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Comment travaillent les écrivains · INTRODUCTION Si beaucoup de journalistes caressent, paraît-il, une vocation rentrée de romancier, j'ai longtemps rêvé, en ce qui me concerne,

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C O M M E N T TRAVAILLENT LES ÉCRIVAINS

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J. L. DE RAMBURES

COMMENT TRAVAILLENT

LES ÉCRIVAINS

FLAMMARION

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@ FLAMMARION, 1978. Printed in France.

ISBN 2-08-064030-5

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INTRODUCTION

Si beaucoup de journalistes caressent, paraît-il, une vocation rentrée de romancier, j'ai longtemps rêvé, en ce qui me concerne, de devenir explorateur.

Ayant toujours considéré interviews et reportages comme autant d'invitations au voyage — une conception du journalisme au demeurant fort mal vue de certains rédacteurs en chef : allez donc leur faire comprendre que vous proposez un sujet parce que précisément vous igno- rez tout de la question —, la suggestion lancée, en 1970, par « Le Monde des livres », d'une enquête sur les habi- tudes de travail chez les écrivains m'a paru tout de suite une occasion rêvée de partir à l'aventure.

S'enquêrir de la manière dont un auteur taille ses crayons, de la couleur du papier qu'il utilise, de la marque de sa machine à écrire... Et si c'était une voie d'approche détournée pour en savoir davantage sur ce mystérieux pouvoir qu'en assemblant d'une certaine façon des mots avec des mots, un écrivain exerce sur un, voire sur des milliers de lecteurs ? A cette seule idée, je me sentais sou- dain transporté dans la peau d'un alpiniste devant qui on aurait évoqué l'existence d'un chemin inconnu vers un sommet considéré comme inviolable.

Dès le départ, j'étais résolu à n'utiliser l'anecdotique que comme tremplin. Qui interroger ? Quelles questions

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poser ? A fortiori, qu'allais-je découvrir, en dehors de quelques tics ou manies d 'auteurs ? Autant dire, mais instruit pa r l 'expérience je me gardais de l 'avouer, que je n 'en avais alors aucune idée.

Allais-je même trouver des écrivains disposés à me rece- voir ? Sur ce point, je ne tardais pas à être rassuré. Et la réponse de Paul Morand à qui, croyant bien faire, j 'avais indiqué qu'il ne serait pas l 'unique sur ma liste : « Un auteur, quel par fum ! Dix auteurs, quelle corrupt ion » ferait presque figure d'exception.

J 'ai rencontré d'emblée de la par t des écrivains solli- cités une bonne volonté insoupçonnée. Par personne inter- posée, ou même directement, les candidatures ont même fini p a r affluer spontanément. Ainsi, un éditeur à qui je proposais le manuscr i t de l 'enquête me déclara-t-il un jour tout de go qu'il avait, lui aussi, écrit quelques livres et que sa présence, n'est-ce pas, conférerait sûrement à m a liste un je ne sais quoi, si vous voyez, qui lui manquai t .

Comment sélectionner mes candidats ? Si je voulais t i rer quelque enseignement de mon enquête, je ne pouvais me contenter de prendre comme critère leur célébrité ou mes goûts personnels. Je décide donc de mêler les cartes en faisant voisiner Philippe Sollers avec Guy des Cars, Françoise Sagan avec Hélène Cixous, et l 'ancien repris de justice Alphonse Boudard avec le pieux Marcel Jouhan- deau, mais en me bornant au domaine français — non par nationalisme, mais tout simplement, par souci de ne pas compliquer inutilement la question.

Le problème de l ' interrogatoire allait se révéler, lui, beaucoup plus épineux. Sur le plan des professions de foi, mes candidats font preuve, en général, d 'une belle unani- mité. Pour Robert Pinget, « le travail est aussi nécessaire que la respirat ion ». Hélène Cixous compare le texte qu'elle écrit « à un objet de désir » et son travail « à un rappor t d 'amour ». Max Gallo, ressent, lui, une sorte de « manque » quand il a terminé un livre...

Dès qu'il s'agit, en revanche, de passer aux questions

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précises que j 'ai potassées, après avoir relu (ou lu) l 'œuvre de l 'auteur en question, tout devient soudain « embar- rassant » (Mandiargues), « semé d 'embûches » (Nathalie Sarraute), « difficile » (Françoise Sagan). « Comment voulez-vous, a joute cette dernière, décrire un processus dont la réussite exige précisément que l 'on essaie de s'ou- blier. »

Sous prétexte de m'expliquer sa méthode, Philippe Sollers, assis en tailleur sur le tapis, se met à faire des petits tas, correspondant aux phases successives de son évolution, avec ses différents livres, éparpillés au tour de lui. Guy des Cars entreprend de m 'énumérer ses recettes dont l 'application résoudrai t selon lui toute la crise de la l i t térature française contemporaine, et finit, empor té p a r un fougue sud-américaine, pa r me tutoyer. Nathalie Sar rau te qui a exigé de revoir le texte de l ' interview passe au crible jusqu 'aux points-virgules. « Ah non pas cela. Que dirait Robbe Grillet. » Quant à Michel Leiris, avec une gentillesse désarmante, il me fait revenir deux fois d'Allemagne où j 'habitais sous prétexte qu'il « n 'arrive pas à expliquer en quelques mots la façon dont il procède pour résumer des pages et des pages (pas terminées)... ».

Obligé, tantôt , de soutirer, mot pa r mot, des confessions douloureuses (dont celle, au demeurant , passionnante de Patrick Modiano), tantôt , d 'épuiser des provisions de mini- cassettes face au flot intarissable de mon interlocuteur, je ne tarde pas à me mettre, moi aussi, à peaufiner m a propre méthode de travail.

Pour l ' interrogatoire ( toujours au magnétophone), je me t ransforme en psychanalyste. Il s'agit d 'abord de sonder le terrain en posant une première question, toujours la même, destinée à si tuer mon partenaire, puis de me laisser conduire p a r celui-ci, quitte à rectifier le t i r de temps à autre. Pour la rédaction, après avoir retranscri t , si pos- sible mot à mot, la bande enregistrée, je m'efforce, un peu comme un comédien qui voudrai t ent rer dans la peau d 'un personnage, de relire le texte, jusqu 'au moment où

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j ' a i l ' impression que c'est de mon p ropre travail qu'il est quest ion (pour comprendre la méthode de Robbe-Grillet * il m ' a même fallu me livrer à une véritable opérat ion de simulation). Après quoi, ayant découpé le manuscr i t en fonction de ses lignes de force et classé les différents morceaux dans des chemises numérotées, il ne me reste plus qu 'à remonter le tout en inventant après coup les questions que j 'aurais posées si j 'avais su à l 'avance les réponses.

La méthode idéale, celle qui aurai t permis à tou t apprent i auteur d'écrire d'emblée des chefs-d'œuvre ou, plus modestement, des best-sellers, au tant dire que je ne l'ai pas rencontrée au cours de mon enquête. Ce que celle-ci avait de passionnant , c'est jus tement qu 'aucune des interviews ne ressemblait à la précédente.

Chez certains écrivains, le travail s 'accompagnait d 'un rituel quasi fétichiste. Roland Barthes avouait avoir « u n rappor t presque maniaque avec les ins t ruments graphi- ques » et changer de stylo pour le simple plaisir. Hervé Bazin a t ransformé son bureau en une sorte d'usine, bourrée de machines à écrire, de talkies walkies, d'appa- reils photo, de jumelles, sans oublier la caméra 16 Pail- lard pour filmer éventuellement le cadre d 'un roman, et le magnétophone pour tester certains passages.

D'autres, au contraire, s'efforçaient de conférer à leur travail le min imum d'apparat . Nathalie Sarraute ne se sent rassurée que si les choses dont elle se sert ne repré- sentent aucune manie. « Ecrire, c'est horr ib lement sérieux, précise Leiris, mais il ne faut sur tout pas que ça ait des allures de sérieux. »

Sur le plan des horaires, il y avait les occasionnels (Julien Gracq), les fonctionnaires de l 'écriture (Barthes),

* Alain Robbe-Grillet exigea que le texte, déjà entièrement revu par lui avant sa parution dans Le Monde lui fût laissé plusieurs mois afin qu'il ait le loisir de « réécrire ses paroles » (sic).

Il fallut en définitive renoncer à faire paraître cet entretien dans le présent recueil.

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l es m o i n e s ( G u y d e s Ca r s ) , les m a t i n a u x ( S a r r a u t e ) , les n o c t u r n e s ( C a b a n i s , M o d i a n o ) e t ceux , c a p a b l e s d e t rava i l - l e r n ' i m p o r t e q u a n d , c o m m e H e r v é B a z i n q u i conf ia i t a v o i r m ê m e f a i t i n s t a l l e r , u n c e r t a i n t e m p s , u n e l a m p e spéc ia le , a v e c c r a y o n e t c a r n e t , d a n s l a p l i n t h e d e s o n li t , p o u r éc r i r e , l a n u i t , s a n s r é v e i l l e r s a f e m m e .

D a n s le d o m a i n e d e l ' é c r i t u r e p r o p r e m e n t d i t e , les a m a - t e u r s d e p l a n s r i g o u r e u x ( H e r v é Baz in , G u y des C a r s ) s ' o p p o s a i e n t a u x a d e p t e s d e la m a r c h e à l ' é to i le ( P a t r i c k M o d i a n o , R o b e r t P inge t ) , les p a r t i s a n s d u s i l ence a b s o l u (Miche l B u t o r ) , a u x t r a v a i l l e u r s e n m u s i q u e ( L é v i - S t r a u s s ) e t à c e u x p o u r q u i t o u t b r u i t f a i s a i t l ' a f fa i re , c o m m e Le Clézio q u i p r e n a i t s o i n d ' o u v r i r les f e n ê t r e s d e s a c h a m - b r e p o u r e n t e n d r e le v a c a r m e d e s m a r t e a u x - p i q u e u r s .

C h a q u e fois qu ' e l l e d o i t s e m e t t r e a u t r ava i l , N a t h a l i e S a r r a u t e c o u r t se r é f u g i e r d a n s u n b i s t r o . A n d r é D h o t e l s e b l o t t i t a u f o n d d e s o n li t . A l p h o n s e B o u d a r d se b o u c l e a u f o n d d ' u n e c a m p a g n e é lo ignée . M a r c e l J o u h a n d e a u m o n t e a u g r e n i e r ( « p o u r n ' a v o i r a u - d e s s u s d e lui q u e le ciel »), t a n d i s q u e F r a n ç o i s e Mal l e t - Jo r i s s ' i n s t a l l e d a n s sa cu i s ine , e n c o m p a g n i e d e ses m e u b l e s q u ' e l l e « c o n t e m - p l e a v e c s a t i s f a c t i o n e t m ê m e avec o r g u e i l ». Q u a n t à R o l a n d B a r t h e s , il n e p e u t « f o n c t i o n n e r » q u e s ' i l e s t e n m e s u r e d e r e p r o d u i r e s t r u c t u r a l e m e n t s o n e s p a c e labo- r i eux hab i tue l . . .

S u r c e r t a i n s éc r iva ins , D ieu sa i t p o u r q u o i , les vi l les elles- m ê m e s s e m b l a i e n t d u r e s t e e x e r c e r u n p o u v o i r , t a n t ô t béné f ique , t a n t ô t ma lé f ique . M a n d i a r g u e s n e p o u v a i t t r a - va i l l e r q u ' à P a r i s e t à Venise . Le Clézio a v a i t e u d u m a l à é c r i r e à Mexico. E t J a c q u e s L a u r e n t c o n f i a i t q u ' à L i m a ce la n e m a r c h a i t p a s d u t o u t , t a n d i s q u ' à Ha ï t i , c e l a a l l a i t u n p e u m i e u x , e t q u ' à T o k y o , il a v a i t u n r e n d e m e n t op t i - m u m .

C u r i e u s e m e n t , à m e s u r e q u e j e p r o g r e s s a i s d a n s m o n e n q u ê t e , m e s q u e s t i o n s f a i s a i e n t a p p a r a î t r e e n t r e d e s é c r i v a i n s q u e t o u t a u r a i t d û o p p o s e r des aff in i tés , v o i r e des p a r e n t é s i n a t t e n d u e s .

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S o u s des d e h o r s s t r u c t u r a l i s t e s , la m é t h o d e d e R o b b e - Gr i l le t , c o n s i s t a n t à t r a v a i l l e r s i m u l t a n é m e n t s u r p l u s i e u r s é t a t s d u m a n u s c r i t , de m a n i è r e à ce qu ' i l s p r o g r e s s e n t e n m ê m e t e m p s avec u n déca l age les u n s s u r les a u t r e s , n ' é t a i t - c e p a s é g a l e m e n t , à q u e l q u e s f i o r i t u r e s a l p h a b é - t i q u e s et ch i f f rées p r è s , cel le d e G u y des C a r s ?

La t e c h n i q u e d e P h i l i p p e So l l e r s , r e t r a v a i l l a n t s o n t e x t e e n l ' é c o u t a n t a u m a g n é t o p h o n e a v a i t b e a u ê t re , c o m m e il le f a i s a i t r e m a r q u e r , cel le u t i l i s ée p a r J a m e s Joyce , p o u r F i n n e g a n s Wake , n ' é ta i t -e l le pa s , à t o u t p r e n d r e , f o r t s e m b l a b l e à cel le p r a t i q u é e p a r H e r v é B a z i n ?

E n t r e H é l è n e Cixous , F r a n ç o i s e S a g a n et C h r i s t i a n e R o c h e f o r t , n e d é c o u v r a i t - o n p a s (fal la i t - i l y v o i r u n a rgu - m e n t e n f a v e u r d ' u n m o d e p r o p r e m e n t f é m i n i n d ' éc r i - t u r e ?) l a m ê m e f açon , t o u t à f a i t p a r t i c u l i è r e , d e p a r l e r d e l e u r t r a v a i l e n t e r m e s c o r p o r e l s ? « U n l ivre, ce la a l ' a i r u n p e u m é l o , m a i s c ' e s t f a i t avec d u lai t , d u sang , des n e r f s , de la nos t a lg i e , avec l ' ê t r e h u m a i n , q u o i ! », d é c l a r e F r a n ç o i s e S a g a n . « L ' é c r i t u r e , c ' e s t q u e l q u e c h o s e d e p h y s i q u e , j e d i r a i s m ê m e u n p r o c e s s u s b i o l o g i q u e c o m m e m a n g e r , f a i r e l ' amour . . . », r e p r e n d C h r i s t i a n e R o c h e f o r t , t a n d i s q u ' H é l è n e Cixous n e ce s se d ' i d e n t i f i e r s o n t ex t e à « ce t a u t r e c o r p s e n t r a i n d e se f a i r e à cô t é d ' e l l e ».

E n u n m o t , les c l a s s i f i ca t ions g é n é r a l e m e n t a d m i s e s s e m b l a i e n t s o u d a i n s ' e f facer a u p ro f i t d ' a u t r e s i t i n é r a i r e s . Le v é r i t a b l e r e p r é s e n t a n t de l' « éco le d u r e g a r d », ce n ' é t a i t p a s R o b b e - G r i l l e t q u i a v o u a i t n ' a v o i r p a s p l u s o b s e r v é les m o u e t t e s d u « v o y e u r » q u e le m é t r o d é c r i t d a n s P r o j e t p o u r u n e r é v o l u t i o n à N e w York . C ' é t a i t A n d r é D h o t e l q u i se l iv ra i t , lui , à u n e o b s e r v a t i o n a u m i c r o s c o p e des c h o s e s qu ' i l déc r iva i t . A c ô t é d ' é c r i v a i n s « v i sue l s » — p a r m i l e s q u e l s v e n a i e n t se r a n g e r a u s s i b i e n u n B u t o r , c a p a b l e , e n s o r t a n t d ' u n m u s é e d ' e n t r a c e r le p l a n exac t , avec l ' e m p l a c e m e n t d e c h a q u e t a b l e a u , q u ' H e r v é Baz in , p h o t o g r a p h i a n t o u f i l m a n t les l i eux des- t i n é s à s e r v i r à ses r o m a n s , e t M o d i a n o , a l l a n t c o m m e

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u n c i n é a s t e r e p é r e r s u r p l a c e ses e x t é r i e u r s — O n voya i t se p r o f i l e r p a r a i l l e u r s u n e c a t é g o r i e d ' é c r i v a i n s « aud i - t i fs », c o m m e J o u h a n d e a u q u i se qua l i f i a i t l u i - m ê m e d e « m a g n é t o p h o n e v i v a n t » e t So l l e r s , p o u r q u i 90 % d u t r a v a i l c o n s i s t e à é c o u t e r , d ' a u t r e s qu i , c o m m e P inge t , se l a i s s a i e n t g u i d e r p a r le l a n g a g e (« si j ' e s s a i e d e p r é v o i r , conf ie celui-ci , c e l a b l o q u e la p a r o l e »), d ' a u t r e s e n c o r e , p a r le m é c a n i s m e m y t h o l o g i q u e e t s y m b o l i q u e (Miche l T o u r n i e r ) .

S ' i l e s t v r a i q u e le s ty l e c ' e s t l ' h o m m e , à t r a v e r s l a m é t h o d e d e t r a v a i l d ' u n éc r iva in , c ' e s t t o u t e l a p rob l é - m a t i q u e de ce d e r n i e r q u i s ' e x p r i m e .

A c e t é g a r d , l ' u n e des c o n s t a t a t i o n s q u i r e s s o r t d e m o n e n q u ê t e , c ' e s t q u e si p e r s o n n e n e t r a v a i l l e d e la m ê m e m a n i è r e , l ' « a n g o i s s e » e s t u n m o t q u i r e v i e n t c o m m e u n « l e i t m o t i v », à t r a v e r s t o u t e s les c o n f e s s i o n s . C e t t e fo r t e - resse , q u e C h r i s t i a n e R o c h e f o r t s ' e f fo rce d e b â t i r a u t o u r d 'el le , « c o m m e p o u r u n é t a t d e s iège », c h a q u e fois q u ' e l l e se m e t a u t r ava i l , ce t e r r i e r q u e Miche l T o u r n i e r e s s a i e d e c r é e r , « c o m m e u n b l a i r e a u q u i v a m e t t r e b a s ». les p e t i t s m o m e n t s d e fo l ie d e F r a n ç o i s e S a g a n , c o u v r a n t ses f eu i l l e t s d e c h e v a u x e t de p e t i t s b a t e a u x , t o u t ce la n ' e s t e n déf ini t ive , q u ' a u t a n t d e s t r a t a g è m e s c o n t r e c e t t e ango i s se .

« I m a g i n e z q u e v o u s ayez u n e b a n d e d ' I n d i e n s à vos t r o u s s e s p r é c i s a i t c e t t e d e r n i è r e . V o t r e s eu l e p e n s é e s e r a i t d e v o u s c a c h e r a u p l u s v i t e d a n s le p r e m i e r a r b r e v e n u . Une m é t h o d e de t ravai l . . . c ' e s t u n e q u e s t i o n d e r e f u g e , d e r e p l i t a c t i q u e . J a m a i s , e n t o u t cas , le m o t e u r de l a c r é a t i o n . »

R e p l i f rag i le , i n c e r t a i n , t o u j o u r s r e m i s e n q u e s t i o n . P a r t i à la r e c h e r c h e d e l a m é t h o d e d e t r a v a i l chez les

éc r iva ins , j e d é c o u v r a i s q u e m e s i n t e r l o c u t e u r s é t a i e n t , e u x aus s i , d ' u n e m a n i è r e o u d ' u n e a u t r e , à s a r e c h e r c h e . S ' i l s é c r i va i en t , c ' é t a i t p e u t - ê t r e m ê m e , j u s t e m e n t , a f in d ' e s s a y e r d e t r o u v e r c e t t e m é t h o d e i d é a l e q u i les a u r a i t d é f i n i t i v e m e n t p r o t é g é d e ce m a l q u ' H é l è n e Cixous qua l i -

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fie de « hideux », quand elle n'écrit pas, d' « effrayant », et de « menaçant » quand elle écrit. Angoisse de la page blanche, angoisse d'être, tout simplement, n'est-ce pas, sous une autre forme, notre propre angoisse ?

Toute exploration, celle d'un pays, comme d'un être, n'est jamais qu'un prétexte pour essayer de trouver ailleurs des réponses à ses propres questions. N'aurais-je donc effectué mon enquête que pour me retrouver, au terme d'un voyage au demeurant passionnant, à mon point de départ et à la conclusion désabusée de Paul Valéry selon qui toute confession est mensonge et « le véritable vrai, nul, informe, est, le plus souvent, contra- dictoire » ?

A un journaliste qui venait de le confesser, Jean Coc- teau déclarait un jour : « C'est après l'aveu que com- mence le mystère. »

Sans doute. Mais pour que le mystère montre son visage, l'aveu n'est-il pas justement un préalable et la confession, une méthode ?

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Roland BARTHES

Un rapport presque maniaque avec les instru- ments graphiques.

Tout dépend du niveau où vous placez la réflexion sur le travail. S'il s'agit de vues méthodologiques, je n'en ai pas. S'il s'agit en revanche de pratiques de travail, il est bien évident que j'en ai. Et là, votre question m'intéresse dans la mesure où une sorte de censure considère juste- ment ce sujet comme tabou, sous prétexte qu'il serait futile pour un écrivain ou un intellectuel, de parler de son écriture, de son « timing » ou de sa table de travail.

Lorsque beaucoup de gens s'accordent pour juger un problème sans importance, c'est généralement qu'il en a. L'insignifiance, c'est le lieu de la vraie signifiance. Il ne faut jamais l'oublier. Voilà pourquoi il me paraît fonda- mental d'interroger un écrivain sur sa pratique de travail. Et cela, en se plaçant au niveau le plus matériel, je dirais même, minimal, possible. C'est faire un acte anti-mytho- logique : contribuer à renverser ce vieux mythe qui con- tinue à présenter le langage comme l'instrument d'une pensée, d'une intériorité, d'une passion, ou que sais-je ? et l'écriture, en conséquence, comme une simple pratique instrumentale.

Comme toujours, l'Histoire nous indique bien d'ailleurs, la voie à suivre pour comprendre que des actes très laïcisés et futilisés chez nous, comme l'écriture, sont en réalité lourdement chargés de sens. Lorsque l'on replace

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celle-ci dans le contexte historique, voire même anthro- pologique, on s'aperçoit qu'elle s'est longtemps entourée de tout un cérémonial. Dans l'ancienne société chinoise ou japonaise, on se préparait à écrire, c'est-à-dire à manier le pinceau, au terme d'une ascèse quasi religieuse. Dans certaines abbayes chrétiennes du Moyen Age, les copistes ne se livraient à leur travail qu'après un jour de médita- tion.

Personnellement, j'appelle l'ensemble de ces « règles », au sens monastique du terme, qui prédéterminent l'œuvre (il importe de distinguer les différentes coordonnées : temps de travail, espace de travail et geste même de l'écriture) des « protocoles » de travail. L'étymologie est claire : cela veut dire la première feuille que l'on colle avant de commencer.

Question : Est-ce à dire que votre propre travail s'ins- crit dans un cérémonial ?

Réponse : D'une certaine manière, oui. Prenons le geste de l'écriture. Je dirai, par exemple, que j'ai un rapport presque maniaque avec les instruments graphiques. J'en change assez souvent pour le simple plaisir. J'en essaie de nouveaux. J'ai d'ailleurs beaucoup trop de stylos. Je ne sais même plus qu'en faire. Partout, dès que j'en vois, ils me font envie. Je ne puis m'empêcher de les acheter.

Lorsque les pointes feutres sont apparues sur le marché, je les ai beaucoup aimées. (Le fait qu'elles fussent d'ori- gine japonaise n'était pas, je l'avoue, pour me déplaire.) Depuis, je m'en suis lassé parce qu'elles ont le défaut d'épaissir un peu trop vite. J'ai également utilisé la plume : pas la sergent major qui est trop sèche, mais des plumes plus molles comme la « Gip ». Bref, j'ai tout essayé... sauf la pointe Bic avec laquelle je ne me sens décidément aucune affinité. Je dirais même, un peu méchamment, qu'il existe un « style Bic » qui est vraiment de la « pisse copie », une écriture purement transcriptive de pensée.

En définitive, j'en reviens toujours aux bons stylos à

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encre. L'essentiel, c'est qu'ils puissent me procurer cette écriture douce à laquelle je tiens absolument.

Q. : Parce que vous écrivez tous vos ouvrages à la main ?

R. : Ce n'est pas aussi simple. Il faut distinguer, en ce qui me concerne, deux stades dans le processus de créa- tion. Il y a d 'abord le moment où le désir s 'investit dans la pulsion graphique, aboutissant à un objet calligra- p Puis il y a le moment cri t ique où ce dernier va se donner aux autres de façon anonyme et collective en se t ransformant à son tour en objet typographique (et il faut bien le dire : commercial. Cela commence déjà à ce moment-là). En d 'autres termes, j 'écris tout d 'abord le texte entier à la plume. Puis je le reprends d 'un bout à l 'autre à la machine (avec deux doigts parce que je ne sais pas taper).

Jusqu 'à présent, ces deux étapes : la première à la main, la deuxième, à la machine, étaient, en quelque sorte, sacrées pour moi. Mais je dois préciser que je suis en train d'effectuer une tentative de mutation.

Je viens de m'offrir une machine à écrire électrique. Tous les jours, je m'exerce à taper pendant une demi- heure, dans l 'espoir de me convert ir à une écriture plus dactylographique.

Ce qui m 'a amené à cette décision, c'est d 'abord une expérience personnelle. Ayant des tâches multiples à accomplir, j 'ai parfois été obligé (je n 'aime pas beaucoup cela, mais cela m'est arrivé) de donner des textes à des dactylographes. Lorsque j 'y ai réfléchi, j 'ai été très gêné. Sans faire aucune espèce de démagogie, cela m 'a repré- senté l 'aliénation d 'un certain rappor t social, où un être, le copiste, est confiné vis-à-vis du maître, dans une activité, je dirais presque esclavagiste, alors que le champ de l 'écriture est précisément celui de la l iberté et du désir. Bref, je me suis dit : Il n'y a qu 'une solution. Il faut que j 'apprenne vraiment à taper à la machine. Philippe Sollers

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à qui j 'ai parlé de la question m'a, du reste, expliqué comment, à par t i r du moment où l 'on réussit à taper à une vitesse suffisante, l 'écriture directe, à la machine, créait une sorte de spontanéi té part iculière qui a sa beauté.

Ma conversion, je l'avoue, est loin d 'être acquise. Je doute même que je puisse un jour cesser tout à fait d'écrire à la main, aussi passéiste et individualiste que ce soit. En tout cas, voilà où j 'en suis. Loyalement, j 'essaie d 'amorcer la mutat ion. Et déjà mon préjugé à cédé u n tout peti t peu.

Q. : Attachez-vous également de l ' importance au lieu de travail ?

R. : Je suis incapable de travailler dans une chambre d'hôtel. Ce n'est pas l 'hôtel en soi qui me gêne. Il ne s'agit pas d 'une question d 'ambiance ou de décor, mais d'orga- nisation de l'espace. (Ce n'est pas pour rien que je suis structuraliste, ou que l 'on m'a t t r ibue ce qualificatif!)

Pour que je puisse fonctionner, il faut que je sois en mesure de reproduire s t ruc tura lement mon espace labo- rieux habituel. A Paris, le lieu où je travaille (tous les jours, de 9 heures 30 à une heure de l 'après-midi, ce « t iming » régulier de fonctionnaire de l 'écri ture me con- vient mieux que le « timing » aléatoire qui suppose un état d'excitation continu) se situe dans m a chambre à coucher (qui n 'est pas celle où je me lave et prends mes repas). I l se complète pa r un lieu de musique (je joue du piano tous les jours, à peu près à la même heure : deux heures et demie) et p a r un lieu de « peinture », avec beau- coup de guillemets (environ tous les hui t jours j 'exerce une activité de peintre du dimanche. Il me faut donc une place p o u r barbouiller).

Dans m a maison de campagne, j 'ai reprodui t exacte- ment ces trois lieux. Peu impor te qu'ils ne soient pas dans la m ê m e pièce. Ce ne sont pas les cloisons, mais les struc- tures qui comptent .

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Mais ce n'est pas tout. Il faut que l'espace laborieux proprement dit soit divisé lui aussi en un certain nombre de microlieux fonctionnels. Il doit y avoir d'abord une table. (J'aime bien qu'elle soit en bois. J'ai un bon rapport avec le bois.) Il faut un dégagement latéral, c'est-à-dire une autre table où je puisse étaler les différentes parties de mon travail. Et puis, il faut une place pour la machine à écrire et un pupitre pour mes différents « pense-bête », « microplannings » pour les trois jours à venir, « macro- plannings » pour le trimestre, etc. (Je ne les regarde jamais, notez bien. Leur simple présence suffit.) Enfin, j 'ai un système de fiches aux formes également rigou- r : un quart du format de mon papier habituel ; c'est ainsi qu'elles se présentaient jusqu'au jour (c'est pour moi l'un des coups durs du Marché Commun) où les normes ont été bouleversées dans le cadre de l'unification européenne. Heureusement, je ne suis tout de même pas totalement obsessionnel. Sinon, j'aurais dû reprendre à zéro toutes mes fiches depuis l'époque où j'ai commencé à écrire, il y a 25 ans.

Q. : Etant essayiste et non romancier, quelle est la part de la documentation dans la préparation de votre travail ?

R. : Ce qui me plaît, ce n'est pas le travail d'érudition. Je n'aime pas les bibliothèques. J'y lis même fort mal. C'est l'excitation provoquée par le contact immédiat et phénoménologique avec le texte tuteur. Je ne cherche pas a me constituer une bibliographie préalable. Je me con- tente de lire le texte en question, et cela, de façon assez fétichiste : en notant certains passages, certains moments, voire certains mots qui ont le pouvoir de m'exalter. A mesure, j'inscris sur mes fiches, soit des citations, soit des idées qui me viennent et cela, curieusement, déjà sous un rythme de phrases, de sorte que dès ce moment, les choses prennent déjà un sorte d'existence d'écriture.

Après quoi, une deuxième lecture n'est pas indispen- sable. Je puis, par contre, réassumer une certaine biblio-