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© EZRA EZRA PETRONIO X 3 – C. HAHN 49 Causette # 70 48 Causette # 70 Chiffons L’industrie de la mode attend de nos corps qu’ils se conforment à sa norme ? Plutôt que d’espérer que ça change, la chanteuse prend les devants. C’ PAR CLARENCE EDGARD-ROSA est le genre de fille que l’on voudrait recruter dans son gang. À ses côtés, on s’imagine n’avoir peur de rien, assumer chaque centimètre de son corps et l’habiller des chiffons les plus fous sans être hantée par les sirènes du vestimentairement cor- rect. À 35 ans, la chanteuse du groupe désormais légendaire Gossip l’affirme : elle a toujours aimé son corps. Avec son gras, ses bourrelets, ses singularités : ce sont les autres qui ont un problème avec sa silhouette. « Quand j’étais petite, les gens disaient de moi : “Oh, c’est un beau bébé”, confie-t-elle 1 . Quand je suis devenue ado, ils ont compris que je serais grosse toute ma vie. Là, ils ont commencé à me considérer comme une personne anormale, ils vou- laient me chan- ger, me mettre au régime. » Rien n’indiquait que cette gamine dodue, issue d’une famille pauvre de la cam- pagne de l’Arkansas, aux États-Unis, serait élue en 2006 « personnalité la plus cool du monde du rock ». Beth Ditto et ses six frères et sœurs grandissent dans ce qu’elle qualifie de « petite ville de merde » 2 , élevés par une mère fan de Black Sabbath et de Beth Ditto, Queen size La collection conçue par Beth Ditto : motifs voyants, couleurs qui claquent et coupes originales. Ci-contre, le tee-shirt floqué du légendaire corset de Jean Paul Gaultier, qu’elle a imaginé avec son ami couturier. Pink Floyd et par les différents beaux-pères qui se succèdent dans la petite maison familiale. À 13 ans, elle quitte sa mère pour vivre avec sa tante, mère d’accueil de plu- sieurs enfants aux familles déchirées, auprès desquels elle devient une grande sœur de substitution 3 . FÉMINISME ET PUNK ROCK Beth Ditto, 1,55 m pour 80 kg, ne cède ni aux invitations à se mettre au régime ni à la pression, plus subtile, lui enjoignant de camoufler son corps sous des étoffes « pudiques ». À l’adolescence, elle découvre qu’elle est lesbienne. La période est rythmée par sa découverte conjointe du fémi- nisme et du punk rock. Ces deux cultures, dont elle se nourrit à mesure que ses formes s’arrondissent, lui murmurent à l’oreille le même refrain doux et émancipateur : c’est en faisant fi du regard des autres que l’on porte sur soi un regard amoureux. À 18 ans, elle quitte sa cam- pagne natale pour la ville d’Olympia, dans l’État de Washington. On est en 1999 : pile au moment où y rugissent les groupes fondateurs du mouve- ment Riot Grrrl. Si le succès de Gossip, qu’elle monte cette année-là, doit beaucoup à la voix enchanteresse de Beth Ditto et à ses ins- pirations musicales aussi riches qu’un plat de son Sud américain, c’est aussi son exubérance qui en fait le sel : la chanteuse n’a jamais froid aux yeux et envoûte par son je-m’en-foutisme. Sur la scène pop, on n’avait pas vu une femme afficher sa liberté avec autant de flegme depuis la Madonna des années Like a Virgin. En tournée, elle prend l’habitude de détricoter les codes de la mode en se parant des tenues les plus extravagantes (résilles dévorées, robes moulantes et partouze d’imprimés)… pour mieux se retrouver à moitié nue en plein concert. Vite hissée au rang d’icône pop, elle devient le symbole d’une féminité décom- plexée, toutes formes dehors. Pas de surprise donc, à ce que la marque Gap la réclame comme égérie, en 2010. Pas de surprise non plus à ce qu’elle décline immédiatement l’offre, renvoyant la griffe, qui ne produit pas de vêtements à sa taille, dans ses contradictions. Faut pas pousser… Ditto, qui ne prend pas le vêtement à la légère, préfère poser sa première empreinte sur la mode en collaborant avec une marque qui ne fait pas les choux gras du diktat de la minceur : elle lancera une collection avec l’enseigne britannique Evans. En 2007, le journal The Guardian lui propose de tenir une rubrique dans ses pages. La chanteuse nomme celle-ci « What would Beth Ditto do ? » (Que ferait Beth Ditto ?) et se fait la doctoresse des corps perdus en répondant aux courriers de jeunes femmes en mal d’acceptation de soi. « M’approprier le mot “grosse” a été l’étape la plus émancipatrice de mon parcours, Vous l’auriez en 56 ?

Chiffons Vous l’auriez en 56 - WordPress.com · 2016. 9. 7. · la sensation qu’on se fout de nous. Voire, si j’ose, qu’on nous arnaque. DEVOIR CHOISIR ENTRE STYLE ET ÉTHIQUE

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Page 1: Chiffons Vous l’auriez en 56 - WordPress.com · 2016. 9. 7. · la sensation qu’on se fout de nous. Voire, si j’ose, qu’on nous arnaque. DEVOIR CHOISIR ENTRE STYLE ET ÉTHIQUE

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49 Causette # 7048 Causette # 70

Chiffons

L’industrie de la mode attend de nos corps qu’ils se conforment à sa norme ? Plutôt que d’espérer que ça change, la chanteuse prend les devants.

C’PAR CLARENCE EDGARD-ROSA

est le genre de fille que l’on voudrait recruter dans son

gang. À ses côtés, on s’imagine n’avoir peur de rien, assumer chaque

centimètre de son corps et l’habiller des chiffons les plus fous sans être hantée par les sirènes du vestimentairement cor-rect. À 35 ans, la chanteuse du groupe désormais légendaire Gossip l’affirme : elle a toujours aimé son corps. Avec son gras, ses bourrelets, ses singularités : ce sont les autres qui ont un problème avec sa silhouette. « Quand j’étais petite, les gens disaient de moi : “Oh, c’est un beau bébé”, confie-t-elle"1. Quand je suis devenue ado, ils ont compris que je serais grosse toute ma vie. Là, ils ont commencé à me considérer comme

une personne anormale, ils vou-laient me chan-ger, me mettre au régime. »

Rien n’indiquait que cette gamine dodue, issue d’une famille pauvre de la cam-pagne de l’Arkansas, aux États-Unis, serait élue en 2006 « personnalité la plus cool du monde du rock ». Beth Ditto et ses six frères et sœurs grandissent dans ce qu’elle qualifie de « petite ville de merde »"2, élevés par une mère fan de Black Sabbath et de

Beth Ditto, Queen size La collection conçue

par Beth Ditto : motifs voyants, couleurs qui claquent et coupes originales. Ci-contre, le tee-shirt floqué du légendaire corset de Jean Paul Gaultier, qu’elle a imaginé avec son ami couturier.

Pink Floyd et par les différents beaux-pères qui se succèdent dans la petite maison familiale. À 13 ans, elle quitte sa mère pour vivre avec sa tante, mère d’accueil de plu-sieurs enfants aux familles déchirées, auprès desquels elle devient une grande sœur de substitution"3.

FÉMINISME ET PUNK ROCKBeth Ditto, 1,55 m pour 80 kg, ne cède ni aux invitations à se mettre au régime ni à la pression, plus subtile, lui enjoignant

de camoufler son corps sous des étoffes « pudiques ». À l’adolescence,

elle découvre qu’elle est lesbienne. La période est rythmée par sa

découverte conjointe du fémi-nisme et du punk rock. Ces deux cultures, dont elle se nourrit à mesure que ses formes s’arrondissent, lui murmurent à l’oreille le même refrain doux et émancipateur : c’est en faisant fi du regard des autres que l’on porte sur soi un regard amoureux. À 18 ans, elle quitte sa cam-

pagne natale pour la ville d’Olympia, dans l’État de

Washington. On est en 1999 : pile au moment où y rugissent

les groupes fondateurs du mouve-ment Riot Grrrl.

Si le succès de Gossip, qu’elle monte cette année-là, doit beaucoup à la voix enchanteresse de Beth Ditto et à ses ins-pirations musicales aussi riches qu’un plat de son Sud américain, c’est aussi son exubérance qui en fait le sel : la chanteuse n’a jamais froid aux yeux et envoûte par son je-m’en-foutisme. Sur la scène pop, on n’avait pas vu une

femme afficher sa liberté avec autant de flegme depuis la Madonna des années Like a Virgin. En tournée, elle prend

l’habitude de détricoter les codes de la mode en se parant des tenues les plus

extravagantes (résilles dévorées, robes moulantes et partouze d’imprimés)… pour mieux se retrouver à moitié nue en plein concert.

Vite hissée au rang d’icône pop, elle devient le symbole d’une féminité décom-plexée, toutes formes dehors. Pas de

surprise donc, à ce que la marque Gap la réclame comme égérie, en 2010. Pas de surprise non plus à ce qu’elle décline immédiatement l’offre, renvoyant la griffe, qui ne produit pas de vêtements à sa taille, dans ses contradictions. Faut pas pousser… Ditto, qui ne prend pas le vêtement à la légère, préfère poser sa première empreinte sur la mode en collaborant avec une marque qui ne fait pas les choux gras du diktat de la minceur :

elle lancera une collection avec l’enseigne britannique Evans.

En 2007, le journal The Guardian lui propose de tenir une rubrique dans ses pages. La chanteuse nomme celle-ci « What would Beth Ditto do ? » (Que ferait Beth Ditto ?) et se fait la doctoresse des corps perdus en répondant aux courriers de jeunes femmes en mal d’acceptation de soi. « M’approprier le mot “grosse” a été l’étape la plus émancipatrice de mon parcours,

Vous l’auriez en 56 ?

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Chiffons Chiffons

y écrit-elle cette année-là. J’ai arrêté d’uti-liser ce mot comme une insulte ou une appré-ciation dégradante et, à la place, j’en ai fait une vérité, parce que la vérité est que je suis grosse, et ce n’est pas un problème. Alors, dorénavant, quand quelqu’un me qualifie de grosse, je confirme, au lieu de me sentir attaquée. »

Comme les éditions « spécial rondes » des magazines féminins, la chanteuse fait office d’acceptable exception quand elle défile, entourée de mannequins garants de la norme qu’elle dénonce, pour son ami de longue date Jean Paul Gaultier en 2010 et pour Marc Jacobs en 2015. Tout le monde applaudit son audace, mais à peine a-t-elle fini de fouler les podiums que la maigreur y redevient reine. L’an dernier, elle passe

la seconde et lance, avec Jean Paul Gaultier, un corset revisité. Forcément, il ne peut être qu’un énorme pied de nez au vêtement iconique enserrant la taille jusqu’à l’as-phyxie : c’est sur un tee-shirt noir, fabriqué en grandes tailles, que ces deux-là floquent la légendaire pièce de torture tant aimée du couturier.

UNE COLLECTION HAUTE EN COULEUREt cette année, alors que Gossip se sépare et qu’elle prépare un album solo, Beth Ditto se lance vraiment : à celles qui, comme elle, entrent une seule cuisse dans une jupe taille 36, elle propose une collection du même nom audacieuse, à rebours des tendances qui fileront déjà un mauvais coton dans trois mois. Le plus grand défi

qu’elle ait dû relever (au-delà d’une éthique et d’une qualité irréprochables) : dessiner des modèles qui tombent parfaitement, explique-t-elle, quel que soit le corps qui se glisse dedans. Car si elle a dompté sa propre silhouette, cette expérience lui aura appris que les grosses ne sont pas toutes fichues pareil. La collection est tape-à-l’œil : des motifs ultra-voyants, des couleurs qui pètent. Pas de hasard : dans une société qui a voulu imposer la discrétion à son corps trop rond et à sa langue trop pendue, Beth Ditto revendique le droit de ne pas se cacher du tout. 21. Dans une interview à Gala le 22 juin 2016.

2. Dans son livre Coal to Diamonds, publié en 2012.

3. « Beth Ditto : the punk “it” girl », dans le Telegraph du 21 février 2011.

Grandes tailles, petit choix

PAR OLGA VOLFSON

Je commence par éliminer les marques qui ne proposent rien au-delà des tailles 44 ou 46, généralement taillées très petit et bien cachées. Elles sont légion : mes options fondent en un claquement de doigts. Sachant que la taille la plus vendue en France est le 42"1, je me demande si ces marques savent que les statistiques se calculent aussi avec les valeurs supérieures…

J’oublie donc Etam, Zara, Promod et toute la clique et me rends chez C&A, qui promet aller jusqu’au 58. Sauf que mon 48-50 entre à peine dans un jean en 54 qui me coupe la respiration. Agacée et en sueur, je passe dix minutes à chercher les tailles au-dessus. En vain : elles sont annon-cées sur le site mais absentes du rayon. Je me rabats sur les collants XXL pour trois fois rien, histoire de ne pas être venue pour des prunes. J’ignorais que quelques jours plus tard ils se mettraient à

fermer au mollet, pantalons trop longs, soutien-gorge à bonnets profonds et tour de buste ridiculement court… J’ai comme la sensation qu’on se fout de nous. Voire, si j’ose, qu’on nous arnaque.

DEVOIR CHOISIR ENTRE STYLE ET ÉTHIQUEUn peu d’optimisme tout de même : on me dit qu’il y a des trucs sympa chez Pri-mark. Pétrie d’espoir et guillerette, j’y

cours. Le choix est très limité, les tailles à partir du 50 sont inexistantes… Mais, ah ! je finis par trouver de quoi me consoler pour pas cher.

Puis je repense au Rana Plaza"2. Mon cœur s’alourdit, et mon panier semble à présent contenir une enclume. Sacrifier mes convictions pour m’habiller ou me résoudre à une garde-robe « mémérisante » créée pour cacher un gras que la société

ne saurait voir seraient donc mes seules options ? Elle est grosse, mon angoisse. 2

1. Chiffre obtenu en croisant les résultats d’une étude menée par l’Institut français du textile et de l’habillement sur 10 000 personnes en 2006 et d’un sondage réalisé en 2013 par Zalando auprès de sa clientèle.

2. Gigantesque usine de textile insalubre à Dacca, au Bangladesh, dans laquelle de nombreuses marques connues faisaient fabriquer leurs collections. Elle s’est écroulée le 24 avril 2013, faisant plus de 1 100 morts et près de 2 000 blessés.

« roulotter » le long de mon ventre pour aller se lover sous mes poignées d’amour, menaçant à tout instant de tomber sur mes genoux. Comme si exposer mes jam-bonneaux à la lumière du jour ne m’attirait pas suffisamment de remarques en temps normal…

QUELLE ARNAQUE !En rentrant, je trouve un colis dans ma boîte aux lettres. Ah, voilà de quoi me remonter le moral. Pas tout à fait : mon short Asos Curve [la ligne grandes tailles du géant de la VPC, ndlr] arrive à accueillir mon royal fessier, oui, mais il bâille de 15 bons centimètres au bas de mon dos. Quant à la robe au fond du carton, elle a réussi l’exploit d’être à la fois trop grande au niveau de la poitrine et trop serrée aux manches. Voilà ce que c’est de faire croire que les grosses ressemblent toutes aux mannequins « plus size » : un petit 46 pour

1,85 m, une poitrine et des fesses géné-reuses, mais des bras, jambes et visage fins… Exception faite de Tess Holliday, mannequin américain taille 54 pour 1,65 m, nos représentations sont totalement biai-sées. Dodues, on sera toujours les dindes de la farce.

Voyons ce que proposent les « vraies » boutiques en ligne pour grosses, aux frin-gues plus onéreuses mais bien coupées. Ici, deux écoles : des vêtements amples, longs et ennuyeux (chez Ulla Popken, par exemple) qui semblent se donner pour mission de me camoufler, ou des pièces un peu plus funky (chez Evans ou Dorothy Perkins) dont les prix le sont beaucoup moins.

Je me plains de ces mésaventures sur les réseaux sociaux et une myriade de témoignages vient confirmer mon exas-pération : jupes tombant bien devant mais ras-le-fion derrière, bottes impossibles à

S’habiller quand on est grosse relève d’un véritable parcours de la combattante. Vous ne me croyez pas ? Venez donc faire du shopping avec moi.

Parer son popotin avec panache

Beth DittoLes belles pièces de Beth Ditto ne sont pas données, et ce pour les meilleures raisons : elle a choisi une production locale et responsable, à la redistribution équitable auprès de ses équipes.

Fractal 9Christine Ravel est une yogi qui fabrique chez elle, dans le Colorado, ses leggings, pantalons et shorts aux imprimés chatoyants. Ils se portent aussi bien pour le sport que pour sortir, que vous fassiez une taille XS, 5XL… ou n’importe quelle autre, puisqu’elle propose aussi du sur-mesure. 2 O. V.

Smart GlamourCoupes simples mais efficaces. Les robes, jupes, tops et shorts proposés par cette marque « body positive » new-yorkaise se déclinent en plusieurs couleurs et imprimés, jusqu’au 6XL. Mais, surtout, ils sont présentés sur des femmes de toutes morphologies et couleurs, photographiées au naturel, sans retouches. On peut aussi commander du sur-mesure.

Chubby CartwheelsLes vêtements de la blogueuse Shawna Farmer (jusqu’au 5XL) sont présentés avec cellulite, plis, poils et sourires.

ModClothCette boutique en ligne est recommandée par l’Internet « fat positive » tout entier. On y trouve jupes, robes, tops et maillots de bain rétro, mais aussi jeans et shorts jusqu’à la taille 56. Grâce aux commentaires des clientes, qui joignent souvent une photo, on imagine mieux les pièces sur nos propres courbes.