Upload
b-greez
View
214
Download
0
Tags:
Embed Size (px)
DESCRIPTION
5 premiers chapitres de "Charlie"
Citation preview
B. Greez
CHARLIE
Editions 22 Lombard
Inspiré librement de Breaking Bad, Jim Jarmush, Milan Kundera, The Killing, Remi Bezançon,
Broken Circle Breakdown
CHAPITRE 1 : Twentynine Palms Road1
Betty lit beaucoup de magazines. Elle aimerait faire partie de ces artistes qui disent dans les interviews : “Si j’en suis arrivé là c’est que j’ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes.” Alors elle attend. Un signe. Un guide. Et puis ce serait facile, il suffirait de le suivre, de lui faire confiance. Elle espère juste ne pas attendre trop longtemps… là dans ce trou perdu, à faire des pleins d’essence et parler de la météo aux gens qui passent. Myla, sa meilleure amie, ça va bientôt faire six mois qu’elle a traversé le pays jusqu’à New York pour faire du théâtre. C’est fou ce que la vie qu’elle raconte sur quelques cm2 de carte postale a l’air excitant comparé au quotidien de Betty. “J’ai rencontré un chorégraphe iranien, il m’a fait passer
une audition!”
1 Route nationale reliant Los Angeles à Phoenix, aux Etats-‐Unis.
“Je vis maintenant avec la tattoueuse yougoslave dont je t’ai parlé!”
“Je n’ai pas eu le rôle pour la pièce de Ramid mais j’ai décroché un job dans un musée…”
“Je roule plus à vélo, les mecs ici sont trop beaux, je me faisais des torticolis! ^_^”
Ce matin, son père est d’humeur joyeuse. Il chantonne “Auprès de ma blonde” en faisant les comptes sur sa vieille machine à calculer. Il adore chanter cette chanson, qu’un client français lui a apprise un jour, car sa fille chérie a de longs cheveux bruns et ils sont les deux seuls à savoir qu’il parle en fait de ses cigarettes. Il trouve ça extrêmement drôle et n’arrête pas de lui faire des clins d’oeil à chaque fois qu’elle passe à l’atelier remplir sa pipette d’huile ou chercher un outil. Betty profite que la pompe soit déserte pour avancer sur les réparations du side-‐car du vieux Bob, le bouquiniste de Joshua Tree. Les mains pleines de cambouis, Betty observe avec satisfaction la nouvelle courroie qu’elle vient d’attacher proprement à l’alternateur. Ça devrait fonctionner. Elle pousse l’engin dehors pour faire un essai. Le soleil brûlant et la poussière lui font plisser les yeux. Après deux tours de clés non concluants, la machine se réveille enfin et vrombit de bonheur. Le son est clair et régulier. Betty laisse le moteur tourner et file chercher le casque rouge de Bob et ses authentiques lunettes d’aviateur. En
passant devant le bureau de son père, elle saisit une facture vierge alors que celui-‐ci la chasse de la main avec un air faussement agacé. Le side répond bien, et après deux essais autour du garage et quelques freinages, elle décide de mettre cap sur la ville. La pompe à essence des Whiteley est à 12 miles du centre de Joshua Tree, c’est le dernier bâtiment sur Queen Valley Road avant d’entrer dans le parc national. Après 5 miles, Betty ralentit, s’arrête sur le bas côté et éteint le moteur. Elle traverse la route avec la main en visière et fait signe à un grand gaillard penché par dessus le capot d’une grosse limousine noire. L’homme a enlevé sa veste de costume à cause de la chaleur et n’a pas l’air d’en mener large. Avant qu’ils n’aient pu échanger un mot, la portière arrière s’ouvre et une dame élégante apparait derrière la vitre teintée. Elle se dresse sur ses talons aiguilles et soupire :
-‐ Ah grands dieux, mademoiselle vous nous sauvez! Vous êtes la première personne qui passe sur cette route depuis ce matin…
-‐ Ah ça, c’est une route où personne ne voudrait tomber en panne, Ma’am, surtout en cette saison!
-‐ Charly m’avait tant vanté la beauté de Joshua Tree Park, dit-‐elle en se tournant vers le colosse en chemise, que nous avons décidé de faire le détour, mais je pense que c’est définitivement raté!
La dame porte une robe en satin couleur chair et se tient très droit, comme si elle ne souffrait en rien de la température. Betty a soudain du mal à l’imaginer gravissant les pics de Joshua Tree sur ses escarpins griffés…
-‐ Mon père tient un garage pas loin, lance Betty modestement, si vous voulez je lui demande de venir vous chercher dès que j’arrive en ville.
-‐ … -‐ Euh… et je peux vous y emmener bien sûr!
La dame approuve comme si elle attendait cette proposition.
-‐ Par contre à trois, je ne sais pas comment… Avant que le dénommé Charly ne propose de rester seul à attendre sous le cagnard, Betty retraverse la route et débarasse le siège du side de sa capote. Il y a tout juste la place pour Stella et elle. Betty se demande depuis quand quelqu’un n’a pas posé ses fesses sur ce siège. Bob ne l’emploie que très rarement pour transporter des bouquins… Betty jète un oeil à Charly.
-‐ Tu sais conduire une moto? Il acquièsce.
La dame disparait un instant dans la berline et en sort un petit sac en cuir rouge et un foulard en soie qu’elle se noue autour de ses cheveux blonds. Elle a l’air d’une petite fille, ravie de partir à l’aventure.
-‐ Pardonnez-‐moi, je ne me suis pas présentée, dit-‐elle en tendant la main à Betty. Stella Thompson, et voici Charly mon assistant.
-‐ Elisabeth Whiteley, mais appelez-‐moi Betty. Elle tend son casque à Charly et aide Stella à grimper dans le siège. Elle s’insère ensuite délicatement à côté d’elle et les voici maintenant assises collées l’une à l’autre alors que le side-‐car reprend la route. Vue de près, Stella a l’air plus agée, sans doute la cinquantaine. Elle est très maquillée et les traits rigides, témoins sans doute de quelques chirurgies plastiques… Pour briser la gène de cette soudaine intimité avec l’inconnue, Betty engage la conversation. Le vent et le bruit du moteur la forcent à presque crier :
-‐ Vous êtes du coin? De Palm Spring? -‐ Oh non, sourit Stella, je suis de Los Angeles!
Une main sur la tête pour retenir son foulard, elle explique à Betty qu’ils sont de retour d’un week end à Phoenix. Betty comprend entre deux bouts de phrases, qu’elle a fait passer de nombreux castings mais que la recherche fût un fiasco, les filles trop pimbêches, vulgaires ou des tas d’autres défauts…
Stella observe longuement Betty de ses petits yeux bleux, celle-‐ci détourne alors le regard et essaie de se concentrer sur le paysage.
-‐ L’histoire se passe dans un ranch, reprend Stella, et nous recherchons une actrice plus authentique, plus “terroir”… Un peu comme vous en fait! Tu serais tentée de faire un essai?
Betty hausse les épaules d’un air perplexe pour éviter de répondre, mais un noeud est en train de se former dans son estomac. Hollywood n’est qu’à trois heures de route de chez elle mais elle n’y a jamais mis les pieds. L’endroit est resté nébuleux dans son esprit et voilà qu’elle pourrait y être demain, à fouler ces rues au gazon toujours vert, rempli de célébrités et de studios immenses. Etrange. Le reste du trajet se passe en silence jusqu’à un petit hotel du centre ville où elle leur propose de de prendre un verre le temps d’appeler son père. A son retour, ils n’ont pas bougé du lobby. Charly feuillète un journal local et Stella est concentrée sur son smartphone.
-‐ Mon père est parti chercher votre voiture annonce-‐t-‐elle sans rien laisser paraître de son trouble. Il vous appellera à l’hôtel cet après-‐midi pour vous en dire plus. Si tout se passe bien vous pourrez reprendre la route demain matin.
-‐ Magnifique! dit Stella. Nous prendrons un taxi pour rejoindre le garage dès que ce sera fait. Un tout grand merci, vraiment!
Depuis tout à l’heure, quelque chose chez Stella ne lui inspire pas confiance et Betty a hâte de quitter ces gens. Elle recule en faisant un signe de tête mais Stella reprend :
-‐ Et n’oubliez pas mademoiselle, si vous voulez passer ce casting, venez donc avec nous! Quelque chose me dit que vous êtes peut-‐être la perle que nous cherchons! Je viens d’en parler au producteur principal, il est très curieux de vous rencontrer!
Betty sent le rouge lui monter aux joues.
-‐ Oh, et ne vous inquiétez pas mon petit, reprend-‐t-‐elle contente de son effet, vous n’aurez pas à débourser un centime. Et si ça ne fonctionne pas, nous vous ramènerons jusqu’à votre porte, ce sera comme des vacances finalement! Croyez-‐moi, vous n’aurez pas cette chance deux fois dans votre vie!
Betty réussi à articuler un “O.K.” à peine audible et disparait. Arrivée dans la boutique de Bob, la fraicheur et la lumière tamisée lui font du bien. Elle se détend et range de côté ses pensées affolées qu’elle n’arrive pas à démêler. Le vieux vendeur somnole derrière son comptoir et ne remarque pas son entrée. Elle parcourt lentement les rayons familiers où les livres s’entassent jusqu’au plafond.
Malgré les apparences, elle sait que tout est parfaitement rangé, par thème et par auteur. Il ne faut pas dix secondes au vieux Bob pour retrouver un ouvrage. Elle en a passé des heures dans cette bouquinerie, à dévorer des romans assise perchée sur l’escabelle en bois. Ou à épousseter les livres, du plafond au sol, tandis que Bob chassait les araignées…
-‐ Ah ben c’est pas trop tôt! dit soudain une voix caverneuse. Encore un peu et je ne le revoyais plus mon side-‐car!
-‐ Bonjour Bob, sourit Betty, je vois que tu es en forme!
Il porte son inconditionnelle salopette verte et sourit sous sa moustache.
-‐ Et je suppose que tu t’attends à ce que je te paie en plus… Avec tout le retard que t’as pris, tu peux toujours te brosser! De toute façon ça fait partie de ton apprentissage non?
-‐ Au cas où tu comprendrais quelque chose à la mécanique, c’est l’alternateur qui avait des ratés… J’en ai profité pour remplacer tes filtres et vérifier les compressions, je t’ai bricolé une petite merveille qui a arrangé tout ça!
-‐ Ah c’est-‐y pas que ça risquerait de m’exploser à la gueule non plus?!
Depuis des années, ces deux là commencent toutes leurs conversations par des provocations de ce genre, c’est leur manière de se montrer de l’affection.
-‐ Allez, je suis dans un bon jour, choisis-‐toi un livre tiens… ça fera l’affaire.
Bob s’avance sur ses jambes arquées et lui indique le rayon poésie. Betty ne tarde pas à trouver un recueil de Baudelaire qui contient l’enveloppe de sa paie. Elle remercie Bob distraitement et fourre le livre dans son sac en toile qu’elle porte en bandoulière.
-‐ Tu crois au destin toi, Bob? -‐ Pfff, exorte-‐t-‐il, c’est des conneries! -‐ Non mais sérieusement, tu y crois? -‐ Ecoute, sincèrement je crois que c’est une belle
connerie utilisée par pas mal de gens pour se rassurer et justifier leur vie. “Oh j’ai rencontré Brandon, c’est l’homme de ma vie, c’est le destin!” C’est comme si quelque chose de plus grand nous empêchait de prendre des décisions. On n’y peut rien, on n’est pas responsable. On ne l’a pas choisi, donc on ne le remet surtout pas en question, on accepte sans réfléchir… Tu me suis?
-‐ Oui oui… C’est vrai, je n’avais jamais pensé à ça comme ça.
-‐ Je ne sais pas ce qui te turlupine, jeune fille, mais prends ton temps et autorise-‐toi des erreurs. Si tu décides de commencer des études de je-‐ne-‐sais-‐quoi, ça ne veut pas dire que tu es coincée sur cette
voie jusqu’à la fin de tes jours, on ne trouve pas le métier de ses rêves du premier coup, il faut tâtonner…
-‐ Mmmmh… -‐ Allez file, je vois que tu as beaucoup de choses qui
tournent dans ta caboche, dors dessus va! On se voit au plus tard après demain pour la jam session?
Betty acquiesce et prend les clés de son pick up que Bob lui tend. Elle lui a prêté le temps de la réparation. Elle passe rapidement à l’épicerie acheter quelques légumes frais puis reprend la route en direction du garage. A son arrivée, elle voit la grosse limousine sur l’élévateur et son père qui s’échine en dessous.
-‐ Je vais terminer ça ce soir, ma chérie, ça va prendre un peu de temps…
Betty se prépare une grande tortilla aux poivrons et laisse une assiette pour son père dans le frigo avant d’aller prendre une bonne douche pour se détendre de cette grosse journée. Les phrases de Stella et de Bob ne cessent de lui revenir à l‘esprit sans qu’elle puisse les chasser. Quand les gens vont-‐ils la lâcher avec leurs projets? Bob veut qu’elle chante aux jam sessions, Stella Thompson veut l’emmener à Hollywood, Son père voudrait sans doute qu’elle reprenne le commerce après lui… Que faire? Elle n’a
plus envie de suivre, elle veut décider seule, elle n’est pas un robot sans cervelle. Elle va se coucher emmitouflée dans son peignoir mais ne parvient pas à trouver le sommeil. Finalement elle se relève et enfile un jeans et un t-‐shirt. Toutes les lumières sont éteintes. Dehors, à la clarté de la lune, elle voit la Bentley garée devant le garage. Elle descend sans bruit, attrape la clé sur le comptoir et sort dans le frais de la nuit. Elle déverrouille la voiture et se glisse sur la banquette arrière. Dès que la porte est fermée, on n’entend plus rien, elle se sent comme dans une bulle. Elle se couche sur le dos et observe le plafond. L’habitacle est encore plein du parfum de Stella, un mélange de lys et de vanille. Betty ferme les yeux. L’aube la sort de son demi-‐sommeil. Elle a pris sa décision. Elle remonte rapidement dans sa chambre et remplit deux grands sac de jute avec des tas d’affaires. Elle les descend ensuite un par un jusqu’au coffre spacieux de la Bentley en faisant bien attention de ne pas réveiller son père. Elle passe à la cuisine boire un grand verre de lait et griffonne un mot sur un bloc-‐notes. Juste à temps car quelques minutes plus tard, un taxi fait son apparition à l’horizon. Derrière les persiennes elle voit Stella et Charly entrer dans la Bentley. La vitre teintée se baisse et Stella jette un coup d’oeil au garage. Puis elle
fait signe à son assistant de démarrer et la Bentley fait demi-‐tour et disparait. Betty, soulagée, monte enfin se coucher et s’endort toute habillée. Dans la voiture, Stella maugrée des ordres au téléphone. A la main elle tient encore la facture du “Garage Whiteley, à votre service!”, et un petit mot : “Bonne route, merci pour la proposition mais je ne suis intéressée par le métier d’actrice.” En début d’après-‐midi, en déchargeant les valises de sa patronne, Charly découvrira avec surprise deux grands sac remplis de posters de stars et des magazines people datant parfois de plus de dix ans… Le 6 février 2012, Myla Sponkist, 3372 Foster Avenue, 11210 New York, reçoit une carte postale : “J’ai reçu mon premier salaire en réparant le side car de Bob! Je vais en garder une partie et m’acheter un bon micro et quelques outils, j’ai envie de me mettre sérieusement à la mécanique! On verra si ça me plait et dès que j’ai quelques économies j’arrive te rendre visite à NY! Je t’embrasse fort. B”
CHAP 2 : Hurtigruten2
Le cargo quitte Trondheim tous les jours à midi pile. Été comme hiver, il est désormais emprunté principalement par les touristes, visiblement de plus en plus friands de croisières le long de la côte norvégienne. Il parait en plus que c’est une année à aurores boréales… Cet hiver, Marte a eu l’idée de monter fêter Noël à Rørvik, petit port de pêche où elle a passé son enfance, à quelques heures de bateau au nord de Trondheim. Ses fils sont venus. Carl est rentré de son stage aux États-‐Unis, d’où il a ramené une petite blonde qui ne cesse de l’appeler “Charly”. Tomas, l’ainé, est revenu d’Oslo où il travaille à la police criminelle. Sa femme Hedda et leurs deux enfants feront le voyage en voiture demain.
2 Ancien bateau postal qui relie quotidiennement les villes principales de la côte norvégienne
Le ciel est clair et dégagé. Les voyageurs les plus courageux sont sur le pont pour profiter des quelques heures de clarté. Le frère de Marte, Truls, est aussi à bord, il a le regard vague et n’a pas l’air d’avoir beaucoup dormi. Il porte son vieux costume en laine gris qu’elle ne l’a plus vu porter depuis des années. Les hommes parlent peu. Mais Marte sait que c’est dans leur tempérament, on est pas descendants de vikings pour rien. Les langues se délieront bien vite avec un peu de vin chaud ce soir, quand ils seront arrivés au chalet familial. Les fjords défilent lentement dans la pénombre grandissante. Le ciel orangé se reflète paisiblement dans la mer. Truls sirote un whisky en regardant ses pieds et la petite américaine s’est endormie la tête sur les genoux de Carl. Celui-‐là a pris un coup de vieux. Elle se souvient l’avoir souvent entendu se plaindre au téléphone, de ce boulot stressant qu’il avait dans son studio hollywoodien. La famille se trouve dans une cabine assez luxueuse qu’elle n’avait jamais vue. Les murs sont tapissés de velours rouge, la lumière est tamisée et il flotte un légère odeur de renfermé. Les garçons ont commencé une partie d’échecs. Mais pourquoi personne ne remarque-‐t-‐il qu’elle a froid?
Le phare de Rørvik arrive doucement en vue. Son jet de lumière perce la nuit, en cadence. Le cargo ralentit, le bruit sourd des manœuvres couvre les cris des mouettes. Puis il se fige. Un ponton est abaissé est quelques passagers disparaissent dans le village. Un homme en uniforme monte prêter main forte aux deux frères pour porter Marte et l’amener au corbillard qui l’attend.
CHAP 3 : T-‐Bane Ringen3
Malgré la discipline qui règne ici, personne n’a jamais fait de remarque à Jack sur le fait qu’il dort tout habillé. Il aime ça. Rester au chaud dans sa seconde peau. Il accepte les horaires, les pilules le matin, le midi ou le soir, les privations, la cantine immonde. Mais silencieusement il garde ce geste protestataire. Ne pas se laver, rester dans sa crasse de vieil ado. 17h30, le souper avalé, chacun est déjà de retour dans sa chambre. Comme hier, le gardien du soir glisse une lettre par la fente de la porte. Celle d’hier était de maman. Même depuis qu’il a commencé à reprendre pied dans la réalité, Jack a du mal a imaginer sa mère dans son quotidien de petite employée de banlieue. Il se sent si loin de ce genre de vie. Est-‐ce qu’un jour il aura une vie comme ça, il sera dans une routine dont il ne rendra pas compte, famille-‐boulot-‐petit hobby pour le week-‐end ? Ou est-‐il brisé à jamais ? 3 Ligne de métro circulaire à Oslo
Sur la lettre d’aujourd’hui, il reconnaît l’écriture de sa sœur. « Salut Jack, Comment va ? Maman m’a dit qu’après trois semaines tu avais droit à recevoir du courrier. J’espère que tu me répondras et que tu ne m’en veux pas trop de t’avoir forcé à entrer en désintox. Ne me prends pas trop pour la grande sœur moralisatrice, je ne connais rien au monde des drogues dures. Mais je suis sure qu’il était temps que tu quittes tout ça, j’espère pour toujours. Le plus dur sera sans doute de laisser tes potes de défonce derrière toi et de commencer presque une nouvelle vie. T’es jeune putain, tu vaux le coup ! (Je pouvais pas te laisser te détruire.) T’aurais dû voir ta tête quand je t’ai trouvé devant ta porte (ya un mois). Tous jaune et cerné, j’ai cru qu’t’étais en phase terminale d’un cancer. Bref, je viendrai te voir dès que je peux. Raconte-‐moi comment c’est. T’as rencontré des gens intéressants ? Ou est-‐ce que tu veux t’enfuir de là au plus vite ? Moi figure-‐toi que je t’écris d’Oslo. Il y a 5 mois que je suis avec un gars, Charlie. Il est norvégien et il vient de perdre sa maman dans un accident de voiture. Alors je l’accompagne ici pour l’enterrement et pour voir sa famille. C’est un chouette gars, un poil timide, drôle, il te plairait bien. Je l’ai rencontré à une soirée chez Caro, ils bossent
ensemble à la Paramount. Je pense qu’on va bientôt emménager ensemble. Il m’envoie des fleurs à la pharmacie au moins deux fois par semaine… C’est con hein, mais ça me fait trop plaisir. Rappelle-‐toi de ça pour ta future copine, les fleurs ! (Quoi je fais encore ma sœur chiante ?) Bon en tout cas ça me change de mon ex ! Là il est chez le notaire avec son frère et son oncle alors je suis partie visiter un peu la ville… Moi qui fantasmais sur les villes européennes, je suis un peu déçue. Et il fait super froid ! Du coup j’ai pris le métro, une ligne circulaire qui fait le tour du centre ville. C’est fou, tout est automatique, il n’y a pas de conducteur alors je me suis mise tout devant et on voit les rails défiler dans le tunnel comme dans une montagne russe ! A chaque arrêt, une voix déblatère une rengaine en Norvégien que je ne comprends pas. Même en lisant le nom de l’arrêt écrit je n’arrive pas à le repérer dans la phrase. D’un autre côté ça a quelque chose de reposant de ne rien comprendre. Je suis dans ma bulle, les gens autour de moi pourraient raconter des histoires drôles ou s’insulter, je peux continuer imperturbablement à rêvasser. Charlie vient de m’appeler alors je vais te laisser. J’espère que tu tiens le coup petit frère. Courage.
XX
Jenny »
Jack replie soigneusement la lettre et la glisse dans son enveloppe. Pauvre Jenny sourit-‐il en revoyant la scène qu’il lui a faite quand elle l’a conduit de force au centre BBB. Il lui hurlait des insultes, elle le trahissait, elle n’était plus sa sœur. Sa crise sera mise sur le compte du manque, de la douleur. Elle le pardonnera, ce n’est pas ça qui l’inquiète. Ce n’est pas non plus la confiance en soi dont on lui rebache les oreilles aux sessions de paroles. Il a l’impression d’être hors du monde, que rien ne rime à rien. A quoi bon la famille-‐boulot-‐petit hobby pour le week-‐end ? Pour aller où ? Il a toujours su que faire la fête était une fuite… Mais comment les gens font-‐ils pour tenir ? Qu’est ce qui les pousse à sourire le matin ? Mais il a pris la décision d’attendre, donner une chance à la vie. Il n’a pas envie que sa sœur soit triste. Jack s’étend sur son lit et attend l’infirmier qui ne va pas tarder avec les somnifères. Eteindre les pensées jusqu’à demain matin.
CHAP 4 : Transat
Martina réajuste une mèche de cheveux et s’assied un instant sur un strapontin entre les armoires contenant les plateaux repas. Elle aime cette partie du voyage où tout est enfin calme. Les consignes de sécurité ont été données, il a fallut trouver un calmant pour une dame fort angoissée par le décollage, compter, recompter les passagers, servir le repas, débarrasser, laisser passer ceux qui se rendent aux toilettes, calmer un bébé… Il reste cinq heures de vol et la moitié de l’avion est désormais endormie. D’autres regardent un film, lisent, personne ne parle. Tout en restant assise, elle tourne légèrement le bouton qui contrôle la lumière du plafonnier central pour tamiser encore un peu l’ambiance. Martina ferme les yeux et entreprend de masser un peu ses mollets. Même après des années, elle ne s’habitue pas aux talons.
Au début, ça l’excitait. L’uniforme, être obligée d’aller faire une permanente avant chaque journée de travail, se maquiller. Elle avait une excuse pour se féminiser, elle qui n’assumait pas souvent de porter une robe ou même des boucles d’oreilles. Elle prenait un malin plaisir à arriver encore en tenue de travail au bar où elle retrouvait sa bande d’amis, prétextant de ne pas avoir eu le temps de se changer. Ceux-‐ci la sifflaient et en plaisantaient, mais elle sentait qu’ils la regardaient autrement. Mais un jour, Lufthansa a changé le modèle de chemisier des hôtesses. Des manches plus courtes qui dévoilaient ses tatouages. Martina doit maintenant porter un t-‐shirt à manches longues en dessous et elle a tout le temps trop chaud. Et puis, il n’y a rien à faire, la routine s’installe, ses amis ne lui demandent plus de quel pays elle débarque, là, quelle langue elle a parlé… Ils se plaignent au contraire de ses absences aux répétitions. Eux ils veulent avancer, enregistrer un album et viser plus haut que de jouer dans les mêmes bars miteux de Manchester. Elle n’est plus enthousiaste comme avant de dormir dans des hôtels aux quatre coins de la Terre. Les toilettes à jet au Japon, dire oui en hochant la tête de gauche à droite en
Bulgarie, les sachets pour cracher en Chine, l’heure sacrée de la sieste en Espagne, la chaleur étouffante de Dubaï… Ce qu’elle voit devant elle c’est une traversée infinie de halls d’aéroports. Des halls trop vastes, à traverser au pas de course sur des talons trop hauts. Ding. Le panneau lumineux la rappelle à l’ordre. Monsieur ou madame 28C a besoin d’elle. Martina se tapote les joues, réajuste sa jupe et replace un grand sourire sur son visage avant de tirer le rideau qui sépare l’espace du personnel de bord du reste des passagers. Madame 28C voudrait réchauffer un biberon, « Merci », « S’il vous plait », « Vous comprenez avec la ptite sur les genoux… ». Martina rassure, « Non, non, aucun souci, j’arrive tout de suite ! » Elle a noté l’accent allemand mais répond en anglais, par paresse. En attendant que l’eau chauffe, elle remarque qu’à la première rangée, d’habitude déserte, s’est installé un homme. Il se croit où celui-‐là ? C’est pas parce qu’il a de grandes jambes qu’il peut aller se mettre en première classe.
Elle se retient d’intervenir quand elle voit que l’homme sanglote. Il tient dans les mains un coussin gonflable en U, qu’il observe amoureusement. Il aperçoit Martina et murmure des phrases incompréhensibles, dans une langue scandinave. Il répète plusieurs fois « C’est ma maman qui l’a gonflé, je viens de m’en rendre compte, c’est elle, c’est son souffle à elle ». Martina a tout sauf envie de s’occuper d’un alcoolique en délire. Elle finit de préparer le biberon et le porte à Madame 28C, « Oh merci beaucoup madame, vraiment… ». À son retour, l’homme sanglote toujours, il serre le coussin dans ses bras comme si c’était un corps. Les yeux fermés, il hume l’air qui s’échappe de la pipette ouverte. Quand il sera calmé, elle enverra Elise, la petite nouvelle, l’inviter à regagner son siège. Martina consulte sa montre et entreprend de refaire deux grands thermos de café. Le reste du trajet jusque Los Angeles se passe sans encombre. Deux bébés se réveillent avant l’atterrissage. Dès l’arrêt de l’avion les passagers se lèvent alors que le signal de port de ceinture est toujours allumé. Aux regards impatients elle répond par son grand sourire, en faisant semblant d’être désolée que la porte mette tant de temps à s’ouvrir. Après avoir embrassé ses collègues, Martina pose sa petite valise dans un bar de l’aéroport et commande un bière. Sur sa tablette, elle consulte son horaire des jours
suivants : Frankfurt – Buenos Aires – Frankfurt – Delhi – London. Elle observe avec envie le bouton « Déclarer une indisponibilité ». Le doigt hésite, reste suspendu quelques secondes. Et puis un, deux, trois, quatre, cinq, les prestations disparaissent de l’écran. Deux minutes plus tard, un billet L.A. – Manchester réservé pour le lendemain, Martina sirote sa bière le cœur libéré d’un poids. Elle va changer, se poser, il était temps.
CHAP 5 : Frognerstranda4
Tomas a oublié ses gants et serre un peu plus fort le guidon de son vélo. Le froid lui mord les doigts. Pas question d’aller travailler en voiture aujourd’hui, le centre ville est bloqué. Barack Obama est en visite officielle à Oslo pour recevoir son prix nobel de la paix. Trois hélicoptères tournent au dessus de la ville depuis hier soir. En levant les yeux, Tomas se dit que bien rares doivent être les jours où le président peut profiter d’une balade au calme, avec des engins en permanence au dessus de sa tête ! Tomas fait un arrêt rapide à la boulangerie pour manger deux smørrebrøds5 en guise de petit déjeuner. Puis il reprend la route, en évitant les rues transformées en impasses où les badeaux s’aglutinent déjà derrière les barrières de police dans l’espoir d’apercevoir la star du jour.
4 Piste cyclable au Sud-‐Ouest d’Oslo, reliant le port principal au port de plaisance. 5 Tartines épaisses de pain noir, souvent agrémentées de poisson cru.
Les appareils photo sont prêts. L’ironie de l’attribution de ce prix à un homme qui annonçait il y a dix joursle déploiement de trente mille soldats en Afghanistan a été oubliée… Tomas finit par retomber sur l’opéra, majestueux palace tout de blanc et de transparence qui domine le port tel un iceberg échoué. Il accélère l’allure vers le port de plaisance où son équipe a été appelée sur une scène de crime. Le soleil n’est pas encore tout à fait levé et à son arrivée, deux techniciens sont en train d’installer de puissants spots autour d’un hors-‐bord. Après avoir cadenassé son vélo à un poteau, Tomas s’engage sur le ponton où s’alignent de part et d’autre une centaine de bateaux. Il salue le comissaire d’un signe de tête en soufflant sur ses mains pour les réchauffer. (…ses mains engourdies dans des gants en plastique) - On en est où chef? - Ah, Tomas, te voilà. Viens à l’intérieur je te fais le
briefing. Les deux hommes pénètrent dans l’habitacle. Tomas fronce le nez, un cadavre ne doit pas être loin. Il devine au bruit des flashes d’appareil photo dans la pièce à côté que c’est là que se trouve la victime. Le commissaire, qui a suivi son regard, commente :
- Eirik Brigs, septante-‐trois ans, décapité à la hache
vers 2h cette nuit (probablement par son fils). Une dame d’un bateau voisin a appelé il y a deux heures pour signaler un comportement bizarre. Quand on est arrivés, tu vas pas le croire Tomas, on a trouvé son fils Olav assis sur le ponton avec la tête de son père sur les genoux. Il arrachait un à un les cheveux du crâne et les jetait à l’eau en chantonant.
Tomas sent son ventre se serrer. - Il est où? - Hege l’a emmené au poste pour l’interroger.
D’après elle il exige l’immunité contre ses aveux… Un grand malade quoi. Fais un tour à l’intérieur, moi je vais aller voir notre témoin.
Une fois le commissaire sorti, Tomas inspecte la kitchenette dans laquelle il se trouve. La pièce est décorée sobrement, une reste de lasagne traîne dans l’évier à côté d’un entassement de canettes vides. D’après le courrier qu’il trouve sur la table, c’est le fils qui habite le bateau. Certaines enveloppes ne sont pas ouvertes. Des factures d’hopitaux principalement. Sur un vieux calendrier, il lit une note manuscrite dans la case du 1er Janvier : « Résolution 2010 : Euthanasier Papa »
Tomas ne peut s’empêcher un haut-‐le-‐cœur. Il glisse la lettre dans un sachet plastique qu’il scelle puis ouvre un hublot pour respirer un peu. Un goéland est posé sur l’eau grise juste au niveau de sa tête et l’observe. Tomas réfléchit. - Moi ma bonne résolution c’est de prendre des
nouvelles de mon ptit frère plus souvent, dit-‐il tout haut.
Puis il ferme le hublot. Une heure plus tard, Tomas remonte sur le ponton pour fumer une cigarette. Il saisit son téléphone et compose le numéro de son frère en s’éloignant à grandes enjambées. Après quelques sonneries, il tombe sur la messagerie « Bonjour, Charly Marble, laissez votre message ». Il se rappelle qu’en se mariant Carl a pris le nom de sa femme. Rancune envers son père ou simplification anglophone ? Quinze secondes plus tard, Carl rappelle. Tomas entend la voix endormie de son frère : - Tomas ? ça va ? - Ouille, il est quelle heure chez toi ? Désolé, j’ai pas
pensé… - Mmmh, J’sais pas, cinq heure et demie. Tu m’as fait
peur, putain, qu’est-‐ce qui se passe ?
- Oh rien, désolé, je me disais que je viendrais bien te voir à Montreal. Mais tu veux que je rappelle plus tard ?
- Bof, non c’est bon, je me lève dans une demie heure de toute façon. Je me ferai un vrai ptit dej’ tiens, ça me changera.
- Ah ben voilà, si j’avais pas été là… - Oui je dois te remercier en plus, sourit Carl. Et
alors, tu viens enfn me voir ? - Ouais, j’ai des congés à prendre et inspecter des
cadavres je commence à saturer un peu, tu vois ? - Pis ton ptit frère te manque horriblement… - Ben oui allez ! C’est un goéland qui me l’a dit en
plus. - Quoi ? - Tu comprendras quand t’auras pris un café… Bon,
début février ça t’irait ? - Wow, quand t’as une idée en tête toi ! Ben O.K., je
vais demander à mon boss quelques jours de congé, on ira voir du pays. Mais t’es pas en train de divorcer ou quoi, tu vas bien ? Parce qu’il y a déjà le frère de Jenny qui squatte ici, vous allez pas faire un club de déprimés ?
Tomas, qui a rejoint le chemin de la digue, éclate de rire. - Non, non, tout va bien, t’inquiète. Avoir deux filles
de sept et douze ans c’est pas de tout repos, mais on apprend hein !
- Ouais, tu me raconteras.
- Pis elles ont aussi envie de voir leur tonton chéri qui oublie un peu d’où il vient là… Tu reviens cet été ? Ça fait au moins deux ans qu t’es pas rentré.
- Ouais, je verrai, j’ai un projet de film au Japon qui va peut-‐être se faire. Mais je vais te laisser là, parce que je dois pisser et je sens que, frais comme je suis, je vais laisser tomber le téléphone dans le wc… On se tient au courant, ok ?
- Ok, à plus ! Un groupe de joggeuses en uniforme scolaire le dépassent sur le tarmac. Elles se retournent, intriguées par la banderole de Police qui interdit l’accès au ponton. Tomas se souvient d’où il est, glisse son mégot éteint dans la poche de son imper et rejoint ses collègues. Le commissaire lui apprend que le meurtrier ne payait plus les factures de soins de son père depuis des mois et qu’il était aller le chercher à la maison de retraite la veille « pour aller se promener ». Encore un solitaire qui pète les plombs… S’il avait eu un frère, aurait-‐il agi de la même façon ? Le goéland dénigre ces questions futiles. Un sac de pain sec apparaît dans son champ de vision, porté par une vieille dame. Il s’envole.