communio - 19804

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communio

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  • La Revue catholique internationale COMMUNIO est publie six fois par an en f ranais par Communio , association dclare but non lucratif (loi de 1901), indpendante de tout diteur ou mouvement. Prsident-Directeur de la publication : Jean Duchesne. Directeur de la rdaction : Claude Bruaire. Adjoint au rdacteur en chef : Rmi Brague. Secrtaire de la rdaction : Franoise de Bernis.

    Rdaction, administration et abonnements (Mme S. Gaudefroy) : au s ige de l 'associat ion (28, rue d'Auteui l , F 75016 Paris, tl . : (1) 527.46.27. C.C.P. Communio : 18.676.23 F Pans).

    Librairies et autres points de vente o Communio est disponible : voi r page 85.

    C o n d i t i o n s d ' a b o n n e m e n t : voir page 95 ; bul l e t i n d'abonnement en page 96.

    Une revue n'est vivanteque si elle mcontente

    chaque foisun bon cinquime

    de ses abonns.La justice

    consiste seulement ce que ce ne soient pastoujours les mmes

    qui soientdans le cinquime.

    Autrement,je vux dire

    quand on s'applique ne mcontenter

    pe rsonne ,on tombe

    dans le systmede ces normes revuesqui perdent des millions,

    ou en gagnent,pour ne rien dire,

    ou plutt ne rien dire.Charles PGUY, L'Argent,uvres en prose, tome 2,

    Pliade, p. 1136-1137.

    Comit de rdaction en franais : Jean-Robert Armogathe*, Guy Bedouelle, o.p. (Fribourg)*, Franoise et Rmi Brague*, Claude Bruaire*, Georges Chantraine, s.j. (Namur)*, Eugenio Corecco (Fribourg), Olivier Costa de Beauregard, Michel Costant ini (Tours), Georges Cottier, o.p. (Genve), Claude Dagens (Bordeaux), Marie-Jos et Jean Duchesne*, Nicole et Loic Gautt ier, Jean Ladrire (Louvain), Marie-Joseph Le Guillou, o.p., Marguerite Lna, s.f.x., Corinne et Jean-Luc Marion, Jean Mesnard, Jean Mouton, Jean-Guy Pag (Qubec), Michel Sales, s.j., Robert Toussaint*, Jacqueline d'Ussel, s.f.x.*.

    En collaboration avec :

    ALLEMAND : Internationale katholisdre Zeitsclrift, Communia Verlag (D 5000 Kln 50, Moselstrasse 34, R.F.A.)Hans-Urs von Balthasar (Suisse), Albert Gbrres, Franz Greiner, Karl Lehmann, Hans Maier, Cardinal Joseph Ratzinger, Otto B. Roegele.

    AMRICAIN : International Catholic Review Communio (Gnzaga University, Spokane, Wash. 99258, U.SA.) Kenneth Baker, s.)., Andre Emery, William J. Hill, o.p., Clifford G. Kossel, sa., Val J. Peter, David L Schindler, Kenneth L Schmitz (Canada), Jahn R Sheets, sj., Jahn H. Wright, s.j.

    CROATE : Svesci Communio (Krscanska Sadasnjost, YU 41000 Zagreb pp 434, Marulicev trg 14, Yougoslavie) Stipe Bagaric, o.p., Vjekoslav Bajsic, Jerko Fucak, o.f.m., Tomislav Ivancic, Adalbert Rebic, Tomislav Sagi-Brunic, o.f.m. cap., Josip Turcinovic.

    ESPAGNOL : Revista catelica international Communio (Ediciones Encuentro, Urumea 8, Madrid 2, Espagne) Antonio Andres, Ricardo Blazquez, Ignacio Camacho, Carlos Diaz, Javier Elzo, Flix Garcia-Moriyon, Juan-Maria Laboa, Jos-Miguel Oriol, Juan Martin-Velasco, Alfonso Perez de Laborda, Juan-Luis Ruiz de la Pena.

    ITALIEN : Strumento internaz ionale per un lavoro teologico Communio (Jaca Book, via Aurel io Saffi 19, I 20123 Milano) Zoltan Alszeghy, Sante Bagnoli, Carlo Caffarra, Gianfranco Dalmasso, Adriano Dell'Astra, Elio Guerriero, Mas-simo Guidetti, Luigi Mezzadri, Antonio Sicari, o.c.d., Guido Sommavilla.

    NERLANDAIS : International katholiek Tijdachrift Communio (Haogstraat 41, B 9000 Gent, Belgique) Jan Ambaum (NL), Jan De Kok, of m. (NL), Georges De Sthrijver, s.j. (B), Jos F. Lescrauwaet (NLI, Kkva Rogiers (B), Jacques Sdiepens (B), Peter Schmidt (B), Alexander EM. van der Does de Willehois (NL), Herman P. Vonhgen (NL), Jan H. Walgrave, o.p. (BI, GrardWakens, s.i. (NL).

    En prparation : ditions arabe, sud-amricaines (en espagnol et en portugais), polonaise.

    TOME V (1980) n 4 (juillet-aot) LES RELIGIONS DE REMPLACEMENT

    Lui seul (Dieu) est son vritable bien; et depuis quil (l'homme) l'a quitt, c'est une chose trange, qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ait t capable de lui en tenir la place : astres, ciel, terre, lments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes, veaux, serpents, fivre, peste, guerre, famine, vices, adultre, inceste. Et depuis qu'il a perdu le vrai bien, tout galement peut lui paraitre tel, jusqua sa destruction propre, quoique si contraire Dieu, la raison et la nature tout ensemble.

    Blaise PASCAL, Penses, d. Brunschvicg (p.519-5201

    Claude BRUAIRE page 2 ................................................................................... L'opium des fausses religions

    Problmatique _________________________________________

    Juan MARTIN-VELASCO page 4 ............................................................................................ La religion dans l'homme Karl LEHMANN page 15 ......................................................... Foi de l'glise et religiosit non-chrtienne Josef SUDBRACK, s.j. page 31 ..................................................................... Renouveau religieux ou nouvelle gnose ? Hans-Urs von BALTHASAR page 42 ................................................................................ Tous les chemins mnent la Croix Illustrations * _________________________________________________ Peter SCHMIDT page 53 ................................................................................ La gnose, hier et aujourd'hui Jean BRUN page 64 ......................................................................................... Les nouveaux paganismes Bernard IBAL page 70 ................................................................................. Les messianismes politiques Franois ROULEAU, s.j.

    page 76 Un examen de conscience (La Confusion des langues d'Alain Besanon) Signets ______________________________________________________ Emmanuel LEVINAS page 87 ..................................... Notes sur la pense philosophique du Cardinal Wojtyla Olivier de BERRANGER page 91 ............................................................................. La prire de Jsus en Jean 17

    * La nature mme du sujet de ce numro (les religions de remplacement) inter-disait d'envisager la distinction habituelle entre articles d' intgration et articles d' attestations : les diverses formes de religiosit qui se substituent la foi chrtienne ne peuvent en effet ni tre vcues vritablement dans l'glise (d'o l'impossibilit d' attestations ), ni assumer pleinement la ralit profane (ce qui excluait toute intgration partir des attitudes religieuses dcrites et criti-ques). On se contente donc ici, exceptionnellement, de proposer des articles d' illustration .

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  • Communio, n V, 4 juillet-aot 1980 L'opium des fausses religions

    Claude BRUAIRE

    L'opium des fausses religions

    S'il dlaisse l'absolu de la Rvlation chrtienne, le dsir infini de l'homme se condamne lui chercher de vains substituts.

    NOUS pensons que le christianisme est la religion indpassable, ra l i sant adquatement , sans res t e , l ' ide mme de re l ig ion, parce que nous croyons qu'il dit , en vrit, la venue de Dieu en personne. Toute religion prtend rpondre, en effet, l'attente, inquite et ardente, de l'absolu de Dieu. Attente souvent enfouie sous nos besoins dmultiplis, occulte par notre attention vivre, mais qui ne peut manquer au cur de l'homme, qui le dfinit comme cet trange animal que rien nepeut contenter, et dont le dsir transgresse infiniment toute convoitise ou ambition.

    Il arrive que la venue de Dieu paraisse impossible, impensable, impense. Et d'abord, peut-tre, quand l'glise (c'est--dire nous autres) faillit sa mission. Mais il reste l'attente, alors dsespre. Et pour qu'une esprance, mme informe, irrflchie, persiste couver sous les cendres froides de la vie insupportable, il faut, bon gr, mal gr, que la relation Dieu trouve son substitut, son remplacements son ersatz. Requte obstine qui ruse avec la vrit pour constituer, aux couleurs de chaque poque, les formes idoltres du divin. Le dsir d'un salut se travestit en vasion artificielle, ou en technique de sauvetage, quand il ne s'invertit pas en demande illimite de scurit. Et les plus fins marchands d'illusion prodiguent la carte des religions de remplacement. Prolifration des sectes (1), mythes communionnels, exode des corps drogus, mystique pseudo-cologique... Quand l'imagination fait dfaut, on ranime les antiques religions de l'Homme, entretenant des passions millnaires : no-polythisme, exaltant les figures de nos puissances dans

    (1) La critique des fausses religions ne saurait s'en prendre, il va de soi, aux grandes religions non-chrtiennes, dont Vatican II a reconnu l'intrt et le mrite.

    le retour au vieux paganisme, manichisme de contrebande, envot par l'antagonisme social, ingalitarisme rig en systme eugnique pour diviniser des performances drisoires tout est bon pour exploiter l'intarissable attente de Dieu.

    LA meilleure chance saisir en cette triste foire aux faussesreligions, et bien sr chez son public jeune, le plus affam de Dieu, consiste sculariser la promesse du christianisme. Parce qu'il donne absolument Dieu que nous attendons de toute notre nergie spirituelle, le christianisme fournit alors les plus captivantes inter-prtations anthropologiques , comme disait Feuerbach. Religion de la socit rconcilie, religion de l'vangile ternel (2) accomplie dans l'escompte d'un futur historique qu'annoncent d'ge en ge nos faux prophtes : toutes ces religions sculires fourbissent les idologies les plus contradictoires avec les traits qu'elles empruntent l'vangile.

    Aussi l'effort de pense lucide, propos dans ce numro de Communio, est-il de dmystification. La religion n'est aucune forme d'opium ; son remplacement inlassable et absurde est par contre le mortel somnifre qui veut empcher l'veil de la conscience au vrai Dieu qu'elle attend.

    Claude BRUAIRE

    (2) L'expression vient de Joachim de Flore. Voir Henri de Lubac, s.j., La postrit spirituelle de Joachim de Flore, tome I : de Joachim Schelling (tome II paratre), coll. Le Sycomore , Lethielleux, Paris, 1979.

    Claude Bruaire, n en 1932. Mari, deux enfants. Agrg de philosophie, docteur s-lettres, professeur l'Universit de Paris-Sorbonne. Parmi ses publications : L'affirmation de Dieu (Seuil, Paris, 1964), Philosophie du corps (ibid., 1968), La raison politique (Fayard, Paris, 1974), Le droit de Dieu (Aubier, Paris, 1974), Une thique pour la mdecine (Fayard, Paris, 1978), Pour la mtaphysique (coll. Communio , Fayard, Paris, 1980). Directeur de la rdaction de l'dition francophone de Communio.

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  • Communio, n V, 4 juillet-aot 1980 La religion dans l'homme

    Juan MARTIN-VELASCO

    La religion dans l'homme

    Qu'est-ce que la religion, pour que l'homme en possde une prdisposition inne, et pour qu'il la cherche mme o elle ne peut se trouver ?

    CE numro de Communio traite d'un fait culturellement trange. Alors que l'volution de la socit et de la culture, sous l'effet du processus de scu la r i sa t i on , semb la i t co ndu i re l a d i sp a r i t ion pro gress ive d es diffrentes formes de religion, celles-ci subsistent sous des apparences parfois curieuses, remplaces par des systmes quivalents ou renaissant avec une vigueur nouvelle. On parle de transformation du sacr, de religion de remplace-ment, de sacr l'tat sauvage , de succdans sculiers de la religion. Mais toutes ces dsignations semblent partir d'un double prsuppos. En premier lieu, celui de l'existence et de la reconnaissance d'une forme normative de religion, qui servirait de critre de rfrence pour dclarer ersatz ce qui subsiste ou renat actuellement. On admet d'autre part (c'est le second prsuppos) que les formes dites de remplacement ont avec la religion des lments communs, grce auxquels elles peuvent servir de religion. Ces lments peuvent tre d'ordre structurel (comportements individuels ou sociaux quivalant des formes proprement religieuses) ou d'ordre fonctionnel (le rle que ces phnomnes jouent dans la vie de la personne ou du groupe quivaut celui que jouait la religion). Il est probable que sous ces prsupposs, s'en cache souvent un troisime :si la religion ne disparat pas mais se transforme, si le vide qu'elle laisse doit tre rempli par des succdans, c'est que la religion constitue une dimension congnitale de l'tre humain, et que lorsqu'elle n'est pas pratique sous ses formes authentiques, elle reparat dissimule sous des expressions btardes.

    On voit donc que dsigner ce phnomne suppose dj une interprtation. Faire passer cette interprtation du terrain des prsupposs celui de la justifica-tion raisonne est l'objectif des rflexions qui vont suivre. Pour cela, nous devons rpondre successivement trois questions : 1. Qu'est-ce que la religion proprement parler ? Rpondre cette question est ncessaire pour distinguer le phnomne religieux de ce qui peut apparatre comme tel sans l'tre rellement . 2. Quelle place occupe la religion dans l'homme ? Est-ce quelque chose qui lui est inn ? 3. Enfin, quelle est la fonction du religieux dans l'ensemble de la vie humaine ? Comment cette fonction peut-elle tre remplie sous forme de supplance ou de substitution par d'autres activits qui deviennent alors pseudo-religieuses ?

    La vraie religion Les hommes religieux, comme ceux qui considrent la religion de l'extrieur,

    ont souvent senti la ncessit de discerner entre la vraie religion et ce qui n'est qu'apparence de religion, ou mme perversion de celle-ci. Si quelqu'un se croit religieux, mais ne refrne pas sa langue... sa religion est vaine. La religion pure et sans tache devant Dieu notre Pre consiste en ceci : visiter les orphelins et les veuves dans leurs preuves, et se garder des souillures du monde (Jacques 1, 26-27). Pour le thologien et le prophte, le discernement est facile : il s'agit d'appliquer aux manifestations religieuses les critres que propose sa propre tradition religieuse sur la vritable relation Dieu.

    Pour ceux qui s'affrontent au problme du discernement entre ce qui est religieux et ce qui n'en a que l'apparence, en tenant compte des expressions presque innombrables qu'a revtues la religion dans l'histoire de l'humanit, le problme est certainement plus ardu. Il l'est plus encore si comme c'est notre cas on doit tenir compte non seulement des phnomnes historiquement considrs comme religieux, mais aussi de ceux qui, surgis une poque scula-rise, remplissent la mme fonction que les religions historiques et prtendent par consquent tre dsigns du mme nom. Mais il est vident que, sans cette dfinition de la religion, sans une connaissance de ce qui est vraiment religieux, on ne peut pas parler de religions de remplacement. Indiquons donc au moins le chemin qui peut conduire cette dfinition.

    En fait, le mot religion se rfre un phnomne si complexe par la grande varit de ses manifestations dans l'histoire et la multiplicit des lmentsqui composent chacune de ces manifestations qu'on ne peut l'employer qu'en acceptant de fait une pluralit de significations qui conduit quelques auteurs douter de son caractre opratoire (1). Quelle valeur, en effet, peut avoir un mot qui dsigne en mme temps des phnomnes aussi disparates que le comporte-ment magico-religieux de la prhistoire, les religions des primitifs et des faits, aussi loigns des prcdents qu'loigns entre eux, comme le christianisme et le bouddhisme ? Mais il est vrai aussi que nous ne disposons pas d'un mot meilleur pour nous rfrer une srie de traits communs tous ces faits, aussi diffrents soient-ils. Ces traits, de plus, les distinguent d'autres faits humains comme l'art, la science ou la culture. C'est pourquoi nous devons chercher quels sont les traits communs et spcifiques que recouvre le terme de K religion .

    La complexit du phnomne que nous appelons religieux permet de l'envisa-ger de diffrents points de vue et l'aide de notions appartenant diffrents niveaux pistmologiques ; d'o une pluralit de dfinitions possibles de la religion. Ainsi, en se rfrant aux composantes psychologique, sociale, culturelle, historique, les diffrentes sciences de la religion proposent des dfinitions souli-gnant les lments structurels et fonctionnels qui sont l'objet propre de leurs diffrentes tudes, toutes partielles. Pralablement l'tude normative propre la philosophie de la religion et la thologie, il semble possible d'examiner le phnomne religieux dans son ensemble, en le considrant prcisment dans ce qu'il a de religieux et par consquent de spcifique, et de l'tudier partir de ses multiples manifestations au long de l'histoire. C'est la perspective qu'adoptent la phnomnologie de la religion, la science systmatique des religions ou l'histoire compare des religions, pour nous rfrer trois dnominations de la

    (1) Voir par exemple l'tude de Michel Despland, La religion en Occident (Evolution des ides et du vcu), Fides (Montral) - Cerf (Pans), 1979-80 (N.d.l.R.).

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  • Juan Martin-Velasco La religion dans l'homme

    mme discipline. Dans cette perspective, la religion apparat comme un fait humain compos de manifestations de toutes sortes : pratiques, croyances, institutions, etc., culturellement conditionnes, surgissant de la reconnaissance par l'homme d'une ralit surnaturelle laquelle il attribue le salut de sa propre vie.

    De cette description, nous pouvons dgager quelques lments particulire-ment importants pour identifier la vraie religion face aux autres phnomnes qui n'en ont que l'apparence.

    1. EN premier lieu, il est insuffisant, pour dfinir un fait comme religieux,de considrer sa fonction dans la vie du sujet ou de la communaut. Il est certain que la religion offre une finalit et un sens la vie de l'homme, qu'elle structure les diffrentes composantes de la personne, permettant au sujet leur intgration harmonieuse, qu'elle donne sa cohsion au groupe, et sanctionne l'organisation de la vie de ses membres. Et il est normal que les sciences de la religion, qui tudient fondamentalement les dimensions culturelle, psychologique et sociale du phnomne religieux, le dcrivent travers l'tude de ces diffrentes fonctions. Mais des fonctions analogues peuvent tre remplies par des activits non religieuses. Et tant qu'on n'aura pas parl de la ralit dont la prsence est l'origine de ces fonctions de la religion, on n'aura pas saisi l'essentiel de la vie religieuse ni mme a manire spcifique dont la religion remplit ces fonctions. C'est pourquoi une dfinition qui se rduirait noncer la fonction centrale de la religion dans la vie humaine n'est pas suffisante non plus, mme si la rfrence cette fonction doit faire partie d'une dfinition complte. Il ne suffit pas, par exemple, de dfinir la religion comme chemin de salut , ni comme dimension ultime . L'homme peut chercher des chemins de salut dans un grand nombre d'activits et attribuer une valeur dernire des relations appartenant de fait au monde des avant-dernires. C'est pourquoi, tant qu'on n'lucide pas en quoi consiste le salut, travers la rponse la question : qui ou qu'est-ce qui sauve ? (c'est--dire travers la question de la ralit qui est le terme de la relation), la dfinition ne dvoile pas l'essentiel et peut s'appliquer des phnomnes trs divers.

    2. L'LMENT central de la dfinition de la religion, c'est 1a ralit supra-humaine ou sur naturelle avec laquelle le sujet religieux entre en relation. On peut la dsigner sous les modes les plus varis : pouvoir ou puissance, dieux, Dieu, le divin, ou ce que nous dsignons sous le terme de mystre qui comprend les lments communs toutes ces appellations. Une religion est donc vritablement telle dans la mesure o la ralit que l'homme cherche rejoindre par elle est vraiment surnaturelle. Or, la ralit vraiment surnaturelle est celle laquelle l'homme accde travers une relation, un mouvement transcendant de dpassement de soi-mme. D'une certaine faon, on peut dire : L o est ton cur, est ton Dieu . Et quand un homme s'attache l'argent, au pouvoir ou au plaisir on peut dire, d'une certaine faon, que ces ralits terrestres deviennent pour lui son dieu, et que la vnration qu'il porte ces ralits a quelque chose de la religion. Mais prcisment, on toucheici la diffrence entre la vraie et la pseudo-religion : dans la premire, la ralit quon vnre est vraiment supra-humaine, elle est Dieu, et c'est pourquoi latentative de dpassement de l'homme qui la caractrise est effective : Dieu est cherch pour lui-mme, et

    reconnu comme Dieu. Dans le second cas, l'homme met son cur en quelque chose qui n'est pas surhumain, mais bien plutt infra-humain, et cest pourquoi ce n'est pas le terme d'un acte de dpassement, mais un mouvement de dsir et de possession : ce n'est pas Dieu, c'est une idole. Et elle est recherche dans la mesure o elle procure l'homme quelque chose qui lui manque ; comme objet de dsir, elle existe en fonction de l'homme et de son service. premire vue, cet objet semble le bien suprme pour l'homme, et dans la pratique il l'est d'une certaine faon, parce que devant lui, l'homme sort de lui-mme et se dpasse. En fait, il est clair au contraire qu'en cherchant ce bien, il se cherche lui-mme en dfinitive. C'est pourquoi toutes les idoltries, en mettant au-dessus de l'homme quelque chose qui en ralit ne peut qu'tre son service, conduisent lhomme lalination et une forme ou une autre desclavage Ainsi, une activit qui peut avoir extrieurement des traits communs avec la religion, peut en ralit n'en avoir que l'apparence, et tre une image pervertie de la religion.

    A partir du critre que nous venons d'noncer, nous pouvons comprendrecomment lintrieur dune relation vraiment religieuse, parce quelle rfre l'homme au bien suprme, il y a place pour des manifestations plus ou moins fidles de cette ralit et, par consquent, plus ou moins parfaitement religieuses. Ainsi, tandis que lidoltrie sous toutes ses formes constitue une corruption de l'attitude religieuse, il y a des religions qui, tout en tant dignes de ce nom, sont des expressions religieuses plus ou moins parfaites parce qu'elles expriment avec plus ou moins grande perfection cette ralit suprme rellement reconnue comme telle. C'est pourquoi ce qui prcde nous permet de distinguer la religion de ce qui n'est pas religieux, mais ne nous oblige pas reconnatre la religion ralise dans une quelconque de ses formes historiques.

    3. POUR dfinir la religion, il convient de souligner un troisime lmentcertainement important, afin d'tablir la relation et la diffrence entre le facteur religieux et les autres facteurs humains. Dans une dfinition de la religion, on ne peut omettre une allusion. une relation personnellement vcue avec la ralit suprme. De faon trs gnrale, nous la rsumerons dans le terme de e reconnaissance . La religion est une relation assume, personnellement exerce, qui se concrtise dans ce qu'on peut appeler l'exprience religieuse. Mais il s'agit d'une exprience trs particulire. En ayant pour terme la ralit suprme et par consquent transcendante, elle ne consiste pas en une activit de plus manant des facults humaines et rfre la, ralit du monde qui est leur objet propre. Assurment, elle ne peut se raliser qu' travers une srie d'activits procdant des diffrentes facults humaines : pense, volont, sentiment, etc. Mais elle ne s'identifie aucune d'elles. Il n'y a pas en l'homme un organe spcifique pour le religieux. La religion est une relation de lhomme tout entier qui affecte la personne comme telle et l'engage compltement. sa racine par consquent, la religion n'est pas une fonction spciale de l'esprit humain, elle n'est pas une activit sectorielle, ni un ensemble d'activits. Elle est plutt la dimension profonde de toutes les activits humaines, la radicalit de tous les diffrents secteurs de la vie.

    Naturellement, cette relation de toute la personne ncessite, pour tre vcue par un homme dont la condition est pluridimensionnelle, corporelle et objective, des activits spcifiques dans lesquelles se diffracte et se rflchit le rayon lumineux qui a frapp le centre mme de la personne. Le sacr, la reconnaissance

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  • Juan Martin-Velasco La religion dans l'homme

    personnelle du mystre, ncessite donc l'existence d'un ordre sacral, compos par les innombrables mdiations et expressions qui constituent le ct visible de la vie religieuse. Mais de telles mdiations, certainement ncessaires, ne sont pas dterminantes pour l'identification du religieux. Thoriquement, il peut exister des crmonies de toutes sortes, extrieurement identifiables comme religieuses, parce qu'elles appartiennent une tradition religieuse, qui sont en ralit vides de tout contenu religieux ; et l'inverse, il se peut qu'une relation religieuse authentique tente de se frayer un chemin travers des mdiations qui nont pas encore t identifies historiquement commereligieuses. Le critre de discernement entre la religiosit authentique et la pseudo-religiosit semble dcouler facilement de la dfinition centrale que nous avons donne de la religion. Mais son application pratique n'a rien de facile. Seront religieuses les activits travers lesquelles un sujet exprime (en se servant des innombrables moyens que sa condition multidimensionnelle lui offre) sa reconnaissance personnelle acte non pas thorique, mais minemment pratique de la ralit suprme, de la Transcendance. Quand manque une telle reconnaissance, ces activits, mme si elles appartiennent matriellement au monde de la religion, ne seront religieuses qu'en apparence.

    Avec la religion dfinie en ces termes, l'existence mme du fait religieux semble nous placer devant une ralit qui n'est pas le produit exclusif de l'homme, qui n'est pas seulement son uvre, mais qui surgit d'une de ses dimen-sions constitutives. Cela expliquerait qu' travers les innombrables transforma-tions des formes religieuses demeure, tout au long de l'histoire humaine, un permanent besoin religieux. Cela expliquerait galement que la disparition de certaines formes de religion ait toujours provoqu la naissance de nouvelles formes ou le recours des formes succdanes. Mais de tels prsupposs peuvent-ils se justifier rationnellement ?

    La religion dans lhomme Tout semble indiquer que l'activit religieuse est une donne permanente de

    l'histoire humaine. Pendant quelque temps, la science des religions du sicle dernier a essay de dcouvrir les origines empiriques du phnomne religieux, en supposant son apparition un moment donn de la culture, partir d'un stade antrieur, non religieux, de l'humanit. Ensuite, on a suppos que, dans le pass, l'homme avait toujours t religieux. Mais on a prtendu rduire la religion un vnement du pass, en imposant l'histoire des schmas d'volu-tion qui concidaient avec l'annonce d'une prochaine tape de l'humanit qui serait non religieuse. Le progrs, la science, la scularisation, devraient avoir produit la disparition de la vie religieuse. Cependant, les faits se refusent vrifier une telle hypothse. Plus encore, des phnomnes comme celui qui nous occupe, la naissance de nouvelles formes de sacr, semblent indiquer que l'histoire ne suit pas ncessairement le cours que lui avaient impos ses interprtes.

    Ce fait favorable suffit-il pour justifier l'affirmation que la religion procde d'une dimension constitutive de l'homme ? Certainement pas. En premier lieu, il existe un certain nombre d'indices selon lesquels il y a toujours eu des sujets, enplus ou moins grand nombre, chez qui cette activit manquait. D'autre part, l'activit religieuse reflte toujours de manire si fidle des situations et des circonstances concrte sue certains la considrent comme un produit de ces

    dernires ou un lment supplmentaire de l'activit culturelle de l'homme. Enfin, lapplication des sciences de l'homme au sujet religieux montre que, dans un certain nombre de cas, l'activit religieuse s'explique par l'influence de causes aussi naturelles que la paresse, la peur et l'ignorance. Ce qui, par une extrapola-tion facile, conduira affirmer que de telles causes agissent dans tous les sujets religieux, mme si chez certains cette situation est inconsciente ou dissimu-le .

    AINSI, aprs avoir constat l'existence de la religion et avoir ensuite tent de la dcrire, il nous reste nous efforcer de justifier rationnellement son existence. Comment orienter cet effort ? La voie la plus frquemment suivie dans notre tradition occidentale consistait tablir philosophiquement la dmonstration de l'existence de cet tre absolu et ncessaire qui constitue ce que depuis Pascal on appelle le Dieu des philosophes et qu'Ortega appelait le versant lac de Dieu . Sans aller jusqu' considrer le procd comme ill-gitime au point de dire qu'une ide de la religion qui suppose sa possibilit rend impossible toute comprhension de la religion (Tillich), nous croyons qu'il a sa place, non comme premire dmarche pour fonder l'existence de la ralit suprme avec laquelle le sujet religieux entrerait ensuite en contact, mais comme la dernire tape pour fonder une vision du monde rationnelle compa-tible avec celle que suppose la vie religieuse. La validit fondamentale de ce procd quand il est dvelopp convenablement tant donc suppose, nous allons, pour notre part, suivre une autre voie : dmontrer le caractre inn de la dimension religieuse de l'homme. videmment, il ne s'agit pas de dmontrer que la religion est un lment naturel dans l'homme ni au sens o il lui appartiendrait comme un bien propre, ni au sens o il ferait partie de sa nature. Le premier sens compromettrait la gratuit absolue du religieux ; or, celle-ci apparat dans toute description fidle du fait religieux : l'homme religieux est toujours un homme l'coute, et son attitude une rponse. Le second sens supposerait qu'on ignore que la religion est relation personnellement vcue et fruit par consquent de la libre dcision de reconnaissance : la religion n'est pas quelque chose que l'on possde, comme les diffrentes composantes de la nature ; tre religieux, c'est orienter personnellement sa vie d'une manire dtermine.

    Mais si nous ne voulons pas rester sur l'affirmation positive que ce soit la positivit de l'histoire ou celle de la rvlation du fait religieux, nous devons montrer que l'initiative qui engendre la relation religieuse a laiss sa trace, et sa correspondance dans la condition humaine, et que cette correspondance constitue la pr-disposition partir de laquelle est rendue possible la dcision personnelle o sactualise l a re la t ion re l ig ieuse . Comme i l ne s 'ag i t pas d 'un lment objectif, mais dune des dimensions originellesdu sujet, on ne pourra le faire par un procd de dcouverte ou de dmonstration de type objectif. Mais parce que c'est une dimension originelle du sujet, elle ne pourra manquer de se reflter dans tous les lments importants de la vie de la personne. Notre chemin devra donc consister dcouvrir les indices, prsents dans l'ensemble de l'existence humaine, de la prdisposition inne la relation religieuse en chaque personne.

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  • Juan Martin-Velasco La religion dans l'homme

    EN rendant aux mots leur vrai sens, tellement obscurci et us par les abus de langage auxquels nous les soumettons, nous pourrions rsumer la description de la relation religieuse que nous avons prsente en ces termes : exister religieusement c'est se reconnatre personnellement fruit d'un amour originel et se sentir appel se raliser dans lamour absolu. L'existence religieuse, qui dans le christianisme reoit -le nom d'existence thologale, consiste accepter, assumer personnellement sa propre existence comme le lieu d'une initiative amoureuse qui ne peut se raliser que dans une rponse cet amour, et par consquent dans le champ infini que cette initiative lui a ouvert comme orientation et finalit propres. La relation religieuse se situe entre ces deux extrmes : une conception de l'homme selon laquelle celui-ci serait seulement l'cho de la voix de Dieu, et par consquent manquerait de consistance propre, et une conception selon laquelle l'homme, pour s'affirmer, ferait abstraction de toute relation, si bien que son existence personnelle, dont il ne peut nier qu'elle ait une origine, se rduirait une existence de fait, sans raison ni sens. L'homme religieux se sait appel l'existence, mais d'un appel qui, en le suscitant comme objet de cet appel, lui donne la possibilit d'appeler son tour, et, dans cette invocation, d'assumer son tre, c'est--dire d'exister personnellement dans la perspective ouverte par l'appel. Le cur de la relation religieuse est la reconnaissance personnelle de la

    Transcendance, ou, en d'autres termes, l'acceptation du dpassement absolu comme chemin de pleine ralisation. Une fois la religion dcrite en ces termes, il nous sera facile de renvoyer au

    signe radical de la prdisposition religieuse prsente dans 1a condition humaine. Celui-ci ne se situe bas sur le terrain des besoins de l'homme. Le chemin du dsir ne renvoie pas Dieu, il conduit seulement l'homme lui-mme. Mais prcisment, il y a dans la vie de l'homme des signes qui le montrent comme un tre qui a besoin de sortir de lui, d'aller au-del de la possession, de la satisfaction et de la domination, cest--dire de toutes les attitudes qui l'enferment en lui-mme, pour le mettre sur le chemin de sa ralisation. Montrons-le pas pas. Que le monde ne se rduise pas des objets, au rgne

    de la nature, c'est une chose que peut constater quiconque fait l'exprience de la valeur thique, de la beaut et de la ralit personnelle. Fixons notre attention sur cette dernire. L'exprience de soi-mme comme personne ne se fait pas travers la constatation de donnes dtermines ou de proprits que le sujet possde. Elle ne s'accomplit que dans la relation vcue avec d'autres personnes, dans la relation je-tu, dans la rencontre interpersonnelle. Or, pour que celle-ci ait lieu quelle que soit sa forme concrte : dialogue, communication, amour , les sujets de la rencontre doivent commencer par saisir l'autre comme sujet irrductible un quelconque instinct de possession, de domination, d'objectivation. Chacun doit sortir de soi, accepter le caractre actif de l'autre sujet et susciter son activit par sa propre activit. La relation personnelle doit donc dpasser la tendance la captation qui ferait de l'autre un objet. Mais elle doit viter galement la tentation d'un don de soi, gnreux en apparence seulement, o en se livrant inconditionnellement, on finirait par se convertir en objet pour l'autre, ce qui supprimerait toute possibilit de respect. Dans la relation interpersonnelle, chaque sujet se dpasse vers l'autre, mais en mme temps, il trouve dans ce dpassement la possibilit de se raliser comme sujet. Dans la relation interpersonnelle est rendu prsent un nouvel ordre de ralit l'ordre de l'amour , videmment apparent celui que nous dcouvrait la description de la relation religieuse. Mais pour que nous puissions parler de l'un

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    comme indice de l'autre, nous devrons dpasser la description de leur parent phnomnologique, et dcouvrir la relation qui explique cette parent.

    DEUX sortes de faits nous permettent de dcouvrir la relation religieuse comme fondement, indice et trace de la relation interpersonnelle au niveau humain. Dans la relation interpersonnelle l'homme accde au plus haut, au plus parfait niveau de la ralit qui soit donn. Et cependant la relation interpersonnelle est loin de combler la capacit d'tre-en-relation que chaque sujet porte en lui. Il y a une racine de l'tre personnel que la relation entre les personnes suppose et, par consquent n explique pas de manire adquate. Linvitation tre que l'autre m'adresse suppose que j'existe dj. Mme une mre ne peut aimer la personne de son fils avant que celui-ci existe comme tel. Par consquent, il y a un niveau de mon tre dont ne rend pas raison la relation avec les autres, un niveau qui se verrait condamn la solitude, et par consquent la facticit de l'tre dpourvu de sens, s'il n'y avait que des sujets au niveau humain. La relation interpersonnelle annonce ainsi un ordre d'tre qu'elle ne ralise pas pleinement. Mais cet aspect ngatif de la relation interpersonnelle n'est que l'envers d'un

    aspect positif, qui laisse transparatre l'absolu personnel comme fondement de la perfection de l'tre qui s'affirme dans cette relation. L'amour la relation interpersonnelle est d'une certaine faon un acte crateur. En lui deux sujets se crent dans la mesure o chacun fait exister l'autre comme sujet. Mais d'une certaine manire seulement. En effet, deux sujets se crent qui tous deux ont d tre crs auparavant, et par consquent ils impriment dans leur cration ces signes de faillibilit et de finitude que sont l'infidlit possible, l'chec, la mort. C'est--dire que leur mutuelle cration est leur faon, tous deux de participer une cration originelle qui rend possible, sa racine, l'existencemme de chacun. Appels personnellement lexistence par le sujet absolu, dans cet appel qui est l'origine de la relation religieuse, nous, les hommes, nous prolongeons notre mesure finie cet acte de cration dans la relation interpersonnelle. C'est pourquoi celle-ci sacrement du frre est l'indice le p1us clair, de la pr-disposition religieuse, qui, plus qu'inne, apparat comme dimension originante de la personne. La nature mme de ce que nous avons appel l'indice originel permet de

    comprendre qu'on ne puisse le dcouvrir comme tel que dans la mesure o est vcue cette relation interpersonnelle qui le constitue. Par l s'explique qu'une dtrioration prolonge de la personne, qu'une situation d'enfermement de l'homme dans des attitudes de possession, de consommation, de satisfaction et de domination agressive, entranent cet obscurcissement, cette clipse du divin qu'on a pu dnoncer et vivre comme caractristique de notre temps. Enfin, l'troite connexion entre la relation religieuse et la relation personnelle

    explique que celle-ci ait pu tre considre comme la preuve la plus convaincante de l'existence effective de la premire. Revenons notre description : si l'essentiel de la religion est le dpassement absolu, la preuve la plus efficace de l'existence de cette attitude est sans doute une existence qui, au niveau humain, est capable de se dpasser dans le service et l'amour effectif des autres. Nous avons l un cri-tre sr pour discerner, dans le cadre de ce que nous avons expos auparavant,

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  • Juan Martin-Velasco La religion dans l'homme

    la religion vraie de celle qui n'est qu'apparente, la religion de la pseudo-religion. Mais cette possibilit si frquemment exerce par l'homme de substituer la vraie religion des formes perverties de celle-ci, o a-t-elle sa racine ? Pourquoila vraie religion peut-elle tre et est-elle si souvent supplante, par des religions de remplacement ? Considrez les fonctions de la religionpeut nous aider rpondre ces questions.

    Les fonctions de la religion Vue de l'extrieur, la religion apparat incarne en diffrentes religions

    historiques comme une institution sociale d'une importance considrable, conditionne par les circonstances socio-culturelles et remplissant une fonction prcise dans l'ensemble des institutions d'une socit dtermine. Dans notre contexte, par exemple, la religion c'est l'glise, avec son pouvoir et les organes qui l'exercent, son influence sur la vie sociale, la famille, l'ducation. Dans cette vision extrieure de la religion, qui n'est pas seulement lgitime, mais ncessaire pour comprendre l'ensemble de la vie religieuse, les fonctions de la religion rsident dans l'influence de l'institution religieuse sur l'ensemble de la socit sous ses diffrents aspects : conomique, social, politique, ainsi que dans les influences que l'institution religieuse reoit de l'environnement social dans lequel elle vit. Mais la religion n'est pas seulement une institution sociale. Dans toute

    religion, les sujets qui la vivent cherchent une rponse cette srie de questions, problmes, inquitudes, aspirations et besoins qui sous-tendent les actes concrets de la vie de l'homme. La dimension de la religion que nous rsumons dans le terme d'x exprience religieuse remplit cette fonction travers les systmes de valeurs et d'ides, les univers symboliques, les rituels, et les sentiments spcifi-ques qu'elle engendre. A travers toutes ces expressions se manifestent une aspiration et une ncessit fondamentale : l'aspiration et la ncessit du salut. Le sujet religieux, travers toute son activit religieuse, recherche fondamenta-lement une seule chose : tre sauv. Le salut est la fonction fondatrice de la religion. Le clbre texte bouddhiste peut sappliquer toutes les religions : Comme la mer immense est pntre d'une seule saveur, la saveur du sel, ainsi cette doctrine est pntre d'une seule saveur, la saveur du salut . Comme pour tous les autres lments de la vie religieuse, l'histoire des

    religions prsente une pluralit innombrable de reprsentations concrtes du salut. Mais il n'est pas difficile d'numrer les traits fondamentaux qui leur sont communs. Le salut est certainement un tat de perfection, mais qui n'est pas rfr l'ordre de l'avoir ; il ne s'obtient pas, par consquent, par l'accrois-sement de biens possds, quels qu'ils soient, mais il affecte l'tre mme du sujet. Le salut fait passer le sujet de l'existence imparfaite vcue comme mal, esclavage, souffrance ou pch, la perfection dfinitive et ultime dans l'ordre mme de l'tre. C'est pourquoi le salut apparat dans toutes les religions comme la pleine ralisation de soi, dans lau-del de soi-mme ; et dans les religions o l'au-del absolu de lhomme est reprsent comme Dieu, le salut consiste dans la dification de l'homme salus tua ego sum , dans le don l'homme de la vie ou de l'Esprit de Dieu. Parce que le besoin de salut est un aspect ou une consquence de ce que nous

    avons appel la prdisposition religieuse de l'homme, ce dernier a vcu ce besoin dans des formes diffrentes, conditionnes par les diverses situations historiques. Le chasseur prhistorique vivait ce besoin travers sa lutte courageuse pour la

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    subsistance ; l'agriculteur travers sa relation avec la vgtation et les cycles de la nature ; et l'homme de nos jours vit le mme besoin dans l'angoisse que provoquent la solitude et l'incommunication de nos socits dshumanises. A toutes les poques de l'histoire humaine, comme une constante qui lui est propre, apparat la nostalgie; le dsir, d'une autre forme d'tre qui suscite Faction- de l'homme, lui confr un sens et anime toutes ses ralisations.

    CETTE finalit ultime, que la religion propose de manire permanente la vie de l'homme, ne se confond pas avec les finalits concrtes qu'ouvrent, proposent ou ralisent peu peu les diffrentes transformations du monde que l'homme a besoin d'amnager pour vivre. Mais elle ne se ralise pas non plus en marge de ces dernires. Mle aux activits pratiques par lesquelles l'homme se dveloppe, apparat la ncessit d'une pleine ralisation de la personne qui oriente et anime ces activits. Cette ncessit n'a jamais suppl compltement le dveloppement matriel et

    concret. L'homme le plus primitif les anthropologues le reconnaissent aujourd'hui connat aussi un travail profane. L'activit religieuse ne l'a pas non plus paralys. Au contraire, l'ensemble de l'histoire montre qu'elle a stimul l'homme dans tous les ordres de la culture. Mais l'troite relation des diffrents plans qui composent la vie humaine, les rythmes diffrents dans le dveloppe-ment de certains d'entre eux, et la tentation de manipuler la religion, font que parfois l'homme apporte des rponses religieuses des questions qui relvent du monde, dplaant ainsi le salut de son lieu de rponse dernire la zone desquestions avant-dernires de la science, de la technique, de l'organisation de la socit et de la vie politique. Dans ces cas, la religion a rempli dans la vie de l'homme des fonctions propres d'autres activits, obscurcissant par l sa vritable fonction. Les mouvements historiques de scularisation n'ont souventfait que rendre sa vraie place 1activit religieuse, en rcuprant pour les activits de ce monde lautonomie qui leur revient. Mais il est arriv aussi que ce mouvement lgitime ait amen l'homme

    absolutiser les ralits ou les activits du monde dclares autonomes, et leur faire occuper le lieu que seule peut remplir cette rfrence l'au-del de l'homme que nous avons appele la relation religieuse. A ce moment-l, certaines ralits du monde, certaines activits de l'homme, ou l'homme lui-mme ont t absolutiss et en sont venus remplir la fonction propre de la religion : Homo homini Deus. Ainsi sont nes les religions sculires, dans lesquelles une ralit naturelle joue le rle propre de la religion. Seulement, il ne suffit pas que lhomme considre une ralit comme absolue pour qu'elle le soit. Et quand lhomme met sa capacit d'absolu en quelque chose qui n'est que relatif, quand il met un intrt infini en quelque chose qui est limit, sa capacit d'absolu et d'infini ne peut qu'tre due, et le faux infini l'idole , au lieu de sauver l'homme, empche son orientation et son mouvement vers le salut, entranant l'esclavage et l'alination. La dception d'une aspiration vers l'infini, faussement oriente ou pervertie dans une ralisation apparemment religieuse, explique la tendance de larges couches de l'humanit, dans des poques comme la ntre, se contenter de ralisations instrumentales, d'activits finalit immdiate, et tenter d'touffer toute aspiration plus haute par l'activisme, la satisfaction et le divertissement. Consciemment ou inconsciemment, ceci est le rsultat d'une socit organise autour de la recherche du bien-tre et de l'avoir.

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  • La religion dans l'homme

    Mais il ne semble pas que cet effort pour ignorer ces aspirations parvienne les liminer. Au contraire, dans d'innombrables manifestations du sacr l'tat sauvage , nous assistons aujourd'hui une protestat ion polyvalente. En premier lieu contre les formes trop rigides, officielles, d'institutionnalisation de ces aspirations et des rponses ces aspirations. Ensuite contre

    les substituts sculiers de ces rponses religieuses institutionnalises. Et enfin, contre le vide que produit le propos d'ignorer et de faire taire de telles aspirations.

    LE fait caractristique de l'poque moderne des religions sculires, des religions de remplacement, du sacr l 'tat sauvage, constitue, en dfini t ive , un pisode de plus cul turel lement condi t ionn comme toujours de l'histoire des mtamorphoses des formes du sacr. Et cette histoire a une double racine : d 'une part, dans la prdisposition inne, de l'homme la religion

    et dans l'aspiration au salut quelle engendre d'autre part; dans le caractre ncessaire et en mme temps insuffisant de la mdiation institutionnelle dans laquelle cette prdisposition inne doit sincarner pour tre rellement vcue.

    Les nouvelles formes du sacr peuvent rendre aux religions tablies le service certainement apprciable de leur rappeler la relativit de leurs institutions et la ncessit d'tre sans cesse au service de la vie, de l'inspiration religieuse qui les a suscites. Elles peuvent rendre l'homme de nos jours l'inapprciable service de lui manifester d'une manire criante l'insuffisance radicale d'une culture centre exclusivement sur ce qui est immdiatement pratique, utile ou instru-mental.

    Mais il n'est pas possible de prtendre que ces nouvelles formes du sacr remplacent les formes religieuses institutionnalises que sont les diffrentes religions historiques. Le sacr en sa racine la prdisposition religieuse, la reconnaissance du Mystre, l'aspiration au salut ne peut exister que dans des formes institutionnelles. Et ce qui est vraiment important dans l'institution religieuse, ce qui permet de discerner si elle l'est en vrit ou si elle n'en est que l'apparence ou la perversion, ce n'est pas sa condition d'institution. C'est le fait que les lments institutionnels servent de stimulant et de vhicule pour le dpassement de l 'homme vers l'au-del personnel de lui-mme, ou qu'au contraire, ils sont un but ou un refuge qui rend impossible ce dpassement.

    Juan MARTIN-VELASCO (traduit de l'espagnol par Odile Guillot)

    Juan Martin-Velasco, n Avila en 1934. Professeur de Phnomnologie de la Religion l'Universit pontificale de Salamanque, recteur du Sminaire de Madrid. Parmi ses publications : El encuentro con Dios (Una interpretation personalista de la Religion), Madrid, 1976 ; Introduction a la Fenomenologia de la Religion, Madrid, 1978 ; La Religion en nuestro Mundo, Salamanque, 1978. Membre du Comit de Rdaction de l'dition espagnole de Communio.

    Communio, n V, 4 juillet-aot 1980

    Karl LEHMANN

    Foi de l'glise et

    religiosit non-chrtienne

    Le discernement de l'authentique dans les nouvelles formes de religiosit doit s'accompagner d'un examen de conscience de l'glise elle-mme.

    ON peut voir dans certains phnomnes actuels les symptmes d 'une nouvelle forme de religiosit qui se dveloppe en dehors de l 'glise. Nous les supposerons ici tellement connus qu'il n'est pas ncessaire d'en dcrire les diffrentes sortes : l'intrt pour les religions asiatiques, la mditation transcendentale, les phnomnes psychiques paranormaux, et mme l 'astrologie. Le chrtien peut constater cet engoment pour la religiosit non-chrtienne non seulement en dehors de l'glise, mais aussi l'intrieur de celle-ci. Nombre de couvents et de communauts semblent faire plus de cas des mthodes du Zen que des chemins par lesquels la pit occidentale s'approche traditionnellement de Dieu. Je voudrais ici tenter une rponse partir de la thologie systmatique,

    et non du point de vue de l'histoire ou de l'tude descriptive des religions. Mon but est de permettre une confrontation constructive.

    A la recherche d'une norme On pourrait commencer par se donner un critre en fournissant de la

    religion une dfinition plus prcise et, par exemple, dire avec Paul Tillich que la religion est ce qui concerne l'homme sans aucune condition. On pourrait aussi distinguer religiosit et religion : la premire peut dans certains cas se passer d'un tre concret auquel s'adressent ses pratiques, ou simplement le laisser dans l'ombre, tandis que la seconde propose trs consciemment de recourir une instance surnaturelle pour rsoudre l'nigme de la vie. Mais la dfinition du concept de religion est si contro-verse ds le dbut qu'il vaut mieux essayer de tirer les choses au clair sans faire le dtour par une dfinition.

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  • Karl Lehmann Foi de l'glise et religiosit non-chrtienne

    Afin de dterminer l'attitude de l'glise envers les nouvelles tendances religieuses, il faut dfinir les positions de la foi chrtienne envers les religions non-bibliques en gnral. La thologie des religions non-chrtiennes les a dgages dans ses travaux rcents : il n'y a pas de rponse simpliste que l 'on pourrait ramener une formule toute prte (1). A mon avis, trois points, d'une importance gale, sont ici fondamentaux. 1. L'accueil positif

    Pour la foi chrtienne, Dieu est le Seigneur unique, absolu et universel de tout ce qui est. Cette conviction trouve sa plus haute expression dans la foi chrtienne en la cration. Tout ce qui existe est port l'existence et domin par la sagesse de Dieu. Celle-ci porte un nom concret : Jsus-Christ. Tout est cr en lui et pour lui. Il n'y a donc qu'une seule conomie du salut, qui englobe cration et rdemption. C'est pourquoi les premiers Pres de l'glise voyaient dj partout dans le monde des fragments de la Rvlation dfinitivement apparue dans le Christ. La dcision divine de sauver l'homme se retrouve en clats et reflets partiels dans les mouvements religieux de l'humanit. Le but unique apparat aussi bien dans les questions et les rponses des philosophes paens que dans les doctrines et les rites des religions. Mme Augustin, qui se prononce pourtant de faon trs rigoriste sur la question de la possibilit pour l'homme d'tre sauv, tait enclin admettre que la bont divine avait t depuis toujours l'uvre dans tous les peuples, de telle sorte que les paens aussi avaient eu leurs saints et leurs prophtes cachs.

    Aujourd'hui, cette esprance ne porte pas seulement sur le salut des non-chrtiens comme individus. La grce rdemptrice de Dieu, normalement, ne rencontre pas seulement l'homme isol dans le secret de sa conscience, mais dans l'ensemble de sa situation socio-culturelle. Il vit l'accoutume sa vie religieuse dans les formes qui lui sont offertes par la communaut o il vit sa religion. C'est l que, normalement, il rencon-tre ce qui est pour lui, dans sa situation historique et concrte, l'appel sans condition de la conscience. Il faut donc prendre en compte ici deux lments : d'une part l 'effort commun de l'humanit en qute d'un premier principe religieux, et d'autre part l'activit cache de la grce encore inconnue de Jsus-Christ dans les religions non-chrtiennes. Le concile Vatican II a exprim cette ide trs clairement dans son Dcret sur les religions non-chrtiennes : Tous les peuples forment une seule communaut, ils ont la mme origine, car c'est Dieu qui a fait habiter le genre humain sur toute la terre. De mme, ils ont Dieu comme unique fin ultime. Sa providence, ses bienfaits et son plan de salut s'tendent

    (1) Cf. N. Schitters-H.W. Schlitte, Zur Theorie der Religion, Freiburg-en-Br., 1973 ; G. Lanczowski, Einfhrung in die Religionsph'nomenologie, Darmstadt, 1978 ; W. OElmller et al. (d.) Diskurs : Religion, Paderborn, 1979.

    tous les hommes, jusqu' ce que les lus soient runis dans la cit sainte dont la lumire sera la gloire de Dieu. Car tous les peuples marcheront dans sa lumire (art. 1).

    Ce qui est dcisif est la manire dont on value cette communaut fragmentaire et partielle. Il ne peut naturellement pas s'agir d'un nivellement des diffrents lans religieux de l'homme, au sens d'un certain libralisme, car on ne rendrait par l justice ni la manire dont les religions non-chrtiennes se comprennent elles-mmes, ni aux prten-tions de la foi chrtienne. En tout cas, Vatican II va aussi loin que possible dans la reconnaissance positive des lments communs : Lglise catholique ne rejette rien de tout ce qu'il y a de sain et de vrai, dans ces religions. Elle regarde avec srieux et honntet ces faons de vivre et d'agir, ces prceptes et doctrines, qui certes s'cartent sur plus d'un point de ce qu'elle tient pour vrai et enseigne, mais qui laissent reconnatre assez souvent un reflet de cette vrit qui claire tous les hommes. Elle annonce pourtant, et doit inlassablement annoncer le Christ, qui est "la voie, la vrit et la vie" (Jean 14, 6), dans lequel les hommes trouvent la plnitude de la vie religieuse, dans lequel Dieu s'est tout rconcili (art. 2). Ce n'est que par une rponse dynamique de ce genre, qui reconnat au partenaire un minimum de points communs, mais qui en mme temps ne fait pas l'conomie de la lutte pour que tous atteignent la plnitude du vrai, qu'il peut y avoir dialogue et collabora-tion. Qui ne peut comprendre les autres religions que comme incroyance, idoltrie et dmesure orgueilleuse, s'isole lui-mme, rend tout dialogue impossible et perd la largeur universelle de la rencontre qui est le propre de la foi catholique.

    2. Refuser et dmasquer

    Sans un complment critique, ce qui vient d'tre dit ne serait mme pas moiti vrai. On ne peut nier que l'Ancien comme le Nouveau Testa-ment, ainsi que les Pres de l'Eglise, ne voient aussi dans les autres religions erreur et superstition, mensonge et supercherie, singerie dmoniaque de la vraie religion, camouflage diabolique, orgueil, aveugle-ment du cur et perversion morale (2). Elles sont ainsi comme une perversion de l'ordre de la cration. La foi biblique ne reconnat nulle-ment tout ce qui se donne comme religieux comme ayant pour autant une signification pour le salut. Elle sait trs bien que l'lment religieux peut prendre des formes varies et changeantes. Le christianisme peut aussi dire un non dcid aux religions et voir en elles des moyens pour l'homme de se mettre en scurit l'abri de Dieu, au lieu de se livrer ses exigences. Mme abstraction faite des railleries contre les autres (2) Sur ce thme, cf. H. de Lubac, Paradoxe et mystre de l'glise, Paris (Aubier), 1967 ; J. Danilou, Mythes paens, mystre chrtien, Paris (Fayard), 1966 ; Essai sur le mystre de l'histoire, Paris (Seuil), 1953 ; Le mystre du salut des nations, Paris (Seuil), 1946.

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  • Karl Lehmann Foi de l'glise et religiosit non-chrtienne

    religions que contient l'Ancien Testament (3), il reste que Yahv n'est pas sur le mme plan que les autres dieux. Puisque tous les autres dieux ne sont que des idoles, Yahv est intolrant. Puisqu'il est intolrant, tous les dieux ne sont que des idoles. Ils se dissolvent et deviennent "des Nants" une fois confronts Yahv, confrontation que la raillerie accomplit aussi d'une faon qui convient minemment Yahv. Si l'on ne pratique pas la tolrance, c'est parce que l'on veut sauvegarder le caractre particulier de Dieu ; car le combat de Yahv contre les idoles, combat dont la raillerie est partie intgrante, fait partie de la manire dont il s'atteste et s'impose lui-mme (4).

    Dans le Nouveau Testament, Paul dit, en insistant sur la nuance, que les hommes ont bien connu la vrit de Dieu, mais qu'ils ne l'ont pas reconnue. Ils ont maintenu en captivit l'clat de la vrit et, en idol-tres, chang la gloire de Dieu contre de simples images d'hommes mortels et d'animaux. Au lieu du Crateur, c'est des cratures qu'ils ont adress honneur et adoration (Romains 1, 18 s.) (5). Cette conception de la religion a, on le sait, t rendue encore plus ngative et tranchante par la thologie dialectique des annes vingt (6). La religion, et avec elle la morale et la loi, apparurent alors comme la forme la plus raffine de l'autojustification, de la justice par les uvres, comme la tentative de l'homme pour atteindre Dieu par ses seules forces, par des manipulations quasi magiques. En dernire instance, elle consiste justement contour-ner ce que Dieu a de divin, et tenter de se sauver soi-mme. Le concept de religion devint ainsi totalement inapplicable la foi chrtienne. D. Bonhoeffer a ajout cette ide de Karl Barth une nuance qui va encore plus loin dans la critique de la religion, laquelle, selon lui, se distingue de la faon dont la foi saisit l'homme et le prend en charge, en ce qu'elle est en outre individualisme, fuite dans un au-del, primitivisme rustique, manque d'une comprhension adquate du monde, recroque-villement dans sa propre intriorit. Le Bonhoeffer des dernires annes insiste plus forte raison sur les tendances maintenir l'homme en tutelle et fuir le monde. Si le christianisme tait incapable d'entrer en dialogue avec le monde moderne, la structure qui lui donne une forme religieuse n'tait pas le moindre des obstacles (7).

    Ce concept de la religion a largement domin dans la thologie protestante pendant des dizaines d'annes. Rcemment, on a assist, au (3) Pour une synthse, cf. H.D. Preuss, Verspottung fremder Religionen im Alten Testament, Stuttgart, 1971 ; G. Johannes, Unvergleichlichkeitsformulierungen im Alten Testament (Diss. de thologie vanglique), Mayence, 1968 ; M. Rose, Der Ausschliesslichkeitsanspruch Jahwes, Stuttgart, 1975. (4) Cf. H.D. Preuss, op.cit., p. 290. (5) Voir ce sujet, outre les commentateurs classiques, H. Schlier, Le temps de l'glise, Paris (Caster-man), 1961, pp. 29 s., 42 s. ; Essais sur le Nouveau Testament, Paris (Cerf), 1968, p. 379 s. (6) Cf. Chr. Gestrich, Neuzeitliches Denken und die Spaltung der dialektischen Theologie (Zur Forge der natiirlichen Theologie), Tbingen, 1977. (7) Cf. E. Feil, Die Theologie Dietrich Bonhafers, Munich et Mayence, 1971 (2e d.) p. 335 s. ; G.L. Mller , Bonhoefers Theologie der Sakmmente, Francfort,1979, p. 65 s.

    moins chez les jeunes thologiens, un changement de cap aussi radical (8). On parle ouvertement d'une rhabilitation du concept de religion. Quelque ncessaire que soit ce changement d'orientation, il n'est pas rare qu'il ait jet le bb avec l'eau du bain. Au fond, la position oppose tait aussi radicale et par l aussi impraticable que la position de dpart elle-mme. On est retomb assez souvent sur un concept de la religion dpourvu de nuances et qui aplatit nouveau ce que la foi chrtienne a de spcifique. Il n'y a pas de doute que la thologie dialectique , malgr ses conclusions excessives, a vu quelque chose de central pour le christianisme : que le phnomne religieux est dtermin aussi par la tendance de l'homme au repli sur soi-mme et au pch. L'aspect de la foi chrtienne par lequel elle critique les religions, aspect par lequel elle ne se contente pas de reconnatre en chaque phnomne religieux une expression positive de la foi, n'est ainsi pas aussi vieux jeu qu'on le dirait premire vue. Dans sa thologie de l'histoire des religions, le christia-nisme ne prend pas simplement parti pour l'homme religieux, pour le conservateur qui s'en tient aux rgles du jeu des institutions reues en hritage ; le "non" du chrtien aux dieux implique plutt une option en faveur du rebelle qui ose briser l'enclos de l'habituel au nom de la conscience. Ce ct rvolutionnaire du christianisme a peut-tre t trop longtemps recouvert par des principes conservateurs (9).

    3. Synthse des deux lments Il ne faut pas priver de sa rigueur le chemin qui doit tre cherch entre

    le oui et le non . Il ne peut pas mener un syncrtisme qui estompe tous les contours et dclare que tout est indiffrent. Ce danger est grand, parce que nous avons aujourd'hui l'habitude de prendre comme point de dpart une ide trs statique de la religion. Cette ide, teinte de cosmo-politisme, suppose le plus souvent qu'il faut rester dans sa religion, en exploiter fond les ressources et la fcondit (10). On serait alors au fond d'accord avec tous les hommes qui ont une religion. Dans ce cosmopolitisme religieux, on entend en sourdine une autre note : l'ide qu'il est possible parce que les symboles religieux proviennent d'une langue des images, unique pour l'humanit entire. L'unit des religions peut ainsi tre atteinte sans supprimer leur pluralit. Nous ne voulons pas examiner ici ce qu'il y a peut-tre de vrai dans cette reprsentation de

    (8) Cf. R. Volp (d.) Chancen der Religion, Gtersloh, 1975 ; H. Brkle,Einf ihrung in die Theologie der Religionen, Darmstadt, 1977 (avec bibliographie) ; C.H. Ratschow, Die Religionen, Gtersloh, 1979. Pour l'histoire du problme, cf. Ch. Elsas (d.), Religion (Ein Jahrhundert theologischer, philosophis-cher, soziologischer und psychologischer Interpretationsanseitzel, Munich, 1975 ; W.D. Marsch (d.) Pldoyers in Sachen Religion, Gtersloh, 1973. (9) J. Ratzinger, Der christliche Glaube und die Weltreligionen s, dans J.B. Metz et al. (d.) Gott in Welt (FestgabefiirK. Rahner), vol. 3, Fribourg-en-Br., 1964, 287-305, ici p. 290. (10) Cf. en particulier K. Feiereis, Die Umprdgung der natrlichen Theologie in Religionsphilosophie (Ein Beitrag zur deutschen Geistesgeschichte des 18. Jahrhunderts), Leipzig, 1965 ; P.H. Neumann, Der Preis der Mndigkeit (ber Lessings Dramen), Stuttgart, 1977, p. 60 s.

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  • Karl Lehmann Foi de l'glise et religiosit non-chrtienne

    rentes techniques et mthodes religieuses seraient indiffrentes, et les points communs qu'tablit la philosophie de la religion si nombreux qu'on serait largement mme d'changer les contenus des diverses religions. Entre les formes de la nouvelle religiosit et la foi chrtienne, il n'y a pas d'autre voie qu'un constant discernement des esprits. Celui-ci se pratique d'aprs plusieurs critres qui ne constituent pas un arsenal fixe, mais reoivent des formules nouvelles et s'associent chaque fois de faon diffrente selon le partenaire et la rencontre. C'est dans cet esprit que nous allons en indiquer quelques-uns.

    Critres pour un discernement des esprits Les phnomnes qui tmoignent d'une nouvelle religiosit revtent des

    formes trs varies, qu'il est ncessaire de connatre trs prcisment (12). C'est pourquoi il n'est pas sans danger de dresser une liste de critres qui vaudraient pour tout, sectes, religions de l'Extrme-Orient, techniques de mditation, intrt pour la parapsychologie (clairvoyance, tlpathie, fantmes, perception extrasensorielle), occultisme, astrologie, rites superstitieux, etc. Scientisme et spiritisme contractent l un mariage souvent surprenant. Et il ne faut pas oublier non plus des phnomnes monstrueux comme le culte de Satan, le crime sous un camouflage religieux, le lavage de cerveau et la pure et simple exploitation. Bien des aspects de l'underground religieux restent peu clairs et diffus, et refusent pour de multiples raisons se dclarer publiquement. On peut aller par l jusqu' des formes religieuses ou rituelles qui constituent en fin de compte des tapes dpasses de la conscience religieuse et qui rgressent ainsi jusqu'au stade de la magie et du ftichisme (13). C'est justement en vitant tout contrle officiel et le minimum de rationalit qu'acquiert tout ce qui se prsente publiquement que l'on cre comme un abri pour les rechutes possibles dans les couches douteuses, archaques et ataviques de la conscience religieuse. On doit donc aussi comprendre que beaucoup de ces phnomnes constituent des ratages ou des succdans de la foi.

    Tel est l'arrire-plan sur lequel il nous faut maintenant tenter de formuler quelques principes.

    1. Libert

    Il n'est pas rare que les nouvelles formes de religiosit viennent d'un manque de scurit, d'une exprience de l'absurde, d'un avenir ressenti comme menaant. La civilisation technique semble imposer l'homme

    l'avenir. Mais elle a en tout cas pour rsultat un concept trs rigide de la religion qui empche aussi bien un vritable dialogue entre les religions qu'une confrontation avec tous les mouvements dits religieux de notre poque, et qui, de plus, est fort propre immuniser des formes de religion en fait trs problmatiques et leur accorder un refuge dans une zone abrite.

    Ce nouveau chemin ne doit pas non plus mener postuler un juste milieu inoffensif qu'il faudrait tablir une fois pour toutes. La voie de l'analogie ressemblance dans la dissemblance et dissemblance dans la correspondance implique que l'on a sans cesse la tche de comparer en faisant sa propre critique ce qui rapproche et ce qui spare. Il n'y a pas lieu de condamner d'avance comme orgueil de l'incroyance toute recherche humaine de Dieu, et, en ce sens, tout ce qui est religieux. Les Actes des Aptres nous mettent en garde contre cette attitude en nous rapportant le discours de Paul devant l'Aropage (17, 22 s.) (11), texte qui montre que Paul ne cherche nullement rduire toutes les religions une uniformit commode. La proximit de Dieu tout homme, qu'il rappelle, est celle d'une exigence. Mais puisque la rvlation de Dieu, surtout dans le Nouveau Testament, est coextensive l'histoire humaine (Jsus-Christ est mort pour tous, les aptres sont envoys tous les peuples), et puisque les effets de la grce dpassent le domaine de l'glise visible, nous ne pouvons pas porter un jugement absolument dfinitif sur ce qui est l'uvre, religion naturelle ou rvlation, dans une manifestation de l'esprit religieux. La religion rvle suppose une capacit d'accueil pour l'homme qui cherche, mme si elle transforme cette recherche. Toutes les ressemblances qu'il peut y avoir entre les formes religieuses n'empchent pas une dissemblance aussi grande entre les conceptions de Dieu. Rien de ce que trouve l'homme n'est a priori l'abri de l'orgueil humain. Bien souvent, la limite est mince. C'est ainsi que l'on peut rapprocher le caractre dcid de la confession de foi chrtienne, qui est partie intgrante de celle-ci, d'un fanatisme intolrant avec lequel elle n'a au fond rien voir.

    Il existe certes un lment commun toutes les religions, savoir le besoin qu'a l'homme de quitter le monde des _ apparences et de trouver Dieu. Ceci implique la libration des entraves des passions qui nous lient aux choses extrieures ; une discipline apporte ce que l'on dit et imagine, ainsi qu'aux penses extravagantes ; une concentration de ses forces par l'homme qui se recueille ; le silence comme source d'une vision spirituelle et d'une coute nouvelle ; la capacit de prendre ses distances par rapport ce qui sduit et distrait ; la purification des affections, etc. Il faut pourtant mettre en garde contre la navet selon laquelle les diff-

    (11) En dehors des commentaires des Actes de H. Conzelmann (Tbingen, 1963, p. 96-105) et E. Haenchen (Gottingen, 1968, 6e d., p. 453-468) et des monographies classiques de E. Norden et M. Dibelius, cf. surtout F. Mussner, Anknupfung und Kerygma in der Areopagrede (Apg 17, 22 b -31) , dans Praesentia Saluas (Gesammelte Studien zu Fragen und Themen des Neuen Testaments), Dsseldorf, 1977, p. 235-243.

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    (12) Cf. G. Lanczowski, Die neuen Religionen, Francfort, 1974 ; G.K. Kaltenbrunner (d.), Die Suche nach dem anderen Zustand (Wiederkehr der Mystik ?), Freiburg-en-Br., 1976 ; I. Riedel (d.) Der unverbrauchte Gott (Neue Wege der Religiositt), Berne-Munich-Vienne, 1976 ; M. Mller-Kppers et F. Specht, Neue Jugendreligionen, Gttingen, 1979 ; F.W. Haack, Jugendreligionen (Ursachen, Trends, Reaktionen), Munich, 1979. (13) Sur ces problmes, cf. G. Widengren, Religionsphd'nomenologie, Berlin, 1969, p. 1-19 : L. Petzoldt (d.), Magie und Religion, Darmstadt, 1978.

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    La foi doit donner l'homme la force de ne pas enjamber trop rapide-ment une ralit qu'il faut supporter avec peine. Ceci implique que le chrtien sait que le salut qui lui est promis est en mme temps un don et un devoir, une ralit et une tche, l'indicatif et l'impratif. Ce qui lui a t communiqu de la vie nouvelle, l'action du chrtien doit le garder et par l le gagner toujours nouveau. La pratique morale qui sauve-garde la ralit nouvelle est parfaitement consciente de ce que le salut comporte de fragmentaire et de partiel dans le temps de l'histoire humaine.

    C'est pourquoi le chrtien assume aussi la faiblesse et l'chec de son existence. Il refuse de se dtourner de ce qu'il y a de pesant dans le fait brut que le monde est ce qu'il est et de s'anesthsier ou de se tranquilliser par mille remdes, mdicaments ou drogues. Tous ces chemins d'illusion sont diamtralement opposs la manire de vivre en homme qu'il faut apprendre de Jsus et qu'il faut vivre dans son Esprit. Le fait de la Croix, en mme temps sobre acceptation et dpassement victorieux d'une ralit repoussante, est au centre de la conception chrtienne de la vie. En ce sens, le christianisme n'a rien d'un idalisme. Il est tout fait significatif de le voir concilier les promesses eschatologiques avec les conditions d'une existence finie et prcaire. Le christianisme reprsente un prin-cipe de ralit qui doit tre un lment dcisif de la critique contempo-raine des religions.

    3. Patience et esprance L'esprance relie le prsent et l'avenir. Mais l'esprance que l'on voit

    n'est pas une esprance. Comment peut-on esprer ce que l'on voit ? Mais si nous esprons ce que nous ne voyons pas, nous attendons dans la patience (Romains 8, 24). Le chrtien sait que, tant qu'il chemine dans l'histoire, il ne peut atteindre une certitude ultime de son salut, pas mme par la mditation ou l'ascse, la concentration ou l'exercice. Le chemin du salut comporte donc que l'on accomplisse avec constance sa tche dans l'histoire. La patience est la force d'attendre. Pour l'homme de l're prsente, il n'est pas de bonheur total ni de zone sereine d'o serait bannie l'angoisse. Parce qu'elle est force d'attendre, la patience est aussi pouvoir de tenir : elle peut porter le fardeau du prsent et garder ce qui a t reu une fois pour toutes. Elle sait aussi que la faim et la soif d'un sens qu'prouve l'homme ne peuvent pas tre satisfaites par une plonge subite l'intrieur d'un espace de salut. Le monde sauv commence s'imposer, mais il est encore menac de toutes parts. C'est pourquoi la patience est aussi arme de la force qui la fait rsister aux puissances du Mal, sans se drober ni se laisser dominer. L'homme ne peut pas changer d'identit en entrant dans une secte religieuse et devenir un tre nouveau en se dtachant de ses liens anciens. L'existence du chrtien dans ces temps intermdiaires se caractrise par la vigilance et l'esprit de

    des charges insupportables et lourdement dranger son existence. Le recul de la conscience religieuse produit de bien des faons un vide : les questions de l'origine et du but de la vie humaine, de son sens dernier, de ce qui l'attend aprs la mort, du Bien et du Mal, restent sans rponse.

    Les nouvelles formes de religiosit ne se font pas faute de s'installer sur ces brches. Elles profitent de la crise de la socit pour promettre la scurit et signaliser la route du salut l o l'on ne voyait jusqu'alors que difficults et impasses. Cette promesse annonce un monde paradisiaque et sain, et elle l'annonce pour demain. La vrit totale, c'est nous qui la possdons, tous les autres sont gars par Satan. Tous ceux du dehors prennent la figure d'ennemis. La prsence d'un chef suprme permet de dissimuler les faiblesses des individus. Le Grand Martre montre la voie du salut. Il assume du coup un contrle intrieur et une surveillance constante qui mnent l'exploitation de la personne sous tous ses aspects. Les techniques les plus modernes d'endoctrinement, combines avec un rgime alimentaire bien tudi et un feu roulant d'exercices pseudo-spirituels aboutissent vacuer toute capacit de critiquer et de penser, tout en faisant de l'appartenance la secte une adhsion fanatique.

    L o une telle religiosit est l'uvre, l'homme n'est pas seulement menac dans sa libert, mais se voit en fin de compte raval l'tat de membre mineur d'une association religieuse. Bien sr, la religion authen-tique connat l'obissance et les obligations envers la communaut, mais l'une de ses rgles les plus dterminantes est justement d'entraner l'homme se servir de sa libert pour ce qui en vaut vraiment la peine. C'est la foi chrtienne elle-mme qui cherche dpasser dans la vie religieuse toute tutelle infantilisante et affranchir pour une vraie libert (cf. Galates 5, 1). La libert des enfants de Dieu doit aider chacun accueillir son existence humaine avec tous ses risques et l'assumer travers les situations difficiles. Si le programme d'une religion implique qu'il sera fait tort la libert, il faudra l'attaquer pour se librer des nouvelles idoles. Il en est de mme quand l'homme, qui vit pourtant dans un sicle officiellement clair , se soumet dans la magie et la supersti-tion des contraintes incompatibles avec la dignit de la personne humaine.

    2. Ralit L'criture insiste sur la prsence du salut attendu, dont la puissance

    commence ds maintenant se dployer. L'homme doit retrouver son origine perdue. Mais plus la certitude de la foi est nettement exprime, plus le Nouveau Testament souligne avec force que les gmissements de la cration qui attend son salut sont encore touffs, plus il attire l'attention sur la ralit qui n'est pas encore pleinement rachete (14). (14) Cf. la synthse de W. Schmithals, Die theologische Anthropologie des Paulus (Auslegung von Rm 7, 17-8, 391, Stuttgart, 1980, p. 83 s.

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    dcision, et par un courage qui ne se fatigue jamais d'affronter le quotidien. Une vie de pur enthousiasme serait une vie pour des anges qui ne prendrait pas au srieux la difficult qu'ont les hommes communiquer et leur liaison leur corps.

    4. Service et mission

    Le salut qui est promis ne peut pas se limiter celui seul qui le reoit. L'esprance exige d'tre communique. Il ne peut donc tre question d'une limitation autiste ou narcissique du bonheur et du salut qui le reoit, individu ou groupe. L'intriorit caractristique de la nouvelle religiosit est un glaive deux tranchants. Elle n'est pas seulement apparente une fuite irrationnelle devant les responsabilits concrtes envers le monde ; elle tient aussi du Moloch qui aspire tout vers les tentacules du moi individuel. La soif du vcu , l'ivresse des exp-riences en sont un exemple. On est en prsence d'un seul et mme phnomne, que ce moi dsire la possession absolue de soi-mme ou qu'il cherche dissoudre sa ralit de centre substantiel pour contempler l'Absolu.

    Pour le chrtien, au contraire, le salut qu'il reoit doit devenir le ressort de l'action (15). Par l, la recherche du salut est en mme temps un apprentissage de la disposition s'engager et se dpenser pour ceux qui en sont encore le chercher. C'est le contraire de ce sentiment de faire partie d'une lite qui est courant dans la plupart des nouvelles religions. Si Dieu s'est engag pour le monde, le chrtien doit se convertir l'amour pour le frre qui se dtourne de lui et la rconciliation avec lui. Si la mditation n'amne pas retrouver le visage encore plus rayonnant du prochain, on doit se mfier. Dieu ne vient jamais qu'en moi, mais il aime chaque homme, qui peut soudain devenir mon prochain. Ce n'est qu'en tant disponibles et prts la mission que nous pouvons faire aussi autre chose que ce dont nous avons le got. La mission et la fidlit la tche accepte sont les seuls sacrifices dont l'enthousiasme soit authentique, car c'est par elles qu'il se purifie et s'affine. L'enthousiasme apprend aussi de la sorte qu'il ne peut pas tre en permanence ivre d'une exp-rience qui le comble et d'un salut dont rien ne menacerait la possession, mais que l 'abandon et les temps de privation, l 'exprience d'une scheresse sans consolation appartiennent aussi ce salut. Si la mission et la solidarit avec le monde bless par le pch n'existaient pas, le christianisme ne serait pas plus qu'une manire de jouir de soi-mme. Si notre vie de chrtiens reste en gnral si peu capable de pntrer le monde et d'en dpasser les forces hostiles, c'est parce qu'elle n'est pas sans rserve et exclusivement une vie chrtienne (16).

    (15) Cf. H.-U. von Balthasar, Dans l'engagement de Dieu, Paris (Apostolat des ditions), 1973. (16) Madeleine Delbrl, La joie de croire, Paris (Seuil), 1972.

    On ne peut pas affronter les nouvelles formes de religiosit si l'on en reste aux piphnomnes du christianisme et si l'on ne soigne que des symptmes. Une confrontation n'est possible que si elle part du centre de la foi chrtienne. C'est pourquoi des stratgies isoles ne sont pas suffisantes. Des troupes de choc spcialises dans l'assaut contre les religions nouvelles sont d'une efficacit aussi douteuse que les pastorales spciales pour les chrtiens marginaux ou les athes (17). On voit ici la limite de toute documentation, si importante soit-elle. En dernire instance, il y va du tmoignage de la russite d'une vie fonde sur la foi chrtienne.

    Les critres que l'on vient d'numrer taient aussi des invitations l'examen de conscience : n'avons-nous pas trop souvent vcu une religion sans libert, une religion de faiblesse, de consolation, de fuite devant la responsabilit ? Si nous ne nous renouvelons pas nous-mmes, nous ne pourrons supporter les consquences de la ncessaire confrontation. Pour un renouveau dans l'glise

    De toute vidence, la foi chrtienne n'arrive plus atteindre beaucoup de gens, sur le plan religieux. Bien sr, il y a bien des besoins religieux qu'elle ne peut tout simplement pas satisfaire. Elle n'a pas le droit d'encourager la religion pousser comme l'tat sauvage : il serait absurde qu'elle se conforme la loi de l'offre et de la demande sur le march des religions possibles, sans examiner de trs prs les dsirs et les souhaits cachs de l'homme. Par exemple, elle ne peut renoncer introduire de la rationalit dans le domaine religieux. Mais d'un autre ct, il est indubitable que la croissance des cultes extrieurs l'glise est aussi le signe que les glises chrtiennes souffrent de faiblesses qui rduisent leur rayonnement. Cela tient sans doute en partie leur structure d'glises gantes l'intrieur de la socit moderne. Elles sont trop solidement installes sur le terrain de la civilisation industrielle que certains voudraient justement quitter. Certains sont aussi effrays par l'hypertrophie du ct institutionnel des glises d'aujourd'hui (sous nos climats du moins). Il y a l pourtant plus que les difficults bien connues de s'identifier avec une telle glise (18). La dchirure est plus profonde : on demande moins de thologie scientifique et plus d'engagement personnel, aux teintes fondamentalistes ; moins de confession de foi, mais du mythe et de la magie. Il y a l sans aucun doute des faons de

    (17) Pour plus de dtails, voir mon Die kirchliche Verkndigung angesichts des modernen Unglaubens s, dans F.X. Arnold et al. (d.), Handbuch der Pastoraltheologie (Praktische Theologie der Kirche in ihrer Gegenwart), vol. 3, Freiburg-en-Br., 1968, p. 638.671. (18) Cf. J. Ratzinger-K. Lehmann, Mit der Kirche leben, Freiburg-en-Br., 1977 (3e d.) ; K. Forster (d.), ReligiOs ohne Kirche 7 (Fine Herausforderung fr Glaube und Kirche), Mayence,1977.

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  • Karl Lehmann Foi de l'glise et religiosit non-chrtienne

    protester contre un certain visage de l'glise et de chercher des solutions de remplacement.

    Je voudrais mettre l'accent sur trois possibilits de renouveau qui ont un rapport troit avec les difficults qu'on vient de voir. Ce faisant, je ne place nullement les glises chrtiennes dans une situation de concur-rence avec les nouvelles formes de religiosit. Les deux ne sont pas purement et simplement sur le mme plan ; le mot religion n'a pas dans les deux cas le mme sens. Le dfi demeure pourtant. La rponse ne se trouve pas dans une adaptation partielle, une raction, ou une fraternisation facile, quelles qu'en soient les modalits, mais dans un rajeunissement spirituel des formes de la foi, ressources leur origine. 1. Une foi claire du dedans et veille en toutes ses dimensions D'aprs ce qu'elle dit d'elle-mme, la foi chrtienne est conciliable avec la

    raison humaine. Certes, elle n'est pas conforme la logique du bon sens habituel, mais elle comporte une lumire intellectuelle propre que l'on peut logiquement articuler et qui est communicable. Il est essentiel la foi de pouvoir publiquement se justifier. Et pourtant, cet aspect rationnel de la foi chrtienne produit des malentendus, surtout unepoque o la raison exerce une domination sans limite. Dans nos glises, la foi a l'aspect d'une doctrine que l'on peut apprendre. Bien des gens ont l'impression de devoir se prparer accueillir le mystre de Dieu par un travail pralable pour apprendre la foi ou mme par une argumentation thologique. Beaucoup trouvent le dtour par ces certitudes rationnelles trop pnible et trop peu sr. En outre, le fait que le contenu de la foi soit fix par l'autorit du magistre augmente encore l'abstraction.

    On nglige de ce fait un lment bien plus essentiel de la grande tradition chrtienne : la foi ne se trouve pas au sommet d'une longue chelle gravie par l'intelligence, mais elle est le commencement et le mouvement de toute l'ascension. On en vient croire avant tout par l 'exprience de la certitude, par la confirmation intrieure et par l'attestation extrieure. Et de fait, la connaissance de foi, dans la Bible, est lie l'illumination des yeux du cur (19). Si l'il intrieur n'est pas clair, tout l 'enseignement extrieur ne sert rien. L'homme cherche la vivante face de la vrit et veut comme sentir et goter intrieurement la certitude de ce qui est promis. Ce n'est qu'alors que la foi peut aussi aider faire l'exprience des soi-mme. Ainsi, il ne suffit pas que la foi soit communique du dehors par des raisons ; il faut aussi qu'elle s'claire par elle-mme de bien des manires et devienne de la sorte comme vidente. Nous avons oubli jusqu' quel point la foi est

    aussi une sorte de mystique (20). Notre catchse devrait peut-tre rapprendre fond quelles sont les mthodes par lesquelles on commu-nique la foi.

    Il est galement absurde de vouloir ajouter aux composantes ration-nelles ou de leur substituer des dimensions affectives ou motion-nelles . La simple juxtaposition extrieure de la rationalit et de l'affectivit ne donne pas encore un homme unifi. Ce dont il s'agit au fond, c'est de laisser libre cours au caractre immdiat de la rencontre avec Dieu. Il y a aussi dans l'homme des lments que la raison ne peut laborer et qu'elle ne peut adquatement matriser, mme au terme d'un long processus. Je veux parler de nos sentiments, de nos humeurs, des modles de comportement qui survivent en nous, de nos tendances et inhibitions, agressivits et angoisses, mentalits et attitudes. On ne peut enfermer dans un concept tout ce qui est en l'homme avant la raison, ct d'elle, derrire elle, au-dessus ou au-dessous d'elle, et qui nous conditionne. Quand je parle d'veiller la foi en toutes ses dimensions, je veux dire entre autres que ces niveaux de l'me humaine doivent tre eux aussi concerns, transforms et dvelopps par la foi. Il faut les clairer eux aussi du dedans et les transfigurer. Leur panouissement fait partie de l'accueil de la foi.

    On n'obtient aucun rsultat, quand on chercher complter une foi rendue intellectuelle et verbale l'excs en y ajoutant aprs coup une jovialit suspecte et une spontanit artificielle. On ne dfrichera nouveau les terrains qu'un quasi-rationalisme avait transforms en dserts qu'en rveillant de l'intrieur les facults cratrices de la foi, et en redonnant par l de nouvelles impulsions l'imagination et la crativit. Je n'ai pas ici besoin de prouver que la grande tradition de la spiritualit de notre propre glise contient une telle quantit de trsors que nous ne sommes pas obligs d'aller chercher du secours dans d'autres civilisations, si utiles que puissent tre en ce domaine les impulsions qui en viennent. 2. Le courage d'annoncer toute la vrit

    Une religion ne peut pas subsister coup de demi-mesures. Si ce n'est pas le fondement ultime de ce qui est qui se trouve rvl et qui impose du coup ses exigences, il ne peut pas y avoir non plus de point d'appui ultime. Seule une conviction dcide peut attirer par le tmoignage et l'exemple. Il ne suffit pas de tout ravaler au niveau d'une interpella-tion facultative, ou de l'affubler de la dfroque de ce qui n'engage rien, alors que c'est la Vrit que l'on annonce.

    (19) Cf. H.-U. von Balthasar, Jsus : est-ce si clair ? , dans Revue catholique internationale Com-munio, III, 4 (juillet 1978), p. 2-6. Toujours actuel : P. Rousselot, Les yeux de la foi , RSR 1 (1919), p. 241-259 et 444-475.

    (20) K. Rahner a toujours rappel ce point. Cf. p. ex. Erfahrung des Geistes, Freiburg-en-Br., 1977 (2e d.), p. 24 s., 34 s. ; sur le thme, cf. A. Brunner, Der Schritt ber die Grenzen (Wesen und Sinn der Mystikl, Wiirz burg, 1972.

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  • Karl Lehmann Foi de l'glise et religiosit non-chrtienne

    Certes, la foi chrtienne a parfois pch, au cours de son histoire, par intolrance et par fanatisme. Mais on ragirait de manire fausse en voulant annoncer la vrit de la Rvlation du bout des lvres, d'une faon molle et tide. Si les glises chrtiennes ont perdu tant de jeunes, ce n'est pas seulement faute de leur avoir tenu un langage convenable, mais aussi pour ne pas leur avoir demand assez. Il n'est pas rare que les diverses manuvres d'adaptation qui devaient prouver que le christia-nisme pouvait s'intgrer la socit contemporaine aient eu l'effet contraire : elles ont retir sa substantifique molle la foi chrtienne elle-mme, affadi le sel, mouss tout ce qu'il y a de provocant et de non-conformiste dans la foi chrtienne, coup en rondelles inoffensives la dynamite de la Rvlation pour l'empaqueter mignonnement d'une faveur rose. Mais tout le prophtisme a de la sorte disparu du chris-tianisme.

    On n'aurait vrai dire pas eu besoin des sous-cultures, contre-syst-mes, alternatives, etc., si nous n'avions pas, dans tous les milieux et tous les niveaux de la vie de l'glise, particip ces soldes. Pendant des annes, nous avons dbattu sur les structures, men le petit jeu de la dmocratisation, bti de grandes bureaucraties, conclu des compromis avec les puissants, laiss tomber la discipline, cess de faire attention des rgles strictes dans les ordres religieux, refus tout ce qui est pnible. Nous nous sommes mousss, nous avons trop jou le jeu, et trop abandonn ce qu'il y a d'unique, de rvolutionnaire, de toujours nouveau dans la foi chrtienne.

    Appeler une attitude dcide ne peut tre confondu, comme beaucoup pourraient le penser, avec la restauration d'un pass rvolu. Le pass n'tait pas si rose. Le courage de confesser la foi dans sa totalit n'a rien voir avec la rigidit du dogmatisme et la divagation du fanatisme, ni non plus avec l'affirmation entte de soi-mme et les airs suprieurs de l'litisme. L'attitude dcide qu'il faut renouveler est la sur de l'humilit et de la vracit ou alors, elle commence par un faux pas.

    3. Fonder des communauts vivables et l'chelle humaine

    L'attirance exerce par les sous-cultures religieuses vient aussi de la disparition de beaucoup de formes sociales dans la socit et l'tat comme dans les structures de l'glise. Cette disparition n'est pas due seulement l'isolation et la perte du sens, la menace de l'avenir et la perte du sentiment de scurit dans les familles ; mais elle a