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CHRONIQUE D’UNE SOUFFRANCE ANNONCÉE PLAIDOYER POUR UNE PRISE EN CHARGE HOLISTIQUE DE LA DRÉPANOCYTOSE AU MALI Association Malienne de Lutte contre la Drépanocytose © Sébastien Darrasse/Realis/DCI

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CHRONIQUE D’UNE SOUFFRANCE ANNONCÉEPLAIDOYER POUR UNE PRISE EN CHARGE HOLISTIQUE

DE LA DRÉPANOCYTOSE AU MALI

Association Malienne de Lutte contre la Drépanocytose

© Sébastien Darrasse/Realis/DCI

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INTRODUCTION

«Un beau jour, les gens ont conclu que mes côtes étaient collées à mes organes. Les soins du guérisseur traditionnel ont été atroces. Il me tirait les côtes au point que j’entendais le bruit de mes os. Mon corps était couvert des cicatrices de ses ongles. Après le guérisseur a demandé qu’on me transporte chez lui. Pour y aller il fallait faire une partie du trajet en vélo avant de traverser la rivière. Pour pratiquer ses soins, on me suspendait et j’étais livrée à ses manœuvres atroces».

Kadiatou Sidibé, 42 ans.

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INTRODUCTION

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Le témoignage présenté en introduction se répète à l’envie dans toutes les salles de consultation des spécialistes de la drépanocytose. La longue liste des souffrances endurées par les malades drépanocytaires n’a d’égale que les difficultés auxquelles ceux-ci sont confrontés: errance de diagnostic qui provoque souffrances inutiles, complications irréversibles et placent le personnel soignant dans une situation d’échec; coût élevé de l’hospitalisation et des traitements et difficulté d’accès à ceux-ci dans les zones reculées du pays; solitude des malades qui ne peuvent souvent compter que sur le soutien de leur famille, et souffrent du rejet de la communauté qui méconnaît la maladie et la fuit; difficulté à s’insérer dans la vie scolaire et le marché du travail du fait d’une santé fragile…

La drépanocytose est la cause de nombreux décès et handicaps, qui sont pourtant évitables. La mise à disposition de moyens nécessaires permettant un diagnostic et une prise en charge accessible à tous en est la clé. Véritable problème de santé publique à dimension médicale, humaine et sociale, elle nécessite la mise en oeuvre de stratégies de prévention et de prise en charge spécifiques et durables.

Malgré la forte prévalence dans les pays Africains et caribéens, la drépanocytose n’est pas inscrite sur la liste des maladies négligées de l’Organisation Mondiale de la Santé, et n’est pas une priorité pour la majorité des bailleurs et des ministères de la santé de ces pays. Peu de données permettent à ce jour de mesurer l’ampleur de la maladie, du fait de l’absence dans la plupart des pays d’un système de vigilance épidémiologique qui prenne en compte la drépanocytose. Peu de données permettent à ce jour de mesurer l’ampleur de la maladie, faute d’études de cohorte et d’absence de programmes nationaux de lutte contre la drépanocytose. Toutefois, les chiffres disponibles sur la drépanocytose montent à suffisance l’importance de la maladie dans nos pays et donc la nécessité d’assurer l’accès à des soins spécifiques pour tous. Ce défit exige une meilleure connaissance de la problématique de la drépanocytose dans le pays.

Contrairement à d’autres maladies négligées qui touchent souvent les populations les plus pauvres et dont la capacité de représentation et de plaidoyer est moindre, la drépanocytose touche toutes les strates de la société. L’absence de caractère prioritaire tient donc à deux facteurs principaux: d’une part, l’absence de chiffres qui masque l’ampleur de la prévalence, ainsi que le coût social et économique de la maladie sur les sociétés des pays les plus touchés; d’autre part, la relative méconnaissance de cette pathologie, qui ne bénéficie pas des moyens humains, financiers et technologiques mis au service d’autres maladies (comme le VIH ou le paludisme) et qui ont permis de former les personnels de santé, sensibiliser la population aux risques et aux symptômes de la maladie, faire baisser le coût des traitements et élaborer de nouvelles formules plus efficaces et permettant une meilleure adhérence.

C’est pourquoi l’Association Malienne de Lutte Contre la Drépanocytose (AMLUD) saisit l’occasion offerte par la journée africaine de lutte contre la drépanocytose pour rappeler les difficultés que rencontrent les malades dans leur vie quotidienne, et les responsabilités auxquelles institutions internationales et nationales sont soumises. Elle recommande notamment:

a. Aux bailleurs internationaux

• De placer la drépanocytose dans l’agenda des priorités sanitaires du Mali, et de l’Afrique en général, en donnant les moyens financiers et techniques de diagnostiquer et prendre en charge les malades.

• D’inscrire la drépanocytose sur la liste des maladies négligées afin de la rendre prioritaire et de contribuer à la production de traitements efficaces à des prix abordables.

• D’assurer la gratuité des soins pour les malades drépanocytaires comme c’est le cas pour les personnes vivant avec le VIH.

• De faciliter l’accès aux financements pour les organisations de patients afin de stimuler les initiatives de conseil, la prise en charge émotionnelle et de sensibilisation sur la drépanocytose.

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b. Aux organismes internationaux de la santé, de la femme et de l’enfance

• D’appuyer le ministère de la santé du Mali en termes financiers et techniques, dans la mise en œuvre d’un programme national de lutte contre la drépanocytose au Mali, suivant les recommandations émises par l’Assemblée Générale de l’OMS en 2006.

• De faire de la vigilance épidémiologique de la drépanocytose une priorité en apportant un appui technique et financier aux ministères de la santé des pays concernés, afin de consolider les données qui permettront de mesurer la prévalence et d’étudier les spécificités de la maladie.

• De considérer les enfants de moins de 5 ans, les adolescents et les femmes comme des cibles prioritaires pour la mise en œuvre du diagnostic systématique (en particulier le dépistage néonatal), la prise en charge précoce, et l’appui financier et social nécessaire pour supporter le poids de la maladie.

c. Aux autorités nationales de santé et d’éducation

• De finaliser l’adoption d’une politique nationale de lutte contre la drépanocytose conformément aux recommandations de l’Assemblée Générale de l’OMS en 2006.

• D’élaborer et de mettre en œuvre des actions de sensibilisation et de dépistage permettant une diffusion massive de l’information, luttant par là-même contre la méconnaissance de la maladie et les préjugés.

• Mettre en œuvre un système de surveillance épidémiologique regroupant les données disponibles sur la drépanocytose au Mali.

• Introduire la drépanocytose dans les programmes d’enseignement au Mali et adopter une loi permettant aux étudiants de suivre les cours à leur rythme, et garantissant un système de rattrapage aux examens pour les enfants drépanocytaires en crise.

• Inscrire le 19 juin sur la liste des journées sanitaires célébrées au Mali et faire du mois de juin le mois de la lutte contre la drépanocytose avec des semaines thématiques bien animées.

• Doter l’AMLUD d’un siège et de fonds pour l’information, l’éducation et la sensibilisation de tous les maliens sur la drépanocytose.

INTRODUCTION

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I. LA DRÉPANOCYTOSE, UNE MALADIE MÉCONNUE

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LA DRÉPANOCYTOSE, UNE MALADIE MÉCONNUE

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a. Une pathologie méconnue…

La drépanocytose touche environ 120 millions de personnes dans le monde, et constitue à ce titre la maladie génétique la plus répandue. La drépanocytose a été décrite pour la première fois en 1910 par James Herrick à Chicago, chez un étudiant originaire des Caraïbes.

C’est une maladie génétique, chronique, grave et invalidante qui affecte l’hémoglobine et se soigne par la prévention et une prise en charge médicalisée adaptée. L’hémoglobine contenue dans les globules rouges du sang a un rôle essentiel: elle transporte et distribue l’oxygène à tous les tissus de l’organisme. Les malades atteints de drépanocytose ont une hémoglobine qui a une composition particulière ne lui permettant pas d’assurer le transport de l’oxygène. Les globules rouges qui contiennent cette hémoglobine, en dehors de leur incapacité à transporter l’oxygène, sont rigides et perturbent la circulation du sang en obstruant les petits vaisseaux.

Pour qu’un individu soit drépanocytaire, il faut obligatoirement que le père et la mère soient porteurs de cette hémoglobine appelée hémoglobine S. Les parents ne sont pas malades, ils sont porteurs sains, ils fabriquent à la fois de l’hémoglobine S mais également de l’hémoglobine normale A en quantité suffisante pour compenser l’effet néfaste de l’hémoglobine S.

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La transmission génétique est autosomique récessive, c’est-à-dire indépendante du sexe- elle touche aussi bien le sexe masculin que féminin- et s’exprime lorsque les deux chromosomes transmis par les parents sont porteurs du gène de la maladie. La drépanocytose transmise par l’un des parents est dite hétérozygote, lorsqu’un seul chromosome est porteur du gène de l’hémoglobine S, le porteur (AS) est sain ou asymptomatique. La drépanocytose transmise par les deux parents constitue la forme la plus grave, elle est dite homozygote (SS).

b. …et pourtant répandue

La drépanocytose est présente en Afrique, en Europe, en Asie et en Amérique. Elle est très fréquente en Afrique subsaharienne et en Afrique de l’Ouest où le trait drépanocytaire varie entre 15% et 30%. Au Niger, la prévalence est estimée à 22,18%. Au Sénégal, selon le Dr Diagne (pédiatre au centre hospitalier national d’enfants malades Albert Royer), 1.700 enfants naissent chaque année avec la forme grave, le taux de prévalence est de 10%. Les formes les plus fréquentes sont la forme AS et la forme SS; mais il existe d’autres formes selon les pays pouvant être facteurs d’aggravation ou de protection. La carte de répartition de la drépanocytose est superposable à celle du paludisme.

On estime aujourd’hui que 300.000 enfants drépanocytaires naissent chaque année en Afrique dont 5.000 à 6.000 au Mali.

Au Mali, la drépanocytose a été découverte en 1970 par les Professeurs Yaya Fofana, Christian Dulan et Diflo qui ont initié le test d’Emmel. Les 8 régions du Mali sont touchées de Kayes à Kidal. Les travaux les plus significatifs conduits entre 1973 et 1985 situent la fréquence du trait drépanocytaire entre 4% et 17% pour

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les enquêtes de masse, 10% et 13,5% pour les études hospitalières1. Selon une revue générale portant sur la drépanocytose en 2002 au Mali, 1 à 3% des enfants naissent avec la forme grave (SS). La distribution ethnico géographique issues d’études anciennes situe la prévalence du gène de la drépanocytose entre 4 et 15% du nord au sud. Les données hospitalières rapportent une mortalité de 50% avant l’âge de 5 ans, et 80% avant l’âge de de 20 ans. Une enquête de dépistage conduite à Bamako en 2005, a montré une fréquence de 24,5% d’hémoglobines anormales et estimé le nombre de naissances drépanocytaires à 0,8% des naissances, ce qui correspondrait à 5.000-6.000 naissances drépanocytaires par an. En 2012, le nombre de drépanocytaires au Mali est ainsi estimé à au moins 118.800.

c. …dont la prévalence augmente chaque année

Depuis l’ouverture du Centre de Référence de Lutte contre la Drépanocytose en mars 2010, environ 5.000 patients sont régulièrement suivis. L’étude de la cohorte mensuelle montre l’augmentation continuelle du nombre de patients dont le diagnostic initial est positif. En l’espace de 4 ans, ce sont 5.038 patients qui ont été dépistés et pris en charge par le CRLD, chiffre bien supérieur aux prévisions faites lors de la mise en place du centre.

Source: CRLD

Ce chiffre n’est que l’arbre qui cache la forêt puisque comme le montre le schéma ci-dessous, effectué au terme des 3 premières années de fonctionnement, presque 80% des patients traités par le CRLD sont issus de Bamako ou des régions les plus proches, dans lesquelles des campagnes de sensibilisation et de dépistage ont été organisées. Les malades provenant des autres régions n’ont pas accès au centre, par manque d’information sur leur maladie, sur l’existence du CRDL, du fait du coût du transport ou de l’impossibilité de s’absenter de chez eux durant plusieurs jours (notamment les femmes lorsqu’elles sont mères d’enfants en bas âge).

1 Plan stratégique national de lutte contre les MNT, 2015-2019.

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PROVENANCE NOMBRE POURCENTAGE

Bamako 49 58,33%

France 1 1,19%

Kayes 6 7,14%

Koulikoro 18 21,43%

Ségou 3 3,57%

Sikasso 7 8,33%

TOTAL 84 100,00%

Provenance des nouveaux patients, rapport d’activités du CRLD, janvier 2015.

Mais l’étude effectuée en 2012 par les professionnels du CRLD a montré que de nombreux patients provenaient de Kayes et de Mopti. Il est probable que l’ouverture de l’unité de prise en charge à Kayes2 permettra d’identifier de nombreux patients non recensés, augmentant par là-même la prévalence.

2 L’unité de prise en charge, financée par des partenaires comme la fondation Pierre Fabre, sera inauguré fin mai 2015.

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II. UNE PATHOLOGIE NÉGLIGÉE ET STIGMATISANTE

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a. La drépanocytose, maladie négligée par les instances internationales et nationales

Malgré cette prévalence élevée de la maladie, et son caractère létal (surtout pour les plus jeunes qui ne sont pas dépistés et pris en charge), la drépanocytose bénéficie de peu d’attention au sens large: il n’existe pas à ce jour d’institution consacrée à ce sujet permettant entre autre aux spécialistes d’échanger sur leurs pratiques, peu de recherches permettant aux pays en voie pays en développement d’améliorer la prise en charge, notamment sur les questions liées à la douleur ou aux effets secondaires de l’hydréa, et une absence presque totale de sensibilisation à grande échelle au travers de campagnes comme on l’a connu pour d’autres maladies comme la malaria ou le VIH. Alors que le Fonds Global a permis de drainer des fonds consacrés uniquement aux 3 pathologies considérées comme les plus prioritaires (paludisme, VIH et tuberculose) et de mettre les projecteurs sur ces maladies, la drépanocytose ne dispose d’aucun dispositif similaire.

Les instances internationales: l’Unesco, l’Union Africaine, l’ONU et l’OMS

L’Union africaine et l’Unesco ont été les premières institutions à s’être saisi de la question de la drépanocytose. En revanche, il a fallu attendre 2006 pour que l’OMS mentionne la question de la drépanocytose, jusqu’alors absente des discussions et des recommandations émises par l’organisation. Entre 2003 et 2008, différentes résolutions faisant référence à la drépanocytose1 ont reconnu la gravité de la situation et égrené une série de recommandations que les gouvernements des pays concernés par la drépanocytose devraient appliquer. De ce point de vue, le texte le plus intéressant car le plus concret, demeure la résolution de l’Assemblée Générale de l’OMS en 2006 qui reconnaissait en préambule «l’absence de reconnaissance officielle de la drépanocytose comme priorité de santé publique» et affirmait «l’impact des maladies génétiques, et de la drépanocytose en particulier, sur la mortalité et la morbidité mondiales, notamment dans les pays en développement, ainsi que par la souffrance des malades et des familles touchés par la drépanocytose». Cette résolution, adoptée à l’unanimité par les pays membres de l’OMS, recommandait notamment aux Etats dans lesquels la drépanocytose est élevée:

• «D’élaborer, mettre en œuvre et renforcer de façon systématique, équitable et efficace des programmes nationaux intégrés et complets de prévention et de prise en charge de la drépanocytose, incluant la surveillance, la diffusion de l’information, la sensibilisation, le conseil et le dépistage, ces programmes devant être adaptés à la situation socio-économique, à celle du système de santé et au contexte culturel et viser à réduire l’incidence, la morbidité et la mortalité associées à cette maladie génétique».

• De veiller à la mise à disposition de soins d’urgence, mais également à la formation du personnel médical.

• De mettre en place ou renforcer des services systématiques de dépistage et de soins complets dans le cadre des systèmes de santé primaire.

Ces résolutions, et l’appui de certains pays comme la France, le Sénégal ou le Congo ont permis l’adoption en 2008 de la drépanocytose comme une priorité de santé publique par l’Union Africaine, l’OMS et l’UNESCO. Ces avancées ont créé une attente chez les malades, mais elles n’ont le plus souvent pas été suivies d’effet, et notamment de la mise à disposition de fonds permettant une prévention, un dépistage et une prise en charge globale et massive. La création en 2000 de l’organisation internationale de lutte contre la drépanocytose

1 Appel des femmes à l’Unesco en 2003, projet de Résolution de l’Union Africaine adopté le 5 juillet à Syrte, Résolution votée par la 59è Assemblée Générale de l’OMS, Résolution adoptée par l’AG de l’ONU le 22 décembre 2008 reconnaissant que la drépanocytose constitue un problème de santé publique.

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(OILD 2) a largement contribué à ce plaidoyer. Cette instance veille en effet à la mise en œuvre des dispositions contenues dans les différentes résolutions, sert de portail pour le partage d’informations et la rencontre, lors des congrès internationaux, de chercheurs, praticiens et associations de malades.

Au Mali, le plan quinquennal de l’OMS ne mentionne la drépanocytose qu’une seule fois et celle-ci ne constitue pas une priorité du plan quinquennal qui s’achève en 2015. L’OMS n’a ainsi pas contribué financièrement à la lutte contre la drépanocytose, et ce malgré la recommandation de l’AG de l’OMS déclarant cette pathologie comme une priorité de santé publique.

L’Unicef, pourtant concernée par la question du diagnostic néonatal dont on sait l’importance pour la survie des enfants drépanocytaires de moins de 5 ans et des jeunes de moins de 18 ans (dont 80% meurt s’ils ne sont pas dépistés à temps) ne s’est pas engagée au Mali sur cette question. Ses priorités se concentrent sur la nutrition, la prévention de la mortalité infantile, le VIH/SIDA et la protection de l’enfance. Le nouveau plan quinquennal 2015-2019, en cours d’élaboration, est pour le moment annoncé comme une réponse à l’urgence nutritionnelle liée aux déplacements et à la dégradation des conditions de protection des enfants pris dans le conflit.

L’état malien fournit un effort considérable dans ce domaine, prévoyant pour les 5 prochaines années (Plan Stratégique sur les Maladies Non Transmissibles) une somme de 482 millards de CFA. Cette somme, bien qu’importante, ne parvient pas à couvrir tous les besoins, en particulier ceux liés à la décentralisation du diagnostic et de la prise en charge dans les régions, qui devrait être le coeur de la politique nationale de lutte contre la drépanocytose.

b. La discrimination sociale et la stigmatisation des malades

Cette négligence généralisée conduit à un déficit d’information de la population, depuis les malades eux-mêmes jusqu’à la population en général en passant par les familles qui ne comprennent pas la douleur et les symptômes.

De nombreuses familles sont détruites du fait de la présence d’un ou plusieurs enfants drépanocytaires et la tradition veut que la femme soit le plus souvent mise en cause dans l’attribution de la «faute» comme dans les cas de handicap. La méconnaissance du mode de transmission, qui repose sur la rencontre de deux porteurs récessifs, véhicule et renforce le préjugé de la responsabilité de la mère. C’est pourquoi c’est le plus souvent la mère qui prend en charge son ou ses enfants malades, avec ou sans l’aide de son conjoint.

Dans son enquête réalisée auprès de familles drépanocytaires prises en charge à l’Hôpital Necker, Doris Bonnet montrait parfaitement ce «repli social et un isolement familial des femmes, sans compter, dans certains cas, une situation de précarité qui les maintient dans un statut de marginalité sociale. La plupart d’entre elles, bien que se déclarant mariées, occupent un véritable rôle de chef de ménage et signalent un relatif désinvestissement ou abandon des pères de famille dans ce contexte de crise. Un travail domestique, accru par la prise en charge d’un enfant qui demande des soins constants et des hospitalisations fréquentes, conduit certaines d’entre elles à responsabiliser très tôt l’enfant malade ou à déléguer certaines tâches domestiques ou de soins aux enfants aînés.»3.

2 Pour plus d’informations sur les activités de l’OILD, consulter le site www. drepanetworld.org.

3 D. Bonnet, Drépanocytose et ethnicité, in Regards croisés sur une maladie orpheline, Ed. Karthala, Paris, 2004, p 64.

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C’est au nom de la même stigmatisation que les femmes drépanocytaires rencontrent des difficultés pour se marier.

«J’ai des difficultés à trouver un mari. J’ai beaucoup de promesses de mariage, mais dès que l’homme se rapproche de mon entourage, quelqu’un l’informe discrètement de ma maladie et il se rebiffe. Lorsque les hommes sont informés de ma maladie, ils se disent que je vais leur coûter trop cher. La famille en a assez, elle s’est lassée de cette situation, et elle ne prend plus de mes nouvelles».

Kadiatou Sidibé, 42 ans

Cette ignorance de la maladie se mêle donc à une peur de la discrimination qui renforce la culture du secret, sujet largement étudié par Doris Bonnet dans les années 2000. Elle explique comment «la stigmatisation des femmes jugées responsables de la transmission à leurs enfants de cette maladie, la peur en Afrique d’être un poids financier pour le mari (achats fréquents de médicaments, hospitalisations à répétitions, transfusions) et d’être abandonnée pour cette raison, les craintes d’ostracisme des jeunes drépanocytaires vis-à-vis de l’entourage scolaire et même familial favorisent l’idée que la divulgation de cet état de santé peut provoquer une situation nuisible à ses intérêts4».

C’est pourquoi une stratégie de sensibilisation massive sur les causes et les modes de transmission de la maladie, ainsi que l’ouverture du dialogue social et du débat sur la drépanocytose sont nécessaires. Sans cet effort, qui devrait être coordonné par l’Etat, les malades demeureront les victimes du rejet de la société, continueront pour beaucoup de vivre leur maladie en secret, objet de honte et de stigmatisation.

c. La douleur: le sceau de la maladie

Les patients se retrouvent souvent isolés, incompris par le reste de leur famille et de leur entourage qui ne saisit pas l’intensité de la douleur et l’impact de la maladie sur leur vie.

«La douleur est persistante et aigue. Ça peut toucher tout le corps. Je suis alors dans l’impossibilité d’utiliser les toilettes traditionnelles à cause de la douleur. J’ai l’impression qu’un lion est en train de me dévorer vivante».

Kadiatou Sidibé, 42 ans

Cette douleur, décrite par tous les malades comme intolérable, supérieure à celle provoquée par une fracture, est l’une des questions fondamentales à résoudre pour améliorer la qualité de vie des malades.

L’interdiction ou l’usage très limité de la morphine et de ses dérivés rend la prise en charge de cette douleur difficile. Comme le montre le schéma suivant, alors que la consommation globale de morphine pour le traitement des douleurs fortes a augmenté considérablement dans le monde ces 20 dernières années5, elle demeure très faible en Afrique.

4 Op, p 63

5 Selon l’observatoire international des drogues, la consommation mondiale de morphine est passée de 7 tonnes en 1999 à 44 tonnes en 2011.

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PAYS CONSOMMATION SUR 184 PAYS CLASSÉS

Etats-Unis 1

Canada 2

Allemagne 3

France 18

Madagascar 148

Sénégal 164

Mali 169

Burkina Faso 176

Classement mondial par consommation de morphine

Source: INCB

Son usage est très codifié et limité, sous la surveillance étroite d’un médecin qui peut la prescrire sur ordonnance. La prise en charge de la douleur reste donc fondée sur l’administration d’antalgiques:

«Pour faire simple, ce sont des douleurs partout à un niveau inimaginable. Ça a commencé par des douleurs classiques au dos, puis aux membres, à la tête, la poitrine, les articulations, et pour finir j’avais du mal à respirer. Les douleurs augmentaient de niveau de jour en jour, je ne pouvais rien faire. Je ne marchais plus, je ne pouvais plus ne laver moi-même, ma mère m’aidait mon dieu c’était gênant mais loin d’être ma priorité. Quand je m’asseyais ou me couchais, les douleurs augmentaient encore, aucune position ne me convenait (…), on me bourrait d’antalgiques mais les douleurs ne diminuaient que pour

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un moment. Comme c’était la période des épreuves pratiques d’examen (2 jours) je suis allé en fauteuil roulant, après avoir pris beaucoup d’antalgiques dans la matinée. Malgré mes douleurs, pas question de rater mon passage en Première une deuxième fois6.»

Yves, 24 ans.

d. La formation du personnel médical

Comme le souligne la résolution de l’OMS, la formation du personnel médical est un élément clé contribuant à améliorer la qualité du diagnostic et de la prise en charge des malades. Force est de constater que sauf exception (le Mali en est une grâce au travail du CRLD), le personnel médical est peu ou pas formé à la prise en charge de la drépanocytose. Les programmes de médecine ne mettent pas un accent particulier sur cette question, et exception faite des hôpitaux situés dans les capitales ou des centres de référence quand ils existent, le renforcement des compétences sur la drépanocytose n’est pas une priorité.

Cette méconnaissance pousse la plupart des malades dans des processus d’errance de diagnostic qui durent souvent des années, avant que la pathologie ne soit diagnostiquée.

«Un jour on avait un cours de math, à l’arrivée du prof, je dormais. Il s’est dit que ce n’était pas dans mes habitudes de dormir en classe. Quand j’ai ouvert mes yeux, mes camarades ont remarqué que j’avais les yeux tout jaunes. Le maitre m’a conduite chez l’infirmière de l’école qui était la femme du Directeur. Celle-ci a appelé le Docteur Sidibé qui connaissait mieux la maladie. J’ai constaté que les médecins étaient perdus. Ils m’ont finalement évacuée vers la cité des cadres où travaillaient des médecins allemands. Même ambiance. Conclusion du diagnostic: ictère. Le montant de l’ordonnance valait 80.000 CFA».

Kadiatou Sidibé, 42 ans

Aucune étude détaillée n’est actuellement disponible sur la question de l’errance de diagnostic, la durée entre les symptômes et le diagnostic officiel, les épreuves traversées par les malades qui se tournent généralement vers la médecine traditionnelle, ainsi que le coût de cette errance. Aucune vigilance particulière n’est mise en place afin de vérifier les diagnostics de drépanocytose, et les patients ne sont pas systématiquement interrogés sur le traitement qu’ils ont reçu lors de leur arrivée à l’hôpital. L’un d’entre eux raconte:

«Les douleurs sont insupportables, surtout celles au niveau des os. Elles m’empêchent de jouer, de participer aux activités de mon école. Avant de connaître le CRLD, mes parents m’emmenaient à l’hôpital où malgré la douleur j’attendais parfois pendant des heures qu’on me reçoive. Certains pensent que je simule, comme mon maître et du personnel médical»

M. 11 ans.

L’autre aspect essentiel de la prise en charge de la drépanocytose est l’accompagnement des familles, activité souvent dévolue au personnel infirmier ou paramédical. En l’absence de formation au counselling, la qualité de cet accompagnement dépend largement de la disponibilité du personnel soignant, de sa propre connaissance de la maladie, de son tact au moment de recevoir les patients, de leur annoncer le résultat du test,… . Une étude effectuée auprès de 33 familles de patients drépanocytaires à Bizerte en 19977 montrait

6 Témoignage de Yves, 24 ans, in Drépanocytaires, magazine annuel Drépavie nº3, 2012-2013.

7 R. Hamza, S. Fattoum, M. Péchevis, J. Cook, R. Girot, Contribution à l’analyse sociologique des répercussions de la drépanocytose dans des familles du nord Tunisien, in Santé publique 1999, vol.11, nº3, p 297-315.

UNE PATHOLOGIE NÉGLIGÉE ET STIGMATISANTE

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que de nombreuses familles ne pouvaient donner un schéma explicatif de la maladie alors même que leur enfant avait été diagnostiqué, que le résultat leur avait été transmis et était pris en charge à l’hôpital: «les personnes interviewées ne sont pas unanimes concernant le modèle explicatif de la maladie. Quelques-unes d’entre elles reconnaissent le caractère héréditaire de cette affection. D’autres, plus nombreuses, avouent être incapables de proposer un modèle explicatif de la drépanocytose ou rejettent la nature héréditaire de la maladie et avancent d’autres causes. La question est parfois même controversée au niveau familial. C’est le cas de l’une des familles interviewées où la mère reconnaît le caractère héréditaire de la maladie de son enfant alors que le père attribue survenue de l’affection à la malchance. (…) Fort curieusement, un père de trois enfants drépanocytaires a avoué être incapable de proposer un modèle explicatif: «personne ne m’a expliqué d’où ça vient» a-t-il dit.

Cela démontre la nécessité de former le personnel médical à la pédagogie et à la sensibilisation, ainsi qu’au counselling, par ailleurs fourni par les associations de malades. La prise en charge émotionnelle et psychologique des malades et de leurs familles est un aspect peu développé et qui a pourtant un impact décisif sur le patient.

UNE PATHOLOGIE NÉGLIGÉE ET STIGMATISANTE

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III. LE POIDS ÉCONOMIQUE ET SOCIAL DE LA DRÉPANOCYTOSE

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«Je suis traumatisé par les douleurs atroces que je ressens à chaque crise. Je suis encore plus inquiet quand je pense à la prochaine crise. Je n’ai pas été dépisté à temps et aujourd’hui, à cause de cette maladie, je suis handicapé et en chaise roulante. Bien qu’intelligent, je n’ai pas pu terminer mon parcours scolaire et suis aujourd’hui sans emploi. Il me manque souvent 1.000 CFA pour prendre des antidouleurs pendant les crises. Mes parents m’ont abandonné car ma maladie leur coûtait tellement cher. Pour d’autres, je suis un sorcier…»1.

a. Une scolarité en dents de scie

Ce témoignage des conséquences familiales, scolaires, économiques et médicales de la drépanocytose montre à quel point celle-ci envahit le quotidien du malade, s’installe dans tous les domaines de sa vie, et requiert des réponses globales (ou holistiques) à la fois en matière de santé, d’éducation ou d’économie.

Les enfants drépanocytaires sont sujets à des crises régulières, surtout lorsqu’ils ne sont pas correctement sensibilisés sur les éléments de prévention (comme boire beaucoup et régulièrement, éviter les efforts physiques, assurer une bonne hygiène pour éviter les infections, l’altitude et la fraîcheur). Ils passent donc de nombreuses semaines éloignés de l’école, retenus chez eux ou hospitalisés, et perdent le fil de l’année scolaire. Il existe actuellement peu d’études spécifiques sur les conséquences de la drépanocytose sur le décrochage scolaire. La plus approfondie, menée en République Démocratique du Congo par le Docteur Tshilolo et Stanis Wembonyama2, démontre d’une part que les enfants drépanocytaires débutent l’école en moyenne 2 ans après le reste des élèves, qu’ils décrochent durant 2 ans du fait des hospitalisations répétées, et que seuls 5% d’entre eux accèdent aux études secondaires, «tout s’arrête au niveau primaire à cause des abandons ou des échecs scolaires, des déperditions, des parents qui refusent de payer les frais de scolarité de leurs enfants malades, estimant qu’ils n’aboutissent à rien, et des enfants qui se referment sur eux-mêmes». Dans les pays développés, des alternatives ont été proposées pour permettre aux enfants malades ou alités de continuer leurs études (notamment grâce au recours à l’enseignement à distance et aux nouvelles technologies). Mais comme conclut Stanis Wembonyama, «dans nos pays, il n’y a rien. A 70 ou 130 élèves par classe, l’enseignant suit les plus aptes, et même les «très très» aptes. Donc sur 120 élèves, 20 sont réellement suivis et les autres restent sur le carreau s’ils ne peuvent pas suivre le rythme. A l’hôpital, personne n’est disposé à aider. Le personnel est occupé à soigner les malades plutôt qu’à s’occuper de la scolarité d’un enfant. Aucun hôpital ne le fait».

La drépanocytose n’étant pas une pathologie particulièrement mise en valeur dans les programmes scolaires, de nombreux enseignants la méconnaissent et ne se montrent pas forcément à l’écoute de l’enfant. Dans certains pays comme le Sénégal, une loi votée et mise en application autorise le redoublement pour les enfants drépanocytaires, leur permettant ainsi de suivre leurs études à leur rythme.

Au Mali, cette loi n’existe pas encore, ce qui constitue une barrière pour l’enfant. Or, on sait que la scolarité est essentielle pour la réussite ultérieure, notamment pour les drépanocytaires qui ne pourront pas effectuer de travaux de force et sont plus à même d’occuper des postes dans le secteur «tertiaire» dans des bureaux. Cette perte d’opportunités se traduit par un coût social élevé puisque ces jeunes ne seront pas à même de subvenir à leurs besoins, trouveront de petits emplois dans le secteur informel (sans contribution à la richesse nationale), resteront à la charge de leur famille, ne pourront couvrir les frais liés à leurs traitements,… .

1 Témoignage d’un drépanocytaire, in Drépanocytaires, magazine annuel Drépavie, nº4 2013-2014, p 4. 2 http://www.afrik.com/article8682.html

LE POIDS ÉCONOMIQUE ET SOCIAL DE LA DRÉPANOCYTOSE

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C’est pourquoi les associations de drépanocytaires insistent sur l’importance de la sensibilisation auprès des institutions d’enseignement: il s’agit d’une part de former les enseignants à la maladie et aux gestes de prévention qu’ils doivent contribuer à adopter (laisser l’enfant boire et aller aux toilettes, lui éviter les efforts physiques et notamment le sport,…): d’autre part, inscrire la drépanocytose dans les manuels scolaires pour animer des séances dans les classes, afin de sensibiliser les enfants (et camarades de classe) ainsi que les parents d’enfants non drépanocytaires.

b. Une économie fragile

A de nombreux points de vue, les familles drépanocytaires sont particulièrement vulnérables au plan économique: lorsqu’un ou plusieurs membres de la famille sont malades, ceux-ci requièrent l’attention des autres, en général des femmes, qui cessent de travailler pour s’occuper d’eux, au moins durant les crises et les hospitalisations. Ce manque à gagner se creuse avec les frais des traitements et de l’hospitalisation. Même s’il n’existe aucune étude précise sur le coût de la drépanocytose pour une famille, certains chiffres sont avancés par les malades eux-mêmes:

• Le diagnostic dans un hôpital coûte entre 1.000 et 3.000 CFA pour le test d’Emmel, et entre 6.500 et 15.000 CFA pour l’électrophorèse selon qu’elle est effectuée dans un centre public ou une clinique privée.

• Le transport vers le CRLD ou un hôpital de référence coûte environ 5.000 CFA.

• Les traitements et l’hospitalisation sont payants a posteriori car le CRLD avance les sommes.

• Le CRLD propose un forfait annuel correspondant à 40% des frais de prestation, qui comprend les consultations, le bilan du laboratoire, les médicaments et vaccins, un Doppler transcrânien pour les moins de 15 ans….

Dans le meilleur des cas, c’es-à-dire dans le cas où le malade àrvient à prévenir ses crises, il dépensera au cours d’une année la somme de 267.565 CFA et dans le pire des cas 573.565 CFA3. Dans un pays où presque la moitié de la population vit avec moins d’1$ par jour (soit moins de 30$ par mois), ces dépenses représentent une grande partie des revenus. Ces sommes dépassent largement le seuil critique des dépenses catastrophiques, définies comme représentant 30% du salaire mensuel consacré aux soins de santé. A ce stade, c’est la famille toute entière qui est menacée de pauvreté et doit recourir à des stratégies de surendettement, au travers de prêts ou de la vente urgente de certains de ses biens (animaux, récolte, …).

Le CRLD offre l’ensemble de ses services de manière gratuite et le patient est invité à rembourser selon une politique de recouvrement des coûts établie en sa faveur pour éviter les dépenses catastrophiques. Le taux de recouvrement particulièrement faible démontre la difficulté des patients à couvrir leurs frais médicaux. Le CRLD permet à tous les patients un accès aux soins sans restriction budgetaire mais il n’en est pas de même dans les régions, et il est important de penser à l’avenir sans bailleur, dans lequel l’état et les contribuables prendront en charge le fonctionnement du centre.

3 Données fournies par l’AMLUD

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Ces données sont corroborées par une étude récente menée en RDC sur les conséquences psychosociales de la drépanocytose sur les familles en 20124. Celle-ci affirme notamment que [les familles] «ont pris l’habitude de n’amener les enfants à l’hôpital que lorsque la situation devient grave et/ou après avoir réuni des moyens financiers pouvant leur permettre d’assumer les premiers soins. Les parents évoluent dans un environnement de pauvreté en absence de sécurité sociale et la méconnaissance de la gestion des crises à domicile (pauvreté et drépanocytose). Ces crises drépanocytaires entraînent de dépenses familiales imprévues5.»

Pour pallier à ces difficultés, plusieurs initiatives ont été envisagées comme la gratuité des soins pour les indigents, la création d’une carte de handicap ou de membre comme dans le cas de l’AMLUD (qui donne droit à un forfait global de 50.000 CFA pour l’ensemble de la prise en charge), la mise en œuvre d’activités génératrices de revenus… ce sont autant de solutions qui doivent être appuyées par le gouvernement et les partenaires techniques et financiers afin de soulager les familles drépanocytaires.

RECOMMANDATIONSCe rapport montre l’aspect multidimensionnel de la drépanocytose, qui affecte toutes les sphères de la vie des familles concernées: médicales, psychologiques, sociales et économiques. C’est pourquoi il est indispensable de proposer des solutions à la fois intégrales et innovantes, qui permettent aux malades de vivre dans la dignité et l’humanité.

L’AMLUD appelle l’ensemble des acteurs de la communauté internationale à s’unir contre cette maladie, et en particulier:

a. Aux bailleurs internationaux

• De placer la drépanocytose dans l’agenda des priorités sanitaires du Mali, et de l’Afrique en général, en donnant les moyens financiers et techniques de diagnostiquer et prendre en charge les malades.

• D’inscrire la drépanocytose sur la liste des maladies négligées afin de la rendre prioritaire et de contribuer à la production de traitements efficaces à des prix abordables.

• D’assurer la gratuité des soins pour les malades drépanocytaires comme c’est le cas pour les personnes vivant avec le VIH.

• De faciliter l’accès aux financements pour les organisations de patients afin de stimuler les initiatives de conseil, la prise en charge émotionnelle et de sensibilisation sur la drépanocytose.

b. Aux organismes internationaux de la santé, de la femme et de l’enfance

• D’appuyer le ministère de la santé du Mali en termes financiers et techniques, dans la mise en œuvre d’un programme national de lutte contre la drépanocytose au Mali, suivant les recommandations émises par l’Assemblée Générale de l’OMS en 2006.

4 E. Luboya, JC. Bukasa Tshilonda, M. Bothale Ekila et M. Ntetani Aloni, Répercussions psyhologiques de la drépanocyto-se sur sur les parents d’enfants vivant à Kinshasa, RDC, une étude qualitative, in Pan African Medicine Journal, 10.11604/pamj.2014.19.5.2830, septembre 2014.

5 Op. Cit, http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4282867/.

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• De faire de la vigilance épidémiologique de la drépanocytose une priorité en apportant un appui technique et financier aux ministères de la santé des pays concernés, afin de consolider les données qui permettront de mesurer la prévalence et d’étudier les spécificités de la maladie.

• De considérer les enfants de moins de 5 ans, les adolescents et les femmes comme des cibles prioritaires pour la mise en œuvre du diagnostic systématique (en particulier le dépistage néonatal), la prise en charge précoce, et l’appui financier et social nécessaire pour supporter le poids de la maladie.

c. Aux autorités nationales de santé et d’éducation

• De finaliser l’adoption d’une politique nationale de lutte contre la drépanocytose conformément aux recommandations de l’Assemblée Générale de l’OMS en 2006.

• D’élaborer et de mettre en œuvre des actions de sensibilisation et de dépistage permettant une diffusion massive de l’information, luttant par là-même contre la méconnaissance de la maladie et les préjugés.

• Mettre en œuvre un système de surveillance épidémiologique regroupant les données disponibles sur la drépanocytose au Mali.

• Introduire la drépanocytose dans les programmes d’enseignement au Mali et adopter une loi permettant aux étudiants de suivre les cours à leur rythme, et garantissant un système de rattrapage aux examens pour les enfants drépanocytaires en crise.

• Inscrire le 19 juin sur la liste des journées sanitaires célébrées au Mali et faire du mois de juin le mois de la lutte contre la drépanocytose avec des semaines thématiques bien animées.

• Doter l’AMLUD d’un siège et de fonds pour l’information, l’éducation et la sensibilisation de tous les maliens sur la drépanocytose.

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AMLUD

L’AMLUD a été créé en 2000 á l’initiative de familles de malades drépanocytaires dans le but de faire connaître la maladie grâce à des activités de sensibilisation et d’attirer l’attention des autorités politiques dont la responsabilité est de garantir l’accès aux soins des malades.

Dans ce cadre, elle a assuré de nombreuses activités visant à faire connaître la maladie en milieu scolaire et universitaire et dans les communautés. Elle réalise un travail de plaidoyer auprès des autorités politiques et des supports de communication et de sensiblisation pour faire connaître la maladie.

Courriel: [email protected] Tel: 66 71 58 79 / 76 33 57 51

CRLD

Le CRLD est dirigé par le Professeur Dapa DIALLO de l’Université de Bamako. Son Comité Scientifique est présidé par le Professeur Gil Tchernia de l’Université Paris XI. C’est un Etablissement Public à caractère Scientifique et Technologique (EPST) placé sous la tutelle du Ministère de la Santé malien.Il travaille en réseau avec les autres structures de santé de Bamako. Il a pour mission:

• Offrir un parcours médicalisé adapté à chaque patient drépanocytaire (consultation, dépistage, traitement, hospitalisation, suivi)

• Faire un diagnostic précoce de la maladie

• Mettre en œuvre des campagnes IEC/CC (sensibilisation, conseil génétique)

• Poursuivre la recherche sur la maladie

• Former sur la drépanocytose

Le centre est ouvert tous les jours de 7h30 à 16h00.

Pour plus de renseignements:Centre de Recherche et de Lutte contre la Drépanocytose (CRLD)03 BP 186 Bamako 03 Commune III, Point G, Bamako, MaliTél. (223) 20 22 38 98