exemple,

leur capacité à trouver de la nourriture. Mais des recherches récentessuggèrent que ces bénéfices ne sont pas limités à la mère. La neuros-cientifique comportementaliste Kelly Lambert et ses collègues duCollège Randolph-Macon, à Ashland, en Virginie, ont testé les capaci-tés mentales de pères et de mâles célibataires d’une espèce de sourisoù les mâles participent naturellement aux soins prodigués aux petits.Ils ont observé que, par rapport aux rongeurs célibataires, les pèresapprennent plus vite à découvrir de la nourriture dans un labyrinthe. Lespères étaient aussi plus à l’aise dans des situations nouvelles, présen-tant moins de stress en présence de stimulus nouveaux.

Ces différences de comportement semblent ancrées dans le cerveaudes pères. L’équipe de K. Lambert a découvert plus de modifications cel-lulaires dans l’hippocampe, une région cérébrale impliquée dans l’ap-prentissage et la mémoire, dans le cerveau des pères que dans celui descélibataires. Qui plus est, le cerveau des pères – ainsi que celui des pères

adoptifs, qui se sont occupés des petits d’un autre mâle pendant plusieursjours – contenait plus de fibres nerveuses sensibles à l’ocytocine et à lavasopressine (hormones associées aux comportements de soins prodi-gués aux petits) que les mâles qui n’étaient pas exposés aux nouveau-nés.

D’autres données suggèrent qu’une augmentation similaire des capa-cités cognitives se produirait chez les primates pères. En 2006, l’équi-pe de la neuroscientifique Elizabeth Gould, de l’Université de Princeton,a rapporté que lorsque les singes marmousets deviennent pères, desneurones de leur cortex préfrontal, une région cérébrale dédiée à la pla-nification et à la prise de décision, s’interconnectent davantage et pro-duisent plus de récepteurs à la vasopressine, ce qui suggère une aug-mentation des capacités cognitives.

Les modifications comportementales et biologiques découvertes chezces rongeurs et ces primates devenus pères sont similaires à celles queles chercheurs ont observées chez les mammifères qui deviennent mères.Mais étudier les pères est important – et pas seulement parce que leurbiologie diffère de celle des femelles. Chez les mères, les chercheursdoivent distinguer les effets de la gestation de ceux de maternage. Chezles mâles, il n’y a que les soins de...« paternage ».

Certaines souris mâles s’occupent non seulement de leur progéniture,mais aussi de celle des autres. Chez ces espèces, être un père confère

des avantages : cela augmente certaines de leurs capacités cognitives.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 39/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 37

des conséquences sur le comportement paternelet sur l’acquisition du langage chez le petit.

Les enfants dont le père est stable et impliquéont de meilleurs résultats lors des tests cognitifs,émotionnels et d’adaptation sociale.Par exemple,un fort investissement du père est associé à desenfants plus sociables, qui ont davantage

confiance en eux, qui se contrôlent mieux, sontplus sages à l’école et ont moins de comporte-ments à risque à l’adolescence. Des hommescomme M. Oppenheimer qui partagent la char-ge parentale avec leur épouse trouvent beaucoupde satisfactions à assumer pleinement leur rôlede père, et les femmes dont le partenaire assureune part notable de l’éducation des enfants sesentent bien dans leur couple, sont moins stres-sées et apprécient encore plus leurs enfants.

Quand la mère empêche

le père de s’impliquer Les psychologues ont constaté que dans de

nombreux cas, les mères sont tout aussi respon-sables que les pères – voire davantage – de l’im-plication (ou de la non-implication) du père.Ainsi, les mères parviennent à conformer nonseulement leur propre relation avec leursenfants, mais aussi celle que les enfants entre-tiennent avec leur père. Parfois, elles usent de cepouvoir pour empêcher les pères de s’impliquer,en se comportant comme des « gardiennes » deleurs enfants. Certaines mères établissent un lien

tellement fort avec leurs enfants qu’elles laissentpeu de place au père. Dans certains cas, ellessont tellement angoissées par l’éducation deleurs enfants qu’elles ont besoin d’en garder uncontrôle total. Ou encore, certaines veulent sim-plement que la maison soit le lieu où elles peu-vent affirmer leur autorité et leur pouvoir.

En fait, ce sont souvent les femmes qui ontune faible estime d’elles-mêmes qui se compor-tent comme des gardiennes : la maternité estalors pour elles une façon d’être valorisées.En 2008, la psychologue sociale Ruth Gaunt et

ses collègues de l’Université Bar-Ilan en Israëlont rendu visite à 209 couples ayant de jeunesenfants ; ils ont demandé à la mère et au père derépondre à un questionnaire évaluant les com-portements des parents, leurs valeurs ainsi quedivers traits de personnalité. Ils ont mis en évi-dence certains traits de personnalité des mères-gardiennes. Celles qui ont une faible estime desoi pensent souvent que leur mari ne sait pass’occuper de leur enfant, et qu’il faut donc mieux qu’elles s’en chargent, ou encore que le rôle desfemmes est de s’occuper de la maison et desenfants, mais que ce n’est pas celui des hommes.

Une autre étude a confirmé l’influence de lamère dans l’implication du père. En 2008, la psy-

chologue Sarah Schoppe-Sullivan de l’Universitéd’État de l’Ohio a étudié 97 couples après lanaissance de leur premier enfant. Elle a constatéque dans les familles où les mères critiquentsouvent les pères – par exemple en levant les yeux au ciel ou en faisant la moue quand leurconjoint veut s’occuper de l’enfant –, les pèresse désengageaient. Mais lorsque les mèresencouragent le père – en lui disant que le bébéest tout content que son père s’occupe de lui, ouen lui demandant son avis sur des questionsd’ordre pratique ou éducatif – les pères s’enga-gent beaucoup plus.

De plus, permettre aux pères de prendre partaux soins durant les premiers jours de la vied’un enfant a des effets bénéfiques encore plusdurables. De nombreuses études ont montréque les pères impliqués dès la naissance du bébécontinuent à participer davantage ultérieure-ment. Dans une étude datant de 1980, des psy-chologues avaient examiné le père d’enfants néspar césarienne ; durant quelques jours, lesmères ne pouvaient pas s’occuper totalementdu petit, de sorte que leur conjoint en prenaitdavantage soin après la naissance. Des mois

plus tard, ces pères étaient toujours plus impli-qués que les hommes dont les compagnesn’avaient pas eu de césarienne.

Comprendre ce que le père apporte au nou-veau-né peut améliorer la dynamique familiale,mais aussi aider les psychologues à identifierles multiples influences nécessaires au bondéveloppement des enfants. Les psychologuessavent assez bien ce que la mère apporte à sonpetit et découvrent progressivement les diffé-rentes facettes de l’apport du père. Quand onaura répertorié toutes ces influences, onconnaîtra mieux les ingrédients nécessaires à

un nouveau-né pour qu’il devienne un adulteheureux et accompli. I

4. Les mères qui ont

une faible estime

d’elles-mêmes critiquentplus le père qui cherche

à s’impliquer dansl’éducation des enfantsque ne le font les mères

qui sont sûresd’elles-mêmes.

   G   l  a   d  s   k   i   k   h   T  a   t   i  a  n  a   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

Bibliographie

K. Pruett et al.,

Partnership parenting,Da Capo Press, 2009.

M. Lamb et al., The Role of The Father in Child Development , 4e ed., John Wiley & Sons,2004.

R. Parke, Fathers,families, and the future :A plethora of pausible predictions, in Merrill- Palmer Quarterly ,

vol. 50(4), pp. 456-70,2004.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 40/100

Psychologie

sociale

C’

est un des ressorts des vaudevilles :la gaffe, la bévue, le mot qu’il fal-lait éviter à tout prix et qui échap-pe à celui qui le prononce. Cela faitrire tout le monde... au théâtre.

Mais dans la vie courante, ce type d’impair esttrès embarrassant pour celui qui en est respon-sable. Selon le psychologue social Daniel Wegner,de l’Université Harvard à Cambridge, qui étudie

ces « erreurs ironiques » depuis plus de 20 ans,les personnes ayant une tendance à la dépres-sion ou qui présente une forte anxiété sociale,c’est-à-dire qui sont mal à l’aise en société,prennent ces bévues très à cœur.

Sigmund Freud avait déjà décrit ce phénomè-ne, qu’il avait nommé Gegenwille (contre savolonté), notamment, en 1895, dans l’une de sesétudes sur l’hystérie. Il avait remarqué qu’ungrand nombre de ses patientes qui avaient peurde faire des remarques déplacées étaient particu-lièrement embarrassées quand elles en faisaient.

Et plus elles avaient peur, plus cela arrivait.Dans l’une de ses expériences, D. Wegner ademandé aux participants de ne pas penser à unours blanc pendant cinq minutes – et de parlerde ce qu’ils voulaient. Si jamais ils pensaientquand même à un ours blanc, ils devaient lesignaler à l’aide d’une clochette. Les résultatsont montré que les sujets avaient actionné laclochette en moyenne six fois – certains jusqu’à15 fois ! Les sujets ont été très frustrés de perdreainsi le contrôle de leurs pensées.

Pour le psychologue, ces ratés, bien queregrettables, sont un effet secondaire presque

inévitable de notre contrôle mental, la métaco-gnition (du grec meta : au-delà, et du latin cogi-

tare : penser). Deux mécanismes qui agissentnormalement en synergie dysfonctionnent : entemps normal, une sorte de censeur internesignale l’apparition de pensées inappropriées(parce qu’elles sont inadaptées dans le contexteou que nous sommes occupés à une tout autretâche). Lorsque le censeur émet une alarme, unsecond processus est déclenché – la suppressionde la pensée indésirable. Selon la théorie des

processus ironiques, notre contrôle mentalrepose sur la détection des pensées indésirableset le contrôle conscient de notre attention : onessaye de se concentrer sur autre chose.

Cela fonctionne assez bien, mais quand noussommes stressés ou que nous devons exécuterune seconde tâche complexe en même temps, lemécanisme peut être dépassé. Les erreurs iro-niques se produisent lorsque les contenus répri-més échappent à notre contrôle. Bien que lerefoulement et la répression soient des stratégiesfréquentes et efficaces, ils sont parfois respon-

sables de bévues, car ils réclament beaucoupd’attention et de ressources cognitives.

Les erreurs ironiquesSelon D. Wegner, les erreurs ironiques ne se

produisent pas seulement durant la communi-cation verbale, mais aussi dans le contrôle dumouvement. Il l’a montré avec ses collèguesMatthew Ansfield et Daniel Pilloff. Les sujetsd’un premier groupe devaient imposer unedirection donnée à un objet. Les mouvementsdans une autre direction étaient strictement

interdits. Simultanément, les sujets d’unsecond groupe devaient faire pareil tout en

 Anna Gielasconduit des recherchesen psychologie politiqueà l’Université Havard,à Cambridge,dans le Massachusetts.

38 © Cerveau &Psycho - n° 41 septembre- octobre 2010

« J’aurais mieux fait de me taire ! » Quand

notre autocontrôle mental – la métacognition – 

fait défaut, mieux vaut ne pas trop se formaliser !

Quelle gaffe !

En Bref 

• Souvent, le faitde vouloir réprimercertaines pensées

augmente le risquede faire une gaffe.C’est d’autant plusvrai que la situationest stressante.

• Ces « erreursironiques » résulteraientd’une défaillance denotre contrôle cognitif.

• Au lieu de refouler oud’essayer de réprimerles pensées redoutées,

mieux vaut les exprimer.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 41/100

comptant à rebours de trois en trois à partir de1 000 (997, 994, 991, etc.). Ces sujets impri-maient à l’objet la direction interdite bien plussouvent que les sujets du premier groupe dontles ressources cognitives n’étaient pas utiliséespar une seconde tâche.

Les erreurs ironiques se produiraient aussi

en sport, où le contrôle des contenus cognitifssemble diminuer la performance sportive,selon l’équipe de la psychologue Sian Beilock,de l’Université d’État du Michigan. Les psycho-logues ont observé 126 débutants en golf quiessayaient d’envoyer la balle dans le trou trèsproche. Certains participants avaient interdic-tion de penser au coup avant de l’exécuter,d’autres le pouvaient. Les résultats montrentque les performances des sujets qui avaient dûs’empêcher d’imaginer l’action avaient généra-lement été moins bonnes. Cette baisse des per-

formances n’avait pas pu être compensée com-plètement, lors de l’expérience suivante, quandles participants avaient eu l’autorisation d’ima-giner le coup à l’avance.

Éviter l’évitementComment peut-on étudier pourquoi la cen-

sure mentale échoue ? Pour tenter de répondreà cette question, D. Wegner et ses collègues ontdemandé à leurs sujets de parler pendant troisminutes sans contraintes sur n’importe quelsujet qui leur venait à l’esprit. Puis les partici-

pants devaient se focaliser sur des pensées liéesau sexe, puis, à nouveau, réprimer de telles pen-sées. Simultanément, on mesurait la conducti-vité de leur peau au moyen d’électrodes fixéesau bout des doigts, paramètre qui reflète l’étatémotif du sujet. La conductivité augmentaitbeaucoup pendant la phase où les sujetsdevaient s’empêcher de penser au sexe.

Les personnes émotives supportent mal defaire une gaffe. Cette crainte explique en partiepourquoi les phobiques sociaux se coupentpetit à petit de leur environnement. Pour les

personnes concernées, ces erreurs deviennentune menace permanente. C’est aussi le cas despersonnes dépressives. Celui qui veut se libérerde troubles émotionnels en refoulant ses pen-sées négatives entre souvent dans un cerclevicieux : le sujet tente de lutter contre ses pen-sées négatives, mais par un mécanisme prochede celui de l’ours blanc, il finit par se focalisersur ce qu’il voudrait chasser de son esprit.

Comment se protéger d’un tel phénomène ?Le psychologue Steven Hayes, de l’Universitédu Nevada à Reno, recommande d’apprendre àaccepter les pensées désagréables, et suggère

d’éviter l’évitement. D. Wegner propose mêmed’analyser chaque semaine pendant une demi-

heure à une heure tous ses soucis, tout ce quinous préoccupe et que nous essayons de refou-ler. Toutefois, ce conseil ne vaut que pour ceux qui ne sont pas submergés par leurs angoisseset leur dépression. Cette méthode ne pourraitconvenir aux patients gravement atteints.

Ainsi, James Pennebaker, de l’Université du

Texas à Austin, a analysé de nombreuses étudeset en a conclu qu’une confrontation active avecles pensées réprimées a des effets positifs dansla vie quotidienne à la fois sur le plan physiqueet sur le plan psychique. Il souligne les avan-tages pour certaines personnes de consignerpar écrit les « thèmes personnels tabous ».Selon certains résultats, un tel exercice auraitmême pour autre conséquence de renforcer lesystème immunitaire.

Ainsi, pour lutter contre les pensées intru-sives et les gaffes, il faudrait prendre conscience

et analyser les sujets qui mettent mal à l’aise ouconsigner par écrit ses tabous. D. Wegner pro-pose aussi de trouver des distractions qui nerisquent pas d’augmenter le stress. Selon lui,tout ce qui nous intéresse et ne crée pas de sur-charge émotionnelle représente une bonneoccasion de se libérer de sa crainte de faire desgaffes. Les recherches sur la métacognition – lesréflexions sur la réflexion et les pensées – aide-ront les personnes que ces faux pas cognitifsperturbent tant. Pour certains, il est déjà rassu-rant de savoir que ces incidents sont tout à faitnormaux. Bien que notre capacité à contrôler

nos pensées ne soit pas infaillible, nous serionscertainement bien en peine sans elle ! I

© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre -octobre 2010 39

Oups ! J’ai gaffé !

On laisse échapperun secret d’autant plusfacilement qu’il fallaitle garder à tout prix.

Des spécialistesde la cognition étudient

d’où viennent ces erreursd’aiguillage.

   M   T  r  e   b   b   i  n   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

Bibliographie

F. Bakker et al., Penality shooting and gaze behavior : unwanted effects of the wish not to miss, in Psychology of Sport and Exercise ,vol. 10, pp. 628-35,2009.

D. Wegner, How to think, say or do precisely the worst thingfor any occasion,in Science , vol. 325,pp. 48-51, 2009.

S. Najmi et al., The gravity of unwanted thoughts : Asymmetric priming effectsin trought suppression,in Consciousness and 

Cognition, vol. 17,pp. 114-24, 2008.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 42/100

48

Comprendrela réussite scolaire

40 © Cerveau&Psycho - n°41 septembre-octobre 2010

Pourquoi apprendre ?

Dossier 

60

Comment gérer les classesdifficiles ?

 À 

quoi sert de connaître la liste des pharaons ou de savoirque Ramsès II a vécu après Aménophis Ier ? À quoi bonapprendre que le noyau d’un atome de phosphore ren-ferme 15 protons ? Sera-t-on plus heureux si l’on sait cequ’est une angiosperme ? Ou que l’on nomme sans hési-

ter les planètes du Système solaire ?D’abord, la réussite scolaire viendra plus facilement. Verdict surpre-nant des études de psychologie : les connaissances encyclopédiquesforgent le succès à l’école et sous-tendent les capacités de raisonne-ment, y compris en mathématiques.

Ce n’est pas tout. Les connaissances appellent les connaissances : lesentiment de les maîtriser procure du bien-être et stimule la motiva-tion dite intrinsèque, celle qui prédit le plus sûrement le succès scolai-re et l’envie d’en savoir plus.

Apprendre, enfin, c’est mettre à profit ce que nos lointains ancêtresnous ont légué : les lobes frontaux de notre cerveau. Cette aire céré-brale assure l’abstraction, la planification des activités dans le temps,l’attention focalisée, la gestion des émotions. Aujourd’hui, les neuros-

ciences nous apprennent que nous sommes biologiquement faitspour apprendre, qu’apprendre procure du plaisir (sous forme dedopamine), et que mieux comprendre le fonctionnement du cerveaupourrait ouvrir la voie à de meilleures façons de transmettre le savoir.

Voilà à quoi sert de savoir quand vécut Ramsès II…Sébastien Bohler

42

 Apprendre par cœur ou comprendre ?

52Quand

les neurosciencesinspirent 

l’enseignement 

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 43/100

«

L e niveau baisse », entend-on un peupartout. Catastrophisme ambiant,ou réalité préoccupante ? À quel

point l’école est-elle malade de sesméthodes, de son manque d’en-thousiasme, de la démotivation des élèves ? Leschiffres ont la dent dure. Ceux de la DEPP, laDirection de l’évaluation, de la prospective et dela performance du ministère de l’Éducationnationale, décrivent une situation morose, voireun déclin progressif, certes pas aussi catastro-phique qu’on pourrait le croire, mais réel.

Jusqu’au milieu des années 1990, la situationest plutôt rassurante. De plus en plus d’élèvesvont à l’école en comparaison de l’après-guerre,et si le niveau moyen du certificat d’études n’at-

teint pas celui de 1920, beaucoup plus d’enfantssont scolarisés et l’effet global est positif.

C’est à partir de la seconde moitié desannées 1990 que le mouvement s’infléchit. Desétudes telles PISA (Programme internationalpour le suivi des acquis des élèves) ou PIRLS(Progress in International Reading Literacy Study)montrent qu’en 1997, 10 pour cent d’élèves sonten dessous d’un certain niveau de lecture et decompréhension,mais qu’ils sont 20 pour cent à sesituer sous ce même niveau en 2007. En d’autrestermes, le nombre d’élèves lisant mal ou compre-

nant mal l’écrit a doublé. L’école accueille de plusen plus d’élèves en difficulté, et les inégalités ausein des classes se creusent.

Dans le domaine plus spécifique du calcul, labaisse intervient plus tôt, entre 1987 et 1999. Ledéclin se stabilise ensuite entre 1999 et 2007,peut-être à cause des nouveaux programmesde 2002 qui accordent plus de temps au calcul.Malgré cet effet ponctuel, le niveau général demathématiques subit une nouvelle baisse de 2003à 2006. L’ensemble de ces tendances constatéesen CM2 se confirme au stade de la classe de 4e.

Sur le plan international, la baisse concerne

l’ensemble des pays de l’OCDE, mais la France« baisse plus que les autres ». En 2006, elle se

situait dans la moyenne des élèves de l’OCDE enmathématiques, alors qu’elle était largement au-dessus en 2003. En lecture, nos élèves passent

sous la moyenne, après l’avoir tenue en 2003.Il y a 30 ans, les sociologues se réjouissaientde voir le niveau monter. Jusqu’à la fin desannées 1980, des ouvrages tels que Le niveaumonte de Christian Baudelot décrivaient uneréalité encourageante. Ces observateurs avaiententre les mains un matériau statistique certesincomplet et légèrement biaisé (essentiellementfondé sur le niveau des conscrits), mais reflétantdans l’ensemble une progression du niveau del’éducation. La France s’alphabétisait à grandeéchelle et le certificat d’études, puis le bac,n’étaient plus le fait d’une poignée de privilé-

giés. Devant cette amélioration, les tenants du« c’était mieux avant » étaient assimilés à desnostalgiques, comme il en a toujours existé.Aujourd’hui, dire que le niveau baisse n’estplus, hélas, une complainte de réactionnaire,mais revêt plutôt le sens d’un constat tenace.

Où sont les causes, quels sont les remèdes ? Leschiffres sont un symptôme, pas un diagnostic etencore moins un remède. Reste le bon sens.Lorsqu’on évoque l’augmentation des enfants endifficulté face à l’écrit, une donnée s’impose : ladiminution du temps de lecture. Le fait est chif-

fré : selon une enquête publiée par l’INSEE defévrier 2003, tous les étudiants de 1967 lisaient aumoins un livre par mois,mais seulement deux surtrois en 2003. En 2009, une enquête TNS Sofrespubliée par le journal La Croix  révélait que64 pour cent des Français lisent moins de cinqlivres par an et 30 pour cent n'en lisent aucun.

La seconde partie du XX e siècle a été celle de ladémocratisation de la connaissance. Commentcontinuer à motiver les élèves ? Les enfantsaujourd’hui comme hier ne demandent qu’àapprendre. Comment les encourager, commentrépondre à leurs attentes ? Aujourd’hui, les neu-

rosciences peuvent apporter quelques pistespour inverser cette tendance à la baisse. I

Le niveau scolaire :en baisse depuis 15 ans

Sur le Net

Note d'information - DEPP - n° 08.38décembre 2008

et étude PIRLS :http://www.education.gouv.fr/cid23433/lire- 

ecrire-compter-les- performances-des-eleves- 

de-cm2-a-vingt-ans-d- 

intervalle-1987- 2007.html%20target 

© Cerveau&Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 41

Bibliographie

L’apprentissage de la lecture :

état des connaissances,outils et technologiesd’accompagnement,

in ANAE, vol. 22,n° 107-108,

pp. 101-248,mai-juin 2010.

Les pratiques culturelles :le rôle des habitudes

prises dans l’enfance,in INSEE Première,

n° 883, 2003.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 44/100

R

ègles grammaticales, connaissancesen biologie, dates de l’histoire deFrance, capitales du monde, tables demultiplication : lorsqu’un élève doit

assimiler toutes ces connaissances, ila l’impression d’apprendre par cœur. Il fautbien en passer par-là, même si cela peut sem-bler inutile. Après tout, les téléphones por-tables donnent aujourd’hui accès à Internet ettoutes les connaissances sont à portée de main !Mais ce serait une grave erreur que de cesserd’apprendre et de mémoriser, car le par cœurn’est qu’une des méthodes d’apprentissage. Lamémoire étant multiple, plusieurs méthodessont nécessaires.

L’attitude des philosophes, psychologues et

neuroscientifiques sur la mémorisation aconnu de multiples rebondissements. Del’Antiquité à la Renaissance, la mémoire était lafaculté la plus précieuse ; le mot mémoire vientde la déesse Mnémosyne, mère des muses quiprésidaient aux grands domaines de la connais-sance, Histoire, Poésie, Littérature, Sciences...Mais Descartes, contestant un charlatan de sonépoque, pensait que le raisonnement suffisait,reléguant la mémoire au second plan. C’est sansdoute pour cette raison, qu’au sens populaire, y compris à l’école, la mémoire est souvent rédui-te au sens d’apprentissage « par cœur ».

Mais qu’en est-il réellement ? Dans quellemesure la mémorisation favorise-t-elle la com-

préhension et le raisonnement, ou les entrave-t-elle ? La conception cartésienne donnaquelques signes de faiblesse lorsqu’au XIX e siècle,le neurologue Charcot rendit la notion de

mémoire plus complexe. C’est lui qui démontranotamment, en observant des cas cliniques,l’existence de « plusieurs mémoires ». Avec lesconnaissances de son temps, il associa cesmémoires aux sens et à la motricité : dès lors, onenvisagea la possibilité de mémoires visuelle,auditive, motrice, olfactive… Et l’idée que leséchecs scolaires puissent être imputés à unemauvaise utilisation de la mémoire devintséduisante : le philosophe et pédagogue françaisAntoine de La Garanderie (1920-2010) soutintpar exemple que les élèves ont principalement

deux modes d’évocation – visuel ou auditif –,et que l’échec scolaire surviendrait lorsquel’enseignement est surtout visuel pour un élèveauditif, ou inversement. Cette conception estaujourd’hui abandonnée, car trop simpliste.

La fusion des mémoires

C’est dans les années 1960 que la mémoireacquiert ses lettres de noblesse. Tout se joued’abord dans le cadre des études « homme-machine » (télécommunications, ordinateur…)où certains chercheurs vont jusqu’à penser que

l’intelligence repose sur la mémoire. On met enavant une hiérarchie de mémoires spécialisées,

 Alain Lieury est professeur éméritede psychologiecognitive de l’Université

Rennes 2, anciendirecteur du Laboratoirede psychologieexpérimentale.

42 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Les deux sont indissociables. Les recherches montrent qu’il faut 

valoriser l’apprentissage par cœur (tables de multiplication,

classification), mais que l’acquisition des connaissances fait nécessairement appel à la compréhension et à une mémoire

du sens nommée mémoire sémantique.

 Apprendre par cœur ou comprendre ?

En Bref 

• L’apprentissage parcœur, parfois décrié,revient au goût du jour,car on découvrequ’il développela mémoire lexicale.

• L’acquisitiond’un vocabulaire plusétendu et de notionsplus nombreusesdépend aussi dela mémoire sémantique,ou mémoire du sens.

• L’important est de nepas « saturer » l’élèvede connaissances :des études récenteslivrent quelquesméthodes simples pourne pas transformerl’apprentissage

en torture inutile.

Dossier 

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 45/100

des mémoires sensorielles aux mémoires abs-traites... Qu’entendre par-là ? La mémoire sen-sorielle visuelle (ou iconique) est la capacité à« photographier » par exemple une ligne dechiffres sur un écran, et à les citer de mémoi-re lorsque l’écran s’éteint. Diverses expé-riences ont montré que le nombre de chiffres

rappelés diminue rapidement si l’instructiond’énoncer ces chiffres intervient plus de250 millisecondes après l’extinction de l’écran.Cette mémoire iconique est donc éphémère.L’équivalent dans le domaine sonore, lamémoire auditive, aurait une durée légère-ment supérieure, de 2,5 secondes : si l’on faitentendre à quelqu’un une suite de sons, puisqu’on lui demande de réaliser une rapide tâchede calcul mental (tâche de distraction), lacapacité à citer de mémoire un des sons de lasérie devient très faible si la tâche de distrac-

tion se prolonge au-delà de 2,5 secondes.Ainsi, à court terme (moins de cinqsecondes) une présentation visuelle (sur écran)de lettres ou mots est moins efficace qu’uneprésentation auditive (mots entendus). Maisparadoxalement, le rappel des données visuellesou auditives au bout de plusieurs secondes(environ dix secondes et plus) est équivalent.L’explication en a été donnée par le chercheuranglais John Morton : selon lui, les informa-tions visuelles ou auditives ne font que transiterdans des mémoires sensorielles, et se retrouventfusionnées dans une mémoire commune, la

mémoire lexicale ou mémoire des mots. Lamémoire peut ainsi être représentée commeune sorte d’ordinateur avec différents modulesspécialisés, tout comme un ordinateur est équi-pé d’une carte graphique, d’une carte son, etc.

La mémoire est intelligente

Évidemment, il faut procéder à des exercicesde mémorisation pour nourrir sa mémoirelexicale. C’est ce que font d’abord les parents enrépétant sans fin le mot « fleur » à leur enfant

lorsque celui-ci désigne l’objet en question. Etl’on comprend que sans ce « par cœur » élé-mentaire, aucune forme d’intelligence ne pour-rait se développer chez l’enfant. Plus tard, l’en-seignement de nombreuses matières se doit depoursuivre au moins en partie en ce sens, qu’ils’agisse d’apprendre des noms de lieux, d’ob- jets, de techniques ou même de concepts. Maisla mémoire lexicale a-t-elle un lien avec la com-préhension au sens large ?

La découverte d’une nouvelle mémoire,nommée mémoire sémantique ou mémoiredu sens, a révolutionné la façon dont on envi-

sage cette question. Tout commence par lesrecherches d’un informaticien Ross Quillian et

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 43

   J  u  r   i  a   h   M

  o  s   i  n   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

1. Où est né Charles VII ? Qu’est-ce qu’un vilebrequin ?L’apprentissage est indispensable à la formation

des connaissances..., mais attention à toujours

associer par cœur et compréhension !

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 46/100

d’un psychologue, Allan Collins. En 1969, ilstravaillent dans une société d’informatique, surla mise au point d’un logiciel de traduction delangues étrangères. Leur idée première est derelier, par un programme informatique, un motd’une langue étrangère à son homologue natif.

Par exemple, chaque fois que l’ordinateur ren-contre dans le texte, le mot « pêche », il traduitpar « fishing ». Évidemment, les problèmes netardent pas à apparaître : si la phrase est :« Pour le dessert, je voudrais des pêchesMelba », on aboutit à une traduction cocasse…C’est d’ailleurs ainsi que procèdent beaucoup

de logiciels qui vous livrent des traductionshilarantes : « Insérer le magicien de CD et decourse » pour « Insérer le CD et démarrez l’as-sistant », ou « Écrous mélangés » pour « mixed nuts » : quelques exemples de très mauvaisestraductions de l’anglais vers le français sur cer-tains sites Internet qu’il est inutile de citer…

Les connaissancesfondent le raisonnement

L’idée géniale de A. Collins et R. Quillian fut

de tenir compte du fait que la plupart des motssont polysémiques (affectés de plusieurs sens,tels disque, feuille ou pêche), et qu’il faut uneinterface entre le lexique étranger et le lexiquenatif, un « interpréteur de sens». Cet interpré-teur de sens se sert des mots du contexte (des-sert, Melba…) pour choisir le meilleur sens, quiguide alors vers la bonne unité lexicale dansnotre mémoire lexicale. Supposant que notremémoire est naturellement conçue ainsi,A. Collins et R. Quillian découvrent la mémoi-re du sens, qu’ils nomment « mémoire séman-tique » (du grec semios, signification). Mais

comment imaginer le stockage de quelquechose d’aussi abstrait que le sens ? Leur théorierepose sur deux principes.

Le premier principe est celui de hiérarchiecatégorielle. Il stipule que les concepts de lamémoire sémantique sont classés de façon hié-rarchique, les catégories étant emboîtées dansdes catégories allant des plus particulières aux plus générales, à la façon d’une arborescence :la catégorie Canari appartient à la catégorieOiseau, Oiseau à celle de Vertébré , Vertébré  àcelle d’ Animal , etc. Le second principe, dit

d’économie cognitive, veut que seules les pro-priétés (ou traits sémantiques) spécifiquessoient classées avec les concepts associés. Parexemple la propriété jaune est classée avec leconcept de canari, mais des propriétés plusgénérales comme bec ou ailes sont classées avecle concept d’oiseau.

Dans ce modèle, la mémoire sémantique estorganisée sous forme d’une arborescence éco-nomique. La compréhension par un élève desconnaissances qu’on lui propose a lieu de deux façons. Soit par un accès direct à l’informationqui fournit le sens : par exemple, on sait que le

canari est jaune, car l’information jaune estdéjà stockée en mémoire. Soit par inférence :

44 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Faut-il répéter à haute voix ?

L a pratique de la vocalisation (ou énonciation à haute voix) a souventété stigmatisée après mai 1968 : on l’accusait d’être une mémoire

« perroquet ». Et pourtant, les recherches sont unanimes pour montrer quela vocalisation est nécessaire à la fois pour la mémorisation et pour la

compréhension. Ainsi dans des expériences, où l’on fait lire ou apprendredes petits textes, la lecture se fait normalement ou en empêchant la subvo-calisation (les enfants sont empêchés de « lire dans leur tête » et doiventrépéter des non-mots – lalalala ou colacolacola). On évalue l’efficacité dela mémorisation : la suppression de la subvocalisation diminue l’efficacitéde 40 à 60 pour cent, la note passant de 12 sur 20 (avec subvocalisa-tion) à 7, voire 4 sur 20. La vocalisation (ou subvocalisation) est doncnécessaire à l’apprentissage. Quand la subvocalisation est répétitive, onla nomme autorépétition ou boucle vocale. Pour le chercheur anglaisAllan Baddeley, l’autorépétition est une composante essentielle de la plu-part des activités cognitives (attention, calcul…). Si les récitations à voixhaute, tables de multiplication et récitations paraissent bien désuètes

aujourd’hui, elles sont fort utiles pour la construction lexicale ainsi quepour la mémorisation.

2. Lorsqu’un enfant se plonge dans la lecture d’une encyclopédie, il ne se contentepas de retenir des informations brutes. Il s’interroge sur le fonctionnement des objets,

par exemple les montres, sur leur évolution et pose des questions. La connaissancestimule la curiosité.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 47/100

c’est ce qui se passe si l’on demande à un enfantsi un canari a un estomac. Dans ce cas, le réseausémantique sera activé pour trouver qu’uncanari est un oiseau, donc un animal, qui parconséquent, doit avoir un estomac…

Dans ce dernier cas, l’information est recons-tituée – « inférée » est le terme technique – à

partir d’informations contenues dans d’autresparties de l’arborescence. Qu’est-ce que l’infé-rence ? Comme le montre cet exemple, c’est unraisonnement qui relève, non de la logique for-melle, mais d’un réseau de connaissances. Voilàpourquoi certains chercheurs pensent que l’in-telligence se nourrit de la mémoire : plus lamémoire stocke de connaissances, plus les infé-rences sont variées et correctes.

Évidemment, l’enfant ne naît pas avec unemémoire sémantique tout imprimée, comme sile cerveau pouvait télécharger un logiciel prêt à

l’emploi. Comment se construit donc samémoire sémantique ? Les souvenirs font partiede ce que le professeur émérite de l’Universitéde Toronto, au Canada, Endel Tulving a nomméla mémoire épisodique, somme des événementsque nous avons mémorisés. Selon lui, chaquefois que nous lisons un mot déjà connu (parexemple le mot bateau) ou que nous voyons unbateau dans un port, ou dans un documentaire,le concept associé fait l’objet d’un nouvel « épi-sode » stocké dans la mémoire épisodique.

L’apprentissage « par cœur »est indispensable

M’intéressant aux apprentissages scolaires(alors que E. Tulving travaillait plutôt sur lapathologie de la mémoire), j’ai fait l’hypothèseque la mémoire sémantique chez l’enfant estfabriquée à partir de l’abstraction de tels épi-sodes. Si le premier épisode « canari » pour unenfant est souvent Titi, il va aussi enregistrerd’autres épisodes ultérieurement, un canari vudans un livre, un canari dans une animalerie, unautre dans un documentaire (voir la figure 3).

Finalement, des mécanismes cérébraux d’abs-traction vont extraire les points communs detous ces épisodes pour constituer le conceptgénérique de canari. Certains auront peut-êtreremarqué que les définitions des adultes et desenfants diffèrent... Un adulte tend à évoquer uncanari de façon générique en déclinant des pro-priétés générales : « C’est un oiseau, petit et jaune » tandis qu’un enfant répond plus souventen décrivant un épisode : « Tu sais, c’est Titi »…

Ainsi, non seulement la mémorisation estnécessaire aux raisonnements par inférence,mais elle participe à la création du sens, au sein

de la mémoire sémantique. Comment appliquercette hypothèse à la pédagogie ? En insistant sur

le fait que, pour apprendre les concepts, il fautmultiplier les épisodes. En 1997, j’ai d’ailleurs

intitulé cette nouvelle méthode « apprentissagemulti-épisodique ». Ici, on quitte le terrain leplus strict de l’apprentissage par cœur, pouraborder celui de la multiplication des expé-riences et des épisodes. L’apprentissage parcœur est plutôt du domaine de la mémoire lexi-cale ; en revanche, pour apprendre le sens deschoses et construire sa mémoire sémantique, ilfaut – répétons-le – multiplier les épisodes.

Accompagnés de nombreux enseignants, àdifférents niveaux d’étude du primaire au lycée,nous avons testé avec succès cette méthode.

Certes, ce type d’enseignement est plus long :exposer un cours ne constitue qu’un (gros) épi-sode, alors qu’ajouter un documentaire, unerecherche sur Internet ou dans un centre dedocumentation, réaliser des travaux pratiquesou des exercices, prend beaucoup de temps.Mais ne vaudrait-il pas mieux réduire les pro-grammes pour mieux assurer la mémorisationdes connaissances ?

En tout cas, n’opposons surtout pas l’appren-tissage par cœur à la compréhension. L’un etl’autre sont indispensables et complémen-taires : l’apprentissage par cœur est le moteur

de la mémoire lexicale, tandis que les expériencessont le moteur de la mémoire sémantique.

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 45

3. La mémoire fonctionne par arborescences. Lorsqu’on demande à un enfantsi un canari a un estomac, et s’il a acquis suffisamment de connaissances, il se souvient

qu’un canari est un oiseau, qu’un oiseau est un animal et que les animaux ontun estomac, ce qui mobilise sa mémoire sémantique. L’enfant utilise un raisonnement

par inférence. En outre, il a acquis le concept de canari en mémorisant plusieursévénements où apparaissait un canari, par exemple dans un dessin animé,

dans une cage, en liberté : ces événements nourrissent sa mémoire épisodique.Mémoire sémantique et mémoire épisodique sont nécessaires au raisonnement.

 Animal

Oiseau Poisson

CanariMerle

 Jaune

Chant 

Mémoiresémantique

Mémoireépisodique

   C  e

  r  v  e  a  u  e   t   P  s  y  c   h  o -

   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 48/100

46 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Lorsqu’on mémorise un grand nombre deconcepts, de mots, de noms propres de person-nages historiques, de dates ou de lieux, on accè-de à ce qu’on pourrait appeler la connaissanceencyclopédique, dont l’étendue varie selon lesindividus. Corroborant ce que nous venonsd’expliquer sur les liens entre apprentissage desconnaissances et raisonnement, nous avonsdécouvert au fil d’études réalisées auprèsd’élèves de la 6e à la 3e que la connaissanceencyclopédique est un excellent prédicteur de la

réussite scolaire, davantage que les résultatsobtenus aux tests de raisonnement pur. Lemeilleur score de connaissance encyclopédiqueen 6e (4 000 termes identifiés, tels que tangente,Vercingétorix , gerboise) correspond au meilleurélève (crédité d’une note de 17/20 de moyennescolaire générale), tandis que les élèves obte-

nant les moins bons scores en connaissanceencyclopédique ont une moyenne scolaire trèsbasse (4,5/20). Les différences entre les élèvessont parfois énormes et sont très liées aux per-formances scolaires. Ainsi, les élèves qui ontacquis moins de 1 500 mots en fin d’année de6e redoublent et ceux qui ont acquis moins de9 000 mots en 4e ont une moyenne annuelleinsuffisante. La mémoire des connaissances(lexicale et sémantique) est donc cruciale pourla réussite à l’école.

Dès lors, comment mémoriser les informa-

tions de façon intelligente, sans « saturer », ni setrouver dans une situation d’épuisement ou deprofonde lassitude ? La principale limite ducerveau à cet égard est constituée par la mémoi-re à court terme, ou mémoire de travail. C’est lepère de la cybernétique, Norbert Wiener, quiinaugura ce concept en 1948. Il fallut dix ans deplus pour en démontrer l’existence chez l’êtrehumain. La mémoire de travail présente deux caractéristiques fondamentales : sa capacitélimitée (environ six à sept unités familières,mots, images, chiffres, symboles, etc.) et unefaible autonomie (moins de 20 secondes) qui

lui vaut parfois le nom de mémoire à courtterme. La mémoire de travail permet ainsi degarder présent à l’esprit un numéro de télépho-ne le temps de le composer. Si l’on ne s’efforcepas de le mémoriser par des tentatives répétées,on ne le retiendra jamais. La mémoire de travailest la première porte d’entrée de la connaissan-ce dans le cerveau : c’est elle qui organise lesinformations, et c’est par la répétition que cesconnaissances peuvent être consolidées enmémoire à long terme.

Mémoire et réussite scolaireComment optimiser les apprentissages en

sachant que cette mémoire de travail ne peutstocker simultanément plus de six ou sept élé-ments ? Le psychologue George Miller a mon-tré en 1956 qu’un moyen de dépasser cette limi-te était de grouper les informations parpaquets. Par exemple, plutôt que d’apprendreles noms de 16 fleuves russes, on gagnera àapprendre les noms de quatre provinces, et dequatre fleuves par province. La mémoire de tra-vail peut gérer quatre noms de provinces, et une

fois que l’attention se focalise sur l’une d’elles, y classer quatre noms de fleuves.

Existe-t-il un « bon »et un « mauvais » par cœur ?

L es mots que nous apprenons sont stockés dans une forme de mémoi-re particulière, la mémoire lexicale, qui identifie les termes de la

même façon, qu’ils soient lus ou entendus. Toutefois, un mot en mémoi-re lexicale est en quelque sorte un « fichier » qui ne contient pas de sensà proprement parler : ce n’est qu’une « carrosserie », alors que le sensest stocké dans une autre mémoire, la mémoire sémantique. C’est ce quiexplique que des élèves puissent lire un texte sans le comprendre, ouapprendre par cœur sans penser à ce qu’ils apprennent ; c’est d’ailleurscette observation courante qui a donné lieu à la mauvaise réputation del’apprentissage par cœur... Mais ce phénomène arrive aussi chez lesadultes lorsque, fatigués après une longue journée, nous arrivons au basde la page du roman que nous lisons, sans avoir retenu son contenu…Notre mémoire sémantique s’est portée sur des événements survenus aucours de la journée, et la lecture n’a été que lexicale.

En conséquence, le bon par cœur est celui qui associe au travail demémoire lexical un travail sémantique. Cela tombe sous le sens : lors-qu’on fait apprendre un poème à un enfant, il faut s’assurer, non seule-ment qu’il le retient et peut le réciter, mais aussi qu’il a bien comprischaque terme et chaque subtilité. Cela peut paraître évident, mais lesenfants ont une capacité surprenante à retenir des mots, des textes ou

des chansons sans en comprendre la moitié. Attention à ce piège…

4. Norbert Wiener ,le père de la cybernétique,

inaugura le conceptde mémoire à court terme

(ou mémoire de travail)à partir de ses travaux

sur les ordinateurs.

Ce type de mémoire estégalement très importantchez l’homme,

où son rôle est d’organiserles informations

mémorisées.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 49/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 47

Dès 1969, Gordon Bower et ses collègues del’Université de Berkeley à Los Angeles ontmontré l’efficacité de cette méthode de subdi-vision des tâches. Ils ont fait apprendre à desétudiants une liste d’environ 120 mots organi-sés en familles sémantiques – animaux, plantes,etc. –, elles-mêmes subdivisées en sous-familles

(plantes comestibles, d’ornement, sauvages),puis en catégories encore inférieures (fleurs,herbes aromatiques, etc.). Pour ne pas saturerla mémoire à court terme, le nombre de mots àchaque niveau n’excède pas quatre. Les perfor-mances ont été impressionnantes, 70 motsétant rappelés au premier essai contre unevingtaine seulement dans un groupe d’étu-diants devant apprendre les mots sur une listeunique. Dans le groupe « subdivisé », la totali-té de la liste est acquise dès le troisième essaid’apprentissage. Voilà pourquoi il est très effi-

cace d’apprendre le cours en parties et sous-parties bien organisées, selon un plan « séman-tique » (on dit souvent « logique ») ; l’idéalpour éviter la surcharge est d’établir des partiesde trois ou quatre éléments.

Une malédiction :la surcharge des programmes

Plusieurs remarques s’imposent à la lumièrede ces notions sur la mémoire. Tout d’abord,l’apprentissage par cœur est une composantenon négligeable de l’accès à la connaissance,

mais aussi au raisonnement. Par ailleurs, ongagnerait à proposer des programmes moins« lourds », mais à passer plus de temps à ensei-gner les concepts les plus importants, par laméthode de la multiplication des épisodes, quenous avons mentionnée. Enfin, il faut une vraieréflexion sur la surcharge des connaissances etdes programmes : nous l’avons évoqué, il estimportant de hiérarchiser sa méthode d’ap-prentissage selon le principe de la subdivisiondes informations pour tenir compte des limitesdu fonctionnement du cerveau. Pourtant, les

enseignants ne semblent ne pas avoir intégréces notions. J’en ai entendu déclarer en sub-stance : « Comme les élèves oublient vite, si onleur enseigne beaucoup de choses, il en resteratoujours un peu ».

Il y a bien des années, j’ai eu la curiosité decomptabiliser le nombre de mots d’une leçond’histoire dans un manuel de 5e, et j’avaisrecensé 300 noms, en plus du vocabulaire cou-rant. Et combien de mots dans la totalité desmanuels ? Ce fut le début d’une longuerecherche menée sur quatre ans avec une cin-quantaine de professeurs de collèges et plu-

sieurs dizaines d’étudiants, et dont la finalitéétait de dresser l’inventaire du vocabulaire des

grandes matières : histoire, biologie, chimie,mathématiques, littérature, langues vivantes.C’est ce vocabulaire « encyclopédique » (Ramsèsen histoire, diagonale en mathématiques, noto-

necte en sciences de la vie et de la Terre, ou dia- prure en français), qui a été inventorié dans lecadre d’un suivi de huit classes de collège, de la6e  jusqu’à la 3e. L’inventaire dans les manuelsd’anglais de 6e de collège aboutit ainsi à un totalimpressionnant de 6 317 mots en 6e, 9 500 motsen 5e, 18 000 en 4e et enfin, près de 24 000 en 3e,tous ces mots en plus des 9 000 que compte levocabulaire courant.

Comparé à ces « mots du programme » com-bien de termes un élève de 6e, c’est-à-dire unenfant de 12 ans, peut-il retenir en une année ?

Au moyen de questionnaires à choix multiples,nous avons évalué ce total à 2 500 mots etconcepts acquis en moyenne à la fin de l’année,soit une surcharge de 60 pour cent. Cette étudeporte sur des manuels des années 1990 à 1995,mais je n’ai pas eu connaissance de change-ments en faveur d’une simplification des pro-grammes. À mon avis, il ne faudrait pas suppri-mer la diversité des matières, mais réduire lesprogrammes dans chacune d’entre elles. Car ilest important de ne pas se sentir écrasé par lamasse des informations, si l’on veut espérer leurdonner une forme, une logique, construire des

arborescences mentales et adjoindre le raison-nement au savoir brut. I

Bibliographie

 A. Lieury et al.,

Psychologie pour l’enseignant ,

coll. Manuels visuels,Dunod, 2010.

 A. Lieury, La réussite scolaire expliquée aux parents, Dunod, 2010.

 A. Florin,

Le Développement dulangage , Dunod, 1999.

 A. Lieury , Mémoire et réussite scolaire ,

Dunod, 3e édition, 1997.

N. Wiener, Cybernetics,Scientific American,

San-Francisco,Freeman & Cie, 1948.

5. Les mathématiques

sont encensées dansl’enseignement français,mais les connaissances

encyclopédiques (dont levocabulaire et les notionsmathématiques) prédisentmieux la réussite scolaire.

   ©   P  e   t  r  o   F  e   k  e   t  a   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 50/100

Cerveau & Psycho : On parle souvent d’échecscolaire, mais quels sont les ingrédients de la

réussite ?Alain Lieury : Si l’on se réfère aux grandesétudes menées sur des échantillons de milliersd’élèves en primaire, on s’aperçoit que c’est lamémoire des connaissances qui joue le rôleprincipal dans la réussite scolaire. Autrementdit, la capacité d’apprentissage, le fait de savoiraborder une leçon, de mémoriser son contenu,de se constituer un bagage de connaissances.Savoir le nom des capitales, apprendre les règlesd’orthographe, etc. L’intelligence entre aussi enligne de compte, et parmi les composantes del’intelligence, la capacité d’abstraction. Ajoutons

à cela la motivation, qui est bien souvent unedonnée sociologique ou familiale, et l’on a letrio des éléments pour réussir.

C & P : La mémoire des connaissances estessentielle pour réussir à l’école, mais commentla développer ?

Alain Lieury : C’est très simple, et toutes lesétudes le montrent : c’est en premier lieu la lec-ture qui sert de passeport pour la connaissance.Il est évident qu’il faut énormément insister surce point, car les élèves maîtrisant la lecture sont

à la fois plus à l’aise en cours, moins stressés,moins inhibés, et plus curieux d’absorber denouvelles connaissances. Car, insistons égale-ment sur ce point : le savoir appelle le savoir.Par un phénomène de boule de neige, l’élèvequi sait lire et qui comprend ce qu’il lit veut ensavoir plus sur ce qu’il découvre, et trouve desréponses dans les livres, voire sur Internet : iln’y a pas de connaissance sans lecture.

Quelle méthode d’apprentissage de la lecturefaut-il privilégier ? Aujourd’hui, on a heureuse-ment abandonné l’idée – fausse – selon laquel-le à partir de la seule forme d’un mot, il est pos-

sible d’accéder à son sens (c’était le postulat dela méthode globale). Une multitude d’expé-

riences internationales ont montré qu’il faut belet bien passer par l’étape de décodage des pho-

nèmes, qui constitue l’approche syllabique.Cela est surtout vrai durant les stades précocesde l’apprentissage. Que l’on ajoute par la suitedes exercices de compréhension mettant enrelation des mots et un sens, cela coule de sour-ce, et la méthode globale constitue finalementce qui se met en place naturellement chez unlecteur plus ou moins expert qui est passé par laméthode syllabique.

De fait, les enquêtes ont montré qu’à partquelques « irréductibles », 90 pour cent desenseignants pratiquent des méthodes mixtes. Àl’échelon administratif et politique, le discours

est cohérent avec cette réalité du terrain :depuis un décret de 2006, il est explicitementdéconseillé d’employer la méthode purementglobale, mais nulle part il n’apparaît qu’unministre ait prétendument interdit le recours àcette approche. Simplement, il faut favoriser lesméthodes comportant une étape précoce dedécodage des phonèmes.

C & P : Cette évolution repose-t-elle sur desdécouvertes scientifiques ?

Alain Lieury : Les chercheurs en ont pris

conscience depuis plus de 20 ans. Les connais-sances biologiques parlent d’elles-mêmes : onsait aujourd’hui que l’œil ne peut voir plus d’unmot complet. En raison du câblage des cellulesphotoréceptrices de la rétine au cerveau, nousne voyons avec précision qu’un tout petit sec-teur sur le papier, et les enregistrements réalisésavec des caméras de précision montrent que les yeux de l’enfant réalisent de courtes pauses surles lettres au rythme de trois par seconde, saisis-sant de petits groupes de lettres, les uns après lesautres. Le message que l’on peut envoyer aux parents est le suivant : il est important que l’en-

fant apprenne à réaliser le décodage des pho-nèmes. Mais il faut aussi faire fonctionner la

48 © Cerveau&Psycho - n°41 septembre-octobre 2010

Faut-il privilégier l’intelligence ou la connaissance ?

La culture de l’image peut-elle bénéficier à l’école ? Doit-on insister 

sur l’orthographe ? Le professeur de psychologie Alain Lieury répond.

Comprendre la réussite scolaire

Dossier 

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 51/100

mémoire sémantique de l’élève, sa mémoire dusens ; il faut lui apprendre le sens des mots ren-contrés, et établir une relation entre ces mots etdes images, par exemple. Toutes les méthodessont bonnes, du moment qu’elles comportentces deux aspects.

C & P : Si la lecture est si importante etconstitue un passeport pour le savoir, commentla développer, et quelle est la situation actuelle-ment chez les enfants et les adolescents ?

Alain Lieury : Pour développer ses aptitudesde lecteur, la méthode est hélas (ou heureuse-ment !) très simple : il faut lire. C’est en lisantqu’on devient lecteur. Ici, il faut souligner que leniveau de lecture des petits Français baisse àpeu près régulièrement depuis 20 ans. On igno-re la raison de cette tendance, mais personne nepeut mettre de côté le fait que nous vivons de

plus en plus dans une culture de l’image et quele contact avec les écrans (télévision, jeux)diminue globalement le temps passé au contactde l’écrit. Si la pratique de la culture orale (télé-phone, SMS, langage phonétique) se renforce,les compétences de lecture ne pourront pasaugmenter. Il faut se rendre comptequ’en 1950, quand un enfant voulait com-muniquer avec un proche à distance, ildevait écrire. Aujourd’hui, cette communi-cation passe par l’oralité.

C & P : Quelle importance accorder à l’ortho-graphe ?

Alain Lieury : L’orthographe est le garant del’écrit. Les linguistes vous expliqueraient parfai-tement que l’orthographe d’un mot renfermeson étymologie, son sens, et le contexte histo-rique de son apparition. Le problème est celui

des glissements entre l’oralité et l’écrit. Unexemple bien connu est celui de l’expression« Fier comme un bar-tabac ». L’expression ori-ginale est « Fier comme Artaban », du nomd’un héros de la littérature classique qui se dis-tinguait par son incommensurable fierté. Lesglissements oraux font intervenir des pronon-ciations approximatives qui conduisent un cer-tain nombre de personnes à entendre, puis écri-re « bar-tabac » à la place d’Artaban. L’ortho-graphe est un moyen de revenir à la source, delimiter les glissements, car en l’occurrence le

glissement coupe le mot de son sens initial etdes ramifications que ce sens peut avoir dans laculture internationale.

Mais pour revenir à la question : « Commentdévelopper les compétences de lecture ? », les

parents ont leur rôle à jouer. À eux de pous-ser les jeunes à lire, car le plus souvent ils onttous un goût pour lire à partir de quatre oucinq ans, avant même de connaître vraimentla lecture. L’important est que le fil de l’inté-rêt ne se rompe pas. Il est toujours bienvenu

© Cerveau&Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 49

   P  e   t  e  r   H  a  n  s  e  n

   /

   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

1. Curiosité, motivation,intérêt pour la lecture :

quelques ingrédients d’unparcours épanouissant.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 52/100

d’aller en librairie avec un enfant, ou de lui liredes livres. Lorsqu’il sait lire, il peut avoir pourrègle de lire un peu tous les jours, comme unehygiène (car il faut reconnaître qu’ils n’en ontpas toujours envie) et comme préalable avantd’aller s’amuser avec ses amis.

C & P : Dès que l’enfant sait lire, tout est-il

enclenché ? Il suffit d’attendre que la mémoiredes connaissances se mette en place ?

Alain Lieury : L’enfant dispose en tout casdes outils pour engranger des connaissances.Évidemment, tous les enfants n’ont pas lesmêmes capacités de mémorisation. Le meilleurexemple vient des études réalisées sur des jumeaux, qui montrent que dans des tests demémoire (notamment, les deux parties les plusimportantes du test de quotient intellectuel deWechsler), les vrais jumeaux obtiennent desrésultats plus proches que les faux jumeaux. Le

patrimoine génétique détermine ainsi en partiela capacité d’un enfant à assimiler des connais-sances. Mais attention : la partie génétique,pour employer une analogie avec l’informa-tique, n’est que le disque dur du cerveau. Il peutavoir une capacité énorme et n’être jamais rem-pli, faute de transmission, d’éducation, de for-mation et d’apprentissage. La plupart desenfants ont un disque dur suffisant pourapprendre une foule de choses. C’est donc l’en-vironnement qui va être décisif.

C & P : Mettre l’accent sur la mémoire des

connaissances, n’est-ce pas reléguer au secondplan l’intelligence ?

Alain Lieury : C’est ce qu’on entend parfois,mais c’est essentiellement une erreur héritée dupassé : jusque dans les années 1970, on disaitque l’intelligence était assimilable au raisonne-ment, et l’on valorisait à outrance les mathéma-tiques selon le postulat que, mieux on raisonne,plus vite on acquiert des connaissances. C’est

ainsi que se sont développées certaines pra-tiques pédagogiques telles que les atelierslogiques ou la méthode dite Feuerstein, qui pré-tendait faire accéder l’enfant à l’abstractionsans lui inculquer de connaissances. Les évalua-tions qui ont été réalisées de l’efficacité de cesméthodes ont toutes été négatives.

Au cours des années 1970 s’opère un grandchangement au niveau international, avec ladécouverte de la mémoire sémantique par lepsychologue américain Allan Collins et son col-lègue informaticien Ross Quillian. Ils observent

que les connaissances sont classées dans notreesprit de façon hiérarchique, selon des arbores-cences. Et l’intelligence ne fonctionne pas à par-tir de rien, elle se développe à partir d’un réseaude connaissances que l’on classe à mesure qu’onles apprend.

C & P : Peut-on dire aux parents qu’en fai-sant lire leurs enfants, en enrichissant leursconnaissances, ils stimuleront leur intelligence ?

Alain Lieury : Exactement. En étudiant lesrésultats scolaires de classes tests, je me suisrendu compte que plus les connaissances fon-

dées sur des vocabulaires du programmeétaient étendues, plus les résultats scolairesétaient bons, y compris en mathématiques.Alors que l’inverse n’est pas vrai : un des grosproblèmes de l’enseignement focalisé sur lesmathématiques vient des carences en vocabu-laire. Ainsi, sur des classes de 5e et de 4e, nousavons constaté que le raisonnement pur comp-tait pour 25 pour cent dans la réussite scolaireglobale, et la mémoire, pour 50 pour cent. Laquantité de connaissances mémorisées est deux fois plus importante pour la réussite scolaire

que le raisonnement : la logique pure ne per-met pas de déduire toutes les informations.Avec le meilleur raisonnement du monde, onne peut pas savoir ce que Shakespeare a écrit.

C & P : Il y a pourtant des enfants à qui l’onn’arrive pas à donner le goût de l’apprentissageet de la connaissance. Comment les motiver ?

Alain Lieury : En sachant distinguer labonne motivation de la mauvaise. Dans lesannées 1980, deux psychologues américains,Edward Deci et Richard Ryan, ont découvertqu’il existe deux sortes de motivation : la moti-

vation intrinsèque liée au plaisir de pratiquerune activité (on fait quelque chose qui nous

50 © Cerveau&Psycho - n°41 septembre-octobre 2010

   I   l   i   k  e

   /

   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o

  c   k

2. Le jeu développela motivation intrinsèque

et les capacitésd’attention. Le plaisir

devrait être présentdans les activitésd’apprentissage.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 53/100

plaît, qu’il s’agisse d’écrire un livre, de jouer àun jeu vidéo, de s’intéresser à l’astronomie) ; etla motivation extrinsèque, qui est liée aux récompenses externes que l’on peut vous attri-buer si vous pratiquez l’activité avec succès, ouaux punitions qui peuvent en découler si vousla pratiquez en échouant.

L’idéal est d’être mû par une motivationintrinsèque. Sitôt que l’on donne une récom-pense à des gens qui s’adonnent initialement àune activité en raison d’une motivation extrin-sèque, on s’aperçoit qu’ils deviennent dépen-dants de ces gratifications externes (argent,bonbons pour les enfants, bons points) et qu’ilsperdent le plaisir lié à l’activité elle-même. Danscertaines expériences, on demande à des gensde choisir parmi diverses activités. Certainschoisissent de faire des puzzles, et y prennentplaisir.Si on leur donne ensuite de l’argent pour

faire des puzzles, on constate qu’ils s’habituentà cette récompense et qu’en l’absence de rému-nération, l’activité en elle-même ne les intéres-se plus. La motivation extrinsèque n’est pasmauvaise en soi, mais la motivation intrinsèqueengendre plaisir et persévérance.

C & P : Comment stimuler la motivationintrinsèque chez un enfant ?

Alain Lieury : Selon E. Deci et R. Ryan, lamotivation intrinsèque repose sur deux grandsfacteurs qui sont le sentiment de compétenceperçue et le sentiment d’autodétermination. En

d’autres termes, l’enfant doit se sentir bon etcapable dans ce qu’il fait, et il doit sentir qu’il achoisi de faire cette activité. Pour augmenter lesentiment de compétence perçue, les parentsdoivent encourager l’enfant et le valoriser ; sou-ligner ses progrès ; se montrer heureux, voireadmiratifs, lorsqu’il montre le résultat de sontravail avec enthousiasme. Les parents quiexpriment leur admiration lorsque leur enfantleur montre les premières lettres maladroite-ment griffonnées sur un cahier ont mille foisraison. C’est dans ces premières images de lui-

même que l’enfant fonde le sentiment de sacompétence perçue, et recherche ensuite ce sen-timent. Concernant l’orientation de l’enfant,c’est aussi aux parents d’interroger de temps entemps l’enfant sur ce qui lui plaît, ce qu’il vou-drait faire comme activité l’année prochaine,sur sa matière préférée, etc. Cela permet d’évi-ter d’aller trop à l’encontre du sentiment d’au-todétermination.

C & P : Pourtant, si on laissait tous les enfantschoisir, beaucoup préféreraient jouer à la plays-tation, plutôt que lire.

Alain Lieury : Parents et professeurs doiventse montrer habiles. Il est évident qu’il faut bien,

à un moment ou un autre, forcer un peu l’en-fant à s’engager dans de nouvelles activités.L’essentiel est qu’il adhère, plus ou moins vite, àcette activité qu’on veut lui faire découvrir. Lesparents ne sont pas obligés de poser un livre surla table et d’intimer : « Maintenant, tu vas lire celivre. » Emmener l’enfant dans une librairie, lui

montrer les couvertures des ouvrages, lui enmettre en main, lui demander lequel il voudraitacheter, est un préambule bien plus ouvert etqui portera ses fruits sur le long terme. Il fautqu’à un moment donné, l’enfant ait l’impres-sion que la démarche vient de lui. Il faut parfoisinsister plus longtemps chez certains, mais avecla lecture (ou les multimédias), les moyens nemanquent pas.

Le monde est rempli d’informations qui sti-mulent la curiosité et dont on découvre la clégrâce à la lecture sur différents supports, voire

par des documentaires instructifs : l’enfant nepeut qu’être attiré par cet accès à l’information.Et parfois, un peu de motivation extrinsèquepeut être utile pour lancer le processus : pro-mettre une glace à un enfant pour qu’il fasse unquart d’heure d’exercices de déchiffrage d’unlivre, n’est pas contre-productif, à conditionque cette logique de récompense soit abandon-née dès que l’enfant fait ses premiers pas auto-nomes dans la lecture et ce avec plaisir.

C & P : Existe-t-il de meilleurs momentspour ouvrir l’enfant à la connaissance ?

Alain Lieury : Les enfants ne sont pas faitscomme les adultes et ont leurs propres rythmesdont on ne tient pas assez compte. Schémati-quement, l’attention augmente au fil de la mati-née, puis baisse avant le repas. On note unedégradation à l’heure de la sieste, puis l’atten-tion remonte en milieu d’après-midi. Le profes-seur de psychologie à l’Université de Tours,François Testu, a établi ces variations et a pro-posé de ne pas démarrer les activités nécessitantune attention soutenue tout de suite après l’ar-rivée des élèves à l’école ni juste après le repas.

Or cette proposition a été mal comprise par leministre Luc Chatel qui proposait une grandematinée d’activités intellectuelles…, mais samatinée allait jusqu’à 13 heures !

Il faut aussi savoir que chez l’enfant, uneattention très soutenue ne dure que10 minutes. Et une attention modérée, tout auplus 1 heure 40. Les connaissances sur lesrythmes des enfants ne sont pas encore suffi-samment intégrées dans la conception des pro-grammes et des emplois du temps. Espéronsque l’école, lieu de connaissance, accepte aussiles enseignements qui sortent des laboratoires,

et qui s’accumulent depuis maintenant desdécennies. I

© Cerveau&Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 51

Bibliographie

 A. Lieury, La réussite 

scolaire expliquée aux enfants, Dunod, 2010.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 54/100

 À l’heure où tant de questions seposent sur l’enseignement, on seprend à rêver : et si les connais-sances sur le cerveau dont nousdisposons aujourd’hui servaient à

mieux comprendre comment les élèves appren-nent et à mieux cibler les méthodes et stratégiesutilisées pour transmettre les connaissances ?

Mais dans les sphères de l’enseignement, on

ignore à peu près tout de la façon dont notrecerveau permet d’avoir prise sur le temps etl’espace, l’attention, la motivation et, d’unemanière générale, la régulation des émotions.

Aujourd’hui, on peut se demander pourquoiceux qui conçoivent la formation des ensei-gnants n’ont pas jugé pertinent d’introduire,comme pour les futurs psychologues, des basesde neurosciences. C’est un peu comme si unpilote de course ne voulait pas savoir commentfonctionne le moteur de son automobile. Carc’est bien le cerveau qui permet d’apprendre, et

ce dernier obéit à des règles de fonctionnement– règles que l’on connaît aujourd’hui assez bien.

Quelques erreurs tenaces

Exemple emblématique, le rapport Bancelremis par le recteur du même nom à LionelJospin en 1989 stipulait : « La dimension rela-tionnelle du métier d’enseignant est très impor-tante. Elle implique que l’enseignant soit capablede comprendre les enjeux affectifs, d’intervenirpour éviter que l’expression des affects netrouble l’apprentissage et, enfin, d’analyser son

implication personnelle. » Autrement dit, lesdeux seules phrases, dans ce rapport de 32 pages,

où est abordée la dimension émotionnelle liée àl’apprentissage, affirment que celle-ci peut êtrenéfaste à l’apprentissage. Ce texte a servi de fon-dement à la mise en place en France des IUFM,et encore aujourd’hui dans la formation desenseignants, il est fréquent de constater unesuspicion et une volonté de tenir à l’écart undes membres du couple « émotion-cognition »,pourtant (neurobiologiquement) inséparables.

Les neuroscientifiques savent bien à quel pointémotion et cognition sont liées. L’apprentissagen’est pas possible sans que ne se produise unedéstabilisation cognitive, un processus d’« assi-milation et d’accommodation » comme l’anommé le psychologue suisse Jean Piaget (1896-1980). Cette déstabilisation cognitive qui a desrépercussions au plan affectif engendre dans unpremier temps une frustration liée au fait que ceque l’on savait n’est plus pertinent et qu’on doitle remettre en question. En effet, la nécessité del’apprentissage se présente quand on s’aperçoit

que nous ne disposons pas des savoir-faire ni desressources nécessaires à la résolution de tel ou telproblème. Il faut alors sortir de la sécurité de laroutine, et tant que l’apprentissage n’est pas ter-miné, les frustrations s’accumulent à chaque« raté ». Ces frustrations résultent presque tou- jours du fait que nous prenons conscience quenous ne sommes pas tout-puissants et que nousdevons rectifier l’image que nous avons de nous-mêmes, ce qui nous rend plus modestes. C’est ledésir d’obtenir « tout, et tout de suite » qui, parcequ’il n’est pas satisfait, peut engendrer des frus-trations de plus en plus difficiles à supporter.

La déstabilisation cognitive et affective présen-te dans tout apprentissage ouvre chez l’« appre-

Daniel Favre,docteur enneurosciences, estprofesseur en sciencesde l’éducation à l’IUFMde Montpellier.

52 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Psychologues et neuroscientifiques identifient six grandes

capacités cérébrales à prendre en compte pour favoriser 

les apprentissages. D’où l’intérêt d’établir des passerelles

entre les recherches et les pratiques enseignantes.

Quand les neurosciencesinspirent l’enseignement

En Bref 

• Six grandes fonctionscognitives et affectivesjouant un rôle clédans l’apprentissageont été identifiées.

• Ces fonctionscognitives sont toutessous-tendues parune des aires cérébralesapparues récemmentau cours de l’évolution :les lobes frontaux.

• Une meilleure priseen compte decette réalitépsychobiologiqueéviterait sans doutebien des échecs

scolaires.

Dossier 

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 55/100

nant » une période de vulnérabilité au cours delaquelle il ne faut pas l’affaiblir. Car l’élève affai-bli peut devenir à son tour affaiblissant : l’échecscolaire entraîne la violence scolaire, commel’ont montré diverses études.

Heureusement, le cerveau de l’homme et denombreux mammifères est également organisé

pour fournir des « récompenses biologiques »,en particulier sous forme de dopamine, à l’indi-vidu qui explore et résout des problèmes ou sur-monte des difficultés. Des recherches récentesont montré que c’est précisément au momentoù le rat résout l’énigme posée par un labyrintheque son cerveau libère de la dopamine dans sapartie préfrontale. Des émotions agréables peu-vent donc accompagner un apprentissage réussi.Comme chacun a pu le vérifier par lui-même,tout apprentissage réussi, tout gain d’autonomieprocure un plaisir particulier qui n’est dû qu’à

soi-même. L’apprentissage se trouve ainsi« naturellement » motivé, sans qu’il soit besoind’une source externe.

Qu’en conclure,en préambule ? Qu’apprendresuscite des émotions différentes selon les per-

sonnes et aussi selon que l’apprentissage en està son début, en cours ou terminé. Tout porte àpenser que lors d’un apprentissage au moinsdeux types d’émotions et de motivations oppo-sées et complémentaires, de l’ordre de la perte desécurité pour la première et du plaisir d’innoverpour la seconde, animent l’apprenant.

 Au cœur de l’apprentissage :les lobes frontaux !

Le phénomène d’assimilation et d’accom-modation met aussi en exergue l’importancede la flexibilité mentale dans les processusd’apprentissage. Ce qui suscite de l’anxiété chezl’élève en situation d’apprentissage, c’est biensouvent le fait de devoir renoncer momentané-ment à ce qu’il croyait vrai pour accéder à denouvelles méthodes de résolution, ou à de nou-

velles représentations. Cette capacité relève dela flexibilité mentale, une capacité qui dépendde certaines zones du cerveau, en l’occurrenceles lobes frontaux. Ce sont aussi les lobes fron-

taux qui relient émotion et cognition, et

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 53

   A  n  a   t  o  m

   i  c  a   l   d  e  s   i  g  n -

   S  u  n  n  y_

   b  a   b  y   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

1. Les connaissances

se mémorisentet se construisent

grâce au cerveau.Et pourtant,

les professionnels

de l’enseignementconnaissent encore assezpeu les grandes lois du

fonctionnement cérébral.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 56/100

qui permettent au jeune de ne pas être esclavede ses émotions, mais d’en prendre conscienceet de les utiliser au mieux pour progresser.

Comme nous le verrons, les lobes frontaux sont la clé de l’apprentissage, plaque tournantedes émotions, de la maîtrise des projets, de laperception du temps et de l’espace. Comprendreleur fonctionnement et le faire comprendre aux personnes chargées de l’enseignement projetteun éclairage nouveau sur la façon dont l’êtrehumain apprend, avec ses forces et ses faiblesses.

L’être humain,né pour apprendre

Une particularité de l’être humain semblerésider dans la possibilité qu’il a de prendre, enpartie, les « commandes » de lui-même. C’estpossible pour la motricité des jambes vers l’âgede un an. Parfois, la commande est mixte : c’estle cas pour la respiration, qui fonctionne engrande partie sur un mode automatique, maispeut aussi être contrôlée volontairement, parexemple avant de plonger en apnée, ou lorsd’exercices de relaxation.

La cabine de pilotage qui offre une prise surle temps, l’espace et nos émotions, est rarementprésentée aux élèves et peu d’enseignants ou deparents connaissent les possibilités du cerveaude ceux dont ils ont en charge l’éducation. C’estla conscience qui fait l’objet de l’éducation ; orla structure nerveuse, qui offre la possibilité de« prendre conscience », est constituée par noslobes frontaux.

Ces aires antérieures du cerveau font partiedes structures nerveuses apparues le plusrécemment, dans l’évolution des vertébrés. Cesont également celles dont la maturation

s’achève en dernier puisque la fin de la myélini-sation des fibres nerveuses des lobes frontaux 

humains a lieu vers l’âge de 15-16 ans. Le volu-me des lobes frontaux augmente au cours de lacroissance pour constituer chez l’hommepresque un tiers de la totalité du cortex, unrecord absolu chez les primates.

Il a fallu 500 millions d’années à l’évolutiondes vertébrés pour produire des Homo habilis

capables de créer des outils avec un cerveaud’environ 500 centimètres cubes (comparable àcelui de nos plus proches cousins les chimpan-zés avec qui nous partageons 98,4 pour cent denotre information génétique). Mais il a falluseulement trois à quatre millions d’années pourtripler ce volume cérébral et atteindre celuid’Homo sapiens il y a un peu plus de 60 000 ans.Ce triplement est essentiellement dû au déve-loppement du néocortex et en particulier deslobes frontaux (voir la figure 3).

La capacité de représentationQue font les lobes frontaux en classe, lorsque

le professeur fait son cours ? Ils remplissent six grandes fonctions, qui peuvent aussi être consi-dérées comme six grands « pouvoirs » donnés àun sujet potentiel sur le temps, l’espace et l’af-fectivité. Trois de ces fonctions – capacité dereprésentation, flexibilité mentale et planifica-tion – donnent à l’élève une prise sur le tempsau cours de l’apprentissage ; deux autres – atten-tion et initiative – lui confèrent un pouvoir surl’espace. La dernière, la modulation émotion-

nelle, permet de réguler son niveau d’émotivitépour tirer le meilleur parti des situations d’ap-prentissage. Voyons maintenant en quoi consis-tent ces six grandes fonctions.

La première fonction des lobes frontaux estl’évocation de ce qui n’est pas présent : c’est lacapacité de représentation mentale. La perma-nence des perceptions sensorielles en l’absencede nouveaux stimulus est, en effet, la conditionnécessaire pour disposer de représentationsdurables du monde et de soi. On peut ainsi évo-quer le visage d’un parent ou d’un ami, sa

chambre d’enfant. Tout se passe comme si, au-dessus du plan des yeux et à environ 30 centi-mètres en avant, dans un « espace psychiqueprivé », nous pouvions convoquer d’anciennesperceptions sensorielles visuelles. Il en est demême pour les autres sens : auditif, olfactif, tac-tile ou vestibulaire, mais les évocations sontmoins faciles à repérer spatialement. Avec noslobes frontaux, nous voyons sans les yeux,entendons sans les oreilles… comme dans lesrêves. Le rêve montre que cet espace psychiqueprivé peut devenir un espace de simulation.

Cet espace de simulation pourrait permettre

d’apprendre les yeux fermés. Voici un exempleen géométrie inspiré de la pédagogie de Caleb

54 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

   S  e  x   t  o  a  c   t  o   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

2. Le neuroscientifique

allemand Holger Starka montré que le cerveau

libère une substanceassociée au plaisir,

la dopamine, lorsqu’ilapprend à trouver

la solution d’un problème.H. Stark a étudié

le comportement de ratscherchant la solutionà des difficultés (ici,

atteindre une récompensedans un labyrinthe).

Le plaisir est éprouvémême en l’absence

de récompense explicite,preuve que le cerveau

est naturellement motivépour l’apprentissage.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 57/100

Gattegno, auteur en 1972 de l’ouvrage Cesenfants : nos maîtres ou la subordination de l’en-seignement à l’apprentissage. Cette leçon parti-culière commencerait ainsi : « Veuillez fermerles yeux et visualiser un carré ou un rectanglevertical comme la vitre d’une fenêtre. Une foisque cette image est stable, visualisez un axe ver-

tical qui coupe les deux côtés horizontaux parleurs milieux et faites bouger ce carré ou ce rec-tangle autour de cet axe qui reste fixe. Une foisque le quadrilatère a été rendu mobile autourde cet axe, faites-le tourner de plus en plusvite… Que voyez-vous ? » Ce petit exercice, quidoit nous montrer le cylindre engendré par larotation du carré ou du rectangle, présentel’avantage de fournir une expérience perceptivepersonnelle avant de se voir attribuer par l’en-seignant la définition du cylindre et la formulequi permet de calculer son volume.

Dans cet exemple, l’élève devient acteur etexplorateur ; celui pour qui cet exercice est plusdifficile ou inhabituel pourra être accompagnéafin de voir avec lui à quelle étape il n’y parvientpas et pourquoi.

Je connais plusieurs professeurs d’éducationphysique et sportive qui, intuitivement, ont uti-lisé la « pédagogie des yeux fermés » pour faireeffectuer mentalement à des élèves un exercicecomplexe leur paraissant impossible, parexemple un saut au cheval d’arçons. Ce faisant,ils ont permis aux élèves de repérer l’étape quiles bloquait et, après quelques simulations

mentales, de se débloquer et de visualiser l’en-semble du mouvement… Puis de le réalisereffectivement ! Chaque enseignant peut essayerde reprendre à son compte, en classe, cettenotion fondamentale concernant les lobesfrontaux : il s’agit de travailler sur la visualisa-tion et l’imagination, deux actes mentaux quistimulent ces aires cérébrales et aident à mieux aborder les concepts traités.

La deuxième grande fonction des lobes fron-taux permet d’échapper à la répétition et, parconséquent, d’apprendre. Il s’agit de la capacité

d’abandonner une règle, une manière derésoudre un problème, une représentation ouun comportement, pertinents à un moment

donné, mais qui ne correspondent plus aux exi-gences d’une situation nouvelle.

La flexibilité mentale

Si apprendre consiste, comme on le penseactuellement en sciences de l’éducation, à

changer de système de représentation, alorschacun dispose de l’équipement nécessairepour apprendre tout au long de sa vie. Toutepersonne dont les lobes frontaux ne sont pasinhibés à cause d’une lésion ou d’une patholo-gie mentale dispose a priori de capacités deflexibilité mentale, mais il peut exister des blo-cages en situation d’apprentissage. Rappelonsque, d’après le principe d’assimilation et d’ac-commodation de Piaget, l’élève doit pouvoir seséparer d’anciennes représentations pour lesfaire évoluer face au problème à résoudre. Or si

le changement de règles dans un test classiquede flexibilité mentale en laboratoire se fait sansdifficulté, l’attachement affectif à des idées et lanécessité de les remettre en question se révèlentparfois plus anxiogènes.

À mon sens, cette période de vulnérabilitépour les élèves devrait faire l’objet d’un accom-pagnement sur deux plans. Sur le plan émo-tionnel, il s’agirait de faire prendre conscience àl’élève de sa propre peur de se tromper, pourqu’il puisse s’en libérer au moins en partie. Surle plan cognitif, cette situation de remise enquestion des idées préalables peut être l’occa-

sion de réfléchir de façon moins dogmatique etde se dégager de l’emprise des certitudes.Pendant cette période d’apprentissage, on peutinviter les élèves à préciser leur pensée, à fairedes hypothèses, à se tromper, recommencer,tâtonner, utiliser les erreurs comme des infor-mations utiles. De cette façon, l’abandon desidées préalables n’est plus vécu comme angois-sant, mais comme un moyen de progresser.

C’est pourquoi il est important de créer unclimat de sécurité, sans jugement ni stress, quisoit suffisant pour que les émotions accompa-

gnant la déstabilisation cognitive ne soient pastrop fortes et ne provoquent pas une inhibitiondes lobes frontaux. Les évaluations PISA de

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 55

3. Les lobes frontaux

se sont développés au filde l’évolution, durant

des dizaines de millions

d’années. Notre espècea progressivement acquisdes capacités cognitives,telles que la planification,l’attention, ou la capacité

de représentation, quisont aujourd’hui les piliers

de l’apprentissage chezl’enfant. L’enseignementgagnerait certainement

à tenir comptede l’existence de

ces capacités spécifiques

de l’être humain quise sont élaboréesau fil du temps.

Chat Chien Singe

Homme   R  a  p   h  a

  e   l   Q  u  e  r  u  e   l

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 58/100

56 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

l’OCDE (Programme international pour le suivides acquis des élèves) de 2003 ont montré queles élèves français sont sept à huit fois plusnombreux qu’en Finlande à se déclarer stressésdurant un contrôle de mathématiques. Il restedonc du chemin à parcourir !

La planification

Une troisième fonction temporelle des lobesfrontaux confère la capacité de se représenter

l’avenir, de former un projet ou de se construi-re un programme d’action et de vérifier sonexécution. Grâce aux lobes frontaux, il devientpossible de sortir de la logique de l’immédiate-té, de l’impulsivité, de la « tyrannie du présent »pour se projeter dans une temporalité pluslongue en introduisant une liberté nouvelle :celle de créer un projet personnel permettantainsi à un potentiel de se manifester.

Pour utiliser cette capacité des lobes frontaux à se représenter le futur, chaque élève gagnera àavoir une idée claire de la tâche à accomplir. De

même que tout commandant de bord d’unavion a besoin de repérer le point de départ etle point d’arrivée pour construire sa « feuille deroute », l’élève doit avoir conscience du tempsde son parcours, qu’il s’agisse de l’année scolai-re ou,au minimum, d’un trimestre. À cet égard,c’est l’enseignant qui peut lui permettre derepérer un point de départ et un point d’arri-vée. Comment ? En réalisant ce qu’on pourraitappeler une « évaluation diagnostic ». Il s’agitpour l’élève d’acquérir une vision claire de cequ’il sait faire, en début d’année. Une telle éva-luation doit être très précise en fonction de la

matière enseignée et du niveau scolaire. Decette façon, l’élève va être en mesure de se repré-

senter ses compétences réelles, ce qu’il a déjàacquis par apprentissage, et les compétences etconnaissances qu’il doit acquérir pour passerdans la classe supérieure ou s’orienter vers lesspécialités de son choix.

Les trois fonctions temporelles des lobes fron-taux agissent en synergie. Par exemple, la réalisa-

tion d’un projet nécessite tout à la fois d’accéderà un espace de représentation et de simulationmentale où sont convoquées d’anciennes percep-tions sensorielles ; de pouvoir se dégager de larépétition et de ce qui a été une solution perti-nente, mais dans un autre contexte ; enfin, de sereprésenter l’écoulement du temps à venir. Par lamobilisation de ces trois fonctionnalités, ildevient possible de cesser de subir le temps etd’obtenir un peu (mais un peu seulement) deprise sur lui.

La capacité d’initiativeLes deux fonctions suivantes des lobes fron-

taux, la capacité d’initiative et l’attention,concernent la relation de l’élève avec l’espace. Lapremière lui confère la capacité de déclencherune suite de gestes pour résoudre une tâchedonnée. Les neurobiologistes distinguent deux sortes de mouvements à cet égard : d’une part,ceux qui sont hétérodéterminés (c’est la réactiond’un sujet qui obéit à une consigne telle que« Lorsque la lampe rouge s’allumera, vous pren-drez avec votre main droite le cube qui est posé

sur la table devant vous ! ») et, d’autre part, lesmouvements autodéterminés (« Quand vous ledéciderez, prenez le cube ! »).

Dans le premier cas, les lobes frontaux sontinactifs. Les personnes aux lobes frontaux lésésrestent capables de produire de tels mouvementsen réaction à des injonctions. Toutefois, dans lesecond cas, les lobes frontaux sont les premièreszones du cerveau à devenir actives ; ce sont eux qui déclenchent le mouvement. Tout se passecomme si, dans cette partie de notre cerveau,existait une interface entre l’espace psychique de

représentation (le fait de se représenter un cube,une décision, un mouvement) et les neuronesqui commandent la longue chaîne d’effecteurs(allant des aires motrices corticales aux moto-neurones de la moelle épinière responsables de lacontraction des différents muscles) permettantde saisir l’objet en question.

Quel enseignement en tirer ? Certains pro-fesseurs donnent à leurs élèves des consignes dutype : « Prenez le livre de mathématiques, allezà la page 32, faites l’exercice numéro 4 ! » Il estévident que de telles consignes placent lesélèves en « référence externe», où ils décident de

leurs conduites en réaction à une stimulationqui leur est extérieure. Je trouve important que

4. Dans ce test, l’enfant doit identifier 15 objets étroitement entremêlés. Cela l’oblige àconcentrer son attention sur un motif au milieu d’une multitude d’autres informationssusceptibles de le distraire. Ce test évalue la qualité de l’attention, et peut aussi la développer.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 59/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 57

les enseignants puissent ménager des pausespour solliciter un peu plus les lobes frontaux deleurs élèves en leur permettant de passer, aucontraire, en référence interne. Par exemple :« Quand vous pensez avoir compris tellenotion, choisissez un exercice dans telle listepour vérifier que vous l’avez effectivement

comprise et inventez une méthode personnellepour mémoriser cette définition. »

Car c’est bien l’enjeu central de l’éducation etde l’apprentissage : à chaque étape de sa vie sco-laire, du primaire au secondaire, du lycée à l’uni-versité, il va s’agir pour l’élève de s’autodétermi-ner, d’acquérir toujours plus d’autonomie.Alors, proposons-lui le plus tôt possible un typed’interaction avec l’enseignant qui favorise laprise d’initiative personnelle. Souvent, il suffit

que l’enseignant s’en convainque pour que leton change imperceptiblement et que la référen-ce interne soit choisie par le jeune.

Mais abordons la seconde fonction spatialedes lobes frontaux, à savoir la capacité à dirigeret à maintenir durablement son attention lorsde la formation et de la réalisation d’un projet.

Cette capacité est nécessaire pour planifier lesactes, et les exécuter en conformité avec desintentions ordonnées.

Le test dit des 15 objets emmêlés à reconnaîtreen temps limité, imaginé par le neurologueB. Pillon et son équipe de l’Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, permet d’évaluer le bon fonctionne-ment des lobes frontaux dans le domaine de l’at-tention. Ce test requiert d’identifier un objet,puis un autre, au sein d’un fouillis de lignes

Il s’agit de la capacité de représentation (imagination), laflexibilité mentale (capacité à abandonner d’anciennesreprésentations pour de nouvelles plus adaptées), la planifi-cation (organiser son travail selon une échelle de temps), lacapacité d’initiative (décider par soi-même de faire tel ou tel

exercice), l’attention (sélectionner les informations perti-nentes au milieu des autres) et la régulation des émotions(avoir conscience de l’état affectif où l’on se trouve aumoment de commencer un travail). Toutes ces capacités sontassociées aux lobes frontaux.

Six grandes capacités cérébrales

Capacité d’initiative Autodétermination

Capacité de représentationImagination

PlanificationConscience du temps

Régulationdes émotions

 Attention

Flexibilité mentaleSélection

des informations pertinentes Abandon

des représentations inadaptées

   S   h  u

   t   t  e  r  s   t  o  c   k -

   R  a  p   h  a  e   l   Q  u  e  r  u  e   l

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 60/100

58 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

emmêlées. La mise en jeu del’attention permet de distin-guer, de faire ressortir l’objetpar rapport aux autres, de lesurligner et de reléguer tousles autres au second plan. Puisde procéder de même pour

tous les autres motifs visuels.L’attention sélective, impu-

table aux lobes frontaux, estune faculté qui se développepar la pratique et l’entraîne-ment. L’enjeu, au fil de la sco-larité et du développementd’un enfant,est d’acquérir unecertaine endurance attention-nelle, pour accéder à la résolu-tion d’exercices de plus en pluscomplexes. L’acquisition d’une

telle endurance devrait faire l’objet d’un entraî-nement, comme c’est le cas en éducation phy-sique et sportive : ainsi, pourquoi ne pas inviterles élèves à se tester, à mesurer, montre en main,combien de temps ils arrivent à rester focaliséssur un problème à résoudre ? Et ajouter despoints supplémentaires quand ils progressent ?

L’attention endurante

La capacité d’autodétermination et celle d’en-durance attentionnelle, toutes deux sous-ten-dues par les lobes frontaux, confèrent une prise

sur l’espace extérieur : la première permet dedéclencher des mouvements selon des inten-tions, et la seconde de se repérer dans l’espace enidentifiant parmi les innombrables informationsqui nous parviennent celles qui sont signifiantes.

Mais pour de nombreuses raisons, parexemple la concentration sanguine de testosté-rone, l’élève peut ne pas être attentif à ce quel’enseignant lui propose : envie de distraction,attitude de refus ou de confrontation, besoin desensations immédiates. Cela nous ramène à laquestion des différents types de motivations

qui interviennent en situation d’apprentissage :la motivation par sécurisation, à l’origine duplaisir lors de la réalisation de tâches maîtri-sées, ou lorsque l’élève reçoit de l’affection oude la reconnaissance ; la motivation d’innova-tion qui procure du plaisir lorsque l’élève sesent progresser, ou en phase de découverte ; etenfin la motivation d’addiction, foncièrementnégative, qui pousse l’élève à satisfaire des juge-ments qui ont été émis sur lui (il rate son devoirde mathématiques, car il a toujours entenduqu’il était mauvais en mathématiques, ou ilcherche à avoir une bonne note en français, car

on lui a dit qu’il est excellent en français).Lorsqu’on élève ne mobilise pas suffisamment

d’attention lors d’un apprentissage, il fautsavoir activer une des deux premières motiva-tions (mais pas la troisième !), selon son tem-pérament et les circonstances.

La régulation émotionnelle

Dernière caractéristique essentielle des lobesfrontaux : ils sont étroitement connectés aux structures nerveuses associées à la genèse desémotions. Mais il s’agit d’une double comman-de, car si les lobes frontaux peuvent inhiber lefonctionnement du cerveau affectif et émotion-nel, l’inverse est également vrai. Notre libertéd’action et de pensée réside dans la possibilitéde ne pas obéir à l’impulsivité. Cela supposed’avoir le choix entre se laisser aller à un débor-dement émotionnel ou, au contraire, le modu-ler ou même l’inhiber selon nos projets. Quand

le « pilote » donne son accord aux lobes fron-taux et autorise le débordement émotionnel,agréable ou désagréable, à s’installer, ce dernierentraîne en retour une inhibition fonctionnelletemporaire des lobes frontaux et donc la pertede contrôle sur le temps et sur l’espace.

Dans la cabine de pilotage, le pilote qui veutconserver ce statut doit rester en contact avecses émotions, ses sources de motivations et sessentiments, bref avec ce qui le meut, lui donnede l’énergie ou l’en prive. Être vivant, c’est êtretraversé par toutes sortes d’émotions générale-ment peu durables allant de la détresse paroxys-

tique aux sommets de l’euphorie et du plaisir.La « bonne santé psychologique » consiste àpouvoir rester conscient des mouvementss’opérant entre ces extrêmes.

En outre, il est d’autant plus important d’êtreen contact avec ses émotions que de leur inten-sité dépend notre perception du monde. Eneffet, dès lors que l’intensité des émotions(agréables ou désagréables) augmente, les lobesfrontaux commencent à être inhibés, suscitantun sentiment de perdre le contrôle. Le mondeintérieur et la réalité extérieure se mélangent et,

comme au cinéma lorsqu’on est « pris » par lefilm, le sujet a tendance à projeter ses émotionset ses sentiments sur le monde extérieur. Cesont des émotions réelles, mais qui ne sont pasforcément en relation avec la réalité.

En revanche, les émotions moins intenses n’in-hibent pas les lobes frontaux. Ceux-ci, associés àd’autres structures cérébrales comme le cortex prémoteur où siègent les neurones miroirs, ont lacapacité de réfléchir la réalité extérieure. Il enrésulte une sensibilité à autrui, à ses émotions etses modes de pensée (en prenant garde de ne pasles confondre avec les siens propres).Cela suppo-

se de vérifier que l’on n’est pas soi-même dansun état de débordement émotionnel.

5. Le psychologuesuisse Jean Piaget aétudié le développement

des capacitéscognitives de l’enfant

et a proposéle concept d’assimilation

et d’accommodation,selon lequel un élève doit

déstabiliser sesreprésentations

préexistantes pourqu’elles puissent

s’adapter au nouveau

problème à résoudre.L’assimilation et

l’accommodationrequièrent de la flexibilité

mentale, une des sixgrandes fonctions

dévolues aux lobesfrontaux chezl’être humain.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 61/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 59

Savoir apprécier son état de débordementémotionnel est, pour cette raison, un préalablequi paraît indispensable à l’apprentissage.Apprendre, c’est cultiver une relationd’empathie avec l’enseignant, contrô-ler ses actes et ses pensées, être dansune attitude favorable.

On ne se demande pratiquement jamais, au début d’un cours, si lesélèves sont dans l’état d’esprit corres-pondant. Il serait profitable de procéder à cettepetite vérification en début et en fin de journée,ou chaque fois que l’état émotionnel des élèvesn’est pas compatible avec l’apprentissage. Ils’agit concrètement d’entraîner les élèves à repé-rer comment ils se sentent intérieurement, puisde leur demander de se situer sur une échelle(matérielle ou non) allant d’un état « 100 pourcent agréable » à « 100 pour cent désagréable ».

Une telle pratique attribue une place légitime àla dimension affective et au corps de l’élève dansla classe. Elle permet en outre aux élèves demettre en mots les effets qu’ont pu avoir sur eux certains événements perturbants et de retrouverdes conditions favorables à l’apprentissage.

Quand les lobes frontauxsont inhibés

Voyons maintenant ce qui se passe chez unélève qui, pour des raisons qui nous échappent(dysfonctionnement familial, violence ou négli-

gence affective), est en situation de souffrance.Cette souffrance, qu’elle se manifeste par unrepli sur soi ou une hyperactivité, correspond àun bouillonnement émotionnel se traduisantpar une inhibition plus ou moins chronique deslobes frontaux.

Dans ce cas, l’élève peut avoir du mal à sereprésenter ce qu’on lui demande, à changer dereprésentation ou de comportement, à esquis-ser des projets, à se prendre en main, resterattentif et contrôler ses émotions dans la mesu-re où il tolère mal la frustration. On peut recon-

naître dans ces six symptômes le déficit fonc-tionnel, heureusement réversible, des lobesfrontaux. Il ne servirait donc à rien de lui envouloir (ou de s’en vouloir) : cet élève n’est pasen état d’apprendre et les enseignants ne sontpas des psychologues mandatés pour conduiredes psychothérapies.

En revanche, si l’école peut constituer un lieuoù il se sente en sécurité et accepté sans juge-ment, il devient possible de l’observer et derepérer des fenêtres temporelles durant les-quelles ses lobes frontaux sont en quelque sortedébloqués. Il sera opportun de lui proposer à ces

moments-là des apprentissages dont la réussitele fera grandir sur le plan psychologique, fonc-

tionner davantage en référence interne, deve-nant ainsi moins vulnérable à des environne-ments familiaux peu favorables. Sans connaître

le fonctionnement des lobes frontaux, certainsenseignants savent détecter intuitivement cespériodes favorables à l’apprentissage.

Les pouvoirs du sujet-pilote

Le phénomène de résilience s’expliqued’ailleurs en partie par le rôle protecteur etémancipateur de l’école. En effet, une propor-

tion importante d’élèves disposant de « mau-vaises cartes » au départ va pouvoir progressergrâce au rôle restaurateur de la motivation desécurisation exercé par les tuteurs de résilienceque sont potentiellement les enseignants.

Pour finir, gardons des lobes frontaux l’ima-ge d’une cabine de pilotage qui permet au pilo-te d’établir le plan de vol de l’apprentissage,d’éviter les changements de direction intempes-tifs, et de fixer des objectifs. C’est aux jeunesélèves d’apprendre à s’installer aux commandesde cette cabine de pilotage, mais c’est aux adultes, aux éducateurs, aux enseignants d’inci-

ter le jeune à monter dans la cabine de lui-même en lui montrant les avantages (les six « pouvoirs » que confèrent les lobes frontaux).

Une réflexion s’impose à l’enseignant, lui-même doté de lobes frontaux ! Lui aussi inter-prète les informations sensorielles et émotion-nelles qui arrivent à ses lobes frontaux et il doitrester en contact avec ses émotions. Il n’est paséquivalent d’affirmer,sur un mode «projectif» :« Les élèves sont pénibles cette année ! » oud’analyser réflexivement la situation : « Depuisle début de la matinée, je sens monter en moi de

l’irritation déclenchée par le fait que deux élèves bavardent ! »Évidemment, on ne sait pas tout des capaci-

tés d’apprentissage du cerveau humain. Mais lapsychologie a fait un long chemin depuisPiaget, et a la chance de pouvoir s’appuyeraujourd’hui sur les acquis des neurosciences,pour ébaucher un « portrait de l’apprenant »plus précis. Les pionniers de l’enseignement d’il y a plus d’un siècle auraient sûrement rêvé deposséder cette vue sur les ressources de leurs jeunes élèves. Il reste encore beaucoup à explo-rer sur le plan des ressources du cerveau, mais

serons-nous capables de concrétiser ce savoir enpratiques d’enseignements ? I

Bibliographie

D. Favre, Cessonsde démotiver les élèves,Dunod, 2010.

D. Favre, Transformer la violence des élèves.Cerveau, motivationset apprentissage ,Dunod, 2007.

H. Stark et al., Learninga new behavioral strategy in the shuttle-box increases prefrontal dopamine ,in Neuroscience ,vol. 126, pp. 21-29,2004.

 J. Mayer et al.,

Emotional intelligence asa standard intelligence ,in Emotion, vol. 1 (3),pp. 232-242, 2001.

 A. Damasio,

L’Erreur de Descartes :la raison des émotions,Odile Jacob, 1995.

B. Pillon et al., Cognitive slowing in Parkinson’sdisease fails to respond to levodopa treatment :the 15-objects test , in

Neurology , vol. 39,pp. 762-768,1989.

Les lobes frontaux permettent au piloted’établir le plan de vol de l’apprentissageet de fixer des objectifs.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 62/100

D

epuis quelques années, les ensei-gnants sont de plus en plus confron-tés à des classes difficiles, où ils ontde sérieuses difficultés à imposer

une certaine discipline. Ils se plai-gnent souvent du manque d’éducation et d’in-térêt des élèves, ainsi que de la pénibilité deleurs conditions de travail. Confrontés à d’im-portantes difficultés pour exercer leur métier,certains finissent par ne plus éprouver aucunplaisir à enseigner, sont fatigués, découragés etparfois même dégoûtés par leurs élèves. Desenquêtes effectuées en Suisse dans les classesprimaires montrent qu’environ une classe surquatre est concernée. On peut estimer que cetteproportion en France est comprise entre une

classe sur quatre et une classe sur six. Cette pro-portion est élevée et requiert une prise deconscience. Face au développement de l’indisci-pline, il est nécessaire de réagir avant que lephénomène ne prenne encore plus d’ampleur.

L’expérience que l’on peut acquérir dans lagestion de classes et d’élèves difficiles montrequ’il est possible d’intervenir avec succès dansbon nombre de cas. Nous exposerons ici lesmoyens mis au point par des enseignants pourrestaurer un climat de travail dans leur classe,et nous décrirons comment ils ont réussi à réta-blir avec les élèves une relation d’autorité res-

pectueuse et bienveillante. Dans ce cadre res-treint, le choix est fait de traiter uniquement

des classes maternelles et primaires, car, d’unepart, il est assez facile d’agir à ces niveaux de lascolarité et, d’autre part, une intervention pré-coce constitue la meilleure des préventions

pour éviter une dégradation plus sérieuse de lasituation au collège.

Qu’est-cequ’une classe difficile ?

Pour simplifier, on peut dire qu’une classeest difficile quand un enseignant est empêchéd’exercer correctement son métier et que lamajorité des élèves ne peut plus se concentreret travailler dans le calme, à cause de perturba-tions diverses, plus ou moins intenses et plus

ou moins durables. La plupart du temps, lesproblèmes sont mineurs (bavardages, agita-tion, refus de travailler, passivité, etc.), maisleur multiplication et leur accumulation finis-sent par perturber sérieusement – parfoismême par paralyser – le travail des enseignantset celui des élèves. Les transgressions graves(violences physiques par exemple) sont rares. Ilest important de considérer qu’une classe n’est jamais en soi difficile, mais qu’elle le devientdans un contexte relationnel et des circons-tances particulières. Une même classe peutparfois être quasi ingérable pendant quelques

semaines ou quelques mois et redevenir ensui-te normale, simplement parce que les difficul-

 Jean-Claude Richoz,est professeur-formateurà la Haute École

pédagogiquede Lausanne, en Suisse.

60 © Cerveau &Psycho - n° 41 septembre- octobre 2010

Lorsque quelques élèves agités ou incontrôlables transforment 

la classe en chaos, peut-on encore intervenir de façon posée

et constructive ? Tout groupe fonctionne selon des règles,

et les enfants attendent qu’on leur enseigne de telles règles.

Comment gérer les classes difficiles ?

En Bref 

• Les classes difficilessont souvent le faitd’élèves perturbateurs,agités ou opposants.

• Bon nombred’enseignants n’osentmalheureusement pluss’imposer devant leursclasses, parce qu’ilsdoutent, croient qu’iln’est plus justifiéde le faire ou encoreont peur de passerpour autoritaires.

• Pour assurer un climatsain dans une classe,il faut faire respecterdes règles essentielles,comme le faitque chacun a le droitd’apprendre et quel’enseignant a le droitd’établir une relationd’autorité affective ;et ne pas hésiterà sanctionner.

Dossier 

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 63/100

tés se sont aplanies avec le temps, ou parce quedes mesures appropriées ont été prises qui ontrétabli une relation plus sereine de l’enseignantavec ses élèves et un climat de travail.

Au niveau individuel, un élève est perçucomme difficile sur le plan comportementalquand il demande tellement d’attention et

d’énergie que l’enseignant ne peut plus ensei-gner et s’occuper du reste de la classe comme ildevrait le faire. On distingue plusieurs typesd’élèves difficiles : le perturbateur, l’agité et l’op-posant, certains enfants pouvant présenter unecombinaison de ces caractéristiques.

L’élève perturbateur bavarde souvent, déran-ge la classe, ne respecte pas les règles, chahute,attire l’attention de ses camarades, les distrait etles fait rire, interrompant l’enseignant, faisantintentionnellement du bruit ; il fait souvent desremarques ou des commentaires à haute voix.

L’élève agité ne se tient pas tranquille sur sachaise, se lève, se déplace, n’est pas attentif, selaisse facilement distraire, joue et fait du bruitavec son matériel, est impulsif, interrompt lesautres, prend spontanément la parole, peine àterminer son travail, ne fait pas ce qu’on luidemande, est peu ou mal organisé, oublie ses

affaires, etc. Enfin, l’élève opposant refuse detravailler, de faire ce qui est demandé, ne faitpas ses devoirs, n’obéit pas, conteste, exprimeouvertement son désintérêt, provoque, répondà l’enseignant, le défie, se met en colère, estgrossier, insulte, menace, fait des crises, etc.

Dans les classes primaires qui posent problè-

me, on trouve en moyenne cinq élèves difficiles(sur 20) de par leur comportement, avec à peuprès autant d’élèves perturbateurs et agités, etun nombre nettement plus faible d’élèvesopposants. L’analyse statistique fait apparaîtreque plus un élève est perturbateur, plus il estagité (et réciproquement), même si cette rela-tion n’est pas systématique.

L’élève agité est dans la plupart des cas un per-turbateur, la réciproque n’étant pas vraie. Lesélèves de type opposant sont quant à eux quatrefois moins nombreux que les élèves de types per-

turbateur ou agité, mais ils représentent un fac-teur de perturbation très important. Certainesclasses sont même perçues comme difficiles parles enseignants en raison de la présence d’un seulélève de type perturbateur-agité-opposant.

Pour agir de façon préventive ou réussir àremettre une classe difficile au travail, il faut

© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre -octobre 2010 61

  m  a  x   i  m   i  n  o   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

1. Environ une classe

sur cinq serait« difficile » en France :

présence d’élèvesbruyants, tapageurs,refusant les activités

de la classe ; ambiancetendue et délétère.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 64/100

d’abord rétablir une relation d’autorité quirepose sur plusieurs composantes : l’autorité destatut (droit et devoir de faire respecter uncadre de travail), l’autorité de compétence(maîtrise ou expertise dans un domaine dusavoir ou du savoir-faire), l’autorité relation-nelle (présence et capacité à entrer en relation),

l’autorité intérieure (maîtrise de soi, détermi-nation, courage).

Établir un cadreLa première sur laquelle l’enseignant doit

s’appuyer est l’autorité de statut. Dans une clas-se, l’autorité de statut donne à l’enseignant ledroit d’exiger et d’obtenir que les élèves respec-tent des règles de fonctionnement et de travailqui garantissent le maintien de la discipline etle déroulement normal des activités d’appren-

tissage. Mais il faut surtout la considérercomme un devoir et une responsabilité à assu-mer, car le respect de certaines règles est néces-saire pour garantir un cadre de travail sécuri-sant et propice à l’apprentissage de tous lesélèves. Ce cadre de discipline doit clairementétablir les possibles et les interdits, être stable,impartial et impliquer un respect réciproque.Pour le poser, trois éléments sont importants :des règles essentielles, des règles pratiques etdes rituels, ces derniers facilitant la compréhen-sion et le respect des règles par les enfants. Dansla liste des règles recommandées pour les classes

maternelles et primaires, il importe d’expliqueravec une conviction particulière les règlesessentielles suivantes :– La classe est un lieu de travail ;– Les élèves obéissent à l’enseignant ;– Chaque élève a le droit d’apprendre ;– L’enseignant a le devoir et le droit d’enseigner ;– Chacun doit se sentir en sécurité pour travailler.

Dans la plupart des situations où l’enseigne-ment est difficile, l’analyse montre que les

enseignants mettent en place des règles pra-tiques, par exemple, celles qui concernent lesdéplacements en classe, le rangement du maté-riel, les sorties aux toilettes, manger (du che-wing-gum entre autres), les retards, en bref lagestion du quotidien ; mais il y a peu de rituels,tels que serrer la main des élèves à la porte, leur

demander de se lever au début d’une leçon,attendre qu’un silence parfait s’installe avant decommencer, ou encore instaurer la narrationquotidienne d’une histoire. Par ailleurs, l’analy-se révèle aussi que les enseignants oublient sou-vent d’expliciter les règles les plus essentiellesau bon fonctionnement de leur travail, en par-ticulier la règle de l’obéissance. Dans les situa-tions problématiques, certaines classes devien-nent pour cette raison des sortes de « zones denon-droit ». L’enseignant n’a plus le droit d’en-seigner et les élèves qui veulent travailler n’ont

plus le droit de le faire.

Les trois âgesdu développement moral

La première chose à entreprendre dans unesituation d’enseignement difficile est de réta-blir des règles de travail et de les faire respecter.Mais pour poser ce cadre correctement, il fauttenir compte du fait que l’apprentissage desrègles suit un processus d’acquisition qui passepar différentes étapes correspondant aux grandes phases du développement moral de

l’être humain. Durant ces 20 dernières années,diverses pratiques pédagogiques sont apparuesqui préconisaient de construire les règles declasse « avec les élèves », en faisant beaucoupappel à l’autodiscipline des enfants et en visanttrès tôt le développement de leur autonomie.Ces méthodes ont surtout été appliquées dansles classes maternelles et primaires et ontdonné durant les premiers temps l’illusion deconduire sur la bonne voie. Mais malgré tout le

62 © Cerveau &Psycho - n° 41 septembre- octobre 2010

2. Le développement moral durant l’enfance et l’adolescence passe

par trois phases. Durant les deux premières phases (l’obéissance imposée,puis naturelle), l’enfant obéit à une morale qui vient de l’extérieur. La relation

d’autorité dépend principalement du lien affectif qui l’unit aux adultes.

Dans la troisième phase, il apprend à se conformer à ses propres règles decomportement, intériorisées d’après ce qu’il a acquis étant enfant.

6-7 ans 12-14 ans 18-20 ans0

 Âge du permiset du défendu

Obéissance imitativeet imposée

 Âge de la moralehétéronome

Obéissance naturelleà l’adulte

 Âge de la moraleautonome

Obéissance intérioriséespontanée

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 65/100

soin apporté à encourager cette approche par-ticipative, de plus en plus d’enseignants ont dûconstater que les règles n’étaient pas pourautant mieux respectées par les enfants et que,au contraire, l’indiscipline regagnait du terrain.La difficulté vient de ce que cette façon d’exer-cer l’autorité de statut ne correspond pas aux étapes du développement par lesquelles lesenfants doivent passer pour apprendre lesrègles de la vie en société, et qu’elle aboutit àlong terme à un comportement immature plu-tôt qu’à une réelle autonomie des enfants.

Pour bien remplir son rôle, l’autorité de sta-

tut doit être adaptée à l’âge des élèves. Les psy-chologues Jean Piaget et Lawrence Kohlbergont décrit les étapes de ce développement etmontré comment l’être humain accède pro-gressivement à une autonomie morale matureet responsable. Ces théories fournissent desindications pédagogiques fondamentales pourrésoudre les difficultés posées par les classes etles élèves à l’école ou par les enfants en famille.Pour en faciliter la mise en pratique, on dis-tingue de façon simplifiée trois phases princi-pales dans l’apprentissage des règles : la phase

du permis et du défendu durant la petite enfan-ce, la phase de la morale hétéronome durantl’enfance et la phase de la morale autonome àpartir de l’adolescence (voir la figure 2).

Ce schéma permet d’adapter la relationd’autorité à l’âge des élèves et d’agir avec perti-nence dans les situations éducatives, qu’ellessoient normales ou difficiles. Il met égalementen évidence que l’apprentissage des règlespasse par un apprentissage sous-jacent del’obéissance, un apprentissage essentiel, quis’effectue lui aussi selon une progression entrois phases : l’obéissance que l’on peut appe-

ler imitative et imposée, à inculquer impérati-vement au petit enfant en lui donnant des

repères éducatifs concrets, précis et répétés ;l’obéissance naturelle de l’enfant à l’adulte,qui se développe spontanément sur fond derelation affective durant l’enfance ; et l’obéis-sance intériorisée ou autonomie morale, qui

apparaît à l’adolescence et conduit par la suiteà la maturité de l’adulte.

Établir la relation affectiveDurant les deux premières phases de ce

développement, qui correspondent aux classesmaternelles et primaires, il est essentiel decomprendre que l’enfant est à l’âge de la mora-le hétéronome, c’est-à-dire d’une morale quivient de l’extérieur et que la relation d’autoritédépend principalement du lien affectif qui

l’unit aux adultes représentant l’autorité.L’enfant accepte les règles qui lui sont impo-sées s’il existe une relation de cœur avec l’adul-te. Il a besoin de vivre dans une atmosphère desécurité affective, et accorde une foi totale etune confiance absolue aux personnes pour quiil a de l’affection. Il reconnaît et accepte natu-rellement les demandes et exigences d’adultesqui sont pour lui des figures d’autorité. Il veutleur faire plaisir ou leur ressembler. C’est l’âgedes « Mon papa a dit… », « Ma maîtresse adit… » contre lesquels il n’y a pratiquementrien à faire, si ce n’est s’incliner.

La meilleure façon de prévenir l’indisciplineou de restaurer un climat de travail dans une

© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre -octobre 2010 63

   M  o  n   k  e  y   B  u  s   i  n  e  s  s   I  m  a  g  e   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

   H  a  n  n  e  s   E   i  c   h   i  n  g  e  r   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

3. L’élève perturbateur est celui qui distraitles autres, les fait rire

pendant que le maîtreenseigne, n’écoute pas

et empêche les autresd’écouter. L’élève agité sedéplace pendant le cours,

fait du bruit. L’élèveopposant est dans le refus

systématique et braveouvertement l’autorité

du maître.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 66/100

64 © Cerveau &Psycho - n° 41 septembre- octobre 2010

classe qui dysfonctionne est de rétablir simulta-nément une relation d’autorité et une relationaffective avec les élèves concernés. Un recadra-ge disciplinaire influence déjà la relation del’enseignant à ses élèves, car il leur apporte uneplus grande sécurité affective. Mais il est essen-tiel de mettre en œuvre des activités spéciales

pour améliorer le climat de la classe ainsi queles relations. La plus simple et la meilleureconsiste à raconter ou à lire une histoire par jour à la classe avec un petit rituel de transitionpour transporter les enfants dans le monde del’imaginaire. Mais il en existe bien d’autres, parexemple le coloriage de mandalas (dessins deformes centrées) en guise de rituel de transi-tion après une récréation, des activités ryth-miques, des jeux de mémorisation de mots, laremémoration de poésies ou de chants en finde semaine, etc.

Dans ces diverses activités, le pédagoguecherche à améliorer les relations avec lesenfants en sortant momentanément du domai-ne strict des apprentissages. Ces activités sti-mulent l’imagination des enfants et leur créati-vité en jouant sur leur penchant pour lesrythmes. Ε lles exercent leur extraordinairemémoire rythmique : l’enfant retient sponta-nément et très facilement ce qui se présente àlui sous forme de rythmes, que ce soit le ryth-me musical évidemment, mais aussi le rythmepropre à la « musique des mots » de la compti-

ne ou de la poésie. Enfin, elles stimulent l’éveilde leur individualité. Elles apparaissent moinsscolaires que les activités pratiquées d’ordinai-re en classe et deviennent rapidement sourcesde détente et de plaisir partagé entre l’ensei-gnant et les élèves. L’expérience montre qu’ellescontribuent à ce que des enseignants confron-

tés à des situations difficiles réussissent àramener la sérénité dans leur classe et à recréerun enthousiasme pour la vie scolaire et lesapprentissages. Elles redonnent même parfois àdes enfants qui l’avaient perdue l’envie de venirà l’école pour travailler !

La nécessité de s’imposer 

La relation d’autorité dans les classes mater-nelles et primaires doit reposer sur un fort lienaffectif. Mais elle doit en même temps être ver-

ticale, hiérarchique, et permettre à l’enfant devivre l’expérience de l’obéissance à l’adulte, dereconnaître et d’accepter que c’est l’adulte quicommande. Elle passe donc par la contraintemorale des enseignants qui, avec conviction etdétermination, posent des exigences et deslimites, apprennent à l’enfant à respecter desrègles, en sanctionnant sans état d’âme les écartsde conduite. Durant la période de la moralehétéronome,cette expérience de l’obéissance esttrès naturelle pour l’enfant. C’est l’âge où il aenvie et est disposé à obéir, car il considère auplus profond de lui-même que les règles vien-

nent des adultes et qu’elles sont sacrées.Aujourd’hui, beaucoup d’enseignants n’osent

malheureusement plus s’imposer devant leursclasses, parce qu’ils doutent, croient qu’il n’estplus justifié de le faire ou bien encore ont peurde passer pour autoritaires. C’est une erreur,particulièrement criante quand on en voit sefaire déborder par des enfants de six ou sept ans.Tout enseignant doit s’imposer devant sesélèves, quel que soit le degré où il enseigne. Pourposer un cadre et créer un climat de travail satis-faisant dans une classe, il est légitime et néces-

saire de s’imposer. Il est vivement conseillé de lefaire dès le premier jour de la rentrée scolaire,enadressant un message verbal clair aux élèves, enmême temps qu’on leur explique les règles.

   G   l  a   d

  s   k   i   k   h   T  a   t   i  a  n  a   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

4. Sanctionner, et non punir.

Envoyer un enfant au coin est souvent une punition,c’est-à-dire une mesure qui vise à le faire souffrir

ou à l’humilier. Punir n’est jamais profitable à l’enfant :mieux vaut sanctionner, c’est-à-dire lui faire comprendre

qu’il y a un prix à payer pour avoir commis une fauteou enfreint une règle. Demander à l’enfant de rester

debout en silence, jusqu’à ce qu’il soit disposé

à écouter le cours – sans ameuter pour cela toutela classe - est souvent très efficace, sans être humiliant.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 67/100

© Cerveau & Psycho - n° 41 septembre -octobre 2010 65

Dans les classes maternelles et primaires, onpeut par exemple dire aux enfants : « Dans cetteclasse, c’est la maîtresse qui commande et quidécide. Les enfants lui obéissent. » À l’âge de lamorale hétéronome, les enfants acceptent trèsbien qu’une autorité s’impose hiérarchique-ment, et les choses se passent ensuite bien plus

facilement. Quand surviennent des oppositionsou contestations, il suffit de rappeler que « c’estla maîtresse qui décide » ; si la maîtresse a réus-si à tisser avec eux de bonnes relations affectives,les enfants acceptent très bien qu’il en soit ainsi.

Expliquer les règles essentielles et établir unerelation affective avec les élèves sont les pre-mières démarches pour prévenir l’indisciplineou y mettre un terme si elle existe dans une clas-se. Quand tout cela est en place, il reste à sanc-tionner les transgressions, car aucun système derègles ne fonctionne sans sanctions. Assez fré-

quemment, les enseignants ont des hésitationsou même des réticences à sanctionner, parcequ’ils ne sont pas convaincus de la nécessité dele faire et ne savent pas comment s’y prendre.

En général, ils punissent les élèves plutôt quede les sanctionner, ce qui est précisément unedes causes des difficultés qui surviennent. Lesexpériences de recadrage de nombreuses classeset élèves difficiles montrent que la sanction estune nécessité éducative, qu’elle sécurise lesenfants et que l’art de sanctionner s’apprendvite. Si l’on procède avec détermination, il n’estpas nécessaire de sanctionner souvent, ni

durant une longue période, pour que le reca-drage réussisse.

Sanctionner sans punir Pour être concret, si un enfant perturbe la

classe, il suffit que l’enseignant s’approche cal-mement de lui et lui demande à voix basse de selever, de pousser sa chaise, de croiser les mainsdans le dos et de rester ainsi debout derrièreson pupitre. La première fois, l’enseignantexplique à l’enfant qu’il doit rester un moment

debout parce qu’il n’a pas respecté telle ou tellerègle, et qu’il sera autorisé à se rasseoir quand ilsera à nouveau tranquille et disposé à travailler.Après quatre à cinq minutes, l’enseignantindique à l’enfant qu’il peut se rasseoir. Quandles élèves sont habitués, un simple geste suffitpour signifier la sanction. C’est la première dessanctions que l’on peut conseiller d’appliquerdans les classes enfantines et primaires ; c’estune mesure simple, immédiate et très efficaceavec la plupart des enfants.

Une deuxième sanction très efficace, en parti-culier quand un enfant dérange une activité col-

lective, consiste à lui demander de retourner s’as-seoir un moment à sa place et de croiser les bras

en silence, en attendant que l’enseignant lui fassesigne de revenir dans le groupe.Il n’est pas néces-saire d’ameuter toute la classe pour prendre cettemesure. Il est même préférable d’aviser l’enfantdiscrètement, d’un simple signe de la tête ou del’accompagner à sa place et de lui expliquer à voix basse ce qui lui arrive.Quatre à cinq minutes suf-

fisent pour permettre à un enfant de retrouverson calme, et l’inciter à mieux respecter les règlespour le reste de la journée. L’expérience montrequ’avec ces deux sanctions, il est déjà possible derésoudre un grand nombre de problèmes decomportements dans les classes maternelles etprimaires. Pour qu’elles aient une portée réelle-ment éducative et soient efficaces, il importe tou-tefois de prendre de telles mesures en ayant l’in-tention de sanctionner et non de punir.

Sanctionner est un processus relationnel et ilfaut respecter certains principes pour que la

mesure prise soit perçue comme une sanction etnon comme une punition.Une sanction est unepeine à endurer, un prix à payer pour avoir com-mis une faute, transgressé une règle. Or la mêmemesure, par exemple faire se lever un enfant der-rière son pupitre ou lui demander de retournerà sa place, peut être soit une sanction, soit unepunition. C’est l’attitude de l’enseignant, safaçon de signifier la sanction et son intention aumoment où il agit qui feront que la mesure seravécue soit comme une sanction méritée, soitcomme une punition injuste ou humiliante quiengendrera de la rancœur chez l’élève.

La peine à endurer ou le prix à payer pourune faute est une punition quand l’intention

   M  o  r  g  a  n   L  a  n  e   P   h  o   t  o

  g  r  a  p   h  y   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

5. Pour l’enfant,

l’autorité s’enracine dansune relation affective.

Les activités convivialeset rituelles tels

les comptines oule partage d’histoires

personnelles sontpropices à l’instaurationd’un climat d’autorité

serein entre l’enseignantet les élèves.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 68/100

66 © Cerveau &Psycho - n° 41 septembre- octobre 2010

qui accompagne plus ou moins consciemmentl’acte vise la personne concernée et non soncomportement, et a pour intention de la fairesouffrir ou de l’humilier. Envoyer un élève dansun coin de la classe ou à sa place, en s’adressantà lui de manière blessante, en lui disant qu’iln’est qu’un bon à rien ou en le traitant de nul,

est un exemple relativement courant de puni-tion. La peine à endurer ou le prix à payer pourune faute acquiert valeur de sanction quandl’intention vise le comportement de transgres-sion d’une règle et non la personne elle-même,quand elle veut faire prendre conscience à l’en-fant de la portée de ses actes, susciter le senti-ment qu’il transgresse par son comportementdes règles essentielles. L’objectif est d’éduquerl’enfant à la responsabilité, de l’inciter à se com-porter mieux et éventuellement à réparer lestorts qu’il a causés aux autres.

Cette nuance est subtile, mais essentielle.Aujourd’hui, c’est plutôt la punition qui estprivilégiée dans les établissements, ce qui, àmon sens, est l’une des raisons du développe-ment de l’indiscipline. Il est essentiel que lesenseignants cessent de punir et se mettent àsanctionner.Avec des classes ou élèves difficiles,l’expérience montre que la sanction est néces-saire pour avoir une chance de réussir un reca-drage et qu’il faut sanctionner les élèves qui nerespectent pas les règles mises en place. Avertirou menacer ne mène à rien.

Quand l’enseignants’inspire de l’arbitre

Pire, si les règles sont claires et qu’en cas detransgression, il ne se passe rien, les règles per-dent toute efficacité. Les élèves comprennentvite qu’elles ne sont là que pour la forme etdéveloppent un sentiment d’impunité qui ades conséquences désastreuses. Une règle quin’est pas assortie de sanction est une plaisante-rie. Les enseignants doivent montrer par leursactes qu’ils ne plaisantent plus. Il ne leur faut

plus promettre des sanctions, mais réellementles donner. Pour cela, ils doivent se persuaderque la sanction n’est pas un échec, mais unecondition indispensable non seulement pourrestaurer un cadre de travail acceptable pourtous, mais aussi pour permettre aux élèves dechanger et leur apprendre à devenir respon-sables de leurs actes.

Le premier pas à faire consiste à se déterminermentalement à devoir sanctionner, exactementcomme le fait un arbitre de football qui entresur un terrain en sachant à l’avance qu’il devraforcément sanctionner tel ou tel joueur, parce

que des incidents de jeu surviendront et que lesrègles ne seront pas respectées. Le deuxième pas

est d’apprendre l’art de sanctionner. Pour cela,l’arbitre est également un bel exemple à suivre.Il siffle le plus souvent des coups francs immé-diats et lève de temps en temps ses cartons jaune ou rouge sans air menaçant, de manièreabsolument déterminée et en même temps defaçon bienveillante et respectueuse, en mon-

trant parfois qu’il est désolé pour le joueur quia commis une faute et qui doit payer, mais ensanctionnant tout de même, car il est le garantdu respect des règles.

Selon mon expérience, il est très rare qu’unélève refuse les sanctions au degré primaire, sicelles qui sont prises sont les deux premièressanctions que j’indique et si l’enseignant estdéterminé et bienveillant. Il est rare de devoirrecourir à d’autres sanctions à ce stade, mais ilfaut vraiment que l’enseignant sanctionne,mais qu’il ne punisse pas. Ce sont les punitions

qui engendrent les refus, pas les sanctions.Que faire lorsque ce sont les parents qui vien-nent soutenir leur enfant et refuser les sanctionsimposées par l’enseignant ? Généralement, ilscomprennent qu’ils ont intérêt à collaboreravec l’enseignant pour le bien de leur enfant ; ilexiste néanmoins des parents « opposants » àqui il faut dire clairement (le cas échéant, en y associant la direction de l’établissement) queles enseignants sont des professionnels et queles parents n’ont pas à intervenir dans leur clas-se. La définition de frontières nettes entrel’école et la famille est très structurante pour

tout le monde, et absolument nécessaire à unebonne collaboration.

Ne pas perdre espoir !Pour faire face à des classes ou élèves diffi-

ciles, les enseignants ont besoin de retrouverl’espoir qu’ils peuvent infléchir eux-mêmes – enéquipe et avec le soutien de leur direction – lessituations auxquelles ils sont confrontés et dedévelopper la détermination nécessaire pourmener à bien les recadrages qui s’imposent. Il

est essentiel de prendre conscience que la plu-part des problèmes disciplinaires qui se posentdans une classe peuvent se résoudre en classe etque le piège pour les enseignants est de se sen-tir impuissants en attribuant principalement àdes causes extérieures (familiales ou autres)l’origine des problèmes. Cela exige convictionet détermination, comme le dit très bien Marie-Julie, une enseignante en classes primaires qui aréussi toute seule à venir à bout d’une classe dif-ficile : « Maintenant que j’ai vécu cette expé-rience avec ma classe, je me rends compte qu’ils’agit surtout de se faire confiance et de croire à

ce que l’on dit pour que cela marche. L’essentiel,c’est d’être déterminé. » I

Bibliographie

 J.-Cl. Richoz, Gestionde classes et d’élèvesdifficiles, Éditions Favre,2010.C. Halmos, L’autorité expliquée aux parents,NiL Éditions, 2008.

 J. Blin et al., Classesdifficiles, DelagraveÉdition, 2001.M. Auger et al.,

Élèves « difficiles ».Profs en difficultés,

Édition Chroniquesociale, 1995.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 69/100

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 70/100

Neurobiologie

Imagerie

Pour rendre service à mes collègues detravail, j’ai souvent servi de cobaye enacceptant de participer à des expé-riences dans un scanner d’imagerie parrésonance magnétique fonctionnelle

(IRMf ). Dans la plupart de ces cas, je lutte

vaillamment contre le sommeil, tandis que desstimulus apparaissent sur un petit écran en facede moi et que les battements réguliers de lamachine font un bruit de marteau-piqueur toutautour de moi. Mais cette fois, c’est différent.Martin Monti, un collègue neuroscientifique del’Unité cognition et neurosciences de l’Universitéde Cambridge, en Grande-Bretagne, s’apprête àlire dans mes pensées. Tandis que la table d’exa-men sur laquelle je suis allongé glisse automati-quement dans l’énorme scanner, j’ai l’étrangeimpression que les collègues autour de moi vont

me voir tout nu, du moins mentalement.La tâche est simple : M. Monti va me poserdes questions simples – est-ce que j’ai des frèreset sœurs, est-ce que je pense que l’Angleterre vagagner le prochain match de foot, etc. Si je veux répondre « Oui », je devrai m’imaginer en trainde jouer au tennis, activant ainsi un ensembleconnu de régions motrices de mon cerveau. Si je veux répondre « Non », alors je devraim’imaginer en train de me déplacer chez moi,activant un ensemble entièrement différent derégions impliquées dans la perception de l’en-vironnement. Comme chaque enregistrement

– et donc chacune de mes réponses affirmativeou négative – dure quelque cinq minutes, la

conversation n’est pas très enlevée. Maiscomme M. Monti devine correctement mesréponses à chaque fois, c’est une expérience à lafois intéressante et... très agaçante.

L’année dernière, M. Monti et d’autres col-lègues ont utilisé cette technique sur un patient

plongé dans le coma et ne présentant plus designes apparents de conscience. Ces chercheursont montré que ce patient était encore conscientet pouvait même communiquer ! Il répondaitaux questions par « Oui » ou « Non » unique-ment par la pensée, comme moi dans cetteexpérience (voir la figure 2). Il n’existe aujour-d’hui aucun autre moyen susceptible de révélerqu’un esprit conscient, capable de communi-quer, est emprisonné dans un corps inerte.

Télépathie par IRMf 

Une telle performance de télépathie scienti-fique était inimaginable il y a dix ans. Maisaujourd’hui, différentes formes de « lecture depensées » commencent à apparaître. Qu’est-cequi a provoqué cette révolution ? Depuis cinqans, nombre de scientifiques ont modifié lafaçon dont ils analysent les données fourniespar les appareils d’imagerie cérébrale. À l’aided’une nouvelle technique de traitement desdonnées, ils décodent l’activité cérébrale nonseulement pour révéler le contenu des penséesconscientes, mais aussi des informations trai-

tées inconsciemment. Cette nouvelle techniqueaide les neurobiologistes à préciser les connais-

Daniel Bor travailleau Centre Sackler d’étudede la conscienceà l’Université du Sussex,en Grande-Bretagne.

68 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Les récents progrès de l’imagerie cérébrale

donnent aujourd’hui accès à nos pensées et états mentaux.

Comment lire dansles pensées d’autrui ?

En Bref 

• On sait aujourd’huiidentifier des motifsde l’activité cérébralecorrespondant àdes états mentauxparticuliers.

• En observantl’activité cérébrale,les neurobiologistessavent à quelle imageou à quelle activité(parmi une listedonnée) pense un sujet.

• Lire les pensées,c’est-à-dire décoderdes penséesspontanées, exigerabien d’autres progrèstechniques, maisles recherches les plusrécentes indiquent déjàcomment le cerveause souvient et prenddes décisions.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 71/100

sances que nous avions des mécanismes de lamémoire de travail et des processus complexesde prise de décision. Et nous n’en sommesqu’au tout début !

Voir un arbre

dans une forêt denseSavoir ce qui se passe dans la tête d’autrui estun rêve ancien. Mais jusqu’à présent personnen’y était parvenu. Les détecteurs de men-songes, par exemple, reposent sur un principeindirect : on suppose que le mensongedéclenche un stress et c’est cette réponse austress qui est détectée. Pour lire vraiment dansles pensées, les scientifiques devraient êtrecapables d’interpréter directement l’activitécérébrale. Les interfaces cerveau-ordinateurprogressent rapidement dans ce sens : ces dis-

positifs utilisent l’électroencéphalographie oudes électrodes implantées dans le cerveau pourdétecter des signaux neuronaux et les traduireen commandes capables de commander un

bras robotisé ou un curseur sur un écran d’or-dinateur. Aujourd’hui, les chercheurs utilisentce type de techniques pour entraîner des per-sonnes souffrant de sclérose latérale amyotro-phique, dont la mobilité régresse inexorable-ment, à contrôler par la simple pensée une telleinterface de communication.

Mais ce type de décodage du signal, s’il estextrêmement utile en médecine, a un potentiellimité quand il s’agit de lire dans les pensées ;l’utilisateur doit s’entraîner de façon soutenuepour apprendre à diriger ses pensées de tellesorte qu’un ordinateur puisse traduire sessignaux cérébraux en commandes motrices(pour se déplacer ou pour parler). Décoder despensées sans dépendre d’un long entraînementexige une démarche tout à fait différente.

C’est là qu’entre en scène l’IRMf. Développéeau cours des années 1990, cette technique

d’imagerie ouvre une fenêtre sur l’intérieur d’uncerveau en fonctionnement, en détectant le flux sanguin nécessaire à l’activation neuronale.Mais les données d’IRMf sont volumineuses et

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 69

   F  o  r  e  s   t  p  a   t   h   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

1. De clichés d’ IRMf 

ne permettent pas

aujourd’hui au médecinde deviner les penséesde son patient.

Le pourra-t-il demain ?

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 72/100

exigent de puissantes machines pour les traiter.Chaque image représente jusqu’à 100 000 pixelstridimensionnels – ou voxels –, à raison d’une

image toutes les deux secondes, durant parfoisune heure. Sachant qu’une vingtaine de sujetsparticipent à chaque étude, cela représentequatre milliards de voxels à examiner ! On limi-te généralement le nombre des données en sefocalisant sur un seul de ces 100 000 voxels surchaque image, et on observe l’évolution de l’ac-tivité cérébrale au cours du temps, en fonctionde l’activité mentale étudiée.

Cependant, une telle approche impose denégliger de nombreuses données qui ont certai-nement un sens. Cette méthode revient à regar-der une photographie floue et à conclure que

seules les parties claires sont importantes. Lanouvelle méthode consisterait à prendre enconsidération toutes les zones de la photogra-phie floue, évaluant dans quelle mesure ellesparticipent aux formes photographiées – ce quipermettrait de reconnaître un paysage pitto-resque ou un visage souriant.

Cette nouvelle méthode, bien plus fine, nom-mée analyse des schémas multivoxels, MVPA(pour MultiVoxel Pattern Analysis), est en réali-té une forme d’intelligence artificielle. Le pro-gramme crée des algorithmes qui lient les évé-

nements mentaux à des motifs spécifiques d’ac-tivité cérébrale – par exemple, il peut isoler l’ac-tivité cérébrale d’une personne qui s’imagineen train de jouer au tennis de l’ensemble del’activité des voxels des aires motrices. À chaquefois que le programme repère une configura-tion identifiable de signaux cérébraux, il peutprédire ce à quoi pense la personne, que ce soit jouer au tennis ou, si l’activité cérébrale changenotablement, quelque chose de tout à fait diffé-rent. Ces prédictions rendent les neuroscienti-fiques capables de lire dans les pensées.

La méthode MVPA a remporté ses premiers

succès quand il s’est agi d’étudier comment naîtla conscience. En 2005, le neuroscientifique

Geraint Rees et ses collègues de l’University College de Londres ont étudié la rivalité binocu-laire : lorsqu’on présente différentes images à

chaque œil, les sujets n’en perçoivent consciem-ment qu’une seule, bien que leurs yeux envoient deux en même temps. Les deux imagessurgissent à la conscience l’une après l’autre,mais jamais simultanément : les deux imagesalternent toutes les 15 secondes environ.

Détecter l’activité cérébraleinconsciente

En utilisant la méthode MVPA, l’équipe deG. Rees a étudié ce qui se passe dans le cerveaulorsque les images passent de l’une à l’autre. Ils

ont découvert que l’activité du cortex visuel pri-maire, la première aire corticale à réagir quandnous observons quelque chose, n’a pas grand-chose en commun avec l’image que nous voyonsconsciemment. D’autres aires visuelles pluscomplexes, qui entrent en jeu plus tard dans leprocessus de traitement des informations, sonten fait celles qui créent l’image que les personnesdisent voir. Jusqu’à présent, les méthodes stan-dards d’analyse des images cérébrales n’étaientpas assez puissantes pour le montrer.

Encore plus étonnant, en 2005, G. Rees et

son collègue John-Dylan Haynes, du CentreBernstein de neurosciences à Berlin, ont utiliséla méthode MVPA pour décoder les penséesinconscientes des sujets qu’ils étudiaient. Ilsleur ont montré des dessins de disques noirsstriés de lignes blanches en pointillé orientéessoit dans une direction soit dans la directionperpendiculaire. Les disques étaient masqués laplupart du temps par un deuxième disqueblanc sur lequel des lignes en pointillé étaientorientées dans les deux directions (voir la figu-re 3). Lorsque le masque blanc était escamoté, ilrévélait le disque noir cible pendant 17 millise-

condes seulement – une durée bien trop courtepour que les participants voient consciemment

70 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

2. Penser au tennis

pour dire « Oui »

(en orange) ; imaginersa maison pour dire

« Non » (en bleu).Cette technique

a permis à un patientprésentant une lésion

cérébrale lui interdisantde parler de communiquer

par la pensée.

   M .

   M  o  n   t   i  e   t  a   l . ,   i  n   N  e  w   E  n  g   l  a  n   d   J .  o   f   M

  e   d . ,  v  o   l .   3   6   2   (   7   ) ,   2   0   1   0

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 73/100

la direction des lignes en pointillé. Et, commeprévu, ce qu’ils devinaient de l’orientation deslignes sur le disque cible était essentiellementaléatoire (50 pour cent de réponses correctes).Mais en utilisant la méthode MVPA pour étu-dier le cortex visuel primaire, les scientifiquesont été capables de découvrir l’orientation des

lignes que le sujet voyait – alors même que lesujet lui-même n’en avait pas conscience ! Cesrésultats confirment que le cortex visuel pri-maire traite des signaux visuels bruts transmispar les yeux et que lui seul peut traduire ; cetteinformation est ensuite traitée de façonconsciente dans d’autres aires cérébrales.

Il ne fallut pas attendre longtemps avant queles méthodes MVPA ne soient appliquées dansdes domaines totalement différents de la per-ception consciente. Bien que des progrès discu-tables sur le plan éthique aient été faits par cette

méthode pour prédire si une personne ment ounon, des résultats bien plus importants ont étéobtenus dans le domaine de la prise de décision.

En 2008, J.-D. Haynes a demandé à des volon-taires de réaliser une tâche simple – appuyer surl’un des deux boutons d’une télécommande tan-dis qu’ils étaient dans un scanner d’IRMf. Lessujets devaient eux-mêmes décider d’appuyersur le bouton de gauche ou sur le bouton dedroite. Lorsque l’algorithme a été capable dereconnaître l’activité correspondant à la déci-sion d’appuyer sur le bouton de gauche et cellede choisir le bouton de droite, J.-D. Haynes a eu

la surprise de constater des activités impor-tantes dans le cortex préfrontal et le cortex pariétal (des régions impliquées dans le traite-ment de tâches nouvelles ou complexes) près dedix secondes avant que les volontaires ne déci-dent d’agir. Ce résultat a des conséquencesimportantes. Signifie-t-il que nous n’avons pasde libre arbitre ? Ou que le libre arbitre nerentre en jeu que pour les décisions complexes ?D’autres recherches seront nécessaires pourrépondre à ces questions, mais les neurosciencespourront peut-être apporter des éléments à ces

débats philosophiques.

 Je sais à quoi tu penses

Une des difficultés à laquelle sont confron-tées de nombreuses études d’IRMf résulte de ceque les stimulus utilisés sont très artificiels– par exemple, des lignes blanches en pointillésur un disque noir – si bien que leur généralisa-tion au monde réel est limitée. Cependant,grâce à la flexibilité et à la puissance desméthodes d’analyse disponibles aujourd’hui,on peut montrer des photos ou des vidéos à un

sujet placé dans un scanner, et analyser son acti-vité cérébrale. Ces méthodes ont ainsi permis

aux scientifiques de mieux comprendre certainsmécanismes fondamentaux de la mémoire. Parexemple, la neuroscientifique Eleanor Maguire,à l’University College de Londres, et ses col-lègues ont récemment utilisé la méthode desvoxels pour identifier des configurations d’acti-vité dans la région cérébrale qui permet le stoc-

kage des souvenirs, l’hippocampe. Ils ont proje-té à des volontaires trois clips vidéo de septsecondes montrant des femmes réalisant desactivités du quotidien (par exemple, boire uncafé, puis jeter le gobelet) et ont enregistré l’ac-tivité cérébrale correspondante.

Les participants devaient ensuite se remémo-rer chacun des clips, tandis que les chercheursenregistraient à nouveau leur activité cérébrale.Grâce à la méthode d’analyse MVPA, les cher-cheurs ont été capables de deviner le clip que lesparticipants se remémoraient. Ils ont aussi

découvert que des régions particulières del’hippocampe, dont les zones antérieure gaucheet postérieure droite, sont particulièrementimportantes pour le stockage de la mémoiredite épisodique (voir la figure 4).

Ces résultats, aussi impressionnants soient-ils,sont encore grossiers, et permettent seulement

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 71

3. Des scanners cérébraux ont révélé l’activité subconsciente de volontaires. Lesparticipants regardaient un écran où était projeté un disque blanc (à droite) interrompupar de brèves apparitions d’un disque noir (à gauche). Le disque noir n’était pas projetésuffisamment longtemps pour que les sujets puissent dire dans quelle direction ses lignes

blanches étaient orientées. Pourtant, leur activité cérébrale révélait que l’informationétait bien enregistrée, mais elle restait inconsciente.

   J . -   D .

   H  a  y  n  e  s  e   t  a   l . ,

   i  n   N  a   t  u  r  e   N  e  u  r  o  s  c   i  e  n  c  e ,  v  o   l .   8   (   5   ) ,   2   0   0   5

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 74/100

72 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

d’identifier quelques états mentaux (jouer autennis, par exemple). On est loin de la véritablelecture de pensées, où la simple lecture de l’ac-tivité neuronale révélerait les pensées sans quel’on n’ait à disposer de séquences de référence.Toutefois, en 2008, Jack Gallant, de l’Universitéde Californie à Berkeley, a publié des résultatsmontrant que ses programmes de reconnais-sance des spectres d’activité cérébrale identi-fient la photo qu’une personne est en train de

regarder parmi 1 000 possibles. C’était un pro-grès considérable par rapport aux perfor-mances des algorithmes disponibles.

Au congrès de la Société des neurosciencesde l’automne dernier, il a présenté des donnéesqui allaient encore bien plus loin – reconstrui-sant à partir de l’activité du cortex visuel, ceque des volontaires observaient lorsqu’ilsregardaient une série de bandes-annonces. Parexemple, au moment même où un hommeportant une chemise blanche apparaissait àl’écran, le programme projetait le contour d’un

torse blanc. Ces données n’ont pas encore étépubliées dans une revue à comité de lecture etla méthode de reconstruction n’en est qu’à unstade préliminaire, si bien que ces résultats sontà considérer avec prudence. Mais, on se prend àimaginer les innombrables possibilités qu’offri-rait la capacité de lire dans les pensées : « lire »les souvenirs d’un témoin de crime, « repasser»les images d’un rêve, etc.

Certains scientifiques restent sceptiques faceaux promesses de la méthode MVPA. Les résul-tats des études montrant que la méthode estprédictive sont statistiquement significatifs,

mais les prédictions de l’ordinateur sont àpeine meilleures qu’une réponse donnée au

hasard. Nombre d’études qui s’appuient surcette méthode pour choisir entre deux possibi-lités présentent par exemple environ 60 pourcent de réponses correctes – alors qu’uneréponse aléatoire donnerait 50 pour cent : c’estmieux, mais on est encore loin de la télépathie !L’expérience Oui-Non à laquelle j’ai participéest beaucoup plus convaincante, en partieparce qu’elle collecte une grande quantité dedonnées avant d’énoncer des prédictions.

Néanmoins, si par jeu j’avais imaginé jouer aubase-ball au lieu de jouer au tennis pour dire« Oui » ou me promener dans la maison demon enfance plutôt que dans mon habitationactuelle pour dire « Non », ni le programme deprédiction ni l’expérimentateur n’aurait déceléla moindre trace de cette tricherie.

Repousser les limites

En fait, les scanners d’IRMf ne livrentqu’une mesure indirecte de l’activité cérébrale

– le flux sanguin est supposé révéler l’activitécérébrale, mais il se pourrait que ce ne soit pasun révélateur parfaitement fiable. La natureimparfaite des données impose des limitesinhérentes à ce que la méthode peut offrir.Même si l’IRMf fournissait une mesure direc-te, elle n’en resterait pas moins approximative,puisqu’un voxel représente l’activité globale deplusieurs dizaines de milliers de neurones.Pour toutes ces raisons, les physiciens conti-nuent à améliorer l’imagerie cérébrale parIRM, cherchant une résolution toujours plusfine et espérant que la lecture des pensées sor-

tira bientôt du domaine de la science-fictionpour entrer dans celui de la science. I

Bibliographie

 A. Vanhaudenhuyse

et al., Willful modulationof brain activity in disordersof consciousness,in New England Journal of Medicine , vol. 362(7),pp. 579-89, 2010.

C. Siong Soon et al.,

Unconscious determinantsof free decisions in the human brain, in Nature Neuroscience , vol. 11(5),pp. 543-45, 2008.

K. N. Kay et al.,

Identifying natural images from humanbrain activity,in Nature , vol. 452,pp. 352-56, 2008.

 J.-D. Haynes et al.,

Decoding mental statesfrom brain activity inHumans, in Nature Reviews Neuroscience ,

vol. 7(7), pp. 523-34,2006.

4. Lorsqu’on se souvient d’un film ou d’un événement, la mémoireépisodique s’active. Des sujets devaient regarder trois clips vidéo.

Puis, grâce à une puissante méthode de traitement des données,des chercheurs ont pu déterminer lequel des trois clips ces sujets

se remémoraient. La même technique d’analyse a améliorénos connaissances des aires cérébrales impliquées dans le stockage

de la mémoire, l’hippocampe (en vert), en révélant des sous-structures(en rouge) particulièrement importantes pour la mémoire épisodique.

   M .

   C   h  a   d  w   i  c   k  e   t  a   l . ,

   i  n   C

  u  r  r  e  n   t   B   i  o   l  o  g  y ,  v  o   l .   2   0   (   6   ) ,   2   0   1   0

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 75/100

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 76/100

Neurobiologie

Olfaction

Si les émotions étaient des avions, lesodeurs seraient des aiguilleurs du ciel.L’odeur du café fraîchement préparénous réveille le matin, et celle destoasts dans le grille-pain évoque les

petits déjeuners en famille du dimanche. À l’in-verse, chez le dentiste, l’odeur des produits uti-lisés réveille la crainte que beaucoup ressententquand il s’agit de se faire soigner les dents.

Les émotions passent par le nez. Plus précisé-ment, selon la psychologue Rachel Herz, del’Université Brown à Providence, notre réactionaux odeurs est liée au contexte émotionnel danslequel nous avons perçu une odeur pour la pre-mière fois. Ainsi, nos expériences décident enpartie des odeurs que nous trouvons agréablesou non. Des expériences réalisées sur des bébés

dont les mères avaient souvent mangé de l’ailou fumé des cigarettes pendant la grossesse oudurant l’allaitement ont montré que les nou-veau-nés réagissent à ces stimulus de façon pluspositive que d’autres bébés. La plupart desémotions déclenchées par les odeurs sontacquises par l’expérience.

La psychologue a réalisé en 2005 deux expé-riences où elle a suscité chez des sujets une atti-rance pour une nouvelle odeur ou, au contraire,une aversion pour cette odeur. R. Herz ad’abord demandé aux participants de tester surordinateur un jeu amusant et distrayant ou un

 jeu frustrant. Elle leur a ensuite présenté cinqéchantillons d’odeur différents : les odeurs

agréables de la rose, de la vanille, du citron et dela menthe – ainsi que la fragrance indéfinissableet douceâtre d’une purée de pop-corn au beur-re. Après le jeu amusant, les sujets ont évaluél’odeur indéfinissable comme agréable et fami-

lière plus souvent qu’un groupe contrôle. Aucontraire, les sujets qui venaient de terminer le jeu frustrant ressentaient comme répugnantesmême les odeurs en principe agréables. Cetteexpérience a confirmé que l’état émotionnelsemble modifier la perception des odeurs.

Les odeurs impriméesdans le cerveau

En 2009, la neuropsychologue Yaara Yeshurun,de l’Institut Weizman à Rehovot en Israël, et ses

collègues ont découvert que la première per-ception d’une odeur laisse des traces dans lecerveau. Ils ont présenté à des sujets 60 imagesd’objets, chacun étant apparié à une odeur par-ticulière : c’était la première phase de l’appren-tissage. Durant la seconde phase de l’apprentis-sage, on leur présentait à nouveau les objets etils devaient identifier l’odeur qui avait été asso-ciée parmi trois odeurs proposées. Ensuite, leschercheurs présentaient les mêmes objets, maisassociés à des odeurs différentes. Une semaineplus tard, les sujets devaient de nouveau appa-rier objets et odeurs (l’association ayant été

acquise durant la première ou la seconde phasede l’apprentissage).

Simone Einzmannest journalistescientifique.

74 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Sans en être conscients, nous nous laissons influencer 

par les odeurs corporelles des personnes avec lesquelles

nous interagissons. Comme les odeurs agissent sur les émotions,

il n’est pas étonnant que les personnes ayant un odorat 

développé fassent preuve de plus d’empathie.

 Avez-vous le nez fin ?

En Bref 

• La premièreimpression olfactives’imprime dansle cerveau.

• Les odeurs corporellesdes autres personnesinfluencent notrehumeur et notrecomportement mêmesi nous n’en avonspas conscience.

• Si nous sentonsla transpirationd’une personne quia peur, nous devenonsplus prudents

et plus vigilants.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 77/100

Les sujets ont réussi la tâche à peu près aussibien que la mémorisation ait eu lieu durant lapremière ou la seconde phase de l’apprentissa-ge. Mais quand les sujets se souvenaient de lapremière association, l’activation cérébraleétait particulièrement élevée dans l’hippocam-pe et l’amygdale. L’hippocampe est important

pour les processus d’apprentissage et demémorisation, et l’amygdale cérébrale inter-vient dans les réactions émotionnelles. Leschercheurs ont observé le même effet pour desassociations d’images et de sons qu’ils ont tes-tées dans une autre expérience.

Selon Y. Yeshurun, la première associationentre objet et odeur joue un rôle particulière-ment important dans la mémoire émotionnel-le. Cela explique aussi pourquoi certainesodeurs évoquent surtout des souvenirs d’en-fance – et non des expériences ultérieures oùl’on a pu retrouver cette même odeur.

Il y a sans doute une raison biologiquesimple pour laquelle les humains réagissentémotionnellement aux odeurs, souvent sans enêtre conscients : l’architecture du cerveau. Lecentre olfactif est étroitement lié au systèmelimbique (responsable des émotions), de sorte

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 75

1. Sans en avoir 

conscience, noussommes influencés

par toutes les odeursauxquelles nous sommes

sans cesse exposés.

   S   h  u   t   t  e

  r  s   t  o  c   k

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 78/100

que cette connexion directe (qui ne passe pas parle cortex) a pour conséquence que les odeursinfluent directement sur nos émotions. Ceteffet est inconscient et très rapide. Les odeurssont donc aussi un excellent signal d’alertepour les interactions sociales.

On sait depuis longtemps que les animaux communiquent par des signaux chimiques, parexemple pour signaler qu’ils recherchent unpartenaire pour s’accoupler ou qu’ils sont prêtsà s’engager dans un combat. Chez l’homme,l’odorat sert notamment à vérifier que les ali-ments ne sentent pas mauvais (ce qui pourraitindiquer qu’ils sont pourris et qu’il ne faut pasles consommer). Mais les odeurs servent aussi àcommuniquer ! Des neurobiologistes ont mon-tré que la sueur est un signal chimique quiinfluence les émotions et le comportement.

En 2009, l’équipe d’Alexander Prehn-Kristensen, de l’Université de Kiel, a montréque nous sommes capables de ressentir la peuréprouvée par quelqu’un. Ces chercheurs ontplacé des petites boules de coton sous les ais-selles d’environ 50 étudiants qui s’apprêtaient àpasser un oral d’examen très important pourleurs études. Ultérieurement, l’expérience a étéreproduite, alors qu’ils pratiquaient une activi-té sportive. Les substances qui avaient impré-gné le coton ont été extraites. Puis d’autressujets, équipés d’un masque de respiration par-ticulier et allongés dans un dispositif d’image-

rie par résonance magnétique, ont dû respirerces extraits de sueur.

Dans la moitié des cas, les sujets ne remar-quaient aucune odeur et lorsqu’ils sentaientquelque chose, ils étaient incapables de distin-guer entre les échantillons prélevés pendantl’examen ou l’activité sportive.Cependant, l’ac-tivité cérébrale des participants était différentes’ils respiraient l’odeur de la transpiration de lapeur ou celle de l’activité physique ! Lorsqu’ilsétaient exposés à des échantillons recueillis lorsde l’examen, il y avait une activation plus

importante de certaines aires cérébrales – parexemple le gyrus fusiforme – qui participentaussi au décryptage des émotions sur le visaged’autrui. Simultanément, des aires impliquéesdans l’empathie, telles que l’insula, le precu-neus et le cingulum, étaient également activées(voir la figure 2). Ces résultats suggèrent que lesêtres humains perçoivent les signaux de peurde façon automatique et inconsciente et y réagissent avec empathie.

L’odeur de la peur 

En 2009, l’équipe d’A. Prehn-Kristensen aétudié si la perception inconsciente des odeursinflue sur le comportement des sujets. Les testsont montré que la réaction de peur déclenchéepar un bruit très fort et soudain était plus mar-quée quand les sujets respiraient l’odeur de latranspiration associée à la peur, que si l’on dif-fusait l’odeur de la transpiration liée à l’activitéphysique. Ainsi, les participants effrayés par lebruit étaient d’autant plus stressés qu’ils respi-raient l’odeur des personnes qui avaient peur !

Dès 2006, la psychologue Denise Chen, de

l’Université Rice à Houston, au Texas, avaitémis l’hypothèse selon laquelle notre organis-me se prépare inconsciemment à un dangerpotentiel. Au moyen de la même technique desboules de coton placées sous les aisselles, elleavait recueilli la transpiration de sujets quiregardaient soit un film d’horreur, soit un filmémotionnellement neutre. Ensuite, elle avaitdemandé aux sujets d’un autre groupe d’asso-cier des mots pendant qu’ils respiraient latranspiration des spectateurs des films. Ilsdevaient décider, en appuyant sur un bouton, sideux termes (par exemple « bras » et « jambe »)

étaient associés. Les participants respirantl’odeur des sujets qui avaient regardé le film

76 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

2. La transpiration d’une personne qui a peur activeparticulièrement certaines aires cérébrales : l’insula,

le cortex orbitofronal, le precuneus, le cingulum,et le gyrus fusiforme. Ces résultats ont été obtenus

en comparant des échantillons de transpiration prélevéssur des personnes stressées par un examen

ou pratiquant un sport. Ce sont des aires impliquéesdans la reconnaissance des visages et dans l’empathie.

Gyrus fusiforme

Cortex orbitofrontal

Insula

Precuneus

Cingulum

   A .   P  r  e   h  n -   K  r   i  s   t  e  n  s  e  n  e   t  a   l . ,   i  n   P   l  o  s   O  n  e ,  v  o   l .   4   (   6   ) ,   2   0   0   9

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 79/100

d’horreur ont réagi plus lentement et ont com-mis moins d’erreurs que ceux qui étaient expo-sés à l’odeur des spectateurs du film neutre.Selon D. Chen, quand on sent l’odeur de lapeur de ses congénères, on devient plus pru-dent et plus attentif, ce qui a un sens si l’on seplace d’un point de vue évolutif : si des per-

sonnes proches de nous ont peur, il est raison-nable de penser qu’elles sont exposées à unemenace et il convient d’être prudent.

Néanmoins, la transpiration ne signale passeulement un danger : elle traduit aussi la sécu-rité. Les bébés se calment et se détendent lors-qu’ils sentent l’odeur de leur mère, et le niveaude stress des adultes diminue lorsqu’ils respi-rent le T-shirt de leur partenaire.

D. Chen a montré dans une autre étude quel’attirance sexuelle peut également être perçuedans l’odeur de la transpiration.La psychologue

a prélevé des échantillons de transpiration sousles bras d’hommes qui regardaient soit un filmérotique, soit un film neutre. Lorsqu’elle aensuite fait respirer à des femmes ces odeursd’hommes, deux aires cérébrales se sont acti-vées : le cortex orbitofrontal – qui fait partie dusystème limbique et participe à l’évaluationémotionnelle – et le gyrus fusiforme, déjà men-tionné, qui joue notamment un rôle dans lareconnaissance des visages. En revanche, le cir-cuit cérébral de la récompense et l’hypothala-mus, qui s’activent, notamment lors des inter-actions sexuelles, sont restés silencieux.

Ainsi, le cerveau féminin percevrait la pré-sence d’un homme attiré sexuellement, maisne s’activerait pas spécialement : la transpira-tion masculine n’est pas un aphrodisiaquepour les femmes ! Quand on leur demande sielles détectent une différence entre les deux échantillons de transpiration, les femmesrépondent par la négative.

Les femmes, empathiques,ont le nez plus fin

Apparemment, les êtres humains savent mieux distinguer les odeurs qu’ils ne le croient. Peut-onentraîner son cerveau, par exemple en associantcertaines odeurs avec une expérience désa-gréable ? Wen Li et ses collègues de l’UniversitéNorthwestern à Chicago, dans l’Illinois, ont étu-dié cette question en 2008. Leurs sujets devaientdistinguer entre trois odeurs de rose : deux deséchantillons contenaient la même substance,tandis que le troisième contenait une moléculequi était l’image en miroir de l’autre, mais sen-tait exactement pareil. Généralement, l’odorathumain est incapable de distinguer de telles

variantes de molécules – des isomères – ayant lamême formule chimique.

Comme prévu, l’évaluation des odeurs parles sujets était aléatoire. Les chercheurs ontensuite administré un léger choc électrique àchaque fois que les sujets étaient exposés à latroisième variante de l’odeur (l’isomère).Après quelques essais, les sujets sont devenuscapables d’identifier cette variante sept fois surdix. De plus, des scanners ont montré uneactivité modifiée dans le cortex olfactif, lecentre de traitement des odeurs. Les chocsélectriques avaient apparemment transforméune odeur quelconque en une odeur interpré-

tée comme « dangereuse » par le cerveau.Selon W. Li, la capacité qu’ont les êtreshumains à détecter rapidement et de façoninconsciente, mais fiable, une odeur dangereu-se dans un océan d’odeurs représente un avan-tage évolutif : cela l’aiderait à distinguerl’odeur d’un lion de celle d’un chat !

Il est possible que les personnes qui ont unegrande intelligence émotionnelle aient le nezplus fin. En 2009, D. Chen et sa collègue WenZhou ont demandé à 44 étudiantes de recon-naître par son odeur, le T-shirt porté par leur

colocataire (parmi trois T-shirts). Les cher-cheurs ont choisi des femmes pour cette expé-rience parce qu’en général elles ont un odoratplus développé que les hommes pour recon-naître des personnes familières. Les résultatsont montré que les étudiantes qui, dans un testpréalable, avaient été identifiées comme parti-culièrement empathiques, avaient le meilleurodorat. Or l’amygdale cérébrale, l’hypothala-mus et le cortex orbitofrontal, qui participentau traitement des stimulus olfactifs, sont desstructures également très impliquées dans letraitement des stimulus émotionnels et

sociaux. Ainsi, avoir le nez fin serait associé àune empathie plus développée. I

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 77

 Agréable ou repoussant ?

Encore une question de gènes

Certaines femmes froncent le nez, tandis que d’autres apprécientquand on leur fait respirer l’odeur de l’androsténone, un produit de

dégradation de la testostérone, l’hormone sexuelle mâle qui donne àla transpiration des hommes sa « puissance ». Andreas Keller, del’Université Rockefeller à New York, et Hanyi Zhuang, de l’UniversitéDuke à Durham, ont identifié le récepteur le plus activé par l’androsté-none parmi les quelque 300 récepteurs olfactifs humains. Les per-sonnes – hommes ou femmes – qui portent une variante particulière(mais répandue) de ce récepteur dans leur muqueuse nasale trouventla transpiration masculine plutôt désagréable. Les autres la décriventcomme ayant un arôme doux ou vanillé. Cependant, la variante géné-tique du récepteur ne détermine pas à elle seule l’attrait ou l’aversion ;d’autres récepteurs et l’expérience jouent également un rôle.

Bibliographie

W. Zhou et al.,

Sociochemosensory and emotional functions, inPsychological Science ,vol. 20(9),pp. 1118-1124, 2009.

Y. Yeshurun et al.,

The privileged brainrepresentation of first olfactory associations,in Current Biology ,10.1016/j.cub.2009.09.066, 2009.

 A. Prehn-Kristensen et al.,

Induction of empathy by the smell of anxiety ,in PlosOne , vol. 4(9),e5987, 2009.

W. Li et al., Aversive learning enhancesperpetual and cortical discrimination of indiscriminable odor cues, in Science ,

vol. 319, pp. 1842-45,2008.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 80/100

Cerveau & Psycho : Dans votre livre Vivre 

sans douleur ? , à paraître le 30 septembre pro-chain, vous soutenez que la douleur serait enquelque sorte nécessaire pour se sentir exister,pour sentir son corps et vivre en harmonieavec lui. Vivre sans douleur, ce qui peut s’ap-parenter à un idéal pour beaucoup, ne serait

donc pas souhaitable ?Nicolas Danziger : Je suis arrivé à cette

conclusion dans le cadre de mes recherchesavec des patients qui ne ressentent plus la dou-leur. Certains deviennent indifférents à la dou-leur à la suite d’une lésion cérébrale ; d’autressont porteurs de mutations génétiques qui lesrendent insensibles à la douleur dès la naissan-ce. Pour eux, la douleur n’existe tout simple-ment pas. Une brûlure, une coupure profonde,un choc violent ou un objet métallique plantédans la chair les laissent indifférents. Aucun

message ne leur signale que leur intégrité phy-sique est menacée. Le plus étonnant est quecette sorte d’anesthésie constitutive peut par-fois modifier le rapport de la personne à sonpropre corps et à son être.

Certains patients expriment ainsi une sortede doute vis-à-vis de leurs limites corporelles.Ils se stimulent eux-mêmes, se grattent, s’écor-chent ou se cognent la tête de façon répétitive,traduisant une sorte de manque de certitudesquant aux limites corporelles. Une observationréalisée dans les années 1970 rapporte le casd’un patient qui raconte comment, depuis l’en-

fance, il a pris l’habitude de se cogner la têtecontre le bord de son lit pour se sentir exister. Il

avait l’impression qu’en agissant de la sorte touten écoutant de la musique, il se sentait vivant.Sans cela, il avait l’impression que son corps nelui appartenait pas, et qu’il l’utilisait simple-ment comme on se sert d’une voiture.

C & P : Comment expliquer qu’un corps qui

ne souffre pas semble étranger ?Nicolas Danziger : Pour qu’une zone corpo-

relle soit perçue comme une partie du corpspropre, il faut qu’elle soit sensible à la douleur.Cette observation a déjà été faite chez despatients dont les fibres nerveuses sont altéréesdans le cadre d’une neuropathie liée à un diabè-te ou à la lèpre. Avec un collègue anesthésiste,nous avons aussi pu montrer que les patientsqui subissent une anesthésie locorégionale(anesthésie locale, d’un membre par exemple)ont l’impression que leur membre ne leur

appartient plus, et qu’il est anormalement gon-flé ou déformé. Ces pertes du sentiment d’ap-partenance et ces illusions de gonflement sontliées à une altération du fonctionnement desfibres de la douleur. Il semble donc que la capa-cité à ressentir la douleur détermine certainsaspects fondamentaux de l’image corporelle, eten particulier de sa surface. Et de fait, certainespersonnes congénitalement insensibles à ladouleur semblent parfois chercher des sensa-tions douloureuses pour récupérer la sensationd’habiter leur corps.

C & P : En un sens, il vaut mieux souffrir quene rien ressentir ?

78 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Qui ne rêverait de vivre sans souffrir ?

Et pourtant, les personnes qui sont insensibles

à toute forme de douleur n’ont pas la vie facile…

La douleur sert-elle à quelque chose ?

Neurobiologie

Interview 

Nicolas Danziger est neurologue,maître de conférencesdes universitéset praticien hospitalierà l’Hôpitalde la Pitié-Salpêtrière,à Paris.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 81/100

Nicolas Danziger : Oui, mais à conditionque cette souffrance-là soit physiologiquementutile. On est loin aujourd’hui d’une vision de ladouleur comme simple conséquence d’un mes-sage douloureux se propageant depuis la zonedu corps lésée jusqu’au cerveau. La sensationdouloureuse n’est pas seulement la résultante

de la réalité physico-chimique des tissus lésés,mais une construction du cerveau qui vise àprotéger la zone corporelle perçue commemenacée. Or cette construction cérébrale peutse dérégler et déboucher sur des douleurs chro-niques dont l’intensité et la durée sont sanscommune mesure avec le dommage corporelqui lui est associé. Lorsque vous vous brûlez undoigt, les influx nerveux douloureux remon-tent jusque dans la moelle épinière, puis jus-qu’au cerveau. Mais parallèlement, des signaux nerveux redescendent dans la moelle épinière

et modulent le signal d’entrée. La douleur n’estdonc pas simplement faite de l’accumulationd’influx nerveux douloureux engendrés auniveau des tissus.

C & P : Qu’est-ce qui altère les systèmes demodulation interne de la douleur, chez lespatients douloureux chroniques ?

Nicolas Danziger : L’altération des contrôlesmodulateurs peut dépendre de mécanismes demémorisation cellulaire de la douleur, unetrace durable de l’événement douloureux ini-tial qui repose sur la formation de connexionssynaptiques hyperexcitables et impossibles àmoduler. Ce phénomène de mémorisation

anormale est un peu l’équivalent, dans ledomaine perceptif et douloureux, du phéno-mène de stress post-traumatique constaté chezles personnes victimes d’un accident ou ayantassisté à une scène horrible. Dans le cas de lamémoire de la douleur, on sait que les proces-sus qui participent à l’hyperexcitabilité neuro-nale prennent place au niveau de la moelle épi-nière, c’est-à-dire aux étapes les plus précocesdu traitement du signal douloureux dans lesystème nerveux central.

Dès lors, l’information douloureuse ne peut

plus être modulée : elle est émise en permanen-ce et l’on passe du statut de douleur-signal àcelui de douleur-maladie. C’est ainsi que l’onrencontre des personnes opérées pour une scia-tique rebelle et chez qui la douleur persistemême après que la compression nerveuse a étélevée : chez elles, il semble que l’informationdouloureuse a été gravée définitivement dans les

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 79

1. Ressentir la douleur 

que déclencheune plaque électrique

brûlante est vital : celapermet de retirer la main

avant que les lésionsne soient trop graves.Les personnes qui ne

ressentent pas la douleurrisquent des lésions,

potentiellement fatales.

   f  o   t  o   k  u

  p   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 82/100

synapses de la moelle épinière. Elle continuerad’être émise, parfois même de façon définitive.

C & P : La douleur chronique peut-elle aussiavoir des origines psychiques ?

Nicolas Danziger : Oui, car le psychisme etles circuits de la douleur interagissent de façon

étroite. L’état psychique d’un individu peutparfois influencer de façon très nette le fonc-tionnement des boucles de modulation de ladouleur, entre le cerveau et la moelle épinière.

Un des maillons essentiels de ces boucles de

modulation est le cortex cingulaire. Or on saitplusieurs choses sur le cortex cingulaire : il s’ac-tive de façon analogue lors de souffrances phy-siques et morales ; il est pourvu d’une fortedensité de récepteurs aux opioïdes, ou sub-stances analogues aux opiacés, mais naturelle-ment produites par l’organisme, et il joue unrôle essentiel dans la modulation descendantede la douleur dans la moelle épinière, notam-ment au moyen de neuromédiateurs comme lasérotonine ou l’adrénaline.

Dans ce contexte, les séparations (ruptures,deuils) perturbent le fonctionnement du cor-

tex cingulaire antérieur dans la chaîne demodulation de la douleur, par exemple enaffectant la quantité de récepteurs des opioïdesqu’il contient. On a observé que dans descontextes de séparation, la quantité de récep-teurs aux opioïdes baisse dans le cortex cingu-laire antérieur. Dès lors, les boucles de modula-tion de la douleur peuvent s’en trouver altéréeset des douleurs qui auraient été « gérées » entemps normal par l’organisme submergent lesvoies de traitement et activent les mécanismesde mémoire cellulaire pathologiques, ce qui

aboutit à des douleurs chroniques.La clinique regorge de cas qui confirmentl’influence du deuil et de la séparation sur laperception douloureuse. Je cite l’exempled’une femme qui souffrait d’une douleurchronique de la cavité buccale associée à unemalformation osseuse congénitale. Cette dou-leur était apparue précisément au momentd’une rupture conjugale. S’il y avait bien uneanomalie anatomique à l’origine de la douleurbuccale, cette malformation congénitale exis-tait depuis des dizaines d’années et n’avait enelle-même aucune raison de se manifester

douloureusement à un moment donné plutôtqu’à un autre. C’était donc la présence conco-

mitante de cette anomalie anatomique et duclimat psychoaffectif propre à la séparationqui avait contribué à l’émergence de la dou-leur et à sa chronicisation.

C & P : Les relations affectives durant l’enfan-ce influent-elles sur la sensibilité à la douleur ?

Nicolas Danziger : Certains enfants viventdes situations de carence affective précoce quilaissent des traces durables dans leur systèmenerveux. Les systèmes de modulation ne seconstruisent probablement pas de la mêmefaçon selon le contexte affectif dans lequel l’en-fant se trouve. Certaines expériences effectuéeschez la souris vont dans ce sens : les souris sontplus ou moins maternantes (elles lèchent plusou moins leurs petits), et les petits qui ont étéle plus léchés ont une sensibilité à la douleurmoindre à l’âge adulte que les autres.

Évidemment, on a l’intuition clinique qu’unlien similaire doit exister chez l’être humainentre le type d’attachement de la mère à l’en-fant et la prévalence des douleurs chroniques àl’âge adulte. Par exemple, il semble que les per-sonnes ayant subi des traumatismes ou desabandons précoces sont plus souvent que lamoyenne atteintes de fibromyalgie, un étatdouloureux chronique fait de douleurs muscu-laires diffuses parfois très invalidantes, et qui secaractérise par un dysfonctionnement des sys-tèmes modulateurs de la douleur. La capacitéd’un adulte à s’accommoder de ses douleurs

dépend aussi probablement de la sollicitudequ’il a reçue dans son enfance, qui déterminedans une certaine mesure sa capacité à « s’au-toconsoler» dans les situations difficiles.

C & P : Apprendre à supporter la douleur,celarevient-il finalement à apprivoiser la solitude ?

Nicolas Danziger : Dans la relation précoceentre la mère et son enfant, une des premièresfonctions de la mère est de contrecarrer lesdéséquilibres homéostasiques de l’enfant, qu’ils’agisse d’un déséquilibre thermique ou ali-

mentaire : la mère réchauffe et nourrit. Ladouleur est particulière, car il s’agit d’un désé-quilibre homéostasique que la mère ne peutpas entièrement calmer. La mère peut cepen-dant apaiser la douleur dans une certainemesure, par exemple par le contact de peau àpeau. Des études révèlent ainsi que les com-portements douloureux d’un nouveau-nésubissant une prise de sang (cris, mimiques,agitation) diminuent d’environ 80 pour centsi l’on fait précéder la prise de sang par descontacts préalables de peau à peau avec lamère pendant 15 minutes. Mais la mère est

très vite confrontée à une forme d’impuissan-ce face à la douleur de son enfant, ne serait-ce

80 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Pour le douloureux chronique,l’enjeu est d’apprendre à cohabiter 

avec sa douleur.

En chiffres

En France,

279 centres de prise

en charge de

la douleur sont 

répertoriés par 

le Centre national

de ressources de lutte

contre la douleur.

Leur liste est 

consultable sur 

le site internet :

http://www.cnrd.fr/Lis

te-des-consultations- 

unites-et.html

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 83/100

que lors des coliques du nourrisson. Déjà, pourl’enfant de quelques semaines ou quelquesmois, l’expérience de la douleur est la premièreexpérience de la solitude.

Lorsque l’enfant grandit, sa mère peut l’aiderà se représenter sa douleur, à en parler. C’est lecas d’une mère qui, lorsque l’enfant a une angi-

ne, lui explique que de « méchants microbes »lui font mal à la gorge, et que de « gentils médi-caments » vont tuer les microbes. Les mots per-mettent alors à l’enfant de se construire unmonde où la douleur est vécue comme quelquechose de transitoire, sur lequel on peut exercerune forme de contrôle ou du moins comprendrede quoi il retourne. La perception n’est pas lamême selon que l’événement est lié ou non àune représentation. Ce travail de représentationest essentiel, car il permet d’atténuer dans unecertaine mesure l’impact affectif de la douleur,

qui est toujours vécue plus ou moins commeune menace pour l’intégrité de l’organisme.

C & P : Lorsque les douleurs chroniques sontinstallées, la médecine peut-elle en venir à bout ?

Nicolas Danziger : Pas toujours. Il est des casoù la douleur s’inscrit en quelque sorte dans lescircuits nerveux comme dans du marbre. Lespropriétés des circuits nerveux sont modifiéespour toujours. On essaie de rétablir ces circuitsmodulateurs avec des médicaments, mais ilfaut admettre que l’on est parfois totalementimpuissant face à ces douleurs. Il existe un cer-

tain discours diffusé dans les médias, où l’onfait croire que si tout le monde s’y mettait, onpourrait vaincre complètement la douleur.Mais ce discours méconnaît la réalité clinique,c’est-à-dire la fréquence des douleurs rebelles àtous les traitements.

Cette situation d’impuissance thérapeutiquerend d’autant plus nécessaire la prise en chargedes patients douloureux chroniques. Ce sonteux qui ont le plus besoin de bénéficier d’unsuivi, d’être entourés, d’avoir un référent qui lessuit même s’il ne peut rien contre leur douleur.

Un signe de cette évolution est le changementdu nom des centres de consultation, autrefoisqualifiés de « Centres antidouleur », aujour-d’hui devenus « Centres d’évaluation et de trai-tement de la douleur ». En d’autres termes, onen vient parfois à reconnaître qu’il faut aider lepatient à faire avec sa douleur, faute de pouvoirl’en débarrasser. Il ne faut plus entretenir defaux espoirs à ce sujet.

C & P : Quels faux espoirs donne-t-on par-fois aux douloureux chroniques ?

Nicolas Danziger : Certains médecins disent

à leurs patients qui souffrent en continu quecela s’arrêtera forcément au bout de six mois ou

un an. Mais ces promesses sont en général délé-tères, car les patients prennent date, constatentque leur douleur persiste, dépriment, se sententtrahis ou coupables. La responsabilité du méde-cin est de faire preuve de transparence à cetégard, d’essayer de fournir au patient en des

termes simples la représentation la plus précisepossible de son état tout en reconnaissant lapart d’ignorance qui est la sienne.

C’est la condition pour certains de cespatients de sentir que leur douleur est reconnuepour ce qu’elle est et non déniée comme c’estmalheureusement le cas.

C & P : La médecine ne réalise-t-elle aucunprogrès dans ce domaine ?

Nicolas Danziger : Heureusement, la situa-tion n’est pas entièrement bloquée et il est fon-

damental aussi de faire comprendre aux patients qui souffrent que des progrès théra-peutiques sont susceptibles de les aider dansl’avenir. À titre d’exemple, une technique récen-te comme la stimulation du cortex cérébral per-met désormais de soulager certains patientssouffrant de douleurs chroniques consécutivesà une lésion neurologique, et rebelles à tous lesmédicaments. On a d’ailleurs pu montrerrécemment que cet effet antalgique passe par lalibération d’opioïdes endogènes. Mais leséchecs thérapeutiques sont malgré tout nom-breux et il reste encore beaucoup de progrès à

faire pour faire sortir les patients de la prisonoù la douleur les a enfermés... I

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 81

   P  e   t  r  e  n   k  o   A  n   d  r   i  y   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

2. Un lien de qualité

avec sa mère aidele jeune enfant à se doter

de structures cérébralesefficaces pour

supporter la douleur,

et diminue le risquede douleurs chroniquesà l’âge adulte.

Bibliographie

N. Danziger, Vivre sans

douleur , Odile Jacob,

à paraîtrele 30 septembre 2010.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 84/100

T out comme les bourgeois se pren-nent encore pour des gentilshommeset les précieuses n’ont jamais cesséd’être ridicules, certains patientsn’ont guère changé au fil des siècles.

C’est le cas des « malades imaginaires », dont

Molière mit en scène le modèle éternel dans sadernière pièce.

Le malade imaginaire (1673) n’est pas seule-ment une satire impitoyable de la médecine,c’est également une profonde analyse psycholo-gique de l’hypocondrie. Comme le titre de lapièce l’indique, le protagoniste central,Argan, secroit malade alors que rien n’indique qu’il lesoit. Il est manipulé par ses médecins omnipré-sents et par sa seconde femme, qui court aprèsson héritage. Dans ce contexte déjà propice à lacomédie, Argan cherche à marier sa fille à un

médecin inepte pour son seul bénéfice : « Mevoyant infirme et malade comme je suis, je veux me faire un gendre et des alliés médecins, afin dem’appuyer de bons secours contre ma maladie,d’avoir dans ma famille les sources des remèdesqui me sont nécessaires, et d’être à même desconsultations et des ordonnances. » Pour sortirla malheureuse Angélique de cette situation, laservante Toinette et Béralde, le frère d’Argan,vont s’efforcer de lui faire entendre raison à pro-pos de sa pseudo-maladie. L’intrigue se dénoue-ra dans un cérémonial final où Argan sera intro-nisé médecin. Médecin imaginaire, bien sûr.

Pourquoi Argan se croit-il malade ? Est-ilconscient de son comportement étrange, fait-il

simplement semblant d’être malade ? Ousouffre-t-il d’un mal plus profond, qui l’induiten erreur sur sa propre santé ? Pour com-prendre la nature de la maladie imaginaired’Argan, il faut se tourner vers l’histoire de l’hy-pocondrie. Si la définition semble claire – une

inquiétude excessive concernant sa propresanté –, les contours du concept restent mysté-rieux. Le psychiatre Leuret écrivait en 1834qu’autant les médecins que leurs patients ont« concouru à rendre obscur ce qu’ils s’atta-chaient avec une si grande importance à éclai-rer », et la classification actuelle en termes de« trouble somatoforme » ne fait hélas que ren-forcer cette observation.

Un hypocondriaqueavant la lettre ?

Chez Hippocrate, l’hypocondre désigne lesrégions de l’abdomen situées sous les côtes(approximativement le diaphragme). Depuis,l’hypocondrie a été associée à des symptômesambigus de la digestion, des douleurs diffusesdes organes internes et des angoisses respira-toires. Le lien avec le concept tout aussi impré-cis de mélancolie fera également partie de l’his-toire de l’hypocondrie et se cristallisera dansl’ Anatomie de la mélancolie (1621) de RobertBurton, dans laquelle la « mélancolie hypocon-driaque » tient une place importante.

Au XVIIe siècle, se développe également lanotion que l’hypocondrie est un trouble du sys-

Sebastian Dieguezest neuropsychologueau Laboratoire deneurosciences cognitives

du Brain Mind Institute de l’École polytechniquefédérale de Lausanne,en Suisse.

82 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Le malade imaginaire était-il hypocondriaque, narcissique, atteint 

du syndrome de Munchhausen, ou simplement puéril ? Molière

semble être allé plus loin que toutes ces pathologies, pour poser la question de la vérité et du mensonge, au théâtre et dans la vie.

Qui estle malade imaginaire ?

En Bref 

• Le malade imaginaire pourrait êtreun hypocondriaque,mais il lui manque…des symptômes.

• Le personnageconcentre en luirégression narcissique,besoin d’être plaintet infantilisation,de même que certainsaspects du syndromede Munchhausen,où le patient s’infligedes maux pour attirerl’attention d’autrui.

• En fait, Molière avaitpressenti l’importancedes troublespsychosomatiques.En simulant la mortet non seulementla maladie, le fauxmalade découvrece que les gens pensentréellement de lui.

Psychopathologie

des héros

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 85/100

tème nerveux et s’associe à l’hystérie, autremaladie incomprise. Depuis lors, l’hypocon-drie ne cessera d’osciller entre trouble des vis-cères, dysfonction cérébrale, simulation pure etsimple, problèmes émotionnels,hypersensibili-té (ou à l’inverse perte des sensations), anxiété,obsession, narcissisme, dépression, hystérie

masculine, dégénérescence héréditaire... On enviendrait presque à conclure que la principalecaractéristique de l’hypocondrie est précisé-ment d’être insaisissable. Patients et médecinsfont face au même problème : ce qui se trouvederrière la plainte est… introuvable.

Entre psychose et névrose

L’historien de la psychiatrie George Berriosn’hésite pas à inclure deux œuvres de fictioncomme des tournants majeurs de la pensée

médicale qui ont exercé une empreinte durable

sur l’évolution du concept d’hypocondrie. Lapremière est une des  Nouvelles exemplaires deCervantès, Le Licencié de verre (1613), quiévoque une forme de délire particulier, disparuaujourd’hui, dans lequel des individus secroyaient faits de verre et aussi fragiles que cematériau. La seconde n’est autre que Le malade

imaginaire. À elles deux, ces œuvres semblentrefléter la distinction entre la psychose, avec sesdélires et hallucinations, et la névrose, troublede la personnalité sans rupture complète avecla réalité et associée à des difficultés situation-nelles et des conflits émotionnels.

L’hypocondrie peut donc prendre une formeproprement délirante et une forme anxieuse,plus bénigne. Dans les deux cas, il semble quequelque part entre le corps et le cerveau, undéfaut de communication, jusqu’ici mal identi-fié, s’installe. Est-ce le corps qui trompe le cer-

veau, ou un défaut du cerveau qui produit des

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 83

1. Argan, le malade

imaginaire, suppliantson médecin de

le soigner. À ses côtés,sa servante Toinette.

Tableau de Charles Robert

Leslie (1794-1859).

   ©   S   t  a  p   l  e   t  o  n   C  o   l   l  e  c   t   i  o  n   /   C  o  r   b   i  s

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 86/100

hallucinations corporelles ? A-t-on affaire àune lecture correcte de sensations corporellestrompeuses, ou à une interprétation erronée desensations normales ? La question reste ouver-te, la seule certitude à ce jour étant que l’hypo-condrie reste un embarras pour les médecins.Ces malades sont leur désespoir : soit ils les

induisent en erreur, soit ils les mettent sur ladéfensive, dans les deux cas la relation deconfiance nécessaire à tout acte thérapeutiqueest compromise.

Le cas Argan

Qu’en est-il du personnage d’Argan ? Est-ilmalade ou ne l’est-il pas ? Tout ce qu’on sait,c’est qu’il se croit malade, alors que tous lesavent bien portant, et qu’il redoute d’êtreabandonné par ses médecins. Cette attitude

peut revêtir plusieurs fonctions psychologiquespour Argan.La pièce s’ouvre sur une scène où Argan fait

le compte de ce que lui ont coûté ses derniers

traitements et répertorie ses nombreux symp-tômes. De toute évidence, Argan se complaîtdans son statut de malade, il semble jouir de sesplaintes continuelles et y accorde un intérêtobsessionnel. L’élément scatologique récurrentdans Le malade imaginaire, avec ses clystères,lavements, le besoin qu’éprouve Argan de se

vider continuellement, préfigure le stade analde la psychanalyse, caractérisé par un plaisirnarcissique associé à la maîtrise des fonctionscorporelles, un besoin de contrôle et la jouis-sance dans la répétition des actions.

Ce n’est pas par hasard que ce stade a étéassocié à la névrose obsessionnelle. De même,il indique aussi la proximité de l’hypocondrieavec le sentiment paranoïaque d’être infecté,empoisonné, sali de l’intérieur. Le nom dumédecin Purgon évoque assez peu subtile-ment, mais efficacement, la nature de son véri-

table rôle. Au-delà de l’effet comique – jamaisdémodé – associé aux fonctions corporelles, lascatologie renvoie donc également au problè-me qu’entretient l’hypocondriaque avec soncorps, et à son fantasme d’expulser son mal, dese purifier et de se débarrasser des angoissesqui l’encombrent.

Le fait qu’Argan ne soit pas vraiment mala-de (du moins pas comme il le croit) apparaîtdans le divorce entre ses terribles angoisses etson comportement qui ne laisse apparaîtreaucun symptôme physique. Il est même l’objetdes sarcasmes de Toinette, sa servante, qui lui

fait remarquer « Doucement, Monsieur : vousne songez pas que vous êtes malade », lorsqu’ils’emporte alors même qu’il est censé être aubord de l’agonie, ou qui lui rappelle deprendre son bâton quand il oublie qu’en tantqu’invalide il devrait être incapable de sedéplacer sans cette aide. À la simple question« Quel mal avez-vous ? », Argan est incapablede répondre. C’est même lui qui demande àson médecin de l’informer sur ce qu’il ressent :« Je vous prie, Monsieur, de me dire un peucomment je suis. »

La peur de l’abandon

Au-delà du plaisir narcissique de se croiremalade, un second motif apparaît donc claire-ment : Argan cherche désespérément l’atten-tion de son entourage. De fait, tout dans lapièce tourne autour de lui et il est pris depanique sitôt qu’il est esseulé. Son cas rappelleen ceci le syndrome de Munchhausen, dont lespatients simulent des maladies ou prennent desmédicaments afin de provoquer de faux symp-tômes et d’attirer l’attention du corps médical.

De plus, son attitude semble obéir à desmotifs inconscients, qui résistent aux multiples

84 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

2. L’hypocondriaque

entre dans la littératuredès le XVIIe siècle, avec

Cervantès. Le personnageest souvent décrit comme

un malade délirant, quise croit d’une extrême

fragilité et ne survit

que grâce à des remèdesmultiples que luiprescrivent sans retenue

apothicaires et médecins.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 87/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 85

tentatives de rationalisation de ceux qui lui veu-lent du bien. « Monsieur, mettez la main à laconscience : est-ce que vous êtes malade ? », luidemande Toinette, n’obtenant pour réponseque le courroux de son maître. Son frèreBéralde n’a pas plus de chance, malgré ses sup-plications – « Ne donnez point trop à votre

imagination » –, et une habile argumentation :« Une grande marque que vous vous portezbien et que vous avez un corps parfaitementbien composé, c’est qu’avec tous les soins quevous avez pris, vous n’avez pu parvenir encore àgâter la bonté de votre tempérament, et quevous n’êtes point crevé de toutes les médecinesqu’on vous a fait prendre. »

Ces interventions suggèrent une facette fon-damentale du comportement d’Argan : il nepeut être accusé de simuler purement et simple-ment. Sa sincérité et sa naïveté apparaissentquand il croit pour de bon que sa petite filleLouison est morte, alors qu’il est évident pourtout le monde qu’elle ne fait que simuler. La

présence d’un enfant dans la pièce, chose tout àfait singulière dans l’œuvre de Molière, donneune piste pour mieux comprendre le compor-tement d’Argan. Sa crédulité devant le jeu del’enfant montre que c’est lui l’enfant de lapièce. Son infantilisme, sa dépendance totale àson environnement, son obéissance aveugleaux médecins, la facilité avec laquelle on le

3. Le baron

de Munchhausen estun personnage inventépar l’écrivain allemand

Rudolf Erich Raspe (1736-1794) qui prétendait

avoir vécu des aventures

invraisemblables, qu’ils’agisse de voler dansles airs sur un boulet

de canon ou d’explorerles fonds marins à

cheval... C’est aujourd’huiun syndrome psychiatrique.

Illustration de GottfriedFranz (1846-1905).

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 88/100

86 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

manipule, tout indique un obscurcissement descapacités cognitives qu’on n’attend pas d’unadulte. « Monsieur Purgon m’a dit de me pro-mener le matin dans ma chambre, douze alléeset douze venues ; mais j’ai oublié à lui deman-der si c’est en long, ou en large… », s’inquiète-t-il le plus sérieusement du monde. Ce compor-tement révèle une profonde angoisse d’êtreabandonné, fantasme archaïque du petit enfant.

Quoi de plus pathétique que d’entendre cevieillard dire : « Monsieur Purgon dit que jesuccomberais, s’il était seulement trois jourssans prendre soin de moi ? » La signification decet infantilisme rejoint sa maladie imaginaire :c’est la peur de vieillir et de mourir seul quisous-tend son comportement.

Ces quelques observations conduisent à laconclusion que la maladie imaginaire, si c’estbien Argan qui en est victime, n’existe pas entant qu’entité clinique isolée. Le comportementde ses médecins et de sa famille en est à la fois lacause et la conséquence. Chaque personnage de

la pièce,à sa manière, entretient la maladie et enest victime. Les médecins profitent évidemment

de sa naïveté et le confortent dans ses angoisses,mais leur fonds de commerce même repose surce genre de victimes. Béline, la femme d’Argan,qui en veut à son argent, cherche à conforterson mari dans ses lubies. Elle l’emmaillote, litté-ralement, dans sa croyance d’être mal portanten l’entourant de coussins sur sa chaise et en lui

enfonçant son bonnet sur la tête.

Un mal sans symptôme...

Ainsi, la maladie imaginaire constitue unensemble complexe qui est fait d’angoisse exis-tentielle sur le vieillissement et la mort, duplaisir retiré d’une obsession narcissique,d’une régression infantile visant à conjurer lapeur d’être abandonné et de l’influence d’unentourage qui contribue, volontairement oupas, à la renforcer.

Le syndrome de Munchhausen est une com-paraison tentante, mais elle ne décrit pas defaçon exacte le cas Argan, car ce dernier ne s’in-flige aucun symptôme volontairement. Le para-doxe réside dans le fait que c’est précisémentl’absence de symptômes qui constitue la mala-die d’Argan. Toinette, qui incarne par ses sar-casmes la voix de la raison tout au long de lapièce, est la seule à y voir clair : « Il marche, dort,mange, et boit tout comme les autres ; mais celan’empêche pas qu’il ne soit fort malade. » Argann’est pas malade, mais il souffre pourtant de samaladie imaginaire, à la fois maladie de l’imagi-

nation et maladie des médecins : « Oui, vousêtes fort malade, et plus malade que vous nepensez », lui dit-elle. Forcément, il est incapablede penser sa maladie puisque c’est précisémentde sa pensée qu’il est malade.

Selon Patrick Dandrey, spécialiste de la litté-rature du XVIIe siècle et de l’histoire de lamélancolie, Molière utilise une catégorie médi-cale, l’hypocondrie, mais l’expurge de soncontenu physiologique, passionnel et théo-rique. Ce faisant, il n’a laissé que l’enveloppe, lacoquille d’une maladie ancienne, et l’a exploitée

pour en inventer une nouvelle, à la mesure deses besoins personnels et artistiques. Ironie dusort, c’est plus tard la médecine qui s’emparerade l’invention de Molière. P. Dandrey est eneffet parvenu à mettre la main sur le premierdocument médical à utiliser Le malade imagi-naire comme source d’inspiration.

Il s’agit d’une description du médecin mont-pelliérain Boissier de Sauvages, datant de 1736,qui propose une nouvelle sorte de folie déliran-te à classer parmi les mélancolies. Entre le déli-re mystique et la « folie douce », il introduit la Melancholia argantis, ou maladie imaginaire.

Comme l’écrit P. Dandrey : « Cent ans après samort, Molière est donc reconnu par la pensée

4. La focalisation sur soi, le désir d’être plaint et entouré, une certaine puérilité etl’usage continuel de clystères font, à certains égards, du malade imaginaire unnarcissique ayant régressé au stade anal de la psychanalyse, préoccupé par la

maîtrise de ses sphincters et par tout ce qui concerne sa personne.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 89/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 87

médicale la plus autorisée pour la contributionqu’a apportée son  Malade imaginaire à laconnaissance des délires de nature mélanco-lique. » Boissier de Sauvages décrit ainsi lamélancolie d’Argan : « Les malades imaginaires,que Molière a si bien joués, sont ceux qui, seportant très bien, s’imaginent à tout moment

être sur le point de mourir, à cause de quelqueslégères incommodités qu’ils ressentent, ce quiles rend tristes, mélancoliques, de mauvaisehumeur envers leurs médecins, et les oblige àvivre dans la solitude, où ils ne font que gémiret déplorer leur malheur du matin au soir ; oubien ils suivent un régime de vie extravagantqui altère leur santé, et les expose à une infinitéde maladies plus dangereuses que celles dont ilscherchent à guérir. »

Le malade imaginaire

était bien portantCes malades existent donc. Le médecin pré-

cise aussi que « cette maladie diffère de l’hy-pocondrie, en ce que ceux qui en sont atteints,ne souffrent aucun mal réel, au lieu que leshypocondriaques sont sujets à plusieurssymptômes fâcheux, tels que les flatuosités, lesrapports acides, les spasmes […] » Ne pasconfondre la maladie imaginaire, donc, avecl’hypocondrie ! Les hypocondriaques nesavent pas de quoi ils souffrent, mais ils souf-frent de quelque chose. Le malade imaginaire,

lui, est « désespérément sain et bien portant »,selon les termes de P. Dandrey.

Naturellement, Le malade imaginaire va plusloin qu’une facile mise à mal du corps médicalou l’exposition froide d’un diagnostic particu-lier, aussi intéressant et novateur soit-il.Comme à son habitude, Molière touche à l’uni-versel en utilisant les travers de ses personnages.Que cherche-t-il à communiquer dans ledénouement de la pièce ?

Là où les raisonnements impeccables deBéralde et les lavements de Purgon ont échoué à

guérir Argan,c’est la comédie débridée de la ser-vante Toinette, déguisée en médecin et diagnos-tiquant obstinément un mal du poumon (cedont souffrait Molière), qui parviendra à tou-cher le cœur du personnage.Elle va tromper sonmaître pour son bien, et l’encourager à décou-vrir la vérité sur les sentiments de ceux qui l’en-tourent par un subterfuge extrême : le maladeimaginaire va jouer le mort imaginaire. Ce pro-cédé révélera le cynisme et les manipulations desa femme, mais aussi l’amour sincère que luiporte sa fille. Le croyant mort, leurs parolesreflètent la vraie nature de leurs sentiments à

son égard. La guérison de cette maladie si parti-culière ne passe donc ni par la raison ni par les

entrailles, mais par l’imaginaire, qui est en véri-té le seul problème d’Argan. Et c’est la comédieet elle seule, où l’imaginaire entre en jeu, qui esten mesure de rétablir cette vérité.

Le malade imaginaire est en quelque sorte letriomphe de l’imagination sur le quotidien, ladéfaite de l’hypocrisie et de l’erreur face à la

créativité. Dans cette œuvre, Molière toucheégalement au développement de la médecinemoderne et à la reconnaissance de l’importan-ce de l’effet placebo. L’imaginaire des patients,au cours de l’histoire, a souvent été plus puis-sant que les dogmes des médecins. Non seule-ment la dernière œuvre de Molière ouvre surl’émergence d’une médecine fondée sur lapreuve, et non sur l’autorité ou la tradition,mais elle met en relief l’influence des facteursrelationnels dans le développement des symp-tômes subjectifs. Là où la satire du  Médecin

malgré lui concernait plutôt les abus de la phar-macologie, Le malade imaginaire s’attaque aux aspects psychosomatiques que les médecins deson époque ignoraient.

Le pouvoir insoupçonnéde la comédie

Par exemple, on sait aujourd’hui que dessymptômes comme la douleur ou la rigiditéchez les parkinsoniens peuvent empirer simple-ment si les attentes du patient sont négatives ous’ils prennent une substance inerte en pensant

qu’elle va aggraver leur état. Une récente étudemontre même que mentir sur son état de santéen le disant plus mauvais qu’il n’est peutconduire à croire qu’on est réellement malade.De là à le devenir, le pas peut être facilementfranchi, en fonction des défenses immunitaireset du passé médical de chacun.

On sait que Molière est mort peu après avoir joué le rôle d’Argan. A-t-il conçu sa dernièrepièce dans un but thérapeutique, au même titrequ’Argan s’est fait médecin pour conjurer sesangoisses ? Voulait-il explorer les confins de la

mort, sentant la sienne approcher ? Ou s’agis-sait-il d’adresser un dernier éclat de rire au des-tin, en jouant au « bien portant imaginaire »pour se moquer du mal qui le guettait ? Molièrea-t-il utilisé sa maladie pour accomplir Lemalade imaginaire, ou, subtil distinguo, a-t-ilconçu sa dernière pièce de manière à pouvoirencore jouer, dans un état où tout autre rôle luiaurait été inaccessible ? Ces questions restentencore débattues, mais le fidèle comédien LaGrange notera dans ses souvenirs, à propos dela dernière représentation de Molière : « Il eutpeine à jouer son rôle […] et le public connut

aisément qu’il n’était rien moins que ce qu’ilavait voulu jouer. » I

Bibliographie

P. Dandrey,

Le « cas » Argan :Molière et la maladie imaginaire , Klincksieck,2006.G. Berrios,

Hypochondriasis :history of a concept ,in Hypochondriasis :modern perspectiveson an ancient malady ,sous la direction deV. Starcevic et D. Lipsitt,Oxford University Press,pp. 3-20, 2001.H. Hall, Molière satirist of seventeenth-century French medicine : fact and fantasy , in Proc.Roy. Soc. Med., vol. 70,pp. 425-431, 1977.P. Berk, The therapy of art in Le Malade imaginaire , in The French

Review , vol. 45(4),pp. 39-47, 1972.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 90/100

Un poulain marche une heureaprès sa naissance. Un babouinnouveau-né s’agrippe au pelagede sa mère qui saute de brancheen branche. Même chez les plus

proches cousins de l’homme (chimpanzés etbonobos), les petits sont beaucoup plus agilesque les petits d’homme. Il faut en moyenne unan à un bébé pour marcher. Le nouveau-néhumain a un cerveau beaucoup plus immatu-re que celui des autres mammifères, de sorte

que les bébés ne contrôlent pas leurs mouve-ments. Pour pouvoir marcher dès la naissance,il devrait rester beaucoup plus longtemps dansle ventre de sa mère, mais la durée de la gros-sesse résulte d’une bataille millénaire entre lebassin étroit des femmes et le gros cerveau del’espèce humaine.

Une des premières caractéristiques qui a dis-tingué les humains de leurs ancêtres, c’est labipédie. De nombreuses hypothèses ont étéformulées pour expliquer l’émergence de cettefaculté, mais la plus raisonnable tient au fait

qu’elle a permis à nos ancêtres de se déplacerplus efficacement dans des environnementsdécouverts, tels que la savane. Même si ces pro-tohumains étaient physiquement assez prochesdes singes, la station debout et la marche verti-cale ont entraîné une modification de la formeet des dimensions du bassin de la femme, lepelvis. Cette réduction de la taille du bassin arendu les accouchements plus difficiles, voiredangereux pour les mères et le bébé.

Simultanément, la bipédie a entraîné d’autresmodifications : les mains libérées, notre ancêtrea commencé à utiliser des outils, à explorer de

nouveaux espaces, à multiplier les échangessociaux. Au fil du temps, des cerveaux de plus

en plus volumineux ont été sélectionnés chezces lointains ancêtres. Mais ces deux évolutions– augmentation de la taille du cerveau et réduc-tion de la taille du bassin – étaient antino-miques. Arriva un moment où, si la tête desbébés continuait à grossir, ils ne pourraient plusvenir au monde : la mère et l’enfant mour-raient. Cette limite a été repoussée au maxi-mum – par exemple, la tête du bébé se compri-me au cours de sa pénible avancée dans le pel-vis maternel –, mais il n’y avait à l’évidence pas

assez de place pour que l’enfant naisse avec uncerveau mature et encore plus volumineux.

La biologie semble avoir trouvé une paradeastucieuse à cette difficulté. Selon le paléoan-thropologue kényan Richard Leakey, le nou-veau-né humain est prématuré, tant physique-ment que cérébralement. Ses muscles sontimmatures, tout comme ses articulations, soncou manque de tonus et les connexions de soncerveau ne sont pas encore bien établies. Tout sepasse comme si le terme de sa naissance avaitété avancé, pour éviter qu’une trop grosse tête

ait à traverser le bassin maternel. C’est pour-quoi le cerveau humain triple de volume entrela naissance et l’âge adulte, alors que celui d’unchimpanzé ne fait que doubler. Le cerveau duchimpanzé est presque mature à la naissance.

Ainsi, le nouveau-né humain doit poursuivreson développement à l’extérieur de la matricematernelle. C’est pourquoi il est si dépendantdes autres, beaucoup plus que ne le sont lesautres primates nouveau-nés. I

 John Bock 

est anthropologueà l’Universitéde Californie, à Fullerton,aux États-Unis.

88 © Cerveau&Psycho - n°41 septembre-octobre 2010

Contrairement aux primates, nos plus proches cousins,

le nouveau-né humain a un cerveau immature.

Pourquoi les enfantsmettent-ils tant de temps à marcher ?

Questions aux experts  John Bock 

Bibliographie

R. Leakey, L’origine de l’humanité , ÉditionsPluriel, 2008.

 J. Bouhallier 

et Ch. Berge, Analyse morphologique et fonctionnelle du pelvisdes primatesCatarrhiniens :conséquences pour l'obstétrique , in Palevol ,vol. 5, n° 3-4,pp. 551-560, 2006.

 A. Jordaan, Newborn :Adult brain ratio in hominid evolution,in American Journal of Physical Anthropology ,

vol. 44, n° 2,pp. 271-278, 1976.

Posez vos questions sur notre site

www.cerveauetpsycho.fr 

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 91/100

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 92/100

90 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Scott Lilienfield estprofesseur de psychologieà l’Université Emory,à Atlanta, aux États-Unis.Hal Arkowitz estprofesseur de psychologieà l’Universitéde l’Arizona, à Tucson.

Les hommes sont plus agressifsque les femmes

Non : si les hommes sont plus dangereux, les femmes

peuvent être tout aussi agressives.

L a notion selon laquelle les hommessont plus agressifs que les femmes estun dogme bien ancré en psychologie.Dans les années 1970, les psychologuesEleanor Maccoby et Carol Jacklin, de

l’Université Stanford, publiaient dans unouvrage qui a eu un impact notable que les dif-férences entre les sexes étaient faibles pour laplupart des traits psychologiques, sauf pourl’agressivité, où elles sont importantes. Cetteopinion a perduré. Avaient-elles raison ? Les

données récentes confirment l’essentiel de leursrésultats, mais révèlent que les femmes peuventêtre tout aussi belliqueuses que les hommes,quoique moins dangereuses.

La furie des hommes

En 1995, le psychologue américain DavidLykken écrivait que si nous pouvions congelerpar magie tous les hommes âgés de 12 à 28 ans,deux crimes sur trois seraient évités. Les don-nées sont conformes à cette estimation. Aux 

États-Unis, près de 90 pour cent des meurtressont commis par des hommes, et dans tous lespays où des recherches ont été menées, leshommes commettent plus de meurtres que lesfemmes, selon un rapport publié en 1999 par lapsychologue Anne Campbell, de l’UniversitéDurham en Grande-Bretagne.

De surcroît, les différentes études ont montréqu’en dehors de la violence criminelle leshommes commettent plus d’agressions phy-siques que les femmes et que ces agressions sontplus violentes, à une exception près : dans le casde la violence conjugale, où c’est souvent l’inver-

se (nous y reviendrons). Dans une méta-analysepubliée en 2004 et ayant regroupé 196 études, le

psychologue John Archer, de l’Université duLancashire en Grande-Bretagne, a confirmé queles hommes sont responsables de davantaged’agressions physiques (évaluées selon différentscritères) que les femmes, quel que soit leur âge,mais surtout entre 20 et 30 ans. Cette différencea été constatée dans les dix pays qui ont été étu-diés. Par ailleurs, les psychologues ont observéque les hommes ont également davantage dephantasmes violents, voire meurtriers : ils pen-sent plus souvent à se venger de leurs ennemis,

et ont plus de rêves où ils se battent.

 Agression psychologique

Pourtant, diverses études montrent que lesfemmes se mettent aussi souvent en colère queles hommes, et qu’elles n’hésitent pas à se bagar-rer. Mais au lieu d’exprimer leur colère avecleurs poings, les femmes tendent à utiliser cequ’en 1995 le psychologue américain NickiCrick avait qualifié d’« agression relationnelle ».Il s’agit d’une forme plus sournoise de manipu-

lation sociale, de harcèlement moral, particuliè-rement d’une femme vis-à-vis d’une autre.L’agression relationnelle consiste à faire cou-

rir des rumeurs sur une personne, à propagerdes commérages, envoyer des messages odieux,exclure de toute activité sociale, mépriserouvertement, se moquer de l’apparence des vic-times, et autres attaques déloyales de ce type. Ilest possible que le sexe soi-disant faible choisis-se ces tactiques parce que les filles ne sont paséduquées pour montrer ouvertement leur hos-tilité envers quelqu’un, mais aussi parce queleur manque – tout relatif – de force physique

fait que la violence psychologique apparaîtbeaucoup plus efficace et moins risquée.

Idées reçues en santé mentale

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 93/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 91

Mais les filles n’ont pas le monopole desagressions relationnelles. Selon une méta-analy-se publiée en 2008 par le psychologue Noel Cardet ses collègues de l’Université de l’Arizona, ellessont tout aussi fréquentes chez les filles que chezles garçons durant l’enfance et l’adolescence.D’autres recherches suggèrent que cette situa-tion perdure jusqu’à l’âge adulte.

Il est un domaine où les femmes ont la mêmeprobabilité que les hommes d’exprimer physi-quement de l’agressivité : la relation amoureu-se. Le stéréotype populaire de la violence conju-gale est celui où un homme bat et maltraite sacompagne. Rappelons qu’en France, unefemme meurt tous les trois jours sous les coupsde son compagnon. Toutefois, des travaux deJ. Archer et du sociologue Murray Straus, del’Université du New Hampshire, remettent cescénario en question. Ils montrent que lesfemmes sont à peu près aussi violentes que les

hommes dans un couple : un homme meurttous les dix jours sous les coups de sa com-pagne. Certaines études indiquent même queles femmes seraient responsables de davantaged’agressions physiques.

Cette constatation ne reflète pas seulement lefait que les femmes ripostent parfois quandelles sont maltraitées, mais indique que les vio-lences sont aussi déclenchées par les femmes.Néanmoins, la violence conjugale représenteune plus grande menace pour les femmes quepour les hommes. Les femmes sont plus vic-times de coups et blessures parce que les

hommes sont en moyenne plus forts que lesfemmes. De surcroît, les coups portés sont plus

ou moins graves : les femmes griffent ou giflentleur partenaire, tandis que les hommes frap-pent, voire étranglent, leur compagne.

Blâmer la biologie ?

Récemment encore, la plupart des psycho-logues pensaient que la différence des compor-

tements d’agression entre les hommes et lesfemmes était uniquement d’ordre sociocultu-rel. Certes, les facteurs sociaux expliquent unepart notable des différences constatées. Maisune étude publiée en 2007 par le psychologueRaymond Baillargeon et ses collègues del’Université de Montréal, révèle que dès l’âge de17 mois, cinq pour cent des garçons et un pourcent des filles donnent des coups de pied etmordent. Qui plus est, cette différence n’aug-mente pas entre 17 et 29 mois, comme on pour-rait s’y attendre si des influences environne-

mentales, notamment l’éducation par lesparents, étaient en cause. Ces résultats suggè-rent que des facteurs biologiques – tels les effetsde la testostérone sur le cerveau – contribue-raient aux différences sexuées observées enmatière de comportement violent.

Cette hypothèse est étayée par le fait que lesmâles sont le sexe le plus belliqueux dans laquasi-totalité des espèces de mammifères étu-diées. Même l’exception à cette tendance – lahyène tachetée (« rieuse ») – pourrait confir-mer la règle. La hyène femelle, qui est physi-quement plus agressive que le mâle, présente

une plus forte concentration sanguine de testo-stérone que le mâle. I

Bibliographie

S. Bennett et al.,Explaining gender differences in crime and violence :the importance of social cognitive skills, inAggression and Violent Behavior , vol. 10,pp. 263-88, 2005. J. Archer, Sex differencesin aggressionin real-world settings :a meta-analytic review ,in Rev. of Gen. Psy.,

vol. 8, pp. 291-322,2004.

Scott Lilienfield et Hal Arkowitz

   A   l  e   k  s  a  n   d  a  r   T  o

   d  o  r  o  v   i  c   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 94/100

92 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

Selon la définition proposée dans lenuméro précédent, la personnalitérésulte de l’agencement de compo-santes cognitives, pulsionnelles etémotionnelles. Elle est à la fois stable

(assurant la permanence de l’individu) et

unique (le sujet est distinct de tous les autres).La personnalité devient pathologique quandelle entraîne des réponses inadaptées, qu’elleengendre une souffrance pour le sujet ou qu’el-le perturbe de façon notable ses interactionssociales. Nous allons poursuivre notre série destroubles de la personnalité en abordant letrouble de la personnalité antisociale.

Une personnalité antisociale (ou dyssocialeou psychopathe ou sociopathe) est caractériséepar une indifférence, voire un refus des normessociales et des codes culturels. Il s’agit d’untrouble de la personnalité dont le critère princi-

pal est la capacité limitée du sujet à ressentir lesémotions humaines, que ce soit ses propresémotions ou celles d’autrui. Cela explique sansdoute le manque d’empathie de la personnepsychopathe lorsqu’elle est confrontée à la souf-france des autres. Le trouble de la personnalitéantisociale touche environ trois pour cent deshommes et un pour cent des femmes.

Selon le DSM IV (quatrième édition du manueldiagnostic et statistique des maladies mentales,Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), le trouble de la personnalité antiso-

ciale est un mode général de mépris et de trans-gression des droits d’autrui. Le sujet présente aumoins trois des manifestations suivantes :

– Incapacité de se conformer aux normessociales qui déterminent les comportementslégaux, comme l’indique la répétition possiblede comportements passibles d’arrestation ;– Tendance à tromper par profit ou par plaisir.Le sujet ment souvent, utilise des pseudonymes

ou commet des escroqueries ;– Impulsivité ou incapacité à planifier ;– Irritabilité et agressivité (bagarres ou agres-sions répétées) ;– Mépris pour sa sécurité ou celle d’autrui ;– Irresponsabilité persistante, indiquée par l’in-capacité de conserver un emploi stable ou d’ho-norer ses obligations financières ;– Absence de remords : ne respectant pas lesdroits des autres, un individu antisocial resteindifférent après avoir blessé, maltraité ou voléautrui, sans chercher à se justifier.

Le sujet doit être âgé d’au moins 18 ans, pour

que le diagnostic puisse être posé. Par ailleurs, ilest faux de croire que les comportements anti-sociaux ne surviennent que chez les personnesschizophrènes ou maniaco-dépressives (pen-dant les phases maniaques, c’est-à-dire eupho-riques). On constate que les personnalités anti-sociales ont souvent subi des ruptures répétées,ce qui a perturbé leur adaptation sociale, etabouti parfois à des incarcérations.

Les troubles se dissipent après 40 ans. Lesprincipales complications psychiatriques dontsouffrent ces personnes sont les abus de drogues.

Par ailleurs, le risque de décès par accident ousuicide est supérieur à la moyenne. Un individuayant une personnalité antisociale donne l’imagede quelqu’un de fort, d’autonome,conquérant etdominateur. Mais derrière cette façade se cacheune personne qui considère les autres commedes objets qu’elle peut exploiter. Les patientsconsultent rarement d’eux-mêmes, car ils pen-sent aller parfaitement bien ; ils n’expriment pasde souffrance subjective. Quand ils sontconfrontés à la psychiatrie, c’est souvent en rai-son de leurs démêlés avec la justice.

Diverses études ont été réalisées sur des

enfants présentant, à l’âge de cinq ans, certainscritères de cette personnalité pathologique. Ils

La personnalité antisociale

Les individus atteints du trouble de la personnalité antisociale

sont impulsifs, et ne ressentent ni émotions ni remords.

Synthèse

 Jérôme Palazzolo,psychiatre, est professeur

au Département santéde l’Université

internationale Senghor,à Alexandrie,

en Égypte, chargéde cours à l’Université

de Nice-SophiaAntipolis, et chercheurassocié au Laboratoire

d’anthropologie etde sociologie, Mémoire,

identité et cognitionsociale, LASMIC, à Nice.

Les manifestations de la personnalité antisociale

• Incapacité à éprouver des émotions et à deviner celles d’autrui• Rejet des normes sociales• Tendance à tromper et à mentir• Impulsivité et incapacité à planifier ses actes• Irritabilité et agressivité• Mépris inconsidéré pour sa sécurité et celle d’autrui• Incapacité à conserver un emploi stable• Incapacité à entretenir une relation amoureuse stable• Absence de remords en cas d’agression sur autrui

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 95/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 93

ont ensuite été régulièrement suivis : 16 pourcent des enfants présentant des comportementsantisociaux à cinq ans ont eu des problèmesavec la justice au cours des dix années qui ontsuivi (d’autant plus que leur niveau intellectuelétait bas). Deux interprétations sont propo-sées : un niveau intellectuel élevé permettrait dese protéger et d’éviter les comportements anti-

sociaux ; mais aussi, un niveau intellectuel plusélevé permettrait de ne pas se faire prendrequand on a commis un délit !

Quelles sont les causes ?

En fait, on ignore la cause de ce trouble de lapersonnalité, même si l’on suspecte des facteursbiologiques, génétiques et environnementaux,ce que confirment les études sur les jumeaux adoptés : le comportement antisocial est par-tiellement héritable. La maltraitance ou l’expo-

sition à la violence pendant l’enfance seraientégalement impliquées. Des antécédents de per-sonnalité antisociale dans la famille augmen-tent la probabilité de développer le trouble : lespères d’individus ayant une personnalité anti-sociale présentent eux-mêmes plus de caracté-ristiques sociopathes et sont plus souventalcooliques que la moyenne de la population.

D’autres chercheurs ont observé que la sépa-ration précoce de la mère (pendant les cinq pre-mières années de vie) est un facteur de risque.Par ailleurs, les mères d’enfants atteints de cetrouble présentent une tendance anormale à

l’alcoolisme et à l’impulsivité. Ces facteurscontribuent tous à l’échec de la création et du

maintien d’une relation familiale stable néces-saire à l’élaboration d’un comportement struc-turé, où les règles sont clairement posées.

Bien que le trouble ne puisse être diagnosti-qué formellement avant l’âge adulte, il existetrois signes précurseurs du trouble, connussous le nom de triade de MacDonald, qui peu-vent être détectés chez certains enfants. Ces

signes sont des périodes inhabituellementlongues d’énurésie (l’enfant met très long-temps à être propre), la cruauté envers les ani-maux et la pyromanie. On ignore quelle estproportion des enfants présentant ces signes etqui développent plus tard une personnalitéantisociale, mais ces signes sont souvent pré-sents dans le passé des adultes diagnostiqués.Toutefois, ces signes n’auront pas de valeurprédictive, tant que l’on n’aura pas évalué defaçon plus précise le nombre d’enfants qui lesprésentent sans jamais développer le trouble de

la personnalité antisociale.Comment prendre en charge ces patients ? Laprise en charge est difficile, car, nous l’avonsévoqué, les sujets ne pensent pas avoir besoind’un traitement. Ces sujets sont de plus trèsmanipulateurs, y compris avec le thérapeute.Quand un individu atteint de cette pathologieaccepte de se faire soigner, la psychothérapietente de l’amener à réfléchir sur lui et sur lesautres ; elle vise à développer les facultés empa-thiques et à améliorer les relations avec autrui.Dans bon nombre de cas, c’est la menace del’intervention d’un tiers (la justice) qui pousse

le sujet à accepter de suivre – au moins tempo-rairement – une psychothérapie. I

 Jérôme Palazzolo

Bibliographie

P. Huguelet

et N. Perroud, Is there a link between mental 

disorder and violence ? ,in Arch. Gen. Psychiatry ,

vol. 67(5), p. 540,2010.

M. Hansenne,

Psychologie de la personnalité ,De Boeck, 2007.

 J. Palazzolo,

L’institution psychiatrique.Le psychiatre, le malade 

et leur environnement ,Ellébore, Collection

Champs Ouverts, 2003. J. Palazzolo, Chambre 

d’isolement et contentionsen psychiatrie , Masson,Collection Médecine etPsychothérapie, 2002.

 J. Bergeret,

La personnalité normale 

et pathologique , Dunod,1996.

La personnalité antisociale ou la recherche de la gratification immédiate

Un individu ayant une personnalité antisociale est impul-sif et intolérant aux frustrations : il est incapable de dif-

férer l’accomplissement de ses désirs, d’anticiper les consé-quences de ses actes, que ce soit pour lui-même ou pour lesautres. Il ne tire aucun enseignement de ses expériences pas-sées, et cherche à résoudre les conflits en passant à l’acteplutôt qu’en réfléchissant pour trouver une solution adaptée.

Il transgresse régulièrement les lois, ainsi que les règlessociales et morales, et n’en éprouve ni honte ni remords.Paradoxalement, il se pose en victime de la société, en reje-tant la responsabilité et la culpabilité sur les autres, en lesaccusant de faire obstacle à la réalisation immédiate de son

plaisir. Son comportement agressif verbal et physique prendses sources dans le mépris qu’il éprouve pour les autres. Il ne

ressent aucune émotion et fait preuve d’un égocentrisme mani-feste. Il est aujourd’hui avéré que toutes ces manifestationssont présentes dès l’enfance. Cela se manifeste par de grossescolères, une agressivité envers les autres enfants et les ani-maux, et une opposition précoce aux parents. Ces comporte-ments antisociaux sont souvent renforcés au moment de l’ado-lescence, par des bagarres multiples, des fugues, voire unrefus affiché de toute discipline. La scolarité est difficile, mal-gré un niveau intellectuel normal.

À l’âge adulte, l’instabilité se manifeste en premier lieudans le domaine professionnel. La vie sentimentale et affecti-ve est souvent faite d’une suite d’aventures sans lendemain.

Les émotions fortes (amour, haine…) effraient les personnali-tés antisociales, car elles sont vues comme des faiblesses.

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 96/100

94 © Cerveau &Psycho - n°41 septembre- octobre 2010

 Analyses de livres

Psychologie socialePerspective multiculturelle

Serge Guimond

Mardaga

(293 pages, 29 euros, 2010)

L’homme est un être social et la dimen-

sion collective de son existence forge engrande partie son comportement individuel et sesreprésentations mentales. La psychologie sociale estdonc l’étude des liens entre les structures des groupeshumains et la psychologie de l’individu.

L’ouvrage de Serge Guimond, professeur de psycholo-gie sociale à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, illustre l’immensité des domaines de la vie quo-tidienne qui relèvent de ce champ d’études. Chez l’enfant,les croyances, représentations et comportements sontdictés par les parents. Puis la situation évolue en témoi-gnent les études montrant que les tendances politiques

varient selon les matières étudiées, les filières commer-ciales attirant (ou produisant) des sympathisants de droi-te et les sciences sociales, des sympathisants de gauche…

Comment l’appartenance à un groupe détermine-t-elle la structure de pensée de l’individu ? La théorie del’identité sociale de Henri Tajfel stipule que l’individufavorise de façon pulsionnelle les membres de songroupe. Se définir comme faisant partie d’un groupepartageant des codes semble répondre à deux impéra-tifs, l’un vital, l’autre identitaire.

L’impératif vital est illustré par un rappel des expé-riences du psychologue social turc Muzafer Sherif (1906-1988), lesquelles montrent qu’à l’origine de toute ligne

de séparation entre groupes se trouve un conflit autourde l’obtention de ressources limitées. Les travaux de

Sherif prédisaient que les conflits communautaires ouethniques, voire les problèmes d’intégration dans unesociété, s’enracinaient dans une situation économiqueprécaire. Ce que l’histoire n’a pas manqué de confirmer.

L’impératif identitaire est quasi aussi important. Ilrépond à un besoin de savoir « qui je suis ». Les donnéessociologiques invoquées à cet égard sont claires : s’iden-

tifier comme Français conduit à renforcer les lignes dedémarcation avec des communautés « étrangères ». Aufil des données sociologiques, on découvre que laFrance est un pays où la peur des incertitudes est la plusélevée. Un tel contexte favorise la focalisation sur lesquestions d’identité sociale.

Les notions d’intégration (désir d’être en contactavec une nouvelle culture tout en conservant ses parti-cularités, produisant le multiculturalisme), d’assimila-tion (renoncer à ses particularités pour se fondre dansla nouvelle culture), de séparation (maintien de ses par-ticularités et refus de la nouvelle culture, conduisant au

communautarisme et à la ségrégation) font ici l’objetde distinctions essentielles, et révèlent bien souvent àquel point le discours politique et médiatique passecomplètement à côté de ces questions.

À côté des enjeux liés au multiculturalisme, cetouvrage propose une réflexion sur divers mécanismespsychologiques, tels le biais d’autocomplaisance (quinous fait attribuer nos échecs à des causes externes etnos succès à des causes internes), l’individualisme, lemachisme ou l’estime de soi. Il illustre comment lesgroupes se dotent de codes partagés, qui agissent enretour sur les caractéristiques individuelles. Un ouvra-ge utile pour ne pas aborder en naïf les débats sur les

stéréotypes, l’intégration ou l’identité.Sébastien Bohler

Changer grâce à DarwinLa théorie de votre évolution

 Jean-Louis MonestésOdile Jacob

(240 pages, 22 euros, 2010)

« Si tout le monde avait été contre l’évo-lution, on serait encore dans les cavernes à

téter des grizzlys domestiques. » (Boris Vian)Jean-Louis Monestés,psychologue dans le Laboratoire

CNRS des neurosciences fonctionnelles à Amiens-Lille,n’est pas contre la théorie de l’évolution, mais pour…tellement pour, qu’il propose de s’en servir non seule-ment à propos des espèces, mais aussi des individus !

Dans ce livre brillant, il explique comment les méca-nismes de la sélection naturelle peuvent s’appliquer ànos comportements quotidiens. Pourquoi nous avonspar exemple une tendance naturelle à maintenir les atti-

tudes ancrées dans notre patrimoine comportementalqui entraînent des conséquences favorables (sourire

pour séduire, le sourire étant une capacité innée desbébés, dont les conséquences servent leur survie).

Mais pourquoi aussi peuvent persister chez nous descomportements jadis adaptés, mais qui ne le sont plus,car l’environnement a évolué, mais pas nous (continuerde réagir aux frustrations par des cris et des larmes, cequi peut être efficace à la crèche ou en famille,nettementmoins au bureau). Ces bases posées, J.-L. Monestés nousmontre comment un « darwinisme personnel » peutnous aider à faire émerger chez nous de nouveaux com-portements, ou à faire disparaître ceux qui nous embar-rassent. Parmi ses conseils, une part importante est

accordée à l’acceptation des émotions, vestiges bienvivants de notre évolution, contre lesquelles la lutte estsouvent vouée à l’échec. Intelligent, habile et stimulant.

Christophe André

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 97/100

© Cerveau & Psycho - n°41 septembre -octobre 2010 95

Tribune des lecteurs

Votre article sur la dépendance aubronzage (voir Cerveau& Psycho n°40)

 pose la quest ion du narcissismeambiant, encouragé par l’industriede la minceur, des cosmétiques et dela beauté. N’est-ce pas finalement le premier facteur qui expliquerait l’apparition de dépendances liées àl’apparence du corps, comme la chi-rurgie esthétique ou… le bronzage ? 

Walter Marconi, La Rochelle 

Réponse de Nicolas GuéguenEn effet, la plupart des cher-

cheurs évoquent cette piste pourexpliquer l’échec des campagnes deprévention sur le risque de l’exposi-tion au soleil. Les médias et notam-ment la presse féminine survalori-sent les modèles au teint hâlé ; desurcroît, la focalisation sur l’appa-rence et l’image du corps que l’onveut offrir aux autres explique queles gens souhaitent être bronzés. Onsait que les adolescents et les jeunesâgés de 18 à 25 ans, particulière-ment soucieux de leur apparence,

sont ceux qui s’exposent le plus etse protègent le moins. De même,des études ont montré que les per-sonnes qui dépensent le plus pourleur apparence (cosmétiques, vête-ments, soins du visage et de lapeau…) sont également celles quicherchent le plus à avoir le teinthâlé tout au long de l’année. C’est siimportant que l’on n’hésite pas àprendre ce risque dont d’ailleurs leseffets négatifs ne surviendront que

bien plus tard, ce qui constitue unautre obstacle à l’efficacité des cam-pagnes de prévention : les effetsnégatifs ne se manifestent que long-temps après, lorsqu’il est trop tardpour changer de comportement.

Dans votre article La religion est-elleinnée ? (voir Cerveau& Psycho n°40),vous écrivez que la religiosité est asso-ciée à un faisceau de traits de person-

nalité que vous appelez stabilité et qui comprend notamment l’amabili-

té, l’esprit consciencieux et la stabili-té émotionnelle. L’athéisme, en

revanche, serait associé à l’extraver-sion, l’ouverture à l’expérience, fai-sant plus de place au développement de l’individu… Notre société met l’accent sur le développement person-nel, autrement dit les comportementsliés à l’athéisme : cela expliquerait-il en partie la progression de l’athéismedans notre société ? 

Herbert Maistre, Paris

Réponse de Vassilis Saroglou

L’hypothèse est pertinente, bienque difficile à vérifier. En fait, lesscores obtenus sur certains traits depersonnalité changent non seule-ment en fonction de l’âge ou de latrajectoire de la vie (changementsdits de niveau intra-individuels),mais aussi des évolutions sociales etculturelles (changements collec-tifs). Ainsi, il a été observé que leshabitants des pays occidentaux sontplus extravertis aujourd’hui qu’il y a un siècle. Si l’hypothèse en ques-

tion est un jour confirmée, quelleserait la direction causale ? La per-sonnalité peut influer sur lesexpressions culturelles et sociales,mais les changements d’expressionsculturelles (dont la religion) au seind’une collectivité peuvent influer àla longue sur les traits de personna-lité. C’est le genre de questions qu’ilest très difficile à trancher expéri-mentalement, car la progression del’athéisme peut résulter de causes

historiques ou politiques, et entraî-ner en second lieu une évolution decertains traits de personnalité dansla société…

Votre article L’illusion grapholo-gique (voir Cerveau& Psycho n°40)suggère que la graphologie ne permet  pas de rattacher certaines caractéris-tiques de l’écriture à des traits de personnalité. Pourtant, lorsqu’on lit 

une lettre de candidature, on voit dessignatures amples, voire envahis-

santes, qui ne sont jamais celles d’in-dividus timides ou introvertis.

Pourquoi nier ces « évidences » qu’un professionnel connaît bien ? 

Gladys Rampard, Lille 

Réponse de Laurent Bègue Pour mettre à l’épreuve votre

hypothèse d’une association entreles signatures et certains traits depersonnalité, il faudrait : préleverdes signatures dans un cadre confi-dentiel standardisé, procéder aucodage de leurs caractéristiques (au

moyen de techniques de mesuregraphométriques ou, pourquoi pas,en demandant à des « juges » quel-le impression leur font ces signa-tures quant à leurs auteurs), puismettre en relation ces données avecles réponses des scripteurs à unquestionnaire psychométrique vali-de mesurant les traits que vouscitez (timidité, introversion).

L’expérience serait simple à réali-ser. Pourtant, la plupart du temps,les graphologues en restent à leurs

intimes convictions. Je pense que lelien que vous proposez entre la taillede la signature et la psychologie desscripteurs résulte d’un effet de cor-rélation illusoire : lorsque nous ren-controns une personne prétentieuseet qu’elle a une signature ample,nous le remarquons davantageparce que cela confirme l’hypothèseque vous évoquez, alors qu’on ne lenotera pas si ce n’est pas le cas. Nousavons tendance à ne pas tenir

compte de ce qui n’est pas confor-me à nos théories implicites.Le gra-phologue, comme le détective, doitexercer son attention sur les élé-ments présents, mais aussi sur leséléments absents avant de formulertoute conclusion. « Pourquoi lechien n’a-t-il pas aboyé ? », s’inter-rogeait Sherlock Holmes dans Lechien des Baskerville.

Posez vos questions sur notre site

cerveauetpsycho.fr 

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 98/100

96 © Cerveau&Psycho - n°41 septembre-octobre 2010

Dans votre prochain numéro

Imprimé en France – Imprimerie Chirat – Dépôt légal septembre 2010 – N° d’édition 076541-01– Commission paritaire : 0713 K 83412 – Distribution NMPP – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 201008-0213

– Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé

Un nouvel atlas

du cerveau

Pour fonctionner, notre cerveau utilise

environ 20 000 gènes dont l’activité varie

selon les tâches mentales. Ces gènes ont 

été récemment visualisés sur un atlas

cérébral d’un genre nouveau, qui ouvre

la voie à l’étude de la mémoire, des émotions,

voire de certaines maladies mentales.

Une maladie à s’arracher les cheveuxLa trichotillomanie est une maladie qui touche

environ une personne sur cent et se caractérise

par un besoin irrépressible de s’arracher 

les cheveux. Parfois par touffes entières, au point 

de dégarnir le crâne par plaques. Les malades

n’en ont pas toujours conscience, et utilisent 

ce geste comme un rituel pour apaiser 

leurs angoisses. Des thérapies cognitives

et comportementales peuvent donner de bons

résultats dans le traitement de cette pathologie.

Des images

plein la tête

Comment voyons-nous le monde qui nous environne ?

Les neuroscientifiques découvrent que le cerveau construit 

les images, plus qu’il ne les perçoit. En effet, sur dix signaux

parvenant au cortex visuel primaire, neuf ne sont pas

directement transmis par le nerf optique. Les contours,

les couleurs, la luminosité sont élaborés séparément 

avant d’être assemblés comme sur une table de montage.

En kiosque

le 13 novembre 2010

   B   i  g  p  a  n   t  s  p  r  o   d  u  c   t   i  o  n   /   S   h  u   t   t  e  r  s   t  o  c   k

   A   l   l  e  n   I  n  s   t   i   t  u   t  e   f  o  r   B  r  a

   i  n   S  c   i  e  n  c  e

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 99/100

7/16/2019 Cerveau Et Psycho

http://slidepdf.com/reader/full/cerveau-et-psycho 100/100