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DOJOS ZEN DE PARIS ET GARCHES Commentaires du Shōdōka de Yōka Daishi kusen et mondo Luc Sōjō Bordes Notes et transcriptions : Richard, Katia Yéranian et Valérie Cornu Mise en page : Richard

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DOJOS ZEN DE PARIS ET GARCHES

Commentaires du Shōdōka

de Yōka Daishi kusen et mondo

Luc Sōjō Bordes

Notes et transcriptions : Richard, Katia Yéranian et Valérie Cornu

Mise en page : Richard

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Kusen du 4 mars 2009 – Garches

Le septième poème du Shōdōka de Maître Daishi.

Dans notre rêve existe clairement les six sentiers illusoires,

Mais quand nous nous éveillons, il n'existe plus rien, pas même les milliers de phénomènes.

« Les six sentiers illusoires », c'est un terme un peu compliqué pour parler de l'état infernal,

d'avidité ou animal, de l'état colérique ou simplement des préoccupations humaines ou encore, de

l'état céleste, c'est-à-dire extatique. En fait, ce sont les différents états de conscience que nous

traversons dans notre vie quotidienne, mais aussi pendant zazen, la colère, la déprime, la jalousie,

l'orgueil, l'exaltation, l'euphorie.

Dans la conscience ordinaire de la vie quotidienne, la plupart du temps, on est complètement

dedans. Nous sommes le jouet de nos émotions et de nos fabrications mentales. Pendant zazen c'est

différent, la conscience profonde n'est pas affectée. On traverse tous ces états, et encore, le mot n'est

pas tout à fait juste parce que c'est comme si l’on disait qu’on fait quelque chose. En fait il suffit

juste de laisser ces fabrications à elles-mêmes en restant complètement concentré sur zazen. Elles

deviennent alors comme des ombres qui passent sur une toile de fond de calme infini et insondable.

Le poème continue par :

Mais quand nous nous éveillons, il n'existe plus rien, pas même les milliers de phénomènes.

Bien sûr, ça ne veut pas dire le néant, ou une sorte d'anesthésie, bien au contraire. Cela veut

dire que les phénomènes mentaux ou émotionnels, sensations, perceptions extérieures, sont

impermanents, sans substance fixe, définitive, et n'ont pas plus de réalité qu'un arc-en-ciel – pas

plus et pas moins non plus. C'est le cœur de la voie du milieu, telle que l'a exposée le Bouddha par

son expérience de la méditation, de zazen.

Kusen du mercredi 29 avril 2009, 12h30

Pendant zazen, si vous vous sentez distraits ou préoccupés, vous pouvez placer votre

conscience au point de jonction des pouces. J’ai souvent entendu Michel Bovay, dont la photo est

sur l’autel, donner cette recommandation. On peut aussi suivre le va-et-vient de la respiration.

Alors, automatiquement l’expiration s’allonge et descend sous le nombril. Kōdō Sawaki disait que

c’est un peu comme un parapluie qu’on ouvre à l’envers. Alors, rapidement, la conscience devient

vaste, disponible.

Dans la 14ème strophe du Shōdōka, Yōka Daishi écrivait :

Le sceau d’un Bouddha est de trancher à la racine,

À quoi bon effeuiller l’arbre et chercher les branches ?

« Trancher à la racine » est une image que l’on prend souvent dans le zen. Pour nous, c’est

avant tout permettre la manifestation de la conscience hishiryō pendant zazen. Ne pas trier les

pensées, les bonnes, les mauvaises, les sensations, les émotions, celles qu’on recherche, celles

qu’on redoute. Tout accueillir et rien retenir. « Trancher à la racine », c’est revenir à chaque instant

à la conscience témoin, à la grande tranquillité : bouddha observe ce karma...

À l’instant, tout apparaît et tout disparaît sans cesse. Il n’y a rien à rechercher, rien à

regretter, rien à rejeter. Tout ce qui apparaît s’inscrit dans quelque chose de bien plus vaste et y

retourne. Ce concert cosmique manifeste le silence fondamental... n’est possible que par le silence

fondamental. Et ne cherchez pas à conceptualiser les paroles du kusen. Restons simplement assis...

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Kusen du mercredi 6 mai 2009, 12h30

La 15ème

strophe du Shōdōka :

« L’homme ignore la précieuse perle Mani cachée dans sa nature de Bouddha. »

Il vaudrait mieux dire, peut-être traduire par « la nature de bouddha ». C’est comme une

histoire célèbre dans le zen, celle d’un mendiant dont un homme riche avait cousu une pièce d’or

dans la poche et qui ne l’a pas trouvée, même au bout d’un an, car il ne mettait jamais la main dans

sa poche.

Dans ce sens métaphorique, la plupart des gens ne mettent jamais la main dans leur poche.

Ils continuent d’errer d’une illusion à l’autre, jamais satisfaits car fondamentalement rien ne peut

nous satisfaire de façon durable. Les biens matériels s’usent, les goûts changent, les enfants

grandissent, le corps vieillit, nos parents meurent.

La perle Mani, c’est la perle brillante dont parlent les maîtres Tōzan, Gensha, Dōgen,

Sawaki... Cette perle, ce n’est pas la joie fragile d’avoir ceci ou cela, ou d’être ceci ou cela, mais le

bonheur d’être, la joie de Cela (avec un grand « C »).

Pratiquer ne consiste pas à pêcher des perles mais à chercher dans votre propre manche. Le

problème, c’est qu’avant de pratiquer, nous ne savons pas ce que nous avons dans la manche...

Mondo

Je voudrais savoir comment zazen peut ouvrir le cœur.

On ne sait pas comment ça marche, mais ça marche. Ça me rappelle les paroles d'Étienne

Zeisler qui était un maître dans ce dōjō mais qui est décédé à présent : « Zazen, ça fait 2500

ans que ça marche et on ne sait toujours pas comment ! » Cette perle dont je parlais, c’est

notre présence au monde. Plus on pratique et plus on se sent solidaire de tous les êtres. Ce

n’est pas une vue de l’esprit, ni un discours. C’est quelque chose de réel qui se produit

parfois par flash. C’est aussi dans la durée de la pratique. Et donc le cœur s’ouvre

automatiquement. Si tu as le sentiment égocentrique d’avoir quelque chose à protéger

comme une forteresse, quelque chose à affirmer, et si cela ça s’éteint petit à petit, alors le

cœur s’ouvre. C’est automatique. Quand le cœur est fermé, c’est qu’il y a la peur, la

croyance en un moi qu’il faut à tout prix protéger. Voilà. Donc, effectivement, même si on

cherche à faire de bonnes actions – et ce qui n’est pas un mal – mais que le cœur est fermé,

c’est des coups d’épée dans l’eau...

Il n’y a pas besoin de diriger sa volonté vers quelque chose ?... de faire des prières ?

Dans notre pratique, non. C’est plutôt la voie des bhakti, la voie de la dévotion. C’est

respectable. Mais, ce n’est pas notre voie. Cela dit, dans le zen, on respecte toujours

Kanzeon, Kannon en japonais, Avalokitésvara en sanskrit, le bodhisattva de la compassion.

Mais, ce n’est pas une divinité extérieure à nous. Dans certaines pratiques, chez les

Tibétains, on se concentre sur sa visualisation. Mais, il ne faut pas oublier que c’est une

forme. Nous, nous pratiquons shikantaza, on va directement à la source de l’ignorance. Si

l’ignorance disparaît, le cœur s’ouvre. Dans la prière, il y a l’idée de demander à quelqu’un.

Ça peut être utile. Il y a des gens qui ont besoin de cela. Mais, il y a dualité entre celui qui

demande et celui à qui on demande. Ce n’est pas notre pratique.

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Kusen du vendredi 8 mai 2009, 11h00

Les bruits qui viennent de la rue, de l’étage au-dessus, le parfum de l'encens, le son de la

voix du gōdō, les courants d’air… Mais aussi nos pensées qui vont et qui viennent, les sensations du

corps, tous nos micromouvements par exemple… Tout cela constitue ce qu’on peut appeler « la

perfection du moment présent », renouvelé comme un courant d’eau fraîche – à condition que,

pendant zazen, on n’ait pas « la tête dans le guidon », c’est-à-dire raide dans la concentration ou, au

contraire, égaré dans nos fabrications mentales.

Chaque instant est totalement achevé, tellement unique. Il n’a rien à voir avec le précédent,

ni le suivant. Pourtant, cet « être instant » contient la dynamique qui amène l’instant suivant. C’est

ce que veut dire Dōgen dans le Genjōkōan quand il dit que le bois ne devient pas la cendre.

Pratiquer zazen, c’est s’ouvrir à cela.

Maître Dōgen dit aussi dans le Bendōwa qui a été écrit à son retour de Chine : « Dans la

tradition authentique de notre école, il est dit que le Dharma des Bouddhas ainsi transféré

directement et personnellement de maître à disciple est absolument insurpassable. Dès votre

première entrevue avec un maître, sans qu’il soit nécessaire d'offrir de l’encens, de vous prosterner,

d’évoquer le nom de Bouddha, de faire preuve de repentir, de lire les sūtra, il suffit de vous asseoir

en toute sincérité et confiance et d’abandonner corps et esprit. »

Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas de formes du tout mais que ce n’est pas l’essentiel. Par

exemple, pas essentiel de faire des cérémonies interminables en multipliant les actes de dévotion,

pas essentiel de vénérer des reliques, fussent-elles celles de Bouddha, pas essentiel de décortiquer

les textes infiniment en s’attachant aux mots.

Kōdō Sawaki écrit dans ses commentaires du Shōdōka : « [Il n’est pas essentiel] d’étudier

les textes de la Loi du Bouddha en faisant une analyse approfondie de chaque mot, alors que

quelques notes de commentaires suffisent, même jetées rapidement dans la marge du livre. Pour

comprendre ce que nous dit le texte, il faut le frapper en plein cœur, saisir la racine originelle, la

source véritable. »

(Je n’aime pas trop le mot « saisir » mais c’est ce qu’il écrit ou c’est ce qui a été traduit...).

L’essentiel, c’est shikantaza, être assis au milieu du monde instant après instant, sans laisser

quoi que ce soit derrière soi, sans projeter quoi que ce soit pour plus tard. Seulement s’asseoir. Et on

n’a pas fini d'approfondir ce « seulement ».

Kusen du samedi 9 mai 2009, 11h00

A partir de la montagne de votre posture peut se faire l’observation de l’apparition et de la

disparition de toutes choses... extérieures ou intérieures, ça n’a plus vraiment d’importance.

Souvent, il y a des personnes qui disent : « Pendant zazen, je n'arrête pas de penser. Ce n’est

pas juste, mon zazen ne doit pas être très bon. » Mais en fait, il y a deux sortes de pensées : il y a,

d’une part, suivre l'enchaînement et les associations de pensées dans la conscience ordinaire de la

vie quotidienne et... même pendant zazen, si on n'y prend garde, et d’autre part, il y a voir

l’apparition et la disparition des pensées, des émotions, des sensations. Dans le premier cas, nous

sommes le jouet de nos fabrications mentales mais, dans le deuxième, les pensées deviennent

inoffensives... et le socle-même de l'Éveil. C’est un peu comme au cinéma, sauf qu’au lieu de

s’occuper des images sur l’écran, de les suivre, ce qui est important, c’est l’écran. En fait, pendant

zazen, on a tendance plutôt à moins penser que pendant la vie quotidienne. Mais si on voit la

naissance et la disparition de ces pensées, c’est parce qu’on perçoit, même inconsciemment,

l’espace infini dans les interstices entre les pensées.

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Maître Dōgen écrit dans le Bendōwa : « À partir du moment, où, résolument, vous scellez du

Sceau du Bouddha les trois actions, simplement en vous asseyant dans la posture juste du samādhi,

le monde des phénomènes devient lui-même le Sceau du Bouddha et le ciel tout entier est Éveil. »

Alors, le sceau, ce n’est pas le seau à champagne. C’est le sceau du verbe sceller : cacheter.

Et les trois actions : celles du corps, de la parole et des pensées. Dans l’activité mentale, il y a les

émotions, aussi. Les actions du corps et de la parole qui sont scellées, comme cachetées, pendant

zazen, c’est facile à comprendre. Mais en ce qui concerne les pensées, les impressions, les émotions,

elles sont tout simplement débrayées, renvoyées à elles-mêmes, comme les vagues qui s’élèvent et

retournent à l’océan. C’est hishiryō : au delà de la pensée et de la non pensée. Et zazen implique que

ces trois actions portent le Sceau du Bouddha et c’est pour cela qu’on dit que pratique et réalisation

ne sont pas séparées.

Journée de zazen du dimanche 10 mai 2009

Séance de 8h30

Michel Bovay disait souvent de prendre une posture qui soit forte à l’extérieur et délicate à

l’intérieur. On prend aussi appui sur le zafu au niveau du périnée. On tend les hanches et on étire la

colonne vertébrale. On pousse le ciel avec la tête en rentrant légèrement le menton pour étirer la

nuque. Le tranchant des mains est placé exactement à deux doigts sous le nombril. Le contact des

pouces est très délicat. N’oubliez pas de placer la pointe de la langue contre le palais et de garder les

yeux mi-clos. Le regard est simplement déposé devant soi, sans fixer quoi que ce soit. Toute la

conscience est disponible. En fait, l’attention est globale : la posture du corps, la respiration, on

laisse s’allonger l’expiration, et aussi ce qui nous environne. En ce qui concerne les pensées,

laissez-les à elles-mêmes. Ne cherchez pas à les supprimer, vous n’y arriverez pas. Mais, ne les

suivez pas... de toute façon ça se traduit dans le corps et dans la respiration. Donc, revenez à la

posture et à la respiration juste.

Une journée de zazen ou de sesshin, c’est l’occasion de vérifier la phrase apparemment

paradoxale de Dōgen : « Zazen n’a rien à voir avec la posture assise debout ou allongée. »

Essayons de faire de la journée une continuité de la pratique. Quand nous mangeons, parlons,

travaillons, faisons la sieste, rions, l’attention est importante. L’attention à rester réglé sur la

fréquence de l’esprit vaste, sans trace, sans suivre ses préférences personnelles.

Séance de 11h00

Pendant zazen, on est attentif à chaque instant à ne pas se laisser emporter par nos

constructions mentales, c’est-à-dire à ne pas s’y identifier, à n’être plus que ça, que ce qu’on pense.

Dès qu’on s’en aperçoit, on revient à la verticalité de la posture. Si on est crispé, on se détend. On

peut amener la conscience au point de jonction des pouces, par exemple, et expirer profondément.

L’instant, c’est le lieu où l’on vit pleinement, sans jamais s’arrêter. C’est comme le point qui

touche la route dans une roue qui tourne. En fait, ce n’est pas possible de s’ennuyer pendant zazen.

Maître Dōgen écrit dans le Bendōwa : « Bien que l'inimaginable Dharma surabonde en

chacun de nous, nous ne pouvons le percevoir qu'à travers la pratique, car on ne l'atteint qu'en le

réalisant. » Cela veut dire que pratique et réalisation ne sont pas séparées. Il n’y a rien à obtenir,

rien à attraper, quelque chose qui se situerait dans le futur, après la pratique ou en conclusion de la

pratique. Cette nature de Bouddha dont on parle tant, ce Dharma surabonde, c’est-à-dire : nous

sommes cela, nous n’en avons jamais été exclus. C’est un peu comme être dans une pièce fermée,

remplie de buée, on ouvre la fenêtre et tout redevient clair. Alors, justement c’est le kōan qu’a voulu

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résoudre Dōgen avant de rencontrer son maître en Chine : « Si tout le monde est la nature de

Bouddha, si nous le sommes de toute éternité, à quoi bon pratiquer ? » La pratique ne sert pas à

gagner quelque chose, à accumuler quelque chose ou à atteindre quoi que ce soit. Mais, en

pratiquant, on déchire le voile, on ouvre la fenêtre et la buée disparaît. C’est juste se placer dans les

bonnes conditions.

Séance de 15h15

Suite du Bendōwa de maître Dōgen : « Bien que l'inimaginable Dharma surabonde en

chacun de nous, nous ne pouvons le percevoir qu'à travers la pratique, car on ne l'atteint qu'en le

réalisant. Libérez-le, il vous remplit la bouche sans mesure et il est de ce fait inexprimable. Les

Bouddhas qui vivent en lui en permanence ne peuvent de ce fait l'appréhender. Quant aux êtres

sensibles qui vont et viennent constamment en lui, il demeure hors de portée de leur conscience. »

Le Dharma, ici, a le sens de réalité telle qu’elle est et non pas telle que nous l’imaginons.

Donc, pour les Bouddhas qui résident en lui en permanence, les êtres éveillés, pour eux, le Dharma

n’est rien de spécial. Ce n’est simplement pas une réalité qu’ils imaginent. Il y a dans le zen la

fameuse métaphore des montagnes : Avant de commencer la pratique, les montagnes sont les

montagnes et puis dès qu’on commence la pratique de la Voie, les montagnes ne sont plus les

montagnes. Ensuite, elles sont à nouveau les montagnes... mais des montagnes qui ne sont plus vues

à travers « des lunettes colorées », comme disait Kōdō Sawaki.

Quant aux êtres sensibles qui vont et viennent à travers dans cette réalité, elle demeure hors

de portée de leur conscience. Tout simplement, la plupart des gens, de par la conscience ordinaire,

vivent et meurent au sein de cette réalité ultime mais ne la réalisent pas. Ici, le mot « réaliser » n’a

pas le sens de faire quelque chose de spécial mais d'actualiser, de comprendre non

intellectuellement. Quand le Dharma nous remplit la bouche sans mesure, nous sommes tellement

cela que nous ne pouvons l’exprimer par des mots ou des concepts. On peut toujours en témoigner,

inconsciemment, naturellement, automatiquement, par un geste, un regard, un poème, un trait tracé

à la main, un verre qu’on essuie, un clic de souris... Zazen nous vide et nous comble complètement.

Mondo

Qu’est ce que signifie hishiryō ?

Hishiryō … C’est un mot japonais qui contient le mot shiryō qui veut dire pensée et hi, c’est

au-delà. Il y a aussi fushiryō, qui est « non pensée ». Hishiryō, c’est le cœur de zazen : au

delà de la pensée et de la non pensée. On ne peut pas vouloir hishiryō. On tombe dedans. Ça

se réalise pendant zazen. Ce n’est pas la non pensée car sinon c’est l’encéphalogramme plat,

c’est l’anesthésie. Mais, il n’y a pas non plus d'entretien des pensées. C’est observer la

naissance et la disparition des pensées. C’est-à-dire qu’on n’a plus « la tête dans le guidon »

comme je disais l’autre jour. Mais, tous les phénomènes se déploient au sein de l’esprit

vaste. Difficile à expliquer, hishiryō. Mais c’est une réalité. L’Hannya Shingyō ne parle que

de ça. Plus on pratique et plus hishiryō devient intime, familier. Non seulement pendant

zazen mais dans toutes les activités de la vie. C’est pour ça que ce matin j’ai parlé de zazen

qui n’est pas limité à la posture assise ou couchée ou allongée. Mais, n’essaie pas de te

représenter hishiryō, d’attraper ça. C’est impossible. Ok ? Il suffit de continuer.

Tu avais parlé d’avoir trop de concentration. Comment c’est possible d’avoir trop de

concentration ? Tu disais que ce n’est pas bien.

Non, ce n’est pas histoire de bien ou pas bien. C’est simplement que... par exemple, quand

tu apprends à conduire une voiture, tu as une concentration qui est très appliquée, qui est un

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peu forcée parce que tu n’es pas tout à fait sûre. Donc, tu as une concentration qui n’est pas

naturelle. Mais ça, ça s’apprend au fur et à mesure, au cours des mois et des années de

pratique. j’ai même entendu une fois une gōdō, qui s’appelle Jean Baby, recommandé de ne

pas s’asseoir trop près du mur pour ne pas avoir un zazen trop introverti. Le risque, c’est

d’abord de créer des tensions dans le corps, tensions psychiques aussi, d’être totalement

polarisé sur soi. En zazen, on est concentré sur sa posture sur sa respiration mais aussi sur le

monde qu’on appelle extérieur. Et à la fin, dans hishiryō justement, il n’y a plus de

séparation entre intérieur et extérieur. C’est une sorte de transparence. d’accord ?

Merci.

Séance de 17h00

Il était une fois un moine au Japon qui était devenu l’abbé d’un temple car il avait reçu ce

temple en héritage de son père comme ça se passe souvent là-bas. Et ce moine n’avait absolument

rien à faire du zen. Il ne pratiquait pas zazen. Il ne lisait pas de sûtras. Tout ce qu’il aimait, c’était

faire la sieste, grignoter, boire du saké. De temps en temps, à l’heure du samu, pendant que les

moines travaillaient, il recevait une bonne amie dans sa chambre et faisait une partie de... mikado.

Mais quand même, il fallait qu’il donne le change et pour mieux duper les gens, il avait demandé à

deux moines instruits et éloquents, et qui eux pratiquaient la Voie, de répondre à sa place aux

questions qu’on lui posait. Du coup, il s’était baptisé lui-même le « Maître du Silence ». Comme ça,

il pouvait ne jamais ouvrir la bouche comme pour justifier son nom.

Un jour, alors que les deux moines étaient absents, il reçut la visite d’un moine pèlerin,

visite impromptue, qui demanda une entrevue avec lui. Alors là, le « Maître du Silence » était un

peu embêté, ne pouvant pas faire autrement que le recevoir dans sa chambre.

« Maître, qu’est ce que le Bouddha ? » demande le moine pèlerin. Ne sachant que faire ni

que dire, le pseudo maître du silence regarde dans toutes les directions par la fenêtre, cherchant les

deux moines pour qu’ils lui viennent en aide. Mais, le pèlerin, apparemment satisfait, lui demanda

alors : « Qu’est ce que le Dharma ? Toujours aussi embarrassé, notre homme leva les yeux vers le

plafond et les baissa vers le sol, appelant à son aide le Ciel et l’Enfer. Le pèlerin demanda encore :

Qu’est ce que la Sańgha ? Le maître du silence se contenta de fermer les yeux. Le pèlerin lui

demanda enfin ce qu’est la grâce. Abandonnant tout espoir, le maître du silence ouvrit les bras en

signe de capitulation. Mais, contre toute attente, le moine pèlerin fit gassho et s’en alla,

manifestement enchanté de sa visite.

En cours de route, il rencontra les deux acolytes du « Maître du Silence » et se mit à leur

parler de lui en termes enthousiastes. Et voici ce qu’il leur dit : « Votre abbé est un grand maître. Je

lui ai demandé ce qu’est le Bouddha et aussitôt, il s’est tourné vers l’Est et vers l’Ouest pour me

faire entendre que les humains cherchent sans cesse le Bouddha là où il n’est pas. Ensuite, je lui ai

demandé ce qu’est le Dharma et pour me répondre, il a regardé vers le haut et vers le bas, me

signifiant ainsi que la vérité du Dharma est un tout où il ne faut faire aucune discrimination entre le

haut et le bas, la pureté et l’impureté y étant également partagées. Pour répondre à ma question sur

la Sańgha, il a fermé les yeux sans rien dire, me rappelant ainsi le fameux dicton : Celui qui peut

fermer les yeux et dormir profondément dans les gorges profondes des montagnes, celui-là est un

grand moine. Enfin, en réponse à ma dernière question « qu’est ce que la grâce ? », il a ouvert les

bras et m’a montré ses deux mains pour me faire comprendre que la grâce est une bénédiction

guidant les êtres sur le chemin de la vie. Oh, quel maître éclairé ! Et que son enseignement est

profond ! »

Lorsque les deux moines sont rentrés, le « Maître du Silence » leur passa un savon. « Où

donc traîniez-vous encore ? leur dit-il. Il y a une heure, un pèlerin m’a accablé de questions et m’a

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mis dans un embarras mortel où j’ai failli perdre ma réputation. » Alors, écoutant leur maître, les

deux moines gardèrent le silence et haussèrent les épaules voulant dire : « Votre réputation, on n’en

a pas grand chose à faire. » Le maître, se méprenant sur leur geste, dit : « Oui, de toute façon vous

avez raison. Même si je lui avais répondu, il n’aurait rien compris... »

Kusen du mercredi 13 mai 2009, 12h30

Si vous êtes très concentrés, le chant des merles n’est ni à l’extérieur, ni à l’intérieur. Et tous

les phénomènes deviennent non-deux.

Maître Dōgen dit dans le Bendōwa : « L'effort concentré sur la Voie permet aux dix mille

dharmas de se manifester tels quels, en leur Ainsité, au sein même de la pratique, sans pour autant

troubler le détachement. »

Le mot « dharma » est utilisé ici avec un petit « d ». Les dix-mille dharmas ce sont les

millions d’incarnations, de manifestations uniques en elles-mêmes, que ce soit dans le monde

extérieur ou dans le monde intérieur. Ils se manifestent dans leur « ainsité ». Cela vient du mot

ainsi : tels qu’ils sont. Mais l’esprit vaste n’est pas dérangé.

Concrètement, si on est bien concentré dans la posture, dans le souffle, alors on n’est pas

dérangé ou plutôt... Bouddha n’est pas dérangé. Les dix-mille phénomènes peuvent se manifester

librement car ils sont l’expression-même de l’esprit vaste. Aussi, il n’y a ni à fuir, ni à redouter

quoique ce soit.

C’est aussi continuellement changeant. Un changement au sein même de l’immobilité. Notre

vie elle-même est l’un de ces dix-mille dharma. Elle se manifeste au sein de la tranquillité

fondamentale.

Kusen du mercredi 20 mai 2009, 12h30

Au début de zazen, on laisse s’allonger la respiration. On peut même pousser le ventre vers

l’avant pour bien détendre le diaphragme.

Ce qui est amusant, c’est que j’ai dit une phrase à peu près semblable dans un kusen

précédent et Richard, qui est à la prise de notes, a transcrit : « On se laisse s’allonger sur

l’expiration... » C’est intéressant car ça rejoint une citation de Houei Neng (Eno) qui dit : « Dans le

confort du Dharma, on allonge les jambes... » Et pour les japonais qui sont toujours en seiza ou

jambes croisées, cette phrase a une très grande signification.

Et Richard ajoute dans le courrier qu’il a joint : « En fait, dans ma pratique, j’entre dans le

bain de tous les phénomènes du présent, je me laisse emplir par le maximum d’entre eux sans rien

chercher à retenir. » C’est exactement ça : au début de zazen, on fait un peu comme celui qui tient

une poignée de bâtons de Mikado, qui ouvre la main et les laisse tomber. Et tels qu’ils sont tombés,

c’est bien comme ça...

Mondo

Je voudrais évoquer le problème des douleurs physiques pendant zazen. Parfois, j’en ai

beaucoup ; parfois, moins. C’est le problème du rapport au corps pendant zazen. Qu’est-ce

qui se passe ?

Tu as le sentiment que la douleur est un obstacle à ta pratique ?

Des fois, oui.

C’est difficile d’évaluer son degré de douleur. Je fais la distinction entre douleur et

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souffrance. Je dis aux débutants : « Si vous avez mal, ne transformez pas la douleur en

souffrance. » La souffrance, c’est mettre quelques chose de plus que la douleur avec l’esprit.

Si on fait ça pendant zazen, alors rapidement zazen peut devenir infernal. C’est un point

important. Quand on a mal pendant zazen, il y a plusieurs façons de se comporter. Soit on

entre en compétition avec soi-même, c'est-à-dire : « Je tiendrai, j’ai très mal mais je

tiendrai ! » Soit on s’écoute trop et on se met à bouger et même à gigoter. C’est un important

de trouver la juste mesure entre ces deux attitudes. Mais ce qui est important, si on a trop

mal, c’est de faire gassho et de décroiser. On doit faire gassho pour s’excuser auprès des

autres pratiquants pour le dérangement. Le pire, c’est de gigoter c’est-à-dire de bouger sans

arrêt tout en continuant zazen. Il faut surtout bien se détendre et expirer. C’est valable dans

la vie quotidienne. Par contre, il faut bien se dire que ce n’est pas parce qu’on a mal qu’on

fait un mauvais zazen. C’est si on fait une fixation sur la douleur que ça ne va pas. En fait : il

y a une douleur qui se manifeste, point. Ne t’attends pas à faire zazen confortablement.

Zazen, c’est la vie : tout peut se manifester.

Kusen du jeudi 21 mai 2009, 11h00

S’il vous plaît, n’arrivez pas à la dernière minute. D’autre part les personnes qui débutent, il

faut pratiquer jambe croisées. Vous devez faire zazen jambes croisées sauf en cas de pathologie.

Avec les jambes croisées, deux est un.

Au début du zazen, vous pouvez inspirer et expirer deux ou trois fois par la bouche. J’ai

même lu récemment que maître Keizan recommandait de bailler. Ça ne veut pas dire qu’il faut faire

du bruit. Par la suite, vous laissez l’expiration s’allonger délicatement. Pour cela, il faut un équilibre

subtil entre la tension et la détente, un étirement sans crispation et un état d’esprit disponible,

ouvert.

Dans la seizième strophe du Shōdōka, Yōka Daishi écrit :

Les facultés merveilleuses des six sens sont vides et ne le sont pas.

La parfaite lumière de la perle est une forme dépourvue de forme.

Dans la vision bouddhique, il y a six sens : la vue, l’odorat, l’ouïe, le goût, le toucher, bien

sûr, et la conscience qui interprète tout cela et qui pense – le mental. Pour la conscience ordinaire, le

poème est un vrai charabia. Dire que les six sens sont vides est absurde : « Et je sais ce que je vois

et j’entends ! Ça sent bon, ça sent mauvais, ça a bon goût, c’est beau, c’est laid, etc. » Mais tout cela

est conditionné par le karma. Par exemple, un Anglais va trouver répugnant que les Français

mangent des escargots ou des cuisses de grenouille ; manger du chien comme en Chine nous paraît

barbare. Une crotte sur un trottoir dégage mille parfums subtils pour un chien. Pour nous, ce sont

des volutes de Chanel 5 flottant dans l’air qui sont intéressantes. Les oiseaux qu’on entend sans la

cour, un poète trouvera leur chant joli, agréable. Un scientifique ou un ornithologue reconnaîtra des

cris de possession, de lutte de territoire, de séduction. Le ciel étoilé est longtemps apparu comme

une voûte pour les hommes. Mais si l’on contemple la Grande Ourse depuis l’espace, elle n’a plus

la même forme. On pourrait continuer longtemps comme ça : des musiques autrefois à la mode

n’ont plus aucune attrait de nos jours. Les idées politiques qu’on avait à 20 ans ont complètement

changé 20 ans plus tard.

C’est ce que Kōdō Sawaki appelait : « Voir le monde à travers nos lunettes colorées ». Si

toute chose saisie par nos sens est vide et ne l’est pas, il en va de même de l’univers entier qui est

une forme dépourvue de formes. Ça existe mais n’a pas de noumène disait maître Deshimaru, pas

d’existence propre en soi.

Pendant zazen on se connecte avec ce qui est avant l’interprétation. C’est le cœur de

l'Hannya Shingyō : la forme est vide, le vide est forme.

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… shiki soku ze ku

ku soku ze shiki…

Kusen du mercredi 27 mai 2009, 12h30

Pendant zazen, à partir de la posture, nous savons que nous pensons. Alors que la plupart du

temps dans la vie quotidienne, nous pensons sans le savoir. Je ne parle pas de la réflexion

consciente sur un point particulier. En fait, à partir de l’esprit vaste de zazen, « ça » pense. Il y a de

la pensée et de la non-pensée. Mais ce n’est pas « je » pense.

Il y a un poème du moine poète Daishi (qui n’a rien à voir avec l’auteur du Shōdōka, Yōka

Daishi), un poème qui exprime bien la conscience hishiryō de zazen :

Le pin rejette tout son corps et se tient au bord du précipice.

Le vent le polit, la pluie le lave.

Combien de milliers de fois son écorce est tombée ?

Seule la vérité demeure.

Même la hache ne peut le briser. »

Le pin qui rejette son corps et se tient au bord du précipice, c’est l’impossibilité de s’arrêter

pendant zazen : toujours faire un pas de plus... toujours au bord du précipice, au risque de tomber

dans la « semi-vie ».

L’action du vent et de la pluie sur le pin, ce sont les myriades de phénomènes. Et si nous

laissons passer, nous voyons leur apparition et leur disparition comme l’écorce qui tombe des

milliers de fois.

Seule la vérité demeure, c’est l’indicible, la perle brillante, l'éternité dans chaque instant, ce

que la hache ne peut briser, ce que dans le bouddhisme on appelle le non-né ou le non-advenu, ce

qui fait qu’il n’y a plus aucune raison d’avoir peur... C’est la fameuse phrase du sūtra du Lotus :

Quand l’esprit ne demeure sur rien, le véritable esprit apparaît.

Kusen du mercredi 3 juin 2009, 12h30

Le 18ème

poème du Shōdōka :

Voir une forme dans le miroir n'est pas difficile,

Mais comment saisir le reflet de la lune dans l'eau ?

Ils vont toujours seuls, ils marchent toujours seuls,

Les accomplis qui parcourent ensemble le chemin du nirvāņa.

Dans un temple à Kyōto, il paraît qu’il a une peinture qui représente un chapelet de singes

suspendus à une branche d’une main et qui se tiennent l’autre main pour faire une chaîne afin de

saisir la Lune dans l’eau de la rivière.

Zazen nous offre l’opportunité de voir la Lune directement, ce qui nous permet de

reconnaître les reflets comme tels lorsque nous les rencontrons. Nous voulons tous saisir quelque

chose, c’est humain – des objets, des personnes, des positions, du savoir – car nous pensons que ça

va nous combler, nous rendre plus vivants. Mais si on a bodaishin, l’esprit d'Éveil, on se rend

compte finalement que quelque chose cloche, que c’est comme un puits sans fond. Alors, on se met

à pratiquer. Le risque, c’est de se mettre à reproduire sur la Voie le schéma de saisie et de rejet que

l’on avait l’intention d’abandonner en venant pratiquer. C’est ça, vouloir saisir le reflet de la lune.

Et sur la Voie, ça ne marche pas comme ça. En Asie, les chasseurs traditionnels avaient une

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méthode pour attraper les singes. C’était de mettre une noix de coco ou une friandise quelconque

dans une cage. Le singe arrive, passe le bras à travers les barreaux et se saisit de la proie convoitée.

Mais il ne peut l’emporter car, pour cela, il faudrait qu’il la lâche. Ainsi, il finit par se faire prendre.

Pour la pratique de zazen, c’est la même chose. Dans la pratique mushotoku où l’on ne

cherche plus à saisir quoi que ce soit, comme l'Éveil ou la réalisation. Alors, zazen peut porter tous

ses fruits. Maître Deshimaru disait : « Si vous gardez le poing fermé, vous ne pourrez garder qu’une

poignée de sable. Mais si vous ouvrez la main, tout le sable du désert peut passer... »

Kusen du mercredi 10 juin 2009, 12h30

Certains peuvent dire que notre pratique est toujours la même, que ce soit zazen ou kinhin.

C’est bien sûr tout le contraire... si vous restez disponible à l’instant présent.

Suite du Shōdōka de Yōka Daishi.

Ils vont toujours seuls, ils marchent toujours seuls,

Les accomplis qui parcourent ensemble le chemin du nirvāņa.

Ce sont nous, les accomplis qui parcourent ensemble le chemin du nirvāņa, en ce moment-

même, dans ce dōjō, complètement seuls pendant zazen, face au mur... « au pied du mur » (dans

tous les sens du terme). Et c’est cette expérience de solitude fondamentale qui va nous permettre de

réaliser la non séparation avec tous les êtres.

Pendant zazen, on rentre profondément en soi-même. On abandonne les décorations, les

scénarios, les histoires personnelles qu’on se raconte à soi-même. On se dépouille.

Mais zazen n’est pas une introspection compliquée et douloureuse parce que nous réalisons

qui nous sommes vraiment. Aussi nous ne pouvons plus avoir peur, ni être dérangé : tiens ! Ce petit

sac de conditionnement est aussi bouddha ou « esprit vaste », ou encore « Esprit »... qu’importe le

mot que l’on met dessus.

Nous sommes seuls parce que personne ne peut nous donner cette réalisation. Même

Śākyamuni Bouddha ne pouvait la donner à ses disciples. Même un milliardaire ne peut payer

quelqu’un pour pratiquer à sa place. C’est pour ça que Dōgen disait que nous devons « tirer notre

propre anneau nasal », comme celui des bœufs... sauf qu’il n’y a personne pour nous le tirer. Juste

un peu d’aide de l’énergie des autres et de l’enseignement des plus anciens.

Kusen du samedi 13 juin 2009, 11h00

Aujourd’hui et demain, je vais m’appuyer sur un texte des Essais de Michel de Montaigne,

pour changer. C’était à mes yeux un maître de sagesse qui vivait en France au XVIème

siècle dans un

contexte difficile, celui des Guerres de religion et des fanatismes. Ce qui ne l’a pas empêché

d’écrire des textes d’une profondeur spirituelle étonnante. Vous allez voir que le vieux français est

aussi dépaysant que les textes du zen...

Le monde n’est qu’une branloire perenne : Toutes choses branlent sans cesse, la

terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte : et du branle public, et du leur.

La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. (Essais - III - 2)

Un « branloire perenne », c’est l’impermanence permanente. Montaigne fait le constat du

changement incessant. Et même quand nous avons l’impression d’une constance, d’une routine de

la vie ordinaire (que nous recherchons même pour nous rassurer), ce n’est qu’une impermanence

plus feutrée, moins visible, « plus languissante », comme il dit.

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L’esprit ordinaire peut concevoir l'impermanence du point de vue du mental. Mais il a bien

du mal à l’intégrer réellement. On s’étonne, on se plaint du temps qui passe beaucoup trop vite :

« Déjà le printemps ! Déjà l’été ! Je n’ai pas vu mes enfants grandir ! Me voilà déjà au seuil de la

vieillesse et à la fin, je n’ai pas vu ma vie passer... » Quand ça va bien, on regrette que ça change et

l’on cherche à tout prix à se préserver de l’impermanence. Et quand ça nous arrange, ça nous réjouit

: « Finalement, la visite chez le dentiste n’a pas duré si longtemps... »

Et Montaigne continue dans un langage étrangement bouddhiste :

La fleur d'aage se meurt et passe quand la vieillesse survient, et la jeunesse se

termine en fleur d'aage d'homme faict, l'enfance en la jeunesse, et le premier aage

meurt en l'enfance, et le jour d'hier meurt en celuy du jourd'huy, et le jourd'huy mourra

en celuy de demain ; et n'y a rien qui demeure ne qui soit tousjours un. (Essais - II – 12)

On peut même aller plus loin, comme j’ai souvent entendu dire Gérard Pilet :

La personne qui est entrée dans le dōjō tout à l’heure n’existe plus. Celle qui en sortira

après zazen n’est pas encore née. La minute d'existence passée n’a plus d’existence. La prochaine

n’existe pas encore.

C’est comme un train qui roule sur des rails qui n’existe que sous les roues qui les touchent.

Pas de rails derrière, ni devant.

Pendant zazen, on peut percevoir l’impermanence fine, subtile de façon extrêmement aiguë,

de tout notre esprit. Mais, qui perçoit cette impermanence ? Si cette impermanence est vécue, c’est

à partir de quelque chose qui ne change pas, quelque chose qui n’a rien à voir avec moi, avec le

moi.

Kusen du dimanche 14 juin 2009, 11h00

Hier, j’ai commenté des extraits des Essais de Montaigne. Et nous avons vu que c’était un

enseignement étonnamment proche de celui que nous avons ici, même s’il a été donné au XVIème

siècle dans la France des Guerres de religion. Voici un autre extrait :

Et par consequent se trompent et mentent les sens de nature, prenans ce qui

apparoist, pour ce qui est, à faute de bien sçavoir que c'est qui est. Mais qu'est-ce donc

qui est veritablement ? Ce qui est eternel : c'est à dire, qui n'a jamais eu de naissance,

ny n'aura jamais fin, à qui le temps n'apporte jamais aucune mutation. Car c'est chose

mobile que le temps, et qui apparoist comme en ombre, avec la matiere coulante et

fluante tousjours, sans jamais demeurer stable ny permanente : à qui appartiennent ces

mots, devant et apres, et, a esté, ou sera. (Livre II, chapitre 12)

Montaigne insiste beaucoup sur le constat de l’impermanence, même l’impermanence

subtile. Mais il pose aussi la question de notre vraie nature : Qu'est-ce donc qui est

veritablement ? Ce qui est eternel : c'est à dire, qui n'a jamais eu de naissance, ny

n'aura jamais fin, à qui le temps n'apporte jamais aucune mutation.

Ça rappelle exactement le mondo entre Yōka et Eno, quand Yōka dit que le temps passe très

vite et qu’il n’a pas le temps de s’attarder. Et Eno lui répond : « Oh, là ! Mon jeune ami. Prenez

donc conscience du non-né ! »

Si l’impermanence nous apparaît avec tant de netteté pendant zazen, c’est parce que nous

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prenons contact avec ce que nous appelons le non-né ou « non-advenu » – ce qui n’est pas soumis à

la mutation, les dimensions horizontales et verticales de notre existence. En zazen et dans le

bouddhisme, on utilise des métaphores comme les vagues sont l’océan ou le ciel contemple ses

propres nuages ou encore la Lune se reflète sur toutes choses. S’il n’y avait pas toutes ces choses,

tous ces phénomènes, la lune ne pourrait pas se refléter. C’est pourquoi maître Deshimaru disait que

pendant zazen, vous êtes déjà Bouddha, inconsciemment, naturellement, automatiquement. Ce corps

esprit provisoire et conditionné est nécessairement Bouddha.

Mondo

Hier, vous avez parlé de torpeur, de ne pas suivre ses pensées pendant zazen ni de tomber

dans la torpeur...

En japonais, on parle des deux obstacles extrêmes pendant zazen : c’est sanran qui signifie

l'agitation mentale et kontin. Kontin, ce n’est pas la simple torpeur, c’est vraiment sombrer :

l’esprit qui sombre. Parfois, pendant zazen, on peut être un peu endormi mais ce n’est pas

grave. On est endormi avec hishiryō, si j’ose dire. Ça veut dire qu’on continue zazen. Et puis

parfois on dort vraiment. On rêve, même. Et ça, dès qu’on s’en aperçoit, il faut en sortir

parce que c’est perdre son temps. Mais on peut utiliser pendant zazen des remèdes ponctuels

si on se sent trop endormi. Par exemple, se concentrer un peu sur l’inspiration en écartant les

narines, spécialement s’il fait chaud comme aujourd’hui. Se concentrer aussi sur le point

entre les sourcils ou écarquiller les yeux pendant quelques instants... Inversement, si l’on est

en sanran, trop agité, on se concentre sur le bas du corps : sur l’expiration, sur les pouces,

sur les mains et on peut même fermer les yeux pendant un petit laps de temps.

Vous avez cité Montaigne tout à l’heure et vous avez ensuite parlé de manifestation subtile

de l’impermanence. Je me suis demandé quelle est la différence entre manifestation subtile

et manifestation grossière de l'impermanence.

Parce qu’hier... Vous n’étiez pas là, hier ?

Non

Parce que hier... Montaigne, dans son langage, dit qu’en fait, tout le monde peut constater le

changement ou l’impermanence : le cycle des saisons, par exemple, ou alors la perte d’un

être cher. Mais, en général, la plupart des gens redoutent cette impermanence en se réfugiant

dans quelque chose qu’ils croient être la stabilité... une sorte de routine, en fait. Mais

Montaigne dit justement que la constance-même n’est « qu’un branle plus languissant ». Le

branle, c’est le mouvement. Et pendant zazen, même si on ne bouge pas, l’impermanence

subtile, celle de chaque instant même, on peut la percevoir. C’est même intéressant d’avoir

une pratique qui est toujours la même, comme ici zazen... bien sûr, il y a du mouvement

dans le dōjō, il y a samu, il y a autre chose... Mais, c’est justement cette régularité, cette

apparente monotonie de la pratique qui nous fait comprendre l’impermanence fine. C’est un

point très important parce que ça nous permet aussi de comprendre que ce corps-esprit n’a

pas de substance fixe, pas de noumène comme disait maître Deshimaru... quelque chose qui

change à chaque instant, en fonction de l'impermanence, comme une flamme qui

apparemment est toujours la même, mais qui n’est jamais la même.

Au dōjō où je pratique, viennent des personnes qui sont d'obédience tibétaines et qui se

joignent à nous une fois par semaine. Et il est toujours question, avec ces gens, de

méditation. Ils n’emploient jamais le mot « zazen ». Il y a quelque chose qui me gêne un

peu, sans que je puisse comprendre vraiment si l’on entend la même chose, si l’un est

équivalent à l’autre ou s’il faut garder notre spécificité.

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Je pense que ça tient à leur pédagogie, à leur façon de pratiquer qui est une pratique par

paliers avec différentes pratiques, justement, dont la méditation avec un objet. C’est-à-dire

que l’on se concentre sur un mantra ou sur une visualisation, des choses comme ça... Mais,

zazen, c’est la méditation sans objet et, d’ailleurs, chez les Tibétains, le dernier stade, c’est

la méditation telle que zazen, justement. C’est peut-être pour ça qu’ils éprouvent le besoin

de venir. Parce que chez eux, suivant les écoles, ils vont plus ou moins rapidement jusqu’à

ce niveau. Dans le zen, on pense que la vie est courte et qu’on n’a pas de temps à perdre en

étapes. Maître Deshimaru disait : « Zazen, c’est le téléphérique : directement ! » Alors bon,

peu importent les mots comme « méditation »... De toute façon, la racine c’est le mot

sanscrit dhyāna qui signifie absorption, concentration de l’esprit. En Orient, le terme de

méditation peut vouloir dire plein de choses. Dans la tradition occidentale, c’est encore

différent. Je garde en mémoire les paroles du Dalaï-lama qui était interviewé à la télé, à

l’émission Voix bouddhistes. Et la journaliste lui disait : « Votre Sainteté, si vous étiez sur

une île déserte et que vous ne deviez garder qu’une seule pratique, la plus importante, qu'est

ce que vous garderiez ? » Et il lui a dit, sans hésitation : « S’asseoir en silence et observer

les phénomènes, leur apparition et leur disparition. »

Je voulais juste dire aussi pour les vœux du bodhisattva... J’aime autant faire une cérémonie

assez courte, mais j’aime bien qu’elle soit juste et normalement, dans le troisième vers, on chante :

homonnn muryooo seigannn gakuuu et pas gaaaku. Si vous regardez les dépliants, c’est écrit : les

deux syllabes sont liées. Donc, autant que possible essayons de le faire, sinon... Un moment, on

l’avait dit et là on a tendance à laisser tomber... Notamment, les ino, essayez de promouvoir cela.

Mondo 15 juin 2009 – Garches

La signification des coups à la fin du zazen ?

Simplement ça donne l'heure, normalement c'est un tambour !

Il y a des gros tambours japonais dans les dōjō. Tu verras si tu vas un jour au Dōjō de Paris,

tu entendras à la fin du zazen des gros coups de tambour. En même temps ça aide à bien

rester concentré, et ça donne l'heure en fait. Ça a une fonction dans les temples, mais on le

fait aussi dans les dōjō.

Tout à l'heure tu as dit que les deux voies sont différentes dans les bouddhismes zen et

Tibétain, mais normalement le résultat est le même ?

Je n’ai pas dit ça, je n'ai pas dit que c'était deux voies différentes ! Ce sont des méthodes

différentes. Quand je dis ça ce n’est pas du tout une dévalorisation d'une voie par rapport à

une autre. Toutes les voies authentiques, à mon avis, sont bonnes. Chacune se suffit à elle-

même.

Ça arrive de s'éparpiller ?

Exactement ! On risque de s'éparpiller et en plus, c'est un stratagème utilisé par l'ego pour ne

pas trop s'engager, se protéger. On se dit par exemple : « Chez les Tibétains j'aime bien les

rituels, mais la façon de méditer ne me convient pas alors je vais dans le zen, et inversement.

Ça ne mène à rien. Maître Deshimaru avait mis en garde ses disciples contre ça. Et moi-

même j'ai pu observer, depuis des années que je pratique, des personnes qui sont comme

cela. Depuis des années, elles vont un peu chez les Tibétains, un peu dans le zen, font du

Yoga, du Vipassana, etc. En fait elles passent leur temps à grappiller comme ça à droite, à

gauche et ça n'avance à rien. En général, soit elles arrêtent tout, soit elles finissent par se

décider, choisir quelque chose. Mais bien sûr, je pense que la réalisation par la Voie tibétaine

est la même que par la Voie du zen.

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Kusen du mercredi 17 juin 2009, 12h30

Ne vous laissez pas prendre par vos pensées. Ce sont juste des visiteurs de passage... Si

votre esprit vagabonde trop, ramenez votre attention au point de jonction des pouces. Faites

descendre votre attention sur ce point.

Le poème 21 du Shōdōka de Yōka Daishi :

Un esprit supérieur tranche d'un coup et atteint la compréhension de toutes choses.

Un esprit moyen ou inférieur étudie beaucoup et doute beaucoup.

Alors évidemment, il ne faut pas projeter nos catégories ordinaires sur cette strophe qui date

d’ailleurs du Moyen Âge. Esprit supérieur ou inférieur, là, n’a rien à voir avec les capacités

intellectuelles, ni même la sensibilité personnelle. L’esprit supérieur dont il est question ici est

l’esprit qui sait trancher et discerner pour ce qui concerne la Voie. Par exemple, je rencontre

régulièrement des personnes qui suivent deux, voire trois voies et qui n’arrivent pas à choisir, qui

n’ont pas envie de choisir : bouddhisme tibétain, bouddhisme zen, yoga vedānta, etc. Il y a souvent

au fond d’elles-mêmes une peur de s’engager ou un esprit qui rationalise trop : « Ça, c’est bien. Ça,

je n’en veux pas. » À la fin, c’est l’ego qui dirige, qui supplante la Voie. Le doute scientifique ou

idéologique dans la vie sociale, c’est très bien mais le doute sur la Voie est un ennemi redoutable,

largement reconnu d’ailleurs par les maîtres de toutes les traditions.

Trancher, c’est aussi se consumer totalement dans l’action. Le maître de haïku Matsuo

Bashō, sur le point de mourir, a été sollicité pour produire un dernier poème, une dernière phrase ou

un dernier vers. Alors, il a dit : « Mes poèmes sont tous mes dernières paroles. » À chaque fois qu’il

écrivait, il allait au fond de lui-même. Accomplir chaque action comme si c’était la dernière, sans la

laisser inachevée, sans laisser de trace comme chaque expiration en zazen, chaque pas en kinhin,

chaque point de couture du kesa. Ça ne veut pas dire devenir anxieux ou crispé mais s’oublier soi-

même et laisser le mental à sa juste place : juste un instrument.

Mondo :

J’aimerais avoir des précisions sur la respiration. Je ne sais pas bien comment il faut

respirer. Je sais qu’il faut la laisser faire...

Il y a toutes les réponses possibles, et pas de réponse non plus. Le mieux, au début de zazen,

vous pouvez faire consciemment deux ou trois respirations par la bouche sans faire de bruit,

bien sûr. Ensuite, pendant zazen, vous observez le va-et-vient sans faire quelque chose de

spécial. Mais, très rapidement, la respiration va s’allonger d’elle-même. Surtout si vous avez

la colonne vertébrale bien droite. Il faut également bien laisser votre ventre détendu. Cela

produit comme une sorte de massage. D’autre part, la respiration est aussi tributaire de l’état

de conscience. Si au cours de zazen surviennent des pensées obsédantes ou que des émotions

remontent, la respiration redevient costale et même claviculaire. En même temps, c’est bien

car c’est un baromètre de notre état de conscience. Inversement, la respiration peut aussi

influencer l’état de conscience. […] Je voudrais ajouter qu’à la fin on s’oublie pendant

zazen, on respire quelque part dans son corps, on respire avec tout son corps.

Je voudrais avoir des explications sur la transmission du Dharma. Qui le reçoit ? Par qui ?

Comment ? Est-ce que c’est réservé aux maîtres ?

Ça dépend de ce que vous appelez le Dharma... tout le monde le reçoit ici. Ce n’est pas

quelque chose que l’on reçoit à un certain niveau de pratique. Bien sûr, il y a la transmission

du shiho qui concerne les personnes qui veulent devenir des enseignants certifiés... Quoique

cela fasse parfois encore quelques polémiques. Ça c’est autre chose. Mais le Dharma,

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s’éveiller à l’enseignement du Bouddha, c’est ici, en zazen. Il n’existe pas d’enseignement

ésotérique. C’est ce que voulait et faisait le Bouddha Śākyamuni. Ça ne veut pas dire que

l’expérience ne compte pas. La répétition permet d'approfondir notre expérience du

Dharma.

J’ai lu que telle, ou telle personne a reçu la transmission du Dharma d’une autre personne.

C’est une transmission formelle. Le maître certifie la transmission à quelqu'un qui est apte à

enseigner. Donc, il existe une transmission spécifique qui existe à ce niveau-là. Cependant,

quelqu’un peut être éveillé au Dharma du Bouddha sans avoir reçu cette transmission. C’est

indispensable dans la cadre d’une école, c’est une certification par rapport aux personnes qui

viennent pratiquer mais, du point de vue de bouddha, ce n’est rien de spécial.

Kusen du mercredi 24 juin 2009, 12h30

Ne restez sur rien. Quel que soit votre état de conscience, accueillez-le à partir de la

montagne de votre posture et laissez passer. D’une certaine façon, vous n’êtes pas cela.

Le poème 23 du Shōdōka de maître Yōka Daishi :

Acceptez critiques et calomnies.

À vouloir embraser le ciel, on se fatigue pour rien.

Je les écoute et les savoure comme un doux nectar,

Elles fondent en moi et dans l'instant entrent dans l'inconcevable.

En règle générale, on aime bien recevoir des compliments, des louanges. Mais on n’aime pas

les critiques. L’ego se sent menacé. Alors, il se raidit et refuse, même quand la critique est justifiée.

Dans ce cas, cela peut être dommage car c’est se couper de l’enseignement que ces critiques

peuvent apporter. Mais attention : nous sommes sur la Voie, pas dans le monde ordinaire, lorsqu'on

lit ce poème.

Je les écoute et les savoure comme un doux nectar,

Elles fondent en moi et dans l'instant entrent dans l'inconcevable.

Ce n’est pas devenir masochiste, mais les recevoir comme on reçoit toutes choses pendant

zazen, dans l’état de conscience hishiryō qui ne saisit rien et ne rejette rien. Comme les pensées, les

émotions, les sensations qu’on laisse revenir à ku, « l’inconcevable »...

Parfois aussi, on reçoit des critiques injustifiées ou des calomnies par ceux qui veulent

« embraser le ciel en lançant des torches enflammées ». Ça ne marche pas. Elles retombent toujours

sur celui qui les a lancées et il finit par se lasser. Il se fatigue pour rien, comme dit maître Yōka

Daishi.

Plus on entre en contact avec notre vraie nature et moins la calomnie est possible parce qu’il

n’y a personne qui puisse être vraiment blessé. Parfois, pour l’extérieur, il est bon de répliquer, de

mettre les choses au point, mais on est intérieurement détaché.

Quand à l’autocritique... ça peut être précieux de voir ses ombres. Mais ne pas stagner, juste

voir. Sur la Voie, il n’y a pas de place pour entretenir la culpabilité.

Kusen du mercredi 01 juillet 2009, 12h30

Je continue à parler du 23ème

poème du Shōdōka de maître Yōka Daishi :

Acceptez critiques et calomnies.

À vouloir embraser le ciel, on se fatigue pour rien.

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Je les écoute et les savoure comme un doux nectar,

Elles fondent en moi et dans l'instant entrent dans l'inconcevable.

Dans le commentaire de ce poème, Kōdō Sawaki raconte un épisode de la vie de Bouddha.

Un brahmane vint un jour le critiquer ouvertement alors qu’il était en train d’enseigner.

Śākyamuni l’écouta avec la plus grande attention, son visage restait doux sans qu’un muscle ne

trahisse la moindre émotion. Lorsqu’enfin le brahmane eut terminé sa diatribe, Śākyamuni lui

demanda :

C’est tout ?

Oui, j’ai fini.

Si vous étiez venu m’offrir une pièce de soie et que je l’aie refusée, qu’auriez-vous fait ?

Je l’aurais remportée.

Eh bien, vous venez de me présenter des critiques que je n’accepte pas, je vous prie de les

remporter.

Cet enseignement montre qu’écouter et savourer les critiques comme un doux nectar, ça ne

veut pas dire forcément supporter, endurer mais recevoir à partir de la conscience miroir d’hishiryō

– recevoir le monde tel qu’il est : la chaleur, le vacarme de la circulation, les bruits, les sensations

confortables ou inconfortables du corps, les pensées, sentiments... Accueillir et laisser retourner à

l’inconcevable.

Quand on ressent de la colère ou toute autre émotion forte, exaltation ou tristesse, ce n’est

pas l’émotion elle-même qui est importante mais l’observation. L’objet de l’observation est toujours

secondaire. Ne jamais oublier ça pendant zazen et même dans la vie quotidienne. Quand

l’observation s’opère, une observation qui n’a rien à voir avec le mental, on réalise que nous

sommes aussi un espace infini de conscience, inconcevable.

Kusen du samedi 4 juillet 2009, 11h00

Mettez de l’énergie dans la posture. Poussez le ciel avec la tête, le sol avec les genoux.

Détendez les épaules, le ventre. Et gardez une posture souple également.

Il y a quelque temps, je m’étais appuyé pour les kusen sur des extraits des Essais de

Montaigne, et je vais continuer ce week-end.

C’était la France du XVIe siècle en Province. Pourtant il disait des choses étonnantes, qui

rappellent l’enseignement que nous recevons ici :

Quand je dance, je dance : quand je dors, je dors. Voire, et quand je me promeine

solitairement en un beau verger, si mes pensees se sont entretenuës des occurrences

estrangeres quelque partie du temps : quelque autre partie, je les rameine à la

promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moy.

Il s’agit de présence à l’instant, de méditation, comme nous la pratiquons. D’ailleurs nous

pourrions dire : « Quand je m’assois en zazen, je m’assois en zazen… Quand je fais samu, je fais

samu… Quand j’écoute quelqu’un, quand je fais l’amour, quand je pleure, quand je suis

malade… etc. »

La présence entière est l’équilibre concentration-observation, en s’oubliant soi-même en

zazen et en se consumant dans l’action.

Montaigne parle de « ramener son esprit », y compris « à soi ». Je ne sais pas jusqu’où il est

allé. Mais pour nous, qu’est-ce que ça signifie ?

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En zazen, on se regarde soi-même. On regarde le chaos qui nous habite, et qui nous permet

de ne pas en être dupe, d’apaiser ce flux désordonné. On laisse la place au silence fondamental.

Ainsi il n’y a plus « je » qui observe, il y a juste l’observation. Alors le mot Soi peut prendre une

majuscule. Le geste juste peut se manifester, parce qu’il n’y a plus deux. Nous ne sommes plus

coupés, divisés. Notre attention n’est plus parasitée par le mental-singe, parce que nous savons qui

nous sommes. On peut dire que l’ego s’harmonise avec l’ordre cosmique : c’est « la silencieuse

coïncidence » dont parlait Obaku.

De plus, zazen procure une grande énergie, et la peur existentielle diminue. Michael Jackson

ne voulait ni vieillir ni rester noir, il voulait même être Bambi... La peur avait atteint des dimensions

maximales. Woody Allen s’inquiète de sa mort à venir, il s’inquiète de savoir si là où il ira, on

pourra lui rendre la monnaie sur 10 dollars...

Nous, pratiquants de la Voie, nous devrions pouvoir dire : « quand je vis, je vis ; quand je

meurs, je meurs… »

Comme Montaigne : quand il danse, il danse.

Kusen du dimanche 5 juillet 2009, 11h00

Je continue avec les Essais de Montaigne.

Nous sommes de grands fols. Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous : je

n’ai rien faict aujourd’hui. Quoy ? Avez-vous pas vescu ? C’est non seulement la

fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. Si on m’eust mis au propre des

grands maniements, j’eusse montré ce que je sçavoy faire. Avez-vous sceu mediter et

manier vostre vie ? Vous avez faict la plus grande besoigne de toutes. […] Le glorieux

chef-d’œuvre de l’homme, c’est vivre à propos.

Il est usuel de penser qu’il y a la vie ordinaire d’une part – la routine – et les grandes choses

à réaliser d’autre part, qui seraient censées donner du sens à notre vie, comme construire des

pyramides, décrocher la lune, gagner la Star’Ac, devenir président, épouser un top model, etc., etc.

Pourquoi pas, si c’est vécu à propos – comme dit Montaigne ? Mais la concentration sur notre

routine quotidienne est une vraie discipline, une voie d’éveil. Avoir une bonne posture dans tout ce

que nous faisons, ne pas être maladroit, parce nous manions tout l’univers. Rester clair avec l’autre,

c’est rester clair avec tous les êtres. Ne pas s’embrouiller dans ce que nous ne sommes pas, dans les

complications égocentriques.

La présence à l’instant demande une attention, un effort permanent, même si ça devient plus

facile avec le temps, avec la pratique – plus automatique, comme disait maître Deshimaru. Une fois

j’ai entendu Philippe Coupey dire : « Bodhisattva, c’est un vrai boulot ! » Et ça m’avait

impressionné.

« Le glorieux chef-d’œuvre de l’homme, c’est vivre à propos. »

Vivre à propos c’est s’harmoniser avec l’ordre cosmique, comme disait maître Deshimaru.

Dire la même chose avec des mots différents, à des siècles différents. Des mots dits par des hommes

de cultures totalement dissemblables, mais qui expriment le Dharma, la Loi. Qui n’est pas une

philosophie ou une religion particulière, liées à un pays ou à une culture.

Mondo

Je ne suis pas spécialiste de Montaigne, je ne l’ai pas tellement lu… donc je ne voudrais pas

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te poser une colle. Mais il me semble que Montaigne parle d’humanisme – c’est-à-dire

mettre l’homme au centre du monde, après le Moyen Âge où c’était surtout la théologie qui

prédominait. Alors les rapprochements, c’est bien. Mais il ne me semble pas que le zen soit

un humanisme, en tout cas je ne le vois pas comme ça. Dans le zen, on ne met pas l’homme

au centre de tout, il me semble que l’optique est un peu différente. Est-ce que tu pourrais

donner ton point de vue là-dessus ?

Ce sont un peu des mots. Le zen est la voie du Bouddha, et la voie du Bouddha, on peut dire

que c’est un humanisme – pas dans le sens de mettre l’homme au centre. L’amour, la

compassion… pas seulement la sagesse.

Montaigne, c’est la sagesse qu’il exprime à ce niveau-là.

C’est un rapprochement, dont je ne suis pas l’origine. Des études ont été faites notamment

sur France Culture par Raphaël Enthoven et André Comte-Sponville (qui pratique d’ailleurs

zazen). Ils ont fait une émission, qui a été ensuite retranscrite et mise en livre, qui s’appelle

Montaigne ou la voie du milieu. Ils ont fait des parallèles, mais jusqu’à un certain point.

C’est pourquoi je cite Obaku, maître Deshimaru, etc. Ces paroles sont quand même

troublantes, et me semble-t-il totalement originales par rapport à l’époque de Montaigne,

notamment l’époque des guerres de religion. C’est quelqu’un qui est allé très loin. Mais

comme je l’ai dit hier : jusqu’où ? Je ne sais pas. C’est intéressant de prendre ce parallèle et

de voir que dans notre propre culture, certaines personnes disent des choses qui ont vraiment

une résonance avec notre pratique. Moi-même, je n’ai pas lu directement tous les Essais ;

d’ailleurs, quand on les lit, on voit qu’ils contiennent un tas de choses qui ne sont pas

directement en prise avec ça.

D’accord.

Et puis ça change, un petit peu… De toute façon on dit toujours la même chose dans les

kusen, dans les teisho, les enseignements. Puisque dans notre pratique, ce qui important est

la répétition, user l’illusion – à la fois subitement et en même temps peu à peu.

Kusen du samedi 11 juillet 2009, 11h00

Quels que soient les phénomènes extérieurs1 ou intérieurs, intégrez-les dans zazen. Il n’y a

rien qui ne soit inclus dans cet instant, dans cette réalité.

Alors, la strophe 25 du Shōdōka de maître Yōka Daishi :

Compréhension du principe et compréhension de l'enseignement vont de pair.

Lorsque concentration et sagesse sont parfaitement claires, on ne stagne pas dans le vide.

L’enseignement du zen n’est pas un enseignement didactique, universitaire. Bien sûr, c’est

important de lire les commentaires, les traductions. Mais si ce n’est pas relié à la pratique de ce

corps-esprit en zazen, c’est comme admirer une pomme peinte sur un tableau et dire qu’on sait ce

que c’est, qu’on connaît son goût. Dans notre Voie, il est important de croquer la pomme.

D’ailleurs, je ne devrais pas dire « dans notre Voie »mais « sur la Voie ».

Dans l’enseignement, les mots sont à double tranchant. Ils peuvent donner une direction vers

l’Innommable. Mais si le mental s’y accroche, ils peuvent être source de confusion ou servir de

prétexte au mental qui est au service de l’ego pour rejeter l’enseignement ou d’en faire sa propre

sauce. Par exemple, la célèbre phrase de Dōgen : « Shin jin datsu raku » (rejeter corps et esprit,

laisser tomber corps et esprit), qu’est-ce que ça veut bien dire pour quelqu’un qui ne pratique pas ? 1 De nombreuses discussions se font entendre dans la cour à l’entrée du dōjō bien que les fenêtres soient fermées.

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Même pour ce qui nous concerne, pratiquants de la Voie. N’oublions jamais que les mots sont des

outils et ne sont pas la réalité telle quelle.

Maître Deshimaru insistait sur la manière de recevoir le kusen. L’enseignement pendant

zazen ne doit pas être analysé, décortiqué mais intégré dans notre assise comme les conversations

dans la cour, les bruits de verre, les courants d'air, les chants d’oiseaux, les parfums d'encens, la

douleur aux genoux, qui enseignent tout autant.

Pratiquer et écouter les sons dans le dōjō, donner et recevoir le kyosaku, plier le kesa, faire

sanpai, gassho, chanter ensemble. Chacun d’entre-nous est enseigné et enseigne à son tour. En fait,

on ne peut pas en faire le tour. Si vous faites une sesshin, ça se sent encore plus.

Il y avait un maître du zen Gutei (Juzhi) qui levait le pouce quand on lui posait une question

sur le Dharma. C’était sa façon de montrer que la compréhension du principe et la compréhension

de l’enseignement vont de pair.

Kusen du dimanche 12 juillet 2009, 11h00

Je continue avec la 25ème

strophe du Shōdōka de maître Yōka Daishi :

Compréhension du principe et compréhension de l'enseignement vont de pair.

Lorsque concentration et sagesse sont parfaitement claires, on ne stagne pas dans le vide.

Hier, j’ai mentionné Gutei. Gutei était un maître Chan Chinois du 9ème siècle. Et il s’était

retiré dans un ermitage de montagne, pratiquant zazen constamment et chantant le Juryō qui est un

chapitre du sūtra du Lotus.

Un jour, il reçut la visite d’une jeune nonne qui lui posa des questions sur le Dharma. Mais,

Gutei était incapable de sortir un mot sur l’enseignement, sur le zen. Peut-être était-il troublé,

l’esprit ailleurs ? Ou tout simplement, il ne savait pas quoi dire... Alors, il alla voir Tenryū, son

maître. Il lui raconta l’histoire et lui demanda de l’enseigner. Alors, Tenryū dressa simplement son

doigt. On ne sait pas si c’est le pouce ou un autre doigt. En tout cas, ce n’est pas un geste

équivoque. C’était une façon d’éveiller son disciple, de signifier que tout est là, dans l’instant, la

réalité complète, infinie. Alors, Gutei s’éveilla. Et désormais il répondit aux questions en levant lui

aussi le doigt. Ce n’était pas de l’imitation. Il avait vraiment compris.

Il eut quelques disciples. Un jour, il entendit parler d’un de ses disciples qui levait aussi le

doigt à chaque fois qu’on lui demandait ce que son maître avait enseigné. Alors, Gutei convoqua

son disciple et, comme il vit qu’il ne savait pas ce qu’il faisait, brusquement il lui trancha le doigt.

Le disciple s’éloigna en pleurs et Gutei le rappela et leva son doigt. Alors, le disciple s’éveilla à son

tour.

Compréhension du principe et compréhension de l’enseignement vont de pair. Lorsque

concentration, dhyāna – ce que nous faisons en ce moment – et sagesse, prajñā ou hannya, sont

parfaitement claires, on ne stagne pas dans le vide. La sagesse hannya – comme dans Hannya

Shingyō – est au-delà de toutes les conceptions. Elle n’est ni conformisme, ni excentricité. Notre

pratique est la fusion d’une attention totale et d’une créativité permanente à partir de la

compréhension du principe. Faire la cuisine, nettoyer le dōjō, accueillir les nouveaux, faire un

kusen, écouter un kusen (ou plutôt, recevoir un kusen), donner le kyosaku, le recevoir, battre le

tambour, sonner la cloche, nettoyer les toilettes, arroser les plantes... On peut créer même dans les

tâches apparemment les plus humbles. La Voie du Milieu, c’est ainsi : ne pas stagner sur les

phénomènes et ne pas stagner sur le vide, sur la vacuité. C’est la Voie qui monte et aussi la Voie qui

descend, comme disait Shunryū Suzuki.

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Mondo :

Ce n’est pas à proprement parler une question. Ton kusen était très intéressant mais certains

textes qui parlent de ce kōan disent qu’il s’agissait du pouce. Il me semble que tu n’as pas

précisé que le disciple a obtenu l’Éveil par le fait qu’il ne pouvait plus lever le pouce, donc

il ne pouvait plus imiter. Et je me rappelle que maître Deshimaru disait : « N’imitez pas les

Japonais. » Ça veut dire que la transmission, Bodhidharma l’a apportée en Chine et le

Chan en a fait une spécificité chinoise. Quand il est passé par maître Dōgen de Chine au

Japon, il y a eu zazen avec sa spécificité. Et maître Deshimaru qui était considéré comme le

Bodhidharma des temps modernes disait souvent : « N’imitez pas les Japonais. » C’est-à-

dire pratiquez un zen typiquement occidental avec notre spécificité...

D’accord, je t’ai compris...

… Je te remercie pour ton kusen d’une part et, d’autre part, de nous avoir épargné la litanie

de la lignée aujourd’hui.

Alors je voudrais dire à propos de l’histoire de Gutei qu’il y en a plusieurs versions. Ça s’est

passé il y a très longtemps, hein ? Donc... Ce sont des histoires racontées. En ce qui

concerne ce que tu as dit sur ne pas imiter, c’est très important effectivement. Mais... mon

maître lui-même me dit que lorsque j’enseigne il ne faut pas que je l’imite, lui. Cela dit, on

ne peut pas non plus créer à partir de rien. Les Japonais se sont aussi inspirés de

l’organisation des temples chinois. Même nous, nous devons nous appuyer sur leur

expérience pour ce qui est essentiel mais, effectivement, ne pas prendre le risque de tomber

dans un formalisme qui ne serait pas vécu de l’intérieur, qui nous serait trop étranger.

D’autre part, en ce qui concerne les Patriarches, je ne suis pas opposé par principe au fait de

chanter la lignée. D’ailleurs, je l’ai fait lorsque j’ai dirigé une journée de zazen ici. En outre,

dans l’eko court qui a été lancé par l’ino, il y a la lignée des patriarches. Elle y est comprise

en entier. Simplement, je pense que les cérémonies ne doivent pas être trop longues. Et il

faut faire très attention, lorsqu’on allonge et l’on complexifie les cérémonies, du risque de

formalisme, de se transformer en clergé, et aussi du risque de tomber de façon subtile dans

des choses qui sont étrangères à notre Voie comme par exemple faire des patriarches un

objet de dévotion, un culte. Mais, bien sûr, il est très important dans notre Voie de savoir que

notre pratique a une histoire très, très longue, quelque chose de fondamental qui s’est

transmis de maître à disciple depuis des générations et des générations. Et ça c’est bien de le

célébrer aussi. En tout cas, notre pratique doit rester vivante.

Alors, moi, justement, j’ai un petit problème avec le pouce parce que, euh... le pouce, euh...

obtenir le, euh...

Ce n’est pas important l'histoire du pouce. J’ai vu un sumi e qui montre Gutei en train de

lever l’index. Simplement, c’était sa façon d’exprimer ce qu’on appelle l’Ainsité : tout est là,

dans l’instant, et quelque part, c’est inexprimable. C’est ça, hein (le gōdō lève son pouce).

Mais bien sûr, quand le maître de Gutei a levé le pouce ou le doigt, quand Gutei l’a fait lui

même, ils s’adressaient à des gens qui avaient des années de pratique et d'enseignement

derrière-eux. Mais, il y a un moment où il faut lâcher le mental, où les dernières résistances,

il faut les laisser s’effacer. Et l’histoire du zen regorge d’histoires comme ça. Alors, c’est un

peu pittoresque ces histoires-là... Il faut les prendre pour ce qu’elles sont pour montrer que

c’est une pratique extrêmement vivante. Et surtout, on ne peut pas conceptualiser, on ne peut

pas attraper l’essence du Dharma, le Shōbōgenzō. Comme disait Yōka Daishi dans un

poème précédent : « C’est inconcevable. » Et le fait d’admettre que c’est inconcevable fait

partie de notre pratique. Alors, ça peut être lever le pouce, ça peut être n’importe quoi

d’autre.

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Ça peut être pour évoquer une attention vigilante, tout simplement, qu’il a levé le doigt.

Pour moi, ça n’évoque rien, sinon la vigilance.

Pas seulement. Il faut continuer zazen. C’est comme les pilotes d’avion. Les heures de vol,

c’est important. Oui, la vigilance, c’est important. C’est de concentration dont il est question

dans le poème. Mais la sagesse, c’est important aussi – hannya. Et ça, ce n’est pas

mesurable, c’est la compréhension du principe, profondément. Ce n’est pas une

compréhension qui vient de là (le gōdō fait un geste vers son cerveau). Je pourrais te

raconter une autre histoire zen. Je ne sais plus quel est le maître2 qui recevait quelqu’un qui

savait tout sur le zen. Et le maître lui verse du thé et une fois que le verre est rempli, il

continue à verser et le thé se répand partout. Et il lui dit : « Votre esprit est comme ce verre.

Comment pouvez-vous recevoir l’enseignement ? Je ne peux pas en rajouter, c’est trop

plein ! » Il y en avait un autre3 qui avait éveillé un de ses disciples tout d’un coup en

soufflant une bougie et le disciple4 s’était retrouvé dans le noir. Il n’y a pas de règle. Mais

ça, ça n’a pas de signification d’un point de vue ordinaire. Ça remonte à l’histoire du

Bouddha quand Mahākāśyapa a souri au moment où Bouddha a fait tourner une fleur. C’est

la transmission sans concept.

Kusen du mardi 14 juillet 2009, 11h00

Comme vous pouvez l’entendre5, on commémore à l’occasion de la Fête nationale la prise

de la Bastille par le peuple de Paris le 14 juillet 1789.

Cette année-là, exactement à l’autre bout de la Terre, au Japon, Ryōkan, moine zen, poète et

calligraphe devenait shusso, chef des moines dans le temple où il résidait. A la mort de son maître,

le supérieur du temple, il ne s’entendit pas avec le nouvel abbé et il partit se retirer dans un ermitage

de montagne pendant quinze ans. C’est là où il écrivit les plus beaux de ses poèmes. Je vais vous en

lire deux ou trois à l’occasion, sans aucun commentaire. Il n’y a rien à rajouter...

J'habite une forêt profonde

Les glycines poussent chaque année un peu plus

Nulle préoccupation mondaine ne m'atteint

Parfois un bûcheron chante

Je recouds ma robe de moine au soleil

Je lis des poèmes à la lumière de la lune

Je voudrais dire aux hommes

Que pour être heureux peu de choses sont nécessaires.

Une cabane délabrée de quelques mètres carrés

Toute la journée sans voir personne

Assis paisible devant la fenêtre

On entend juste le bruit des feuilles qui tombent.

Depuis que j’habite cet endroit

Je ne sais combien de temps a passé

Si la fatigue vient 2 Nan-In (1868 – 1912).

3 Ryutan Soshin (Longtan Chongxin, 760 – 840).

4 Tokusan Senkan (Deshan Xuanjian, 780 – 865).

5 Des bruits d’hélicoptères et d’avions à réaction se font entendre continûment.

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J’étends mes jambes et dors

Si je suis reposé je mets mes sandales et pars

Les louanges des hommes m’indiffèrent

Comme leurs moqueries

Mon corps né d’un père et d’une mère

Suit son karma et cela suffit à me réjouir

La fenêtre est ouverte sur la nuit paisible

Assis, méditant, enveloppé dans ma robe de moine

Le nez aligné avec mon nombril

Les oreilles et les épaules droites

La pluie s’est arrêtée

Mais quelques gouttes tombent encore du toit

À cet instant une émotion merveilleuse m’envahit

Et moi seul le sait.

Kusen du Samedi 25 juillet 2009, 11h00

Ne suivez pas les pensées.

Dès que vous vous apercevez que vous êtes prisonnier de votre monde interne, revenez à la

posture, à la respiration, spécialement à l’expiration vers le ventre. Mais développez aussi une

conscience panoramique : observation de ce qui apparaît à l’intérieur, à l’extérieur, tout ce qui

constitue la réalité totale de l’instant.

La 27ème

strophe du Shōdōka, de maître Yōka Daishi :

J’ai traversé fleuves et océans, franchi montagnes et rivières.

En quête de la Voie, j’ai interrogé les maîtres et pratiqué le zen.

Depuis que j’ai trouvé le chemin de Sōkei,

Je sais que vie et mort ne me concerne pas.

Maître Deshimaru, dans son commentaire de cette strophe, dit qu’à l’époque du Chan en

Chine, les moines ne devenaient pas moines de père en fils, comme dans le Japon moderne, mais

qu’ils voyageaient de temple en temple jusqu’à trouver leur maître - J’ai traversé montagnes et

rivières.

Le chemin de Sōkei que Yōka a trouvé, c’est le temple où enseignait maître Eno, Houei

Neng (Huineng, 638-713), en Chinois.

Yōka arrive au temple et se présente devant maître Eno. Il a une question importante à poser,

mais, contrairement à l’usage, il ne se prosterne pas, il ne fait pas sanpai. Alors Eno le lui fait

remarquer et Yōka dit : « Le temps passe très vite, tout est impermanent, je n’ai pas de temps à

perdre en choses inutiles. Puisque c’est comme ça, je m’en vais. » Alors Eno, au lieu de lui dire :

« Casse-toi, pauvre moine », comprend que Yōka est en proie à une tension intérieure. Il a pratiqué

de nombreuses années mais reste bloqué sur un point, le point de l’impermanence.

Alors il lui dit : « Réalisez aussi le non-né. » Et à ce moment-là, Yōka s’éveilla.

Le non-né ou non-advenu, comme on dit dans le bouddhisme traditionnel, ce n’est pas

quelque chose que l’on ne possédait pas et que l’on obtient par la pratique. C’est tout simplement

lorsque cesse la transmigration, c’est-à-dire l’identification à notre monde intérieur, aux pensées,

aux émotions, au corps. Les phénomènes sont vus dans leur naissance, leur déploiement et leur

disparition. Naturellement, la conscience retrouve l’esprit vaste, la nature originelle, "sa" nature

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24

originelle.

C’est cela que l’on appelle le non-né.

Kusen du dimanche 26 juillet 2009, 11h00

Hier, j’ai cité le poème 27 du Shōdōka de Maître Yōka Daishi :

J’ai traversé fleuves et océans, franchi montagnes et rivières.

En quête de la Voie, j’ai interrogé les maîtres et pratiqué le zen.

Depuis que j’ai trouvé le chemin de Sōkei,

Je sais que vie et mort ne me concernent pas.

Le chemin de Sōkei, c’est le lieu où enseignait Maître Eno que Yōka Daishi a rencontré, j’ai

raconté l’épisode hier.

Comment peut-on dire honnêtement : « Vie et mort ne me concernent pas. », ne me

concernent plus ? Maître Eno avait dit à Yōka (je résume) : « La conscience de l’impermanence,

c’est important, mais réalisez aussi le non-né. »

Dans le samādhi de zazen, il n’y a plus rien. S’il n’y a plus deux, il n’y a ni illusions ni

satori, ni moi d’un côté ni Bouddha de l’autre, ni naissance ni mort. La naissance et la mort des

phénomènes sont perçues à partir de l’esprit originel.

Maître Deshimaru disait : « Quand on a le satori, il n’y a pas de satori. Rien de spécial ». Il

disait aussi que notre vie est comme un champignon qui surgit rapidement après l’averse et retourne

rapidement à la terre. Même si ce corps illusoire et limité, vit et meurt d’une certaine façon, l’esprit

originel est toujours-là. Mais attention, n’en faites pas un concept : les mots peuvent être des pièges.

Tout se joue d’abord sur le zafu, c’est Gérard Pilet qui dit : « Sur le zafu, pratiquez-vous le

non-né, ou suivez-vous ces pensées qui naissent et qui meurent ? ». Quand on ne les suit pas, quand

on ne s’identifie à rien, le fait que l’on voit la naissance et la disparition des phénomènes fait que

nous réalisons ce qui ne bouge pas : le non-né.

À ce niveau de conscience, on peut peut-être dire qu’effectivement, naissance et mort ne me

concernent plus.

Mondo

Qu’est-ce qu’on doit faire lorsqu’on se trouve soi-même dans des circonstances difficiles ?

Par exemple, si on a besoin de faire de petits mensonges pour avancer dans sa carrière, ou

si on trouve de la culpabilité (dans l’Église chrétienne), c’est mieux de ne rien dire et

d’éviter toute confrontation, ou c’est mieux d’essayer de dire quelque chose vers un

processus de réconciliation.

Je n’ai pas compris ce que vous voulez dire à propos de l’Église chrétienne.

J’ai vu une fois une petite chose qui représente l’avidité, après je coupe, et pour moi, c’est

un dilemme. Est-ce qu’on dit quelque chose qui peut être une confrontation, mais peut-être

change petit à petit, et le monde… ou est-ce mieux d’éviter toute confrontation ?

Vous êtes chrétienne ?

Non, pas spécialement. C’est un exemple. Mais aussi, comme maintenant dans le monde,

quelquefois, c’est difficile d’avancer sans créer quelque chose, si on dit toujours trop de

vérité par exemple.

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Ce n’est pas toujours facile, il faut faire attention avec ce qu’on appelle « la vérité » ;

d’abord, parfois, c’est sa vérité, la plupart du temps d’ailleurs. Même si, par exemple, on

pratique beaucoup zazen et qu’on a beaucoup d’intuition, il faut faire attention à ne pas

assener la vérité, à ne pas brutaliser les gens avec la vérité. Si quelque chose ne nous paraît

pas juste du tout, il n’y a pas de recette toute faite. À ce moment-là, c’est la sagesse, hannya,

développée par la pratique de zazen, qu’il faut laisser s’exprimer. Et la laisser s’exprimer, ça

peut vouloir dire agir. Et ça peut signifier aussi ne pas agir. Comme chaque instant est

unique, chaque circonstance est totalement unique. Bien sûr, dans notre pratique, il y a les

préceptes qui sont un peu comme des balises pour nous rappeler certaines choses. Mais ces

préceptes sont totalement inclus dans la pratique, totalement vécus à partir de la pratique, et

non pas quelque chose qu’on va plaquer là-dessus. Je pense que ce qui est important est de

pratiquer zazen. À ce moment-là, l’action juste ou la parole juste, qui font partie des huit

sentiers énoncés par le Bouddha Śākyamuni, apparaîtront d’elles-mêmes.

J’avais une question par rapport aux gakis. J’ai remarqué qu’en sesshin, on laissait des

bouts de pain aux gakis et je voulais savoir si, en fait, c’est plutôt symbolique. Ils n’existent

pas en dehors de ce monde-ci ? Il n’y a pas de gakis dans un autre monde qui ont faim ? La

faim, c’est plutôt sur terre.

Bien sûr, disons, c’est un peu comme toutes les différentes divinités dans le bouddhisme

tibétain, par exemple. Ce ne sont pas des divinités, des choses un peu magiques qui existent

en dehors de nous, ou des êtres surnaturels. On va dire que ce sont des énergies, des

tendances. On est tous tiraillés par nos désirs, nos envies, notre côté un peu animal parfois et

le rite des gaki consiste à leur donner un peu à manger : on crée un espace entre soi et cette

avidité, on crée une distance, un non-attachement. Donner un bout de pain devient un

processus spirituel, mais il n’y a pas de petits gaki, de petits lutins. Ou alors, je n’en ai

jamais vu...

Quelqu’un qui est handicapé de façon importante peut-il pratiquer le zen ?

Oui, tout à fait. Je me souviens avoir vu à la Gendronnière, dans le passé, un unijambiste. Et

je me souviens même avoir vu quelqu’un qui n’avait plus de jambes pratiquer zazen. Oui,

bien sûr, et même, si l’on n’est pas gravement handicapé, on peut pratiquer sur une chaise.

La pratique de zazen, la pratique profonde de zazen est pour tout le monde ! Je pense, par

contre, qu’il y a des handicaps psychiatriques qui sont, là, bien plus invalidants qu’un

handicap physique

Kusen du mercredi 29 juillet 2009, 19h00

Dans la strophe 28 du Shōdōka de Maître Yōka Daishi :

Marcher est zen, s’asseoir est zen.

Parler, se taire, bouger, être immobile, le corps est en paix.

Face à la lame de l’épée, l’esprit est tranquille.

Face au poison, il reste calme.

Zazen n’est pas limité à la posture assise. Souvent, au début de la pratique, on pense que

parce qu’on pratique zazen, la moindre chose que l’on dit, que l’on fait, que l’on pense est « zen ».

Mais, c’est de l’imagination.

Pendant zazen, il y a concentration sur la posture, la respiration, mais aussi l’observation,

plus spécialement l’attention – ce que le Bouddha nommait samatā, une présence totale à l’instant,

avant toute interprétation. L’attention est un état de conscience subtil, panoramique, qui englobe

tout ce qui est ainsi, à l’instant même, sans nommer, sans juger, sans conceptualiser.

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La pratique de zazen dans le dōjō présente les conditions idéales pour pratiquer cela, une

sorte de laboratoire pendant une heure. Mais Maître Deshimaru disait que les vingt-trois autres

heures sont tout aussi importantes. Avec la répétition de la pratique, l’attention devient naturelle,

inconsciente, à toute heure de la journée.

Si l’on n’oublie pas qu’il faut parfois revenir consciemment à cette pratique, alors on peut

dire effectivement : « Marcher est zen, s’asseoir est zen. Parler, se taire, bouger, être immobile, le

corps est en paix. ».

Kusen du vendredi 31 juillet 2009, 19h00

Dans le 30ème

poème du Shōdōka de Maître Yōka Daishi :

Combien de fois suis-je né ? Combien de fois suis-je mort ?

Vie et mort vont et viennent sans fin.

On peut lire ce poème de plusieurs points de vue. D’abord celui de la condition humaine

inéluctable. Du point de vue bouddhiste, du karma, le cycle des renaissances. On peut le voir aussi

du point de vue du bodhisattva qui ne subit plus le cycle des renaissances, mais qui choisit de

renaître pour aider tous les êtres, toutes les existences – c’est le sens des quatre vœux que l’on

chante à la cérémonie.

La vie et la mort, ce n’est pas seulement la vie et la mort de ce corps, mais ce qu’on peut

expérimenter pendant zazen : la vie et la mort à chaque instant, l’apparition et la disparition.

Réaliser profondément l’absence de substance continue de ce corps-esprit – absence de

nous-mêmes, comme disait Maître Deshimaru. « À chaque instant tout sort de rien », disait Maître

Suzuki. Et il ajoutait : « C’est la vraie joie de la vie ».

Pendant zazen, les états de conscience changent constamment. L’état de notre corps, même

au niveau cellulaire, évolue, se transforme. Les pensées, les sentiments, les sensations du corps

naissent, se déploient dans la conscience et disparaissent... à condition d’abandonner corps et esprit

pendant zazen, d’abandonner toute saisie et tout rejet.

À ce niveau de conscience, on peut dire avec Maître Yōka Daishi, dans un poème précédent

du Shōdōka : « … vie et mort ne me concernent pas. ». C’est la grande paix de zazen et la grande

liberté.

Kusen du vendredi 31 juillet 2009, 19h00

Le poème 32 du Shōdōka... En fait, c’est la 32ème

strophe d’un long poème écrit par Yōka

Daishi, un maître du Chan chinois.

J'entre dans la montagne profonde où j'habite un ermitage,

Sous le grand pin d'une cime escarpée plongeant dans l'abîme,

Je m'assois tranquille et sans soucis dans mon humble demeure,

Retraite silencieuse, sereine simplicité.

Même si ce poème évoque un splendide paysage, il s’agit en fait de notre état intérieur

pendant zazen. Je parle souvent de la montagne de la posture. Elle est aussi la montagne profonde

de l’esprit. C’est un lieu où l’on est seul avec soi-même. Un lieu où l’on s’empoigne soi-même,

disait Kōdō Sawaki, un lieu où il n’est plus besoin de se protéger, de jouer un rôle, de se mentir à

soi-même et où ce « soi-même » ne peut plus nous encombrer.

Si vous pratiquez cela, vous vous détendez vraiment et vous aidez les autres naturellement.

Un autre maître du zen qui s'appelait aussi Daichi a écrit :

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Où que tu sois, quand tu es non pensée (mu shin), c’est la montagne.

Et où que soit cette montagne bleue, tu es chez toi.

C’est zazen : revenir à notre ermitage de montagne, le monastère intérieur.

Kusen du mercredi 09 septembre 2009, 12h30

Prenez bien l’appui sur les genoux et redressez bien la colonne vertébrale. La posture de

zazen est ancrée dans la terre, ce qui permet de s’élever, de s’étirer vers le ciel sans tension

excessive. On rentre légèrement le menton pour étirer la nuque. On peut le sentir derrière les

oreilles. On détend bien les épaules, le ventre. Le tranchant des mains est bien placé au contact sur

le bas du ventre, à deux doigts au dessous du nombril. Les pouces se touchent délicatement au-

dessus des autres doigts. On observe la respiration en prenant soin d’accompagner l’expiration

jusqu’à son terme.

On laisse la conscience grande ouverte, qui accueille tout mais ne stagne pas sur quoi que ce

soit.

Suite du 32ème

poème du Shōdōka de Yōka Daishi que j’ai déjà cité la semaine dernière :

J'entre dans la montagne profonde où j'habite un ermitage,

Sous le grand pin d'une cime escarpée plongeant dans l'abîme,

Je m'assois tranquille et sans soucis dans mon humble demeure,

Retraite silencieuse, sereine simplicité.

Pendant zazen, si la prison du moi s’entrouvre, nous sommes exactement « sous le grand pin

d’une cime escarpée plongeant dans l’abîme ». L’esprit de Bouddha, en effet, est d’une hauteur

infinie et d’une profondeur insondable. Que l’on regarde vers le haut ou vers le bas, il est

impossible de le circonscrire.

Ce vide insondable dont parle Bodhidharma n’est pas effrayant. C’est un lieu de paix où

chaque instant est parfait tel qu’il est. Rien ne manque, rien n’est en trop. C’est ça la sereine

simplicité.

Abandonner toutes saisies et tous rejets, ne pas chercher non plus à attraper Bouddha, à

arriver jusqu’en haut de la cime et jusqu’au fond de l’abîme. Simplement vivre au milieu du monde,

être le monde. Il faut juste lâcher prise au dessus de l’abîme.

Kusen du mercredi 16 septembre 2009, 12h30

Réalisez un bon ancrage sur la terre, dans une bonne assise du bassin légèrement basculé au

niveau du périnée. Étirez bien la colonne en rentrant bien le menton. Détendez les épaules, le

ventre. Le tranchant des mains est bien placé sous le nombril. Posez tranquillement le regard devant

vous et jetez-vous dans zazen. Simplement, laissez l’expiration aller jusqu’au bout.

Pratiquer zazen, c’est devenir simple d’esprit, pas simple d’esprit comme les participants de

Secret Story à la télévision, mais la vraie simplicité.

La plupart du temps, dans la conscience ordinaire de la vie quotidienne, on est tellement pris

dans le flot continu du mental qu’on ne sait même pas qu’on pense – sauf quand on réfléchit à une

question particulière. Ça, c’est autre chose.

Pendant zazen, la conscience s’apaise peu à peu même si, parfois, on a l’impression de trop

penser. En fait, c’est parce qu’on découvre, pour les débutants, la discontinuité des pensées.

Au début, la grande surprise de zazen, c’est de découvrir qu’il peut y avoir des espaces de

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pure conscience éveillée sans pensées. Et puis on se remet à penser. Alors on est déçu. Mais ce qui

se produit en fait, c’est d’assister à la naissance et à la disparition des pensées, des émotions, des

stimulations extérieures.

Pratiquer zazen, ce n’est pas s’anesthésier, mais réaliser la conscience au-delà de la pensée et

de la non-pensée, hishiryō. Ce n’est pas un état mystique particulier, mais lorsque ce qu’on appelle

le petit moi est en harmonie avec ce que Maître Deshimaru appelait « l’ordre cosmique ».

C’est très précieux, c’est se donner l’opportunité de ressentir des perceptions brutes,

immédiates, avant qu’on ne les trafique et qu’on les édulcore. Par exemple, ce n’est pas « j’entends

les bruits de la rue », il y a juste l’acte d’entendre. Pareil pour le kusen.

Les différents maîtres ont utilisé des expressions particulières. Dōgen disait que la vision

juste se restaure. Avant lui, en Chine, Obaku parlait de silencieuse coïncidence et Maître

Deshimaru, de retour à la condition normale.

C’est ne plus se laisser abuser par ses propres fabrications. Il suffit de ne pas les suivre et de

ne pas faire barrage non plus.

Kusen du mercredi 16 septembre 2009, 12h30

Prenez bien appui dans le sol avec vos genoux ainsi que sur le zafu. Le socle de la posture

est très important, bien ancré dans la terre, sans crisper les muscles des cuisses. C’est la bascule du

bassin qui produit cet effet. On étire bien la colonne vertébrale, on relâche les épaules. Le tranchant

des mains est bien au contact avec le bas ventre, les pouces sont horizontaux. Le visage est détendu,

la pointe de la langue est en contact avec le palais. Les sont yeux mi-clos. Le regard est passif,

simplement déposé devant soi à 45°. Gardez une position souple et corrigez-la imperceptiblement, à

chaque instant. Accompagnez également l’expiration jusqu’à son terme, vers le ventre.

Le poème 33 du Shōdōka de Yōka Daishi :

Quand on s'éveille, on comprend que les mérites n'existent pas.

Tout est différent du monde conditionné.

Lorsque nous sommes au cœur de zazen, quand zazen fait zazen, il y a juste présence pure :

les sensations, les perceptions, les émotions, les pensées sont telles quelles, avant les interprétations.

Alors, où est l’ego là-dedans ?

Quand on dit que le moi n’a pas de substance, ce n’est pas un concept philosophique. C’est

la réalité que nous vivons pendant zazen. D’ailleurs, il n’y a pas de moi qui expérimente. Tant qu’il

y a l’illusion d’un moi, on veut obtenir quelque chose par la pratique : des mérites, des bienfaits de

toutes sortes. Même l’Éveil ! Mais s’éveiller, c’est comprendre que fondamentalement, nous

sommes Bouddha, infini et parfait en lui-même.

Rien à rechercher, rien à trier, rien à rejeter. C’est très simple. Pas facile, mais simple. Ça ne

veut pas dire que les mérites de zazen n’existent pas. Au contraire, ils sont infinis. Maître

Deshimaru le disait souvent, mais aussi qu’il ne faut pas s’y attacher sinon, c’est comme vouloir

retenir un chat qui est sur vos genoux et qui veut s’en aller. Si vous êtes tranquilles, il viendra

s’installer et restera. C’est permettre à l’étau du karma de se desserrer. C’est un grand apaisement et

la vraie liberté. C’est ce que signifie « Tout est différent du monde conditionné. »

Mondo

J’ai une question concernant la compassion. On dit dans le zen qu’elle vient toute seule. Or,

pour ce qui me concerne, en tout cas, je trouve que ça n’a rien d’automatique. Et qu’au

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contraire, je peux regarder une émission comme hier soir sur la deuxième Guerre Mondiale,

et toutes les horreurs qu’elle a amenées, avec un gros paquet d’indifférence. Et moi, je pense

que la compassion n’a rien d’automatique et qu’il faut vraiment réfléchir, travailler dessus,

aller la chercher au fond de soi-même, révéler quelque chose. Ou alors, c’est très bien

endormi chez moi et que la pratique de zazen…

D’accord. Et non, je ne pense pas qu’il faille chercher au fond de soi la compassion, aller la

chercher pour vouloir la plaquer sur la réalité. Je pense que la compassion, elle est là ou elle

n’est pas là. C’est tout. Ce n’est pas une question d’automatisme. Plus on pratique et moins

on se ressent séparé des autres et même de tout l’univers. Ce n’est pas un concept

philosophique. Ce n’est pas des grands mots. C’est une réalité. C’est, je peux en témoigner,

le fruit… voilà un mérite de la pratique de zazen. Je parlais des mérites, justement.

« Compassion », étymologiquement, veut dire « souffrir avec », c'est-à-dire expérimenter

complètement l’autre qui est en face de soi. Mais ça ne veut pas dire s’identifier à sa

souffrance. D’ailleurs, on ne pourra l’aider que si on ne plonge pas avec lui. Alors, si ça se

trouve, tu éprouves beaucoup de compassion, tu expérimentes beaucoup la compassion,

mais tu la confonds peut-être avec ce que l’on peut appeler de la pitié – la compassion au

sens ordinaire. Il y a plein de gens qui veulent absolument aider les autres. Ça part d’un bon

sentiment, mais, la plupart du temps, ça tombe à coté parce que c’est simplement une

projection égocentrique. Ils sont persuadés que leur propre conception du bien et du bon

s’applique à l’autre alors que ce n’est pas forcément le cas. Cela dit, c’est important de

continuer la pratique. Et puis, les moments où l’on est un peu perdu parce que, par exemple,

le mental ou les émotions nous envahissent un peu trop, on ne peut pas aider, on ne peut pas

éprouver la compassion parce que là, à nouveau, on est enfermé dans notre bulle. Il faut

l’accepter, il faut le voir et puis on continue… on continue à pratiquer. D’accord ?

J’ai une question sur le concept de non concept, ou « au-delà du concept ». J’aime bien une

phrase qui dit que la liberté est inconcevable parce qu’elle est au-delà du concept. Qu’est ce

que ça veut dire ?

C’est expérimenter ce dont j’ai parlé tout à l’heure pendant le kusen. Justement. C’est la

réalité avant les concepts. C’est avant de juger en bien, en mal, agréable, désagréable.

Quand on vient s’asseoir en zazen, on se donne cette liberté-là.

Alors, pourquoi elle est inconcevable ? Pourquoi on ne peut pas la concevoir ?

Parce que ça nous fait accéder à la réalité qui est infinie, que par essence nous ne pouvons

pas cerner. On ne peut pas en dessiner les contours. Par définition, le moi limité ne peut pas

concevoir Bouddha, ne peut pas concevoir la réalité telle quelle. Donc, abandonnez cette

idée qu’un moi peut comprendre la dimension ultime de la Voie. Vraiment, laissez tomber

ça. Abandonnez ça. Et quand on comprend ça, vraiment profondément, c’est un grand pas

sur la Voie

Alors, en fait, c’est la compréhension de mushotoku.

Oui, exactement. C’est ça mushotoku. Et c’est profondément abandonner l’idée d’obtenir

des mérites. Parce qu’on peut espérer les mérites de zazen qui sont un peu primaires comme

être plus concentré, avoir une bonne santé, etc. Mais, au fond de soi-même, on veut résoudre

le problème de la vie, de la mort. On veut savoir exactement qui nous sommes. Tant qu’on

est accroché à cette idée-là… Bien sûr, c’est une idée formidable pour nous amener à la

pratique. C’est ce qu’on appelle bodaishin, l’esprit d’éveil. Mais, après, il faut abandonner

ça. Et c’est en abandonnant que la compréhension va se faire de plus en plus profonde.

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Kusen du mercredi 23 septembre 2009, 12h30

Ne vous perdez pas. Revenez constamment au point d’ici et maintenant.

La 37ème

strophe du Shōdōka est très courte mais Kōdō Sawaki et Deshimaru la

considéraient comme fondamentale :

Saisissez seulement la racine sans vous soucier des branches,

Comme le joyau limpide avale le rayon de lune.

L’important est d’écouter Bodaishin, l’esprit d’Éveil – aspiration profonde qui nous fait nous

asseoir en zazen – et revenir à la source à chaque zazen… ou à la racine, comme dit le poème. C'est-

à-dire, une fois assis en zazen, ne pas perdre son temps à ruminer nos projections mentales, à nous y

identifier.

Les branches sont les épiphénomènes de la pratique, c'est-à-dire ce qui n’est pas essentiel.

Par exemple, trop s’attacher aux mots, aux écrits, aux formes, à une fonction dans le dōjō. Même le

kusen, il ne faut pas trop l’écouter. Chaque instant est parfait en soi quand il n’y a plus de

séparation. Même quand il s’agit des toutes petites choses : manger la genmai, laver son bol, aller

aux toilettes, prendre un café, coudre un point du kesa. C’est comme un joyau à multiples facettes,

mais dont chacune reflète la lune entière. Il n’a pas de couleurs mais il reflète tout ce qui apparaît

avec exactitude : Bouddha, le Diable, la beauté, la laideur, la grandeur d’âme, la convoitise, etc.

Pendant zazen, on peut voir que ce bric-à-brac est insignifiant. C’est juste une partie de moi.

Comprendre ça, non seulement c’est vidanger l’ego mais c’est aussi le remettre à sa juste place pour

notre bien et celui des autres. C’est vivre le « non soi ». Ce n’est pas une perte d’identité, c’est

réaliser sa vraie nature, libre et heureux.

Kusen du mercredi 30 septembre 2009, 12h30

Pour demander le kyosaku, vous mettez les mains jointes devant vous et vous attendez qu’on

vienne vous toucher l’épaule. A ce moment-là, on fait gassho, puis on serre les pouces dans les

poings posés sur les genoux et on reçoit le kyosaku sur l’expiration.

Gardez bien la posture, rentrez le menton, poussez le ciel avec la tête. La bouche est fermée

et on laisse glisser l’expiration vers le ventre. Il y a de la force dans la posture, le dos, les reins.

Mais tout l’avant du corps est détendu : les épaules, le ventre. La posture est forte à l’extérieure et

délicate à l’intérieur.

Pendant zazen, maître Deshimaru recommandait d’alterner concentration et observation.

Une recommandation pour les personnes qui débutent parce qu’après, par la suite, ça se produit tout

seul. Par exemple, il est important de se concentrer sur la posture, la respiration… mais pas trop. Ne

pas être crispé sur ce point. Ouvrir la conscience et observer de façon neutre tout ce qui apparaît.

Pas seulement les formations mentales, mais aussi le corps. Parfois, on peut observer des nœuds,

des blocages qui sont en fait des nœuds karmiques. On observe avec douceur. On peut envoyer le

souffle vers ces blocages et la fluidité revient.

Un maître japonais, Eidō rōshi a dit : « Le dōjō n’est pas un havre de paix. C’est le haut

fourneau dans lequel se construisent les fallacieuses constructions de l’ego. » Parfois, les personnes

qui commencent zazen viennent pour la paix, la sérénité et découvrent leur chaos intérieur. Mais

aussi, parfois, des espaces de paix et de silence qui se manifestent et qui deviennent de plus en plus

fréquents à condition de ne pas les chercher, de vouloir les provoquer. Pour ce qui concerne les

formations mentales, les ressentis, les émotions : ne pas voir peur. Pour cela, maintenir l’attention

comme une flamme vive, un sabre acéré.

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Tout ce bric-à-brac apparaît pour ce qu’il est vraiment : des formations impermanentes,

conditionnées, finalement inoffensives. Zazen aide à l’intégration du moi en vidangeant son trop

plein de fabrications mentales, en les purifiant. Mais aussi en les transcendant et découvrant notre

vraie nature. Notre vraie nature, ce n’est pas un paradis particulier. C’est lorsque l’illusion d’un moi

séparé a disparu.

Mondo

Dans votre kusen, vous avez parlé de nœud karmique. Et j’aimerai une explication sur ce

qu’est un « nœud karmique ».

Un nœud karmique, ça peut se traduire par un blocage, quelque chose qu’on n’arrive pas à

dépasser, quelque chose qui est fortement ancrée en nous-mêmes pour des raisons qui

tiennent à notre histoire – l’histoire dans cette vie-ci et peut-être même avant – et qui peut se

traduire par des blocages physiques, c'est-à-dire des crispations, des sentiments d’anxiété…

Le corps et l’esprit ne sont pas séparés donc certaines choses qu’on n’a pas digérées, qui ne

sont pas vraiment conscientes, qui font partie de notre histoire s’inscrivent dans notre corps.

Et dans le silence de zazen, elles se manifestent, elles remontent d’une façon ou d’une autre

par des formations mentales ou des émotions dont on ne connaît pas trop l’origine ou encore

par des sensations physiques. C’est ça que j’appellerais « nœuds karmiques », surtout si ce

sont des choses récurrentes, des choses qui reviennent. Un nœud, c’est quelque chose qu’on

ne peut pas défaire.

Oui, un blocage mais comment faire pour s’en débarrasser ?

Pendant zazen, en fait, il ne faut pas vouloir s’en débarrasser. Il faut simplement observer.

J’ai parlé du feu de l’attention. Observer de façon presque scientifique. Zazen induit cet état

de conscience, de neutralité. Parfois, ce n’est pas facile. Parfois, on n’y arrive pas. Eh bien,

il faut observer qu’on n’y arrive pas. En fait, l’attention est toujours plus forte, plus vaste.

Mais le nœud karmique, c’est autre chose que la douleur de la posture.

Oui. Parfois, quand c’est trop fort, il faut se faire aider. Quand ça devient un obstacle à la

pratique, il faut se faire aider. Pour certaines personnes, c’est important.

Kusen du mercredi 7 octobre 2009, 12h30

Ne vous identifiez pas aux pensées, aux sensations, à ce qu’on appelle le monde intérieur.

Restez simplement en contact avec la posture, la respiration qu’on laisse s’allonger, le point de

jonction des pouces. Et ces pensées ne sont pas perçues comme exclusivement nous-mêmes. Pour

les phénomènes extérieurs, les bruits, par exemple, c’est plus facile. C’est perçu a priori comme

n’étant pas nous. Mais tout cet ensemble est simplement un contenu de conscience instantané,

impermanent, sans substance continue.

C’est pour ça que dans le poème 41 du Shōdōka, Yōka Daishi dit :

Ne recherchez pas la vérité, ne tranchez pas l'illusion,

Comprenez que les deux sont vides et dépourvus de caractère.

Maître Deshimaru n’a jamais utilisé le mot « vide » car il peut prêter à confusion : confondre

la Voie avec un nihilisme, un retour au néant. Par exemple, les multiples négations contenues dans

l’Hannya Shingyō ont été très mal interprétées dans le passé par les universitaires et les philosophes

occidentaux.

Maître Deshimaru utilisait plutôt le terme « sans substance », « sans noumène » (qui est un

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mot ancien employé par Kant). Heureusement, la traduction du poème précise que les deux sont

dépourvues de caractère et je rajouterai de caractère fixe.

Si la vérité existe, l’illusion existe également comme le pied avant dépend du pied arrière,

comme l’ombre dépend de la lumière. Ainsi, inutile de prendre l’une et de rejeter l’autre. C’est la

profonde tranquillité de zazen, la vraie joie intérieure.

C’est poser les valises du karma.

Mondo du 10 octobre 2009 – Garches

J'ai des douleurs assez inconfortables. J'ai hésité entre aller dans la douleur, y entrer,

respirer dans la douleur. Quelque part il y a attachement, je me focalise.

Non, c'est bien, la douleur il faut en quelque sorte l'apprivoiser. Ne pas lutter contre, ne pas

en faire une souffrance. Que ca reste juste une douleur. Alors on peut tout à fait envoyer le

souffle dans la douleur. On peut expirer profondément, car dans l'expiration on est plus fort.

C'est valable aussi dans la vie quotidienne, que ce soit des douleurs physiques ou des

émotions, d'expirer profondément. En général la douleur devient gérable. Pendant zazen, si

c'est trop difficile, on fait gassho, pour les autres, on change le croisement des jambes, ou

alors on se remet bien sur son zafu, on refait gassho et on continue zazen. C'est à toi de

trouver la frontière entre trop s'écouter et pas suffisamment. Zazen ne doit pas être une

mortification, une punition. Mais en même temps la rencontre avec la douleur en zazen est

incontournable, tôt ou tard on y est confronté. Surtout quand le zazen dure un peu

longtemps, qu'il y a de l'humidité dans l'air ou qu'on est un peu fatigué. On découvre

l'interdépendance concrète. On a beau avoir toujours la même pratique, ce n'est jamais

pareil. Parfois c'est un zazen confortable, parfois c'est un zazen difficile. Quoi qu'il en soit ce

n’est pas parce que l'on a mal qu'on fait un mauvais zazen, pas du tout. Quoi qu'il en soit, par

rapport à tout ça, on ne bouge pas intérieurement, on reste tranquille.

C’est à propos de kinhin, les difficultés de tout synchroniser.

Kinhin est difficile. C'est plus difficile que zazen, disait Maître Deshimaru. Pratiquer kinhin

correctement peut prendre des années. Ça va venir. C'est une marche rythmée par la

respiration. Les deux sont totalement liées. Pendant qu'on appuie sur le sol, on expire, en

même temps les deux mains pressent l'une contre l'autre, mais sans crisper les épaules. En

même temps, la racine du pouce de la main gauche est en contact avec le plexus, qui est un

centre nerveux, émotionnel, important. En même temps, le visage se détend. Le regard est

comme en zazen, sauf qu'il est placé à trois mètres devant. La jambe arrière souple,

légèrement fléchie, sert juste à équilibrer la posture. Puis on relâche naturellement. Le corps

ressent une sensation de légèreté, l'autre pied passe en avant. Au début, c'est comme

apprendre à conduire une voiture. Il y a des tensions là ou il ne faut pas, des relâchements où

il ne devrait pas y en avoir etc. Avec le temps, ça se met en place.

Kusen du mercredi 14 octobre 2009, 12h30

Un bon moyen d’apaiser le mental et de favoriser la manifestation de la conscience hishiryō,

c’est de laisser glisser la respiration jusqu’en dessous du nombril, exactement à deux doigts sous le

nombril. C’est là où le tranchant des mains doit se trouver. Souvent, les mains sont placées trop bas,

posées sur les cuisses et c’est légitime parce que ça permet d’éviter d’avoir les épaules crispées. Il

est important que les mains soient posées de manière à ce que le tranchant se trouve exactement à

cet endroit. Alors, n’hésitez pas à placer un tee-shirt, un pull en travers des cuisses pour placer les

mains. Les personnes qui le désirent peuvent aller au vestiaire chercher ce qu’il faut pendant kinhin.

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Ce point sous le nombril est le point où l’on digère… où l’on brûle les illusions. C’est le point qui

permet à la tête de redevenir froide.

Je continue à commenter la 41ème

strophe du Shōdōka, de maître Yōka Daishi :

Ne recherchez pas la vérité, ne tranchez pas l'illusion,

Comprenez que les deux sont vides et dépourvues de caractère.

Notre corps-esprit lui-même est dépourvu de caractère fixe. Nous perdons des millions de

cellules à chaque seconde. D’autres se créent. Notre cerveau est d’une plasticité étonnante,

modifiant sa biochimie en fonction de nos influences, nos rencontres, nos lectures, nos pratiques.

Ce corps-esprit est un paquet de vibrations conditionnées. Pendant zazen, on peut le réaliser

dans nos tripes de tout notre être. Et quand nous réalisons que tout l’univers phénoménal est

conditionné, impermanent, interdépendant, nous manifestons l’esprit vaste, inconditionné. Le

sentiment d’incomplétude se dissout. Maître Deshimaru n’hésitait pas à dire pendant zazen : « Vous

êtes Dieu ou Bouddha !

Qui est là ? demande Dieu à l’homme de la Voie.

Moi.

Eh bien va-t-en, répondit Dieu.

Un peu plus tard :

Qui est là ? demande Dieu.

Toi.

Eh bien entre, répondit Dieu. »

Zazen est le point d’entrée vers la connaissance de ce que le Bouddha appelait dukkha, la

soif, l’insatisfaction fondamentale, l’incomplétude.

Mondo

J’aimerais que tu me précises le rôle de la sańgha. Pourquoi est-ce important ?

La sańgha, comme tu sais, c’est un des trois trésors : Bouddha, Dharma, Sańgha. Le rôle de

la sańgha, c’est de permettre de trouver des compagnons sur la Voie. C’est très difficile de

pratiquer seul. Mais il ne faut pas se tromper sur qui sont nos compagnons de pratique.

Maître Deshimaru disait que, normalement, ce ne sont pas des compagnons de bouteille ou

de simples copains. Nous pratiquons ensemble la même Voie et nous nous aidons et nous

nous corrigeons les uns, les autres. Nous nous enseignons les uns, les autres. Ce n’est pas

une simple histoire d’enseignant à pratiquant ou de maître à disciple. Chacun enseigne et est

enseigné. Par exemple, pendant une sesshin qui dure un petit peu longtemps, ou d’une

session, à l’occasion du samu et pas seulement dans le dōjō, à de multiples occasions, même

au bar, on peut sentir l’importance de la sańgha. Mais, il faut que ce soit une vraie sańgha.

Ici, au Dōjō de Paris, il y a la sańgha des pratiquants mais en allant plus profondément, il y

a plusieurs sańgha : des gens qui suivent un maître ou un enseignant. Et comme le Dōjō de

Paris est un endroit très spécifique, très spécial, en fait, il est important au bout d’un moment

de se relier à quelqu’un pour vraiment comprendre ce qu’est une sańgha. En ce sens, c’est

un trésor pour t’aider sur la Voie.

Quelle différence fais-tu entre zazen et l’extase mystique ?

Je ne sais pas si j’ai connu l’extase mystique, mais je pense que Bouddha considérait

justement les états mystiques que l’on peut rencontrer pendant zazen comme des états

conditionnés, quelle que soient leur puissance ou leur durée. C'est quelque chose qu’on

accueille mais on ne reste pas dessus, on ne cherche surtout pas à les reproduire. Pour ce qui

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me concerne, j’ai pu vivre, principalement en dehors de zazen, certains états de conscience

que l’on peut appeler états de conscience mystique. Mais zazen m’a vraiment fait prendre

conscience que ce n’est pas la condition normale. C'est quelque chose d’intéressant mais de

totalement subsidiaire. Par exemple, à une époque, j’ai pratiqué des exercices de prāņayāna

en yoga, qui étaient extrêmement violents. On se concentrait beaucoup sur l’inspiration qui

nous faisait atteindre des états spéciaux par hyperventilation. Voilà, c’est intéressant, mais ce

n’est pas l’essentiel. La conscience hishiryō, ce n’est pas un état mystique. C’est un état de

conscience différent de l’état de conscience ordinaire.

Ma question, c’était : quelle est la condition normale ? Ce n’est pas ça, justement…

Non. La condition normale, c’est non deux.

C’est donc l’union avec le divin.

Oui, mais quelque chose qui nous permet de continuer à fonctionner, où le petit ego a sa

place, et non pas une dilution.

Il a donc son importance, le petit ego.

Bien sûr. Il nous sert à fonctionner. Mais justement, ce qui est important c’est l’Éveil. C’est

voir ça. Et ne pas considérer l’ego comme quelque chose de néfaste qui nous empêche

d’accéder à Dieu, etc. Mais simplement, ne pas s’illusionner sur ce que c’est. Maître Obaku

parlait de silencieuse coïncidence pendant zazen. Le petit moi retrouve sa place dans

l’univers. Tu vois, c’est ça qui est important.

Forcément, donc, on est toujours dans la vérité. Parce que dans l’état de non-deux, il n’y a

plus d’ego.

Plus on pratique zazen et plus cet état de non-deux se manifeste dans la vie quotidienne. Ce

n’est pas toujours conscient. Mais tu peux mesurer, par exemple, dans telle ou telle situation,

la façon dont peut-être tu te serais comporté avant la pratique et maintenant. C’est là où la

sagesse se manifeste. Pendant zazen, parfois, on rencontre des états de non-pensée, de

présence pure. C’est important. Ce sont des trésors : c’est ce qui nous permet de

comprendre. Mais, il ne faut pas s’y attacher. Maître Deshimaru mettait en garde contre trop

de religiosité. Il disait qu’il voulait réconcilier l’Orient – je pense que là, il évoquait l’Inde

qui a totalement privilégié cette religiosité, ces états mystiques et méditatifs – et l’Occident

matérialiste. Mais, je pense que ce problème se posait déjà à l’époque de Bouddha. La Voie

du Milieu, c’est ça. C’est exactement marcher sur le fil.

Donc, en fait, c’est suivre le fil d’un maître. Parce que finalement, c’est le maître qui doit

vous amener sur le fil. Sinon, la difficulté, c’est de passer d’un extrême à l’autre.

Le maître vous y amène et en même temps, il vous empêche de tomber d’un côté ou de

l’autre. En soi, il n’a pas tellement d’actions.

Il est juste passé avant.

Oui, c’est ça. Exactement. Pace qu’on peut se tromper de multiples façons. Le petit ego

justement, qui est malmené par la Voie, est prêt à saisir n’importe quoi pour reprendre le

pouvoir.

Et quelle différence alors avec une psychothérapie ?

Une psychothérapie n’est pas là pour nous éveiller au sens bouddhique du terme. Elle est là

pour nous permettre de fonctionner correctement, pour permettre de réparer un ego mal

construit ou pas bien développé à cause de papa, maman, la petite enfance, etc. Ce n’est pas

du tout à négliger. Au contraire, parfois, il est bon de faire une psychothérapie avant ou en

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même temps que la pratique de la Voie. Il peut arriver sur la pratique de la Voie que l’on soit

bloqué quelque part à cause de problèmes récurrents qui ne sont pas finalement d’ordre

spirituel mais de l’ordre du domaine psychologique et qui vont nous empêcher d’avancer.

Et pourtant, il faut toujours équilibrer la question de l’ego et puis que ce soit l’entourage, la

collectivité, le rapport à l’autre, aux autres, le relationnel. Par rapport à ce que tu viens de

dire, ce n’est pas très loin.

Non, mais la Voie, c’est aller plus loin que ça. C’est transcender l’ego, justement. La

pratique de la Voie est très difficile, voire impossible pour des personnes trop blessées, trop

fracassées comme dirait le psychiatre Boris Cyrulnik. Alors, il faut faire quelque chose, il

faut réparer. Je me souviens d’un teisho, une conférence à la fin d’un zazen en sesshin, faite

par Gérard Pilet qui avait très bien parlé de tout ça.

Parce que lui, il est aussi thérapeute.

Oui. Et il n’y a pas beaucoup de maîtres qui peuvent faire ça.

Arnaud Desjardin en parlait aussi.

Oui. D’abord réparer, ensuite transcender. On ne peut pas mettre la charrue avant les bœufs.

Mais les deux sont praticables en même temps. J’ai fait ça…

Kusen du mercredi 21 octobre 2009, 12h30

Soyez là. Restez là, s’il vous plaît. Ne ruminez pas, ne dormez pas non plus. Soyez juste là.

Prenez appui sur les genoux et sur le zafu de façon à étirer légèrement le bassin. Et la

colonne vertébrale s’érige naturellement. Rentrez légèrement le menton de façon à sentir l’étirement

derrière les oreilles jusqu’au sommet du crâne.

Relâchez le visage. Relâchez les épaules, la poitrine et le ventre. Donc, mettez de l’énergie

dans la posture et, en même temps, détendez-vous profondément. Détendez également le

psychisme.

Ne recherchez pas la vérité, ne tranchez pas l'illusion,

Comprenez que les deux sont vides et dépourvus de caractère.

Pendant zazen, souvent des aspects de nous-mêmes se manifestent. Ils ne correspondent pas

facilement à l’image que l’on a de soi, qui n’est qu’une image, ou à l’idéal du bodhisattva : des

ombres, des contradictions, de la confusion. Si l’on ne bouge pas et que nous restons connectés à

l’Esprit vaste, nous voyons que ce moi n’est pas une entité homogène mais qu’il comprend de

nombreuses facettes. Dans le moi descriptible, par exemple, il y a « moi fonctionnel », celui qui

marche, agit, fait la cuisine, etc. Et puis, il y a « moi affectif » (sentiments émotions, humeurs) et

puis « moi pensant » (activité mentale, réflexions, projections).

Mais à côté de ce moi descriptible, il y a un aspect de nous-mêmes beaucoup plus subtil : ce

qui observe, le soi qui observe, ce soi qui – contrairement aux autres cités plus haut – échappe à

toutes tentatives de classification, de définition. Nous sommes dans l’inconnaissable. On peut dire

« non-soi », esprit vaste, nature de Bouddha, miroir précieux, etc. Plus on pratique et plus ce soi qui

observe, ce non-soi est présent dans son infinie tranquillité.

Et l’on revient au célèbre mondo entre Seigen et Sekito. Sekito demande à son maître ce

qu’est le zen, ce qu’est la Vérité et Seigen répond seulement : « Le ciel n’est pas dérangé par les

nuages. »

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Kusen du mercredi 28 octobre 2009, 12h30

Ne suivez pas vos pensées. Restez bien au contact avec la posture et la respiration.

(Kinhin)

Levez-vous sur vos genoux et ramenez le zafu sous vos fesses pour bien vous asseoir au

centre. Balancez-vous de gauche à droite à partir du bas du dos. Ce n’est ni la tête, ni les épaules qui

se balancent, mais tout le tronc. On peut respirer, même soupirer une ou deux fois en soufflant par

la bouche. On étire la colonne vertébrale vers le haut, et ensuite on se jette en zazen… en respirant

par le nez, bien sûr.

Acceptez de façon égale tous les phénomènes, les bruits au dessus du dōjō, par exemple, les

pensées, et les impressions. Laissez-les entrer dans votre maison tout en laissant la porte arrière

ouverte. Laissez-les traverser, simplement.

Nous sommes toujours sur le 41ème

poème du Shōdōka :

Ne recherchez pas la vérité, ne tranchez pas l'illusion,

Comprenez que les deux sont vides et dépourvues de caractère.

Comme je le dis souvent pendant zazen, tous les phénomènes sont perçus à partir de « la

montagne de la posture ». On pourrait même parler de la Terre vue du ciel, comme le photographe

Arthus-Bertrand. Quand la concentration est bien installée sur la posture et sur l’expiration lente et

profonde, l’observation juste peut se manifester. On peut alors voir les phénomènes tels qu’ils sont

c'est-à-dire des phénomènes et non pas nos propres structures. Le regard reste neutre comme

l’objectif de l’appareil de photo. Alors, l’esprit retrouve sa condition normale – comme disait maître

Deshimaru – son amplitude originelle, sans limite. Et chaque phénomène n’en est que l’expression

provisoire. Le réaliser concrètement, c’est libérateur, et une joie profonde se manifeste sans objet,

sans condition. Ce n’est pas quelque chose d’excessif. C’est comme une lumière douce. C’est

zazen.

Mondo

Les six pāramitā. Est-ce que tu peux nous donner un petit enseignement dessus ?

D’abord, il va falloir que je révise… Ce n’est pas quelque chose qu’on a tellement à

décortiquer. C’est important de les connaître, mais c’est la pratique de zazen qui va nous

entraîner à ça et si tu veux, je ferai un kusen ou un teisho sur les pāramitā à commencer par

celle qui me paraît la plus importante, la première qui est la pāramitā du don. On en parlera

plus longtemps une prochaine fois. D’accord ? Ça risque d’être très long dans le cadre d’un

mondo et ce n’est pas son objet. Voilà. Autre question ?

Je voudrais savoir – comme j’habite loin d’un dōjō – comment faire pour pratiquer

éventuellement seul ?

Autant que possible, essaie de venir dans ce dōjō ou dans un autre, mais dans un dōjō, dès

que tu peux. Sinon, eh bien tu pratiques seule mais peut-être pas plus d’une demi-heure. Ça

fait longtemps que tu pratiques ?

Quelques six – huit mois.

D’accord. Entre vingt minutes et une demi-heure, dans un endroit calme, chez toi. Tu mets

un encens et tu débranches le téléphone pour que rien ne puisse te déranger. Et là, tu fais

zazen une demi-heure au maximum. C’est une durée générique que l’on donne mais qui peut

être différente pour chacun. Comme tu débutes, il ne faut pas trop pratiquer seule longtemps

parce que tu peux te tromper dans la posture, dans l’état d’esprit, dans la respiration, etc.

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Mais si tu viens dans un dōjō régulièrement, il n’y aura pas de problème. Il ne faut pas que

ça t’empêche de pratiquer chez toi. Voilà. Autre question ?

Quand on débute, tout est incroyablement difficile physiquement, psychiquement, etc. Sur

quoi, peut-on s’appuyer en faisant zazen ?

Une fois que vous êtes en zazen, on s’appuie sur son zafu concrètement. D’abord, zazen ce

n’est pas une mortification, ce n’est pas une punition. Je me souviens, quand j’ai commencé,

j’avais lu un livre de Jacques Brosse qui s’appelle « Satori ». Et il y raconte qu’il s’était

demandé à son premier zazen ce qu’il était en train d’expier parce qu’il avait très mal. Mais

il y avait une petite lueur qui lui montrait un chemin à suivre. La douleur physique, ce n’est

pas un problème. Il faut essayer de se mettre dans les meilleures conditions possibles pour

pratiquer : avoir un zafu à la bonne hauteur, éventuellement faire des exercices

d’assouplissement avant. Si à un moment c’est trop difficile, comme je l’ai dit à l’initiation,

il ne faut pas hésiter à décroiser les jambes, voire à arrêter zazen en restant droit pendant

quelques temps. En fait, il y a une façon de faire qui ne dérange pas les autres si on est

précis, si on est décidé : on bouge juste peu de temps et c’est tout. Maintenant,

psychologiquement, c’est aussi la même chose. Comme on est dans le silence, dans le

calme, certains phénomènes peuvent apparaître quand on n’a plus de difficultés physiques.

Ou bien c’est la douleur qui provoque des difficultés psychologiques. Mais souvent, les

difficultés psychologiques arrivent quand on a cessé de se battre avec sa posture. En fait, il

est naturel que des choses remontent du subconscient pendant zazen. Mais elles n’ont pas

plus d’intérêt que les choses de surface, les choses du conscient. Simplement, ça apparaît.

Le Bouddha nous enseigne que ce sont des phénomènes conditionnés qui ont des causes

passées mais qui n’ont pas de substance fixe. C'est-à-dire que ce n’est pas seulement nous.

Mais on ne le découvre pas tout de suite dès les premiers zazen. Alors, dans ce cas-là, ce

qu’il faut écouter, c’est bodaishin, l’esprit d’Éveil, l’esprit qui nous a amené ici, dans ce

dōjō. Et là, il faut faire confiance. Par contre, si on a de trop grandes difficultés

psychologiques dues à des obstacles pathologiques, il faut se faire aider en dehors du dōjō.

Je ne vous connais pas, je ne sais pas trop ce qu’il en est. Mais la seule chose que je

répéterais constamment, c’est : « N’ayez pas peur. »

C’est la souffrance physique qui me restreint.

D’accord. Donc, il ne faut pas se maltraiter. Dans le zen, quand j’ai commencé, il y avait une

sorte de culture du samouraï. Quelque chose d’un peu dur : ne pas s’écouter… je me

souviens de ma première sesshin, il y avait un gōdō qui avait fait une première partie de

zazen de cinquante-cinq minutes. J’ai cru que j’allais exploser ! Mais d’un autre côté, j’ai été

bête de vouloir absolument tenir et j’aurais dû décroiser, arrêter zazen. En plus, ce n’était

pas juste de sa part de faire cinquante-cinq minutes en préparation, pour une première partie

de zazen. Deshimaru disait : « Zazen, ce n’est pas du gâteau. » En plus, ça le faisait rire.

C’est un mot qui ressemble à du japonais... Justement, il ne faut pas en rajouter. Soyez

tranquille avec vous-même, ne vous écoutez pas trop, mais si à un moment il faut décroiser,

arrêter zazen, alors arrêtez. D’un autre côté, vérifiez avec le shusso avant zazen si votre zafu

est assez rempli, si votre posture est correcte. Voilà. Autre question ?

Je voudrais savoir comment faire pour chasser les pensées qui encombrent notre esprit.

C’est très simple : il ne faut pas les chasser. C’est tout.

Il ne faut pas les chasser…

Non. Il n’y a rien à chasser.

Elles sont parfois comme des parasites…

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Oui, comme un bout de scotch qu’on a sur le bout du doigt, qu’on essaie d’enlever et on n’y

arrive pas. Et plus on essaie et moins ça marche. Parfois, on a des pensées obsédantes. C’est

ça que vous voulez dire, peut-être. La même pensée qui revient.

Non, c’est plutôt des tas et des tas de pensées…

D’accord, c’est notre propre chaos intérieur. Déjà, le simple fait que vous remarquez que

vous pensez crée une distance. Le fait que vous le remarquiez, c’est que vous n’êtes plus

complètement dedans. Il y a un zoom arrière qui se fait. Mais souvent, quand on commence

la pratique, on s’imagine qu’on va arriver à une sorte de vide, de néant de la pensée. Ce

n’est pas ça du tout. C’est notre attitude par rapport aux pensées qui change. Et même si

vous ne vous en rendez pas compte, quand on est très concentré sur la posture, que

l’expiration est bien profonde, alors des instants de non-pensée apparaissent. Mais au début,

on ne s’en rend pas forcément compte. Et puis, petit à petit, ça s’agrandit : des moments de

présence pure. Mais le vrai zazen ce n’est pas essayer de cultiver ces moments-là parce que

ce ne serait pas juste, ce ne serait pas humain. Et puis à ce moment-là autant prendre une

drogue quelconque. Le secret de zazen, c’est hishiryō : penser du tréfonds de la non-

pensée… ce qui est du charabia pur et simple quand je vous dis ça (rires). Mais quand on

pratique, à la fin, on sait profondément ce que c’est. D’ailleurs, après zazen, ça s’est vécu,

c’est inscrit dans votre conscience, dans votre corps. Ok ? Donc il faut faire confiance. Ne

cherchez pas à éliminer quoi que ce soit. Ça me rappelle – et je terminerai avec ça – le

célèbre mondo entre Eka et son maître Bodhidharma dans la Chine ancienne il y a très, très

longtemps. Eka pose à son maître la même question que vous : « Mon esprit est enfiévré,

plein de pensées, comment est-ce que je peux l’apaiser ? » Et le maître lui répond : « Montre

moi ton esprit. » Alors, il aurait fallu choisir une pensée particulière ? Eka lui dit : « Je ne

peux pas. » Et le maître lui répond : « Eh bien c’est qu’il est déjà apaisé. ». D’accord ?

Kusen du samedi 31 octobre 2009, 11h00

Ramenez bien le zafu sous les fesses. Vous pouvez inspirer et expirer par la bouche pour

bien détendre le diaphragme et après, jetez-vous dans zazen. Poussez le ciel avec la tête et le sol

avec les genoux. On rentre légèrement le menton de façon à étirer la nuque et on va bien jusqu’au

bout de l’expiration.

Dernièrement, j’ai lu un petit texte de Jean Anouilh, un écrivain français qui dit : Je sais ce

que vous allez me dire ; il faut rentrer en vous-mêmes. Je suis rentré en moi-même plusieurs fois.

Seulement voilà, il n’y avait personne. Alors, au bout d’un moment, j’ai eu peur et je suis ressorti

faire du bruit dehors pour me rassurer.

Probablement, c’est quelqu’un qui a ressenti un appel mais qui n’avait pas la clé que nous

avons, celle de zazen. Pendant zazen, il n’y a plus de sujet qui étudie quoi que ce soit. Il n’y a plus

d’objet, non plus. Le cœur de zazen est présence pure. La fusion de la concentration et de

l’observation. Évidemment, on ne peut pas saisir quoi que ce soit et le sujet lui-même qui veut saisir

n’a pas de substance.

J’ai entendu Gérard Pilet dire en kusen : « Rien n’existe vraiment par soi-même. Tout est

magie phénoménale, réseaux multiples d’apparences fugitives. » Ce n’est pas de la théorie.

Regardons notre propre vie, nos goûts, nos aversions, nos amours, nos opinions. Voyez comme rien

n’est stable, à commencer par ce que l’on appelle moi. Réaliser cela n’est pas devenir désespéré ou

désarticulé, avoir envie de faire du bruit pour se rassurer. Bien au contraire. C’est se libérer de

limites imaginaires, ouvrir la fenêtre.

Et c’est le feu de l’attention pendant zazen qui permet de le réaliser, qui nous permet aussi

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de marcher dans les feuilles d’automne sans penser au printemps. Ne plus seulement tituber sur des

sables mouvants, mais s’appuyer ainsi sur le ciel. Sans peur.

Kusen du mercredi 4 novembre 2009, 12h30

Balancez-vous à partir de la taille, pas à partir du cou ou du bas du dos. On peut inspirer et

expirer une ou deux fois par la bouche pour bien détendre le diaphragme, et après on se jette dans

zazen avec énergie mais sans crispation : une posture forte à l’extérieure et délicate à l’intérieur.

La semaine dernière, Catherine qui est absente aujourd’hui m’a posé une question sur les

pāramitā. Alors, j’ai préparé un kusen sur ce thème mais ce sera une prochaine fois. Ainsi, comme il

y a des débutants, je vais revenir sur les fondamentaux – la posture.

C’est une posture d’équilibre à renouveler constamment, instant après instant. La bascule du

bassin est fondamentale. C’est elle qui nous permet d’ancrer les genoux dans le sol sans crisper les

muscles des cuisses. Pour cela, le point qui repose sur le zafu est situé entre les ischions, les os du

bassin. Si ce n’est pas le cas, vous pouvez ramener le zafu sous les fesses. La colonne vertébrale

s’étire à partir du bas du dos et on dit qu’on rentre le menton. En fait, il vaut mieux penser à étirer

l’arrière des oreilles et pousser le ciel avec la tête. Alors, les épaules peuvent tomber naturellement

et le plexus solaire se détendre.

Il faut aussi que les mains soient posées. Les doigts de la main gauche posés sur ceux de la

main droite, le tranchant au contact avec le ventre à environ deux doigts sous le nombril. Les

pouces se touchent très délicatement, comme si on tenait quelque chose d’infiniment précieux.

Le visage est détendu comme celui des bouddhas qu’on peut voir en ce moment au musée

Cernuschi. La bouche est fermée sans crispation, la pointe de la langue au contact avec le palais et

le regard tranquillement déposé devant soi.

On observe la respiration en prenant soin de laisser s’allonger l’expiration, sans forcer.

Quand la posture est juste, maître Kōdō Sawaki disait que c’est comme l’image d’un parapluie qui

s’ouvre vers le bas pour respirer par le ventre.

Cette pratique n’est pas une concentration crispée, égocentrée. L’attitude de l’esprit découle

de la posture et de la respiration justes. La conscience est grande ouverte sur les sensations du

corps, les stimulations extérieures et les phénomènes mentaux. L’esprit ne demeure sur rien. Alors,

comme disait Shunryū Suzuki, ce qu’on appelle moi devient comme une porte battante : plus

d’intérieur, ni d’extérieur. Quelque chose de translucide. Simplement la condition normale, comme

disait maître Deshimaru.

Kusen du mercredi 18 novembre 2009, 12h30

Prenez bien appui sur le sol avec les genoux. Étirez bien la colonne vertébrale et poussez le

ciel avec la tête. Détendez les épaules et le ventre. Et laissez l’inspiration s’achever complètement.

Il y a trois semaines, Catherine m’avait posé une question sur les pāramitā au cours d’un

mondo. Un mondo n’est pas tellement le moment pour faire un exposé. Alors soit on fait un exposé,

un teisho, soit on peut en parler i shin den shin pendant un kusen car les six pāramitā ou « six

Perfections » sont naturellement pratiquées pendant zazen. Mais réaliser vraiment la Voie, c’est

lorsqu’il n’y a plus de séparation entre zazen et notre vie quotidienne. Comme ce n’est pas toujours

facile, surtout au début de la pratique, il est bon de les connaître.

Celle qui est généralement citée en premier, c’est dāna en sanskrit, fuse en japonais : le don.

Par exemple, venir au dōjō c’est se donner l’occasion de pratiquer et donner également son énergie,

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sa présence, son abandon. Donner aussi pendant le samu. Donner l’enseignement. Mais pas

seulement les gōdō : tous les pratiquants peuvent s’enseigner les uns les autres. Alors, on peut

donner naturellement dans toutes les circonstances de la vie, sans arrière pensée, sans rechercher le

profit.

Et puis, il y a śīla, les kai en japonais, les préceptes. Je ne vais pas les énumérer, mais on les

reçoit à l’ordination de bodhisattva. Ce n’est pas du moralisme ou un code de bonnes conduites

superficielles. Ils sont le fait de la pratique de zazen et à la fin, il n’est plus possible de les

enfreindre.

Et puis, il y a kşanti, ninniku en japonais, la patience. Ce n’est pas seulement la patience au

bureau de poste ou dans les embouteillages, mais la patience que nous sommes exactement en train

de pratiquer, la patience par rapport à nos désirs, nos aversions, nos constructions mentales, la

patience par rapport aux difficultés du corps pendant zazen. Cette patience est teintée, éclairée par la

compassion et s’exerce aussi bien face aux autres. Cette patience est également éclairée par la

sagesse et permet de ne plus être le jouet de nos illusions ainsi que de celle des autres.

Ensuite, il y a vīrya, shōjin, l’effort pour s’éveiller et aider tous les êtres. L’idéal, c’est un

effort naturel mais il faut parfois savoir donner un coup de collier et faire trembler notre inertie

naturelle.

Et puis, il y a dhyāna, en japonais – bien sûr – zen (zenjo) : méditation, concentration,

absorption. Elle est au cœur de la Voie. Dans l’école du zen, elle inclut et elle est à la fois la source

des autres pāramitā.

Enfin, il y a prajñā, shi en japonais, la sagesse. Il ne s’agit pas seulement de la sagesse du

bon sens ordinaire, mais de la vue perçante comme une épée aiguisée. Alliée à la compassion, elle

rend les autres pāramitā inconsciemment, naturellement intégrées. C’est ce que nous pratiquons

ensemble ici et maintenant et autant que possible, au sortir du dōjō.

Kusen du mercredi 25 novembre 2009, 12h30

Le poème 42 du Shōdōka :

L'absence de caractère n'est ni vacuité ni non-vacuité,

Elle est la vraie réalité du Bouddha.

Le lumineux miroir de l'esprit éclaire sans obstruction,

Son immense éclat pénètre les mondes innombrables.

L’exemple du miroir, on le retrouve dans tous les grands textes de la tradition du zen. C’est

une métaphore qui exprime le mieux possible ce que nous expérimentons pendant zazen quand la

concentration est bien installée, comme une flamme à l’abri du vent. Si le feu est présent, le miroir

reflète le feu, si la glace est présente, le miroir reflète la glace. Dans tous les cas, le miroir reste

inaffecté. C’est ce que le Bouddha Śākyamuni a expérimenté sous l’arbre de la bodhi quand le

démon Māra lui a envoyé toutes sortes de sollicitations tentatrices ou effrayantes.

Pendant zazen, on ne touche pas l’objet. La conscience reste inaffectée par les pensées, les

émotions, les désirs, les aversions, les sensations. Tous les mondes innombrables dont parle Yōka

dans le poème.

Certains voudraient à chaque fois un zazen paisible, lisse comme une mer calme. Mais non

seulement c’est illusoire car la peur est derrière, mais c’est passer à côté d’une occasion de

s’éveiller. Shunryū Suzuki disait que nous devrions même être reconnaissants envers ces

« mauvaises herbes » d’exister. En effet, elles nous permettent d’expérimenter l’unité de shiki et ku,

des nuages et du ciel, du reflet et du miroir, du samsāra et du nirvāņa. Ni vacuité, ni non vacuité.

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41

Lorsque cette pratique du miroir précieux se manifeste, même dans la vie quotidienne la joie

de l’Éveil peut apparaître et rester au sein même de la souffrance.

Mondo

Je voudrais parler des sentiments, des émotions puissantes qui peuvent nous affecter

brutalement, la culpabilité, par exemple, quelque chose qui peut être un peu idiot… Dans le

boulot, on peut faire quelque chose qui peut avoir des conséquences, même s’il n’y a pas

mort d’homme. Mais ça fait quand même une émotion puissante avec l’angoisse qui arrive

derrière, avec la machine qui se met en route, qui enclenche la panique, des choses comme

ça... Et quand ça arrive, même avec quelques années de pratique, c’est difficile de

débrancher, difficile de… comme si on était complètement fusionné avec…

L’angoisse de l’après coup, c’est ça…

L’angoisse de ce qui peut se passer. En fait…

Après qu’on ait dit ou fait quelque chose…

Voilà.

… c’est ça que tu veux dire.

Oui.

Alors c’est intéressant parce que juste avant zazen, justement, il y a quelqu’un qui parlait de

ça, une personne qui regrettait quelque chose qu’elle avait laissé surgir pendant une réunion

hier soir et qui s’en est réveillée pendant la nuit et que ça torturait. En fait, il n’y a pas de

problème fondamentalement : c’est du passé. À partir du moment que c’est du passé, nous

ne pourrons plus revenir en arrière : on ne peut pas rejouer la scène. On peut réparer, on peut

corriger un mauvais karma. Mais, il faut se connaître soi-même comme disait Socrate : il

faut faire attention aussi à ce qui est, à la réalité de ce qui s’est passé et de la façon dont on

se la rejoue intérieurement dans notre théâtre personnel. Ce sentiment peut être parasité,

influencé par nos façons de fonctionner qui ont x causes qui peuvent remonter très loin. Il y

a des gens qui s’auto culpabilisent facilement et puis d’autres, pas du tout. Ils peuvent faire

les pires choses et n’ont pas forcement de problème avec ça. Donc, il faut essayer de se

repérer dans tout ça. L’important, c’est l’observation de soi pendant zazen, dans le miroir

dont je parlais tout à l’heure, voir si l’on n’exagère pas un petit peu dans un sens ou dans un

autre. Mais, de toute façon, c’est du passé. Alors laissez passer, justement. C’est important.

Et si on n’y arrive pas, alors acceptez profondément qu’on n’y arrive pas. Et avoir de la

compassion pour nous-mêmes, pour ces fonctionnements psychologiques dont nous ne

sommes pas responsables et qui fondamentalement ne sont pas nous. Ok ? Dernière chose :

pour les manifestations physiques, angoisse anxiété, etc., le corps est d’un grand secours. Se

concentrer sur le corps, sur nos postures, sur nos gestes, sur l’expiration profonde, sur le

contact des pouces pendant zazen. Se « scotcher » sur son zafu tout en se redressant… Et là,

il y a la montagne. Autre question ?

Il y a quelques temps, un débutant m’a demandé ce qu’est le kotsu. Je n’ai pas su lui donner

une réponse satisfaisante.

Je pense que c’est le bâton de transmission, en fait. Ce n’est pas un pouvoir comme le

sceptre d’un monarque, c’est simplement la transmission de l’enseignement. Celui qui tient

le kotsu ne délivre pas son propre message, aussi intéressant soit-il, mais transmet

l’enseignement. Et le fait qu’il ait le kotsu à la main est une garantie, pour les personnes qui

sont présentes, que la transmission est authentique et que l’on peut faire confiance. Dans le

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42

temps, c’était un chasse mouches, je crois, dans les temps anciens… D’ailleurs, il a servi à

beaucoup de choses : à taper sur les disciples… (rire) à chasser les mouches, bien sûr !

C’est lié à la fonction.

Oui, c’est lié à celui qui enseigne. En plus, il a une belle forme : ça rappelle une colonne

vertébrale en zazen. Je me souviens avoir vu, dans le temps, Stéphane Thibaut qui ne

pratique plus avec nous, mais qui dirigeait zazen, à qui on avait demandé ce qu’est zazen. Il

s’en était servi : il avait posé son kotsu et il avait dit : « Là ce n’est pas zazen (le kotsu est

incliné en avant), là non plus (le kotsu est incliné en arrière). Là, c’est zazen (le kotsu est

vertical). » Et c’était mieux que n’importe quel discours. Voilà, tel que je vois le kotsu. Je

voulais rajouter quelque chose par rapport aux émotions : il y a deux jours, j’ai failli me tuer

en voiture ainsi que la personne qui était à côté de moi et la personne qui était dans l’autre

voiture, puisque j’ai refusé une priorité. La culpabilité aurait pu être énorme mais il y a du

stress qui s’est manifesté après, dans la nuit. Et même là encore, présentement, il est là. Il

faut le voir comme une vague qui est là, une énergie qu’il faut observer profondément. Et le

simple fait de l’observer… on n’est pas dedans. Le miroir reste le miroir. Ça, c’est

fondamental, c’est notre Voie.

Kusen du mercredi 2 décembre 2009, 12h30

Prenez bien appui sur le sol et sur le zafu tout en basculant légèrement le bassin. Tendez la

colonne vertébrale et la nuque. Relâchez bien les épaules, le plexus, le ventre, le visage aussi et à

l’expiration, laissez le ventre s’épanouir vers les mains. L’influx nerveux induit par la posture doit

être exact. N’oubliez jamais l’importance de la posture. C’est elle qui induit hishiryō. C’est comme

régler son arc et sa flèche pour atteindre exactement la cible… sauf que nous sommes à la fois le

tireur, l’arc, la flèche et la cible.

Suite du Shōdōka de maître Yōka Daishi. Le début du poème 43 :

Les myriades de phénomènes s'y reflètent,

Il est une perle de lumière parfaite, sans dehors ni dedans.

Quand la concentration est juste, et que toute technique est oubliée, c’est un silence

tranquille spacieux, léger. Kōdō Sawaki et maître Deshimaru disaient que zazen à un goût léger,

presque neutre, comme quelque chose de translucide. Où est le moi là dedans ? Où est l’intérieur,

où est l’extérieur ? Il n’y a rien à réaliser parce que c’est déjà réalisé. Assis au milieu du monde, le

monde assis avec nous, nos illusions assises également. Bouddha assis.

Pratiquer la Voie, c’est réaliser la souffrance comme une vibration qui emplit tout l’univers,

tous les êtres et donc, en même temps, la tranquillité fondamentale de la souffrance sans ego – la

condition normale. Un jour, j’ai entendu Gérard Pilet dire que les gens veulent un ego sans

souffrance. Ce qui est important, c’est la souffrance sans ego. Alors peut-on parler de souffrance si

l’ignorance s’évapore ?

Kusen du mercredi 2 décembre 2009, 12h30

Le Shōdōka, suite du poème 43 :

La vacuité soudain révélée élimine les liens de cause à effet,

Ce qui provoque confusion et désordres attirant le malheur.

Rejeter l'existant pour s'attacher au vide est encore un mal,

Comme se jeter dans les flammes pour éviter la noyade.

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43

Dans ce passage, Yōka Daishi nous met en garde contre une compréhension nihiliste de la

vacuité, de ku et du zen. Par exemple : la pratique de zazen stoppe le karma, donc je peux dire ou

faire n’importe quoi… Ou alors puisque tout est ku, il n’est pas besoin de pratiquer…

Il est important sur la Voie de discerner le niveau absolu et le niveau relatif. Gérard Pilet en

a beaucoup parlé à la journée de zazen dimanche dernier. Pendant zazen, au niveau de la conscience

hishiryō, la conscience absolue de Bouddha, il y a ni bien, ni mal. C’est le miroir parfait. Mais, au

niveau relatif, la clairvoyance est fondamentale et la responsabilité très importante. Ce sont les

vœux du bodhisattva.

La Voie du Milieu embrasse les contradictions, les opposés. Sous prétexte de spiritualité

extrême, on peut négliger des aspects importants de notre vie phénoménale et perdre tout

simplement son bon sens. À ce propos, il existe une histoire qui se passe dans le Japon ancien :

l’histoire de la vieille dame, du moine et de la jeune fille.

Une vieille dame hébergeait un moine qui lui avait demandé, un jour, l’hospitalité. C’était un

très beau moine, peut-être une sorte de mélange de Brad Pitt et Johnny Deep en asiatique et plus

jeune. Il faisait zazen jour et nuit quand il ne lisait pas de sūtra. Elle lui avait fait construire un petit

ermitage et il était déchargé des travaux d’entretien. Le moine demeura ainsi plusieurs mois,

plusieurs années dans son ermitage.

Un jour, une très belle jeune fille qui cherchait du travail arriva chez la vieille dame. Elle

avait repéré le beau moine et s’était dit : « Top mignon, celui-là ! » La vieille dame qui avait

beaucoup d’intuition et qui commençait à douter de son protégé avait bien vu le manège de la jeune

fille près de l’ermitage. Elle lui dit : « Va voir l’ermite, séduis-le et embrasse-le. » La jeune fille ne

se fit pas prier. Elle y alla, elle y courut même… « Bel ermite, je vous aime. Arrêtez votre

méditation et faites l’amour avec moi. » – Carrément ! Le moine lui répondit : « Je suis pareil à

l’arbre sec, au rocher froid. Même si tu m’embrasses, je ne ressentirai rien à ton égard. » La jeune

fille retourna auprès de la vieille dame affichant un drôle d’air. La vieille dame apprit ce qui s’était

passé et se dit : « Comment ai-je pu perdre des années à protéger un tel idiot ? » Elle chassa le

moine et brûla l’ermitage.

Comment aurait dû réagir le moine ?

Ni submergé, ni englué dans le monde phénoménal, ni planant dans les limites

intersidérales… Par la pratique juste de la Voie, la sagesse prajðā est liée à la compassion karuņā et

surgit spontanément. C’est la Voie du Milieu. C’est le kōan de notre vie, à vivre et à pratiquer

chaque jour.

Kusen du mercredi 16 décembre 2009, 12h30

Ne restez sur rien, ne vous identifiez pas à tout ce qui apparaît. N’y touchez pas ! Laissez

apparaître sur l’écran de la conscience et laissez partir.

Le poème 44 du Shōdōka :

On gaspille les richesses de la Loi et on anéantit ses mérites

En s'appuyant sur la pensée discriminante.

C'est pourquoi le disciple zen la rejette,

Pour entrer d'emblée dans le non-né par le pouvoir du savoir et de la vue.

Pendant zazen, on laisse tomber toutes les catégories, les discriminations à commencer par :

« Je fais zazen. » C’est ce que signifie l’expression « n’y touchez pas » que j’ai utilisée tout à

l’heure. Zazen se fait sans début ni fin.

Kōdō Sawaki dit dans son commentaire : « Le mental créateur d’illusions est le fabriquant

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44

de bonheur et de malheur. » Par exemple, le cafard ne pense pas que le réchauffement climatique

soit un malheur. Il ne veut pas envoyer de délégation à Copenhague. Et même parmi les êtres qui

pensent, certains s’en réjouissent alors que d’autres le déplorent. Tout dépend de multiples

conditions. Ça ne veut pas dire que sur un plan relatif, il ne faut pas avoir d’éthique ou de rigueur

scientifique mais ne jamais oublier qu’il s’agit d’un plan relatif et que nous, pratiquants de la Voie,

nous évoluons dans une dimension plus vaste. Dans le silence de zazen, lorsque l’intellect cesse de

tourner à plein régime, le plan absolu se manifeste. On peut appeler cela Vérité ultime, non-né,

nature de Bouddha. C’est le pouvoir du savoir et de la vue dont parle Yōka Daishi. À chaque

instant, tout sort de rien et retourne à rien. Et « je » n’a rien à voir avec ça.

Kusen du mercredi 23 décembre 2009, 12h30

Le Shōdōka de maître Yōka Daishi, poème 44 :

On gaspille les richesses de la Loi et on anéantit ses mérites

En s'appuyant sur la pensée discriminante.

C'est pourquoi le disciple zen la rejette,

Pour entrer d'emblée dans le non-né par le pouvoir du savoir et de la vue.

En fait, la bonne traduction ne serait pas de rejeter la pensée discriminante mais plutôt de

l’abandonner, de la laisser tomber. Nous fonctionnons avec la pensée discriminante vingt-quatre

heures sur vingt-quatre, sauf quand on dort, et parfois même pendant zazen : « Zazen serait mieux

s’il n’y avait pas tous ces bruits6. L’éclairage n’est pas le même, etc. »

Pour la pratique de zazen, on crée les meilleures conditions possibles. Ensuite, il faut

abandonner une bonne fois pour toute l’idée que nos efforts de compréhension analytique et

conceptuelle vont nous permettre d’accéder au non-né dont parle Yōka. C’est comme apprendre à

marcher, quand on lâche la main de ses parents.

Le savoir et la vue dont il s’agit dans le poème n’ont rien à voir avec le mental créateur

d’illusions. C’est comme cesser de croire dans le Père Noël et entrer de plain-pied dans le cadeau de

zazen. Le Noël de la paix dans l’essentiel.

Maître Deshimaru disait : « Vous devez construire un monastère dans votre propre esprit. »

En fait, c’est rester en contact avec le silence fondamental, et même les bruits du dehors et du

dedans manifestent ce silence.

Kusen du dimanche 10 janvier 2010, 11h00

Les personnes qui travaillent au dessus de vous vont faire ce qu’elles peuvent pour faire le

moins de bruit possible7. Simplement, ne vous laissez pas déranger par ces bruits. Ces bruits sont

assis avec vous.

(Kinhin)

Basculez le bassin de façon à ce que le socle de la posture soit bien équilibré entre les trois

points : les deux genoux et celui qui touche le zafu, au niveau du périnée. Étirez la colonne

vertébrale sans exagérer, sans vous couper en deux. Détendez le visage, les épaules, le ventre et

plongez dans zazen avec énergie et douceur en même temps. Et veillez à accompagner l’expiration

jusqu’à son terme.

6 Des bruits de travaux se font entendre à l’étage du dōjō dont on refait le plancher. Pour l’occasion, la séance de zazen

se déroule au rez-de-chaussée dans la salle polyvalente du temple. 7 Des bruits de travaux se font entendre à l’étage du dōjō qui est en rénovation. Pour l’occasion, les séances de zazen se

déroulent au rez-de-chaussée dans la salle polyvalente du temple.

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45

Bien qu’il soit difficile de parler de silence aujourd’hui, je vais citer Gaston Bachelard, le

philosophe français qui écrivit : « Il semble que pour bien entendre le silence, notre âme ait besoin

que quelque chose se taise. »

C’est ce que nous faisons en nous installant en zazen, en prenant la posture la plus forte

possible, en nous concentrant sur la respiration et en ne demeurant sur rien, en revenant

inlassablement à zazen. Alors, seulement ensuite, peut se manifester l’esprit du miroir : quelque

chose apparaît devant le miroir, une pensée, une émotion, une sensation… par exemple, une échelle

qu’on déplace au dessus, un grincement. Quelque chose apparaît et s’évanouit, disparaît. Parfois,

quelque chose de doux, parfois, quelque chose d’intense, parfois c’est rassurant, parfois neutre,

parfois inquiétant… C’est juste quelque chose qui apparaît sur l’écran de la conscience,

provisoirement. Une conscience plus vaste que notre ego limité. Nous ne sommes pas seulement le

réceptacle de ces phénomènes. Nous sommes aussi cet esprit vaste et chaque phénomène révèle

cette réalité infinie, comme un reflet, une onde, une vibration qui vient de la tranquillité et retourne

à la tranquillité. Ce n’est pas de la philosophie : vous pouvez l’expérimenter, en ce moment précis.

Mondo

Le besoin d’amour est-il quelque chose qu’il faut abandonner ou bien est-il quelque chose

de fondamental, d’essentiel, qu’il faut respecter et essayer de satisfaire ?

Le besoin d’amour est tout à fait naturel. Tous les êtres humains le partagent. C’est un

moteur essentiel de la vie humaine. L’important, c’est que ce soit équilibré. Si on ne pratique

pas la Voie, ce besoin d’amour peut prendre une importance exagérée et devenir névrotique

et, en conséquence, nous faire souffrir et faire souffrir les autres. D’autant plus si l’on a eu

une enfance avec des événements qui ont exacerbé ce besoin d’amour parce qu’on en a

manqué, par exemple. Je ne sais pas du tout si c’est ton cas, ais on rencontre ça très souvent.

Dans la pratique de la Voie, on ne cherche pas à éradiquer ce besoin d’amour et de

reconnaissance. Simplement, on l’observe et on l’apprivoise. On peut même le transmuter,

le sublimer, par exemple en ayant des rapports humains qui deviennent les moins

égocentriques possibles. Ce n’est pas tellement le fruit d’une volonté mais celui de

l’expérience de la pratique et aussi l’observation profonde.

Ce n’est pas réellement une question mais j’ai été confronté à des instincts difficiles ces

derniers temps. Ça m’a amené à réfléchir au satori, à l’illumination, à la bouddhéité. On

peut avoir une rupture d’anévrisme, un cancer au cerveau, devenir incontinent par exemple.

Ça peut nous arriver à tous, à n’importe quel moment. Et la bouddhéité, ce n’est pas en faire

de la sainteté au mauvais sens du terme. La bouddhéité est collée à notre vie ici et

maintenant, à chaque instant. Il peut nous arriver quelque chose comme ça à n’importe quel

moment. J’ai failli me tuer en voiture il y a quelques semaines ou devenir quelque chose

comme ça… il peut nous arriver n’importe quoi à chaque instant. Et nous ne connaissons

pas l’heure de notre mort. C’est Woody Allen qui disait : « Ce qui m’ennuie avec ce

problème de la mort, ce sont les horaires. » (Rires). En fait, cette incertitude-là nous apparaît

comme une épée de Damoclès. Il peut arriver n’importe quoi, mais par zazen, on entre dans

une dimension où l’instant est éternité. Et à ce moment-là, il n’y a plus à s’occuper de tout

cela. Après, s’il nous arrive quelque chose : « Bon, ok. C’est la vie, c’est la mort. » Ne pas

craindre exagérément les événements comme ça et en même temps, les prendre comme un

rappel à ce qui est important dans notre vie et ne pas s’embêter avec des bêtises

consuméristes ou des bêtises idéologiques. D’accord ? N’oublie pas Hakuin qui disait : « Ce

sac de peau puant est aussi bouddha. »

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Kusen du mercredi 13 janvier 2010, 12h30

Ne restez sur rien. Ne vous identifiez pas à toutes ces pensées. Ne les laissez pas s’enchaîner

et devenir rumination. Pour cela, revenez à la posture, au contact des pouces, à la respiration et

aussi à une conscience globale : les bruits, le tic-tac de l’horloge, le parfum de l’encens, les

sensations du corps, les pensées qui passent. Tout cela constitue l’instant total, sans cesse renouvelé.

Quant au mental, pendant zazen, on peut voir que c’est une sorte de robinet à pensées. Mais,

c’est aussi un goutte-à-goutte plus ou moins rapide. Il y a du jeu, de l’espace entre ces gouttes.

Zazen, c’est garder la vue d’ensemble, ce que Dōgen appelait « restaurer la vision juste ».

Kusen du dimanche 17 janvier 2010, 11h00

Laissez passer les pensées et gardez l’esprit du témoin neutre en revenant constamment à la

verticale de la posture, à tous les points importants et à la respiration. Pour les personnes qui

débutent, répartissez bien les poids du corps entre les trois points de la base de l’assise : les deux

genoux et le périnée.

La colonne vertébrale est étirée et on pousse le ciel avec le sommet de la tête. Les deux

pouces se touchent à deux doigts en dessous du nombril. Le centre de la posture se trouve

exactement à cet endroit.

Le poème 47 du Shōdōka :

Une nature pénètre parfaitement toutes les natures,

Un phénomène contient tous les phénomènes.

Une seule lune apparaît sur toutes les eaux,

Tous les reflets de lune proviennent d'une seule lune.

Un humoriste dirait : « Tout est dans tout et inversement… » Mais nous, hommes et femmes

de la Voie, nous savons que ce corps-esprit assis en zazen ne peut exister que parce que l’univers

entier existe. En fait, nous n’existons que par l’air que nous respirons, les aliments que nous

ingérons et transformons, les composants et les influences psychiques qui nous ont assemblés.

La science atteste que nous sommes composés de particules élémentaires du début de

l’univers : quark, électrons… Nous sommes des « poussières d’étoiles. » Rien ne se crée, rien ne se

perd, tout se transforme – disait Lavoisier le chimiste français du dix-huitième siècle. Par exemple,

le verre d’eau que nous boirons à la buvette tout à l’heure (de l’eau ou autre chose…) a peut-être été

bu par Charlemagne ou Cléopâtre.

Du point de vu ultime, toute l’histoire de l’univers aboutit à l’instant présent. Cet instant est

l’histoire du cosmos. Il est le cosmos. Simplement, au lieu d’en faire un concept ou le fruit de

spéculations intellectuelles, nous le vivons. Dōgen l’exprimait d’une façon extraordinaire dans le

chapitre Uji du Shōbōgenzō – l’être-temps. Il dit également : « un grain de riz contient l’univers

entier. » Ainsi, la plus petite manifestation révèle la vérité toute entière. C’est pourquoi dans la

pratique du zen, nous prenons soin des choses les plus petites, apparemment les plus ordinaires, les

plus humbles. A ce moment précis, si nous prêtons attention au point de contact des pouces, nous

sommes reliés à l’univers entier. On peut appeler ça : « silencieuse coïncidence », comme Obaku ou

inmo, « c’est ainsi », comme Dōgen ou « les choses comme c’est » de Shunryū Suzuki. Gérard Pilet

parle de « tout est là, dans l’instant ». On peut même appeler ça « amour universel » – dit-il

également.

Une sesshin est l’occasion d’approfondir cette plénitude, cette non séparation (ça tombe

bien, il y en a une la semaine prochaine dans ce dōjō…).

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47

Mondo

Alors, merci pour le kusen parce que je trouve que le point de vue ultime et inmo, c’est très

important. Mais c’est très difficile de comprendre. Alors, pour apporter une contribution au

kusen, je voudrais dire qu’il y a un livre qui s’appelle Uji. C’est Luc Boussard qui l’a fait. Il

est éditeur et moine.

Je connais, je l’ai.

Et je trouve que les textes de Dōgen sont très difficiles. On écoute les kusen pendant zazen

mais après, ça disparaît. Et ce livre est vachement bien parce que c’est très difficile pour

moi le temps. Le temps, c’est irréel. Il nous parle de l’être-temps : le temps n’est pas séparé

de nous. Ça n’existe pas en dehors de nous. Ça nous dit plein de choses qui nous passent

au-dessus de la tête parce qu’on n’a pas conscience de ces choses-là. Ce livre est à la

boutique, je pense… Inmo, je trouve ça très important. Il y a eu des traductions, mais les

traductions, c’est bien ou mal fait. Ou alors, ça date de très longtemps...

Est-ce que tu as une question ?

Non, je n’ai pas de question. Je voulais dire juste ça…

Ok. Ce que je retiens, c’est la difficulté de compréhension et c’est tant mieux parce que Uji

est impensable. C’est impensable. Même si on en a des éclairs de compréhension quand on

débute la pratique, en fait, c’est par la répétition, par l’approfondissement continuel de la

pratique qu’on finit par comprendre – au vrai sens du terme, de « prendre avec soi ». Mon

maître, Gérard Pilet, a commenté Uji. Il n’a pas fini, d’ailleurs. Il le fait seulement pendant

des sesshin parce que justement, comme je le disais, la sesshin est un moment où on peut

vraiment aller tout au fond, où les choses sont suffisamment décantées pour qu’on puisse

entrer dans cette dimension-là. Alors puisqu’on parle de livre, je pense que son commentaire

sortira dans quelques mois. Mais, quand on lit Uji de Dōgen, d’un point de vue ordinaire,

c’est un charabia total –d’autres textes, également. Mais, il faut dire que par n’importe quel

bout qu’on prenne les mots mis sur la Voie, que ce soit inmo, que ce soit uji, que ce soit

mushotoku… en fait, ils évoquent exactement la même chose, cette chose impensable qui est

plénitude et fin de la souffrance. Et là, on peut mettre différents mots, faire différents

chapitres. Et bien sûr la question du temps est complètement inhérente à cette histoire.

En fait, le problème, je crois, dès l’enfance, dès le langage, il y a le monde de la dualité. On

est élevé de manière à ce que notre cerveau soit à l’opposé de tout ça.

Oui, mais attention. Le temps qui passe, le temps linéaire existe aussi. Il ne faut jamais

oublier le plan relatif et le plan absolu. Sinon, on serait dans les nuages. Les deux vont

ensemble.

Tu veux dire que… je comprends maintenant. Il n’y a pas que ça…

Il y a la dimension relative de notre vie qui commence à notre naissance et qui finit à notre

mort, qui fait que notre visage se couvre de rides, petit à petit. Le temps passe, c’est la

dimension linéaire. C’est la dimension ordinaire. Mais s’en tenir seulement à cette

dimension-là, c’est illusion. Et c’est cette illusion qui est source de souffrance, de dukkha,

puisqu’on va mourir. A partir du moment où l’on naît, on commence à mourir d’une certaine

façon. Par contre, la dimension ultime de l’être-temps est notre dimension fondamentale,

notre vraie nature. Il s’agit simplement de lever le voile de l’illusion pour entrer dans cette

dimension-là et voir que nous sommes aussi cela. Et à ce moment-là, il n’y a plus dukkha, il

n’y a plus de souffrance. Il y a simplement cette totalité que nous sommes. Je ne peux pas

aller au-delà de ça. Je fais comme je peux pour exprimer cela. Mais, par la pratique de

zazen, on le sait. Plus on pratique et plus on le sait. L’enseignement est important, notre

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48

pratique et l’enseignement que l’on reçoit sont en synergie complète. C’est ça qui provoque

la réalisation. C’est ça qui permet la réalisation de la Voie.

Kusen du mercredi 20 janvier 2010, 12h30

… le point de jonction des pouces se trouve au-dessus des autres doigts, délicatement.

N’oubliez pas la pointe de la langue au contact avec le palais. La position du regard est simplement

déposée devant soi. Vu de l’extérieur, la posture apparaît comme très énergique. Intérieurement, il

s’agit de délicatesse.

Le poème 48 du Shōdōka :

Le corps de Loi de tous les bouddhas pénètre ma nature,

Ma nature et le Bouddha ne font qu'un.

Quand un degré est franchi, tous le sont,

Il n'y a ni forme, ni esprit, ni pratique.

Dimanche dernier, j’ai dit pendant le kusen que cet instant précis contient toute l’histoire de

l’univers. De même, ce zazen que nous pratiquons en ce moment-même est la pratique-réalisation

des maîtres du passé – de tous les bouddhas, comme dit le poème. C’est une dimension du temps à

laquelle la plupart des hommes n’ont pas accès dans la vie ordinaire.

La conscience ordinaire, c’est croire que ces bouddhas n’appartiennent qu’au passé et qu’il y

a un abîme entre eux et nous. C’est aussi croire que nous sommes quelqu’un de spécial, isolé dans

l’immensité du cosmos, faible, vulnérable. Alors, nous sommes prêts à nous battre, à nous défendre

bec et ongles, à marcher sur les autres, à nous oublier dans des distractions factices, à croire que

nous sommes une forteresse qu’il faut défendre.

Alors, Kōdō Sawaki disait : « Cessez le feu. Il faut absolument arrêter de tirer sur la vie ! »

S’asseoir en zazen, c’est poser les valises du karma et se détendre dans « non-deux ». C’est laisser

se manifester l’esprit du miroir où sujet et objet ne font qu’un. « Mushin », disait maître

Deshimaru : non esprit. C’est s’oublier dans zazen.

Kusen du mercredi 27 janvier 2010, 12h30

Je reprends le poème 48 du Shōdōka :

Le corps du Dharma de tous les bouddhas pénètre ma nature,

Ma nature et le Bouddha ne font qu'un.

Une sagesse inclut parfaitement toutes les sagesses,

Il n'y a ni forme, ni conscience, ni action du karma.

Dans la plupart des grandes religions, Dieu est une entité extérieure à soi : d’un côté, il y a

l’homme incomplet, limité, séparé ; de l’autre, il y a Dieu tout puissant et créateur. C’est ce que l’on

trouve, en schématisant, dans les grands monothéismes et dans l’Hindouisme – même si certains, au

sein de leur religion, la vivent d’une façon beaucoup plus profonde, sans dualisme.

Cependant dans le bouddhisme – et c’est encore plus marqué dans le zen – l’enseignement

fondamental est « non-deux ». Dès le départ, ma nature et le Bouddha ne font qu’un, dit le poème.

On peut être parfaitement tranquille en s’asseyant en zazen car zazen est bouddha. Il n’existe pas de

moi qui fasse zazen.

Le maître Shunryū Suzuki disait, à propos de la plupart des religions, que la majorité de

leurs pratiquants la vivent comme un angle aigu dont la pointe s’éloigne continuellement d’eux.

Mais en zazen la pointe est retournée vers nous. Nous devons pourtant rester vigilants, car même

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49

dans le bouddhisme, nous ne sommes pas à l’abri des pièges du dualisme. Si bouddha est perçu

comme extérieur à soi, c’est l’illusion qui continue. C’est ce que signifie le kōan zen célèbre : Si

vous rencontrez le Bouddha, tuez-le ! Tuer le Bouddha, c’est ne pas en faire un concept mais rester

simplement assis au milieu du monde, sans but, sans objet, tranquille…

Kusen du mercredi 3 février 2010, 12h30

Ne suivez pas vos pensées. N’y touchez pas.

D’instant en instant, on pratique la non identification à ce qui apparaît, se manifeste et

disparaît. Quand vous vous sentez emportés, c'est-à-dire que vous avez poursuivi une idée et que

vous êtes empêtré dans une impression ou une émotion, alors retrouvez l’intimité avec la posture et

laissez glisser l’expiration sous le nombril longuement, profondément.

Alors, se manifeste un espace de paix, la paix de la perfection de l’instant sans hier ni

demain, sans regret ni projection – un espace où l’appropriation a disparu. Il suffit de ne pas suivre

le mental.

Comme disait le poète romain Lucrèce : « Tout regarder l’esprit paisible ». L’esprit paisible

c’est un esprit qui n’est plus encombré de lui-même, de cette construction qu’on appelle moi. Alors,

comme disait maître Ejo, il n’y a plus qu’un zafu sous un ciel vide. Le poids d’une flamme. C’est

zazen.

Kusen du mercredi 17 février 2010, 12h30

Prenez une posture solide tout de suite. Zazen et kinhin sont des postures construites avec un

mélange subtil de tension et de détente. Poussez le ciel ave la tête, les genoux bien ancrés, relâchez

bien les épaules, le plexus, le ventre et abandonnez-vous à l’expiration.

Shōdōka, poème 49 :

Un claquement de doigts et les quatre-vingt mille enseignements sont accomplis,

Dans l'instant, les trois grands kalpa sont anéantis.

Dans le bouddhisme, on aime bien les grands nombres pour suggérer l’infini. Ce poème

parle de l’instantanéité, de la soudaineté de l’Éveil comme un éclair, un claquement de doigt. Ça

peut être un bruit de pas (quelqu’un passe sur le palier), une voiture qui passe, le craquement du

charbon sur l’autel, un oiseau qui chante ou bien, par exemple, on entend quelque chose qui est dit

en kusen dix fois, cent fois et puis, tout à coup : claque ! On comprend… On comprend de tout son

corps-esprit.

Dans l’instant, les trois grands kalpas sont anéantis. Un kalpa, c’est une unité de temps de la

mythologie indienne. Elle a une valeur incommensurable. Par exemple, c’est le temps que met une

princesse à user un rocher en le frôlant une fois par an avec sa robe de tulle.

Mais, quand l’instant est éveil à la totalité, il n’y a plus de temps qui passe, il n’y a plus de

calendrier. Kōdō Sawaki dit dans ses commentaires que l’instant présent fait tomber l’éternité dans

un piège, que l’instant présent sauve la vie. C’est le point vital de zazen.

Kusen du mercredi 24 février 2010, 12h30

Le poème 50 du Shōdōka de maître Yōka Daishi :

Nombres et mots ne sont ni nombres ni mots.

Quel rapport avec notre merveilleux Éveil ?

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Ils ne sont ni blâmables, ni louables.

Son corps est vide comme l'espace sans limites.

Les nombres et les mots n’existent que de façon relative. Par exemple, un mètre pour un

escargot ne représente pas du tout la même chose que pour un être humain. Un mètre n’existe que

par rapport à d’autres mesures et dans des conditions très précises. De même, 100 € ne représente

pas la même somme pour un chômeur et pour un trader. Pour les mots, c’est la même chose. Le mot

lumière n’a de sens que par rapport à l’obscurité, la pauvreté par rapport à l’aisance ou la richesse.

Même les mots qu’on entend en kusen ne doivent pas être écoutés de façon dualiste car ils sont

imparfaits, approximatifs, limités.

« Quels rapports avec notre merveilleux Éveil ? » demande Yōka. En fait, dans le monde de

l’Éveil, il n’existe pas d’opposés. La pensée dualiste est abandonnée – la pensée ainsi que le moi

qui sous tend cette pensée dualiste. Dōgen a écrit un poème sous forme de kōan à ce sujet :

Les yeux sont horizontaux,

Le nez est vertical

La tête du cheval est allongée,

Celle du chat est ronde.

Aucun jugement.

Ça veut dire que ce n’est ni beau, ni laid, ni bien, ni mal. C’est ainsi. Attention, la pensée

dualiste peut être très utile dans la vie quotidienne. Mais il faut être capable de l’abandonner sinon

l’esprit devient compliqué, un peu malade. Zazen, c’est le retour à la simplicité, à l’évidence du

« c’est ainsi ».

Mondo

Tu faisais allusion tout à l’heure à la pensée dualiste et tu disais qu’elle peut être très utile

pour des choses ordinaires. Mais il faut être prudent parce que c’est une source de

complications. Alors, comment faire ?

C’est tout l’équilibre à trouver entre l’absolu et le relatif, entre notre dimension infinie, entre

bouddha et l’être humain que nous sommes. La pensée dualiste nous aide à fonctionner dans

la vie quotidienne, tout simplement. Mais, s’il n’y a que ça, si c’est notre seule façon de

penser, de vivre le réel, alors ça va automatiquement nous entraîner dans l’illusion. C’est-à-

dire que l’on ne verra toujours les choses que d’un côté. Exemple tout bête : en ce moment,

il ne fait pas beau et tout le monde se plaint. En fait, s’il ne fait pas beau, c’est parce que le

beau temps existe. D’ailleurs là, il est en train de revenir, on dirait… On passe beaucoup de

temps à juger les autres aussi. On dit qu’untel est comme ça sans voir qu’il a d’autres

aspects, et qu’il est bouddha d’ailleurs… La façon d’abandonner la pensée dualiste, c’est de

pratiquer zazen. Quand on abandonne tous les jugements, tous les opposés, toutes les

catégories, c’est un lâcher-prise… on lâche pendant zazen. Et là, on entre en contact avec

bouddha. Gérard Pilet dit, dans le commentaire de ce poème, que bouddha ne se manifeste

que quand la pensée dualiste est abandonnée. Alors si on pratique régulièrement, beaucoup,

cela va résonner dans notre vie quotidienne. Et on ne va plus voir les choses seulement d’un

seul côté. Shunryū Suzuki disait qu’on est la plupart du temps comme quelqu’un qui porte

une planche sur son épaule et donc, on ne voit que d’un côté. C’est important de voir

l’ensemble. Même par la raison, même intellectuellement, dans la vie quotidienne, on peut

arriver à penser une situation globale et non plus seulement de notre point de vue ou

uniquement du point de vue de l’autre.

Alors dans cette logique-là il n’y a plus la notion de choix, en fait…

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Si, tout à fait. On ne perd pas la notion de choix. Il est important dans la vie quotidienne de

choisir dans quelle direction on va, que ce soit aussi bien physiquement que moralement.

Mais dans le choix, il y a la dualité !

Oui, il y a une dualité. Mais quelque part, on sait que ce n’est pas le seul aspect de la réalité.

C’est un aspect provisoire, conditionné, qui peut changer suivant le temps, suivant l’époque,

suivant les moments de notre vie… Mais, bien sûr qu’il faut choisir ! Sinon, on ne peut pas

vivre. L’esprit ordinaire et l’esprit de la Voie sont complètement entrelacés. Complètement !

La pratique, c’est d’arriver à ce que les deux s’embrassent de plus en plus comme les jambes

croisées en zazen. C’est un kōan aussi, bien sûr. Mais en tout cas, ce n’est pas du nihilisme.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas choisir, qu’il ne faut pas avoir de valeurs morales.

Kusen du mercredi 10 mars 2010, 12h30

Le Shōdōka de maître Yōka Daishi. Le poème 51 :

Il est toujours ici même, limpide et tranquille.

Ami, si vous le cherchez, vous ne le verrez pas.

On ne peut ni le saisir ni le rejeter,

Ce n'est qu'au cœur de l'insaisissable qu'on le saisit.

Lorsque le silence est parole et la parole silence,

La grande porte du don s'ouvre sans obstruction.

Qu’est ce que ce « il » dans Il est toujours ainsi ? Qu’est ce que ce « le » dans ami, si vous le

cherchez, vous ne le verrez pas… ?

Zazen, c’est ne pas nous échapper de nous-mêmes, dans nos fabrications, dans le passé ou le

futur ou dans l’assoupissement. C’est revenir au point d’ici et maintenant, ce que maître Deshimaru

appelait « le point zéro de notre vie »… comme le point qui touche la route quand la roue tourne.

Alors, seulement, l’omniprésence de l’Esprit de Bouddha se réalise sans allée ni venue, sans

naissance ni mort. Et pourtant, voyez comme ça naît et comme ça meurt à chaque instant, pendant

zazen. Ça naît et ça meurt dans l’éternité, dans l’immobilité. C’est un kōan. Et ce kōan ne peut être

résolu que si on lâche prise avec le mental, avec l’intellect.

A ce propos, pendant la sesshin que j’ai faite dernièrement avec Gérard Pilet, un haïku m’est

venu :

d’instant en instant

assis en danse immobile

changement éternel

Maître Deshimaru disait carrément : « Pendant zazen, vous êtes Dieu ou Bouddha, ou le

Cosmos, l’Univers entier. » Mais attention, le poème de Yōka nous dit : Ami, si vous le cherchez,

vous ne le verrez pas.

Kusen du mardi 16 mars 2010, 19h00

Prenez bien appui dans le sol avec vos genoux et étirez la colonne vertébrale en poussant le

ciel avec le sommet de votre tête. Rentrez légèrement le menton pour étirer la nuque. Relâchez vos

épaules, le ventre. La posture est à la fois forte et délicate. Et observez le va-et-vient de la

respiration. Surtout, laissez l’expiration se faire jusqu’à son terme. Déposez le regard tranquillement

devant vous et relâchez aussi le visage. Veillez à ce que le tranchant des mains soient placé contre

l’abdomen à environ deux doigts sous le nombril. Prêtez attention au contact délicat des deux

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pouces. Petit à petit vous pouvez amener votre expiration jusqu’à cette zone, spécialement à chaque

fois que vous sentez emportés par vos pensées ou impressions, émotions, sensations. Cela ne

signifie pas qu’on refuse toute activité mentale. Le maîtres Shunryū Suzuki disait de la pratique de

zazen par rapport aux pensées que c’est comme être dans notre maison : vous laissez la porte de

devant ouverte mais aussi la porte de derrière et vous ne laissez pas vos pensées s’installer pour

prendre le thé. Simplement, on observe leur apparition et leur disparition. On n’y touche pas.

Kusen du mercredi 17 mars 2010, 12h30

Le poème 51 du Shōdōka de maître Yōka Daishi, disciple d’Eno :

Il est toujours ici même, limpide et tranquille.

Ami, si vous le cherchez, vous ne le verrez pas.

On ne peut ni le saisir ni le rejeter,

Ce n'est qu'au cœur de l'insaisissable qu'on le saisit.

Lorsque le silence est parole et la parole silence,

La grande porte du don s'ouvre sans obstruction.

La pratique juste, le cœur de la pratique, c’est un lâcher-prise avec les mouvements du

mental qui nous embarquent dans d’autres lieux ou dans d’autres temps, dans des fantômes de la

réalité : souvenirs, projections, regrets, espérances. Kōdō Sawaki disait, dans le dōjō, dès le début

vous devez vous couper la tête et la poser à côté de vous. Ne pas poursuivre quoique ce soit. Ne pas

se laisser emprisonner dans un monde virtuel. Pour cela, on a toujours recours au retour à la posture

et à la respiration. Alors, zazen nous ramène au pur ici et maintenant. Et dans le pur ici et

maintenant, il y a l’Esprit de bouddha. C’est de ça dont parle le poème :

Il est toujours ici même, limpide et tranquille.

Ami, si vous le cherchez, vous ne le verrez pas.

On ne peut ni le saisir ni le rejeter,

Ce n'est qu'au cœur de l'insaisissable qu'on le saisit.

... C’est à dire Mushotoku : sans vouloir retenir ou attraper un objet qui serait « Esprit de

Bouddha ». On ne peut s’emparer de la Voie car elle emplit le Ciel et la Terre, disait Kōdō Sawaki.

C’est comme aller à la pêche aux électrons ou être un poisson qui cherche un canal dans l’océan.

Mushotoku, c’est une autre façon d’exprimer « non-deux », lorsqu’il n’y a plus de sujet qui saisit et

d’objet saisi. C’est Bouddha qui fait tourner une fleur au Pic des Vautour et son disciple

Mahākāśyapa qui se contente de sourire. Alors, nous sommes saisis par l’insalissable.

Kusen du mercredi 24 mars 2010, 12h30

Prenez bien appui dans le sol et sur le zafu et, à partir de là, étirez la colonne vertébrale à

partir du bas du dos. Entrez légèrement le menton pour étirer la nuque. Relâchez le visage, les

épaules, le ventre, Placez bien le tranchant des mains juste en dessous du nombril. Attention au

contact des pouces : très délicat. Et suivez la respiration. Soyez attentifs à la posture, à la

respiration, mais aussi à tout ce qui constitue l’instant, l’instant total.

Toujours à propos du poème 51 du Shōdōka de Yōka Daishi :

Il est toujours ici même, limpide et tranquille.

Ami, si vous le cherchez, vous ne le verrez pas.

On ne peut ni le saisir ni le rejeter,

Ce n'est qu'au cœur de l'insaisissable qu'on le saisit.

Lorsque le silence est parole et la parole silence,

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La grande porte du don s'ouvre sans obstruction.

On peut exprimer la Voie par la parole, l’éloquence ; mais aussi par le silence ou par un

sourire, un coup de bâton ou un cri, comme faisaient certains maîtres chinois anciens… même en

faisant tourner une fleur comme le Bouddha Śākyamuni. On pourrait même ajouter : dans tous les

actes de la vie quotidienne s’ils sont faits en pleine conscience – faire samu, la cuisine, le jardinage,

passer l’aspirateur, etc.

Pendant zazen, de l’espace se crée en nous-mêmes. Mais l’espace intérieur n’est pas une

chose. Pas plus que la conscience et l’observateur qui regarde. Ce qui se passe n’est pas non plus un

objet ou une personne. D’ailleurs, il n’y a pas d’observateur, il y a observation. Cette observation

nous montre que nous sommes autre chose que ce qui se fabrique dans notre esprit et qui disparaît :

colère, jalousie, tristesse, exaltation, futilité, envie ou ruminations mentales… quelque chose de

plus vaste, d’infini même : bouddha, ou plutôt Esprit de bouddha. Alors, non-peur et joie se

manifestent – pas des émotions passagères, mais un sentiment, une certitude totale, profonde.

Et nous pouvons aller vers les autres naturellement. C’est ce qui signifie : la grande porte du

don s’ouvre sans obstruction.

Kusen du mercredi 31 mars 2010, 12h30

Le poème 52 du Shōdōka est beaucoup plus court que le précèdent, mais tout aussi

important.

Si l’on me demande sur quel principe je me fonde,

Je réponds : le pouvoir de la grande Sagesse !

C’est tout ! Maka hannya, la grande Sagesse ! Comme tout ce qui nous constitue est aussi

impermanent qu’une giboulée de mars, la plupart des gens ont besoin d’un principe, de s’identifier,

ou de se réfugier dans un système de croyances ou d’adhésions, que ce soit sa religion, son parti,

son club de football, son terroir, etc.… Avec les dérives auxquelles nous assistons tous les jours.

Que ce soit une guerre de tribunes au Parc des Princes, ou une guerre de religions, de tribus, de

groupes ethniques, de lobbies. Tout simplement parce que la plupart des gens sont déconnectés de

leur nature profonde, celle que nous partageons tous.

Yōka Daishi, lui, se fonde sur le pouvoir de la grande Sagesse, maka hannya. Le fruit de la

pratique de la Voie. Et Kōdō Sawaki dit dans son commentaire : « La religion, c’est la tranquillité

d’esprit que l’on éprouve quand on est véritablement soi-même. Elle structure notre vie

quotidienne, mais on ne peut l’expliquer, ni la montrer à personne. Je pense que la religion est cette

sécurité cachée au fond de soi-même, différente pour chacun, et qui permet de tenir la route sans

l’aide de personne ». Ce n’est pas de l’individualisme, c’est jizai, la Grande Liberté ! Comme le

début de l’Hannya Shingyō : kan ji zai bo satsu ; le Boddhisattva de la Grande Liberté observe.

Kan, l’observation que les phénomènes intérieurs comme extérieurs sont ku, sans substance. Et que

vouloir les saisir est aussi vain que saisir un arc-en-ciel. Il ne s’agit pas seulement de l’entendre, le

lire et le chanter, mais le réaliser en zazen ! « Inconsciemment, naturellement, automatiquement »,

comme disait Maître Deshimaru…

Kusen du mercredi 7 avril 2010, 12h30

Restez bien connectés à la posture et à la respiration, et tout devient fluide. Il suffit juste de

ne pas se laisser embarquer.

Je reprends le poème 52 du Shōdōka :

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54

Si l’on me demande sur quel principe je me fonde,

Je réponds : le pouvoir de la Grande Sagesse.

Un jour, il ya longtemps, 20 ans peut-être, je pratiquais déjà zazen avec Gérard Pilet. Je l’ai

entendu dire en kusen : « Ne suivez pas vos pensées, d’ailleurs ce ne sont pas les vôtres. » Ça

m’avait frappé sur le moment. Je pressentais quelque-chose que je ne comprenais pas vraiment.

Avec la pratique, j’ai appris ce que ça veut dire. C’est le rôle du kusen : planter des graines de

sagesse, pas la petite sagesse – le bon sens très utile dans la vie quotidienne – mais maka hannya, la

grande Sagesse. C’est la pratique du non-attachement, c’est-à-dire de la non-identification. Des

pensées, des émotions, des humeurs, des états d’esprit se manifestent et disparaissent – comme un

ciel changeant. Et il y a observation… pas j’observe, mais observation. C’est là, mais

fondamentalement ce n’est pas nous. D’ailleurs il n’y a personne pour s’en saisir. Le Bouddha

Śākyamuni disait : « Ne vous appropriez pas les cinq agrégats. » La non-appropriation, c’est la

pratique de la Voie. Mais en réalité il n’y a pas de chemin, il n’y a pas de Voie car dès le départ

notre propre nature est déjà ce chemin, à chaque instant, sans commencement ni fin.

Kusen du mercredi 28 avril 2010, 12h30

Que ce soit au Japon ou ici, la pratique authentique est très simple : shikantaza… Seulement

s’asseoir. Pour nous, à ce moment-même, c’est être assis au milieu du monde, par une belle journée

de printemps, dans la tranquillité absolue. C’est-à-dire, assis sans toucher à rien, sans fuir ou rejeter

quoi que ce soit. Voir ce qui apparaît et disparaît à partir de l’esprit vaste, l’esprit qui n’a pas de

naissance ni de mort. « Retrouver le point zéro de notre vie », comme disait Maître Deshimaru. Un

point de tranquillité absolue, mais aussi source de toute énergie, de toute manifestation. C’est le

zazen d’un seul esprit. Seulement s’asseoir.

Kusen du mercredi 5 mai 2010, 12h30

Je continue avec le Shōdōka de maître Yōka Daishi en m’appuyant sur les commentaires des

maîtres Kōdō Sawaki, Deshimaru et Gérard Pilet. Le poème 53 est très court :

Qu'est-ce que le bien et le mal ? Nul ne le sait,

Le progrès ou le recul ? Même le ciel n'en a la mesure.

Ce poème est la suite naturelle de celui sur maka hannya, la grande Sagesse. Hannya, le fruit

de notre pratique, permet de ne pas avoir d’idées toutes faites sur ce qui est bien ou sur ce qui est

mal, tout simplement parce que l’esprit devient vaste. Ça ne veut pas dire ne pas avoir de principes

moraux mais développer, réaliser la vision large.

Il y a de multiples histoires dans le zen pour illustrer cette question complexe du bien et du

mal. Mais on peut prendre un exemple moderne. Par exemple, vous offrez une belle paire de

baskets toutes neuves à votre enfant pour qu’il fasse du sport au lieu de rester avachi devant des

jeux vidéo. Donc, c’est plutôt un bien. Mais ces chaussures ont été fabriquées par des petites mains

du même âge, quelque part en Asie. C’est un bien qui devient un mal ou qui naît d’un mal. Mais ces

enfants qui travaillent trop tôt peuvent subsister et nourrir leur famille. C’est un mal qui devient un

bien. Alors vous prenez conscience de cette exploitation des enfants dans le Tiers Monde et vous

cessez d’acheter des baskets. Mais les enfants sans travail rentrent dans leur famille où ils

connaissent la famine, ou bien ils sont vendus ou abandonnés. C’est un bien qui devient un mal,

etc., etc.

C’est très difficile tant qu’on voit les choses à partir de nos catégories limitées. Pratiquer la

Voie, c’est justement regarder les phénomènes à partir de dōshin, l’esprit de la Voie. Ne pas céder à

des impulsions nées de l’ego limité mais examiner profondément l’enseignement de ces

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55

phénomènes dans leurs enchaînements karmiques.

Respecter les préceptes, non pas comme une morale étroite, mais comme l’actualisation

naturelle de la sagesse et de la compassion, fruits de notre pratique de la Voie.

Kusen du mercredi 13 mai 2010, 12h30

Je continue à commenter le poème 53 du Shōdōka :

Qu'est-ce que le bien et le mal ? Nul ne le sait,

Le progrès ou le recul ? Même le ciel n'en a la mesure.

Comme je l’avais dit la semaine dernière, le bien et le mal dont il est question dans ce

poème n’est pas le bien et le mal des conventions sociales mais ce qui correspond à la loi karmique.

– ce qui est bien ou mal étant très fluctuant dans la vie ordinaire. Le bien, du point de vue de la

Voie, c’est ne pas provoquer de préjudices à soi-même et aux autres, ce qui entraîne des effets

karmiques positifs. Maître Ikkyu vivait dans le quartier « chaud » de Kyoto, le quartier de Gion.

C’est là où il enseignait aussi, à sa façon, et il avait une prostituée nommée Shigoku Taigyu comme

disciple. Grâce à son enseignement, elle réalisa que l’Enfer n’existait pas et devint bouddha. Tous

ses clients sortaient illuminés et devenaient par la suite de grands pratiquants ! Dommage que

Franck Ribery ne l’ai pas connue…

Ainsi dans le Sandōkai de maître Sekito, il est dit :

L’obscurité existe dans la lumière.

Il faut voir la l’obscurité.

La lumière existe dans l’obscurité.

Il faut voir la lumière.

Parfois, un karma difficile peut nous amener à bodaishin, l’esprit d’Éveil, et à pratiquer la

Voie. Inversement, un karma facile peut provoquer l’attachement aux phénomènes. Gérard Pilet dit

dans son commentaire de ce poème : « L’univers est trop riche et infini pour que l’esprit de système

puisse en faire le tour. Si on affirme une chose, son contraire n’est pas loin. L’univers aime bien

nous prendre à contre-pied et nous envoyer la balle à gauche quand on croit qu’elle va vers la

droite. Il nous enseigne ainsi à rester ouverts, non dogmatiques, souples. » Ouverts et souples,

comme ce corps-esprit assis en zazen. On dit que zazen est le monde sans karma ou alors, le plus

haut karma. Paroles, actions, et même pensées sont inoffensives et ne peuvent s’actualiser. Les

désirs, les velléités, les répulsions apparaissent et disparaissent immanquablement, révélant ainsi

leur nature vide de substance. Sagesse et compassion se manifestent alors comme des fruits mûrs.

Mondo

Alors, voilà ma question : est-ce qu’on peut encourager quelqu’un d’autre à faire zazen ?

Vous pratiquez depuis longtemps ?

Un an au dōjō. Chez moi, depuis un peu plus longtemps.

Si je vous demande ça c’est que souvent, quand on commence la pratique, on est dans une

sorte de lune de miel avec zazen, on a tendance à être un peu prosélyte et à vouloir

encourager les autres à pratiquer. Par la suite, on change un peu de façon de faire. Si

quelqu’un n’est pas prêt à pratiquer la Voie, si quelqu’un n’a pas bodaishin, l’esprit d’Éveil,

vous pourrez lui raconter tout ce que vous voulez, il ne viendra pas. Ou alors si c’est

quelqu’un proche de vous, il viendra pour vous faire plaisir, mais il ne continuera pas, sauf

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s’il y a cet esprit d’Éveil qui peut venir de loin. Dans ce cas, même à un niveau un peu plus

général, au niveau des dojos, l’expérience a montré que l’on peut faire toute la promotion

que l’on veut, le nombre de personnes qui viennent pratiquer et qui restent est constant. On

peut dire qu’environ deux pour cent des personnes qui viennent faire l’initiation restent. Par

contre, quand on a l’habitude de pratiquer, on peut reconnaître cette aspiration à la pratique

chez les autres. Dans ce cas, il faut proposer la pratique, mais rester délicat. Autre question ?

Moi par contre, je ne suis pas du tout dans la lune de miel. Ça fait à peu près plus d’un an

que je pratique, même si, de par ma culture d’origine, je suis sensibilisée par la spiritualité

orientale. Je trouve très déstabilisant que… j’en ai déjà parlé avec certains gōdō que je ne

vais pas nommer ici, on m’a répondu : « Sophie, n’observe pas, ne juge pas les autres.

Regarde d’abord ce qui se passe en toi. » Ce qui n’est pas faux d’ailleurs. Mais j’ai un

regard qui est étonné car j’ai le sentiment qu’il y a un énorme décalage entre le discours qui

est prononcé et la pratique au quotidien. Et je me pose plein de questions. Juste un

exemple : mettre de côté le sujet et l’objet est une chose mais, comment dire ça… ? Je trouve

que le monde du travail… je ramène cela au monde du travail parce que là, je suis une

formation au CNAM en clinique du travail et ça me donne un autre regard par rapport au

métier que j’exerce. Je suis assistante sociale. Je travaille pour le département qui est

réputé de gauche, avec des valeurs de gauche… Mais au quotidien, en fait, c’est une

entreprise sur le mode néolibérale… Ce qu’on demande au gens, c’est d’être vraiment dans

le rendement maximum. Heureusement qu’il y a cette formation qui m’aide parce qu’on y

prend en compte le sujet…

D’accord, je vois ce que vous voulez dire : vous sentez un décalage entre l’enseignement qui

est donné ici et votre pratique professionnelle dans le monde social. Ici, il faut se méfier des

mots dans l’enseignement qu’on donne parce que de toute façon ils ne peuvent être

qu’imparfaits. Et on a vite fait de projeter un tas de choses là-dessus. Par exemple, ici, on

n’a pas dit qu’il faut se fondre dans une sorte de grand tout où l’on oublie tout, y compris le

monde dit réel, celui de la vie sociale. La conscience hishiryō de zazen, ce n’est pas entrer

dans une sorte d’état mystique spécial où plus rien n’existe. C’est au contraire clarifier les

choses. Et une pratique bien menée va vous aider à vivre dans le monde social et même, à

pratiquer votre métier de façon plus jute. Ma fille aînée est assistante sociale aussi. Moi-

même, j’ai été instituteur pendant de nombreuses années alors que je pratiquais ici et ma

pratique m’a profondément aidé. Elle m’a aidé à aider les autres. Les mots qu’on entend

pendant le kusen, par exemple sujet et objet, etc., ne cherchez pas à les décortiquer, à vous

en faire des représentations ou des concepts. On entend des kusen dix fois, vingt fois, on

entend dire la même chose (parce qu’on dit un peu toujours la même chose ici) et puis un

jour : tac, vous savez de quoi on parle. Ça se fait comme ça. Ce n’est pas une analyse : « ah

oui. Ça, c’est ça. Ça correspond à ça.... » Non, vous savez ! Et dans ce cas, votre question

disparaît. Dans notre pratique, il y a souvent des choses qui sont mal interprétées comme

quoi l’ego ce n’est pas bien, il faut l’abandonner, il faut le tuer. Ce n’est pas ça du tout. C’est

simplement éclairer nos illusions, éclairer notre brouillage intérieur qui va nous permettre

justement d’être beaucoup plus présent dans le réel de chaque instant.

Mais si l’ego on ne le tue pas, on fait comment alors ?

Ce n’est pas ça. C’est que l’ego est une construction. Il n’existe pas en soi. C’est ça que

vous allez comprendre par la pratique, petit à petit – comprendre au sens « prendre avec

soi », c'est-à-dire intégrer et apprendre à ne plus vous attacher à des conceptions, à des

opinions toutes faites, des choses qui n’ont qu’une valeur relative. Mais ça ne veut pas dire

qu’il ne faut pas avoir d’idées, qu’il ne faut pas avoir d’avis sur les choses, de morale, etc.

mais savoir (c’est ce que je disais dans le kusen) que ça appartient au monde relatif mais

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qu’il n’y a pas que ça. Il y a aussi l’absolu, dans notre pratique de la Voie.

Ça me paraît très compliqué…

Ça a l’air compliqué. C’est pour ça que nous devons expliquer, nous, en tant qu’enseignants.

Mais en fait, c’est simple. C’est bien de venir poser des questions en mondo. Et je vous

réponds. Mais laissez décanter. Ne pensez pas à tout ça après. Dans votre métier, faites ce

que vous avez à faire.

J’y crois pas trop, quoi. On peut faire ce qu’on a à faire mais on le fait dans un cadre. On ne

peut pas s’abstraire du cadre. C’est ça aussi. Et le cadre fait que… voilà… enfin… au

CNAM, en psychologie du travail, ils appellent ça l’activité empêchée. Vous avez beau faire,

si le cadre est là, eh bien non, vous ne pouvez pas… Par exemple, l’envie de faire un bel

ouvrage, eh bien ce n’est pas possible. On vous demande du rendement…

D’accord. Là, vous êtes dans la critique sociale en fait…

Je ne sais pas si c’est vraiment une critique sociale. La psychologie du travail, ce n’est pas

seulement intellectuel. C’est ça qui est intéressant. C’est que vraiment… je ne suis pas la

seule. Quand je vois que chez France Télécom il y a des gens qui se suicident, on se pose

des questions là-dessus.

Bien sûr, on est dans une société où le monde du travail devient pathogène. Moi, je n’ai pas

vécu ça mais j’ai vécu aussi des limites dans mon travail. Nous sommes toujours inscrits

dans un système. À partir du moment où il y a une organisation humaine, il y a des

perfections et des imperfections. Mais à l’intérieur de ce système vous pouvez être libre.

En rusant. En sachant tricher. Le problème c’est que si on se fait…

Oui, mais il n’y a pas de problème…

Si on joue sur l’honnêteté, ça ne marche pas.

Si c’est bon de tricher, trichez. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une morale. Si c’est juste,

si c’est bien de tricher, trichez. Seulement après, si vous vous trouvez dans des

contradictions trop importantes qui vont vous faire souffrir – et ça, la Voie peut vous aider à

l’éclairer de plus en plus – alors, il faudra créer les conditions dans votre vie pour vous en

aller ou trouver un autre système pour éviter. C’est important de ne pas s’exposer non plus.

Kusen du dimanche 16 mai 2010 – Journée de zazen

Séance de 8h30

Pour zazen nous devons sentir une très grande stabilité au niveau du socle de la posture,

socle constitué des deux genoux bien ancrés dans le sol et du point qui touche le zafu au-devant de

l’anus ; si bien que le centre de gravité est au milieu dans le ventre.

La colonne est étirée sans crispations et le menton légèrement rentré pour étirer la nuque et

l’arrière des oreilles. L’étirement de la nuque est un point très important pour le système nerveux,

pour retrouver la condition normale. Cette énergie, dans tout l’arrière du corps, est équilibrée par la

détente des épaules, du visage et de l’abdomen ; L’abdomen, en contact avec le tranchant des mains

dont les pouces se joignent avec une très grande délicatesse. On suit le va-et-vient de la respiration

qu’elle soit courte ou longue, simplement on laisse glisser l’expiration sous les mains sous le

nombril comme des vagues successives.

Ne faites rien de spécial, conservez cette attention douce.

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Nous pouvons observer que si l’on suit les pensées, si l’on s’y attache, ça s’inscrit dans la

posture et la respiration change également. On comprend qu’on pense avec le corps, on peut

corriger l’attitude de l’esprit avec le corps. Alors parfois, il y a besoin d’un petit coup de rappel, un

peu comme un pêcheur qui ramène la ligne qu’il a laissé dériver, et on revoit tous les points de la

posture, on reprend sa respiration. Kōdō Sawaki disait : « Comme un parapluie qu’on ouvre vers le

bas ».

Cependant, zazen c’est un peu comme conduire sa voiture : si on dort on va dans le décor. Si

on ne se concentre que sur la pédale d’embrayage ou le levier de vitesse ça ne marche pas, c’est

pourquoi, avec la pratique, on développe une concentration globale.

D’ailleurs, hier après-midi, on a vu avec Yen Bach que le kanji « concentration » était mal

traduit, ça serait plutôt « assise attentive », à la fois conscient de la posture, du souffle, des pensées

qui passent, du monde extérieur (du monde dit extérieur), et inconscient du moi, c’est ce qu’on

appelle hishiryō.

Aussi, pendant cette journée de zazen, laissons cet état de conscience infuser dans tout ce

que nous faisons, disons, pensons, ressentons.

Séance de 11h00

Asseyez-vous bien au milieu du zafu : certains pendant la première partie étaient assis trop

près du bord, ce qui fait qu’on ne pouvait pas les corriger. Étirez la colonne vertébrale puis

balancez-vous latéralement, les poings serrés levés vers le ciel, la posture se stabilise toute seule au

centre, et jetez-vous dans zazen.

On peut même soupirer et inspirer par la bouche pour bien se détendre et ensuite on y va.

Depuis un moment déjà, je commente le Shōdōka de maître Yōka Daishi qui était un disciple

d’Eno, en m’appuyant sur les commentaires de Kōdō Sawaki, maître Deshimaru et Gérard Pilet,

mon maître.

Le poème 56 :

Les vingt portes du vide sont sans assise,

La nature du Bouddha est unique et son corps de même.

Les vingt portes de la vacuité sont énumérées dans l’Hannya Shingyō, c’est le texte

fondamental de notre pratique, chanté à peu près partout dans les pays où l’on pratique le

bouddhisme mahāyāna. Les vingt portes sont toutes énumérées de façon négative : ni forme, ni

perception, ni formation mentale, ni conscience, ni ceci ni cela etc., etc. C’est une très bonne

pédagogie car plutôt que d’affirmer ce qui ne peut être affirmé, on procède par élimination. Mais

que reste-t-il à la fin ?

Pendant zazen, les pensées sont vues comme des bulles qui naissent, se manifestent et

disparaissent, éclatent, de même pour les émotions, les sentiments, de même pour les sensations, de

même pour les perceptions des phénomènes extérieurs. Par exemple, vous percevez les paroles du

kusen, mais ces paroles sont des étoiles filantes dans un ciel vide d’absolue tranquillité, d’absolue

éternité, comme les bruits de la cour, comme vos pensées.

Cet avion qui passe ne dérange pas le ciel, de même que nos pensées ne dérangent pas le ciel

de l’esprit. Gérard Pilet, dans son commentaire ; dit que l’esprit retrouve sa nature originelle, son

expansion infinie, mais, bien sûr, comme nous sommes assoiffés, nous voulons toucher le ciel, nous

voulons décrocher la lune, circonscrire l’esprit vaste, attraper cette nature originelle et la mettre

dans notre poche. Évidemment c’est impossible mais j’en parlerai tout à l’heure.

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Séance de 15h15

Les vingt portes du vide sont sans assise,

La nature du Bouddha est unique et son corps de même.

Ce matin, j’ai surtout commenté le premier vers, et maintenant que nous avons nié, grâce à

l’Hannya Shingyō, la substance de toutes choses en nommant les vingt portes de la vacuité, nous

souhaitons enfin toucher cette vacuité, cette nature originelle, cette nature de bouddha. C’est

impossible car notre « je » n’est qu’une construction instable et limitée, un assemblage d’agrégats,

un paquet de vibrations. Kōdō Sawaki raconte cette histoire :

« Le roi Daibonten-ô qui est un dieu de la mythologie indienne (Brahmā) voulait un jour se

mesurer au Bouddha. Il se plaça derrière lui, mais comme il ne faisait qu’un pied et un pouce de

haut, il n’arriva qu’aux fesses. Grâce à ses pouvoirs surnaturels, il se haussa de deux pieds neuf

pouces, mais il lui arrivait toujours aux fesses. Alors, il décupla ses pouvoirs, il se grandit encore et

encore. Il parvint finalement à atteindre la tête mais ne réussit pas à voir le sommet du crâne car, à

cet endroit, se trouve la marque distinctive du Bouddha qui est justement de ne pouvoir être vue.

Cette marque, c’est le symbole du Bouddha dont tous les aspects sont sans aspect. »

Sur la Voie, nous ne devons pas chercher à saisir cet esprit originel, cette nature de Bouddha,

à en faire une chose, un objet, un objectif à atteindre à l’égard de la vacuité. Il faut ainsi pratiquer la

vacuité. Nier cela serait comme vouloir s’approcher toujours plus près d’un arc-en-ciel pour le saisir

ou vouloir mettre le ciel dans la manche de son kimono. Gya tei, gya tei, au-delà…

Mondo

Quel est le sens du sūtra des Patriarches ? Pourquoi on le chante et pourquoi parfois, on ne

le chante pas.

C’est une question de longueur car on cite les Patriarches à chaque fois. Lorsqu’on fait le

petit eko, la liste des Patriarches est condensée dans un résumé très court. En fait, ils y sont

tous inclus. Certains enseignants font citer la série complète des Patriarches à chaque fois.

D’autres le font occasionnellement – c’est un petit peu ce que je fais, notamment à

l’occasion d’une journée de zazen. Certaines sańgha en dehors de l’Association zen

Internationale citent les Patriarches jusqu’à aujourd’hui alors que nous nous arrêtons à

Keizan. Il n’y a pas tellement de règles, mais le fait de chanter les Patriarches fait que nous

nous relions à une tradition. Ce n’est pas une tradition pour la tradition. C’est une

transmission. Aucun d’entre nous n’a inventé le zazen que nous pratiquons aujourd’hui, ni

même nos maîtres ou les maîtres de nos maîtres. Ça remonte au Bouddha et probablement

avant. Ainsi, le fait de chanter, de citer les noms des Patriarches est un rappel que notre

pratique est une pratique dont nous héritons et que nous transmettons, que l’on soit

enseignant ou moine, simple pratiquant ou débutant. C’est rappeler également que nous

pratiquons ici quelque chose qui nous dépasse. Voilà, à mon avis, le sens profond du chant

des Patriarches. C’est une marque de respect. Autre question ?

J’ai vu un reportage sur l’Amérique du sud où les jeunes vivent dans la rue, au milieu de la

violence et de la drogue. Mais je ne vois pas par quel moyen ils peuvent s’en sortir. C’est

quelque chose que je ne peux pas accepter et qui, quelque part, me met en colère.

Tu n’en connais pas personnellement ?

Si mais pas à ce point là…

En fait, c’est la misère du monde qui te met mal à l’aise.

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Oui, ce sont toutes ces inégalités entre les personnes et je ne vois pas comment avancer.

Tu sais, c’est une question qui revient très souvent. En fait, ce que je perçois en filigrane

dans ta question, c’est comment est-ce que nous, qui nous asseyons ici, pouvons aider le

monde ? Aider le monde, c’est très difficile surtout qu’on peut souvent se tromper.

Notamment pour tout ce qui concerne l’aide aux pays du Tiers Monde. On a vu qu’il y a

beaucoup d’effets pervers, que les meilleures intentions cachaient parfois d’autres choses…

Par contre, dans les quatre vœux du bodhisattva que nous chantons ici, il y a le vœu d’aider

tous les êtres et c’est ce que nous faisons en nous asseyant en zazen, même si ce n’est pas

visible. On ne pratique pas seulement zazen pour nous-mêmes. Nous dédions d’ailleurs

chaque zazen. Cela ne veut pas dire qu’il faut s’enfermer dans une tour d’ivoire. Si tu as des

choses à faire dans le monde social pour aider les autres, fais-les. Ici, il n’y a pas de moines

professionnels. Tout le monde a une action et tout le monde aide à sa façon. La pratique de

zazen renforce cette détermination par la sagesse et la compassion qui se développent. De

toute façon, si tu te laisses happer par toute cette souffrance et par cette multitude

d’informations qui nous arrivent continuellement – informations qui sont triées, manipulées,

tout ce qu’on veut – tu vas te noyer. Reviens au centre. Reviens à la source et, à partir de là,

tu pourras aider… ou ne pas aider, parce que parfois choisir de ne pas aider, c’est aussi aider.

Il faut également avoir la sagesse de voir ce que tu peux faire et ce que tu ne peux pas faire.

Enfin, éclaircis tes véritables motivations.

Je ressens toujours comme de la culpabilité…

N’oublie pas que notre pratique nous rend libre par rapport à toutes ces choses qui traînent

depuis x temps et, si on devient plus libre, là, on peut véritablement aider.

Séance de 17h00

« La vie est un restaurant petit, mauvais et cher. Et en plus, c’est trop court ! » (C’est une

citation de Woody Allen…) Aussi, ne perdons pas trop de temps à des bêtises, à courir après toutes

sortes de choses, à nous battre pour des opinions fluctuantes. Une fois que nous avons assuré le gîte

et le couvert, pratiquons la seule chose qui vaille vraiment la peine : s’éveiller, c'est-à-dire se libérer.

Mais le mental est notre « bon ami » dans la vie courante et, peut être notre pire ennemi. Même

pour nous qui pratiquons la Voie, le mental est d’accord avec l’impermanence, la non-substantialité,

avec la réalité du karma, avec l’enseignement du bouddhisme en général. Mais il veut réaliser sa

Nature de bouddha, il veut comprendre la vacuité. Cependant ce n’est pas une vérité intellectuelle.

Le concept de vacuité est encore une représentation et la vacuité est vide d’elle-même, en fait. Elle

ne peut être conçue. Elle ne peut qu’être expérimentée par ce corps-esprit. Alors les enseignements

du Bouddha, que nous pouvons lire ou entendre, sont comme un rappel, une résonance. Zazen est la

porte qui ouvre à la connaissance immédiate, celle où il n’y a plus de moi connaissant et d’objet à

connaître. C’est comme un glaçon qui veut savoir ce qu’est l’eau. Nous n’avons juste qu’à nous

laisser fondre, avec douceur et bienveillance.

Kusen du mercredi 19 mai 2010, 12h30

Par l’observation qui se manifeste pendant zazen – cette conscience fine – la réalité est

vécue comme une succession d’instants qui forme un flux sans commencement ni fin, une rivière

sans source ni embouchure. Parfois, une construction mentale se solidifie. Cela crée un obstacle,

comme un débris dans la rivière qui forme un tourbillon. Et ça ne coule plus de façon harmonieuse.

La conscience attentive dissout l’obstacle et le flux reprend jusqu’au prochain tourbillon. La

conscience éveillée est la conscience du flux qui demeure malgré les objets charriés par la rivière.

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Plus on pratique et plus on reconnaît, on repère vite les coagulations mentales. Et la conscience de

l’impermanence devient permanente. En même temps grandit la conscience non-réflexive de ce qui

nous relie tous : Nature de bouddha, Non-né, Nature originelle, Esprit avec un grand « E »…Peu

importe le nom.

Kusen du mercredi 09 Juin 2010 à 12h30

Gardez une posture souple, une posture dans laquelle vous pouvez accueillir tout ce qui se

présente, sans y coller, sans s’y identifier, en laissant l’esprit du témoin, neutre, se manifester.

Je continue le commentaire du Shōdōka de Maître Yōka Daishi, et on en est au poème 58 :

Les actes proviennent de l’esprit et les maux du corps.

Il ne faut ni se plaindre, ni blâmer autrui.

Dans la conscience ordinaire, la plupart du temps, des pensées surgissent et, comme je disais

tout à l’heure, on y colle, on s’y identifie sans aucun recul. Alors elles se transforment en actes.

Souvent elles sont chargées émotionnellement et peuvent être sans rapport avec la réalité de

l’instant. Tout cela relève du mental, et c’est pour cela que l’on peut se retrouver à dire ou faire des

choses que l’on regrette ou que l’on n’avait pas vraiment voulues, dont nous nous sentons étrangers.

Par exemple, on chante l’Hannya Shingyō dans le dōjō en pleine conscience, et en sortant, on prend

sa voiture et on insulte l’automobiliste qui veut passer devant nous.

Les actes proviennent de l’esprit, mais l’inverse est vrai également : les actes influencent

l’esprit. Gassho, sanpai, des gestes d’unification et d’abandon de l’ego, ont un grand pouvoir de

pacification et de rappel à l’essentiel. Dans notre voie, ce sont des pratiques précieuses. Maître

Deshimaru disait : « Même si vous ne pouvez pas faire zazen un matin chez vous, faites gassho

devant votre reflet dans le miroir ! » Je le fais de temps en temps, et l’esprit change à ce moment-là.

À se comporter n’importe comment, l’esprit devient confus, dispersé, voire démoniaque. À se

comporter comme un bouddha, l’esprit devient bouddha. Par la pratique, la conscience à avoir à

faire ce choix grandit, et donc notre responsabilité également. C’est le sens des vœux du

boddhisattva que l’on chante après chaque zazen.

Kusen du mercredi 16 Juin 2010 à 12h30

Ne restez sur rien, laissez passer…L’activité mentale est comparable aux bourdonnements

des vuvuzelas pendant la coupe du monde. Quand ça devient trop envahissant, revenez à la

verticalité de la posture, spécialement en allongeant l’expiration vers le ventre ; en vous concentrant

sur le contact des pouces. Alors l’activité mentale passe au second plan, et même, disparaît pendant

de courts instants.

Shōdōka, le poème 58 :

Les actes proviennent de l’esprit et les maux du corps.

Il ne faut ni se plaindre, ni blâmer autrui.

Le mental, le mental blessé laissé la bride sur le cou, se trompe et nous trompe ; nous fait

souvent prendre des vessies pour des lanternes. Par exemple, on pense que quelqu’un ne nous aime

pas, ou au contraire est amoureux de nous, et ça n’a aucune réalité. Tourments, illusions,

attachements ne sont que des projections de l’esprit, l’esprit avec un petit « e », ce mental qui

bourdonne sans cesse.

Mais la Voie est bien plus puissante que le mental parce-que la pratique nous met en contact

avec l’Illimité, avec notre Vrai nature ; ce que nous sommes profondément. Alors, nous prenons

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conscience que ces phénomènes mentaux sont des fabrications, et notre façon de voir change. C’est

pour ça que l’on dit dans la tradition du zen, et dans le mahāyāna en général, que l’éveil naît de

l’illusion, ou plutôt de la prise de conscience de l’illusion en tant que telle… bonno soku bodai…

Les illusions sont l’éveil, sont le satori. Alors, comme dit Kōdō Sawaki dans son

commentaire : « On comprend que l’on construit soi-même sa galère, et on récolte ce que l’on a

semé ». C’est le sens de ce poème du Shōdōka :

Les actes proviennent de l’esprit et les maux du corps.

Il ne faut ni se plaindre, ni blâmer autrui.

Cependant, nous ne pouvons pas être un ange de l’éther, ou un pur esprit dans une bulle. Ce

corps/esprit, avec ses passions, ses attachements est le véhicule de la Voie. Et Kōdō Sawaki

continue en disant : « Cette masse de chair est le fardeau qu’il nous faut porter tout notre vie. S’il

n’y avait pas la chair on ne pourrait pas faire zazen. Sans ce machin gênant, on ne pourrait

travailler. » Notre boulot sur la Voie est un boulot d’alchimiste, on transforme le plomb en or.

« Inconsciemment, naturellement, automatiquement », comme disait maître Deshimaru… Le plus

haut des jeux.

Kusen du mercredi 23 juin 2010, 12h30

Ne vous laissez pas distraire.

Si on se tient à la source, au point exact où surgissent les phénomènes, on perçoit

automatiquement leur vacuité. La seule chose que nous ayons à faire, c’est de ne pas nous laisser

fasciner. Pour cela, il y a un excellent moyen : la posture et la respiration.

(Kinhin)

Au début de zazen, vous pouvez expirer et inspirer deux à trois fois pour bien détendre le

diaphragme. Il est important de garder une posture souple, énergique mais bien détendue.

Je continue avec le Shōdōka, les poèmes 60 et 61 :

Dans la forêt de santals ne pousse aucune autre espèce,

Le lion habite ses fourrés épais.

II est seul à rôder dans le silence et la tranquillité de la forêt,

Les animaux se sont enfuis ou envolés, tous se tiennent à l'écart.

Les lionceaux suivent en bande,

À trois ans leur rugissement est déjà puissant.

Même si des chacals voulaient chasser le roi de la Loi,

Seraient-ils cent mille que ces monstres glapiraient en vain.

Même si ce texte ressemble à un document animalier, Yōka Daishi ne parle que de la

pratique de la Voie. C’est un poème qui peut paraître complètement ésotérique mais, pour nous qui

pratiquons, ce n’est pas tellement difficile à comprendre.

La forêt de santals où ne pousse aucune autre espèce, c’est la sańgha des pratiquants dans le

dōjō, mais aussi dans toutes les activités de la vie quotidienne au cours d’une journée de zazen,

d’une sesshin ou d’un camp d’été : samu, cérémonie, repas, repos, toilette, etc. Quand tout le monde

s’harmonise, il n’existe aucune autre espèce.

Le lion, c’est la Nature de bouddha – la non-peur.

Et les animaux qui se maintiennent à l’écart, c’est l’ego et ses différents aspects, ses

différentes facettes – l’ego qui dans la conscience ordinaire connaît la peur. Mais, dans la forêt de

santals, l’ego a repris sa vraie nature – un faisceau de tendances karmiques auquel il n’y a plus

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d’identifications. Alors, le lion est seul à rôder dans le silence et la tranquillité de la forêt.

Gérard Pilet dit dans ses commentaires : « Quand cessent ces identifications, d’autres

horizons de confiance s’ouvrent, des horizons sans limites. » En ce moment, il y a des panneaux

publicitaires sur lesquels un opérateur de téléphonie-vente, propose un internet en illimité absolue…

parce qu’avant, c’était un illimité qui avait quand même des limites ! Le langage du monde social,

du monde moderne, entretient la confusion. Pour nous, illimité veut dire définitivement impossible

à saisir par la conscience personnelle. Ce « sans limites », c’est zazen. Zazen qui fait zazen. Zazen

qui n’est pas une gymnastique ou une technique mais qui est lui-même réalisation. Pas dans dix ans

ou une autre vie. Maintenant. Juste se tenir à la source.

Mondo

Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Par exemple, à la fin de ce zazen, la

concierge balançait des bouteilles dans la poubelle et donc j’ai essayé de ne pas me laisser

distraire par ce que l’on peut appeler un « phénomène ». Évidemment, ça ne marche pas

avec l’entendement – mais quand même, je n’arrive pas à comprendre comment on peut se

tenir à la racine du phénomène ou à la source du phénomène et en comprendre par là la

vacuité…

D’accord…

Je ne sais pas si c’est un phénomène tel qu’on l’entend, mais je n’arrive pas à percevoir ça :

le fait de se tenir à la racine de quelque chose qui est vide, mais qui existe…

Un jour, j’ai fait un haïku là-dessus. C’était à peu près cela :

zazen du matin

on jette du verre dans la cour

le silence boit tout

C'est-à-dire qu’il n’y a pas de dualité entre les phénomènes d’un côté qui seraient quelque

chose qui trouble, qui dérange, etc. et un monde éthéré de contemplation absolue qui serait

notre but à atteindre. L’Hannya Shingyō n’arrête pas de nous dire ça. : « Les phénomènes

sont vides et du vide naissent les phénomènes. » Pendant zazen, quand on s’oublie soi-

même, quand il y a shinjin datsu raku – le corps et le mental abandonnés – alors l’apparition

d’un phénomène elle-même nous fait prendre conscience du silence, de l’absolu, de

l’illimité. Dans un monde sans phénomènes, nous ne serions pas humains. Il n’y aurait pas

de voie à pratiquer, il n’y aurait ni nirvāņa, ni samsāra et pourtant, dans notre pratique,

samsāra et nirvāņa ne sont pas séparés. Pendant zazen, nous réalisons la vacuité des

phénomènes par leur apparition et leur disparition dans le silence fondamental. Nous-

mêmes, le phénomène, tout dépend des conditions qui ont façonné cet instant dans l’ordre

cosmique. De nombreux maîtres se sont éveillés à l’occasion d’un phénomène, justement :

le bruit d’une pierre sur un bambou, un moine qui donne un coup de pied sans faire exprès

dans une pierre, un autre qui lui tord le nez… Il y a de multiples exemples comme cela. En

fait, même en ce qui concerne les phénomènes qui nous déplaisent, qui semblent nous

déranger, Shunryū Suzuki dit que ce sont comme des mauvaises herbes, mais qui sont

extrêmement précieuses. Mais, ça… il faut pratiquer, pratiquer, pratiquer… hein ? Se tenir à

la source… Psssit ! Le phénomène surgit et disparaît. Et, quand on a l’habitude de zazen, on

peut se tenir à la source même des pensées quand elles apparaissent.

Se tenir à la source, c’est une question d’attention, alors ?

Oui, bien sûr, tout à fait. Mais à la fin, il n’y a plus personne qui fait attention. D’accord ?

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Merci.

Une autre question ?

Tu as lu le poème et ensuite, tu l’as interprété. Alors, je me suis posé une question par

rapport à la transmission. Il y a le poème et ensuite, il y a l’interprétation. Pourquoi est-ce

que c’est essentiel dans la transmission du zen que ce soit sous forme voilée qu’il y ait

quelque chose qui se transmet. Est-ce que c’est essentiel ou est-ce contingent ?

L’interprétation de ce poème n’est pas de moi. Je me réfère à mon maître et aux maîtres qui

ont précédé. Après, il y a bien sûr le commentaire que je fais là-dessus. Mais tu sais, dans

toutes les religions et toutes les voies spirituelles il y a un langage qui apparaît comme

ésotérique. Pourquoi ? C’est parce que les mots ne peuvent pas circonscrire l’illimité dont je

parlais tout à l’heure. C’est impossible par essence. Alors, la poésie est un outil tout à fait

adapté parce qu’elle est riche en couleurs, en métaphores. On peut dire quelque chose mais

sans avoir l’air d’assener quelque chose avec une rigueur cartésienne et scientifique – ce qui

serait totalement inapproprié. Je pense que ce n’est pas spécifique au zen et au bouddhisme.

Toutes les traditions font comme cela.

Apparemment, dans la transmission, sous forme de poème, il y a quelque chose que l’on

soustrait et que l’interprétation rétablirait. Il y a un jeu là qui…

Non, parce que là, tu es en train de parler d’une interprétation mentale. Le poème – la

plupart des grands textes du zen sont des poèmes – parlent i shin den shin, de l’esprit de

l’enseignant à l’esprit du disciple ou du pratiquant. Ce n’est pas quelque chose de mental.

De même, le kusen pendant zazen n’est pas quelque chose que l’on écoute comme on

écouterait une conférence. À ce moment-là, on comprend complètement ce que ça veut

dire… comprendre au sens total du terme : prendre avec soi. Ce n’est pas quelque chose du

type de l’analyse… « Alors, ça, ça veut dire ça. » Bien sûr, il y a tout un travail universitaire

sur les textes qui n’est pas négligeable, qui est intéressant. Mais, à la fin, dans notre

pratique, dans la pratique vivante de la méditation, il s’agit de recevoir le texte avec shin le

cœur-esprit, avec toutes nos cellules. Justement, pour pouvoir l’enseigner, il faut être soi-

même pratiquant et avoir compris ce que ça veut dire. Tu vois ? Par exemple, un jour, il y a

longtemps de ça, un ami m’a dit : « Oh, j’aime beaucoup le Tao Te King de Lao Tseu. C’est

un texte très beau mais alors, c’est la chose la plus difficile à comprendre. » Et moi, je lui ai

dit, un peu par intuition : « Non, non, c’est assez facile à comprendre. Par la pratique de la

méditation, on comprend assez facilement ce que ça veut dire. » Et là, ça l’a frappé

complètement. C’était il y a vingt ans et il pratique zazen depuis. Tu vois un peu ce que je

veux dire ?

Qu’est-ce qu’ajoute le kusen par rapport au poème ?

Le kusen permet de ne pas se tromper sur le poème. C'est-à-dire que, lorsqu’on fait un

kusen, vingt à trente personnes sont là. Certaines ont des années de pratique, d’autres dix

ans, d’autres ont commencé il y a quelques jours. Et c’est important de commenter. Ça aussi

c’est dans notre tradition et même dans tout le bouddhisme. La transmission se fait aussi par

une suite de textes commentés dans un certain cadre. Le commentaire n’est possible, à mon

avis, que par des personnes qui ont reçu l’enseignement au fond de leur cœur, i shin den

shin. Bien sûr, fondamentalement, il n’y a même pas besoin de poème, il n’y a même pas

besoin de paroles. C’est une question de pédagogie. Les Japonais, par exemple, ne font pas

de kusen la plupart du temps. Par contre, ils font des teisho, des conférences.

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Kusen du mercredi 07 juillet 2010 à 12h30

Prenez bien appui dans le sol avec les genoux ainsi-que sur le zafu avec le périnée, étirez la

colonne en poussant le ciel avec la tête et détendez bien les épaules et le ventre. Gardez bien les

mains en contact avec le bas ventre et concentrez-vous sur le point de jonction des pouces.

Observez la respiration telle qu’elle est ! Simplement, prenez soin de laisser l’expiration se faire

jusqu’à son terme. Ne suivez pas vos pensées, n’y touchez pas ! Laissez courir tous les petits lapins,

les petits animaux ; le lion lui n’est pas dérangé. Ça fait référence aux poèmes 60 et 61 du

Shōdōka :

Dans la forêt de santals ne pousse aucune autre espèce,

Le lion habite ses fourrés épais.

Il est seul à rôder dans le silence et la tranquillité de la forêt,

Les animaux se sont enfuis ou envolés, tous se tiennent à l’écart.

Les lionceaux suivent en bande,

À trois ans leur rugissement est déjà puissant.

Même si des chacals voulaient chasser le roi de la Loi,

Seraient-ils cent mille que ces monstres glapiraient en vain.

Le lion c’est la nature de Bouddha. Non pas la nature de Bouddha que nous avons, mais que

nous sommes fondamentalement. Quand zazen est bien installé et que le mental s’apaise, les

pensées cessent d’être des illusions, elles sont comme de petits animaux se tenant à l’écart, à

l’ombre du lion qui se manifeste de plus en plus.

Le rugissement des lionceaux à 3 ans est déjà puissant. On dit qu’au bout de 2 ou 3 ans de

pratique sérieuse, les choses se décantent, et qu’on devient un être de la Voie. Pendant cette période

bodaishin est très important, l’esprit d’Éveil, la confiance, la confiance dans l’enseignement et dans

la pratique. Par la suite, plus on avance et plus nous nous confondons avec cette pratique qui

devient non-pratique. Nous sommes devenus lions ; même si l’on oublie parfois, nous pouvons le

redevenir, le retrouver très rapidement.

Kōdō Sawaki dit dans son commentaire : « On doit trouver n’importe où le calme et le

silence de la forêt, serait-ce en plein milieu d’un boulevard. » Pour nous qui vivons à Paris, le

métro, le bus, les embouteillages sont autant d’opportunités de pratique. Bien-sûr, également le

chant des oiseaux, au réveil, le matin, si on a encore un arbre près de chez soi. Alors la non-peur

s’installe et on ne perd plus son chemin.

Kusen du mercredi 14 juillet 2010, 11h00

Le poème 66 du Shōdōka de maître Yōka Daishi :

Je me suis égaré dans des voies sans issue et j'ai ressenti la vanité de mes efforts,

Tant d'années perdues à vagabonder pour rien dans les poussières du monde !

Quand une lignée spirituelle est pervertie, connaissance et compréhension sont erronées,

On ne peut accéder à l'éveil parfait du Bouddha.

Les voies sans issue, nous les connaissons tous très bien. Beaucoup de gens ressentent plus

ou moins consciemment une incomplétude fondamentale… quelque chose qui manque, qui semble

manquer. La plupart pense qu’il s’agit de combler cette insatisfaction par la course à la satisfaction

– justement – de toutes sortes de choses, de désirs. Cela peut être les désirs des sens (le sexe, la

nourriture, la boisson), les désirs matériels (gadgets, voitures, maisons, placements juteux), les

désirs sociaux (le pouvoir, la reconnaissance par les autres, la célébrité, etc.), les désirs culturels

(être toujours à la pointe de la nouveauté, des disques, des films, des livres, etc.).

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Ça ne veut pas dire que toutes ces choses soient mauvaises en soi. Mais nous leur

demandons souvent quelque chose de beaucoup plus radical que ce qu’elles peuvent nous apporter.

C’est pour cela qu’on s’en lasse très vite et qu’on cherche à renouveler notre satisfaction.

On peut se mettre aussi à des pratiques de toutes sortes : artistiques, sportives, politiques,

développement personnel, etc. Et à un niveau plus élevé, cette « soif » peut même également se

greffer sur la quête personnelle ou philosophique : on dévore des livres, des traités, on accumule des

connaissances. Tout cela ne vise qu’à une chose : protéger cet ego que l’on sent si vulnérable, si

inconsistant. Des vies entières à faire des ronds dans l’eau, à protéger une forteresse qui n’existe pas

vraiment jusqu’à rencontrer la Voie – avec un grand V – celle de la flèche qui atteint le cœur de la

cible, la découverte de la racine, la métamorphose du regard, la réalisation de « juste cela », à

chaque instant.

Kusen du samedi 17 juillet 2010, 11h00

Les poètes chinois du chan et du taoïsme aimaient bien écrire de façon à exprimer la

quiétude, la méditation, la sieste même, la nature… C’étaient souvent des poèmes lisibles à

plusieurs niveaux. En ce sens, ils influencèrent beaucoup les tankas de Dōgen et les haïkus de

Bashō. En voici un de Yuan Meï :

Assis tranquillement au bord du ruisseau

À l’Ouest dans le vent printanier

Un soleil blanc décline

Avec ce souffle arrive une multitude de senteurs

Impossible de distinguer telle fleur de telle autre

Ce poème – dont le titre est « Assis tranquillement » – n’exprime pas seulement une

quiétude due aux images de la nature mais la réalisation de non-deux.

Impossible de distinguer telle fleur de telle autre : pas besoin de trop expliquer. À cet instant

même, nous savons ce que cela veut dire. Ce corps-esprit assis en zazen sait ce que cela veut dire.

Le Bouddha a donné la direction en faisant tourner une fleur entre ses doigts à l’assemblée du Pic

des Vautours et son disciple Kāśyapa a simplement souri avec son maître. Il est alors devenu

Mahākāśyapa – le grand Kāśyapa, le deuxième Patriarche indien.

Même si les mots sont des outils non négligeables, c’est la transmission sans parole qui a le

plus compté à travers les siècles.

Kusen du mercredi 18 juillet 2010, 11h00

Dans toutes les écoles du bouddhisme mahāyāna ainsi que dans le vedanta et d’autres

traditions, on insiste sur la réalisation de non-deux, non dualité, non dualisme. Le risque, comme

toujours, est que cela reste au niveau du concept, à un niveau mental. Mais, dans notre pratique,

nous pouvons l’expérimenter en premier lieu par le corps.

Tout dans la posture semble avoir été conçu pour favoriser cette réalisation du non-deux.

On pousse le sol avec les genoux et le ciel avec la tête – ciel et terre sont réunis. Les deux

jambes sont croisées et ne font plus qu’un. Les mains sont superposées, les pouces réunis.

Latéralement, les oreilles sont dans le plan des épaules, dépassant les idées de gauche et de droite.

L’arrière du corps est plutôt dans l’énergie, le devant dans la détente. La verticalité même induit la

détente des épaules, du plexus solaire et du ventre.

La respiration réunit corps et esprit que l’on a tous tendance à séparer, de par notre histoire

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et notre culture.

La concentration et l’observation, après avoir alterné, finissent par ne plus faire

qu’un. L’attention n’est pas d’avantage tournée vers l’intérieur que vers l’extérieur. D’ailleurs,

intérieur et extérieur finissent par perdre leur spécificité. De même, nous allons de pensée en non

pensée, c’est-à-dire sans rester sur une pensée ni s’attacher à la non pensée. Maître Deshimaru

utilisait beaucoup le terme « d’au-delà ». Comme c’est très difficile à exprimer, Yakusan, le dixième

Patriarche chinois a créé le mot hishiryō que l’on traduit par « penser du tréfonds de la non-

pensée ». Si nous n’expérimentons pas le plus souvent possible ce que nous sommes en train de

pratiquer, ces mots sont du charabia. Alors, faites l’effort… faisons l’effort de pratiquer jusqu’à ce

que le non-effort se manifeste. Alors, non-deux sera réalisé.

Kusen du mercredi 1er septembre 2010, 12h30

Dans la conscience naturelle de zazen, la concentration est globale. À la fin, on ne parle

même plus de concentration, ni même d’attention, mais de présence…Présence à l’univers

entier…Donc, qui englobe aussi ce corps-esprit assis en zazen. Toutefois, lorsque cette présence est

masquée, si on est perdu en sanran, l’agitation mentale, on peut se concentrer sur un point. Par

exemple : le contact des pouces, ou la verticalité de la posture, ou la respiration, en insistant sur

l’expiration. « En se concentrant sur une chose, on peut devenir réceptif à toute chose », disait

Maître Deshimaru.

L’état d’esprit actuel, dans notre société, valorise le fait de multiplier les expériences, les

rencontres, les partenaires, mais à la fin il reste juste l’insatisfaction fondamentale, dukkha, comme

un mal de dents sourd et récurrent.

Zazen nous ramène au juste-cela fondamental, à la présence simple et ultime. Maître

Deshimaru parlait du point zéro, ou du terminus de notre vie…Qui est en fait plénitude…Comme

rentrer à la maison…Notre domicile de toujours.

Mondo du 15 septembre 2010.

Ce qui attise beaucoup ma curiosité en tant que débutante, c’est le fait que, en dehors de

zazen, nos émotions et tous les phénomènes que vous appelez intérieurs ou extérieurs, on les

vit, on les ressent, tout en ayant compris qu’il fallait les observer, enfin ne pas y toucher, ne

pas y adhérer, se contenter de les observer. Du coup, je me demande comment ne pas y être

sensible ; et il me semble que la sensibilité c’est important.

Oui absolument. D’abord il n’y a pas de « il ne faut pas ». Dans la vie quotidienne, nous

sommes le jouet de nos émotions ou pas. Quand nous ne le sommes pas, ce n’est pas un

refoulement ou mettre une barrière, une muraille d’indifférence, parce-que ça ne marche

pas, et puis de toute façon un jour, la muraille s’écroule. Le « ne pas toucher » est le fruit de

la pratique de zazen, de la répétition de la pratique de zazen. L’état de conscience de zazen se

prolonge dans la vie quotidienne, c’est ce que nous pouvons expérimenter en sesshin. C’est-

à-dire que l’éducation du zen ne se fait pas seulement pendant la pratique de zazen, mais

continue dans la pratique du samu, des repas, du repos, dans absolument tous les aspects de

notre vie quotidienne. Nous, on a l’opportunité d’exercer ce non-attachement. C’est

beaucoup plus difficile en dehors d’une sesshin. Par exemple, ici, on vient faire zazen

pendant une heure, c’est très calme ; pendant zazen, si l’on est bien concentré, on

expérimente l’observation juste, celle de « ne pas toucher », ensuite on sort et puis…. il y a

différents niveaux de pratique. En sortant, on peut aussi revenir à la pratique par des rappels

à la respiration, par la concentration sur notre façon de nous comporter… Ça ce sont des

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supports pour essayer de se rappeler la pratique dans le dōjō ; mais, à la fin, dans la pratique

idéale, il n’y a plus d’effort à faire. Les huit sentiers s’actualisent naturellement : la parole

juste, l’effort juste, la concentration juste, etc.…. En tout cas, les émotions n’ont absolument

pas à être refoulées ou réprimées. Et si le non-attachement ne peut pas s’exercer, et bien on

observe cela, parce-que nous ne sommes pas bouddha réalisé ; parfois, ça ne fonctionne pas,

et on observe ça !

On peut observer dans le silence, du coup ?

Dans le silence ?

Quand on voit monter les émotions, surtout les émotions désagréables.

C'est-à-dire que l’émotion et même les manifestations physiques de l’émotion, le stress, les

tensions etc., sont accueillies ; ça veut pas dire acceptées, mais accueillies ! À ce moment

précis, c’est comme ça ! Et je l’accueille totalement.

Et comment peut-on accueillir sans en être affecté, parce-que j’ai compris qu’en fait, il ne

faut pas se laisser affecter… ?

L’accueil, justement, fait « ne pas être affecté ». Quand on est pris dans une émotion de

colère, même une émotion positive, dans la vie quotidienne, il n’y a absolument aucun recul,

on n’accueille rien du tout, on est cette émotion. C’est-à -dire que cette émotion envahit

totalement le champ de la conscience. C’est comme quand, au cinéma, on est tellement pris

par une scène, qu’on oublie que l’on est un spectateur qui est dans une salle de cinéma. On

ne voit que ce qu’il y a sur l’écran, on n’a pas conscience qu’il y a un écran. Dès qu’il y a

accueil, il y a distanciation.

Pourtant, il y a des gens qui sont passionnés, et ça n’est pas négatif pour autant.

Non. Ça peut être bien de se mettre en colère quand on assiste à quelque chose qui nous

semble profondément injuste. Mais, quand l’émotion n’est plus la manifestation de

l’égocentrisme, ou quand il n’y a plus la peur fondamentale derrière, alors l’émotion est

juste, elle peut apparaître et disparaître, et là, on peut jouer avec les phénomènes, et non plus

être le jouet des phénomènes. D’accord ? Tout ça est le fruit de continuer la pratique,

continuer zazen. Faire des sesshin, c’est important aussi, des journées de zazen.

Expérimenter tous les aspects de notre pratique, pas seulement dans le dōjō. Une autre

question ?

Tu viens de répondre à une question… Il y a cette expression « La peur fondamentale » qui

résonne en moi. Qu’est-ce-que c’est ? Qu’est-ce que tu peux dire de plus dessus ?

La peur fondamentale, vraiment fondamentale, vient de la première

noble vérité du

Bouddha : c’est la constatation de la souffrance. Simplement le fait d’être là pour un temps

limité, d’être né et de savoir qu’on va mourir, d’être ce corps-esprit avec ses faiblesses, ses

limites, sa peur de disparaître. Parce qu’il se prend pour ce qu’il n’est pas ; c'est-à-dire

comme quelque chose de substantiel, quelque-chose de solide, qui se croit fini, carré, et qui

veut absolument se défendre comme une forteresse. Et ça, c’est humain ! On peut lire toutes

les choses que l’on veut, c’est complètement humain. C’est la source aussi de tous les

conflits, de toutes les guerres, de toutes les séparations, de toutes les souffrances. Notre Voie

consiste à éclairer cette peur, et aller au-delà de cette peur. Ce n’est pas une mince affaire,

mais c’est possible !

Là quand on parle, j’entends, mais j’ai l’impression, pour moi et peut-être pour d’autres,

que c’est quelque-chose d’encore emmuré.

Mais dans notre pratique, parfois, il y a comme des nuages qui s’écartent, un espace de non-

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peur qui se manifeste, et puis ça se referme après, puis ça se rouvre à nouveau, ensuite ça

apparaît de plus en plus si on pratique vraiment, sincèrement. En même temps, l’ombre se

voit aussi de plus en plus, il y a les deux. La libération, c’est quand cet espace de non-peur

est devenu comme une présence qui est là, et qui est au-delà de nos petites circonvolutions.

Bien-sûr, on peut éprouver toujours de la peur ; parfois, la peur est bonne conseillère

d’ailleurs. Mais ce n’est plus une peur existentielle. D’accord ?

Kusen du mercredi 22 septembre 2010 à 12h30

Je continue à commenter la 69ème

strophe du Shōdōka de Maître Yōka Daishi :

Il prend le doigt pour la lune et fait des efforts pour rien.

Avec les phénomènes perçus par ses sens, il forge d’étranges chimères.

Celui qui ne voit pas un seul phénomène est identique au bouddha,

Il mérite vraiment d’être appelé Kanjizai.

Avec les phénomènes perçus par ses sens, il forge d’étranges chimères… Je connais

quelqu’un de très malade qui entend des voix qui n’existent pas pour les autres ; c’est une très

grande souffrance. Mais nous tous de façon ordinaire, non pathologique, nous avons tendance à

nous illusionner. Dans le zen, il y a l’histoire classique d’une personne qui se promène à la tombée

de la nuit et qui voit une corde sur le sentier qu’elle prend pour un serpent.

Nous avons tous connu des situations équivalentes. On s’en rend rapidement compte, c’est

juste une illusion. Kōdō Sawaki dit : « L’illusion, c’est confondre l’organe des sens, sa perception et

l’objet perçu à partir duquel naissent les connaissances. » Un peu comme au cinéma, quand on

regarde un film, et que l’on oublie complètement que ce sont des images projetées sur un écran.

Dans notre pratique, il est important d’avoir conscience de l’écran. Zazen est l’opportunité de

calmer nos sens, de rentrer profondément en nous-mêmes. Nos sens sont beaucoup moins stimulés

– surtout quand on ne jette pas de bouteille dans la cour – et présentent moins d’occasion de

s’illusionner ; le mental n’a plus grand-chose à saisir. Donc, on se retrouve alors intime avec

l’activité purement mentale et le spectacle de son impermanence, de son caractère conditionné, et

donc de sa vacuité. Par exemple, on nous dit quelque-chose avant zazen ou la veille, qui nous

revient et nous provoque une réflexion ou une émotion, et puis rapidement ça disparaît ; comme une

bulle, une bulle d’air qui monte à la surface de l’eau, qui éclate et disparaît.

Les perceptions du monde extérieur, ainsi que les sensations du corps, et l’activité mentale,

deviennent comme des reflets sur le miroir de l’Esprit, avec un grand « e ». Une paix profonde peut

alors se manifester.

Kusen du dimanche 3 octobre 2010, 11h.

Ne restez sur rien, ne touchez à rien : si vous découvrez que vous vous êtes laissé embarquer

par un flux de pensées, alors poussez les genoux vers le bas, détendez les épaules, respirez

longuement vers le bas-ventre ; Kōdō Sawaki disait : « un peu comme un parapluie qu’on ouvre

vers le bas, progressivement ». Après ça, laissez zazen continuer son chemin.

Prenez une posture forte à l’extérieur, délicate à l’intérieur.

On compare souvent la posture de zazen à une montagne, une montagne qui peut accueillir

le vent, la pluie, le soleil, la neige ; son immobilité-même permet de réaliser le changement

permanent, même le plus subtil, d’instant en instant.

Il y a une autre métaphore donnée par Eidō rōshi, l’un des traducteurs du Shōbōgenzō. Il

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dit : « Zazen n’est pas un havre de paix mais le haut-fourneau où se consument les fallacieuses

constructions de l’ego ».

Avec zazen, la tête devient froide et l’énergie se concentre vers le bas du corps : une sorte de

digestion. Quelque chose brûle, s’épuise : les semences karmiques passent dans ce brasier et l’esprit

vaste apparaît. Sagesse et compassion grandissent proportionnellement à cet épuisement,

naturellement, inconsciemment, automatiquement, comme disait Maître Deshimaru.

Alors, la vraie paix peut se manifester : celle où l’on n’est plus encombré de soi-même.

Mondo

J’ai observé cette semaine que l’esprit juge les personnes. Quelle attitude avoir vis-à-vis du

jugement porté sur les autres ?

Si l’on veut s’en tenir toujours à l’aspect absolu, la vie est impossible ; c’est comme si on

mettait un idéal très haut et qu’on essayait en vain de s’y conformer : ça ne peut engendrer

que frustration, dépression, insatisfaction. Et, puisque tu es bodhisattva et que tu as reçu les

préceptes, il faut intervenir si la sagesse et la compassion te le dictent. Il faut dire ce qu’il y

a à dire mais d’une façon non encombrée de soi même, comme je le disais dans le kusen,

simplement parce qu’il faut le dire et ne jamais oublier que la personne qui est en face n’a

pas plus de substance que nous. Même si on juge, on va juger une parole, une action,

quelque chose qui s’est déroulé à un temps T, mais ça ne veut pas dire que l’ensemble de la

vie de cette personne doit être mis dans cette boîte.

Il y a quelques années, mon père a disparu de la maladie d’Alzheimer : les infirmiers

disaient : « Entre 11h et 15h ce monsieur, dérive » et quand on demandait au malade

comment il allait, il répondait : « Entre 11h et 15h, les infirmiers ne font pas leur boulot ».

La question que je me pose est donc la suivante : comment reconnaître l’instant où l’on

dérive ?

Quelqu’un qui est atteint de la maladie d’Alzheimer c’est un extrême, car cette pathologie

est très grave ; elle se répand de plus en plus de par le vieillissement de la population et

peut-être pour d’autres causes : c’est comme un disque dur qui s’efface. Mais, à un niveau

beaucoup plus ordinaire, nous sommes tous un peu malades, comme disait le Bouddha ou

Maître Deshimaru qui disait « foolish » en faisant le geste du doigt qui tourne contre la

tempe. La question qui est posée est une bonne question parce qu’il est difficile de nous

rendre compte par nous-mêmes que le mental lui-même tourne à vide. Malheureusement, le

monde est plein de gens qui sont persuadés qu’ils ont la vérité, que ce qu’ils ont vu a

vraiment existé ou que ce qu’ils ont entendu a vraiment été dit. On sait tous que nos

certitudes sont sujettes à caution. Pendant zazen ou par la pratique de zazen on est en

communication avec le monde invisible : l’intuition profonde se développe. Je pense qu’en

un éclair, d’une façon non mentale, non discursive, on peut voir l’illusion ; c’est au cœur

même de notre pratique. Kōdō Sawaki disait : « L’ombre des pins dépend de la clarté de la

Lune ». Plus on pratique, plus on peut voir, sans voir au travers des constructions

fallacieuses de l’ego dont parle Eidō rōshi. Mais le mental, lui, ne veut pas, résiste, car cette

vision le remet en question : en même temps, avec la pratique, on découvre petit à petit que

cet ego n’est pas une entité qui existe, ou plutôt qu’il existe, mais d’une certaine façon,

impermanente et interdépendante. Il n’y a pas à avoir peur de ça. Après, dans le monde

ordinaire, cette pratique peut résonner en nous et faire en sorte que l’on ne se trompe pas.

On voit ce qui se passe mais attention : l’illusion est toujours là à attendre derrière la porte et

il suffit de n’importe quelle sollicitation pour qu’on réponde en fonction de notre histoire, de

notre éducation etc. On perd alors la vision de ce conditionnement, il n’y a plus que l’autre

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et nous, l’autre qui n’est pas d’accord et moi qui ne voit pas les choses comme « ça ». C’est

la raison pour laquelle les kai existent : quand on débute zazen, on se dit souvent qu’il n’y a

pas besoin de l’aspect religieux, de l’ordination etc. … mais les dix préceptes que l’on reçoit

lors de l’ordination de bodhisattva sont un garde-fou, si j’ose dire. C’est comme une piqûre

de rappel qui peut nous animer profondément, pas forcément parce qu’on va se rappeler

« Ah ! Il faut que je …. » ou comme un code moral ; l’ordination c’est quelque chose qui

nous imprègne de façon complètement inconsciente.

Je voulais rappeler que ce dōjō est un dōjō multiforme avec ses avantages et ses

inconvénients : par exemple la façon dont fonctionne le samu ici est très différente de celle dont il

fonctionne dans un temple, avec un seul maître. Ici ça fonctionne avec plus de responsabilité

individuelle autonome. J’ai crû comprendre dernièrement qu’il y avait un problème de samu dans ce

dōjō. Ce serait important, si vous avez du temps, de vous inscrire pour faire un samu ponctuel de

façon que ça ne soit pas toujours les mêmes qui le fassent. Il y a plusieurs centaines de personnes

qui passent et il n’y en a qu’un tout petit nombre qui participe vraiment à la vie du dōjō. Donc, s’il

vous plait, si vous pouvez, allez-y.

Kusen du mercredi 6 octobre 2010, 12h30

Ne restez sur rien mais acceptez la réalité de l’instant dans toute sa présence, totalement.

Parfois, c’est bien de se concentrer sur une longue, longue respiration vers le ventre. Ainsi, l’esprit

redevient frais.

Poussez le sol avec les genoux, le ciel avec la tête. Relâchez les épaules, le ventre et prenez

une posture énergique, mais non crispée : délicate. Et observez le va-et-vient de la respiration,

qu’elle soit courte ou longue. Simplement, veillez à ce que l’expiration se fasse complètement.

Shōdōka, le poème 69 :

Il prend le doigt pour la lune et fait des efforts pour rien,

Avec les phénomènes perçus par ses sens, il forge d'étranges chimères.

Celui qui ne voit pas un seul phénomène est identique au Bouddha,

Il mérite vraiment d'être appelé Kanjizai.

« Celui qui ne voit pas un seul phénomène est identique au Bouddha » : qu’est-ce que cela

peut bien vouloir dire pour nous ? C’est l’état d’esprit pendant zazen. : tout embrasser, embrasser

les contradictions, ne pas rester sur un seul côté.

Dans son commentaire, Kōdō Sawaki donne l’exemple d’un poêle qu’on allume,

probablement au début de l’automne… comme en ce moment. On a rapidement trop chaud, alors on

est tenté de pester contre le poêle et on risque d’attraper froid en sortant. Ensuite, dehors, une fois

qu’on a eu froid, on a très envie de retrouver notre poêle.

Notre premier réflexe face à un phénomène, à une personne est de juger en positif ou en

négatif ou encore de façon neutre (l’indifférence). L’indifférence n’est pas hishiryō. Pendant zazen,

même les émotions qui nous traversent sont perçues comme dérangeant un état de calme qu’on

aimerait permanent. Mais le vrai zen, c’est de dire oui à partir de la montagne de notre posture, de

tout embrasser au-delà de l’attraction et de la répulsion. C’est le fameux « ni choix, ni rejet » du

premier poème du Shin Jin Mei de maître Sōsan.

Alors, la liberté grandit parce que l’étau du karma se desserre et on peut se rapprocher de

Kanjizai, le bodhisattva de la vraie liberté, la liberté qui laisse de l’espace pour prêter davantage

d’attention aux autres et au monde : sagesse et compassion.

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Kusen du mercredi 20 octobre 2010, 12h30

En prenant bien appui sur les genoux, poussez le ciel avec le sommet de la tête. En rentrant

légèrement le menton pour étirer la nuque, en même temps, relâchez bien les épaules et le ventre. Et

respirez naturellement, en gardant bien le ventre détendu, en accompagnant bien l’expiration

jusqu’à son terme.

Ne suivez pas vos pensées. La posture elle-même induit la présence totale à l’instant, au seul

qui existe vraiment. Dans un monde de plus en plus anxiogène, ou ressenti comme tel, venir

s’asseoir en zazen dans ce dōjō est une grande chance – certainement le fait d’un « bon karma ».

Zazen est le lieu où on laisse tomber ses valises… le lieu où il n’y a plus de problèmes d’essence !

« Les yeux horizontaux, le nez vertical », disait maître Dōgen, la simplicité ultime. Comme

disait Wanshi : « La lune accompagne le courant de la rivière quoiqu’il arrive ». Les yeux

horizontaux, le nez vertical, c’est quand il n’y a plus « je » fais zazen mais zazen continue zazen,

lorsque naissance et disparition sont perçus à chaque instant grâce à ce qu’on peut appeler l’œil de

Bouddha – ce qui n’est en aucun cas soumis à naissance et mort. C’est ce que nous sommes

réellement.

Mondo

J’ai lu que pour être vraiment en zazen, ça devient inconscient. Le satori est quelque chose

d’inconscient et moi j’ai toujours cru que l’éveil est très, très conscient.

Maître Deshimaru disait : « Inconsciemment, naturellement, automatiquement ».

Je n’arrive pas à comprendre ça…

Par essence, l’ego, la conscience ordinaire ne peut pas s’éveiller, ne peut pas « avoir le

satori ». Maître Deshimaru se plaçait tout le temps sur deux niveaux, d’après ce qu’on m’a

rapporté et ce que j’ai lu : d’un côté, il disait que zazen apportait de grands mérites – des

mérites infinis, même – et d’un autre côté, il disait : « Aucun mérite. » C'est-à-dire qu’il ne

faut rien rechercher. Dès qu’on essaie, c’est fini : on n’est plus dans l’attitude juste, la flèche

manque la cible, on va dans le sens inverse de la Voie. Mais ça, c’est la question qu’on se

pose tous quand on commence zazen et même au cours de notre cheminement. À un

moment, ce n’est pas qu’on ait la réponse, c’est qu’on ne se pose plus la question. Si on

continue à entretenir cette question, c’est être comme un papillon attiré par la lumière qui se

heurte à une vitre. La confiance en la pratique reste importante. Ça ne veut pas dire qu’on ne

va pas prendre conscience des mérites de zazen, mais il ne faut pas penser à ça – c’est tout.

En même temps, c’est bien de poser la question. Quand on parle de mushotoku dans notre

voie – sans esprit de but ni de profit – ce n’est pas une injonction morale car c’est tout à fait

humain et légitime d’avoir un but : avoir le satori, résoudre le problème de la vie et de la

mort, savoir qui on est, ce que l’on fait, etc. Mais, la Voie, c’est aller au-delà de cette

motivation et alors, à ce moment-là, la question ne se pose plus. Les années de pratique sont

importantes et, en même temps, la réalisation ici et maintenant l’est également. Les deux

sont totalement importants et vont ensemble.

Kusen du mercredi 27 octobre 2010, 12h30

Ne dormez pas. Restez assis avec l’envie de dormir mais ne la suivez pas. À l’opposé, si

vous avez trop de pensées, restez assis avec vos pensées et ne les suivez pas. Gardez contact avec la

posture et la respiration.

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(Kinhin)

Ne restez sur rien. Laissez apparaître, laissez disparaître. Ne touchez à rien.

Le poème 70 du Shōdōka de maître Yōka Daishi :

Quand la compréhension est claire, il apparaît que les entraves du karma sont vides,

Sinon, il faut alors s'acquitter de ses dettes.

Il s’agit ici de la rétribution karmique, un aspect très important du Dharma, la rétribution des

actes passés. On parle de mérites, « bons » ou « mauvais » – mais je préfère le terme d’effet à celui

de mérite.

Si nous observons profondément notre vie, notre histoire – spécialement à la lumière de

zazen – nous pouvons comprendre cette rétribution en fonction de nos actes passés, dans cette vie.

Parfois, on ne comprend pas : « Je suis né pauvre » ou « J’ai la chance d’être né dans un bon

milieu » ou « Je suis doué pour les langues ou la musique… ». On pense souvent qu’il s’agit du

petit-bonheur-la-chance. La sagesse populaire avait l’intuition d’une rétribution mais l’attribuait à

un chef d’orchestre tout puissant : « Mais, qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour mériter tout

ça ? »

Alors, tout événement malheureux est seulement perçu comme du malheur, de l’injustice ou

une condition de vie malheureuse, comme une chape de plomb définitive. Quand un événement

heureux arrive, au mieux un sentiment de bonheur nous envahit, qu’on souhaiterait durable, et on a

du mal à admettre que tout passe. Ou encore, on se gâche le présent en se disant que tout passe ou

on se dit qu’on ne le mérite pas, qu’il y a une erreur de casting. On ne voit pas non plus qu’un mal

peut donner un bien et inversement.

La plupart du temps, ces entraves du karma – comme dit Yōka Daishi – sont perçues sans

sagesse. Mon maître a dit un jour que c’est comme observer un tapis : ce n’est pas du tout la même

chose d’avoir le nez sur un motif et d’observer toute la trame de plus haut. Comprendre la loi du

karma est un outil puissant pour ne tomber ni dans le désespoir et la frustration, ni dans l’euphorie

naïve. Il ne s’agit pas seulement de le comprendre intellectuellement, comme un déterminisme

implacable, mais de voir que ces entraves sont vides, c'est-à-dire qu’il n’y a personne

fondamentalement qui puisse être entravé et que, d’un autre côté, les clés du karma à venir sont

entre nos mains à tout instant.

Kusen du mercredi 3 novembre 2010, 12h30

Prenez bien appui sur le sol avec les genoux ainsi que sur le zafu. Poussez bien le ciel avec

la tête. Relâchez bien les épaules, le ventre et suivez la respiration.

Le début du poème 72 du Shōdōka de maître Yōka Daishi :

Le pouvoir du savoir et de la vu

Permet de pratiquer le zen

Dans le monde des désirs.

Le lotus qui croît dans le feu est indestructible.

Dans le bouddhisme traditionnel, le monde des désirs c’est un des trois mondes souvent

mentionnés qui, eux-mêmes, se subdivisent en une myriade de catégories : le monde des désirs s’il

s’agit des désirs classiques (manger, dormir, faire l’amour, etc.) ; le monde matériel qui est encore

un monde des désirs mais un peu plus élevés comme l’amour de l’art, les plaisirs esthétiques et

culturels. Enfin, le monde immatériel dans lequel la spiritualité est incluse.

Le monde des désirs est aussi le monde des rejets, des aversions, comme le côté pile et le

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côté face de la même pièce de monnaie : attraction, répulsion… avec, là encore, toutes les nuances,

tous les degrés possibles. C’est le monde dans lequel la plupart des hommes errent à longueur de

temps, de la naissance à la mort. Ce monde est là même quand on est assis en zazen. Alors,

pourquoi pratiquer zazen ? Comme dit maître Gako : « Le zen n’existe pas dans le monde des

désirs. Alors, pourquoi pratiquer ? »

C’est qu’il y a une différence de taille avec la vie ordinaire : le pouvoir de savoir et la vue,

justement. Si on s’assoit sans aucune motivation ou bien lorsque la motivation disparaît, s’évanouit,

hishiryō apparaît. C’est aussi simple que cela. En faisant simplement zazen. Simple ne veut pas dire

facile ou pratiquer en dilettante. Pendant zazen, le monde des désirs est là mais le regard que l’on

porte sur l’attraction et la répulsion change. On ne suit rien, on ne rejette rien. Les désirs et les

répulsions ne nous manipulent plus, ne dérangent plus la concentration de l’esprit, l’esprit de la

vision égale.

Kusen du mercredi 10 novembre 2010, 12h30

Le poème 72 du Shōdōka de maître Yōka Daishi :

Le pouvoir du savoir et de la vu

Permet de pratiquer le zen

Dans le monde des désirs.

Le lotus qui croît dans le feu est indestructible.

Le pouvoir du savoir et de la vue, c’est ce que maître Yakusan a appelé, quelques temps

après Yōka, hishiryō. Un jour, après zazen, un moine demanda à Yakusan :

Quand vous êtes assis comme une montagne immobile, comment pensez-vous ?

Je pense à partir de la non-pensée, répondit le maître.

Mais, comment pense-t-on à partir de la non-pensée ?

Hishiryō ! s’exclame Yakusan : au-delà de la pensée.

Chacun comprend par sa pratique.

Le lotus qui croise dans le feu est indestructible. Dans notre pratique, marcher sur la Voie

n’est pas s’échapper, se couper des phénomènes. Maître Deshimaru disait : « Vous devez pratiquer

au milieu du vacarme de la vie. » Bien, sûr quand on peut se mettre en retraite au cours d’une

sesshin par exemple, c’est bien. Mais la sagesse qui croît dans le feu ne nie rien, ne rejette rien car

les phénomènes sont perçus comme sans substance fixe et leur emprise sur nous diminue. La

fascination disparaît. L’esprit profond reste tranquille. Quelque chose ne bouge pas. Dans la vie

quotidienne, en dehors du dōjō, on peut tester cette sagesse comme nous invite à le faire Gérard

Pilet dans son commentaire : ne pas se raconter d’histoires, voir que parfois on n’est pas sage du

tout parce qu’on a le nez dans le guidon complètement manipulé par le mental. Et parfois, cet esprit

profond, immobile, est là comme fond d’écran des phénomènes – parfois nos propres surprises.

C’est le lotus qui croît dans le feu et qui grandit avec la pratique.

Kusen du mercredi 17 novembre 2010, 12h30

N’écoutez pas les sirènes, ni intérieures, ni extérieures. Gardez bien le contact avec la

posture et la respiration.

Souvent, au début de la première partie de zazen, le mental est comme un chien fou qui saute

continuellement. Traditionnellement, on parle de « mental singe » et puis, par la concentration sur la

posture et la respiration, ce mental se calme, s’apaise. Le singe se couche au pied de la posture.

Alors, quand des pensées réapparaissent, parfois surgit du subconscient, on est déçu et on pense

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qu’on fait un mauvais zazen.

Mais si on développe l’esprit du miroir, il n’y a plus de problème. C’est normal de penser.

Mais l’attitude par rapport à ces pensées change radicalement parce qu’elles deviennent des reflets

dans le miroir et le miroir ne peut être souillé par les reflets. Mais, le mental qui est malin veut

récupérer ce miroir. Cependant, de même qu’un miroir ne peut se voir lui-même, cet esprit ne peut

s’appréhender lui-même. Nous devons renoncer à vouloir le saisir ou à en faire un objet de

connaissance.

Ce « miroir » est insaisissable et c’est tant mieux, sinon il deviendrait limité et perdrait son

aptitude à refléter toutes choses. Tozan dit dans l’Hōkyō Zanmai – le Samādhi du Miroir précieux :

« Les reflets dans le miroir sont moi, mais je ne suis pas les reflets. » Fondamentalement, je ne suis

pas cela. Je suis ce qui ne naît pas, ne meurt pas – l’esprit vaste de Bouddha, la nature originelle.

C’est ineffable !

Et, dans ce sens, le mot « je » n’a plus le sens de cet ensemble d’agrégats et de reflets : nous

pouvons nous détendre. C’est le sens que donne Dōgen quand il dit : « Il n’y a rien qui ne soit moi.

La goutte de pluie sur le toit, c’est moi. » C’est la joie de la non-séparation.

Mondo

J’ai entendu une fois, pendant un kusen, cet enseignement : on n’est pas séparé des autres.

En écoutant, j’avais compris mais depuis, je ne comprends plus… du moins, je ne l’ai pas

intériorisé. Je m’étais dit qu’on n’est pas séparé parce que les autres, tous les phénomènes

autour de nous, on les perçoit dans notre mental. Est-ce que c’est ça qui fait qu’on n’est pas

séparé ou est-ce que c’est autre chose ?

C’est autre chose. Ce n’est absolument pas un processus mental. Alors, bien sûr, on peut se

dire : « Ah, oui ! Nous ne sommes pas séparés… » un peu comme une sorte de principe

idéaliste. C’était peut-être ça ce qui s’est passé pour toi… Peut-être. C’est inexprimable.

C’est une certitude qui grandit avec la pratique. On ne peut pas être séparé des autres. Et les

autres, ce ne sont pas seulement les autres êtres humains. C’est tout ce qui se manifeste.

C’est pour ça que Dōgen dit que la goutte de pluie sur le toit, c’est moi. Je me souviens de

sa formule : « Il n’y a rien qui ne me parle : la goutte de pluie sur le toit, c’est moi… » Et

puis, il y avait autre chose du même ordre. Quand on est profondément concentré en zazen,

il n’y a plus de séparation. Et dans le dōjō, nous sommes tous à la même enseigne, quels que

soient nos cultures, nos opinions, notre éducation, nos conditionnements – ce qui est juste

l’écume des choses. Et on a tous à faire le même travail sur la Voie : laisser les choses se

déblayer. Et prendre contact avec ce que nous partageons tous : on peut appeler ça le Soi,

avec un grand S. mais on ne peut pas se dire à un moment : « Ah, ça y est ! J’ai compris. »

Bien sûr, on peut comprendre, même par flash, pendant zazen. Ou alors, à un moment, on

réentend cette phrase en kusen. Alors qu’on l’a entendue des dizaines de fois et… Tac !

Mais, il y a à la fois cet aspect-là et il y a cet aspect d’imprégnation par la répétition, la

répétition, la répétition de la pratique… D’accord ? Certainement, tu comprendras.

Merci.