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Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie et d'histoire]. 1986. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

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Page 1: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie et d'histoire]. 1986.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

Page 2: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

ÉTVDES

janvier 1986

1+ Nicaragua, la révolution enlisée

f La doctrine du Front National

Galaxie B.D.

L'Eglise et les immigrés

Diplomate près le Saint-Siège

Page 3: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Le visage de la tendresse de Dieudécouvert dans les heurtset les joies de la vie,dans le bonheur de l'amouret l'épreuve de la mort.Le livre d'un hommefasciné par l'Evangile.

cana

Coll.

«L'évangile

lu par..»

dirigée

par Xavier

de

Chalendar

256 p.75 F

400 p.116 F

Pour chaque dimanche et

chaque fête des trois années

liturgiques, un doublecommentaire de l'Evangileet une introductionaux deux premières lectures.

DDB

Collection

Letempsd'une vie

274 p.84 F

Dans les bidonvilles de Nanterre,en Algérie, sur les routesdu monde, François Lefort,prêtre et médecin, a l'audacedes missions impossibles.Une aventure de courageet d'amitié racontée avechumour et passion.

DESCLÉEDEBROUWER

Page 4: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

MTVMMa

Viennent de paraître

e Série "L'héritage du Concile"

LE CHOC DES MÉDIAS

par: M. Boullet

TOME 364, N° 1 (3641) JANVIER 1986

porte-parole de l'Episcopat

• "Bibliothèque d'Histoire

du Christianisme"

LES PAUVRES ET LA PAUVRETÉ

I. Des origines au XVe siècle

par: P. Christophe

professeur de l'Institut

CatholiguedeLille Desclee

Len° 33 F

Page 5: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

ÉTVDES JANVIER 1986

Perspectives sur le monde

5 Nicaragua, complexité d'une révolution

PHILIPPE BURIN DESRoztERS, journaliste, politologue

Le régime sandiniste se durcit. Les pressions extérieures y sont pour beaucoup,

mais aussi la logique de son inspiration léniniste, à l'oeuvre dès les debuts.

15 Margaret Thatcher, un portrait politique

MICHAEL HEARN, Master of Arts, docteur en Sciences politiques,

chargé de cours à l'Université de Paris-Sorbonne

Longtemps dirigée par des gestionnaires, la Grande-Bretagne risquait d'oublier ce

qu'est un tempérament. Un bilan de six années de gouvernement conservateur.

Situations et positions

27 La doctrine du national-populisme en France

PIERRE-ANDRÉTAGUIEFF,philosopheet politiste,C.N.R.S., Paris

Synthèse de courants divers, voire contradictoires, la doctrine du Front se laisse

repérer dans le discours du leader et de ses amis. National-populisme, cette doc-

trime incohérente est trop souvent voilée par la polémique, et donc ignorée.

Art, formes et signes

47 Dans la galaxie B.D., « Yoko Tsuno »

MAURICETOCHONm.s., professeurde Lettres

La Bande dessinée est devenue un fait culturel, dont la richesse peut rivaliser avec le

roman ou le cinéma. A titre d'illustration, l'analyse d'une B.D. pour enfants qui

connaît un certam succès, Yoko Tsuno, par Leloup.

57 Le testament de Roger Martin du Gard

PIERRE-ROBERTLECLERCQ

Roman inachevé, Le Lieutenant-colonel de Maumort, qui pourrait être une auto-

biographie romancée, nous livre Martin du Gard avec une présence que le temps

n'attenue pas.

Page 6: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Choix de films 65

JEAN COLLET PIERRE GABASTON JEAN MAMBRINO

L'Année du dragon, de Michaël Cimino Tokyo-Ga, de Wim Wenders Cuore, de

Luigi Comencini -Intolérance, de D.W. Griffith.

Essai

Désarrois culturels 73

ABELJEANNIÈRES.j.

Ce que l'on appelle rencontre des cultures n'est souvent aujourd'hui qu'une conver-

gence de désarrois devant des traditions menacées par la modernité. Or, ce n'est

pas d'un repli sur le passé que peut surgir un sens, mais d'un dialogue dans la luci-

dité.

Questions religieuses

L'Eglise catholique devant l'immigration 87

ANDRÉ COSTES s.j., secrétaire de la Commission épiscopale des Migrations

A partir des années soixante-dix surtout, la voix de la hiérarchie catholique est

venue appuyer les chrétiens qui, sur le terrain de l'immigration, n'hésitaient pas à

affronter l'indifférence, voire la résistance, de leur propre communauté.

Synode 1985 103

JOSEPH THOMAS S.j.

Diplomate près le Saint-Siège 111

OLIVIER DE LA BROSSEo.p., attaché ecclésiastiquede l'Ambassade de France près le Saint-Siège

L'Etat du Vatican tiendrait à l'aise dans le Bois de Boulogne, mais cent quatorze

pays jugent bon d'accréditer des diplomates près le Saint-Siège. Si l'on sait que leur

doyen était naguère l'ambassadeur de. Cuba, on soupçonnera que la réalité peutêtre plus complexe que la fiction.

Revue des livres 125

Choix de disques 141

AU SOMMAIRE DU PROCHAIN NUMÉRO

La vietnamisation du Cambodge • L'Initiative de Défense stratégique

Nouveaux judaïsmes israéliens

Page 7: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Amis lecteurs,

Je fais appel à vous d'ordinaire lorsque des difficultés

financières apparaissent. Et votre réponse a toujoursété jusqu'ici au-delà des espérances. Si cette fois nous

vous demandons de nous faire part de noms et d'adres-

ses de personnes susceptibles de s'intéresser à Etudes

(vous avez trouvé une fiche jaune à remplir et à retour-

ner dans le numéro de décembre), c'est parce qu'il s'agit

plutôt d'accélérer et de fortifier un rétablissement heu-

reux.

En effet, à l'érosion qui depuis une dizaine d'années

affectait faiblement les abonnements payants, succède

pour la deuxième année consécutive une très nette aug-mentation de leur nombre. Sur deux ans, un accroisse-

ment de 10% net est un chiffre tout à fait encourageant

pour une revue exigeante comme la nôtre. Nos prix ont

dû être réajustés fortement, et cependant la fidélité des

lecteurs anciens et l'intérêt de nouveaux abonnés ont

permis de progresser.

Je voulais vous faire part de cette bonne santé de la

revue. Grâce à vous, nous pouvons, nous devons fairemieux encore. Les adresses que vous nous donnerez

nous permettront de faire connaître davantage une

publication qui vous est chère.

Merci d'avance, et excellente année 1986 à tous.

PAULVALADIER

rédacteur en chef

Page 8: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris janvier 1986 (364/1) 5

Perspectives sur le monde

Le Nicaragua

complexité d'une révolution

EVOQUER

la complexité de la révolution sandiniste n'est pas

faire l'économie d'une prise de position, ni rechercher par

prudence un compromis entre des interprétations différentes, mais

rendre compte d'une spécificité. On ne peut pas enfermer darfc un

schéma simpliste une révolution aux interactions mutiples, où les

niveaux de compréhension sont nombreux.

Le Nicaragua ressemble à la bille qui dans un jeu hésite entre

des pôles différents. Pôle occidental, c'est-à-dire respect du plura-

lisme politique, de l'économie de marché et d'une culture large-

ment influencée par la religion chrétienne. Pôle tiers-mondiste,

c'est-à-dire recherche, en solidarité avec les autres pays du

« sud », d'un véritable non-alignement, permettant l'accès à la

dignité de nation malgré l'hégémonie des grandes puissances. Pôle

socialiste, c'est-à-dire conception critique du système capitaliste et

de la « démocratie bourgeoise ».

Les forces qui poussent vers l'un ou l'autre de ces pôles sont,

elles aussi, diverses. L'idéologie adhésion aux principes de la

démocratie, du nationalisme ou du marxisme-léninisme. La stra-

tégie et la tactique méthode et rythme de mise en application de

tels principes, compte tenu des réalités. Enfin, le déterminisme,

dans la mesure où les sandinistes suivent des événements qu'ils ne

contrôlent pas. Loin d'interdire l'analyse, une telle complexité la

rend nécessaire. Et la situation tragique du Nicaragua ne justifie

en rien la dissimulation de la vérité.

Page 9: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

LE NICARAGUA

6

LA RÉFÉRENCE IDÉOLOGIQUE DES SANDINISTES

LE MARXISME-LÉNINISME

Evoquer le marxisme-léninisme comme la référence idéologiquedes sandinistes, n'est-ce pas réveiller les vieux épouvantails de

l'histoire latino-américaine selon lesquels, depuis la révolution

mexicaine jusqu'à la doctrine de la « sécurité nationale tout

mouvement « subversif » de l'ordre établi est inévitablement de

nature « communiste » ?

Arbenz au Guatemala n'était pas marxiste. Allende au Chili

n'était pas léniniste. Fidel Castro, en 1959, n'était probablement

pas marxiste. Mais les sandinistes, en juillet 1979, sont des

marxistes-léninistes. Certes, une telle identité n'a pas été procla-mée officiellement. Mais les indices sont nombreux, plus ou moins

explicites, depuis les textes fondateurs de Carlos Fonseca Amador

jusqu'à certains discours des commandants qui font entorse à la

prudence habituelle. Un discours prononcé par Humberto Ortegaen 1982 est particulièrement significatif. Prononcé par le ministre

de la Défense, identifié pour ce motif comme l'homme fort du

régime, frère du président de la République et appartenant comme

lui à la tendance insurrectionnelle du FSLN (Front sandiniste de

Libération nationale, que l'on s'est plu à définir comme social-

démocrate), ce discours a le mérite de réfuter la croyance solide

selon laquelle il existerait une diversité idéologique au sein du

Front. En réalité, le marxisme-léninisme est bien la référence idéo-

logique commune aux trois tendances représentées au sein de la

direction nationale du Front par les neuf « commandants de la

révolution ».

Peut-on minimiser l'importance de l'idéologie ? Le précédentcubain a montré que celle-ci n'avait pas moins de poids sous les

tropiques qu'en Europe de l'Est. Afin de laver les commandants

du soupçon idéologique, on avance qu'ils n'auraient jamais lu Le

Capital c'est sous-estimer leur curiosité intellectuelle, mais aussi

ignorer que le dogmatisme s'accommode mieux d'une vulgate qued'un recours direct au texte.

Mais l'idéologie sandiniste est avant tout, à la différence des

partis communistes orthodoxes, l'expression d'un mouvement de

libération nationale qui revendique sa filiation par rapport au san-

dinisme de Sandino. Au-delà-du marxisme (Sandino n'était pascommuniste), le trait commun est l'anti-impérialisme, c'est-à-dire

l'irrésistible aspiration à combattre l'hégémonie de l'impérialismeaméricain. Cuba, en satisfaisant ce sentiment viscéral, avait

Page 10: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

7

ouvert une brèche en Amérique latine. Mais si le recours au

marxisme-léninisme, conséquence du rapprochement avec le

camp socialiste, est apparu comme le meilleur moyen de garantir

la survie du régime en construisant un Etat fort et militarisé, la

facture était lourde sacrifice de la démocratie interne et dépen-

dance à l'égard du camp socialiste. Le Nicaragua répète l'expé-

rience cubaine, mais, victime d'une position géo-politique beau-

coup plus fragile, paye un prix beaucoup plus élevé.

En fait, le syncrétisme « jacobin-léniniste » se retourne contre le

nationalisme. Qualifiant les Etats-Unis d'« ennemi de l'huma-

nité », les sandinistes ne sauraient prétendre à un véritable non-

alignement. Ils partagent avec le camp socialiste la même concep-

tion de l'impérialisme indissociable du capitalisme et de la

« démocratie bourgeoise ». L'opposition récuse la prétention des

sandinistes d'incarner à eux seuls le principe national et dénonce la

dénaturation de ce dernier, par le recours à une idéologie « étran-

gère à la culture nationale » et par la confusion entre le parti et la

nation c'est là le sens de la critique faite par l'Eglise catholique et

les partis d'opposition au « service militaire patriotique » (SMP).

Le léninisme des sandinistes est avant tout une technique de

conquête et de conservation du pouvoir. En juillet 1979, les sandi-

nistes ont « occupé » et « partagé » le pouvoir après une insurrec-

tion générale qui bénéficiait d'un large soutien dans le pays (peu-

ple, bourgeoisie, Eglise catholique) aussi bien qu'à l'étranger.

Malgré le petit nombre des militants qu'ils comptaient au départ,

mais profitant de la faiblesse de la « bourgeoisie nationale », de la

détention des armes et de leur prestige initial dans la population,

ils ont, en 1980, transformé l'occupation en « conquête » du pou-

voir, notamment en modifiant la composition du Conseil d'Etat.

L'organisation du pouvoir repose sur le principe d'une avant-

garde identifiée à la révolution et au peuple, détentrice de la vérité

et du sens de l'histoire, une fois pour toutes, malgré des erreurs de

parcours. Cette structure verticale étend ses ramifications à tra-

vers les organisations de masse, courroies de transmission qui

investissent l'ensemble du tissu social syndicats UNAG

(Syndicat des petits et moyens agriculteurs), CST (Centrale sandiniste

des travailleurs), ATC (Association des travailleurs ruraux)

associations comme l'AMLAE (association féministe) communau-

tés chrétiennes de base et surtout les fameux « comités de défense

sandinistes » (CDS) qui, avec plus ou moins d'efficacité, quadril-

lent l'ensemble du pays, quartier par quartier. L'intégration au

sein de ces organisations a bénéficié de l'enthousiasme initial.

Aujourd'hui, elle se fonde surtout sur l'opportunisme et la crainte.

Exemple un petit paysan qui pour diverses raisons refuse de

Page 11: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

LE NICARAGUA

8

s'affilier à l'UNAG, ne pourra pas, ou difficilement, se procurercertains biens rares et aujourd'hui tout est rare au

Nicaragua et paiera plus cher ce qu'il pourra acquérir semen-

ces, engrais, crédit, etc.

L'idéologie viseà « conscientiser » les résistances qui demeurent

dans la société. A cet égard, la jeunesse, de qui dépend l'avenir de

la révolution, est la cible principale des sandinistes. Le systèmeéducatif ou le service militaire ne visent pas seulement à éduquerou défendre la patrie, mais à inculquer une idéologie.

Le marxisme-léninisme est une forme spécifique de légitimité

qui pose comme dépourvue de sens la question de l'alternance et

perçoit comme une plaie à guérir toute dissonance par rapport à

l'unité harmonieuse d'un pouvoir qui intègre en lui le corps social.

Dans ce contexte, l'espace démocratique n'est qu'un résidu. Les

élections du 4 novembre 1984 doivent être analysées dans cette

perspective. Les sandinistes ne croient pas au principe électoral

comme source de légitimité remarquablement attentifs à soignerleur image, ils recourent à l'élection pour satisfaire les attentes de

l'opinion internationale. Le déroulement de ces élections semble

avoir été effectivement démocratique des partis en compétition,le vote secret, des observateurs étrangers, bref, une organisationminutieuse avec assistance étrangère (suédoise). Et pourtant, quel-

que chose fait défaut. Les sandinistes ont organisé ces élections

parce qu'ils savaient qu'ils les gagneraient, compte tenu d'une

réserve de popularité héritée de l'insurrection, ainsi que d'une

mobilisation intense de la population, grâce notamment au zèle

des CDS et au contrôle de la télévision (les informations à la télévi-

sion ou à la radio sont un moyen privilégié de propagande dont

l'opposition est privée). Au lendemain des élections, la situation

est optimale pour le régime qui bénéficie d'une seconde source de

légitimité, d'une reconnaissance démocratique et de la marginali-sation de la principale force de l'opposition, la CDN (Coordina-tion démocratique nicaraguayenne elle regroupe plusieurs partiset syndicats, ainsi que l'organisation patronale COSEP). Qui plus

est, Arturo Cruz (candidat à la présidence de la République

jusqu'en octobre 1984, date à laquelle la CDN se désista définiti-

vement) devient une cible facile pour les sarcasmes des sandinis-

tes qui tournent en dérision ce « démocrate» en ralliant la FDN

(Force démocratique nicaraguayenne, principale force armée de la

Contre-révolution), il est devenu l'allié des somozistes. Mais la

question est posée s'est-il lui-même exclu du jeu politique ou bien

les sandinistes eurent-ils l'habileté de l'y contraindre ?

Page 12: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

9

Enfin, une forte présence chrétienne est à coup sûr une origina-

lité de la révolution sandiniste qui se complaît à recourir à un

vocabulaire mystique, aux mots « pardon », « amour », « géné-.

rosité ». Quelle que soit la référence idéologique de ces chrétiens,

depuis un marxisme ouvert, lucide et modéré, jusqu'à un certain

fanatisme messianique, il semble que leur préoccupation soit sur-

tout de justifier la révolution, afin de mieux la défendre. Ce qui est

certain, c'est que leur présence ne modifie en rien l'optique idéolo-

gique du FSLN.

UNE RÉVOLUTION PRAGMATIQUE

Un bon marxiste-léniniste n'est-il pas nécessairement pragmati-

que ? Le meilleur signe de l'authenticité léniniste des sandinistes

serait donc leur pragmatisme. Celui-ci peut être mesuré au sort

réservé aux trois principes qui font figure de charte officielle du

sandinisme pluralisme politique, économie mixte et non-

alignement.

Une telle évaluation est difficile. Première difficulté la défini-

tion. Où commence et où s'achève le pluralisme politique ou l'éco-

nomie mixte ? A quelle conception du non-alignement est-il fait

référence ? Les sandinistes jouent d'une telle ambiguïté lorsqu'ils

vendent à l'étranger l'image de leur révolution. Seconde difficulté

la révolution est un processus dont les fluctuations sont imprévisi-

bles. Il y a une sorte de va-et-vient on fait, défait, refait. Troi-

sième difficulté le régime n'est pas un état de droit au sens strict.

Ce qui est appliqué est parfois en deçà ou au-delà de ce que prévoit

la loi.

Les décrets pris en octobre 1985, suspendant un certain nombre

de libertés publiques, illustrent assez bien ce flou. La presse inter-

nationale a crié au basculement du régime. Il ne s'agissait pourtant

que d'un retour à la situation d'état d'urgence établie en mars

1982. Avec un peu de recul, la presse s'étonne aujourd'hui que la

vie quotidienne ne se soit pas modifiée depuis les dernières mesu-

res. En fait, la continuité l'emporte. L'état d'urgence n'a pas insti-

tué un état terroriste et l'arbitraire n'avait pas attendu mars 1982

pour exister. Après l'ouverture relative liée à la campagne électo-

rale, la parenthèse s'est refermée d'elle-même au lendemain des

élections.

Pluralisme, certes un éventail de partis politiques disposant de

locaux et de cadres qui se distinguent par le degré d'intensité de

leurs liens avec le FSLN des syndicats et des associations un

quotidien d'opposition, La Prensa, et plusieurs radios privées

une rumeur politique qui s'exprime avec une assez large liberté.

Mais on peut aussitôt préciser que l'opposition est condamnée à la

Page 13: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

LE NICARAGUA

10

marginalisation. Le FSLN détient les rênes d'un jeu politique qu'ilmanœuvre à sa façon, recourant à la menace depuis la suspen-sion des passeports jusqu'à l'arrestation pour quelques heures,

quelques jours, quelques mois, en passant par la censure, quoti-dienne pour La Prensa les radios sont interdites d'informations.

Les moyens de l'opposition sont en définitive dérisoires, comptetenu du domaine réservé des sandinistes contenu des program-mes scolaires, contrôle des organisations de masse et principale-ment des organisations de quartier (CDS), contrôle de la télévision

et monopole des informations audio-visuelles.

Liberté ou persécution religieuse ? Les mots nourrissent une

polémique aussi vive que l'imprécision qui les entoure. Où com-

mence, où s'achève la « liberté », la « persécution Nreligieuse ? Il

est clair que la liberté de culte est totale, plus importante que dans

la France de 1905, puisque les processions religieuses sont autori-

sées. Pour les autorités ecclésiastiques, toutes les occasions sont

bonnes pour occuper la rue (fêtes de la Purissima, de Santo

Domingo, de San Sebastian, etc.). Au total, la pratique religieuse,non sans arrière-pensée politique, est aujourd'hui plus importante

qu'elle ne l'était avant 1979. Il est vrai que les chrétiens peuventêtre membres du FSLN. Vrai aussi que la majorité des écoles sont

privées, que l'instruction religieuse est autorisée dans les écoles

publiques. Mais ici s'achève la liberté et là commence la persécu-tion. Il n'y a pas laïcité de l'enseignement, car l'école comme le ser-

vice militaire sont lieux de formation idéologique. Et les sandinis-

tes ne tolèrent pas que l'Eglise prenne position sur les problèmesde société. Lorsque c'est le cas, la persécution devient aussi carica-

turale que dans les démocraties populaires tout moyen est bon

pour tourner en dérision les autorités religieuses.Economie mixte, certes. Le secteur privé demeure important

dans l'industrie, le commerce et l'agriculture. La réforme agrairene fut-elle pas très prudente ? Pas d'expropriation au-dessous de

350 manzanas sur la côte Pacifique (700 manzanas sur la côte

Atlantique 1 manzana fait environ 0,7 ha). Mais il est vrai

aussi que des pressions s'exercent sur le petit paysan, afin qu'il

s'organise en coopérative où le caractère privé de la propriété n'est

que très formellement préservé. Le secteur privé porte en lui le

péché originel de la propriété. L'étatisation du commerce intérieur

est une manière de contrôler les bénéfices. On ne peut en fait par-ler d'économie de marché. Cette situation que l'on pourrait résu-

mer en une formule propriété, oui accumulation, non est

en fait la résultante d'objectifs contradictoires nécessité politique

Page 14: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

11

d'éviter la rupture avec la petite bourgeoisie et, simultanément, de

contrôler la population nécessité économique de maximiser les

résultats et d'organiser l'économie de guerre nécessité d'arbitrer

entre le dogme et l'urgence.

Non-alignement, certes. Le Nicaragua s'est attaché à diversifier

ses soutiens internationaux, afin d'échapper à la polarisation Est-

Ouest. Les soutiens européens et latino-américains sont de pre-

mière importance pour le Nicaragua. On peut considérer comme

historique l'attitude de l'OEA (Organisation des Etats américains)

refusant en 1979 de se prêter au projet nord-américain d'une inter-

vention inter-américaine contre le Nicaragua. Le groupe de

Contadora apporte la preuve de la détermination latino-

américaine à ne pas laisser aux « grands » la solution de la crise

centre-américaine. Il est pourtant difficile de négliger l'enjeu mon-

dial du conflit. Lorsque le Nicaragua jette l'anathème sur la

« démocratie bourgeoise » costa-ricienne ou soutient la guérilla

salvadorienne, on ne peut ignorer qu'il existe un enjeu idéologique

qui concerne l'ensemble de l'Amérique latine. La lecture du quoti-

dien officiel Barricada montre à l'évidence que l'analyse sandiniste

des relations internationales ne renvoie pas les deux grandes puis-

sances dos à dos. Avec une certaine prédilection (paradoxale)

pour les thèmes du pacifisme et du désarmement, les sandinistes

dénoncent les Etats-Unis comme la véritable menace pour l'huma-

nité, blanchissant ainsi une Union Soviétique « sur la défensive ».

ée pragmatisme, fondamentalement tactique, s'explique par la

vulnérabilité d'un pays qui, à la différence de Cuba, n'est pas une

île. Cette vulnérabilité est d'abord extérieure. Face aux pressions

américaines, les sandinistes savent qu'ils ne peuvent pas compter

sur un appui inconditionnel de l'Union Soviétique. Celle-ci refu-

sera très vraisemblablement de risquer une confrontation directe

sur un enjeu secondaire pour elle, vital pour les Etats-Unis. Elle

s'en servira tout au plus comme d'une monnaie d'échange au cours

d'une négociation internationale. L'Union Soviétique, de plus,

juge déjà suffisamment lourde son aide économique à Cuba, éva-

luée à 5 milliards de dollars par an.

Mais les sandinistes sont vulnérables également dans leur pro-

pre pays. Si partis politiques et syndicats, qui historiquement

n'ont jamais pu se développer, sont faibles, ils s'abritent derrière

une Eglise catholique forte d'un soutien populaire considérable et

de la personnalité charismatique de Mgr Obando (cardinal depuis

peu). Les partis, depuis l'extrême gauche (Parti communiste)

jusqu'à la droite conservatrice (aile droite de la CDN), se sentent

étrangement solidaires face à l'hégémonie sandiniste. La somme

des syndicats, partis, associations, Eglises, est un poids que les

Page 15: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

LE NICARAGUA

12

sandinistes ne peuvent ignorer. Enfin, le régime est confronté à unmécontentement général et profond le peuple supporte beau-

coup, mais il ne supporte pas n'importe quoi.Les multiples interactions entre l'interne et l'externe expliquent

en bonne partie la persistance du jeu politique. L'oppositioninterne s'appuie sur une opposition internationale prête à sonnerl'alarme aux premiers signes de dérapage politique. La préserva-tion d'un espace politique interne est aussi le seul moyen d'éviter lebasculement d'une situation de guerre civile larvée vers une guerrecivileouverte et généralisée qui servirait d'exutoire au mécontente-

ment.

La dynamique d'un tel pragmatisme est incertaine. S'il estconforme à la tactique léniniste « un pas en arrière, deux pasen avant » cela signifie que, le temps jouant pour les sandinis-

tes, l'espace politique devrait se rétrécir peu à peu comme une

peau de chagrin. S'il reflète la victoire d'un camp sur l'autre, des« réalistes » sur les « radicaux », d'une option définitive en faveur

du compromis sur la politique du pire qui consisterait à mettre lefeu aux poudres en Amérique centrale, alors un certain espacepolitique pourrait être préservé.

SCÉNARIO À LA CUBAINE?

Mais le Nicaragua n'est-il pas pris à la gorge, menacé d'étran-

glement ? Ne voit-on pas se répéter le même glissement qu'à Cuba

voici vingt ans pour garantir sa survie, un régime révolutionnaire

aux aspirations essentiellement nationales est amené à s'alignersur le camp socialiste, à se proclamer marxiste-léniniste, à insti-tuer un parti unique et à contrôler étroitement la société ? Jusqu'àquel point les pressions qui s'exercent sur la révolution sandinistedéterminent-elles sa radicalisation ?

Il est vrai que l'acharnement que l'on déploie parfois à dépistertoute infraction aux droits de l'homme aujourd'hui contraste avec

un long silence sur la démence d'un Somoza qui se plaisait à expo-ser ses prisonniers dans son jardin, enfermés dans des cages à fau-

ves. Or, quel pays en guerre n'est pas çontraint d'instaurer l'état

d'urgence, la censure, de limiter les libertés ?

Il est clair que les pressions extérieures ont conduit à un rappro-chement avec le camp socialiste, sensible depuis 1982 et croissant

depuis lors. Les procès d'intention sur ce point relèvent de la mau-

vaise foi. L'histoire (l'exemple du Guatemala d'Arbenz notam-

ment) ne justifie-t-elle pas la méfiance d'un régime révolutionnaire

Page 16: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

13

à l'égard d'une politique américaine totalement indifférente aux

aspirations à la souveraineté des pays centre-américains ? Mais s'il

est vrai qu'un tel régime doit se défendre, où trouvera-t-il ses

armes, sinon auprès du camp socialiste ? Les sanctions économi-

ques et l'effort militaire (s'ajoutant à une désastreuse gestion) ont

conduit l'économie à un état de délabrement que l'on pourrait

qualifier de faillite. Un exemple c'est parce que le Nicaragua

était insolvable que le Venezuela puis le Mexique, alliés bien

intentionnés, ont stoppé leur approvisionnement en pétrole

l'Union Soviétique s'est aussitôt montrée disposée à assurer la

relève. Cette aide, d'une générosité très limitée, est devenue vitale

pour le Nicaragua. C'est le minimum de la survie.

L'impact des pressions sur le plan intérieur est non moins consi-

dérable. La mobilisation, impopulaire, s'impose, aussi bien sur le

plan militaire que sur celui de la production (récoltes du café, du

coton, etc.). L'arbitraire s'accroît en situation de pénurie, les

« bons citoyens accèdent plus facilement aux biens. Face à une

impressionnante montée du mécontentement les sandinistes

ont perdu le peuple, dit-on depuis 1983/84 on voit mal quelle

alternative existerait au renforcement des structures de mobilisa-

tion, de propagande, de répression.

Pourtant, deux différences majeures distinguent le Nicaragua de

Cuba. Première différence à Cuba, le projet castriste initial, s'il

existait, n'était pas communiste. Au Nicaragua, malgré la pru-

dence du discours, ce projet est « communiste ». On peut affirmer

qu'il y a antériorité de la radicalisation par rapport aux pressions

extérieures. L'année 1980 sur ce point est décisive. C'est alors que

l'on assiste, comme on l'a vu, à la modification de la composition

du Conseil d'Etat. La censure (décrets 411 et 412) précède la

guerre. C'est aussi l'année des pneus crevés, des cailloux lancés

contre les fenêtres des « bourgeois », de la prise par force de cer-

tains syndicats concurrents. On peut donc en conclure que la

guerre n'explique pas tout. Une question se pose même que se

serait-il passé en l'absence de cette guerre ou en l'absence de pres-

sions extérieures ? Seconde différence à Cuba, en trois ans, le

basculement était un fait, la situation s'était clarifiée. Au Nicara-

gua, après six ans, l'incertitude prévaut. On ne sait rien ou très

peu de chose sur les conflits qui inévitablement éclatent dans ce

« saint des saints » de la direction nationale du FSLN. Il est néan-

moins probable que la lente asphyxie du pays, avec les conséquen-

ces que l'on a vues, renforce la position de la ligne dure, faisant

reculer les chances du compromis. L'encadrement des masses

trouve une justification.

Page 17: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

LE NICARAGUA

14

Il n'est pas question d'ignorer ce drame historique du Nicara-

gua il est situé sur un bras de terre où l'on a pu imaginer de creu-

ser un canal qui relierait les deux océans, suscitant ainsi la convoi-

tise américaine. Mais la responsabilité des sandinistes se mesure

au problème suivant autre chose était-il possible au Nicaragua

qui permette d'éviter un tel gaspillage d'énergie, de générosité ?

L'exemple du Costa Rica, voisin du Nicaragua, où tant de sandi-

nistes ont trouvé refuge avant l'insurrection, et qui a appuyé la

chute du dictateur, démontre que la démocratie pluraliste est pos-sible en Amérique centrale. Les sandinistes ne peuvent dire que la

démocratie ne peut naître de la dictature l'exemple du Vene-

zuela, qui dans les années cinquante passa subitement de plusieursdécennies de dictature caudilliste à la démocratie, prouve le

contraire. Les sandinistes, en réalité, ont refusé la démocratie plu-

raliste, la qualifiant peu aimablement de « somozisme sans

Somoza ». Sans doute est-ce leur droit, puisqu'il est vrai que le

Nicaragua est souverain. Mais ils doivent assumer la responsabi-lité de ce choix au nom duquel ils ont brisé l'unanimité nationale

qui entourait l'insurrection. Ils se sont refusés, au départ, à établir

les bases d'un consensus qui sans doute aurait alors été possible.Ils ont créé le germe d'une guerre civile latente qui permet un

retour en force de l'épouvantail impérialiste. Ils se sont proclaméseux-mêmes comme la seule solution possible pour le Nicaragua.Ce faisant, ils ont renouvelé la désillusion de ceux qui espèrent

qu'un jour la liberté sera autre chose qu'une espérance au Nicara-

gua.

PHILIPPE BURIN DES ROZIERS

Page 18: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris janvier 1986 (364/1) 1 S

Margaret Thatcher

Un portrait politique

A

POUVOIR en Grande-Bretagne depuis 1979, Margaret

1.JacquesLeruez, La Thatcher a été réélue en 1983 (1). On ne connaît

électionsdejuin1983»,Etu- souvent du Premier Ministre britannique qu'une imagedes,janvier1984,p.5-18. médiatique superficielle. Qui est-elle et quelles sont les idées

qui l'inspirent ? Comment a-t-elle été préparée au pouvoir ?En 1979, Margaret Thatcher n'a, en matière de politique

étrangère, par exemple, aucune expérience. Quant à son

intérêt pour l'environnement global, il est difficile initiale-

ment d'en discerner les contours, même si, paradoxalement,elle se voit attribuer le sobriquet de « dame de fer », suite à

un discours de politique étrangère prononcé à Kensingtonen janvier 1976, discours où sont exprimées sa méfiance vis-

à-vis de la détente et une attaque explicite contre l'Union

Soviétique. Au fil de l'exercice du pouvoir l'intérêt se pro-

nonce, l'expérience s'affine et la définition du rôle de la

Grande-Bretagne au niveau planétaire se précise.

DE GRANTHAM A DOWNING STREET

Par sa personne, par son discours, par son action, le Pre-

mier Ministre caractérise un retour aux vertus victoriennes2.Voirparexemplel'arti- de l'austérité, de la détermination et du travail (2). Souvent

Angleterre», LeMonde,5 accusée de représenter les classes privilégiées, elle est fille

jum1979. d'épicier et ne s'en cache pas. Son enfance est heureuse mais

Page 19: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

MARGARET THATCHER

16

simple, passée dans une maison sans eau chaude, aux

meubles achetés d'occasion. Comme Edward Heath et à la

différence de Eden ou MacMillan, elle n'a donc pas pu pro-fiter du milieu très favorisé d'où sortent d'ordinaire les diri-

geants du parti conservateur. De surcroît, rien dans son édu-

cation ne la porte à développer une relation quelconque avec

le monde ni ses études secondaires à l'école des filles de

Grantham qui est plutôt locale, ni celles de chimie qu'elle

poursuit pourtant à Somerville College, Oxford. Elle fré-

quente Lincoln's Inn et devient juriste dans un univers fermé

au monde extérieur.

En côtoyant un milieu différent du sien, elle apprend à

cultiver sa personnalité et se fait très tôt remarquer par la

clarté de ses idéeset la force de sesconvictions. Soncompor-tement est entier, brutal, et ne semble pas laisser de place au

compromis, caractéristique qui pourrait paraître peu britan-

nique. En vérité, Margaret Thatcher incarne un aspectoublié de la Grande-Bretagne la tolérance ne prédominedans ce pays que parce que la violence des idées et des

comportements est canalisée ou contenue, réglementée parle système social et la nature du régime politique. L'Etat et la

nation britannique oscillent, écartelés, entre l'affrontement

et la conciliation.

L'ENVIRONNEMENT NATIONAL

LA RUPTURE AVEC L'ÉTAT-PROVIDENCE

Avant toute considération de politique étrangère, le dis-

cours de Margaret Thatcher est d'abord axé sur l'environne-

ment économique. Elle a vingt-trois ans quand on la choisit

pour représenter le parti conservateur aux élections nationa-

les, dans une circonscription ouvrière du nord du Kent.

C'est la récompense d'un dévouement assidu manifesté dès

l'Université, où elle devient membre de l'association conser-

vatrice. Le thème central de sa campagne reprend l'un des slo-

gans chers aux conservateurs modérés, héritiers de Disraeli

l'unité de la nation, fondée sur l'égalité et les réformes socia-

les. Les élections sont perdues, mais ce premier contact avec

l'électorat est décisif. Ce n'est que plus tard, mais bien avant

de remplacer Edward Heath à la direction du parti, qu'elle

rompt avec ce courant modéré qui domine alors les conser-

vateurs.

Page 20: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

17

La philosophie actuelle du Premier Ministre est celle de la

libre entreprise, la liberté économique étant étroitement liée

à la liberté politique. La conséquence en est l'attaque viru-

lente contre l'emprise de l'Etat sur la vie politique ou privée.

Doctrinaire, c'est un discours emprunté on pourrait lui

attribuer les mots que le Premier Ministre William Pitt

adresse à Adam Smith « Monsieur, nous sommes tous vos

élèves » (3). D'Adam Smith, Margaret Thatcher ne peut que

faire l'éloge, et c'est à Chicago, à l'université Roosevelt, en

septembre 1975, qu'elle encense celui qui a « libéré toute

l'énergie innée de l'initiative et de l'entreprise privée pour

permettre la création de richesses à une échelle jusque-là

jamais envisagée » (4).

Coïncidence cette profession de foi est prononcée dans

la ville même où enseigne un des disciples directs d'Adam

Smith, Milton Friedman, dont on peut prétendre qu'il ins-

pire fortement Margaret Thatcher « en réimportant en

Grande-Bretagne, dans une forme adaptée aux problèmes

du moment, des idées qui initialement ont été importées de

Grande-Bretagne » (5). L'emprunt à Friedman s'accompa-

gne d'une référence aux théories de l'économiste libéral Frie-

drich von Hayek, pour lequel la liberté du marché est fonda-

mentale. En insistant sur les vertus du profit et du capita-

lisme, en s'attaquant à l'Etat-providence de l'après-guerre,

Margaret Thatcher rejoint alors la « New Right » améri-

caine et les « nouveaux économistes » (plus que la « nou-

velle droite ») en France.

Les moyens de sa politique sont radicaux diminution des

dépenses du secteur public profond courant de dénationa-

lisations restructuration des industries, avec pour but

essentiel l'augmentation de la productivité création de

nouvelles zones industrielles agrémentées de conditions pri-

vilégiées afin d'ancrer l'industrie britannique dans le monde

moderne. Une modification du droit syndical a été entre-

prise. Les lois sur l'emploi du 1er août 1980 et du 28 octobre

1982 restreignent le « closed shop », monopole syndical sur

l'entreprise elles réglementent les piquets de grève et impo-

sent le vote à bulletin secret pour les élections des centrales

syndicales, ainsi que pour toute décision intervenant dans

un conflit social. Un code de pratique des relations indus-

trielles, publié par le gouvernement le 8 décembre 1982,

renforce ces dispositions. Il faut aussi rappeler l'insistance

de Mrs Thatcher sur la modération des comportements au

niveau individuel ou collectif, afin que les Britanniques

n'augmentent pas, par leur action, le chômage. La formule,

3. Cité in C.E. Carrington,

The British Overseas, exploits

of a Nation of shopkeepers,

Cambndge Umversity Press,

1950, p. 230.

4. M. Thatcher, citée dans

le Financial Ttmes, 29 sep-tembre 1975.

5. M. et R. Friedman, Free

to choose, Penguin, 1980,

p. 13.

Page 21: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

MARGARET THATCHER

18

utilisée fréquemment par Margaret Thatcher, est, dans la

langue anglaise, très imagée le Premier Ministre parle de

ceux qui « price themselves out of jobs Nou « strike them-

selves out of jobs » (6). Margaret Thatcher relie ces thèmes

à celui de la compétition internationale. Plus qu'aucun autre

premier ministre de l'époque récente, elle insiste de façon

répétitive sur la nécessité de rivaliser efficacement avec les

principaux concurrents de la Grande-Bretagne.Les résultats de cette politique sont mitigés. Le nombre

des chômeurs dépasse les trois millions par contre, l'infla-

tion est réduite à six pour cent, la balance des paiements est

en équilibre, la productivité s'améliore dans l'industrie.

Après des mesures draconiennes, plusieurs domaines mar-

qués par l'échec, tels l'acier et l'automobile, deviennent com-

pétitifs. Le prix social est souvent lourd. Les émeutes des

banlieues de Liverpool, Londres et Birmingham sont autant

économiques que raciales. Le conflit des mineurs, eux-

mêmes divisés face à la fermeture des puits (division allant

jusqu'à la scission avec le départ des mineurs du Notting-

hamshire), illustre la face négative d'une politique fondée

sur la rigueur et le long terme. Pourtant, l'intention de Mar-

garet Thatcher est de faire passer dans la nation un messagerévolutionnaire qui touche aux fondements mêmes de la

société britannique de l'après-guerre et au climat psychologi-

que qui l'accompagne. Et si on devait retenir une phrase du

discours proposé par le Premier Ministre, ce pourrait être

celle-ci « Ce qui m'a irritée dans la direction prise par la vie

politique durant ces trente dernières années est le penchant

pour une société collectiviste. Les gens ont oublié la société

individuelle. Et ils disent Ai-je une quelconque impor-tance ?" La réponse est oui. Donc, l'important ne se trouve

pas dans les dispositions économiques, l'important se trouve

dans le changement d'attitude. Si vous changez l'attitude,vous trouvez vraiment le cœur et l'âme de la nation. L'éco-

nomie est la méthode l'objet est le changement du cœur et

de l'âme (7).

L'ENVIRONNEMENT RÉGIONAL

EUROPE ET STABILITÉ DÉMOCRATIQUE

Le Premier Ministre n'a pas la conviction européenne de

son prédécesseur conservateur Edward Heath, ni même

celle, tardive, de Harold MacMillan. Mais on ne sent pas

6. « Ceux qui sont au chô-

mage pour prétentions sala-

nalesexcesstves ou pour exces

de grève

4

7. M. Thatcher, Sunday

Times, 3 mai 1981.

Page 22: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

19

8. Voir par exemple son

entretien à la revue Ttme, 14

mai 1979.

9. Cf. sondage Euro-

barometer, décembre 1979.

chez elle le même dédain vis-à-vis de la C.E.E. que pou-

vaient éprouver Harold Wilson ou James Callaghan.

Margaret Thatcher a regretté que le soutien de son pays à la

Communauté économique européenne ait été jusqu'en mai

1979 « très timide u (8). Néanmoins, dès le jour de sa vic-

toire aux élections, la position du gouvernement britan-

nique ne semble pas prendre une direction fondamentale-

ment divergente de ce qui paraît être désormais une réti-

cence permanente et une contestation continue, commencée

par la « renégociation » des termes de l'adhésion et poursui-

vie par la remise en question de la contribution budgétaire à

la Communauté. Cette revendication marque les rencontres

des chefs d'Etat et de gouvernement européens, de Dublin,

en novembre 1979, à Fontainebleau, en juin 1984, où est

signé un accord fondé sur une compensation forfaitaire d'un

milliard d'E.C.U. valable pour un an. Par un processus de

vases communicants (le montant que la Grande-Bretagne

verse à la Communauté économique européenne s'équili-

brant avec la taxe à la valeur ajoutée que ce pays reçoit), la

compensation atteindra soixante-six pour cent le Premier

Ministre y voit « un bon accord pour la Grande-Bretagne ».

Le vote de l'Assemblée européenne remet initialement en

cause cet accord la majorité des députés sont d'avis que la

Grande-Bretagne doit au préalable accepter une augmenta-

tion du budget de la Communauté, augmentation inaccep-

table pour le gouvernement britannique. En vérité,

Margaret Thatcher applique au niveau communautaire les

principes qu'elle soutient au niveau national, à savoir une

rationalisation draconienne de toute dépense budgétaire.

Son attitude alimente le propos selon lequel son pays est

l'enfant terrible de la C.E.E. Il est vrai que tout concourt à

cette image négative attitude en apparence réservée et

volontairement réformiste des gouvernements qui se suc-

cèdent, opinion publique qui se déclare opposée à l'apparte-

nance à la Communauté, au moment même où Margaret

Thatcher décide de négocier le budget (9). Rien, depuis, ne

permet de cerner une évolution contraire. Le Premier Minis-

tre a toujours tenté de combattre cette image. Déjà elle avait

répondu aux propos de Valéry Giscard d'Estaing qui avait

déclaré, aux Dernières Nouvelles d'Alsace, que l'entrée de la

Grande-Bretagne avait été une erreur. La réponse de

Margaret Thatcher à ce qui n'était, semble-t-il, que des pro-

pos électoraux, illustre l'irritation vis-à-vis d'un tel senti-

ment « Les gens dans d'autres pays membres de la Com-

Page 23: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

MARGARET THATCHER

20

munauté n'ont pas plus le droit de s'interroger sur nos enga-

gements que nous ne devons nous interroger sur les leurs.

Les mêmes règles et principes s'appliquent à eux comme à

nous. Notre engagement est aussi ferme que le leur.

Nous ne sommes pas moins déterminés qu'ils ne le sont à

faire en sorte que, dans les négociations, nos intérêts soient

défendus » (10). Thèse maintes fois soutenue.

L'administration de Margaret Thatcher fera de l'Europel'axe essentiel sur lequel se fonde la politique étrangère de la

Grande-Bretagne. La diplomatie britannique envisage même

d'étendre les attributions de la C.E.E. et d'y ajouter une partmilitaire. C'est le propos que le Secrétaire au Foreign Officetient à l'« Association diplomatique de Londres » le 6 mars

1984. Sir Geoffrey Howe déclare « Dans la mesure où il

n'y a pas d'entrave aux liens transatlantiques sur lesquelsnotre sécurité repose en dernier ressort, toute initiative qui

peut promouvoir efficacement une plus grande colla-boration sur des problèmes de sécurité parmi les nations

européennes recevra certainement notre soutien » (11);

propos confirmés à Paris le 21 mai 1985, quand le Secrétaire

au Foreign Office exprime l'intérêt de son pays pour le pro-

jet Eurêka, sans rejeter pour autant l'éventualité d'une coo-

pération avec les Etats-Unis et l'Initiative de Défense straté-

gique qu'ils proposent. Cependant, dépassant toute contin-

gence fonctionnelle, la vision européenne du Premier

Ministre britannique se résume par ces mots, prononcés aux

Communes « Un des buts de la C.E.E. n'est pas seulement

économique, mais d'être une région de stabilité démocra-

tique en Europe (12).

Sur le plan global, le premier dossier de politique étran-

gère que Margaret Thatcher doit régler est africain. Para-

doxalement, sur le devant de la scène se trouve Lord Car-

rington, secrétaire au Foreign Office, qui sait transformer

une situation conflictuelle en succès de la diplomatie britan-

nique. A l'époque, il est vrai, Margaret Thatcher arrive au

pouvoir sans expérience et sans opinion personnelle sur la

Rhodésie, même si, avant d'être élue, il est certain qu'elle

croit à un compromis possible entre la majorité noire dirigée

par l'évêque Muzorewa et la minorité blanche de Ian Smith.

L'ENVIRONNEMENT GLOBAL

LA DÉFENSE DU MONDE LIBRE

10. Les propos du prési-dent Giscard d'Estaing et ceux

du Premier Ministre britanni-

que sont cités dans Le Monde,

10 avril 1981.

11. G. Howe, cité dans le

Times, 7 mars 1984.

12. M. Thatcher, débat à

la Chambre des communes du

23 juin 1983, cité dans le

Times, 24 juin 1983.

Page 24: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

21

13. Margaret Thatcher,entretien au Times, 5 mai

1980. Sur le règlement de la

question rhodésienne, on

pourra lire le Livre Blanc,

H.M.S.O., Cmnd, 7758.

14. Voir compte rendu dans

l'Observer, 13 février 1983.

15. M. Thatcher, citée dans

le Times, 30 septembre 1983.

16. Margaret Thatcher,

citée dans le Times, 12 mai

1983.

Il faut attendre la vingt-deuxième conférence des chefs de

gouvernement du Commonwealth, qui se tient à Lusaka en

août 1979, pour que Margaret Thatcher, démontrant une

réceptivité à l'environnement international qu'on ne lui

connaissait pas jusque-là, précise sa position en affirmant, le

1er août, son attachement au principe de la majorité noire et

au retour à l'indépendance de la Rhodésie, dans la légalité,

sur une base acceptable pour le Commonwealth et la

communauté internationale. Le Premier Ministre analyse

l'indépendance consacrée formellement, en avril 1980, en

ces termes « A un moment où l'influence communiste

s'étend en Afrique, la Grande-Bretagne a pris ses responsa-

bilités et déclare "Nous allons remplacer l'état de guerre

par des élections libres, nous l'avons fait avec le soutien de

l'Europe et du monde libre et d'une grande partie de l'Afri-

que" » (13).

La « défense du monde libre » restera le principal axiome

qui gouvernera la politique étrangère de la Grande-Bretagne

dans ses relations avec l'Est, avec les Etats-Unis, l'Alliance

atlantique et pendant la guerre des Falklands. Le discours à

l'égard de l'Union Soviétique et de l'Europe de l'Est a tou-

jours été sévère. Ainsi, le 12 février 1983, Margaret

Thatcher, s'adressant à la Conférence des Jeunes Conserva-

teurs à Bournemouth, compare la menace soviétique à celle

de l'Allemagne hitlérienne des années trente (14), accuse

Moscou de présider à « une version moderne des premières

tyrannies de l'Histoire ». A l'ambassade de Grande-Bretagne

à Washington, le 29 septembre 1984, le Premier Ministre

insiste sur les valeurs qui unissent les démocraties occiden-

tales, en disant des dirigeants du Kremlin « Ils ne par-

tagent pas nos aspirations, ils ne sont pas forcés de suivre les

canons de notre morale, ils se sont toujours considérés

exempts des règles qui lient les autres Etats » (15). Et à la

B.B.C., le 11 mai 1983 « Le Pacte de Varsovie constitue la

plus grande menace pour la paix de l'Occident (16).

L'invasion de l'Afghanistan par les troupes soviétiques et

l'installation du nouveau régime présidé par B. Karmal, fin

décembre 1979, avaient donné l'occasion à la diplomatie

britannique de prendre des initiatives s'accordant avec ce

discours protestations et mesures de rétorsion, proposition

d'un plan de neutralisation approuvé par les Neuf, refusé

par A. Gromyko. Le débat majeur des relations Est-Ouest

est toutefois axé essentiellement sur l'équilibre de l'arme-

ment nucléaire, avec l'implantation des missiles de croisière

Page 25: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

MARGARET THATCHER

22

et Pershing II en Europe. Margaret Thatcher voit dans l'ins-tallation de ces derniers une condition première de la sécu-rité de son pays. Sans accord des Soviétiques sur l'optionzéro, le Premier Ministre n'envisage pas la possibilité de ne

pas accepter ces missilessur le territoire britannique. Devantaffronter sur ce sujet une opposition interne croissante,Margaret Thatcher essaie constamment de défendre cette

décision. Elle déclare « La Paix ne vient pas simplement enscandant le mot comme une incantation mystique. Elle vientavec la vigilance permanente que les alliés occidentaux ontmanifestée depuis près de deux générations. La paix est unetâche difficile et nous ne devons pas laisser les gensl'oublier. » (17). D'autre part, adoptant une position sem-blable à celle de la France, la Grande-Bretagne refuse la pro-position soviétique d'inclure la force de dissuasion britan-

nique dans les négociations de Genève sur les forces nuclé-aires à moyenne portée (qui ne concernent que l'Union

Soviétique et les Etats-Unis d'Amérique).

Ces positions établies, Margaret Thatcher finit par accep-ter un dialogue avec l'Est, suivant l'attitude plus concilia-

trice adoptée par le président Reagan. Elle insiste sur la

nécessité d'améliorer les relations de l'Occident avec l'Union

Soviétique et proclame son souci de réduire le nombre des

armes nucléaires existantes (18). La collaboration dans le

domaine nucléaire aussi bien que la réflexion sur l'environ-

nement global confirment une entente entre Grande-

Bretagne et Etats-Unis renforcée par une collusion person-nelle entre Margaret Thatcher et Ronald Reagan, ressem-

blant à celle qui exista entre James Callaghan et JimmyCarter. Le Premier Ministre britannique engagera son paysà « travailler avec les Etats-Unis afin de promouvoir la sta-

bilité, prévenir l'agression et s'opposer à la tyrannie » (19).Cette prise de position, manifestement destinée à l'Union

Soviétique, renforce le discours prononcé à New York le 1"

mars 1981, intitulé « La défense de la liberté ».

C'est également au nom de ce principe que le PremierMinistre britannique va justifier l'intervention militaire en

réponse à l'invasion par les troupes argentines des îles Falk-

lands (Malouines). L'histoire de ces îlots perdus dans

l'Atlantique sud au large des côtes de l'Argentine remonte au14 août 1592, date à laquelle un vaisseau anglais du nom de

17. Margaret Thatcher,

discours à la Conférence du

pam Conservateur, Times, 15

octobre 1983.

18. Voir, par exemple,dans le Times du 15 novem-

bre 1983 les propos du Pre-

mier Ministre avant son

voyage en Hongrie.

19. Voir les propos de

Margaret Thatcher, citée

dans le Times, 2 mars 1981.

Page 26: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

23

20. Voir, par exemple, les

opinions de R. Higgins,

« Falklands and the Law

Observer, 12 mai 1982

G.L.A.D. Draper, « Interna-

tional law would favour the

British argument », New

York Tmies. reproduit dans le

Times, 20 mai 1982.

21. C. Phipps, South

Georgia, the big prize », Sun-

dav Telegraph, 9 mai 1982.

22. Parmi les nombreux

ouvrages sur le conflit des

Falklands, on peut consulter

notamment M. Hastings et S.

Jenkms, The Battle for the

Falklands, Michael Joseph,

1983 Sunday Times insight

team, The Falklands War,

Sphere, 1982 P. Bishop et J.

Witherow, The Wtnter War,

Quartet, 1982.

23. H. Kissinger, The

Guardian, 11 mai 1982.

Desire s'en approche, suite à une tempête. Le premier débar-

quement a lieu le 27 janvier 1690 le capitaine John Strong

y accoste avec le Welfare et donne au détroit qui sépare les

deux îles principales le nom de Falkland (le vicomte Falk-

land est à l'époque trésorier de la Royal Navy). Suivent des

marins bretons originaires de Saint-Malo, qui appellent ces

îles « îles Malouines ». Depuis, Français, Britanniques et

Espagnols s'y succèdent. Ce n'est qu'en 1946 que l'Argen-

tine réclame la souveraineté des « islas Malvinas ».

L'invasion accomplie, la Grande-Bretagne invoque l'ar-

ticle 51 de la Charte des Nations Unies, puis la résolution

502 demandant le retrait des troupes. Sur ces points précis de

droit international, l'opinion des juristes est très

variable (20). Toutefois, l'intérêt de l'analyse de l'événement

diverge selon le point de vue où l'on se place. Humain et juri-

dique la volonté des habitants des îles, quant à leur attache-

ment à la Couronne britannique, peut-elle être considérée

comme primordiale ? Economique y a-t-il, tel que le pré-

tend l'ancien député travailliste et géologue Colin Phipps, un

pactole pétrolier dans les eaux couvrant cette partie nord de

l'Antarctique (21) ? Social et politique quelle est l'attitude

de l'opinion publique, des partis et des médias ? Stratégique

et militaire quel est le rôle des grandes puissances et en par-

ticulier des Etats-Unis, alliés des deux parties ? Comment se

déroulent les combats sur mer, air et terre ? Comment la

Grande-Bretagne peut-elle réussir une telle opération, compte

tenu des difficultés logistiques ? Ces questions trouvent en

partie des réponses parmi les participants, militaires et jour-

nalistes. Le Rapport Franks et le rapport du ministère de la

Défense tentent également de pourvoir à ces interrogation (22).

Pour le théoricien des relations internationales, l'un des

premiers points qui suscitent l'intérêt est celui de la percep-

tion mutuelle faussée des deux belligérants la Grande-

Bretagne ne prévoit ni ne perçoit l'attaque argentine

l'Argentine ne croit pas à une réaction armée de la Grande-

Bretagne. Le deuxième point est celui de l'analogie histo-

rique les Falklands sont comparées à Suez quant à l'origine

du conflit, de son déroulement et de sa conclusion. Surtout,

le conflit est caractéristique d'une politique qui repose sur

des principes. H. Kissinger écrit ainsi « Dans la crise des

Falklands, la Grande-Bretagne nous rappelle à tous que cer-

tains principes, tels l'honneur, la justice et le patriotisme,

restent valables et que, au-delà des mots, ils doivent être

mis en œuvre» » (23). Ces mots, on les retrouve pendant la

guerre, lors des débats tenus à la Chambre des communes,

Page 27: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

MARGARET THATCHER

24

ou à l'occasion d'entretiens ou articles accordés aux médias.Francis Pym dit au Parlement, le 7 avril 1982 « La

Grande-Bretagne ne se soumet pas aux dictateurs » (la

phrase anglaise est plus percutante « Britain does not

appease dictâtes ») (24). Le Premier Ministre, à chaquedébat, répète ce thème « Dans le monde occidental et au-

delà, on réalise que si ce dictateur réussit dans cette agres-sion non provoquée, d'autres dictateurs réussiraient ailleurs,et nous sommes en train de mener une bataille contre cettesorte d'agression » (25) ou encore « Il y a certains prin-cipes fondamentaux que nous ne pouvons transgresser enaucune façon » (26) « Les principes que nous défendons se

fondent sur tout ce que ce parlement et ce pays croient. Cesont les principes de la démocratie et du droit. » (27).

Ces thèmes ne sont pas les seuls évoqués par la diplomatie

britannique sous le mandat de Margaret Thatcher. Ainsin'est pas pris en considération le rôle important du PremierMinistre britannique dans le soutien au plan de paix pour le

Moyen-Orient proposé par le roi Hussein de Jordanie, mal-

gré l'échec de la réunion prévue à Londresentre Sir GeoffreyHowe, secrétaire au Foreign Office, et une délégation

jordano-palestinienne. En outre, il n'a pas été fait mention

de la réticence britannique face à des sanctions économiquescontre l'Afrique du Sud, réticence confirmée lors du sommetdu Commonwealth à Nassau. Il faudrait également analyserl'accord anglo-irlandais sur l'Ulster. Pourtant, l'accent surles principes met en exergue un aspect fondamental de la

politique du Premier Ministre, tant au niveau national qu'auniveau régional ou au niveau global. L'essentiel pour une

nation, pour un Etat, n'est pas tant ce qui est fait, mais ce

qui est dit. Pour ce qui est dit, le discours patent prévautsouvent sur ce que sous-entend le discours (le discours vrai)ou sur l'action diplomatique. S'il y a une logique à retrouveren politique étrangère, c'est celle-là elle réside non seule-

ment dans l'expression d'une politique, mais avant tout dansl'entrecroisement d'une idéologie ou d'une histoire natio-

nale, et d'images ou d'attentes sociales propres à la Grande-

Bretagne.

24. F. Pym, debat à la

Chambre des communes du 7

avril 19R2. Times, R avril

1982.

25. M. Thatcher, débat au

Parlement du 9 avril 19R2,

Times, 10 avril 1982.

26. M. Thatcher, débat

aux Communes, 11 mai

1982, Times, 12 mai 1982.

27. M. Thatcher, debat au

Parlement, 20 mai 1982,

Times, 21 mai 19R2.

Page 28: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

25

Dans son rapport confidentiel (publié dans The Econo-

mist), l'ambassadeur de Grande-Bretagne en France, Hen-

derson, établit en quittant Paris en 1979 un bilan du

« Déclin britannique ses causes et ses conséquences (28).

Son analyse est fondée sur plusieurs points dressant un état

des lieux économiques et sociaux et leur relation avec

l'action diplomatique. Il écrit pour conclure « Il semble

qu'il y ait en ce moment un besoin de faire quelque chose

pour stimuler le sentiment national, quelque chose de sem-

blable à ce qui a inspiré les Français et les Allemands dans

les vingt-cinq dernières années. Les Français. ont trouvé

leur renouveau national dans. un appel traditionnel au

patriotisme. Ils ont commencé au plus bas et de Gaulle n'est

pas le seul à avoir senti la nécessité de surmonter le senti-

ment de défaite du pays et de l'humiliation nationale. » En

effet, pour susciter l'exacerbation du sentiment national, il

faut un acteur unique, un point de référence pour la nation,

qui canalise héritage et vision personnelle. Margaret

Thatcher succède, par son charisme, à des gestionnaires.

Elle développe ce qu'aucun de ses prédécesseurs n'a tenté

la recherche de l'intérêt national.

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28. N. Henderson, « Rap-

purt de fin de camere»,

publié dans 7he Economist, 2

juin 1979.

Page 29: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

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Page 30: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Etudes14,rued'Assas75006Pansjanvier1986(364/1) 27

Situations et positions

La doctrine du national-populisme

en France*

Le Front National appelle de ses vœux

« une vraie révolution française » qui

rende la parole au peuple.

Jean-Marie Le Pen

La présente étude ne vise qu'à exposer la doctrine

explicite du parti national-populiste, qui se confond

largement avec celle de son président, J.-M. Le Pen* Cette

exposition systématique et critique nous a paru aussi néces-

saire qu'urgente dans l'actuel contexte idéologico-politique.

Les attaques journalistiques et militantes dirigées contre J.-

M. Le Pen se sont en effet réduites à deux séries de griefs.

D'une part, la critique journalistico-militante s'est attachée à

révéler des scandales, en dévoilant tel ou tel fait passé de la

biographie du leader nationaliste (tortures et assassinats

durant la guerre d'Algérie, conditions douteuses de l'héri-

tage du milliardaire Lambert) (1), ce qui a eu pour effet

secondaire de contraindre Le Pen à nier l'évidence, à varier

dans ses propos, bref, à mentir et à se contredire. D'autre

part, la critique a porté sur l'étiquetage polémique du parti

nationaliste Le Pen et/ou le Front National ont ainsi été

taxés de « fascisme », de « nazisme » et d'« anti-

sémitisme », après avoir été installés dans les lieux indésira-

Extraitd'uneétudea paraîtredansunouvragecollectifsur« l'extrêmedroite courant1986.

Nous n'avonseuconnaissancedudernierprogrammeduFrontNational,Pourlafranm(Alha-nos. 1985,quelorsdelacorrectiondesepreuvesdenotrearticle. a lecturedel'ouvragenousaconfirmedansnoshvpothesesinterpretatives.

1. Les tortures en Algérie

(Le Canard enchaîné et Le

Monde, octobre 1984 Libe-

ration, fevrier 1985) l'hen-

tage Lambert, selon le témoi-

gnage de Maurice Demarquet

(Le Monde, octobre 1985).

Page 31: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE

28

bles de l'« extrême-droite » (2). Déconsidérer le personnageLe Pen, en le présentant comme un individu dangereux (tor-

tionnaire, voire assassin, escroc patenté, menteur invétéré),et discréditer maximalement le Front National par recours à

la démonologie de propagande de tradition antifasciste la

critique dominante ne s'est guère aventurée au-delà de ces

deux genres de discours polémique, oscillant indéfiniment

entre accusation et dénonciation, suspicion et délégitima-tion.

Or, il nous paraît que la dénonciation démonisante et

l'incantation sur le mode de la magie défensive ne nous font

nullement avancer sur la voie de la connaissance du phéno-mène socio-politique frontiste, qu'elles s'érigent même en

obstacle devant toute entreprise d'analyse froide.

ASSUMER LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Un article signé Jean-Marie Le Pen vaut à la fois pour un

manifeste et un programme d'action il s'intitule « Pour

une vraie révolution française » (3), et présente l'avantagede situer le Front National par rapport aux valeurs républi-caines d'une part, au modèle démocratique d'autre part.

D'entrée de jeu, la position national-populiste est esquis-sée « Chacun, dans la classe politique, s'apprête à fêter le

bicentenaire de la révolution de 1789. Pourquoi pas ? La

France, c'est 4 000 ans de culture européenne, vingt siècles

de christianisme, quarante rois et deux siècles de Républi-

que. Le Front National assume tout le passé de laFrance » (4). L'argument central est de tradition nationa-

liste si rien de ce qui est national n'est étranger par défini-

tion au Front National, la révolution de 1789 et les deux siè-

cles de République qui la suivirent doivent être assumés

comme éléments de l'héritage collectif. Ce n'est donc pas la

République en tant que telle qui est reconnue comme aspectde l'héritage national, encore moins identifiée en tant

qu'événement fondateur, a fortiori revendiquée à titre d'avè-

nement symbolique. La République, précise le texte, ne tient

que fort peu de place dans l'édifice français « deux siècles

de République face à 4 000 ans de culture européenne »,« 20 siècles de christianisme » et « 40 rois », c'est bien peude chose. Le sous-entendu s'entend aisément 1789 et la

République, idéaux et type de régime, ne sont assumés qu'en

2. Il faut reconnaître au

tourna) Le Monde un rôle de

leader dans l'approche« extrême-droitière » du

Front National, depuis la pre-

miere percée de celui-ci, lors

des élections municipales de

1983. Les dossiers réalisés par

Alain Rollat ont donné le ton

de llnterprétauon dominante.

Cf. notamment L'extrême

droite en France », Le Monde

(Dossiers et Documents),

n° 111, mai 1984, 4 p.A. Rollat (en collaboration

avec E. Plenel), LéJJet Le

Pen, Le Monde-La Décou-

verte, 1984, 246 p. A. Rol-

lat, Les hommes de l'extrême

droite (Le Pen, Mane, Ortiz

et les autres), Calmann-Lévy,

1985, 236 p.

3. J.-M. Le Pen, pour une

vraie révolution française If.

National Hebdo, n° 62, jeudi26 septembre 1985, p. 3.

Page 32: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

29

ce qu'ils font partie d'un « tout », où il y a certes du bon et

du mauvais, mais dans lequel il faut bien se reconnaître. La

ligne de partage entre national-populisme et tradition

contre-révolutionnaire est ainsi clairement définie si, par

son porte-parole le plus légitime, le Front National recon-

naît comme siens les deux siècles de République, il se démar-

que sans équivoque de la famille contre-révolutionnaire

dont l'acte premier est de dénier toute légitimité à 1789 et

ses suites. Mais la question rhétorique, le « pourquoi pas »

de Le Pen, souligne la première restriction l'assomption de

la Révolution et de la République ne s'opère pas sans réti-

cences ni sans certaines résistances, voire quelques répul-

sions demeurant ici non dites (5).

Le « pourquoi pas » aussi la République, puisqu'elle a eu

lieu en France, est immédiatement commenté par le chef

nationaliste « Pour lui [le Front National], le 14 juillet est

une date importante, moins d'ailleurs par la prise de la Bas-

tille que par la fête de la Fédération, fête des provinces fran-

çaises, fête de la nation gardons cela en mémoire. Le Front

National y veillera. » (6). Telle est la seconde clause res-

trictive, qui engage le Français français à décomposer l'évé-

nement révolutionnaire, à y distinguer des aspects pour les

évaluer différentiellement. L'événement symbolique du 14

juillet doit être relu à la lumière des valeurs de la préférence

nationale ce n'est pas tant l'abolition de l'Ancien Régime

qui doit être saluée et assumée, que le surgissement de la

passion nationale. En bref, le « pourquoi pas » est suivi

d'un « oui, mais ». Le couple 1789/République ne fait bloc

que réintégré à l'histoire occidentale, définie d'abord et

essentiellement par la culture européenne, la religion chré-

tienne catholique et le régime monarchique, dont il n'appa-

raît guère que comme un avatar tardif. Et à bien des égards

aberrant rien n'y vaut que ce qui y fonde le nationalisme

français.

RENDRE LA PAROLE AU PEUPLE

Afin d'introduire l'idée et l'impératif d'« une vraie révolu-

tion française », le Président du Front aborde ensuite trois

points fondamentaux de l'héritage révolutionnaire dont il

énonce les éventuelles manipulations politico-idéologiques,

et qu'il n'assume qu'à travers un jeu de clauses restrictives.

En premier lieu, la dénonciation de l'ennemi extérieur

« Dénoncer les menaces étrangères d'il y a deux siècles, fort

bien. à condition de ne pas oublier les dangers qui pèsent

5. Le non-dit peut être

considéré comme éclairé parles discours de dénonciation

dont a fait l'objet, dans les

milieux d'Acdon française,

l'apparente acceptation lepé-menne des règles du jeu démo-

cratique. Conflit qui traverse

la clientèle du Front National,où les traditionalistes intransi-

geants récusent l'allégeance

libérale-républicaine du lea-

der, la considérant comme

une trahison.

6. Ib,d.

Page 33: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE

30

aujourd'hui sur la citoyenneté et sur la nation

française Thème central de l'idéologienationalel'ennemidu peupleesttoujoursbifacial,à la foisextérieuret

intérieur. La menace est polymorphique et polytopel'immigrationnon européenneest ainsi fictionnéecommeune arméeétrangèrede l'intérieur.En secondlieu, l'aboli-tion des privilèges,idéal devenu mot d'ordre et drapeau.« Condamnerles privilègesd'il y a deux siècles,pourquoi

pas ? Mais combattonsaussiles féodalitésbureaucratiqueset syndicales du xxe siècle, sans oublier l'arbitrairefiscal» (8). En troisièmelieu, la souverainetédu peuple,cettenouvelledéessedu polythéismedémocratiquemoderne.C'est par l'assomption radicale du thème rousseauiste-révolutionnairede souverainetépopulairequeleFrontNatio-

nal, à la suite,indirectement,du G.R.E.C.E.(9) et, directe-

ment,du Clubdel'Horloge(10),préparesacélébrationdela« démocratiedirecte». Lemodèlesuisse,en effet,illustrant

l'usagepopulistedu référendum,est en parfaitecongruenceaveclesformesmentalesde la tradition anti-parlementaire,et les dispositionsde la tentationbonapartiste méfianceà

l'égarddesinstitutionsreprésentativesetmédiatrices,imagi-naire du contact direct et de l'accord sans intermédiairesentre le Peupleet lui-même,qui accompagnedans le dis-coursfrontistele retourdesidéauxautoritaires,requérantlerecoursau Chef. Il a en outre l'avantagede légitimer,parune présomptionde modération,lesvaleurset normesd'unnationalismexénophobe,fondésur la prescriptionincondi-tionnelled'une défensede l'identiténationale,menacéeparl'étranger, intérieur/extérieur.

Lemaximalismenationalistetourneautourdu désird'ins-taurer uneFrance« propre », débarrasséeenfindecequi l'asaliejusqu'ici lescorpsétrangersqui la rongenten la défi-

gurant, qui la minent en la parasitant. Voilà pourquoi larévolutionfrançaisedoit retrouverson authenticitéperduede révolutionvraimentfrançaise.Mais cette révolutionesttout entièretendueversla récupérationde qualitéséternellesde la France.Puretédu propre, propretédu corps voilàce

qu'il fautretrouver,contre lesforcesobscuresdesparasites,desprédateurset de leursagents.Qu'unetelleentreprisede

nettoyagedu corpssocials'attribueleslettresde noblessedu

projetde révolutionfrançaise,et ne puisseéviterde recourir

7. Ibld.

8. Ibid.

9. Cf. Alain de Benoist,Démocratie le problème, Le

Labyrinthe, 1985, p. 32.

10. Cf. Jean-Yves Le Gallou

et le Club de l'Horloge, La

préjérence nationale, Albin

Michel, 1985 J.-Y. Le Gal-

lou (éd.), «Réponses à

l'immigration », Lettre

d'information du Club de

l'Horloge, n° 20, 1°' trimes-

tre 198S Yvan Blot, Les

racines de la liberté, Albin

Michel, 1985, Ch. VII Le

modèle suisse (p. 167-187),ch. IX Le recours la

démocratie authentique »

(p. 217-232).

Page 34: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

31

à l'argument auto-légitimatoire par excellence dans l'espace

démocratique/républicain de la France, cela indique une

fois de plus que le discours national-populiste doit se fonder

sur l'événement-matrice de 1789, lequel peut seul lui confé-

rer une légitimité et un auditoire de masse.

De la prise de la Bastille à la prise de la Parole telle était

l'une des interprétations dominantes de la « révolution » de

mai 1968. Le national-populisme du Front s'est approprié le

motif de la prise de parole et, en l'intégrant dans le corps des

valeurs nationalistes, l'a métamorphosé en prescription

d'une reprise de sa parole par le peuple souverain. Le peuple

était désarmé, sa parole étant confisquée, méconnue,

détournée ou dévoyée. Reprendre la parole, c'est pour le

peuple comme retrouver ses armes, en même temps que se

retrouver lui-même, par-delà les féodalités qui enchaînaient

sa spontanéité, et les corps parasites qui le bâillonnaient en

exploitant son immémoriale patience. La reprise de parole,

à travers l'usage généralisé du référendum, apparaît ainsi à

la fois comme un réveil, une désaliénation et une révolte.

Pourquoi ne pas désigner cet ensemble d'actes du nom de

« révolution » ? Et de « révolution française », dès lors

qu'elle doit être faite par les vrais Français et se faire au pro-

fit des seuls Français ? Mais ce serait alors une « vraie révo-

lution française

LIBERTÉS, PROPRIÉTÉ, SÉCURITÉ, IDENTITÉ

Jean-Marie Le Pen, après avoir appelé de ses vœux « une

vraie révolution française qui rende la parole au peuple »,

passe en revue les quatre valeurs dont la défense et l'illustra-

tion conditionnent selon lui le redressement de la France.

L'ensemble des mesures économiques, sociales et politiques

déduites de l'analyse de ces quatre valeurs dessine le pro-

gramme néo-révolutionnaire du Front National.

Les libertés contre le socialisme

En premier lieu la liberté, ou plutôt les libertés. Pour le

Front National, qui se présente comme le parti du concret

contre les bavards abstracteurs de quintessence, « la liberté

n'a pas de sens si c'est une abstraction et non une somme de

libertés concrètes la liberté de choisir son syndicat ou de ne

pas en choisir la liberté de passer sans contrainte le contrat

de travail que l'on veut avec son employeur ou son

employé la liberté de jouir de sa propriété sans entraves

11. J.-M. Le Pen, art. cit.

(je souligne). Le discours du

leader Le Pen interdit d'ins-

cnre le Front National, consi-

deré selon sa doctrine expli-cite, dans la tradition contre-

révolutionnaire. Mais si le dis-

cours frontiste public,contraint de suraffirmer sa

legitimité démocranque par le

recours ostentatoire à la

Revolution française, est

depourvu des marques de

filiation contre-revolu-

tionnaire, le fait est qu'il n'a

nullement empêché le rallie-

ment au Front, et à la per-sonne du republicain declaréLe Pen, d'une partie non

negligeable des milieux anti-

democrates, anti-républicamset anti-liberaux —legiti-mistes, traditionalistes catho-

liques (« intégristes »), maur-rassiens.

Page 35: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE

32

inutiles la liberté, surtout, de choisir l'école de sesenfants » (12). Quellesmesurespeuventêtre déduitesd'untel inventairede normes? D'unepart l'abrogationde la loi

Quillot, d'autre part l'abolitiondes « privilègessyndicauxissusdes loisAurouxet du monopolede 1945, si chersà laC.G.T. et à la C.F.D.T. » (13). Entre autrespropositions,la défensefrontistedes libertésengageà « libérerl'Educa-tion de la dominationdes quelque5 000 permanentsde laF.E.N. payéspar les contribuablespour imposer,contre levoeudesFrançais,uneécolesocialiste Etcettelibéra-tion passepar « la remiseà chaquepèreou mèrede familled'un chèque-éducation,à chargepour lui de l'apporter àl'écolequ'il aura sélectionnée» (15).

Cette intégration des propositions ultra-libérales surl'éducation(16) s'accompagne d'une réactivation de la

démagogieantifiscale,maisdont l'expressions'est considé-rablementmodéréedepuis 1983 « La liberté, c'est aussi

pouvoirdisposerde son revenusansprélèvementconfisca-

toire oui à l'égalité devant l'impôt, non à l'égalité parl'impôt » (17).Et cederniersloganintroduitla reprise,dansle discoursfrontistede propagande,des analysesfaitesparla NouvelleDroite(d'abord par le G.R.E.C.E., puis par leClub de l'Horloge) de l'électionprésidentielledu 10 mai

1981, dont l'argumentcentralest l'identitéde nature entre

giscardisme (« socialisme rampant») et mitterrandisme

(«socialismegalopant») « Une fiscalitéaberrantea con-tribué à la chute de l'ancien régime aujourd'hui, l'excès

d'impôt condamne le socialismegalopant d'après 1981commeil a condamnéle socialismerampantd'avant1981 »

(ibid.).Décidéà rompreradicalementavecle socialisme,leFront

National prétenddéfendreles orientationsd'une économie« libérale» dans le cadre d'une « démocratie écono-

mique » « On tientpour libéraleuneéconomieoù chacun

possèdela libertéd'offrir commeil l'entend son tribut au

peupleen laissantà celui-citoute libertépour en apprécierl'intérêt» (18).

Il s'agitdoncde « relancerl'économie» et, pour ce faire,« il faut remotiverceux qui créent les richesses» (19). Lechefd'entreprise,qui« estaux ordresdupeuple » (20),doitdonc être à nouveaumotivé.Or les « moteursde l'écono-mie » sont au nombre de quatre « le désir de profit le

12. « Pour une vraie. », art. at

13. Ibid. Sur les syndicats,

et en particulier la C.G.T., cf.

Droite et démocratie écono-

mique, F.N., octobre 1984,

p. 23-24. La reconnaissance

du « caractère indispensabledes syndicats » (p. 24) est

assortie de deux « réserves

importantes » tout d'abord,

« la C.G.T., courroie de

transmission du parti commu-

niste, n'a d'autre objectif que

de desorgamser l'économie

française pour créer les condi-

tions de la révolution proléta-rienne et améliorer, par com-

paraison (sm l'image lamen-

table de l'économie soviéti-

que » (p. 24) « en outre, la

plupart des autres syndicats

manquent à peu près complè-

tement de connaissances éco-

nomiques » (ibid.).

14. « Pour une vraie.

art. cit.

15. Ibid.

16. Cf., par exemple, Alain

Madelin, Pour lrberer l'école.

L'enseignement à la carte,

R. Laffont, 1984, 179 p. (sur

le « chèque-éducation », cf.

ch. 4, p. 47-64) François-

Georges Dreyfus,« Educa-

tion, université, recherche

liberté et hiérarchie des com-

pétences », in La liberte à

refaire (sous la dm. de Michel

Pngent), Hachette, coll. Plu-

riel, 1984, p. 94-108 Club

de l'Horloge, L'Ecole en

accusation, Albin Michel,

1984.

17. J.-M. Le Pen, Pour

une vraie révolution fran-

çaise art. cit.

18. Droite et democraire

économique, p. 1.

19. J.-M. Le Pen, Pour

une vraie révolution fran-

çaise », art. at.

20. Droite et démocratie

economique, p. 14.

Page 36: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

33

21. Op. cit., p. 27-61.

22. Op. cit., p. 17-18.

23.. Pour une vraie. »,art. cit.

24. Sous-titre du livre

Droite et démocratie écono-

mique, 1984.

25. Op. cit., p. 3. Pour un

commentaire, cf. J.-M. Le

Pen, Les Français d'abord,

Carrère/Lafon, p. 67-68.

26. pour une vraie. »,

art. cit. cf. J.-M. Le Pen,

Les Français d'abord, p. 131

sq., 137 sq.

27. Droite et démocratre

économique, p. 2.

28. Tous capitalistes ou la

réponse au socialisme, Ed. de

Chiré, Chiré-en-Montreuil,

1983, 164 p. L'ouvrage

reprend et développe les thè-

ses défendues dans un livre

précédent, Manifeste du Parti

capitaliste populaire (1982),

publié sous le pseudonyme de

Pierre Salnt-Cyr. M. de Pon-

cins, chef d'entreprise, a été le

responsable du forum « Eco-

nomie et finances » lors du

VIIe Congrès du Front Natio-

nal (Versailles, 1-3 nov.

1985), durant lequel le projetde programme du Front a été

examiné. Cf. Pour la France

(Programme du F.N.), Alba-

tros, novembre 1985 (201

pages), p. 200.

29. M. de Poncins, op. cit.,

p. 160.

30. Ibid., p. 7.

31. Ibid., p. 67.. Je dis

bien le capital est la donnée

essentielle de l'économie etnon le travail » (ibid.).

32. Ibid., p. 69.

33. Ibid,

désir de propriété l'inégalité économique l'honneur »

(21). Les élites de la liberté d'entreprendre (22), libérées des

obstacles « socialistes », représentent la garantie de la pros-

périté du peuple ultra-libéralisme intégré dans le popu-

lisme. Le Front National, déclare J.-M. Le Pen, « préfère

faire des nouveaux riches que (sic) des nouveaux

pauvres » (23). Mais ce n'est là qu'un aspect de la « doctrine

économique et sociale du Front National » (24). Car « la

Droite, nationale, populaire et sociale, se distingue de toutes

les autres tendances en ce qu'elle veut enrichir les pauvres au

lieu d'appauvrir les riches » (25). Quelles mesures sont sus-

ceptibles de réaliser un tel programme d'enrichissement

simultané de tous ? Le Président répond « une réforme

audacieuse de la fiscalité, fondée sur l'abandon des procédu-

res inquisitoires, l'amnistie fiscale et la suppression progres-

sive de l'impôt sur le revenu » (26). L'orientation générale

du projet frontiste lui est en fait conférée par le postulat fon-

damental du libéralisme, dans sa formulation classique « Il

ne peut exister de libertés politigues ou autres sans liberté

économique » (27). Par un tel énoncé de la surdétermina-

tion de toutes les libertés « concrètes » par la liberté écono-

mique, la doctrine du Front National s'inscrit sans réserves

dans l'idéologie spontanée du capitalisme.

Elle y loge néanmoins sa différence spécifique, qu'on peut

désigner par l'expression consacrée de « capitalisme popu-

laire », récemment illustrée par le succès, dans les milieux

frontistes et traditionalistes catholiques (« intégristes » et

contre-révolutionnaires), du livre de Michel de Poncins,

Tous capitalistes (28). L'ouvrage présente le « capitalisme

populaire » comme le seul projet politico-économique qui

soit à la fois « alternatif au socialisme » et susceptible de ral-

lier une majorité de Français « Le choix est entre le socia-

lisme annonciateur du marxisme et le capitalisme popu-

laire » (29). Il stigmatise ceux qu'il dénomme « les précé-

dents », à savoir « les hommes et les partis qui ont gouverné

la France depuis vingt ans au moins et qui sciemment l'ont

fait basculer au fil des jours du côté du socialisme et peut-

être, hélas du côté du communisme » (30). La thèse théori-

que de base est que « le capital, fruit du travail, de l'épargne

et du temps, est la donnée essentielle de l'économie » (31).

Le capital est aussi « un gage de liberté la possession d'un

capital est probablement le meilleur signe et la meilleure

assise de la liberté individuelle » (32) il procure enfin la

sécurité à son détenteur (33). Dès lors, le problème politique

se simplifie et se clarifie « La fin du socialisme en France

Page 37: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE

34

implique la restauration de la liberté du capital, gage de

richesse et de liberté pour tous » (34). Si l'attaque contre

l'entreprise, notamment par l'arme de la fiscalité, a été « l'un

des traits permanents des vingt dernières années » (35), atta-

que lancée par les « précédents » et radicalisée par les socia-

listes, c'est que « l'entreprise est en elle-mêmel'un des carre-

fours des libertés liberté de créer, liberté d'acheter et de

vendre, liberté de travailler, liberté d'inventer, et il en estbien d'autres. » (36). Identification parfaite de la liberté

avec la liberté d'entreprendre « Exercer la liberté, en soi,c'est déjà entreprendre. » C'est pourquoi, précise le théori-

cien contre-révolutionnaire du pop-capitalisme, « les totali-

taires de tous ordres se sont acharnés contre l'entreprise »,celle-ci étant « un des pôles qui peut résister à l'envahisse-

ment de l'étatisme ». Or, de l'étatisme au totalitarisme,comme selon la vulgate néo-libérale, le chemin ne dessine

qu'une différence de degré, cellequi articule les « totalitaires

à temps partiel » (dirigistes) et les « totalitaires à temps

complet » (communistes) (37).

La révolution vraiment française implique de rendre les

citoyens simultanément libres et responsables (38), car,déclare J.-M. Le Pen, « la liberté ne vaut pas sans responsa-bilité » (39). Mais la responsabilité ne trouve l'occasion de

s'exercer et de se développer que par la propriété « Qui

peut mieux rendre responsable que la propriété ? » (40). La

doctrine du national-populisme se présente comme fondée

sur le parti du « réel et du « concret ». Or le désir de pro-

priété est l'une des composantes les plus « naturelles » de la

nature humaine (41), condamnée par tous les utopistes « de

Platon à Marx » (42). Un argument plutôt comique est

avancé par le programme de J.-M. Le Pen « Si la propriétéétait intrinsèquement mauvaise, la majorité des humains

accepterait comme une gâterie la mise en commun des bros-

ses à dent. Or, c'est un fait qu'il n'en est rien » (43). Mais en

quel sens peut-on soutenir que « la propriété précise les res-

ponsabilités » (44) ? Tout d'abord, selon la doctrine fron-

tiste, la propriété privée est un correcteur puissant du désir

de profit « Ce moteur puissant [le profit] appelle un frein

la propriété. Ce qu'elle a d'éminemment conservateur au

La responsabilitépar II

34. Ibid., p. 71.

35. Ibid., p. 111.

36. lb,d., p. 112.

37. Ib,d.

propriété

38. On notera sur ce point

l'identité des thèmes-slogans

du Front National et du RPR.

Cf. le « projet pour la

France » du RPR Libres et

responsables, Flammarion,

1984, 150 p. L'impératif de

différenciation entre positionsà la fois concurrentes et pro-ches (le voisinage pouvant

aller jusqu'à l'mdiscernabilté

sur le fond est parfaitement

illustré par la désignation réa-

proque, dans le champ des

droites depuis 1984, du Front

National et du RPR comme

adversaires principaux.

39. Pour une vraie. »,

art. cit.

40. Ibid.

41. Droite et démocratie

économique, p. 33-34.

42. Op. cit., p. 33. Marx,

selon les doctrinaires frontis-

tes, n'était qu'un utopiste

parmi d'autres.

43. Droite et démocratie

économique, p. 33.

44. Op. cit., p. 34.

Page 38: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

35

meilleur sens du terme tempère les excès que pourrait engen-

drer le goût du lucre » (45). Mais l'effet le plus positif de la

propriété est qu'elle fixe, enracine, stabilise, responsabilise.

Le type positif du propriétaire s'oppose ainsi directement au

type négatif du nomade responsabilité contre irresponsabi-

lité, respect du sol contre dévastation, entretien des biens

contre ruine et pillage, travail contre vol, loyauté contre

ruse. Le type idéalisé du propriétaire semble avoir deux

faces le cultivateur et le commerçant. Deux figures de

l'héritier, face à l'individu sans racines. On peut compter sur

eux parce qu'ils sont à leur compte. Ils réalisent dans le réel

social la nature humaine ils sont la nature humaine en per-

sonne.

Les « nomades », quant à eux, ne peuvent prétendre à

une telle dignité leur participation de l'essence humaine est

moindre, sinon nulle. Il y a pour ainsi dire des humains plus

humains que d'autres les propriétaires.

Outre le fait que « la propriété privée valorise » (46), elle

« permet les décisions » (47), et elle seule. Le type du pro-

priétaire s'oppose ici directement au type du fonctionnaire

face au « meilleur chef de service » qui ne peut agir

qu'enfermé dans les limites d'un règlement et les données

d'un budget, et ne peut donc relever de lui-même les défis de

l'imprévu, « le propriétaire, au contraire, est à même de

prendre sur-le-champ toutes les décisions utiles le concer-

nant ». Du mauvais côté, l'appareil de l'Etat, qui est « si

lourd, si lent, si inhumain parfois » du bon côté, « une

souplesse et une rapidité dans l'action qui rendent si effica-

ces les entreprises privées » (i6id. ).

Enfin, la propriété privée apparaît à la fois comme le fon-

dement des libertés concrètes et la condition du sentiment de

sécurité. Car la propriété procure des moyens d'expression

qui permettent l'exercice de la liberté d'expression « En

régime de propriété privée, n'importe qui peut acheter des

moyens d'expression, depuis un modeste multiplicateur

jusqu'à un journal » (48). Ce qu'il s'agit de généraliser, pour

atteindre le stade suprême du capitalisme populaire, c'est la

« propriété dynamique », au-delà de la simple « propriété

statique » (49) celle-ci coûte à son possesseur (elle s'use,

demande de l'entretien ou des remplacements), celle-là

« rapporte de l'argent et constitue la vraie sécurité de la

famille » (50). La propriété dynamique est celle « des biens

de production et d'échanges (usines et commerces) qui, sous

45. Ibid.

46. Droite et démocratie

économique, p. 35.

47. Op. cit., p. 37.

48. Ib,d. Il serait facile de

montrer que cette vision

radieuse de la société de mar-

ché libre » relève de la péti-tion de principe.

49. Op. cit, p.47-48.

50. Ibid., p. 48.

Page 39: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE

36

la formecommodeet accessibledesactions,devraitetpour-rait appartenir à toutes les catégoriessocialessansexcep-tion ».La mesuredécisivequiengendreral'« enrichissementréel et concretde tous lesFrançais», c'est la désétatisationdes « sociétésditesnationaliséesqui appartiennentà l'Etat,c'est-à-direà personne» (51). Faceà l'Etat impersonnelselèvel'arméedespropriétaires,cespersonnesà part entière.Tel estle singulier« personnalisme» censéconférerun sup-plémentd'âmeau peupledecapitalistes-propriétaires.Para-doxe la sociétéharmonieuseoù chacun est à sa place etdans laquelletout est en ordre laissela placeà la sociétédela lutte de tous contre tous, chacun s'efforçantde devenir

propriétaire,et pluspropriétairequel'autre.Lemodèledelacommunautéorganiqueentre dès lors en conflitavecceluid'une société atomisée en individus égoïstes et rivaux.L'antinomieinterdittoute cohérencedoctrinaleau national-

populismeet l'obligeà une perpétuelleoscillationentre lesvaleurs « holistes» (ou communautaristes)et les valeurs

individualistes antinomieredoubléepar cellede l'individu

enraciné/héritieret de l'individuen lutte permanente.Il arriveà J.-M. LePen de reconnaîtrela duretéde l'uni-

vers concurrentielqu'instaure le capitalisme« libéré» de

l'Etat-providence.Maisla dénonciationdeseffetsperversdecelui-cilui semblejustifiersuffisammentsonélogedu capi-talisme « Aussidures que soientles règlesdu marché, jecrois qu'ellesrestent plus justeset plus efficaceséconomi-

quementet socialementque les procédésqui consistentà

généraliserle soutien,l'aide,l'assistancequiont une finalitécharitableet généreuse,certes,maisdont l'exerciceprouvequ'ellestournent en fait au détrimentdes travailleurseux-mêmes» (52).

Etre Français,c'est être propriétaire.Mais l'anthropolo-gie frontistepourrait poser cette définitionde base être

homme, c'est être propriétaire. L'auteur collectifdu pro-gramme économiquedu Front, après avoir montré que« toutes les libertés s'éteignent avec la propriété

privée» (53), ajouteque « le désirprofondde sécuritécherà tout hommen'est jamais mieuxexaucé que par la pro-

priété ». Lapropriétéreprésentela seulevéritableassurance

parcequ'elleseuleconfèreau citoyenuneauthentiqueassu-rance. Je possède,donc je suis cogitodu propriétaire.Il

faut mettre en lumièrela centralitéde l'idéal propriétaire

51. Ib,d.

52. Les français d'abord,

p. 140.

53. Droite et démocratie

économique, p. 39.

Page 40: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

37

dans la doctrine du national-populisme. Moins souvent

mise en slogans, et par là moins évidente que les thémati-

ques démagogiques de l'identité française menacée, des

libertés suspendues par l'Etat et de l'insécurité, celle de la

propriété n'est pas moins importante et constitutive. Elle

représente même comme un échangeur idéologique de la

plupart des thèmes de propagande du Front National c'est

indiquer à la fois que la vie économique n'est nullement

négligée par le programme frontiste, que l'unité profonde de

celui-ci doit se repérer à l'intersection de deux systèmes de

valeurs, celles du capitalisme populaire et celles du nationa-

lisme autoritaire, qu'enfin l'idéal suprême du national-

populisme peut s'illustrer par l'image d'une France d'héri-

tiers et de propriétaires.

« Ce qui garantit la liberté et la propriété, c'est la sécurité

des biens et des personnes » (54), continue J.-M. Le Pen,

esquissant les voies de la « vraie révolution française ». Car

« la première des libertés, c'est le droit à la sécurité et le pre-

mier devoir d'un Etat qui se respecte c'est d'assurer la sécu-

rité publique des citoyens contre les délinquants, contre les

criminels » (55). Cette conception du pouvoir politique,

dont on notera qu'elle ne pèche pas par excès d'originalité,

implique que « les missions essentielles de l'Etat » sont

« défendre la Nation et son peuple, maintenir l'ordre, ren-

dre la justice » (56). Or, tout se passe comme si l'Etat n'était

plus lui-même en ne remplissant plus ses fonctions fonda-

mentales. Le diagnostic de J.-M. Le Pen est sans appel« C'est peu de dire qu'elle [la sécurité des biens et des per-

sonnes] n'est plus aujourd'hui assurée 3,5 millions de cri-

mes et délits sont commis chaque année, mais bien peu sont

poursuivis et réprimés » (57). Mais l'insécurité fait partie

d'un tableau de la décadence générale elle est, dans la

vision lepénienne, l'un des aspects les plus révélateurs de la

fin d'un monde. La dénonciation de la décadence polymor-

phe des sociétés occidentales enveloppe une critique du

« libéralisme », au demeurant de stricte tradition nationa-

liste, qui interprète tout mouvement de libération ou de libé-

ralisation comme un processus de relâchement et d'aban-

don, comme un indice de démission.

La loi générale postulée pourrait être ainsi énoncée toute

conception abstraite de l'homme, impliquant une utopie

politique, provoque, du fait qu'elle est contre-nature, un

Sécurité

54.. « Pour une vraie révolu-

tion française », art. cit.

55. Les Français d'abord,

p. 126 (cf. aussi p. 119).

56. Op. cit., p. 115.

57. Pour une vraie révolu-

tion française », art. cit.

Page 41: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE

38

châtimentnaturel, revanchede la nature bafouée.Et l'abs-traction suprêmeconsisteà supposerque l'hommeest dotéd'une nature bonne. Mais « l'hommene naît pas bon et s'ilest vrai que la Sociétépeut le corrompre,il n'est pas inéluc-table qu'elle le fasse» (58). Dès lors, partir de la vraienature de l'homme,c'est comptersur la sociétépour le ren-dre bon, et elle ne le peut qu'en réalisantcertainescondi-

tions, qui serésumentpar la fameusetriade « ordre, auto-

rité, nation ».

SidoncleFrontNationala pu intégrerdanssa « doctrine

économiqueet sociale» lesconceptionsde la vulgateultra-

libérale,l'anti-étatismeéconomisteétant reformulédans lecadredu « capitalismepopulaire», il ne pouvaits'accorderà l'espritdu temps,jusqu'às'alignérsur lesidéauxdu libéra-lismepolitique,sansrisquerdeperdresonidentité.LeFrontNational tient donc un doublediscourssur le libéralismed'une part, il fait un éloge du libéralismeéconomiquecomme légitimationdu capitalismedes classesmoyennesdans les stricteslimitesde la nation d'autrepart, il conti-nue de blâmerle libéralismepolitique,assimiléaux tendan-cesà la décompositionsocialeet au relâchementdesautori-tés. Danscesecondsens,fortementpéjoratif,le mot libéra-lismerenvoieà lagrandevisiondela décadenceoccidentale,dont ilne seraitqu'unsymptômeet un modede légitimationidéologico-politique.Le problème politique principat duFront n'est en aucunemanière celui du libéralismeclassi-

que commentlimiterlepouvoird'Etat, qui tendà l'absoludu pouvoir? Le Front veut à la fois « dégraisser» l'Etat,l'émonderde ses interventionsdans la vie économique,etrenforcerson autorité. Nous sommesloin de l'idéallibéraldes contre-pouvoirs,et des valeurs libertariennesréhabili-téespar la critiquede l'omnipotenceétatique.

Retournonsaux vuescatastrophiquesdu bon sens fron-tiste « La justiceest bafouée non par la fautedes juges,mais par des lois successivesqui ont vidé le codepénal deson contenu» (59). Le redressementest néanmoinspossi-ble, à condition de suivre certaines idées simples « Lasociétédoit assurerà la victimela réparationdu préjudicequ'ellea subi en châtiant ceuxqui outragentla loi le cou-

pable doit, quant à lui, être protégé de l'arbitraire enconnaissant à l'avance ce qu'il encourt c'est le rôle del'échelledespeines» (60).Mais la clefde voûtedelaJustice

58. Les Français d'abord,

p. 118.

59.. pour une vraie révolu-

tion française », art. ctt.

60. Ib,d. Sur la hiérarchie

des sanctions, cf. Les Français

d'abord, p. 117.

Page 42: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

39

Identité nationale

61. Les Français d'abord,

p. 126.

62. Ibid.

63. La vraie oppositiott le

Front National, F.N., s.d.

(automne 1984, 29 p.) p. 11.

64. Ibid.

65. L'idéologie communau-

tariste a été diffusée par la

médiation philosophique et

politique du positivisme. Cf.

Auguste Comte, Système de

politique positive, t. Il,ch. III « La décompositionde l'humanité en individus

proprement dits ne constitue

qu'une analyse anarchique,autant irrationnelle qu'immo-

rale, qui tend à dissoudre

l'existence sociale au lieu de

l'expliquer. » A travers

Taine et Bourget, notam-

ment, l'anti-individualisme

doctrinal s'instituera en posi-tion de base commune aux

courants traditionalistes et

aux diverses branches de

l'école positiviste, tandis quele sociologisme durkheimien

l'intégrait parallèlement dans

ses présuppositions.

66. Droite et démocratie

économique, p. 43-44.

66 bis. C'est sur le modèle

de la lignée qu'est élaborée

l'idée de nation, et suggéréecelle d'une éternité réelle

« C'est de la famille qu'il

[l'individu] vient, et c'est elle

[.] qui le prolonge vers une

vie éternelle très concrète. La

vérité suprême, la réalité bio-

logique, demande par consé-

quent de ne pas détacher arbi-

trairement, comme la gauchele fait, l'individu de sa lignée,

parce qu'il en est insépara-ble » (ibid., p. 44 — nous

soulignons). La vraie trans-

cendance surgirait de la conti-

nuité biologique.

67. La vraie opposition.

p. 11.

68. Ibid.

est la peine de mort, la sanction suprême. La hiérarchie des

sanctions ne saurait être décapitée sans se défaire « La

peine de mort, c'est l'assurance de la liberté de tous les

citoyens » (61). Abolir la peine de mort revient donc à

renoncer à cette « armature de principes sans lesquels

aucune collectivité ne peut sauvegarder sa liberté, ni même

son existence » (62).

« Le Front National considère la nation comme l'un des

seuls cadres au même titre que la famille susceptibles

de garantir l'existence et d'assurer l'épanouissement des

Français » (63). Cette définition se situe dans la filiation du

nationalisme conservateur « La nation est la communauté

de langue, d'intérêt, de race, de souvenirs, de culture où

l'homme s'épanouit. Il y est attaché par ses racines, ses

morts, le passé, l'hérédité et l'héritage. Tout ce que la nation

lui transmet à la naissance a déjà une valeur inestimable »

(64). Cet ensemble articulé d'appartenances, de liens mémo-

riels et de fidélités historiques représente comme un trésor

qu'il s'agit de transmettre, si possible en le faisant fructifier.

Reprenant la perspective traditionaliste selon laquelle l'indi-

vidu n'est qu'une abstraction non viable (65), la doctrine du

Front centre son argumentation sur l'idée d'héritage et la

valeur de la filiation « En tant qu'individu, l'homme n'est

qu'un phénomène fugace. Il apparaît, un peu comme le

champignon sur le thalle, sur le feutre d'un immémorial

tissu dont la famille assure seule la continuité. Isolé, l'indi-

vidu disparaît en quelques décennies pour devenir au mieux

un vestige paléontologique » (66). Voilà pourquoi la doc-

trine politique doit partir des faits incontournables que sont

la famille et la nation, dont la nature commune enveloppe

hérédité et héritage (66 bis). A la centralité de l'« héritage »

répond le principe suprême de l'intérêt national dans la doc-

trine politique « L'intérêt de la nation est celui de chaque

citoyen. Toute notre pensée et notre action politique doi-

vent être à son service. Sa sécurité, son développement, son

harmonie, sont les critères de nos décisions » (67). D'où la

devise de facture très classique « Pour tout ce qui est béné-

fique à la nation, contre tout ce qui lui est nuisible, telle est

la première exigence du Front National » (68). L'identité

française doit être défendue à la fois contre l'immigration

extra-européenne, formant la masse des « passagers clan-

destins » qu'il s'agit de jeter élégamment par-dessus bord, et

Page 43: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE

40

contre la menace communiste. Car « les périls fondamen-

taux [.] sont, pour notre Pays et notre Peuple, l'impéria-lisme soviétique et le déferlement du tiers-monde » (69).Celui-ci prend la figure horrifique de l'« immigration mas-

sive consécutive à l'explosion démographique sans précé-dent des pays réputés "en voie de développement" et à l'inca-

pacité de leurs dirigeants, impuissants et souvent corrom-

pus, à nourrir des populations de plus en plusnombreuses » (70). Or, si une telle immigration menace,selon le Front National, l'indépendance politico-militaire et

économique de la France qui entretient, sur son sol, « une

véritable armée qui vit dans l'attente de mots d'ordre desti-

nés à imposer à la France la volonté, les caprices et les

humeurs d'Alger » (71), elle menace surtout l'existence pro-fonde du peuple français, son identité à deux faces, cultu-

relle et ethnique. La vision frontiste de la situation démogra-

phique de la France ne fait qu'orienter et radicaliser dans un

sens xénophobe la hantise diffuse d'un déclin irréversible de

la natalité des nations occidentales.

Le Front National « se bat pour permettre aux Françaisde conserver leur identité et de rester maîtres de leur

destin » (72). Pour réaliser un tel objectif, le Front propose

quatre ensembles de mesures. En premier lieu, il convient de

définir les conditions d'une défense nationale efficace. Dans

cette perspective, il faut « reconstruire l'Armée française, en

lui donnant un honneur, une foi, un prestige » (73), ce qui

suppose qu'elle les a perdus, au moins partiellement. Il faut

ensuite définir clairement « les dangers qui nous

menacent », et qui prennent deux visages susceptibles de se

fondre en un seul « Les forces militaires de l'impérialismecommuniste soviétique constituent le principal péril mili-

taire auquel l'Europe peut être amenée à faire face, tant en

matière d'agression extérieure qu'en matière de subversion

intérieure, même si, sur ce dernier point, l'immigration

étrangère lui dispute la palme et le cumul des deux mena-

ces n'étant pas écarté. » Deplus, si « la fidélité à nos allian-

ces européennes et atlantiques est notre plus sûre garantiecontre l'impérialisme communiste », « nos armées doivent

réintégrer le cadre militaire de l'OTAN », ce qui implique de

corriger l'« erreur » commise en 1967 par le général de

Gaulle. En outre, il faut réaffirmer que « notre défense ne

peut pas être basée sérieusementsur la dissuasion nucléaire »,

69. Ibid. Sur le jumelage de

ces thèmes, cf. P.-A Tagmeff,« La rhétorique du national-

populisme », Mots, 9, octo-

bre 1984, p. 113-138

J.-P. Honoré, Jean-ManeLe Pen et le Front National

(Description et interprétation

d'une idéologie identitaire) »,

Les Temps Modernes, 465,

avril 1985, p. 1 843 sq.

70. Ibid.

71. Op. cit., p. 12. De tels

énoncés, récurrents dans le

discours lepémen, témoignentde la source la plus prégnantede sa xénophobie anti-

maghrébine la guerre d'Algé-rie. Xénophobie sélective,visant l'Algérie en personne,

et commémorative, du fait

même que le retrait (voire la

retraite) de la France n'a pasété « digéré ». Ressentiment.

72. La vraie opposition,

p. 18.

73. Ibid., p. 14.

Page 44: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

41

ce qui implique de « rattraper d'urgence notre retard en

matière de défense civile en lançant un grand programme

public de constructions d'abris » (74).

En second lieu, il convient de définir une politigue étran-

gère « au service de la France » (75). Le Front prône « une

large entente » avec les Etats-Unis, qui sont actuellement

« la seule force anti-communiste vraiment crédible » (76).

Mais le partage du monde issu des accords de Yalta ne doit

pas être considéré comme un fait acquis. Quant à l'union

européenne, il faut la construire non pas comme une Europe

fédérale supranationale, mais comme « une Europe confé-

dérale qui permettra aux intérêts, aux traditions et aux per-

sonnalités des Etats européens forgés par les siècles, de

s'épanouir » (77).

En troisième lieu, il convient de définir une politigue de la

famille française. Car « la France ne peut être en mesure de

garantir son indépendance que si elle dispose d'un peuple

jeune, vigoureux et nombreux » (78). C'est là une nécessité

pour la France « L'explosion démographique des pays du

tiers-monde menace chaque jour davantage de submerger

les nations occidentales. » Les mesures qu'il faut prendre

sans tarder sont les suivantes « la révision du Code de la

Nationalité et notamment la suppression de son art. 23

selon lequel tout enfant né en France de parents étrangers

nés dans nos anciennes colonies (Algérie, Maroc, Afrique

noire) est automatiquement français la suppression des

allocations familiales aux immigrés le réajustement et

l'indexation des allocations existantes (familiales, loge-

ment) l'instauration d'un véritable salaire maternel [.]

une retraite pour la mère de famille française [.] aide aux

mères françaises célibataires logement, priorité à

l'emploi la réforme du droit de l'adoption avec priorité [.]

pour les enfants français une justice fiscale pour les famil-

les françaises par des mesures concrètes immédiates [.] Le

Front National demande l'abrogation de la loi Veil autori-

sant l'avortement » (ibid. ).

En quatrième lieu, le Front National se prononce pour

une remise en cause de l'immigration » (79). J.-M. Le Pen

définit cette remise en cause comme un impératif incondi-

tionnel « La défense de l'identité nationale, et donc la maî-

trise de l'immigration sont, pour le Front National, une

priorité absolue » (80). Car l'immigration est « une inva-

sion provisoirement pacifique du territoire national »

(81), Les Français sont dès lors en situation de légitime

défense, et doivent se mobiliser comme ils l'ont fait contre

74. lbid.

75. La maie opposition.

p. 16.

76. Ibid.

77. Ibtd., p. 16-17.

78. Ibid., p. 17.

79. Ibid., p. 18.

80. Pour une vraie révolu-

tion française », art. cit.

81. La vraie opposition.

p. 18.

Page 45: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE

42

l'Allemagne en 1914 et 1940. Mais il s'agit de bien repérer« la racine du mal », afin de ne pas se tromper d'adversaire« Les responsables de l'immigration et de ses méfaits drama-

tiques sont moins les immigrés que les gouvernements des

pays d'où ils proviennent, et surtout la politique suicidaire

menée par les dirigeants français successifs depuis des

années. » Le fondement des exigences frontistes en matière

d'immigration est que « les Français continuent à disposerchez eux de droits supérieurs à ceux dont jouissent les étran-

gers, conformément à la Constitution et à l'ensemble du

Droit français dont les fondements reposent sur une discri-

mination légitime et naturelle entre Nationaux et étran-

gers » (82). Tel est le principe de la « préférencenationale », mis en doctrine par J.-Y. Le Gallou et le Club

de l'Horloge.

LA VRAIE DÉMOCRATIE DIRECTE

La condition de possibilité de la « vraie révolution fran-

çaise » est l'« élargissement de la démocratie N(83), déclare

J.-M. Le Pen. Comment entendre une telle démocratie élar-

gie ? Il convient de rappeler tout d'abord la manière quasirituelle selon laquelle le Président du Front s'affirme démo-

crate « Je suis un démocrate de type churchillien au sens

où je me réfère à cette boutade de Churchill "La démocra-

tie, c'est sans doute un très mauvais système, mais je n'en

connais pas d'autre" » (84). La preuve le plus souvent avan-

cée par J.-M. Le Pen en est sa participation, factuelle ou

souhaitée, au système parlementaire.La démocratie étant le gouvernement selon la volonté du

peuple, l'homme politique démocrate doit remplir plusieursfonctions exprimer et interpréter ce que veut le peuple,l'informer de ce qu'il ne sait pas, lui expliquer ce qu'il ne

comprend pas, l'avertir enfin et surtout des menaces qui

pèsent sur son avenir.

L'« élargissement de la démocratie implique la restaura-

tion de l'autorité de l'Etat national contre les féodalités nou-

vellesqui en limitent l'exercice, et l'établissement d'une com-

munication directe et transparente entre le peuple et sesdiri-

geants. La réalisation de ces deux exigences suppose l'appa-rition d'hommes politiques qui, tout en interprétant la

volonté profonde du peuple, le guident en lui disant la

82. Ibid.

83. Pour une vraie révolu-

tion française », art. cit.

84. J.-M. Le Pen, Les Fran-

çais d'abord, p. 177.

Page 46: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

43

vérité. Mais il s'agit de tirer toutes les conséquences de

l'idéal populiste de l'appel direct au peuple, et au peuple tout

entier, contre et par-delà les intermédiaires censés faire obs-

tacle. J.-M. Le Pen propose ainsi de substituer la démocratie

directe à la démocratie représentative, laquelle aurait désor-

mais fait son temps. Il faut nettoyer la démocratie de ses

parasites. La société de communication rapide rendrait ainsi

possible la réalisation de la démocratie directe, fondée sur

l'expression directe des citoyens, sur leur propre initiative.

Et ce n'est pas par hasard si intervient le modèle suisse du

fonctionnement démocratique « C'est grâce à la démocra-

tie directe que la Suisse a pu se protéger de l'abus fiscal et de

l'immigration massive » (85). Le consensus populiste réalisé

en Suisse sur le double thème du rejet de l'immigration et de

la limitation de l'impôt est non seulement donné en exem-

ple, mais il est érigé en vision d'un avenir souhaitable pour

la France.

INCERTITUDES ET CONTRADICTIONS INTERNES

La « droite nationale, populaire et sociale assume sa

position à droite, jusqu'à revendiquer l'authenticité exclu-

sive de la qualification. Elle n'en tend pas moins pour autant

à se définir par-delà les oppositions classiques, incorporées à

titre de traits secondaires ou d'implications. Droite/gauche,

capitalisme/socialisme, libéralisme/collectivisme, répu-

blicains/marxistes, pro-atlantisme/pro-communisme, etc.,

tous ces couples dualistiques sont refondus dans une rela-

tion à la fois plus globale et plus profonde, et qui apparaît

comme synthétique citoyens enracinés/individus cosmo-

polites.

Les défenseurs des identités de base (famille, propriété

privée, nation) s'opposent frontalement aux destructeurs

des identités collectives déracinés, internationalistes (révo-

lutionnaires), pluriculturalistes (antiracistes), partisans du

« libéralisme utopique » (celui qui veut abolir les frontières

pour réaliser la société marchande planétaire). Mais le Front

National s'arrête en chemin, et ne conclut pas expressément

de la façon la plus rigoureuse, au contraire du G.R.E.C.E.

qui s'applique à définir une opposition absolue entre le parti

identitaire (gauches et droites ethnistes, nationalistes, etc.)

et le parti cosmopolite (gauches et droites « américaines »,« occidentalistes », etc.) (86). Le Front National tient donc

un discours ambigu, et défend une position mixte, envelop-

pant une contradiction latente son allégeance atlantiste et

85. « Pour une vraie révolu-

tion française », art. cit.

86. Cf. Guillaume Faye,Les nouveaux enjeux idéolo-

gtques, Le Labyrinthe, 1985,

p. Jean-Yves Le Gallou,« Le beur ou l'argent du

beur ? », National Hebdo,

n° 71, 28 nov.-4 déc. 1985,

dossier « Défense des Fran-

çais », p. I «Front antira-

ciste contre Front National

(éditorial), Rivarol, n° 1798,

22 novembre 1985, p. 2.

Page 47: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE

44

son ralliement aux thèses ultralibérales des « nouveaux éco-

nomistes » l'empêchent de dérouler toutes les implicationsde son nationalisme. Le « capitalisme populaire » est un

capitalisme national qui hésite entre l'anticommunisme

nationaliste et l'anticollectivisme libéral, entre les valeurs

héroïques et les valeurs marchandes.

Par ailleurs, la coexistence de multiples filiations idéologi-

ques, non moins que d'une grande diversité de familles poli-

tiques ralliées sans s'être pour autant fondues dans le creuset

du Front, permet de comprendre la demande consensuelle

d'une instance super-unificatrice. Le Pen apparaît précisé-ment comme l'instrument de la cohésion idéologique du

Front, qu'il instaure au-dessus des tendances et sensibilités

hétérogènes, voire conflictuelles, par identification com-

mune à son personnage. L'hyper-personnalisation du Front,sa « lepénisation », est l'avers de profondes déchirures inter-

nes à la population militante et aux traditions idéologiques

qui s'y rencontrent.

La doctrine du national-populisme peut dès lors se définir

comme une synthèse de synthèses, une sommation de « troi-

sièmes voies » se présentant comme autant de solutions à

des antinomies

1. Individualisme/communautarisme. L'antinomiese pro-jette dans diverschamps. Les idéauxcommunautairesde la doc-trine s'opposenttermeà termeaux idéaux individualistes précel-lencede la propriétéhéritée,primatde la filiationet de la descen-

dance rejetde l'éclatementdu corpssocialen individualitéségoïs-teset nvales affirmationdesvaleursde la communautéorganiqueet de l'idéal d'un ordre naturel (87) tendance à concevoir la

nationcommeunecommunautéferméeet surladéfensive défensedesvaleurstraditionnelleset miseau secondplandesvaleursde lasociétémarchande(économisme,hédonisme,« laxisme», rivalité

inter-individuelle).La contradictionentre les deux modèlesestclaire du côté individualiste,l'idéalest la montéedesatomesindi-viduels sur l'échellesociale, alors que du côté communautairel'idéalest la fusiondes individusdans le corpsnational (à traverssesrelais famille,entreprise)et l'installationdeceux-cià uneplacefixesur l'échellehiérarchique(le modèleétant celuide l'insertionfonctionnellede la celluleou celuide l'organedans l'organisme).Lasolutionidéologiquede l'antinomieest représentéepar la figuredel'individuenraciné.

87. Cf. J.-M. Le Pen, Les

Français d'abord, p. 78.

Page 48: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

45

2. Libéralisme économique/traditionalisme populiste.

L'antinomie précédente se reproduit dans le champ des conceptions

de la vie sociale et économique. Le récent éloge du capitalisme et de

l'ultralibéralisme économique implique la mise au premier plan des

valeurs de l'échange, la réhabilitation de l'Argent, ce à quoi résiste

l'imaginaire traditionaliste comportant à la fois un mépris de prin-

cipe pour les idéaux marchands, un parti pris pour le peuple contre

les « gros » qui l'exploitent, et une condamnation absolue du capi-

talisme et du libéralisme dits « sauvages » ou « affairistes ». La

solution idéologique de l'antinomie est le « capitalisme populaire »,

qu'il est difficile de distinguer du « libéralisme national » du Club

de l'Horloge (88).

3. Démocratie/contre-révolution. Le national-populisme

apparaît comme un syncrétisme instable, formé d'éléments d'ori-

gine jacobine (l'Etat fort et la souveraineté du peuple) (89) et d'élé-

ments de tradition anti-démocratique, permettant par exemple le

ralliement de certains milieux d'Action française (Jean Madiran, le

journal Présent, etc.). Il s'agit dès lors de surmonter la contradic-

tion instaurée par ces deux types de références d'une part à la

Révolution française, d'autre part à la contre-révolution (de l'ultra-

cisme à l'Action française). La solution de l'antinomie est représen-

tée par l'appel à la « vraie révolution française ». Solution para-

doxale, puisqu'elle s'identifie à l'impossible synthèse d'une « révo-

lution contre-révolutionnaire » (90).

4. Universalisme/nationalisme. -L'exigence d'universalité peut

être celle à laquelle engage le christianisme, ou celle qu'implique

l'idéal néo-libéral de la société de marché. Les normes du nationa-

lisme clos et xénophobe s'opposent à toutes les figures de la société

ouverte. La solution idéologique de l'antinomie se résume par

l'argument préférentialiste la « hiérarchie des dilections » distin-

gue, parmi les prochains, ceux qui sont plus ou moins proches le

principe de la « préférence nationale » hiérarchise les étrangersselon une échelle des proximités.

RÉVOLTE POPULISTE ET IDÉAL AUTORITAIRE

Le national-populisme de Le Pen, pris dans ses exposés

programmatiques, peut être caractérisé par quatre traits

essentiels (91)•

L'appel politique personnel au peuple le parti popu-

liste doit être hyperboliquement personnalisé.·

L'appel au peuple tout entier, sans distinction de clas-

ses, de tendances idéologiques ou de catégories quelcon-

ques le rassemblement interclassiste visé par Le Pen, et pré-

figuré par la composition de son électorat (92), distingue

radicalement le national-populisme frontiste du pouja-

disme.

88. Cf. Jean-Yves Le Gal-

lou, « La Révolution républi-caine », préface pour la nou-

velle édition de l'ouvrage Les

racrnes du futur. Demain la

France, Albatros, 1984 (1ere

éd. 1977) et J.-L. Schlegel,« Le Pen dans sa presse »,

Projet, n° 191, janvier-février 1985, p. 43-45.

89. Cf. J.-L. Schlegel, art.

cit., p. 44-45 le nation a-

lisme frontiste vise principale-ment yn électorat anti-

immigré et sécuntariste.

90. Mais le style oxymori-

que définit asçe2, bien les révo-

lutions réalisées par le fas-

cisme italien d'une part (ingré-d8ent révolutionnaire domi-

nant), par le national-

socialisme d'autre part (ingré-

dient contre-révolutionnaire

dominant).

91. Cf. le modèle du popu-lisme présenté par Monica

Chariot, dans sa pénétrante

étude, « Doctrine et image le

thatchérisme est-il un popu-lisme ? », dans Le thatché-

risme. Doctnne et action

(sous la dir. de Jacques

Leruez, La Documentation

Française, 1984, p. 19).

92. Cf. Jérôme Jaffré,« L'extrême droite in

Sofres. Opinion publique

1985, Gallimard, 1985,

p. 186-192.

Page 49: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DOCTRINE DU NATIONAL-POPULISME EN FRANCE

46

• L'appel direct au peuple sain, impliquant une dénon-

ciation double des élites illégitimes (« féodalités », « oligar-chies M,« bande des quatre », etc.) et des étrangers « inassi-

milables » (immigrés maghrébins, par excellence).• L'appel au changement de l'état des choses, à la rup-

ture radicale avec le « système », dans le sens des sentiments

populaires et des valeurs bourgeoises traditionnelles affir-

mation de la « préférence nationale (non sans flatter les

tendances chauvines) arrêt de l'immigration et expulsiondes « indésirables » rejet de l'« étatisme socialisme

rampant ») et démantèlement de l'Etat-providence restau-

ration de l'autorité et des valeurs traditionnelles (la peine de

mort en est le plus clair symbole). L'analogie n'est guèrecontestable entre lepénisme, thatcherisme et reaganisme, en

tant que courants et mouvements relevant du « populismeautoritaire (93), défini comme tentative de détruire les

structures hégémoniques de type social-démocrate au

moyen d'un Etat fort, de rompre donc avec le consensus de

l'après-guerre et de lui substituer un nouveau consensus

autour de deux pôles libéralisme économique et réactiva-

tion du sentiment national. La constitution d'un nouveau

bloc des possédants s'est réalisée en Grande-Bretagnel'échec économique n'a pas empêché la réussite politique

(94). Mais peut-il s'instituer en France un lepénisme hégé-

monique, préfigurant un national-populisme de régime, au-

delà du mouvement alimenté par la démagogie électorale ?

Là est la question.

PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF

93. La catégorisation a été

avancée par Stuart Hall dans

Marxum today et New

Sociahst, sur la base des tra-

vaux du Centre for Contem-

porary Cultural Studies (Bir-

mingham) qu'il a longtempsanimé.

94. Cf. David Hanley, Le

thatcherisme. De la révolu-

tion économique à la défense

des siens », Projet, n° 194,

juillet-août 1985, p. 7-18.

Page 50: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Etudes14,rued'Assas75006Parisjanvier1986(364/1) 47

Art,formesetsignes

Dans la galaxie B.D.

Yoko Tsuno

E PHÉNOMÈNE de communication qu'est la Bande dessi-

L née existe, massivement, depuis plus de cinquante

ans. On dit « la Bédé » comme on dit « la Hifi » ou « la

Cibi ». Phénomène de masse, d'abord par les publics

atteints enfants et adultes, toutes couches de la société con-

fondues ensuite par la quantité de produits exposés, même

si le volume total des albums et des revues de BD n'occupe

qu'un secteur assez faible de la librairie. Ce qui est accessible

aux lecteurs français et belges, toutes éditions regroupées,

serait de l'ordre de 5 000 albums et d'une dizaine de milliers

de brochures en « format carré » (1). Mais les tirages et

l'intensité de la consommation sont considérables. Ce phé-

nomène de communication a ses règles propres, mais il

emprunte aussi au cinéma, à la littérature romanesque ou

policière et même au théâtre.

Mais alors que le cinéma possédé depuis des lustres ses

quartiers de noblesse, la BD fait encore figure de « parent

pauvre », de littérature peu sérieuse, bonne pour l'évasion

ou pour tenir les enfants tranquilles.

Or le « phénomène BD » est plus riche qu'il n'y paraît.

Dans certains cas (moins rares qu'on feint de le croire), la

BD peut s'élever au rang d'un art et d'une véritable littéra-

ture elle peut permettre d'accéder à une réelle culture par

1. Types courants dans les

kiosques (Waprti, Rodéo,

Comancbe, Titi, etc.).

Page 51: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DANS LA GALAXIE B.D., YOKO TSUNO

48

des voies tout autres que « classiques ». Comme le théâtre,le roman et le cinéma, la BD a ses tâcherons, ses « nègres »,ses fabricants, mais aussi de véritables créateurs.

Ce n'est sans doute pas un hasard si, depuis quelques

années, se multiplient les ouvrages consacrés à des auteursde BD. Hergé y a eu droit de son vivant. Actuellement, c'est

au tour de Jacques Martin (Alix le Gaulois), Edgar

P: Jacobs (2) (Blakeet Mortimer), Hugo Pratt (Corto Mal-

tese), Derib et Godard (diversesœuvres). Sait-on que Tintin

a fréquenté Normale-Sup bien avant 1960 ? Que, vers

1958, il a eu les honneurs du Times et de la B.B.C. (3) ?

Que Michel Serres a minutieusement décortiqué Les Bijouxde la Castafiore (4) ? Mais, comme il arrive dans la plupartdes opérations où le malade sort vivant du billard, le plaisirde lire n'est pas tué pour autant. Il peut même s'en trouver

multiplié à l'infini.

Qu'est-ce qu'un album de Bandes dessinées ?

Il suffit de voir, dans les chambres d'enfants, des albums

Tintin écornés et maculés pour deviner qu'un album, c'est

d'abord un compagnon et un support d'évasion et de

détente. Mais ce peut être plus encore. De très jeunesenfants sont capables de comprendre l'essentiel d'une aven-

ture de Tintin sans lire le texte certains ont pu apprendreen partie à lire parce qu'ils désiraient en savoir autant que la

sœur ou le frère aîné. Ce succès s'explique par le dosage plusou moins subtil entre ce qu'exprime le graphisme (formes,

mouvements, expressions, codes des bruitages et des cou-

leurs) et ce que dit le texte, quand il y en a. Certains auteurs

jouent beaucoup plus sur la richesse visuelle que sur le texte

(c'est le cas de Druillet, dans son interprétation fantasmago-

rique de Salammbô). D'autres, l'opposé, insistent sur les

aspects documentaires, en raison des genres littéraires culti-

vés (ainsi J. Martin, dans Alix). D'autres encore font de

leurs albums de véritables encyclopédies, au risque de ralen-

tir excessivement l'action ainsi, chez Edgar P. Jacobs,

l'usage quasi systématique du pléonasme (5) donne-t-il à la

fois lourdeur et solennité au récit jamais un brin d'humour

n'égaie les longues explications techniques (6). Signalonsceux qui cultivent la fantaisie débridée (F'Murr avec ses

BELLESIMAGES

2. Anciens collaborateurs

de Hergé.

3. D'après Pol Vandromme,Le Monde de Tintin, Galli-

mard, coll. L'Air du Temps,1959 (épuisé), p. 106-107.

4. Cf. Benoît Peeters, Le

Monde d'Hergé, Casterman,

1983, p. 168.

5. Il y a pléonasme quand le

bandeau explicatif dit la

même chose que l'image. On

ne peut l'éviter complètement.

6. Dans les œuvres de

Jacobs, on peut excepter le

premier album, La Marque

Jaune il est moins chargé, et

c'est un véritable thrtller.

Page 52: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

49

moutons), le gag permanent et le délire technologique (Fran-

quin avec Gaston Lagaffe), la dérision et la parodie (Gotlib

et ses Rubriques à Brac et Dingodossiers ), l'enflure, voire la

boursouflure (Greg avec Achille Talon), la science-fiction

fantaisiste (ils sont légion). On ne peut, hélas, tous les pré-

senter.

Dans le domaine du « beau dessin », on trouve à peu près

autant de styles que d'auteurs. Il y a ceux qui pratiquent

l'hyperréalisme, et ceux qui stylisent tout paysages et per-

sonnages. La simplification ne nuit pas nécessairement à la

beauté des formes, ni à l'efficacité de la communication. On

peut y détecter un des éléments du « message » de l'auteur,

de sa vision du monde. Il faudrait distinguer encore entre les

personnages et leur cadre. Le cas le plus connu est bien celui

de Tintin, personnage quasi immuable en lui-même alors

que le cadre de ses aventures devient d'une exactitude de

plus en plus rigoureuse, à partir notamment de la rencontre

de Hergé avec la Chine, dans Le Lotus Bleu. Tintin est un

être exact, mais dans un autre ordre. Chez les auteurs issus

des Studios Hergé, en particulier, le réalisme de reconstitu-

tion, le souci de documentation, n'aboutissent pas à des

séries de photos, mais à une sorte d'oeuvre d'art par le des-

sin (7).

Précision du cadre, réalisme humain et véracité des per-

sonnages, qualité de l'ambiance il faut, pour s'en rendre

compte, feuilleter la série Blueberry (de Giraud et Charlier)

ou les premiers Jonathan Cartland. Ce sont de splendides

livres d'images, où scénaristes et coloristes s'appliquent, à

longueur de pages, à faire « de la belle ouvrage ».

Les auteurs de BD peuvent utiliser presque toutes les res-

sources de la « grammaire élémentaire du cinéma » plans,

positions de la caméra, mouvements fictifs, effets

spéciaux (8). Bien sûr, la juxtaposition des images, dans les

œuvres « sages » (9), empêche de saisir le mouvement dans

son instantanéité ou sa lenteur. Mais la BD pallie cette infir-

mité par tout un jeu de codes graphiques, et par le mouve-

ment même des formes (position des corps, des objets) il y

a ici connivence entre l'intention de l'auteur et l'imagination

du lecteur, ainsi que sa capacité à saisir l'ensemble et les

détails des signes. Parfois, l'espérance de cette connivence

peut produire, d'une vignette à l'autre, des anacoluthes qui

obligent le lecteur à suppléer ce qui pourrait faire l'objet

d'un dessin et/ou d'un texte. Non, la BD ne cultive pas

nécessairement la paresse intellectuelle.

7. La taille-douce, en phila-

telie, donne la même impres-sion les timbres français

reproduisant des tableaux

selon ce procédé sont par eux-

mêmes des merveilles. Les

exemples ne manquent pasdans la série Alix. Cf. aussi

deux histoires de Yoko

Tsuno La Frontiere de la

vie, où R. Leloup a restitué

une superbe maquette de

Rottenburg-ob-der Tauber,

petite ville médiévale de

Souabe, et Message pour

l'eternité, où l'on peut voir

comme si on y était la fameuse

« oreille » de Pleumeur-

Bodou.

8. Un travail réalisé avec

des élèves de 4' en 1983 nous

a permis de découvrir queAstertx en Corse est, de ce

point de vue, une véritable

initiation à cette grammaireélémentaire.

9. C'est-à-dire où les dessms

se suivent de manière conti-

nue, mais en vignettes de tail-

les variables. Certains auteurs

cherchent à briser les

contraintes des cadres. A cet

égard, Greg, Bretécher, Fran-

qum, F'Murr sont « sages ».

Page 53: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DANS LA GALAXIE B.D., YOKO TSUNO

50

Le genre littéraire le plus pratiqué est, de très loin, l'aven-

ture. Aventures policières, imitant, plagiant même des

romans policiers ou les créant science-fiction (10), parfois

combinée au policier; aventures magiques (Mandrake, Spi-

derman, Astérix en partie.) ou fantastiques aventures se

déroulant à des périodes de l'Histoire la dernière guerre

mondiale, la guerre du Pacifique, le Moyen Age, l'ère des

corsaires, la guerre de Sécession et la conquête de l'Ouest

(thèmes inépuisables), la préhistoire et même la « post-

Histoire », l'Antiquité gréco-romaine. On peut se deman-

der, à l'aube de la guerre (ou la paix) des étoiles, où se situe

la frontière entre le possible et la science-fiction (11). On

rencontre aussi des genres moins définissables tournant

autour de la vie familiale, avec Mafalda (de Quino), Peanuts

et Snoopy (de Charles M. Schulz), Boule et Bill (de Roba)

scènes de la vie quotidienne dans le genre délirant (Gaston

Lagaffe), ou vues avec un humour tristounet par Sempé

salées, vinaigrées ou vitriolées chez Bretécher et Lauzier. Il

faudrait aussi classer les « héros » aventuriers tradition-

nels, du Far-West ou d'ailleurs justiciers en tous genres,

sur terre et dans les galaxies héros plus familiers (adoles-

cents, enfants), animaux (seuls ou associés aux hommes).

Mandryka n'a-t-il pas produit Les Aventures potagères du

Concombre masgué (12) ?

Scénarios et personnages relèvent plus ou moins du roma-

nesque mais un romanesque assez particulier. Bien sûr,

nombre de BD recourent sans scrupules aux vieilles ficelles

happy-end obligatoire, soupçon ou sauce d'érotisme,

archétypes poussés jusqu'à la caricature, violence plus ou

moins gratuite, plus ou moins étalée, sentiments très som-

maires peu de différence en somme avec des romans de

« série noire ». Beaucoup plus astucieuse est la parodie du

romanesque, chez des auteurs aussi différents que Hergé

(Les Bijoux de la Castafiore), Greg (cf. le décousu volontaire

de certains scénarios d'Achille Talon) et Franquin (les rela-

tions entre Gaston Lagaffe et M'oiselle Jeanne). Il n'empê-

che chez un certain nombre d'auteurs, le romanesque a ses

règles propres. Le roman écrit exploite, selon certaines

règles, la complexité des sentiments humains, les jeux du

destin et de la liberté, la victoire, plus ou moins chèrement

ROMAN-PHOTO ?

10. Il est curieux de voir

comme le thème du « cerveau

extra-terrestre venu coloniser

un coin de terre » se retrouve

à la fois dans le roman et la

BD. On peut ainsi en compa-

rer le traitement dans L'Archt-

pel de la Terreur, roman de la

série Bob Morane dans

Yoko Tsuno, l'album La Spt-

rale du Temps dans Valérian

et Laureline, l'album Les

Oiseaux du Maître.

11. Comparer l'entrefilet

paru dans La Crorx du 5 mai

1985, p. 5 « Super-TGVavec les magnétoporteurs sou-

terrains des Vméens dans « Le

Tno de l'Etrange (YokoTsuno ).

12. « II faut, pour les com-

prendre, avoir fait des étu-

des » (Victor Hugo, dans Les

Pauvres Gens).

Page 54: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

51

acquise, de l'amour sur l'adversité. Il exploite certaines for-

mes de l'amour-passion, de l'amour-sacrifice. Il véhicule cer-

taines images du bonheur, de l'idéal de la vie.

La BD doit jouer sur des registres différents. De préfé-

rence, le héros doit être tout d'une pièce et, plus encore que

dans le roman, l'aventure est taillée à sa mesure. S'il a des

traits saillants de caractère, c'est pour marquer son origina-

lité, mais il ne saurait avoir des défauts ou des faiblesses que

dans d'étroites limites (à moins qu'il ne soit destiné au rôle

d'anti-héros) (13). Dans le « roman romanesque il arrive

assez souvent que les situations et les personnages soient

plus ou moins interchangeables. C'est à peu près impossible

dans la BD. La personnalité des auteurs marque trop les per-

sonnages, même quand ils exploitent des territoires identi-

ques (14).

La BD se trouve parfois aux confins du roman et du théâ-

tre. Il arrive que, dans Yoko Tsuno, spécialement dans l'his-

toire « La Fille du Vent », le travail des visages, l'utilisation

des cadrages et le contenu même des propos échangés, ren-

voient, comme par le biais du théâtre télévisé, à des scènes

de Corneille ou de Racine et aux Tragiques grecs (15).

IL ÉTAIT QUINZE FOIS. YOKO, VIC ET POL

Parmi les astres de la galaxie BD, Yoko Tsuno, héroïne de

Roger Leloup, mérite qu'on s'attarde auprès d'elle (16). Le

Trio de l'Etrange, titre du premier album, présente, dès son

départ, une triple particularité.

Alors que la BD est puissamment marquée par la prédo-

minance masculine (les femmes, quand il y en a, jouent les

seconds rôles ou sont confinées dans des rôles stéréotypés)

(17), ici le premier rôle est confié à une jeune fille (entre 18 et

ans selon les albums).

Alors que la BD occidentale confie presque exclusivement

les premiers rôles (les « bons ») à des blancs (Américains,

Français, Belges), R. Leloup introduit une Japonaise, ingé-

nieur électronicienne venue « faire de la recherche en

Europe ». Il faut souligner ce qu'avait d'audacieux cette

rupture des habitudes, au début des années soixante-dix, et

plus encore après, quand le Japon a réincarné, de manière

diffuse, le « péril jaune » commercial et technologique.

Alors que les héros vont par duos (surtout masculins) plus

ou moins égaux, ou qu'ils sont des solitaires sans racines et

sans famille (18), Leloup donne à Yoko deux partenaires

masculins. Ils ont le même âge qu'elle. Ils sont techniciens de

13. L'anu-héros est le pre-mier rôle à à qui n'arnvent

que des « tuiles If, mais aussi

le personnage qui ne sait plus

qui il est, comme le lieutenant

Blueberry.

14. On peut ainsi compareravec intérêt la « série

vinéenne » de R. Leloup et

certaines histoires de Valertan

et Laurelrne (Mémères et

Chnstin).

15. On pourra par exemples'intéresser au traitement, parR. Leloup, du thème tragiquede l'hybris, la demesure quidéfie les dieux, dans La Fille

du Vent et La Lumière d'Ixo.

16. On peut distinguer,dans cette oeuvre (15 albums

parus) de l'ancien collabora-

teur de Hergé 1) La « série

vinéenne » Le Trio de

l'Etrange, La Forge de Vul-

cain, Les Trois Soleils de

Vinéa, Les Trtans, La

Lumière d'lxo, Les Archangesde Vinea. 2) La série IngndHallberg L'Orgue du Diable,La Frontière de la Vte, 1e Feu

de Wotan. 3) Hors série »

(provisoirement ?) Aventu-

res électroniques, Message

pour l'etemite, La Fille du

Vent, La Spirale du Temps,La Prote et l'Ombre, Le

Canon de Kra.

17. Certains auteurs igno-rent les femmes (Jacobs),d'autres ont du mal à lesintroduire (Hergé) voir spé-cialement Lefranc, Tanguy etLaverdure.

18. C'est la définition de

Lucky Luke

Page 55: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

YOKOTSUNOLesArchangesdeVinéa,p.18

Danslasociété-fiction,lerobotsurpassel'homme.Maisqu'est-cequifaitque«l'hommepassel'homme»?

Page 56: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

53

19. Par contre, Pol n'a quedeux vagues oncle% pour

Vic, aucune trace de famille.

20. Là encore, voir La Fille

du Vent. Je tiens cette histoire

pour un des chefs-d'muvre de

la bande dessinée.

télévision.Audébut de la premièrehistoire,VicembaucheYokopour sesémissions.Celle-cidevient,progressivement,le « moteur du trio. Deplus,R. Leloupsemblebienavoirtenu à donner à Yoko de profondes racines japonaises,notammentunefamilledont on peut,endeuxalbums,cons-tituer facilementle tissu (parentset cousin)(19).

R. Leloupassurela filiationdeHergéenplusieursdomai-nes soucidela documentation,respectde la « nipponité»de Yoko quand elle retourne dans son pays (malgré les

apparences,on est très loindu traitementfolkloriqueet des

clichés),commeHergé avait respectéTchanget la famille

Wang-Jen-Ghié goût du beau travail, du beaudessin(cer-taines parties d'histoires sont un enchantement) com-

plexitédes scénarios. Mais il va bienau-delàde son maî-tre, sousplusieursaspectsqui ne peuventêtre qu'évoqués.

D'abord, R. Leloupest probablementle seulcréateurdeBD qui donne, en des histoirescomplèteset suivies,une

imagede la femmepositiveet nuancée,pour autant que lesconventionsde la BDpuissentle supporter.Certes,on peutobjecterqueYokon'estqu'unejeunefilleet quela véritable

imagede la femmeest cellede la mère. Mais, dans la BD

guèreplus qu'ailleurs,on ne peut vouloirtout être et toutfaire à la fois. Le personnagede Yoko est un compromisassezsubtilet dynamiqueentreplusieursexigences la con-ventionquiveutquelespremiersrôlessoientjeunes,beauxet sympathiques(de même, si possible, leurs partenairesimmédiats) lepublicauquels'adressel'auteur lemessageque l'auteur veut transmettre, l'idéal qu'il porte en lui et,peut-être,une certainerelationà la pédagogie.La véritédeYokodépassele fait qu'ellea unevraiecompétenceprofes-sionnelle,qu'elle accomplit les mêmes prouessesque leshommessur leurs terrains préférés(connaissancestechni-

ques, arts martiaux, nerfs d'acier.). Sous les apparencesd'un personnageimpeccable,Yokoest un êtredechairet de

sang(20), associéeà deuxgarçonsqui, peu à peu, appren.nent à la vivre,et avecqui elleapprendà vivre.

A travers toute la série,R. Leloupexploreà sa manièreun universqui est celuide l'adolescence la découvertedel'amitiéavecla conquêtede sa proprepersonnalité.Yokoale don de susciterdes amitiésfortes, non exemptesde ten-

dresse,dont R. Leloup,au fildeshistoires,sait fairedécou-vrir la variété.Le cas échéant,Yokoest capablede mettre

Page 57: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DANS LA GALAXIE B.D., YOKO TSUNO.

54

son amitié en balance pour un plus haut service, qui peutêtre politique au sens noble du mot (par exemple, dans Les

Archanges de Vinéa).

Par ailleurs, le traitement que R. Leloup apporte à la

science-fiction le rapproche de plusieurs auteurs contempo-rains de BD (en particulier Mézières-Christin, ou Comes,

père deErgün l'Errant). La différence, importante, vient de

ce que les « Vinéens » n'ont d'autres particularités que leur

peau bleue et leurs visages allongés un peu osseux hormis

cela, ils sont traités en hommes et femmes « de plein droit ».

Quand R. Leloup introduit des êtres fantastiques (Les

Titans), ce n'est pas seulement pour le folklore de la

biologie-fiction.

Car R. Leloup ne cache pas que ses histoires portent des

messages. Le contenu en est, à bien des égards, commun à

beaucoup d'autres auteurs pacifisme, amitié entre les peu-

ples, vanité des systèmes idéologiques, liens possibles avec

des êtres différents pour construire un univers vivable (cf.Les Titans). Quelques particularités cependant toutes les

tentatives de rapprochement n'aboutissent pas la réconci-

liation entre les Vinéens restés et les Vinéens partis est une

aventure à haut risque (cf. La Lumière d'Ixo et LesArchan-

ges de Vinéa) où il faut payer de sa personne sans être assuré

du résultat. L'amitié est un trésor fragile en même temps que

relatif mais un trésor qui se mérite dans un partage, de plusen plus intériorisé, de l'idéal qui « fait courir » Yoko(21).R. Leloup a le mérite de poser quelques questions importan-tes pour notre époque (il n'est certes pas le seul dans la BD),et d'apporter ses réponses. En voici quelques-unes la com-

munication entre les banques de données et l'utilisation des

renseignements sur la vie privée des personnes (Le Feu de

Wotan) (22) l'utilisation du corps humain comme cobayedans le cas d'un conflit de devoirs (La Frontière de la vie)les rapports entre droits et devoirs dans les relations humai-

nes, spécialement vis-à-vis d'ennemis (notamment dans Les

Titans) la légitime défense (ibidem) la moralité de

J'argent (La Fille du Vent) la valeur de l'inutile (Message

pour l'éternité). Il faut parfois étudier de très près le jeu des

dialogues et les expressions des visages pour deviner la por-tée de certains propos (23). A la différence de nombreux

auteurs, R. Leloup répugne manifestement aux discours

éthiques, et procède plutôt par allusions. Au lecteur de les

21. Ce partage intériorisé

ne suit cependant pas une pro-

gression linéaire au fil des his-

toires. R. Leloup est asse7

astucieux aussi pour ne pas se

laisser piéger par le trio. Il sait

varier les situations. Par

exemple, dans Les Archangesde Vméa, seule Yoko est en

lice Vic et Pol n'intervien-

nent jamais directement dans

l'action. Par contre, dans Le

Feu de Wotan, on assiste à

une sorte de crise dans le trio.

22. Voir, à ce sujet, dans

Etudes, avril 1985

(p. 471-482), l'article de

H. Maisl « Les libertés

enjeu d'une société informati-

sée ». Il est évident queR. Leloup ne prétend pas trai-

ter la totalité de ce problème

23. R. Leloup travaille les

expressions des visages avec

une précision en même temps

qu'avec une discrétion remar-

quables. On est très loin des

masques ravagés de Druillet,

des caricatures de théâtre de

1 auner et de la simplification,efficace à son niveau, de

Hergé. Les « méchants » de

R. Leloup ne sont pas vrai-

ment laids. Mais des éléments

précis permettent de les iden-

tifier très vite.

Page 58: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

55

repérer et d'en faire son miel. N'est-ce pas ce à quoi nous

entraînaient nos maîtres sur des vers de Corneille, de

Racine, d'Eschyle et autres bons auteurs ?

L'univers religieux n'est pas absent de Yoko Tsuno. Cette

fille est bouddhiste et une lecture attentive de La Fille du

Vent laisse à penser qu'elle a reçu une éducation religieuse.

Cette histoire contient d'ailleurs une scène à peu près unique

dans la BD non confessionnelle (24) au moment où Yoko

va affronter, sur sa terre natale, une mission quasi impossi-

ble, R. Leloup prend le temps de la montrer en prière devant

Bouddha. Mais sa prière reçoit une réponse pratique le

moine de veille offre son aide à Yoko et prend de gros ris-

ques pour la tirer d'un piège. De même, dans La Frontière de

la vie, le docteur Schulz dit à sa nièce « La volonté du

Tout-Puissant passe par vos mains, docteur Eva Werner »

Quelques éléments, de brèves séquences disséminées dans

quinze albums. Mais jamais le ciel n'est complètement

fermé; ni sourd aux prières, quand les humains y mettent du

leur.

L'expression de l'amitié et des sentiments y est d'une déli-

catesse exceptionnelle, dans l'univers de la BD où l'on

n'hésite pas à embrasser, voire à coucher ensemble, pour

« coller au réel ». Croira-t-on que, sauf une fois (crise

d'enthousiasme chez Pol), jamais on ne s'embrasse dans

Yoko Tsuno ? Croira-t-on que Yoko et ses amies Khâny et

Ingrid ne se tutoient jamais ? Tout passe dans les regards,

dans les paroles. On assiste à l'éclosion progressive de ce

qui pourrait bien devenir un amour entre Yoko et Vic, au

risque de briser le trio. Mais, qu'il s'agisse de suggérer cet

amour naissant ou qu'il s'agisse du portrait de Yoko elle-

même, on retrouve partout le même sens classique de la

litote, cet « art de pudeur » la mesure de l'humain, ni esca-

moté ni exagéré. Tout est fait pour que, dans ce spectacle

permanent où l'auteur expose ses personnages, jamais le

lecteur-spectateur ne devienne voyeur (25).

Le message antiraciste serait presque banal. Sans doute,

en choisissant le Japon, R. Leloup a misé sur une culture

trop éloignée de la nôtre pour que les lecteurs soient affron-

tés aux tentations quotidiennes du racisme, celles de chez

nous (26). Mais il était déjà audacieux d'aller jusque-là pour

s'adresser au grand public. Combien de BD « innocentes »

perpétuent des modèles (prééminence absolue de la virilité,

images de la femme) et militent obstinément, massivement,

24. C'est-à-dire en dehors

surtout des publications spé-cialement liées à la presse

chrétienne (BD de Bayard-

Presse, de Fleurus.). Noter

toutefois que les hebdomadai-

res Tintin et Spirou restent, à

divers degrés, liés à l'univers

chrétien.

25. On peut se demander si

ces « formes idéales de l'ami-

tié » ne visent pas trop haut.

Je note en passant que Vic et

Pol représentent, auprès de

Yoko, deux expressions du

sentiment masculin, complé-mentaires et très différentes

l'une de l'autre inquiète et

volontiers protectrice chez

Vic, mi-figue mi-raisin et tou-

jours un peu pointue envers

Yoko chez Pol. Je ne suis pastout à fait sûr que les relations

entre Pol et Yoko se limitent à

la simple camaraderie. On

m'a fait remarquer que Pol et

Vic montrent, dans la BD,d'autres manières de « vivre le

masculin ».

26. On ne voit pas bien

comment, en France par

exemple, une BD à succès

pourrait être lancée avec

comme héroïne une jeune fille

« beur ou maghrébine,associée à deux partenaires

français.

Page 59: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DANS LA GALAXIE B.D., YOKO TSUNO

56

pour des rapportshumainsbaséssur la domination,la vio-

lence,le système-D? Commercialoblige?. Ce qui frappedans YokoTsuno, c'est la volontééducatricedu créateur.DuJapon, par exemple,il n'évoquepas certainsaspectsde

violence,de contrainte sociale, du statut des épouses etmèresde famille.Cependant,à travers ce qu'il montredeviolenceet ce qq'il évoquedela viefamiliale,il donneenviede poser des questions,de savoirplus et au-delà(27).

Mais, plusle pari éducatifest audacieux,plus il est diffi-ciled'éviterla moralisation,le prêchi-prêcha(quigâte sou-ventBibiFricotinetRahan), lavolontédefairepasserà tout

prix le message.Ce sont des écueilsredoutables,auxquelsn'échappent pas toujours les auteurs, surtout quand ils

s'attaquent aux faux dieux, aux usurpateursde pouvoirsdivins,aux ambitieuxqui utilisentla religion(thèmecom-mun dans Rahan, Valérianet Laureline,Ergün l'Errant,YannleMigrateur, etc., fortementprésentaussidansYoko

Tsuno).Et sansdouteR. Leloupne peut-ily échappertota-lement en ce domaine de la communicationcomme en

d'autres,pourquois'étonnerd'imperfectionset demaladres-ses? Il restequecedisciplede Hergémet toute sasciencedescénaristeet de dessinateur oserais-jedire toute safoi ? au servicedes jeunesde notre temps, férusd'infor-

matique et de technologie-fiction,mais aussi incertains

d'eux-mêmes, assoiffés d'amitié et même de tendresse,affrontés à des questions qui les dépassent. Certes, on

pourra objecter que les solutionsapportéesou proposéesrestentindividuelles,duesà la forced'âmedeYokoet deses

amis, et que le « collectifde réflexionet d'action» n'y aaucune place. Est-ce vraiment sûr (28)? Et quand ce leserait? Le « collectif» doit-ilremplacerlesinsuffisancesdecaractèreet de cœur de sescomposants? Certes,il peut les

prendreen chargedans uneéducation.Encorefaut-ilqu'unvisagede femmeou d'hommefasse le lien entre le réel et

l'idéal Yokoest un de cesvisages.Non pas leplus sédui-sant peut-être(29), mais la beauté physiquedevientchezelle le refletde l'âme. Et la lecturede ses aventures desaventuresde Yoko,Vic et Pol donne souventl'enviededevenirplus humain.

MAURICE TOCHON m.S.

27. On peut se demander si

l'image que R. Leloup donne

du Japon à travers La Fille du

Vent est acceptable pour des

Japonais résidant en Europesi cette image, incomplète for-

cément, permet à de jeuneslecteurs de chez nous de se

faire une image acceptable du

Japon et des Japonais. La lec-

ture de cet album peut se faire

à plusieurs degrés de profon-deur.

28. J'en suis si peu sûr quece me semble être justement lecas dans Le Feu de Wotan.Yoko se rebiffe contre l'informaticien Hertzel « Voussavez tout sur moi De queldroit ? — Du droit que je

prends en mettant ma vie etma fortune au service de la

paix. Satisfaite? — Hmmm.en partie » Les nobles obJec-tifs de Hertzel ne suffisent

pas ils dépendent trop de saseule conscience. Il y faut bien

un droit objectif, et donc une

réflexion à plusieurs.

29. J'entends par là quel'aspect de la séduction fémi-

nine, si fortement exploitédans la quasi-totalité de la BD,et refusé par Hergé, est dansYoko Tsuno ramené à sa vraiemesure. Certes, Yoko est unbeau brin de fille, mais elle nese sert pas de sa féminité pourobtenir quelque chose des gar-çons ou pour susciter les réac-tions masculines usuelles dansla BD. Les relations se passentà un tout autre mveau.

Page 60: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris janvier 1986 (364/1) 57

Art, formes et signes

Le Testament

de Roger Martin du Gard

NEUILLY,

23 mars 1881 (Bertrand de Maumort a onze

ans) Nice, 23 août 1959 (le lieutenant-colonel de

Maumort est décédé depuis neuf ans). Entre ces deux dates,la vie de Roger Martin du Gard et, avec quelque décalage,celle de son « double » littéraire. Roger Martin du Gard

un homme dont tous ceux qui l'ont connu ont souligné la

modestie, un écrivain qui connut gloire et honneurs, un

homme angoissé à l'idée de la mort, un écrivain soucieux de

la survie de son œuvre jusqu'à classer méticuleusement ses

moindres notes ou lettres qu'il légua à la BibliothèqueNationale. Archiviste-paléographe, mais depuis l'enfance

décidé à écrire des romans, il s'y essaie à vingt-cinq ans avec

une vie de saint qu'il n'achèvera pas, puis avec Marise,roman également abandonné, enfin avec Jean Barois queGrasset refuse, que Gide recommande à Gaston Gallimard

et qui connaîtra très vite l'intérêt de la critique, l'accueil du

public. Nous sommes en 1913. Au Maroc, Maumort est

attaché au cabinet de Lyautey.La rencontre de Martin du Gard et des jeunes de la

N.R.F. sera déterminante pour la viede l'homme et de l'écri-

vain, comme celle, peu après, des jeunes gens du Vieux

Page 61: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

ROGER MARTIN DU GARD

58

Colombier Copeau, Jouvet. Bellesréunions qu'interrom-

pra la guerre au retour de laquelle le romancier entreprendLes Thibault. Le premier volume paraît en 1922 (quinqua-génaire, Maumort mène une vie de gentleman-farmer), ledernier en 1940 (Maumort pense déjà à la résistance).

Entre-temps, le Prix Nobel, consécration que Martin du

Gard accueille d'abord en se cachant, puis en effectuant

quelques voyages que sa santé et son peu de goût pour l'éloi-

gnement de la table de travail ne multiplieront pas.Nouvelle guerre. L'exode, l'installation à Nice et, dès

1941, les premières notes pour un ouvrage aussi ambitieux

que Les Thibault et sur lequel il travaillera jusqu'à sa mortavec plus ou moins de régularité. Inachevé, Le Lieutenant-

colonel de Maumort (1) se voulait l'aboutissement d'un

grand œuvre, un témoignage que l'auteur savait posthume.Souvent, en en parlant, il emploie le mot testament. Lesmille pages qui nous sont désormais accessiblesdonnent à la

fois une idée de l'ampleur du projet et une connaissanceassez exacte du personnage éponyme si complexe, en même

temps qu'elles confirment la place de Roger Martin du Gard

dans notre littérature.

Peu d'écrivains se sont protégés de la renommée et ont fui

la publicité comme Martin du Gard. Paradoxalement, peuauront eu une telle crainte d'être oubliés par les siècles à

venir. Dix ans après avoir commencé Maumort (2), cons-

cient qu'il a peu de chances de mener à terme la vaste entre-

prise, il rédige quelques conseils pour l'édition de l'œuvre

inachevée, Dans son introduction à la Correspondance avec

Gide, Jean Delay souligne son étonnement « de voir ce vieil

homme, détaché de toute croyance métaphysique, apporterà l'aménagement de son existence posthume les soins d'un

pharaon » (3). Certes, on pourrait voir là orgueil et pré-

somptueux pari sur la postérité, mais cette inquiétude quantau devenir de son œuvre répond chez Martin du Gard à une

angoisse qui a ses sources en un domaine autrement plushaut que la vanité littéraire. Si la hantise de la mort croît

avec l'âge, si le vieillissement lui impose la tentation de l'à-

quoi-bon ? et si les années de rédaction de Maumort n'ont

pas toutes l'enthousiasme du début, l'acharnement au

métier, le soin apporté à laisser quelque chose qui puisse être

SURVIVRE À L'ANÉANTISSEMENT

1. Roger Martin du Gard,Le Lieutenant-colonel de

Maumort. Edition établie parAndré Daspre, Gallimard,

Bibliothèque de la Pléiade,1 316 pages, 1983. (L'abré-viation L.C.M. y reporte.)

2. L'étymologie n'a pasbesoin de commentaire.

3. La CorrespondanceGide-Martin du Gard, Galli-

mard, 1968, p. 11.

Page 62: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

59

édité doivent au refus de l'anéantissement bien plus qu'à

l'éphémère satisfaction de penser qu'on sera lu après sa

mort. S'il veille à ce que rien ne se perde de ses moindres

écrits, c'est pour exorciser sa terreur de « la destruction

totale », pour se donner des armes contre l'ennemie invinci-

ble et pour que, malgré elle, reste une trace de ce qui fut.

Pour Martin du Gard, « l'oeuvre d'art n'est pas seulement un

moment qui prolonge le temps et affronte la durée, mais le

témoignage qu'existait un homme qui l'a conçue, exécutée

de ses mains et qui survit en elle » (4). La métaphysique

l'emporte sur la vanité ce n'est pas le désir de l'aléatoire

gloire posthume qui l'habite, mais la volonté d'un mortel de

vaincre l'invincible après son inévitable victoire. Ce n'est pas

par hasard qu'avant même de rédiger les premières lignes de

Maumort, il présente son personnage en ces termes « Une

figure exemplaire qui serait comme mon testament » et

qu'après une année de travail il parle d'un « livre-somme »

le total d'une vie et d'une expérience [.] le testament d'une

génération à la veille d'une scission complète entre deux âges

de l'humanité » (5).

Martin du Gard n'est pas l'auteur de romans courts, il

n'est à l'aise que pour autant qu'il se lance dans un ouvrage

qui se présente comme « une vaste besogne dont je ne vois

pas la fin » (6) Les Thibault, c'est vingt ans de travail.

Mais si le propos de Maumort répond à cette règle, le

romancier va beaucoup plus loin. Maumort n'est pas un

roman inachevé pour les seules raisons de l'âge, de la fati-

gue, des doutes qui viennent au cours de l'élaboration, de la

mort Maumort est inachevé parce que, de toute façon, il

ne pouvait connaître un terme. Le temps lui aurait-il été

donné, il ne semble pas que Martin du Gard eût posé le

point final à son « testament ». Indéfiniment se serait dérou-

lée l'histoire du lieutenant-colonel (par l'ajout de lettres, de

notes retrouvées, ou tout autre stratagème littéraire) parce

que ce destin imaginé, plus qu'un roman après d'autres, est

cet ultime défi lancé à l'anéantissement, seul moyen pour le

créateur de prolonger la vie. Maumort, ce n'est pas le refus

de mourir, c'est la volonté de ne point disparaître.

« Je ne crois guère possible qu'un projet littéraire neuf

s'empare de moi et me relance en avant », écrit Martin du

Gard le 23 mars 1941, et, le 2 mai, après une nuit d'insom-

nie au « résultat merveilleux et inespéré », il se déclare

« désensorcelé, lancé à nouveau dans une œuvre vaste » (7).

4. Louis Martin-Chauffier,

Livres de France, n° 1, jan-

mer 1960, p. 6.

5. Souvenirs, dans RogerMartin du Gard, Œuvres

completes 1, Gallimard,

Bibliothèque de la Pléiade,

1955, p. Cil et CVII.

6. L.C.M., p. XI.

7. Souvenirs, p. C et CI.

Page 63: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

ROGER MARTIN DU GARD

60

Une crise d'entérite, une nuit blanche. et Bertrand de Mau-

mort est né qui, dans la solitude de son château, va « médi-

ter sur la seule chose qui l'intéresse encore sa propre vie.

Sujet d'innombrables méditations » (8).

Ainsi, pour Maumort, à la fois Narcisse devant son

miroir fixant ses traits que la vie a modelés et Montaignedans sa bibliothèque méditant sur les faits et gestes par quoil'homme tente de réaliser ses pensées, l'exercice solitaire de

l'écriture a deux finalités, une catharsis (9) et une

contribution à l'histoire spirituelle et morale de l'humanité

considérée avec la sagesse de l'âge qui n'empêche pas le pes-simisme. Maumort, c'est aussi « un vieil Erasme libéral

revenu de tout » (10). Dans la tradition des Essais et des

Confessions, il s'agit donc d'une méditation la plus exhaus-

tive possible et d'un portrait que rien ne viendra voiler.

D'ailleurs, il le proclame. Arrivé à l'instant de sa vie où il

peut prendre « les tristes audaces de l'avant-tombe » dont

parle Montherlant, qu'il cite, Maumort écrit « Je veuxtout dire, franchement, crûment » (11).

C'est par la sexualité que s'affirme d'abord cette profes-sion de foi. Dans le roman tel qu'il nous est parvenu, le sexe

tient une place importante qu'il convient de relativiser pourdeux raisons. D'abord, parce que le roman proprement dit

la partie rédigée, indépendamment des notes et plans quel'auteur n'a pas développés s'arrêtant à la vingt-

cinquième année du personnage, la disproportion n'est

qu'apparente si l'on songe à ce qu'aurait été l'œuvre en son

entier ensuite, parce que ce qui se rapporte au sexe ne doit

pas être considéré différemment de ce qui fait la vie de Mau-

mort, que ce soit les rapports avec la famille, la découverte

des poètes latins ou la carrière militaire. Toutefois, dans ce

projet de « tout dire », le sexe reste le sujet privilégié, ne

serait-ce qu'en raison des tabous qui l'entourent, et si Mar-

tin du Gard, avant Maumort, n'a pas hésité à évoquer des

interdits comme l'inceste ou l'homosexualité, jamais comme

dans ce dernier roman il n'avait offert à un personnage telle

liberté d'expression des pages comme celles sur la mastur-

bation, le dépucelage ou le voyeurisme (12) auraient obligéCamus à revenir sur son jugement.

Sans doute le lecteur d'aujourd'hui risque-t-il moins d'être

choqué que celui d'hier, mais, de toute façon, porter le scan-

dale n'est pas le propre de Martin du Gard. Nulle provoca-

8. Ainsi dit Martin du Gard

dès cette « naissance » qu'on

appelle aussi inspiration.

L.C.M., p. XXXIII.

9. Au sens que lui donne la

psychanalyse de prise de cons-

cience des souvenirs, plus quedans le sens de purificationd'Anstote.

10. L.C.M., p. XXXIV.

11. L.C.M., p. 193. Cette

profession de foi n'est pas,

jusque dans les termes, for-

tuite. Martin du Gard la

reprend de Camus qui, dans

sa préface au tome 1 des Œu-

vres complètes (p. XII), écri-

vait « La sexualité, et la part

d'ombre qu'elle lette sur toute

vie, a été abordée franche-

ment par Martin du Gard.

Franchement, mais non crû-

ment. »

12. Encore qu'il ne faille pasoublier que cette liberté

d'expression s'accompagned'un propos qui va plus loin

que le fait lui-même. Ainsi du

voyeurisme qui n'est pas seu-

lement l'attention portée à un

spectacle libidineux, mais,

comme l'analyse André Das-

pre, une forme de connais-

sance des autres et de soi par-ticulièrement utile »et quin'est pas réduite aux seules

scènes érotiques pour Mau-

mort, voir l'autre c'est

« découvrir que l'on n'est pasun monstre exceptionnel ».

L.C.M., p. 1174.

Page 64: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

61

MAUMORT DU GARD

13. L.C.M., p. 99.

14. André Daspre note

l'importance de la documen-

tation (témoignages de

confrères, étude d'oeuvres de

sexologie ) rassemblée parMartin du Gard.

15. Un ami de Maumort

auquel il écrit au lendemain

de la Libération.

16. 11 s agit d'une boîte noire

se trouvant dans la cantine

confiée à la Bibliothèque

Nationale et contenant toutes

les notes prises par Martin du

Gard sur divers sujets, et pnn-

cipalement pour ce roman.

17. Certaines pages sur les

Noirs lui vaudraient

aujourd'hui un procès.

18. Le ton de ces opinions

sur la femme, « animal disgra-

cié et incomplet qui ne peut

vivre qu'en tutelle et dont le

malheur vient de son besoin

d'émancipation, car « le serin

aussi réclame le vol libre, mais

si on lui ouvre sa cage, il est

condamné », est, pour le

moins, « réac ». L.C.M.,

p. 951.

19. Ainsi des réflexions à

propos du grand bouleverse-

ment des moteurs, ou de la

France et de l'antisémitisme, ou,

préparées dès 1941, des notes

sur l'Europe d'aujourd'hui.« Ça existe, l'Europe [.] Ce

n'est pas un assemblage factice,

fortuit. » L.C.M., p. 207.

tion ici, seulement le tout-dit à tout risque « aucune ver-

gogne à m'étendre sur ces détails [.] j'entends même m'y

attarder tout à loisir avec [.] une précision appliquée [.].

Il ne faut pas être avare de confidences personnelles », dit

Maumort (13) mais jamais sans une analyse des situa-

tions où la morale aussi bien que la science ont leur

part (14).

Ce, pour le sexe. Mais il en va de même pour les autres

sujets. S'il condamne l'hypocrisie habituelle pour les ques-

tions de la sexualité la franchise est aussi une réaction

Maumort ne s'y limite pas. Que ce soit dans le texte achevé,

les Lettres h Gévresin (15) ou Les Dossiers de la boîte

noire (16), Maumort c'est aussi l'adolescent, à qui un prêtre

enseigne ses idées révolutionnaires en lui expliquant ration-

nellement les miracles, les problèmes du colonialisme et du

racisme (17), la condition féminine (18), l'armée de métier,

les dangers de l'Etatisation, la séduction puis la crainte du

communisme. et tant d'autres sujets à propos desquels

Martin du Gard ignore l'autocensure. Il y a vraiment, dans

Maumort, la résonance testamentaire de derniers cris, à la

fois inspirés par ce que fut le Moi du narrateur (et souvent,

de ce particulier s'atteint le général) et par l'angoisse de ce

que demain peut réserver à ceux qui lui survivront. Le pessi-

misme ne proclame pas « Après moi, le déluge » (19).

Partageant ou non les opinions du lieutenant-colonel, le

lecteur ne peut être que captivé parce que capturé par

ces pages, et parfois davantage par celles qui sont restées à

l'état de notes que par celles qui sont achevées. La publica-

tion de ce roman qui n'aurait pu être qu'un pieux hommage

ou, comme cela arrive pour certains, une erreur (l'incomplet

n'ajoutant pas toujours à la renommée du disparu) est non

seulement un précieux supplément à la connaissance de

l'auteur, mais une contribution à l'histoire et à la pensée de

notre temps. Si Maumort nous séduit, irrite et provoque

encore, c'est bien parce qu'il a pris le parti de tout dire, que

ce soit sur sa sexualité, ses goûts littéraires, sa conception de

la société, du Bien, du Mal. sur tous les événements, petits

ou grands, qui l'interrogent sur la nécessité, ou non, de la

vie.

« Vieux hibou logé sous les combles du château [.] cons-

cient du ridicule de commencer un journal à soixante-seize

ans [et souvent] se donner le luxe d'écrire tout sans crainte

Page 65: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

ROGER MARTIN DU GARD

d'être jamais lu » (20), Maumort se lance dans la rédaction

de pages que son domestique brûlera quand son maître aura

cessé de vivre. Mais, « après certaines rencontres de jeunes,

il sentira l'abîme qui s'est creusé en 1940 entre les généra-

tions » et, revenant sur son idée, il lègue son manuscrit à

Martin du Gard qui se chargera de l'édition.

Cette technique du manuscrit confié, trouvé au fond

d'une malle ou parvenu mystérieusement à un individu qui

la publie, n'est pas un « truc » romanesque nouveau, et l'on

peut se demander pourquoi Martin du Gard use de cette

vieille ficelle. Sans doute pour des raisons de création. Il

envisage d'ailleurs d'autres formes, par exemple que le Je

soit un narrateur qui vit avec Maumort et note chaque soir

leurs conversations aussi parce que le Journal s'offre aux

digressions. Le roman traditionnellement narratif à la troi-

sième personne ne supporte pas le chaos de l'actualité, du

souvenir, des aphorismes mêlés que l'écrit intime justifie,

permet, exige peut-être surtout parce que Maumort est

Martin du Gard.

Que l'on retrouve l'auteur dans le personnage est une évi-

dence dont il faut se méfier. Si l'on ne peut écrire que ce que

l'on a, on n'écrit pas forcément ce que l'on est. Le Je peut

être une simple convention romanesque qui n'engage pas

l'écrivain. Tous ne sont pas comme celui de Rousseau, mais

quand ils le sont, c'est chargés d'un pouvoir, sur l'auteur

autant que sur le lecteur, qui dépasse de beaucoup toute

astuce d'écriture. Lorsque Guy Scarpetta note qu'« il n'est

pas indifférent que le premier écrivain à avoir osé écrire un

livre entier à la première personne, en se prenant lui-même

comme matière de l'écrit, soit saint Augustin » (21), et que

cette apparition littéraire du Je est liée à l'idée du péché et de

sa rémission, il soulève un voile sous lequel, littérature et

confession confondues, apparaît la complexité de la créa-

tion dans des cas comme celui de l'identité de Maumort par

rapport à son créateur. Qu'en est-il de Maumort et de Mar-

tin du Gard ?

La juxtaposition parfaite ne se défend évidemment

pas (22). L'auteur de Jean Barois ne renouvelle pas, avec

son lieutenant-colonel, saint Augustin ou Rousseau. Toute-

fois, la question se pose d'une espèce de second Journal

(avec tout ce que cela comporte de confidences personnelles)

additionné de romanesque.

20. Ainsi Martin du Gard,

après la nuit d'insomnie au

résultat merveilleux et ines-

péré », se représente Mau-

mort. L.C.M., p. XXXIII et

XXXIV.

21. Guy Scarpetta, L'Impu-

reté, Figures/Grasset, 1985,

p. 284.

22. Encore qu'il faille souh-

gner avec André Daspre que si

le romancier est attache à

créer un personnage, de tous« c'est de Maumort que RogerMartin du Gard est le plus

proche le romancier s'aper-

çoit même, au début de sa

rédaction, qu'il a tendance à

se confondre avec son person-

nage ». L.C.M., p. XXII.

62

Page 66: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

63

23. Œuvres complètes 1,

p. CXI.

24. Idem, p. CXII.

25. Idem., p. CXXXV.

26. Otto Rank, Don Juan et

le Double, Petite Bibliothèque

Payot, 1973, p. 15 et 25. Une

remarquable étude sur le

dédoublement du createur.

27. Œuvres complètes I,

p. XXXIX.

Quand il parle de son Maumort, dans son propre Journal

ou à Gide, Martin du Gard s'exprime comme un romancier

tour à tour exalté par l'œuvre entreprise et inquiet de ne

pouvoir la réaliser ainsi qu'il l'espère de même, quand il en

esquisse construction et déroulement, il y a la distance entre

lui et le personnage à mettre debout. Mais ce n'est pas aussi

simple. L'idée de testament ne semble pas intéresser le seul

Maumort de plus, si Martin du Gard souligne l'indépen-

dance de son héros « qui n'est pas du tout moi », « une

mémoire imaginaire » il s'y intègre souvent et dans une

osmose qui n'est pas habituelle entre auteur et personnages.

Ainsi, quand il évoque la puberté de Maumort, écrit-il « A

mon avis et au sien », « nous avions tant à faire tous

deux avec notre sexualité » (23) et quand il confie à son

correspondant « Il y a aussi que j'ai, à tort ou à raison, la

conviction de faire du posthume, et cela me donne une exal-

tante liberté celle qu'on a quand on pense dans l'intimité de

soi seul » (24), c'est tout à la fois Martin du Gard s'adres-

sant à Gide et Maumort à ses pages. Egalement, quand rail-

lant ses confrères qui ont besoin « de faire parler d'eux.

d'entretenir leur notoriété Le mal du socle. », c'est le

créateur ou le créé qui ajoute « Quel incomparable apaise-

ment écrire un posthume » (25). Les deux ont connu cet

« apaisement ».

La parenté (fils-père ou frères) entre le lieutenant-colonel

et l'écrivain nous paraît donc être plus profonde que les affi-

nités qui se rencontrent généralement et que Flaubert a

posées en définitive référence avec son ambigu « Bovary,

c'est moi ». Et l'on y voit, dans un retour inattendu au

romantisme, la résurrection du thème du Double, mais

débarrassé du contexte qui met en jeu l'Au-delà, les fantô-

mes et autres ingrédients ramenant à l'univers de Faust. Cer-

tes, Martin du Gard n'est pas Hoffmann, « le poète classi-

que du Double », ni le Maupassant du Horla où l'Autre est

« la création d'une imagination maladive » (26), mais il y a

tout de même un dédoublement dont on trouve l'image dans

un récit d'Henri Heine que rapporte Otto Rank et où le

poète, s'installant à sa table, y aperçoit un étranger qui, à la

question « Qui es-tu ? », répond « Je suis le fruit de tes

pensées. » Sans tomber dans l'imagination maladive, on

imagine très bien le « face-à-face » Maumort-Martin du

Gard, lequel, s'il n'a « plus aucun goût à tenir [son] Jour-

nal » (27), doit vraisemblablement cette lassitude à son

application à tenir celui du lieutenant-colonel l'un et

l'autre ne faisant qu'un. Martin du Gard lui-même, à un

Page 67: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

ROGER MARTIN DU GARD

64

moment où son roman « avance mal », écrit « Je n'ai pastenu mon journal pendant ces mois-là. Si je viens à mourir,

je crois que ces pages de Maumort combleraient ce vide et

pourraient paraître un jour, peut-être, comme mon témoi-

gnage posthume » (28). Mon Le Journal de Maumort

devient « mon témoignage », non pas le supplément ou la

prolongation du Journal que Martin du Gard tiendra de

1919 à 1949, mais ce Journal lui-même. On ne peut être

plus clair. Non plus quand, toujours à Gide, il confie «

Les espaces illimités de Souvenirs de Maumort me donnent

le vertige. Pratiquement aussi, un tel travail exige beau-

coup de mémoire [.] Or, vous savez combien ma mémoire

est défectueuse » (29). Si le « romancier qui crée son per-

sonnage pour s'y [re-]connaître sait aussi que, pour qu'il

joue vraiment ce rôle, son double doit être différent de lui »,il n'ignore pas que « Je est amené à se chercher dans

l'autre » (30) et ce va-et-vient du créateur au créé est bien la

caractéristique de ce roman.Avec Maumort, ce n'est pas sa biographie qu'a écrite

Martin du Gard, mais, s'il n'a jamais été lieutenant-colonel,si telles anecdotes scolaires, amoureuses ou guerrières ne

sont pas extraites de sa vie c'est aussi un inépuisableromancier les pensées de Maumort (religion, femme,

politique.), ses jugements (Renan, Lyautey, de Gaulle.),ses craintes, bonheurs, désespoirs (l'amour, l'écriture, l'ave-

nir de la France.) forment un tout qui nous livre, sans tropde déformations, l'homme Martin du Gard, l'écrivain Mar-

tin du Gard, avec une présence que le temps n'atténue pas.Un homme qui, à l'instar de Maumort, a voulu fixer sa vie

et ses expériences pour que ceux qui viendraient après lui

sachent son passage (31) un écrivain qui voulait qu'on pûtdire d'un livre, « comme d'un beau fleuve il a ducourant » (32).

Celui-ci n'en manque pas dans son cours qui nous

entraîne vers des eaux calmes, troubles, tumultueuses etroulant vers la tendresse, la révolte, l'obscénité, la peur, la

haine, l'amour. Une vie.

PIFRRE-ROBERT LECLERCQ

28. L.C.M., p. XXXVII.

29. Œuvres complètes

I,p. CXL.

30. L.C.M., p. XXIII.

31. « En écrivant pour moi

je ne suis pas certain de

n'écrire que pour moi.

L.C.M., p. 207.

32. L.C.M., p. 1058.

Page 68: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Etudes 14, rue d'Assas 7SO06 Paris janvier 1986 (364/1) 65

3

Choix de films

L'Année du Dragon

de Michaël Cimino

Au commencement, il y a une foule, et une fête. C'est le Nouvel An au

quartier chinois de New York. Bannières et fanfares. Chinatown est en

liesse. Très vite, la joyeuse kermesse dégénère en bagarre. Dans un bar, un

vénérable Chinois est assassiné d'un coup de couteau.

A la fin, un jeune Chinois vient d'être tué par un policier. On l'enterre à

Chinatown. Bannières et fanfares. Des jeunes sont prêts à se battre

encore.

De telles scènes pourraient être seulement pittoresques, spectaculaires.Bien sûr, c'est ce qui frappe d'abord une façon d'ouvrir le récit et de le

mener, tambour battant si je puis dire, avec force et éclat. L'Année du

dragon est un grand film d'action, somptueux et haletant. Il renoue avec

la tradition d'un cinéma américain que l'on croyait disparu. Cimino

admire John Ford et Kurosawa. Comme eux, il fonce vers tout ce qui

menace, brûle, avec une belle innocence. D'où le succès de son film, et les

reproches qu'on lui fait (apologie de la violence, de l'individualisme et du

racisme, que sais-je encore). Pour un peu, on le mettrait dans le même sac

que Rambo produit sulfureux d'une Amérique si souvent détestée,

redoutée, incomprise et admirée à la fois par l'intelligentsia française.

Je voudrais montrer que L'Année du dragon échappe à ces critiques

injustes, pourquoi il m'apparaît comme un grand film, et un film d'auteur.

Enfin, une oeuvre subtile et fine à travers sa violence.

Donc, au début, une scène de foule. Climat de confusion et de chaos.

Trois personnages vont surgir de ce premier chaos. Trois individus dans la

foule l'homme assassiné, le policier Stanley White qui va mettre de

Page 69: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

CHOIX DE FILMS

66

l'ordre à Chinatownen poursuivantle chefdes trafiquantsde drogue,leChinoisJoe Tai. Et surtout, la jeune journalistede la télévision,Tracy,qui deviendral'amiede Stanley.

Dansun scénarioclassique,Stanleyseraitlehéros.Cet anciendu Viet-namvajouerle rôledu justicier.Contresessupérieurslâcheset timorés,ilva tout risquerpour anéantirlechefde lamafiachinoise.Ça, c'estlecôté« Rambo» l'aventurierqui continue, enverset contre tous, sa guerred'un hommeseul.

Or, StanleyWhite est traité commeJoe Tai, le trafiquant qu'il va

abattre lascènedudénouementoù ilss'affrontentsurun pontdecheminde fer rendévidentecette symétrie,qued'autresscènesont suggéréetoutau long du récit le policier,commele trafiquant, sont en conflit avecleurs institutionsrespectives.L'un et l'autre en font trop, ils se brûlent.

Sil'on regardebien lespremièresimages le grouillement,le mélangedes êtreset des racesdans la ville il me sembleque le ressortdu filmn'est plus « Commentun policier intrépidevient à bout d'un chef de

gang »,mais« Commentêtreun personnagedans la foule». Réponsespar lamort quiconsacreun destin(levieuxchefdestrafiquantsau début,son jeune successeurà la fin) par la lutte implacable(Stanley) maisaussi par le visageet la voix d'une journalistequi suit les événementsdevantune camérade télévision(Tracy).

Regardons-la,cette journaliste.Ellea des traits lisses,dursmême.Ondiraitqueriennepeut l'affecter.Aucoeurde la violence,ellesembleimpa-vide, jusqu'à la scènede l'attaquedu restaurantoù ellefond en sanglotsquandellese retrouvevivanteau milieudescadavreset des ruines.Anti-

pathique et attachante commetous les personnagesdu film, ce quin'estpasun mincemérite ellen'estpasplusl'héroïnequeStanleyn'estle héros, ou Joe Tai le salaud. Impossibleau spectateurde s'identifieràaucunpersonnage Stanleyest fou, commeledira Tracyà la findu film.Elle-mêmefait un métiercontestable(pour la premièrefois, le cinémamontre le journalismetélévisésanscomplaisanceni caricature).

Un seulêtreappelletoute la compassiondu spectateur.C'estjustementun personnagequi sera « sacrifié» au milieudu film dans une scèneatroce la femmede Stanley,abandonnéepar celui-ci,est abattuepar leshommesdeJoe Tai. Lesquelquesmomentsdu filmconsacrésà cecouplesuffiraientà montrerque Ciminoest un grand cinéaste,aussijustedansl'intimité que dans la violence,scrupuleuxdans le choix du moindreaccessoire(voir le mobilierde l'appartement)toujours à cent lieuesducliché.

Peut-êtrelemalaiseindiciblequiparcourtce filmtient-iljustementà ce

qu'on ne peut y concevoiraucunlieu qui seraitunfoyer un espacede

repos et d'amour. Voir l'étrange appartement de verre de Tracy quidominela ville.Transparent,exposéenpleinciel,à l'imagedecettejeunefemmequi s'exposesur le petit écran, et queStanleyva exposerà la vio-lence.LamaisondeStanleyvaêtresaccagée,safemmeseratuée.L'appar-tement de Tracy va être le théâtre d'un guet-apenset d'un viol. Images

Page 70: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

67

épouvantables où je serais tenté de voir le cœur du film. Habiter un pays,

c'est y trouver un refuge. Plus que la couleur de la peau, la naissance ou la

race, c'est l'enracinement qui donne l'identité américaine. Stanley est

polonais, Tracy a des ancêtres chinois. Ils sont Américains parce qu'ils ont

fait leur nid à New York. Le nid de Tracy est même planté comme une

tour.

Au contraire, les trafiquants de Chinatown semblent vivre « sans toit ni

loi ». Passant d'un continent à l'autre, pour leurs « affaires », mais aussi

se cachant dans de paisibles commerces pour organiser leurs réseaux.

Ce qui fait peur et ce qui fascine dans ce film, ce n'est pas l'autre race,

mais le nomade, celui qui passe, sans racines, insaisissable. On retrouve

ici John Ford et le western (La Prisonnière du désert).

L'Année du dragon est un film terrible parce qu'il. montre que personne

n'échappe à cette puissance nomade Stanley lui-même est un nomade,

écartelé par ce qu'il a connu au Vietnam, déraciné (voir la scène où il

débarque avec ses affaires chez Tracy. Il envahit son appartement comme

un barbare). Tracy elle-même, avec sa caméra et son micro, participe à

cette violence qui accapare tout l'espace. La télévision, c'est cette petite

boîte noire qui fait éclater le « foyer » il n'y a plus de murs, plus de

dehors et de dedans, plus de « chez soi ». C'est la télévision, par la bouche

de Tracy, qui a, si je puis dire, le dernier mot du film. Nous sommes tous

des trafiquants. Hermès est le dieu du monde moderne.

L'Année du dragon a la beauté d'un mythe moderne. C'est pour cela

sans doute qu'il a un immense succès. Il dit simplement la peur de n'avoir

pas de racines, pas de territoire, et la violence jaillie de cette peur quand

règne « l'homme de la rue ».

JEAN COLLET

Note L'Année du dragon est évidemment aux antipodes du film d'Agnès Varda

(Sans toit ni loi). J'y reviendrai dans la chronique régulière que nous inaugurerons

au printemps. Nous essaierons de mettre à jour, chaque trimestre, les grands cou-

rants qui animent le cinéma. Ce qui nous permettra d'évoquer nombre de films non

retenus dans notre « Choix de films », et par lesquels passe aussi l'air du temps,

sinon l'esprit du temps. Nous en reparlerons.

J. C.

Tokyo-Ga (1)

de Wim Wenders

Le cinéaste nippon Ozu Yasujiro est mort le 12 décembre 1963. Il aura

fallu, pour le public français, attendre plus de quinze ans pour découvrir

son œuvre (rétrospective à la Cinémathèque française au début de l'année

1980, qui prend le relais de celle du festival de Locarno de 1979) ou une

1. Ga ne signifierienen lui-même c'est un signegrammaticalqui introduit un verbe. Ietitre chercheraitdavantageà rendrele rythmede la languejaponaise.

Page 71: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

CHOIX DE FILMS

68

partiede sonœuvre(distributioncommercialeau compte-gouttesde qua-tre ou cinq de ses films).Cette œuvre (2) fait de Ozu Yasujiroun descinéasteslesplus importantset lesplus indispensablesde toute l'histoiredu cinémadepuisl'époque,disonshéroïque(et géniale),de L'Entréedutrain engare à LaCiotat jusqu'ànos jours.

Le train, justement,blocbruyant, en déplacement,de rêveet de mortde ce rêvequi traverserégulièrementl'écrandans les filmsd'Ozu, WimWendersle filmeà sontour, orangeou blanc, rapideou lent. Pendantle

printemps1983, le cinéasteallemandva tenter l'impossible retrouver,au coursd'un voyageà Tokyo, par un journalfilmé,des tracesde l'uni-verscinématographiqued'Ozu. Et c'est cela Tokyo-Ga.Mais, et c'est làaussiune véritédu film,l'œuvred'un maîtreaussiconsidérableque putl'être Ozu ne semblepas devoirlaisserde traces. Wendersne s'enétonne

pas. Il placeOzu dans un sanctuairedu cinéma.Un cinéastequi occupeune telleplacenepeutexisterquedans l'imaginaire.Envoixoff, Wendersavouemêmeavoirperdu la mémoire.Il a regardé,il a filmé.Et Tokyodevientun rêveet sesimagesdeviennentfictives.Il lesregardecommelerêved'un autre.

Les imagesde Wim Wenderss'enchâssententre le début et la fin du

Voyaged Tokyo(3) (comprenantd'unepart legénériquesur toilede jute,d'autre part lekangi-idéogramme-finquimarquele termede Tokyo-Ga).Une telle miseen abymene reste pas imagemorte. Une nuit, dans un

train, unedoublerêveriepétrit Wenders sur le videet sur lecinéma.Lecaractère« mu», quiveutdire levide,gravésur la tombed'Ozu (4),pro-voqueen voix off la premièrerêverie.La deuxièmese dégagepeu à peuvisuellementde laprésenced'un autre train longeantlenôtreetqui, au grédu rythmeferroviaireet desmotsparlantdu rienet de la réalité,seméta-

morphoseen une pelliculefilmiqueoù chaquephotogrammeéclairé(lesvitres latéralesdu train) brûled'une nostalgiede ce qui fut et de ce quipourrait êtreencorefilmé.Aucœurdu proposde Tokyo-Ga,lesimages.Et le regard.

La nuit encore, en déplacementencore, dans un taxi cette fois un

mini-postede télévision,accrochéà l'avantà côtédu chauffeur,lâcheses

images(pub, base-bail.) sans retenueaucune. Le commentaireamerl'inflationd'imagesa tout détruit. Ladétresse(?) un regard(decinéaste)peut-il encoremettre de l'ordre dans ce désordre,être transparentpourexpliquerle monde? Maisavantmêmel'atterrissageà Tokyo devantles

*2. 53films,dont34muets,de1927à1935(Ozurésistaauparlant),et19parlantsde1936à1962,dontlessixderniers,àpartirde1958,encouleur,carOzuacceptelacouleuravecdis-cernement.

3. Film de 1953.

4. Wenders revient du cimetière du temple d'Engaku à Kiti-Kamakura où reposent les

cendres d'Ozu. H a filmé, là, le recueillement de Chishu Ryu, l'acteur de toujours.

Page 72: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

69

images désolantes de la platitude d'un film projeté dans l'avion, Wenders

préfère détourner son regard pour appréhender, à travers le hublot, au

plus près du réel, d'autres images. Il faut évoquer cette hallucinante

séquence de fabrication de plats artificiels que l'on exhibe, sous vitrine, à

l'entrée des restaurants le cinéma à l'épreuve du simulacre (Nicholas Ray

n'est pas loin). Le double, copie conforme de la réalité (ou plus réel

qu'elle).

Il faut évoquer, alors et enfin, l'émouvante rencontre avec Atsuta,

l'assistant puis caméraman de toujours il vient de nous montrer le souve-

nir le plus cher de son maître son chronomètre puis, évoquant ses pré-

cieux souvenirs d'Ozu, il s'effondre en larmes devant nous (stupéfiant

pour un Japonais). Le chronomètre et les larmes entretiennent une étroite

correspondance avec la fin du Voyage à Tokyo la réalité, copie

conforme de la fiction.

« C'était un roi » pleure Atsuta. De ce-roi, glissées çà et là, quelques

photographies. Ma préférée celle où, un coude sur une table, la paume

de la main s'appuie sur le goulot d'une bouteille de cognac Hennessy. Du

coup, son visage s'occidentalise. Avec ses fines moustaches, Ozu res-

semble à un homme du Levant. Espagnol.

PIERRE GABASTON

Cuore

de Luigi Comencini

Cuore est, au départ, un film de six épisodes, d'une heure chacun, des-

tiné à la télévision italienne, à partir d'un célèbre roman moralisateur de

Edmondo De Amicis. L'auteur en a fait une version cinématographique de

1 h 55. Mais laissons-le présenter lui-même son œuvre

L'univers choisi par De Amicis, celui des élèves d'une classe primaire à

Turin à la fin du XIXE siècle, décrit leurs rapports, leurs amitiés, les jalou-

sies, les différences de classe sociale, la compétitivité, le succès, la faim.

Cuore est censé être le journal d'une année d'école primaire tenu par un

enfant de dix ans, Enrico Bottini, pour obéir à son père, un moraliste

insupportable, autoritaire et errnuyeux [.J. Mon film est vu depuis

l'observatoire de la grande guerre, où trois militaires se rencontrent, un

Sous-lieutenant et deux soldats, qui se souviennent avoir été ensemble à

l'école primaire et se mettent à évoquer tous trois cette année où Enrico

tenait son journal.

Je veux tout de suite marquer ce que cette dernière idée donne de force

au film et lui permet de se démarquer du moralisme sentimental du

roman. L'univers de l'enfance, évoqué avec une nostalgie où se mêlent

l'ironie et la tendresse, s'ombre d'une gravité poignante, presque désespé-

rée, d'être revu sous la mitraille, par des yeux définitivement mortels.

Page 73: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

CHOIX DE FILMS

70

Maisencore, ce sont tous les discoursfaitsaux enfantssur le devoir, la

vertu, le labeurhonnête,l'amourdu prochainet de la patrie,lecultede la

grandeuret du sacrifice,qui sechargentd'une ambiguïtéterriblequandon les remémoredevantlesmassacresinutilesde la guerre.

La beauté de Cuore est dans l'extrêmejustessede chaque moment,geste, regard, dans l'invisibilitéde la caméra, une sorte d'éclat retenu,d'émotionrieuseet tragiqueautourde la densitéfragilede l'enfance.Tousces gossessont criantsde vérité, lesyeux ne trichentpas. Ecoliersd'unautreâgeque le nôtre, d'une « sagesse» déconcertante(et qu'onpourraitdire dérisoire, si ce n'était celle que célébrait Péguy dans sa propreenfance,avecdesmaîtresd'une égalenoblesse),on lessentpourtant tra-verséspar toutes lescruautésde leurâge,et lepoidsdesclassessociales,etle feu despassionsencoreà venirqui lesdéfigurerontà jamais.

LeregardqueComenciniporte sureuxest sérieux,pleinde respect,ce

qui luidonneuneacuitésansamertumenisentimentalisme.Mais,grâceàla tendresse(qui est chose toute différente),l'émerveillementdemeuresousles larmes.Et tous cespetitsvisagesbrillentobstinémentau fonddenous Coretti, le filsdu bûcheron,toujours joyeux,qui étudiaittout en

déchargeantle bois Garrone, l'enfant géant adoré par la classe,parcequ'il défendaitles plus faibles Rabucco,surnomméMuseaude lièvre,qui s'efforçaitd'apprendreà lire et à écrire, le soir, à son père maçonanalphabète et le seul méchant » du roman, Franti, qui offensesa

mère, rit du drapeau, et jette des pétards en classepour fairepunir lesautres.Comencinienfaitunepeinturemerveilleuse,trouvant lasourcedesa révolte,l'enversmisérablede sa « méchanceté». Sansoublierla jeuneet jolieinstitutrice,à la plumerouge, qui inventeun enseignementstyleMontessori,et dont tous lesgarçonssontamoureuxen secret(maisl'insti-tuteur aussibien).

Ces souvenirs,doux-amers,confrontésà la viedes tranchées,devien-nent parfoisétrangementprémonitoires(commele signaleComencini).AinsiCoretti meurt à côté d'Enrico, alors qu'il évoquait avec lui unebatailled'enfantsorganiséecommeun jeupar sonpère, admirateurfana-

tiquedu roi, et au coursde laquelleCorettienfantdevaittoujoursjouerlerôle du mort ou encore Museaude lièvre, toujours maladeà l'école,finissantla guerredans un hôpitalde campagne,sansavoir jamaisparti-cipéà un assaut.Qu'est-cequelepassé? l'avenir?Letempsglissesur lui-

même, effaceet ressuscite,et détruit, et transfigure,et dissipe.Où estnotre enfance? Est-elleà jamaisperdue, ou attend-ellechacunde nous,au derniertournant, à l'instantde mourir?

Un monderevitici, à jamaisdisparu,où le meilleurguettesouslepire.Nullevolontéde sacrilègeou de saccagechezComencini,maisunemédi-tationun peuangoissée,derrièrel'hymneélevéà uneenfancemystérieuse,dont la lumièresemblecontenirà la foisunequestionetunepromessequeseul le cœur peut déchiffrer.

Page 74: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

71

Intolérance

de D. W.Griffith (1916)*

Impossible de ne pas signaler cet extraordinaire événement une copie

neuve d'Intolérance reconstituée à partir des meilleurs positifs de l'épo-

que, et reproduisant en technicolor le tirage sur pellicules teintées tel

qu'on le pratiquait dès les années dix. Intolérance, l'immense

chef-d'oeuvre de Griffith qui correspond dans l'histoire du cinéma à ce que

fut L7liade dans l'histoire de la poésie. Cette nouvelle copie, aux superbes

teintes sépias, a été présentée, dans la grande salle des Amandiers, sur un

écran géant, à la cadence de vingt images/seconde. Les deux auteurs de la

Suite symphonique ont déjà travaillé au cinéma pour Truffaut et Chabrol,

et leur composition accompagne avec beaucoup de force la majestueuse

épopée en images qui mélange les temps et les mondes.

C'est une illustration de l'intolérance à travers quatre moments de l'His-

toire à Babylone, juste avant la destruction de la ville par l'armée de

Cyrus en Judée à l'époque du Christ à Paris au moment de la Saint-

Barthélemy enfin, dans l'Amérique du début du siècle, où nous voyons le

déroulement d'une tragique erreur judiciaire commise au détriment d'un

ouvrier au chômage condamné à mort. C'est l'épisode le plus développé (il

ouvre et conclut le film) avec celui de Babylone alors que le Christ n'est

entrevu qu'en deux scènes, et la Saint-Barthélemy évoquée avec une bru-

tale et singulière efficacité, avant et pendant son horrible accomplisse-

ment, comme un reportage saisi sur le vif

Les quatre récits s'entrelacent sans cesse, de façon de plus en plus sub-

tile et serrée, dans un montage haletant qui à la fin nous emporte en un

véritable tourbillon d'émotions et d'images. La souplesse et l'intelliggnce

de ce montage nous font passer sans effort brusquement d'une époque à

une autre, revenir en arrière, rebondir en avant, chaque histoire (bourrée

de détails, de trouvailles visuelles) semblant se prolonger dans une autre,

sans que l'avenir se distingue du passé. Il nous semble voir simultanément

bouger dans notre cœur la totalité de l'intolérance et de la démesure

humaine.

Le prodigieux décor de Babylone, avec ses dizaines de milliers de figu-

rants, paraît sorti de l'imagination d'un Piranèse en délire, soudain fasciné

par un détail minuscule, d'une beauté surréaliste et flamboyante. Tous les

mouvements de caméra possibles, les cadrages, les distorsions, les symbo-

lismes, les montages parallèles sont ici figurés avec une maîtrise, et pres-

que une facilité, qui coupe le souffle. Il y a des instants de grâce exquise,

de drôlerie, de tendresse d'autres d'horreur ou de cruelle satire, avant

que le torrent des passions précipite à nouveau les personnages (unis et

séparés) à travers les murailles transparentes des siècles, jusqu'à l'abîme de

la mort. Au milieu des massacres brille la pure lumière de quelques visages

féminins qui portent dans leur douceur le seul espoir du monde.

Première mondiale à Nanterre, accompagnée d'une suite symphonique originale d'Antoine

Duhamel et Pierre Jansen.

Page 75: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

CHOIX DE FILMS

72

Il s'agit d'une œuvre proprement sublime qu'il serait scandaleux de ne

pas projeter dans des salles ordinaires avec la musique enregistrée, car sa

technique comme son sujet offrent la même inépuisable richesse. Ainsi,dès l'origine, le 7' Art naît accompli, pareil à Gargantua enfant

JEAN MAMBRINO

LESDIX MEILLEURSFILMSDE L'ANNÉE

JEANCOLLETAprèsla répétition,La Maisonet le monde,Police,StsangerthanParadise, Papa est en voyaged'affaires, L'Annéedu dragon, Tokyo-Ga, Unefemmeen Afrique,Pouletau vinaigre,Voyagea Cythère.

PIERREGABASTONJe voussalueMarie,Aprèsla répétition,Ran, Shoah,Elleapassé tant d'heuressous les sunlights, Tokyo-Ga,Strangerthan Paradise,Body-Double,Empty Quarter, Mémoiresde prison.

JEAN-PAULCLERGEOTJe voussalueMarie, Pouletau vinaigre,Aprèsla répéti-tion, L'Annéedu dragon, Détective,Bayan-Kô,L'Amourpar terre, Papa est envoyaged'affaires,Tokyo-Ga,LeSoulierde satin.

JEANMAMBRINOPapa est en voyaged'affaires, Après la répétition, PartirRevenir,La RoutedesIndes,Cuore,L 'Annéedu dragon,Ran, Pouletau vinaigre,TanRos l'exilde Gardel, Voyageà Cythère.

Centre Sèvres 35, rue de Sèvres, Paris 6e

Le mardi 21 janvier 1986, à 18 heures,

présentation de deux ouvrages importants

W le texte espagnol des Exercices Spirituels de saint Ignace de Loyola, dit

«autographe», avec des documents contemporains (1521-1615),

W la nouvelle traduction française du texte autographe.

Editions Desclée de Brouwer, collection «Christus»

Page 76: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Etudes 14, rue d'Assas 7SO06 Paris janvier 1986 (364/1) 73

Essai

Désarrois culturels

L'OPPOSITION

entre les sociétés humaines est-elle

culturelle avant d'être économique ou politique ? La

question reste ouverte. En tout cas, l'organisation trinitaire

des rapports à la nature, des rapports sociaux et des rap-

ports au divin est fortement différenciée. La systématisation

complexe de ces trois dimensions est intériorisée avant d'être

réfléchie; chaque homme y découvre et y construit sa propre

'identité. Façons d'être, de connaître et de contracter, struc-

turations de l'espace et du temps, unité donnée au monde et

perçue comme naturelle, tellement elle est enracinée dans les

traditions, tel est le réseau cohérent auquel on donne le nom

de culture.

Démêler lesarticulations

des divers réseaux et éléments

qui forment une culture est une tâche ardue, mais, pour

aborder le problème actuel de la rencontre et du conflit des

cultures, une approche empirique est suffisante et plus

suggestive.

Dans les vieilles cultures, les croyances religieuses et les

rites véhiculent les valeurs fondatrices. La religion est,

d'ordinaire, au cœur d'une culture; c'est elle qui est l'obstacle

principal aussi bien au changement qu'à la reconnaissance

de l'autre. Elle constitue l'essentiel de ce qui doit être repro-

duit dans la suite des générations. Une culture ne commence

Page 77: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DÉSARROIS CULTURELS

74

à évoluer que si ce noyau dur est, sinon fissuré, à tout le

moins ébranlé dans l'effritement des références aux valeurs

fondamentales.

La langue a toujours une importance capitale, étant à la

fois partie de la culture et condition de son émergence. Son

rôle est parfois plus décisif que celui de la religion. C'est clai-

rement le cas pour deux cultures majeures la Grèce

ancienne et la Chine. En Grèce, il n'y a eu aucune intégrité

religieuse à sauver, aucun dogme, aucune foi à protéger, ni

même à partager. Le peuple grec est très religieux, ouvert à

tous les cultes, y compris celui du « dieu inconnu », mais la

référence aux mythes n'évoque qu'un grand recueil d'images

explicatives où chacun peut puiser à sa guise. C'est le secret

du « miracle grec ». En Chine, plutôt que la langue, c'est

l'écriture qui joue le rôle fondamental et unificateur. La

Chine ancienne nous présente « le phénomène d'une "écri-

ture", sans liaison essentielle avec la nomination, qui a tenu

l'administration du plus vaste empire de la terre dans sa

période pré-industrielle » (1). Une culture qui s'articule sur

la langue est plus souple, plus variée, plus mobile. Ce n'est

pas par hasard que la culture grecque est à l'origine du

monde moderne; dans le heurt des traditions religieuses qui

s'y accumulaient en se contredisant, l'homme a pu commen-

cer à réfléchir hors des systématisations mythiques.Les autres domaines de la culture dans lesquels chaque

homme doit puiser pour élaborer son expérience ne sont pas

indépendants du noyau central et se recoupent entre eux.

Comment isoler le champ de l'imaginaire, si important, avec

son émergence esthétique et son expression artistique, quiest tel que les rêvesdes individusdiffèrent suivant lescultures ?

Les pratiques morales sont liées au religieux et débordent

sur le politique et les structures familiales. Les savoir-faire et

les techniques structurent les métiers et la vie quotidienne;ils sont toujours en rapport avec des connaissances de type« scientifique », c'est-à-dire avec des façons de lier les effets

aux causes particulièrement lisibles dans une « science »

universelle la médecine.

D'aucuns voient dans le champ économique le fondement

ultime et caché de toute culture. Pour l'affirmer, il faut un

acte de foi inversé, à la manière de Feuerbach c'est

l'homme qui produit ses dieux. Ce qui est sûr, pour tous les

ethnologues, c'est que les dieux structurent la société, tant

1. Kyril Ryjik, L7diot Chinois,

Payot, 1980, p.133.

Page 78: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

75

que le pouvoir n'est pas personnalisé pour devenir politique.

Ce qui est sûr encore, c'est que la culture surgit en même

temps que le champ symbolique, le langage; la culture

commence quand s'opère la rupture entre la communication

animale par signaux et la communication humaine par

symboles.

« Les peuples qu'étudient les ethnologues n'accordent la

dignité d'une condition véritablement humaine qu'à leurs

seuls membres » (2). Chaque culture a pour ambition de

définir l'homme véritable. Aussi chaque peuple, à sa

manière, raconte son histoire, et c'est toujours l'histoire d'un

peuple élu. Car il ne s'agit pas seulement de garder la

mémoire des ancêtres, mais de fonder l'appartenance à un

groupe ethnique.

On voit bien que chaque système culturel fait exister les

individus sur un mode bien difficile à partager. Les cultures

ne communiquent facilement que par ce qu'elles ont d'ines-

sentiel la cuisine, le folklore. Goûter de nouveaux plats,

accueillir musique et instruments de musique, danses et

chansons, ne pose aucun problème, rien de tout cela ne bou-

leverse notre vision du monde et nos manières de vivre.

L'art peut sembler une exception. Chacun de nous peut se

constituer son « musée imaginaire u avec des œuvres choisies

dans le monde entier. Mais les œuvres d'art ainsi choisies

cessent pour une large part d'être l'expression d'une culture;

il ne s'agit pas seulement de se laisser pénétrer par elles, elles

exigent une sorte de re-création qui les inscrit dans l'imagi-

naire personnel. L'oeuvre d'art est néanmoins une fenêtre

ouverte sur l'imaginaire de l'autre.

QUAND L AUTRE DEVIENT GÊNANT

L'autre devient gênant quand il veut imposer ses valeurs

fondatrices. Et l'accusation en est largement faite à l'Occi-

dent. Elle est faite aussi à l'immigré qui affiche sa différence.

Imposer ses valeurs fondatrices, c'est presque inéluctablement

susciter un rejet brutal. L'acceptation des différences est par

contre très facile quand elle nous laisse indifférents. La

curiosité peut conduire à une connaissance extérieure,

cordiale ou neutre, en tout cas sans l'ombre d'assimilation.

Aucune de nos convictions culturelles n'aura été touchée.

Le désir d'assimilation est plus rare, sauf dans le sens

d'une culture dominée vers une culture dominante. De la

part d'un Occidental, la démarche est exceptionnelle. Tâche

2. Claude Lévi-Strauss, "Cuhure

et Nature", Commentaire,

n°15,1981.

Page 79: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DÉSARROIS CULTURELS

76

difficile, il ne s'agit pas de mimer les comportements, mais

d'intégrer, sous le même crâne, deux visions du monde quine se recouvrent que partiellement.

En définitive, l'autre est facilement accepté tant qu'il-ne

met en question aucune de nos certitudes, tant qu'il n'est pasle prochain. La difficulté n'est pas de comprendre les problè-mes des autres, voire de les aider, elle est que l'autre

devienne assez proche pour que ses problèmes soient aussi

un peu les nôtres.

Ah si l'on pouvait en rester aux attraits de l'exotisme et à

un échange qui n'aille pas au-delà d'un troc folklorique Le

tourisme permet une consommation très superficielle des

autres cultures; on peut plaindre ou admirer suivant le trajetchoisi. Au retour, rien n'est modifié, ni dans nos façons de

penser, ni dans nos manières de vivre.

Tout va changer quand l'autre est là, tout proche, dans

mon espace, et me met en question. Les modes de vie, les

cadres de pensée, les comportements intellectuels, moraux,

esthétiques, religieux d'une population vont de soi pour les

individus qui la composent. Ils vont tellement de soi que les

règles culturelles sont facilement érigées en lois naturelles et

universelles, car il s'agit de règles fondatrices de la vie

sociale. Si l'autre culture n'est qu'une variante de la mienne,comme celledes Portugais, voire des Polonais, lesproblèmessont surmontables, car ils ne mettent en cause aucune des

valeurs fondatrices. Dans la mesure, au contraire, où les

valeurs d'une autre culture contredisent les miennes sur des

points que je juge fondamentaux, rien ne va plus. Il n'est pasfacile d'accepter une mise en question radicale de tout ce

qu'on pense et vit. Sans doute une telle question se posed'abord aux immigrants, mais elle se pose aussi aux habi-

tants des pays d'accueil et, plus particulièrement, à ceux des

cités et des immeubles où ils viennent s'installer. Plus les

modes de vie et les valeurs les plus apparentes diffèrent, plusle rejet est violent. Du coup, l'accueil de l'immigrant va se

transformer en un échange inégal par lequel sera fortement

limitée la contamination culturelle.

La différence va apparaître avec évidence et le rejet sera

encore plus fort si l'immigré n'a aucune intention d'adopterla culture française et affirme sa volonté de rester lui-même.

Page 80: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

77

LA MODERNITÉ CORRODE TOUTES LES CULTURES

Abstraitement, nous trouvons de bon ton de mettre toutes

les cultures sur le même plan et de leur accorder à toutes une

égale valeur. Aucune n'est supérieure à une autre. Nous

trouverions scandaleux de ne pas transférer aux cultures le

principe démocratique d'égalité. Si je devais rester dans cette

perspective, je dirais que les cultures sont égales comme les

hommes sont égaux en principe. En fait, l'opposition

dominant-dominé se retrouve entre les cultures comme entre

les hommes d'une même culture.

Reste que, fondamentalement, aucun critère ne nous per-

met d'évaluer les valeurs constitutives des diverses cultures.

Chacune produit des hommes différents et des hommes

merveilleux. Avant d'insister sur les différences et les oppo-

sitions, il faut reconnaître que les cultures sont assez per-

méables pour que je puisse admirer l'autre, et découvrir que

le dominé peut manifester plus de qualités humaines que le

dominant. Cette reconnaissance essentielle de ce qui n'est

pas mesurable, cette intuition fondamentale de l'humain est

la source profonde de tout désir vrai de connaissance

mutuelle.

Ce préalable établi, il faut bien constater qu'à un autre

niveau les cultures ne sont pas comparables, en ce sens

qu'aujourd'hui une culture s'oppose à toutes les autres, la

culture dite occidentale.

Il est de fait que la culture des sociétés occidentales n'a pas

le même statut que les autres. Ces sociétés que l'on peut

appeler industrielles, si l'on met l'accent sur les forces

qu'elles mettent en œuvre, techniciennes, si l'on considère

l'importance qu'y jouent la technique et sa logique, scientifi-

ques si l'on s'en tient à leur langage et à leur méthode, voire

sociétés de consommation si l'on vise ce qui apparaît massi-

vement comme leur idéal, ces sociétés que j'appellerai sim-

plement modernes tendent à répandre la culture qui est la

leur dans le monde entier, et ce depuis plus d'un siècle.

Et il ne s'agit pas d'un choix proposé aux autres cultures,

mais d'une sorte de mouvement historique dans lequel l'éco-

nomie impose sa dérive et tel que le mode de connaissance

scientifique apparaît comme le seul universalisable.

Il ne s'agit nullement d'une avancée inéluctable du

« Progrès » telle qu'on l'imaginait au XIXE siècle; nul

aujourd'hui n'ose plus prétendre que les sociétés industriel-

les indiquent la voie du meilleur pour l'humanité. La civili-

sation occidentale corrige ses illusions d'hier et ne prétend

Page 81: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DÉSARROIS CULTURELS

78

plus offrir le meilleurlabeldans la qualité de la vie. Cette

vie, elleprétendsimplementla rendreplus longue,pour un

plus grand nombre, dans un cadre mieux équipépour lemieux-être.Et la dérives'imposeà tous de façonchaotiqueet parfoistragique.

Une illusiontenace accentuesouvent les heurts qu'ellevoudrait estomper l'illusionde croireque la techniqueestneutreet qu'ellepeut être adoptéepar n'importequellecivi-lisationou culturesansla modifierprofondément.Lavéritéest que le mode scientifiqueet techniquede rapport à lanaturediffèredu tout au tout de celuidesautrescultures,et

qu'on ne peut modifier le mode humain du rapport à lanature sans bouleverserles structuressocialeset vider lestraditionsde leur substance.

La rencontredes cultures se modifieet leur conflit estaccentuédans une oppositionnouvelleentre modernité(au

singulier)et traditions (au pluriel).

Dans les vieillesculturestraditionnelles,les rapports de

l'hommeà la nature, lesmanièresde sesituerdans l'espace,les découpagesdu temps de la vie humaine étaient sans

doute différents, mais restaient comparables. Dansl'immenseéventaildesmythesfondateurs,l'hommedemeu-rait partout le médiateurentre le ciel et la terre, entre le

manifesteet le caché. Partout encore, et c'est peut-être le

plus important, la vie dans ce monde-cin'était que provi-soire et en préparait une autre. L'œuvre essentiellequel'hommedevaitaccomplirsur cetteterreétait de s'enlibérer

pour aboutir, soit à une sortede fusionavecl'espritcosmi-

que, soità unerésurrectiondansun autremonde,soità unesurviede l'âmedégagéede la matière. Lesvieillescultures

étaient isomorpheset pouvaient largementcommuniquerentre elles,mêmesi ce n'était pas facile.

Lacivilisationoccidentalea totalementassimiléla révolu-tion newtonienne.Et si nous remettonsen question l'uni-

vers, rnéçaniqueet automate, indépendant de l'homme,qu'imaginaitLaplace,il restedésacralisé.La symbioseavecune nature matricielleest pour nous terminée. La naturen'est plus un recueilde symboles.Lescieux ne racontent

plus lagloirede Dieu,commeleproclamaientlesPsaumes;ilsne parlentplusnidesdieuxnideshommes,ilsne parlent

Page 82: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

79

que d'eux-mêmes, et dans un langage mathématique. De

plus, à la différence du contemporain de Pascal, le silence

éternel de ces espaces infinis ne nous effraie plus.

La physique est à l'origine de la rupture qui s'est largement

répercutée dans la philosophie et la religion chrétienne. Les

conséquences n'en sont pas encore mesurées ni acceptées,

mais la rupture est faite. Du même coup, la culture occiden-

tale se trouve en opposition non seulement avec les autres

cultures, mais avec les traditions de sa propre culture. Les

traditions de notre vieille culture relèvent d'une étude histo-

rique elles font partie de l'humus où sont apparus Galilée,

puis Newton, puis Einstein, puis Niels Bohr.

Faire du monde un projet technique à réaliser sur le fond

d'un réseau mathématique, considérer la nature comme un

réservoir de matériaux et d'énergies à gérer économique-

ment, dans cette voie, en être arrivé au point où il faut décla-

rer les hommes responsables de la conservation des écosystè-

mes (problème des climats, multiplication du CO2, conser-

vation de la couche d'ozone, recyclage de l'eau, pollutions

diverses.); faire tout Vêla, c'est entrer dans un rapport à la

nature incompatible avec le jeu des correspondances symbo-

liques qui s'impose dans les vieilles cultures.

Trop souvent on accepte le projet scientifique sans en voir

les conséquences. On affirme que le mode de connaissance

scientifique est le seul universalisable et on refuse de voir

que ce mode de connaissance bouleverse le rapport, à la fois

symbolique et harmonieux, de l'homme à la nature, et, du

même coup, des hommes entre eux.

RENCONTRE DE DÉSARROIS CULTURELS

Passer d'une harmonie rêvée à un monde à construire a

pour première conséquence le désarroi culturel. Et ce qu'on

appelle aujourd'hui rencontre des cultures n'est souvent

qu'une convergence de désarrois devant des traditions

menacées. Le désarroi des Français qui supportent mal le

déclin des traditions rejoint celui d'hommes d'autres vieilles

cultures qui se raidissent devant la récession qui les menace.

Le désarroi est analogue, mais l'analogie fonctionne mal

dans le négatif; l'important pour chacun est la menace de

mort qui pèse sur sa culture ou ses traditions, le naufrage de

ses propres valeurs, l'agonie de ses dieux.

Il n'y a pas que le rapport à la nature qui soit changé; la

science moderne applique à l'étude de l'homme et des sociétés

les mêmes méthodes positives. Du coup, l'étude des cultures

Page 83: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DÉSARROIS CULTURELS

80

et des traditions devient une spécialité universitaire.

L'approche de l'autre culture obéit aux méthodes de l'anthro-

pologie sociale. Mais, dans cette approche, aussi bienveil-

lants que se veuillent les individus, la modernité ne peut

apparaître aux vieilles cultures que sur un mode agressif et

destructeur.

Désormais, une façon de voir le monde et de se situer dans

le monde s'oppose à toutes les autres. Un autre mode

d'appréhension du réel a surgi qui, saisissant en quelquesorte de l'extérieur toutes les visions du monde, les étale et

les dissèque sur sa table d'examen. Il arrive à l'ethnologued'oublier que la culture qu'il étudie ne peut savoir ce qu'estun ethnologue. Ethnologues et sociologues appartiennent à

la seule culture qui peut donner à toutes les cultures une

égale valeur, dans la mesure où ce qui importe dans leur

démarche n'est rien d'autre que la rigueur dans l'emploid'une méthode scientifique. Comprendre, classer, admirer

les autres cultures est devenu une spécialité universitaire.

Sans doute ne faut-il pas exagérer l'extériorité; découvrir

et exposer leséquilibres variésdes éléments qui composent les

cultures suppose la pénétration de l'observateur à l'intérieur

du champ culturel différent; mais il y pénètre pour disséqueret recomposer. On ne peut entrer au cœur d'une culture sans

s'y intégrer.Certains vont plus loin. L'ethnologue peut être pris à son

propre piège, tant la méthode expérimentale elle-même

exige une saisie intériorisée, encore que purement intellec-

tuelle, de la culture des autres. Poussée plus loin encore,

l'expérience exige un dédoublement; il faut vivre dans deux

visions du monde, dans deux systèmes de valeurs, le sien et

celui de l'autre. Peu d'individus sont capables de vivre en

deux mondes culturels, de saisir les oppositions de l'inté-

rieur. Et cette expérience privilégiée ne conduit pas à une

communication sociale. Elle relève d'un récit qui est celui

d'une métamorphose psychologique.Pour les immigrés vivant en France, le problème est autre;

ils sont condamnés à rencontrer notre civilisation occiden-

tale. Refuser d'y entrer, c'est demeurer dans la position de

dominé, c'est vivre à côté d'une culture dominante.

L'agression de la culture dominée est redoublée par

l'opposition entre nations développées et pays du tiers

monde. Dans cette optique, la modernité paraît liée à la

Page 84: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

81

culture occidentale et, toutes deux, à la réussite et au bien-

être. Le conflit est alors transféré au plan politique et la

culture moderne prendra les couleurs d'une idéologie simpli-

ficatrice et sans scrupules, avec parfois une tonalité paterna-

liste. Identifier sa propre culture avec une idéologie est une

illusion à laquelle cède aussi plus d'un intellectuel en Occi-

dent et la mauvaise conscience devant le tiers monde y

trouve la plupart de ses arguments.

Parler d'opposition entre les traditions et la modernité

peut conduire à prêter trop de relief aux traditions souvent

corrodées par le contact avec la modernité. On ne joue pas

impunément avec les techniques, même si l'on n'adopte pas

l'esprit qui les sous-tend. Se réclamer d'une tradition ou

d'une vieille culture, c'est souvent la recréer, parfois même

l'inventer. Il va falloir rassembler les lambeaux de tradi-

tions, leur donner une unité qui ne sera jamais celle du

passé. Pour les Français, le repli se fait sur le seul noyau dur

existant la langue, basque, bretonne, occitane. Pour les

immigrés du Maghreb, le recours est à l'islam plus encore

qu'à la langue arabe.

Rassembler des traditions quelque peu effilochées autour

d'untnoyau dur de type religieux n'est ni facile ni inoffensif.

Il s'agit d'affirmer une identité menacée. Nous nous trou-

vons alors en face de deux stratégies. L'une se veut révolu-

tionnaire et prétend faire accéder la vieille culture à la

modernité. L'autre se veut carrément conservatrice et rêve

de sauver les vieilles valeurs traditionnelles menacées.

L'attitude révolutionnaire consiste à « idéologiser » la

tradition. Faire de la tradition une idéologie, c'est, pense-t-

on, la hisser au même niveau que la modernité, elle-même

assimilée, pour les besoins de la dàuse, à une idéologie. Le

passage à l'idéologie s'opère par une assimilation au conflit

Nord-Sud et l'identification à la lutte des pays sous-

développés contre l'impérialisme. Dès lors, un vocabulaire

emprunté à quelque avatar du marxisme peut créer l'illusion

d'une marche en avant des pays prolétaires au cœur même

du bastion industriel. Les slogans pourront être partagés

avec les « révolutionnaires » occidentaux. Mais ce partage

camoufle l'exploitation réelle autant qu'il révèle un malaise.

Les mondes sont trop différents, les espoirs aussi. Et ces

espoirs n'ont plus rien à voir avec ceux que ces mêmes slo-

gans suscitaient au XIXE siècle. Aujourd'hui, ils couvrent

autant d'ambitions feutrées qu'ils dénoncent d'injustices.

L'amalgame entre des luttes aux enjeux fort divers permet

d'imaginer un conflit analogue sur toute la planète. Le pire

Page 85: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DÉSARROIS CULTURELS

82

étant que, dans la mouvance des super-grands, la manipula-tion est facile de la part d'un camp ou d'un autre qui peut

jouer sur les équivoques d'un tel langage.

L'espoir qui se manifeste dans cette stratégie est celui de

garder son identité culturelle en accédant à une modernité

plus égalitaire. C'est un peu l'espoir de sauver à la fois le

passé et l'avenir.

Le conservatisme délibéré, ou le fondamentalisme reli-

gieux, se présente d'emblée comme un repli sur les valeurs

du passé, sur le noyau dur religieux, le plus souvent l'islam.

Pour donner au retrait une allure révolutionnaire, il suffit

d'affirmer que la dimension spirituelle de l'islam est l'avenir

de l'homme. Ainsi peut-on préparer l'avenir en sauvant les

traditions. Les alliés ne manqueront pas; les vieilles visions

du monde et les comportements traditionnels restent portés

par une mémoire collective encore largement partagée. Les

traditions les plus diverses peuvent donc s'appuyer sur des

valeurs et des convictions communes et susciter des compor-tements semblables en des domaines fondamentaux. Le

Breton peut se sentir proche de la lutte canaque.

Un double amalgame est donc possible. Chaque traditio-naliste se sent en communion avec certaines valeurs partagéesentre vieillescultures, chaque révolutionnaire se sent solidaire

d'une identité ethnique menacée par une culture domina-

trice. Chacun peut prendre les habits et le langage de l'autre

sans que personne s'y reconnaisse. Plutôt que de conflits

culturels, on a envie de parler d'un « bouillon de cultures ».

PASSER À LA MODERNITÉ

Pour toutes les vieilles cultures, le problème est de passer

à la modernité. Pour ce faire, l'usage des objets techniques

ne suffit pas. Tout le monde peut jouer avec un ordinateur,

l'enfant de dix ans aussi. Le problème est de changer de

mentalité et de logique.

Le mot rupture peut être trompeur, mieux vaudrait peut-

être parler de métamorphose. En effet, il ne s'agit pas de faire

table rase du passé pour déboucher dans la monochromie

d'une culture occidentale universalisée. Il s'agit simplement,

pour chacun, d'assumer son passé de telle sorte que les tradi-

tions ne soient ni un blocage, ni un idéal, mais un point de

Page 86: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

83

départ pour un avenir aussi différent de celui des autres qu'il

le sera de chaque passé culturel. Le Japon est un bon exemple

de cette marche en avant.

Changer le rapport à la nature, adopter le seul langage

universalisable, le langage scientifique, n'oblige personne à

construire un univers semblable au nôtre, mais il oblige tout

le monde à un changement radical. Dans le dialogue, seule

est exigée la volonté de changement; aucun dialogue n'est

possible avec ceux qui s'accrochent aux valeurs du passé et

les déclarent immuables.

LA DIMENSION PERDUE ET LA NOSTALGIE DU « SAGE

Pour tous ceux qui ne sont ni chercheurs ni savants, la

civilisation occidentale ne présente rien d'attractif en dehors

d'une abondance d'ailleurs mal partagée. L'homme n'y est ni

meilleur ni pire qu'ailleurs et souvent aussi désemparé. Nous

vivons dans un monde désenchanté; une dimension semble

perdue, celle qui donnait à l'univers son unité symbolique et

mettait l'homme à sa place parmi les êtres. Certains en vien-

nent à inverser la position du problème la culture occiden-

tale n'est-elle pas incapable de communiquer avec les vieilles

cultures parce qu'elle a perdu une dimension essentielle, la

dimension spirituelle ?

Sans doute, nul n'est condamné à la vision unidimension-

nelle que donne du monde le positivisme, ni à l'abstraction

du sujet qui est la tentation des sciences de l'homme. Mais le

paradoxe demeure d'une nature extérieure à nous, d'une

nature désacralisée, donnée à l'homme pour un monde à

construire et à gérer. La séparation conduit parfois à un pla-

tonisme inversé le sens n'est-il pas dans la nature plutôt

que chez nous ? La séparation est trop radicale pour qu'on

puisse simplement évoquer un retour du bouddhisme. Dans

une perspective inverse, c'est l'homme qui est expulsé de la

nature et qui devient, suivant la belle formule de J. Monod,

un «tzigane en marge de l'univers » (3).

L'unité symbolique du monde et de l'homme est perdue;

avec elle une dimension symbolique a disparu. Et le désarroi

étreint aussi l'homme moderne dans la mesure où il ne peut

se résigner à ce que la seule unité du monde soit d'ordre

mathématique.

Il arrive alors que « l'intellectuel » soit saisi par la nostalgie

du « sage ».

3. JacquesMonod,LeHasardet la Nécessité,Seuil,p.187.

Page 87: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DÉSARROIS CULTURELS

84

Le sage des vieilles civilisations est un initié; il connaît le

secret de l'unité vivante d'un tout englobant la nature,

l'homme et le divin. La connaissance lui a été donnée une

fois pour toutes.

L'intellectuel cherche cette unité, et la méthode expéri-mentale restreint le champ de sa recherche ce qu'il connaît,c'est le monde et ses interventions dans le monde. Enchaî-

nement de connaissances où rien n'a de valeur définitive quela méthode.

Le sage est sûr de sa sagesse; il ne peut pas échouer, il

triomphera toujours d'un démenti apparent, tout simplement

parce qu'il raisonne par analogie; et l'analogie, beaucoup

plus souple que le syllogisme, lui permet toutes sortes de

variations sur l'échelle des êtres. La sagesse ne se réfute pas;on ne peut pas contredire une tradition, elle se vide, tout

simplement.

L'intellectuel est soumis au contrôle expérimental, aucune

de ses affirmations qui ne puisse être réfutée, falsifiée, dirait

K. Popper.

Le sage connaît l'unité et s'installe dans un monde symbo-

lique, l'intellectuel cherche les lois qui permettent peut-êtrede mieux connaître la nature; d'autres diront simplementde mieux serrer les liens que nous nouons avec elle.

Ce qui donne deux modes différents de transmission du

savoir. Le sage ne change rien aux traditions qu'il transmet,il n'enseigne pas, il initie. Pour le disciple, il s'agit d'acquérirle savoir du maître, de l'intérioriser, de le faire sien. C'est unsavoir immuable, de type religieux, qui dit à l'homme ce

qu'il est, d'où il vient, où il va, et définitivement. Appren-dre, c'est répéter, le progrès ne peut consister que dans un

accroissement d'intériorisation.

L'intellectuel veut d'abord enseigner sa méthode, sa

logique. Il n'a aucun secret à révéler, mais un chemin de

connaissance à ouvrir. Et tous les professeurs connaissent la

difficulté qu'éprouvent les étudiants qui débarquent des civi-

lisations de vieille sagesse ils attendent la révélation de

quelque secret du monde technique pour eux, l'essentiel est

de répéter l'enseignement du maître répéter d'abord, on

comprendra après. Comment pourraient-ils deviner que

comprendre c'est accepter la rupture, perdre l'unité symboli-

que, devenir « tzigane en marge de l'univers » ?

Page 88: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

85

Mais le tzigane intellectuel peut aussi rêver de l'unité per-

due. Les vieilles sagesses ne révélaient-elles pas, peut-être, le

secret essentiel ? La tentation est d'autant plus grande que la

recherche scientifique est molle et de seconde main. Et l'on

voit des « intellectuels en quête de sagesse se faire initier à

une vieille religion, voire à une secte. Certains partent en

Inde chercher l'illumination près d'un gourou. D'autres la

trouvent dans ce que l'islam porte de force mystique, dans

un islam élitiste et parfois hétérodoxe, qui n'est celui ni des

politiques, ni des immigrés. N'empêche que plus d'un immi-

gré trouvera dans ces exemples un argument nouveau pour

redorer la dignité menacée de son passé culturel.

C'est la perception du même vide spirituel qui entraîne

parfois aux facilités d'un œcuménisme trop pressé et propice

aux amalgames. Et l'on entend des appels à l'union des

grandes religions: monothéistes de toutes couleurs, unissez-

vous Pour quoi faire, sinon pour se rassurer dans le noyau

solide de ses propres traditions ? Un tel dialogue qui

confronte les vieilles conceptions du salut sans tenir compte

des ébranlements de la modernité risque fort de n'être qu'un« dialogue des ombres ».

L'agonie des dieux est-elle un symptôme plus qu'une réalité

historique ? La modernité laisse-t-elle échapper l'essentiel ?

La recherche du sens est une tâche urgente, mais elle oblige à

un renouvellement radical des traditions qui suppose

l'acceptation de la logique moderne du rapport à la nature.

L'unité symbolique ne peut plus nous venir, toute armée et

sereine, du passé, elle est à recréer. Une crise de plus qui

nous vaut de nombreux discours, sur la perte ou l'étiolement

des valeurs en Occident, sur la perte ou le retour du sens, sur

le déclin ou la renaissance de la métaphysique, sur la dégé-

nérescence ou le renouveau de la quête religieuse.

On peut encore penser (pour combien de temps ?) se conten-

ter d'un prêt-à-penser idéologique. Le poids des incertitudes

s'estompe dans le recours à des idéologies, d'autant plus

massives et mécaniques qu'elles soulèvent moins d'enthou-

siasme. Du moins fournissent-elles des slogans et surtout des

compagnons contre le doute de soi-même.

L'agonie des dieux crée encore un climat propice à la

prolifération des sectes, aux recherches ésotériques ou, en

sens inverse, à un matérialisme brutal et primaire de pure

consommation.

Page 89: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DÉSARROIS CULTURELS

86

Il ne s'agit ni de faire table rase du passé, ni de s'y

cramponner, mais de dialoguer en effet avec d'autres cultu-

res. La rencontre est possible si chacun accepte que le dialo-

gue entraîne des changements radicaux. Dialogue possibledans la mesure où la même crise menace les traditions des

autres et les nôtres. Dialoguer dans la lucidité, hors de tout

amalgame, sans hâte, sans replis sur le passé.

Dialoguer entre hommes conscients des désarrois cultu-

rels, qui acceptent, ensemble, de retrouver lentement une

sagesse nouvelle. La tâche urgente est de situer les hommesdans des relations culturelles moins conflictuelles dans la

mesure où chacun est ouvert au changement.

ABEL JFANNIÈRE s.j.

revue bimestrielle N° 196, novembre-décembre1985

• L'ONU a quarante ans

• Brésil-Afrique, un modèle de relations Sud-Sud

La fin du miracle brésilien

Les relations sociales depuis les lois Auroux

Des radios libres aux radios locales privées

LE MONDE ASSOCIATIF DOIT BOUGER

Quels enjeux pour quelles libertés ? Des associations

pour l'après-crise Les jeunes inventent leurs associations.

• De l'individualisme selon Tocqueville

La fuite des capitaux et la dette des pays en développementFuîte des capitaux réflexions en marge

En vente dans les kiosques, drugstores et librairies

PROJET, 14 rue d'Assas, 75006 PARIS

Page 90: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Etudes14,rued'Assas75006Parisjanvier1986(364/1) 87

1. Alain Griotteray, Les

Immigrés, le choc, Plon,

1984.

Questions religieuses

L'Eglise catholique

devant l'immigration

«L' IMMIGRATION n'est pas un sujet de réflexion

« "convenable". A ceux qui veulent faire carrière,

il a été longtemps conseillé de n'en point parler. »

Ainsi commence le livre choc d'Alain Griotteray (1). On

ne saurait lui donner tort, sur ce point du moins. Il exprime

bien par là un des écueils du débat actuel sur l'immigration

la précipitation et la confusion, après des décennies d'un

désintérêt massif en dehors des cercles très étroits des spécia-

listes et des militants. Des populations ont été maintenues

longtemps aux frontières de notre société sans que leur ave-

nir soit pris en compte. Nous prenons brutalement cons-

cience de la modification qu'apporte le maintien de leur pré-

sence. Au moment où le débat envahit la scène politique et

où, peut-être, une trêve sur ce point serait bien nécessaire, il

convient de prendre un peu de recul et de se demander quel-

les ont été, depuis l'après-guerre, l'attitude et les réactions

des chrétiens, notamment des catholiques, dans ce domaine.

Les prises de position, en France comme en Europe, ont

été nombreuses de la part des différentes hiérarchies. Or,

quand l'Eglise catholique parle des migrants, elle reconnaît

la diversité des situations auxquelles renvoie ce vocable

aujourd'hui. Les migrations de l'après-guerre, de caractère

Page 91: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION

88

économique ou politique, ont atteint une telle ampleur, et

pour des motifs si divers, qu'il n'est pas possible de leur

trouver un dénominateur commun. C'est pourquoi, dans les

documents officiels, l'Eglise n'entend pas donner une défini-

tion technique du migrant, ni énumérer les différentes for-

mes de migration, mais elle réunit dans un aspect pastoralcommun la diversité des éléments qui composent les migra-tions modernes. Son but est de souligner les exigencesobjec-tives de la personne qui émigre, en mettant l'accent sur le

fait que l'Eglise veut offrir le type de service particulier queles hommes attendent d'elle dans la réalité (2). Il revient

alors à chaque Eglise particulière d'adapter son attitude et

ses pratiques aux vraies nécessités des migrants, selon les

circonstances (3).On a vu ainsi se développer en France, parmi les chré-

tiens, des actions, des engagements, des interventions, à

partir de situations très concrètes. Ces hommes et ces fem-

mes côtoyaient ces nouvelles populations, isolées dans leurs

bidonvilles ou mêlées à la vie de leurs quartiers. Des solida-

rités se sont établies par le voisinage, dans des associations

• desoutien, d'alphabétisation, et lors de rencontres culturel-

les. Il ne leur a pas été facile de faire reconnaître ce qu'ilsdécouvraient de richesses et de misères humaines parl'ensemble des communautés chrétiennes auxquelles ils

appartenaient.

Regardant l'histoire de ces quarante dernières années, on

est frappé certes par la générosité, mais surtout par la cons-

tance d'un certain nombre de 'chrétiens qui ont eu quelque-fois et ont encore à affronter l'indifférence et même la résis-

tance de leur propre communauté.

L'IMMIGRATION SOUTERRAINE

PREMIÈRES DÉCOUVERTES (1945-1966)

Vingt ans d'immigration en France une histoire qui com-

mence dès le lendemain de la guerre La France manque de

bras. La faiblesseéconomique est accentuée par le déséquili-bre démographique aussi le recours à l'immigration étran-

gère s'impose-t-il comme une nécessité dont personne ne

doute. La politique de l'immigration est conçue pour un

peuplement et c'est aux Italiens, proches culturellement,

que l'on fait appel. On sait moins que ce fut un échec par

2. Les principaux docu-

ments de l'Eglise catholiquesont: La Constitution apos-

tolique Exsul Familia du 1er

août 1952, le Motu ProprioPastoralrs Migralorum Cura,

et l'Instruction qui l'accompa-

gne, du 15 août 1969 Egliseet Mobilité humaine, lettre de

la Commission pontificale

pour les Migrations et le Tou-

risme, du 4 mai 1978, ainsi

que les nombreux discours de

Jean-Paul II au cours de ses

voyages et aux Congrès mon-

diaux de la Pastorale des

Migrations (mars 1979 et

octobre 1985).

3. Le terme « immigrés »

recouvre l'ensemble des per-sonnes ayant quitté leur pays

d'origine pour venir en

France, quel que soit leur sta-

tut juridique (nationalité fran-

çaise ou étrangère). Par oppo-sition aux Français de souche,

les immigrés et leurs enfants

(deuxième génération) sont

parfois appelés « allogènes

Page 92: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

89

manque de préparation et d'accueil. Les hésitations vinrent

vite, en partie en raison de l'hostilité des Français, par peur

de la concurrence sur le marché du travail, mais aussi par

xénophobie. On ne considérait pas alors les « Ritals »

comme facilement assimilables. Tout un passé restait vivant

dans les mémoires. En même temps, une immigration algé-

rienne se développait, plus importante que celle des travail-

leurs contrôlés par l'ONI (4).

Un accueil inexistant. Appel aux Eglises d'origine

L'arrivée des Italiens (75% des entrées officielles) et celle

des Algériens, dont la circulation fut libre jusqu'en 1963 sur

le territoire, correspondent à une période noire de l'histoire

de l'immigration. L'embauche se fait sans contrôle, le loge-

ment, misérable, est assuré par les entreprises, par dès asso-

ciations qui agissent en leur nom, par des « marchands de

sommeil ». Malgré des conditions précaires de logement,

beaucoup de femmes et d'enfants italiens suivirent. L'accueil

des services officiels des entreprises, des Eglises ou des orga-

nismes privés était inexistant (5). Des organisations charita-

bles Secours catholique, Conférences Saint-Vincent-de-

Paul, quelques Secrétariats sociaux, ont aidé de nombreux

migrants. Mais, devant cet exode, ce fut une goutte d'eau.

L'accueil a été en fait organisé par l'Eglise non pas

l'Eglise en France, mais l'Eglise italienne, qui a multiplié,

dans toutes les zones d'immigration, paroisses et aumône-

ries qui ont dû faire face, sans moyens ni ressources appro-

priées, aux besoins élémentaires de leurs compatriotes.

A partir de 1956, ce furent les Espagnols. Leur seul avan-

tage a été d'arriver dans une période de moindre pauvreté.

Mais les conditions d'accueil, aux dires des témoins, ne

furent pas très différentes. L'Espagne sort de son isolement,

le flux migratoire prend des proportions nouvelles et, en

quelques années, les Espagnols seront 700 000 en France.

Un peu partout, des centres religieux surgissent, animés par

des prêtres espagnols. Là aussi, les Eglises d'origine furent

lourdement mises à contribution.

Les Algériens

un peuple immigré rejoint par des chrétiens

Mais il faut, dans cette période qui nous mène à la veille

des événements de 1968, revenir aux Algériens. 115 000

vers les années cinquante, ils étaient 600 000 en 1960. On

4. L'Office national d'Immi-

gration, créé par l'Ordon-

nance du 2 novembre 1945,

aura le monopole du,recrute-

ment des travailleurs étran-

gers.

5. Alors qu'il avait le mono-

pole du recrutement, l'Etat a

largement laissé aux associa-

tions privées, en particulier au

Service social d'Aide aux

Emigrants », créé en 1921, les

initiatives en matière d'action

sociale pour les immigrés.

Page 93: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION

90

parle d'eux comme des « Nord-Africains » image du pau-vre que l'on aperçoit derrière les palissades des chantiers,

réparant les routes, creusant des égouts, ou manœuvres au

fond des ateliers. Ils sont certainement encore plus isolésqueleurs compagnons latins. Un groupe de prêtres à Lyon, sou-

tenu par des chrétiens, des religieuses, s'attela à un travail de

contacts, d'alphabétisation, d'information de l'opinion

publique. Ce petit groupe, qui essaimera à Lille et à Paris un

peu plus tard, est animé par la spiritualité du Père de Fou-

cauld. Ces prêtres et ces laïcs veulent donner un témoignagesilencieux par le partage, rejoindre les Maghrébins là où ils

se trouvent, assurer une présence humaine et une présence

priante au milieu de ces pauvres.La montée des luttes algériennes va poser à ce groupe la

question de la solidarité politique avec les Maghrébins. Il a

fallu sensibiliser l'opinion française à la question algérienne,soutenir les familles des détenus, demander à l'Eglise de

prendre position, notamment sur la torture. Les chrétiens

ont, souvent dans l'isolement, pris leurs responsabilités à

l'égard de ce nouveau peuple en immigration, qui connais-

sait une véritable dépersonnalisation religieuse, culturelle et

humaine. Ces chrétiens confrontaient régulièrement leurs

choix et leurs analyses. Ils ont pu se trouver en tension avec

le reste de leur Eglise, traversée sur le sujet de l'Algérie pardes courants très contradictoires.

L'indépendance a donné une patrie aux Algériens, mais

l'émigration va souffrir de ses divisions internes et les asso-

ciations franco-algériennes en furent marquées. Entre la

France et l'Algérie s'ouvre une période difficile souffrances

des harkis, des pieds-noirs, souffrances dues à l'OAS qui a

durci les positions de manière dramatique, souffrances aussi

du côté de l'Eglise d'Algérie qui se retrouve isolée.

C'est à ce moment que des évêques en France s'adressent à

ces prêtres et à ces chrétiens, dont le cheminement a été

jusque-là souterrain, pour leur confier une tâche, une mis-

sion. Le cardinal Gerlier, en 1963, voit une chance dans

cette situation qui apparaît à d'autres comme une impassebientôt 800 000 Algériens en France. « II est nécessaire,écrit-il dans une lettre à Mgr Huyghes (6), d'éveiller davan-

tage la communauté chrétienne sur sa responsabilité mis-

sionnaire à un moment où l'on semble, la guerre étant termi-

née, se désintéresser presque de l'Algérie. Il faut aussi coor-

6. Mgr Huyghes, prêtre du

diocèse de Lille, devenu Ev2-

que d'Arras en 1962, avait été

en lien avec ce qui devait

devenir le « Comité Magh-reb ».

Page 94: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

91

donner le travail qui doit être fait partout dans le même

esprit. » Et pour l'Algérie elle-même, le Cardinal demande

que des prêtres et des laïcs y partent « L'avenir de l'Eglise

d'Algérie repose sur nous, chrétiens de France et du reste de

l'Europe. »

Le « Comité Maghreb » en France va rester présent aux

migrants et maintenir des liens explicites avec l'Eglise

d'Algérie. Après une période plus sociale et politique, une

autre étape s'ouvre, au cours de laquelle la dimension reli-

gieuse des musulmans, la connaissance de la personnalité

algérienne seront davantage reconnues et analysées. Ainsi se

manifeste le lien avec le tiers monde pour un groupe qui,

malgré sa modestie, commençait à s'adjoindre des chrétiens

d'horizons divers.

Telles sont les origines d'une initiative qui n'a pas fini de

montrer sa fécondité (7).

1966-1974

TEMPS DES ASSOCIATIONS ET TEMPS DES VIOLENCES

Cette période d'immigration « sauvage » a corresponduau début de la forte période de croissance économique en

France. Un premier ministre, on s'en souvient, a pu faire

l'éloge d'une main-d'œuvre qui contribuait « à la détente sur

le marché du travail (8). Les étapes que nous allons abor-

der vont montrer les effets de cet optimisme à court terme.

Unesituationcontradictoire

C'estvers 1966quel'on peut situerlespremierssignesdela criseéconomique.Une situationsérieuses'est crééeparcet appel dans tous les azimutsà une main-d'œuvreimmi-

gréequidevaitêtre régulariséesurplaceà 80% et échappaitainsià tout contrôlepréalable.Lesvertusde la croissanceoccultaient les effets de ce manque de maîtrise des flux

migratoires.N'oublionspasquecesannéesvirentarriverenmasseles Portugais.Legrand exodeavaitcommencéaprès1962. Leflot desarrivéesdépasseen nombreet en rapidité(plusd'un demi-millionen deux ans, si l'on retient l'immi-

gration « spontanée», c'est-à-direclandestine)tout ce qu'aconnu notre paysen matièred'immigratidn.L'immigrationdesMarocainsprendelleausside l'ampleuret lesarrivéesderessortissantsd'Afriquenoire semultiplient.

7. Mgr Teissier, évêque

coadpteur d'Alger, a souvent

rappelé la solidarité des deux

Eglises de part et d'autre de la

Méditerranée Pour beau-

coup d'entre nous, notre plus

grande joie est la possibilté de

vivre des relations d'amitié

avec des familles algériennes,

malgré les différences d'ori-

gine raciale, culturelle ou reli-

gieuse. Beaucoup de ces famil-

les ont des parents émigrés. Il

nous deviendrait impossible

de les rencontrer si nos pro-ches en Europe manquaientau respect de l'homme à

l'égard des émigrés, sans que

personne se lève pour s'y

opposer » (Mgr Henri Teis-

sier, Enlise en Islam, Le Cen-

turion, 1984, p. 143).

8. Déclaration de Georges

Pompidou, 3 septembre1963.

Page 95: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION

92

L'installation en France des uns et des autres n'échappe

pas aux misèreset aux échecs que tous les immigrés connais-

sent dans leurs premières années. Les Portugais, que nous

considérons aujourd'hui comme « sans histoires », n'avaient

au départ aucune tradition sur notre territoire, aucune com-

munauté d'accueil comme c'était le cas pour les Italiens, les

Espagnols et même les Maghrébins. Malgré leur savoir-faire

migratoire, les débuts ne furent pas aisés. Certains, parmiles jeunes, venaient pour échapper aux guerres coloniales.

Les familles ne tardaient pas à suivre. L'Eglise catholiquemettra en place un réseau d'aumôniers d'un style tout à fait

nouveau, appuyé en grande partie sur des prêtres français

qui, par centaines, ont appris la langue et ont fait des efforts

d'acculturation, soutenus par quelques prêtres portugaisseulement.

Les Pouvoirs publics commencent à prendre conscience

des effets d'une politique anarchique. Des efforts sont entre-

pris sur le plan social pour améliorer la situation des immi-

grés et remédier aux difficultés d'assimilation qui commen-

cent à se manifester dans certaines communautés. Cepen-dant, la perspective du pouvoir reste strictement économi-

que. Les circulaires « Marcellin-Fontanet » vont lier l'auto-

risation de séjour à la détention d'un emploi (9). Ces mesu-

res furent contestées par une fraction de l'opinion publiqueet par des militants immigrés soutenus par des chrétiens.

Des prises de conscience

Au cours de cette période, une prise de conscience de

l'énormité de la ségrégation hiérarchique subie par les immi-

grés dans tous les domaines (travail, logement, quartier,etc.) gagne les milieux de la jeunesse urbaine de plus en plus

préoccupée par les problèmes sociaux nés de la ville et du

consumérisme. Cela correspond à une floraison de mouve-

ments avant et après 1968 de caractère « sponta-néiste », peu enclins à respecter les lenteurs des actions col-

lectives. Dans toutes les associations qui se créent (10), les

mouvements qui se dessinent, de nombreux chrétiens se

retrouvent au coude à coude avec des militants de tout

bord (11).La CIMADE, pour sa part, dont on connaît les actions

très concrètes pour les personnes déplacées, les réfugiés, et

dans le tiers monde, crée un département « immigrés en

9. Circulaires du 23 février

et 5 septembre 1972.

10. Les Associations de

Sounen aux travailleurs immi-

grés notamment.

11. En 1961, s'était créé un

collectif de 46 associations, le

CLAP, dont le travail de for-

mation et de sensibilisation du

public immigré sera considé-

rable.

Page 96: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

93

1969. Il est vrai que l'immigration « sauvage » fait des rava-

ges et entraîne une surexploitation de toute une

main-d'œuvre. Malgré les efforts sociaux sous le septennat

écourté de Georges Pompidou (poursuite de trafiquants de

main-d'œuvre, logements sociaux attribués aux familles,

extension des foyers pour les isolés, résorption des bidonvil-

les, formation professionnelle), la situation des immigrés

demeure soumise aux exigences de l'expansion économique.

La défense des droits des étrangers va devenir une néces-

sité pour beaucoup de ceux qui, jusque-là, n'avaient peut-

être envisagé leur action que sur le plan social et humani-

taire. Le GISTI, rappelons-le, a été créé en 1972 (12).

L'Eglise ne peut se taire

La lutte pour les droits est commencée. Mais aussi les

réactions contre les violences racistes qui ont assombri

depuis quelques années la vie des quartiers et des villes. En

1971, le président Boumédienne réagit devant les attentats

qui touchent plus spécialement les Algériens et, en 1973,

l'Algérie décide l'arrêt de toute émigration à la suite des

attentats racistes dans le sud de la France qui firent

cinquante-deux victimes, toutes algériennes.

C'est précisément au cours de ces années qu'une voix

s'élève dans l'épiscopat «,L'Eglise ne peut se taire », dit

Mgr Ancel, dans un document qui fera date et qui est le seul

à considérer la situation des migrants dans tous ses aspects,

juridiques, culturels, religieux. « En face du racisme et de

l'exploitation systématique dont les migrants sont victimes,

l'Eglise ne peut se taire. » Et, comme Paul VI dans Octoge-sima Adveniens (§ 4), il fait appel aux communautés chré-

tiennes pour que se réalisent « les transformations sociales,

politiques et économiques qui s'avèrent nécessaires avec

urgence en bien des cas » (id. ). Une « parole unique » ne

suffit pas au moment où les violences éclatent et où le res-

pect d'un minimum de droits est en question. Le Père Ancel,

à la suite de Paul VI, en appelle au droit international pour

l'égalité absolue des droits entre les migrants et les autochto-

nes (exception faite pour certains droits politiques), pourune réglementation de l'accès des migrants dans un pays

déterminé, car le droit à l'immigration ne peut être sauve-

gardé sans reconnaître les exigences du bien commun. Mais

il met deux conditions à cette réglementation la première,c'est que l'autorisation d'entrée et de séjour pour raison de

travail s'accompagne de la permission de faire venir sa

12. Groupe d'Information

et de Soutien aux travailleurs

immigrés, composé de juristes

et de praticiens de l'action

sociale.

Page 97: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION

94

familleavecledroit à un logementconvenable la secondeestquecetteautorisationne puisseêtreretiréeau nomd'une

politiquede l'emploi(13). Ce texte synthétisesans ambi-

guïtél'expériencedel'Eglisedansle contextedel'émigrationeuropéenne. Il s'appuie sur les déclarations récentesdes

papes et de Vatican II. Aujourd'hui, il reste d'une grandeactualitépour un débat qui ne manquepas de remettreen

question les progrès durement acquis de la législationen

vigueurconcernantlesétrangers.

1974-1985. LE DÉBAT NATIONAL

Plus de dix années nous séparent de la décision du gouver-

nement français d'arrêter provisoirement l'immigration. Ces

dix années ont vu l'apparition sur la scène publique de tous

les problèmes liés à la permanence d'une population étran-

gère immigrée, maintenant nombreuse en France.

C'est au cours de cette période que les divisions et les ten-

sions vont davantage se faire sentir dans l'opinion publique

comme dans les Eglises. Certaines exaspérations apparais-

sent, qui ne manqueront pas d'être utilisées. Mais il faut

tout autant rappeler les initiatives et les réalisations qui,

chaque jour, opèrent un rapprochement entre communau-

tés, forgent une volonté de vivre un pluralisme dans notre

société et dans l'Eglise, et refusent les effets de la violence et

de la xénophobie.

De nouvelles responsabilités pour les Eglises locales

Quelquesrepèressont nécessairesavant d'en venir auxnombreusesinterventionsdeschrétienset aussides respon-sablesdesEglisesdanscettepériodequi fut richeendébats.Nous nous limiteronsaux orientationsprisespar la Com-missionépiscopaledesMigrationscesdernièresannées,quia été crééeà la suited'une prisede positiondu Saint-Siègedansunelettred'orientationpour la PastoraledesMigrants(1969)(14).Cetexteprenaitencomptelesnouvellesformesdesmigrationséconomiqueset politiques(réfugiés)et tiraitlesconséquencesde VaticanII danscedomaine.Il affirmaitnettementlesresponsabilitésdesEgliseslocales.C'estpour-quoi, en France,la Commissionépiscopales'estdonnéunedoubletâche. D'abord, elledoit coordonnerlestravauxdes

équipesde responsablesdesmigrantsdans chaquediocèse,

13. « Théologie de l'Eglise

particulière par rapport au

fait migratoire » Rapport de

Mgr Ancel à la Rencontre

européenne sur la Pastorale

des Migrants (octobre 1973).Texte intégral dans La Docu-

mentation Catholique, 1973,

p. 962-972.

14. Pastoralis MegratorumCura.

Page 98: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

95

stimulant les communautés et les mouvements apostoliques

pour que la présence des immigrés soit prise en compte dans

toutes ses dimensions, religieuse, sociale, culturelle et juridi-

que. Ensuite, à son niveau, elle doit permettre à l'Eglise

d'exercer « un rôle éducatif auprès des populations, des res-

ponsables et des instances de la société pour éclairer l'opi-

nion publique et stimuler les consciences » (15). Cela, cer-

tes, ne peut se faire sans de nombreux liens avec les autres

Eglises, avec les autres religions et toutes les forces spirituel-

les et humanitaires de notre pays. Dans cet esprit, il faut

souligner le rôle du Secrétariat pour les Relations avec

l'Islam (depuis 1972), qui va prendre dans les relations entre

les communautés musulmanes et les chrétiens une place de

plus en plus nécessaire.

La période que nous évoquons a connu, malgré l'arrêt de

l'immigration, l'arrivée de nouvelles populations ou l'aug-

mentation de certaines d'entre elles (réfugiés du Sud-Est

asiatique depuis 1975 (16), Turcs, Africains noirs, Mauri-

ciens, Philippins, Sri-Lankais.). Les pressions exercées par

ces nouvelles arrivées sont maîtrisées avec plus ou moins

d'efficacité. Cette décision d'arrêt de l'immigration a, par

ailleurs, accéléré le mouvement de réunification familiale et

provoqué une volonté d'installation permanente des popula-

tions étrangères. Toutes ces modifications conduisent à un

changement profond de l'image des immigrés dans l'opinion

publique une population plus diverse par les origines, plus

jeune aussi et plus féminine par le jeu du regroupement

familial, plus mêlée à la vie nationale (école, logement

social, travail, expression culturelle.) et à ses conflits.

Telle est la brève analyse que l'on peut faire. Nous devons

y adjoindre les progrès non négligeables réalisés dans l'accès

des immigrés aux droits des nationaux, tant en matière de

travail, de protection sociale, de protection des personnes,

que des libertés collectives (17).

Nouvelles précarités, nouvelles analyses

Sous le septennat du président Giscard d'Estaing, les Pou-

voirs publics vont tenter de renverser le courant migratoire

devant les premiers effets de la crise économique. La France,

touchée par la récession et le chômage, confrontée aussi aux

mutations technologiques auxquelles la main-d'œuvre

immigrée n'a pas été préparée, peut-elle conserver 3,6 mil-

lions d'étrangers qui résident de façon permanente et réussir

leur désenclavement social, économique, voire politique ?

15. Jean-Paul Il au Congrèsmondial de la Pastorale des

Migrations, octobre 1985, La

Documentation Catholique,

1985, p. 1 054.

16. Les soubresauts politi-

ques de divers pays ont jeté

sur les routes de l'exil des

vagues successives de réfugiés.

Ces dernières années, la

France a accueilli, après les

réfugiés des pays d'Europe de

l'Est, des Latino-Américains

et des Sud-Est-Asiatiques.Entre 1975 et 1982, une cen-

taine de mille de ces derniers

ont été admis en France. De

nombreux comités d'accueil,

souvent à l'initiative de

paroisses, se sont constitués

pour prendre la charge maté-

rielle et amicale des nouveaux

arrivants. La dynamique de

cet élan s'est trop vite épuisée

faute d'avoir été soutenue au

niveau culturel. De vrais pro-

blèmes continuent à se poser

pour les familles, les plusdémunies notamment. Et

puis, d'autres réfugiés et

migrants arrivent, les Sri-

Lankais par exemple, dont on

perçoit encore difficilement

l'avenir en France.

17. Sur ces aspects, nous

renvoyons à l'article très com-

plet de J. Costa-Lascoux,« Droits des immigrés, droits

de l'homme et politique de

l'immigration Documenta-

tion Française, Regards sur

l'actualité », p. 20-23.

Page 99: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION

96

Le dilemme était réel. Le programme voulait combiner les

nécessités de l'insertion (on se souvient des propositionsambitieuses élaborées à l'époque par le Secrétaire d'Etat

chargé des travailleurs immigrés, M. Dijoud) et une stricte

politique de contrôle et de retour.

Le bilan que l'on peut faire reste très incertain (18). La

condition des immigrés ne s'est pas améliorée, loin de là.

Leur nombre s'est maintenu et celui des clandestins a aug-menté dans des proportions inquiétantes. Les mesures poli-cières ont été trop souvent marquées par des atteintes au

droit des personnes. Devant les expulsions qui augmentent,devant la précarité ressentie très vivement par les familles,devant les mesures mises en route pour le retour, les chré-

tiens présents dans les associations de soutien, dans le tra-

vail social, dans les activités d'alphabétisation, présentsaussi dans les foyers, dans les quartiers, auprès des jeunes

générations, ont voulu de plus en plus élargir leur action.

Des manifestations leur ont permis d'atteindre l'opinion

publique et de s'adresser aux instances responsables (élus

locaux, parlementaires). Ce fut une période d'intense acti-

vité face aux expulsions et aux lois qui allaient restreindre

les conditions de séjour et de travail et qui atteignaient des

familles entières. Rappelons l'intervention du président de la

Commission épiscopale des Migrations, Mgr Saint-Gaudens,du 30 septembre 1977, après les mesures prises le 27 sep-tembre par le Secrétaire d'Etat, M. Stoléru, suspendant à

nouveau, pour trois ans, l'immigration familiale.

Vers 1979, des catholiques et des protestants, avec la par-

ticipation d'amis algériens, prennent l'initiative de brochu-

res d'information et d'analyses sur la situation de l'immigra-tion « Les immigrés parmi nous (avril 1979) (19) et« Les raisons de notre refus, plaidoyer pour l'homme »

(novembre 1979) (20). Ces deux brochures eurent un réel

retentissement, non seulement dans les réseaux spécialisés,mais dans des cercles plus larges, y compris dans le monde

politique. Le groupe œcuménique « Immigration », respon-sable de ces brochures, s'était constitué après l'appelcontenu dans la lettre du cardinal Duval et du pasteur Jac-

ques Blanc, d'Algérie, qui faisait part au cardinal Etchega-

ray, alors président de la Conférence épiscopale française, et

au pasteur Jacques Maury, de leur inquiétude devant la

situation de la communauté algérienne en France.

18. Stanislas Mangin, Tra-

vailleurs immigrés le bilan,Ed. CIEM, 1981.

19. Cette publication pré-cede le débat parlementairesur le projet de loi Bonnet

(entrée et séjour des étrangersen France).

20. Cette étude analysait le

projet de loi non débattuau Parlement sur l'emploides immigrés et les titres detravail.

Page 100: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

97

Quelques mois plus tard, après la visite en France du pape

Jean-Paul II (mai 1980), la Commission épiscopale des

Migrations, dans une déclaration portant sur-les conditions

et les chances d'un dialogue (21), attire l'attention, entre

autres, sur la situation faite aux jeunes de la seconde généra-

tion ségrégation scolaire, difficultés pour l'entrée au tra-

vail, échec social menant à la délinquance, et surtout certai-

nes expulsions d'adolescents, algériens notamment, souvent

mineurs. On ne pouvait admettre de telles pratiques, quelles

que soient les exigences d'une politique de restriction de

l'immigration en France. Cet appel n'allait pas tarder à trou-

ver un écho puissant lors de la grève de la faim d'un prêtre,

Christian Delorme, et d'un pasteur, Jean Costil, ainsi que

d'un jeune Algérien, contre les expulsions des jeunes, à

Lyon, en avril 1981. C'est alors que les plus hautes instances

religieuses catholiques et protestantes durent intervenir pour

obtenir, à la veille des élections présidentielles, l'arrêt des

expulsions des jeunes Algériens nés sur le territoire français.

Le mouvement de soutien a été considérable dans tout le

pays et dans les milieux jusque-là silencieux ou même réti-

cents à participer à ce type d'actions. L'expression encore

balbutiante des jeunes immigrés commençait à être ainsi

entendue.

Lesproblèmesse déplacent

Le changement politique opéré en France après le 10 mai

1981 a immédiatement été marqué par un tournant sensiblede la politique migratoire. Sans remettre en cause le principede l'arrêt de l'immigration (qui date de 1974), le nouveau

gouvernement s'est engagé à stopper le processus

largement développé durant la décennie précédente de

précarisation de la population étrangère en France.

Les contraintes économiques et la pesanteur de certaines

réalités sociales au niveau de l'emploi, du logement, de

l'école, de la participation sociale et culturelle, ont montré ladifficulté de la tâche. Des mesures ont été prises en octobre1984 pour limiter les effets de l'immigration familiale, sup-primant la procédure de régularisation, sur place, des famil-les.

De nouveaux points d'inquiétude n'ont pas tardé à appa-raître. Tout d'abord, l'avenir des jeunes, surtout maghré-bins, issus de l'immigration (22). On se souvient de la« Marche pour l'Egalité en novembre-décembre 1983, à

laquelle de nombreuses communautés chrétiennes et un

21. Déclaration du 10 juin

1980, Doc. Cath., 1980,

p. 717-719.

22. Nous renvoyons à l'arti-

cle d'Adil Jazouli, encore très

actuel, paru dans Etudes, mai

1984 « jeunes Maghrébinsen France ».

Page 101: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION

98

nombre important d'évêques se sont associés au milieu debien d'autres mouvements et personnalités. Ce fut l'occasiond'un rapprochement entre les principaux responsables des

grandes religions (juive, musulmane) et les confessions chré-

tiennes qui ont signé une déclaration « pour saluer la mar-

che fraternelle des jeunes pour l'égalité ». Ce fut aussi un

point de départ pour d'autres rapprochements. Quelquesmois plus tard, au moment où le MRAP (23) organisait lesAssises nationales contre le racisme, une nouvelle déclara-tion était rendue publique par les représentants des commu-

nautés chrétiennes, juives et musulmanes, sur le « racisme etle pluralisme dans la société (mars 1984).

C'est au moment où la population d'origine immigrée se

stabilise, manifestant parfois, et c'est bien compréhensible,un attachement à sa différence chez les jeunes surtout

qu'un certain langage politique se radicalise, demandant

l'exclusion de tous ceux qui paraissent inassimilables. C'estsur ce point précis que va se concentrer le débat. C'est sur ceterrain-là que les chrétiens ont eu et auront à se prononcer.

Échange et réciprocité message des Evêques

En 1983, pour Noël, la Commission épiscopale des

Migrations, dont Mgr J. Delaporte est président, a adressé

pour la première fois un « Message aux Immigrés qui sonten France (24). Message de fraternité et de paix insistantsur l'échange qui peu à peu s'opère entre les diverses popula-tions vivant en France « Notre société doit être ouverte àtoutes les richesses humaines, culturelles et religieuses quisont les vôtres. En échange, nous devons vous proposer etvous demander d'accueillir le meilleur de nous-mêmes et dela tradition de notre pays. C'est pour mieux assurer cet

échange que nous espérons et que nous demandons avecvous que votre participation à la vie de la cité soit pleine-ment reconnue grâce à l'attribution de tous les droits néces-saires. »

Cette lettre a suscité des réactions très vives de la part descourants extrémistes (« un véritable attentat contre notreidentité nationale », s'exclame Roland Gaucher, du Front

National), mais aussi de la part de catholiques de « bonnevolonté ». L'enjeu n'était pas de définir des privilèges pourles immigrés en France, encore moins d'encourager l'immo-

bilisme des attitudes et des comportements culturels, mais

23. Mouvement contre le

Racisme et pour l'Amitié entre

les Peuples.

24. Doc. Cath., 1984,

p. 53-54.

Page 102: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

99

de soutenir toutes les démarches de « réciprocité » entre les

immigrés et la société française. Car il revient à l'Eglise

d'avoir une parole qui rappelle les exigences de la fraternité,

dans le domaine des relations interpersonnelles comme dans

les réalités collectives et communautaires. Les destinataires

de cette lettre furent atteints souvent personnellement et

dans leur langue par ce message, et ils le comprirent. Ils

étaient des « correspondants » reconnus d'une des forces

spirituelles de notre pays.

Enfin, lors des dernières élections municipales (mars

1985), plusieurs évêques, ainsi que des groupes, mouve-

ments, chrétiens ou non, se sont élevés contre le racisme et

les idéologies qui le favorisent. Des pans entiers des classes

populaires vivent aujourd'hui la chute sociale entraînée par

la crise économique, comme une dépossession de leurs iden-

tités collectives et individuelles. Il est dangereux, dans cette

situation, estiment-ils, d'agiter le spectre de l'invasion et de

l'agression maghrébine.

Les chances d'un avenir commun

Nombre de chrétiens vivent cette situation douloureuse,

eux-mêmes écartelés entre différentes solidarités (dans leurs

mouvements d'Action catholique, dans les Organisations

ouvrières et au cœur même des paroisses). Aussi, plusieurs

Commissions épiscopales, représentant des sensibilités et

des expériences diverses dans l'Eglise, ont voulu exprimer

clairement les exigences de notre situation. « Au-delà des

différences, les chances d'un avenir commun » (25), signé

par les présidents de cinq Commissions épiscopales, est un

de ces textes qui marquent une étape et ouvrent une

réflexion plus large. Les obstacles que constituent pour la

vie commune et la vie politique les différences culturelles et

religieuses y sont pris en compte. Mais, s'appuyant sur le

rapprochement qui se manifeste dans la vie quotidienne,

parmi les jeunes notamment, soulignant les bénéfices du dia-

logue religieux entre les chrétiens et les musulmans, le docu-

ment en appelle aux évolutions que connaissent et connaî-

tront encore les populations musulmanes elles-mêmes

« Les différences fondées sur l'origine, la religion, ne peu-

vent constituer un obstacle majeur à l'intégration dans un

même ensemble national. »

Il est fait appel à la responsabilité des institutions culturel-

les et religieuses musulmanes en France, pour qu'elles aident

à trouver des modes d'insertion de leurs coreligionnaires,

Doc. Cath., mai 1985.

Page 103: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

L'ÉGLISE CATHOLIQUE DEVANT L'IMMIGRATION

100

compatibles avec les lois et les coutumes de notre société. Ilfaut être en mouvement de part et d'autre pour se rejoindresur un terrain commun.

Nombreux sont ceux qui souhaitent que ces propositionde l'Eglise en France puissent être reconnues dans les pays

d'origine des immigrés musulmans, pour que les chrétiens

qui y vivent soient aussi respectés dans « leur intégrité etleur différence », selon la formule d'un journalistetunisien (26). Ce rappel nous aide à prendre l'exacte mesuredes effets de nos attitudes et de nos propres paroles au-delà

de l'hexagone, au Maghreb, en Afrique noire, au Moyen-Orient.

Tout récemment, le 15 novembre 1985, les médias ontfait un large écho à l'appel des grandes organisations huma-

nitaires, des Loges maçonniques, de la Ligue des droits de

l'homme, du MRAP et de la LICRA (27). Cet appel a étéaussi signé par l'ensemble des représentants des religions. Iln'est pas habituel, il a même paru étrange, que l'Egliseappose sa signature sur un document avec les francs-

maçons. Au-delà de cette question, significativede la gravitéde la situation, il est important de souligner la position com-mune des autorités religieuses, catholiques, protestantes,orthodoxes, juives et musulmanes, qui renouvellent ainsiune démarche qui avait abouti à la déclaration de mars

1984, « Contre le racisme et pour le pluralisme dans la

société ».

Notre bilan sur les chrétiens, l'Eglise et les populations

étrangères en France est loin d'être épuisé (28). Nousn'avons pas rendu compte de la vitalité des communautéschrétiennes immigrées ou réfugiées, de leur insertion dans

l'Eglise, dans une Eglise aux racines historiques et culturel-les parfois bien éloignées des leurs. C'est ainsi que les Mou-vements d'Action catholique, notamment ACO, JOC/JOCF, ACE, d'autres mouvements spécialisés, des Servicescomme le Catéchuménat, la Catéchèse, ont acquis une expé-rience qui, peu à peu, les a conduits à reconnaître la valeurdes itinéraires d'adultes, de jeunes, dont la foi a été forméedans un tout autre contexte religieux (29).

26. Ezzedine Mestiri; La

Croix, 26.5.1985.

27. Ligue internationale

contre le Racisme et l'Antisé-

mitisme. L'appel a été lancé à

l'initiative de.la LICRA. Il

constate que des mœurs,des cultures, des croyances de

diverses origines souhaitent

s'affirmer et coexister dans le

concert national sans perdrede leur spécificité », Devant

l'attitude d'une partie du

corps social national qui réa-

git par des réflexes de peur et

d'intolérance », les signataires« lancent un appel à toute la

population ».

28. Nous n'avons pasabordé pour elle-même la ren-

contre des chrétiens et des

musulmans en France dans sa

dimension proprement reli-

gieuse. Nous renvoyons à

l'important dossier « Chré-

tiens et Musulmans », dans

L'Actualité Religieuse dans le

Monde, n° 23, 15 mai 1985.

29. Nous voulons signaleraussi les activités d'accueil et

d'assistance du Secours catho-

lique pour les immigres et les

réfugiés. Les responsables de

SOS ont fait preuve, ces der-

nières années, sans éclat,

d'une compétence remarqua-ble dans ce domaine. Pour sa

part, le CCFD joue un rôle

essentiel dans le soutien des

associations et des activités

des immigrés eux-mêmes,conformement à ses orienta-

tions propres.

Page 104: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

101

En 1983, les évêques, lors de l'Assemblée plénière de

Lourdes, dans leur document sur « La Mission en monde

ouvrier demandaient « que les travailleurs immigrés

catholiques aient réellement "droit de cité" dans nos com-

munautés ». Ce langage révèle une évolution considérable

dans les mentalités, dans le projet de partage des responsabi-

lités dans l'Eglise elle-même. Il serait intéressant d'en retra-

cer un jour les étapes. La place des communautés portugai-

ses, par exemple, commence à être reconnue. Elle demeure,

cependant, dans bien des cas, encore trop marginale. La

question que Jean-Paul II formulait, en octobre dernier, au

Congrès mondial des Migrations, mériterait, à elle seule,

une réponse « Quel témoignage l'Eglise donne-t-elle de la

qualité de l'intégration (des migrants) en son sein ? »

D'autres étapes nous attendent. Dans le contexte de chan-

gement social et culturel que nous connaissons, les occa-

sions de repli agressif sont nombreuses pour ceux qui se sen-

tent marginalisés. Les populations immigrées ou issues de

l'immigration sont, sous cet aspect, très vulnérables. Aussi,

à court terme, aucune communauté en France ne devrait,

pour assurer sa survie, penser qu'elle doit d'abord s'opposer

à une autre communauté, cette dernière fût-elle française.

Le débat public engagé, auquel les chrétiens et l'Eglise

catholique en France contribuent depuis de longues années,

suppose que l'on se donne, avec clarté, tous les moyens

nécessaires pour faire front contre l'intolérance.

Les communautés chrétiennes en France pourraient-elles

être utilisées comme facteur d'une identité nationale qui jus-

tifierait des discriminations basées sur la culture ou la reli-

gion ? La tentation existe. Certains leaders ne se privent pas

d'invoquer la chrétienté comme facteur de défense, en un

temps où les identités sont fragiles et menacées. Mais l'iden-

tité chrétienne peut-elle être invoquée en dehors de sa voca-

tion fondamentale annoncer un message de salut qui soit

aussi un message d'accueil, de fraternité et de justice ?

ANDRÉ COSTES S.J.

CAHERS 51"6numéro hors série

L'IMMIGRATION, CHANCE OU MENACE ?

64 pages, 30 F (étrangler 35 F) C.C.P. CARS 18 092 87 X Pans

14, rue d'Aseas 75006 Parle Tél. 45.48.52.51 1

Page 105: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

CONCILI UMINTERNATIONALE

cahier 202 décembre 1985

LES FEMMES

INVISIBLES DANS LA THÉOLOGIE ET DANS L'ÉGLISE

Editorial par Elisabeth SCHÜSSLER FIORENZA

I. FONDEMENTS

Elisabeth ScmisSLER FIORENZA, Briser le silence. Devenir visibles.

Mary COLLINS, Filles de l'Eglise les quatre Thérèse.

II. STRUCTURES RENDANT LES FEMMES D'ÉGLISE INVISIBLES

Marie ZIMMERMANN,Ni clerc ni laïque. La femme dans l'Eglise.

Margaret BRENNAN,La clôture. Institutionnalisation de l'invisibilité des femmes dans les

communautés ecclésiastiques.

111.DISCOURS ECCLÉSIAL ET INVISIBILITÉ DES FEMMES

Marjorie PROCTFR-SMITH, Images des femmes dans le lectionnaire.

Adriana VALERIO, La femme dans l'histoire de l'Eglise.

Kari Voc'r, "Devenir mâle" Aspect d'une anthropologie chrétienne primitive.

Mary HuNT, Transformes la théologie morale. Un défi éthique féministe.

Marga BÜHRIG, Le rôle des femmes dans le dialogue œcuménique.

IV. ÉTUDE DE CAS. L'ENSEIGNEMENT THÉOLOGIQUE ET LES FEMMES

Iris MÜLLER, Perspectives professionnelles des théologiennes cathofigues et leur situation

dans les facultés de théologie catholique allemandes (cas exemplaire l'université de Münster

en Westphalie).

Mary Boys, Les femmes comme levain. La formation théologique aux Etats-Unis et au Canada.

Réflexion éditoriale par Mary COLLINS

rappel: cahier 201 octobre 1985

UNE JEUNESSE SANS AVENIR

Editorial L'année internationale de la jeunesse, par John COLEMANet Gregory BAUM

I. UNE JEUNESSE SANS AVENIR? II. LA DIMENSION ÉCONOMIQUE

111.LA DIMENSION SIGNIFICATIVE IV. LA DIMENSION APOCALYPTIQUE

V. RÉPONSES D'ESPOIR POUR L'AVENIR

Abonnement 1986 (six cahters) France 200 F (ttc), Etranger 260 F

Le cahier 60 F (France et Etranger) CCP Paris 39-29 B

BEAUCHESNE 72 rue des Saints-Pères, 75007 Paris

Page 106: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Etudes 14, rue d'Assas 75006 Paris janvier 1986 (364/1) 103

Synode 1985

L PROGRAMME du synode avait été tracé, de façon précise, par

Jean-Paul II dès le 25 janvier 1985 en ce vingtième anniver-

saire de la clôture du concile Vatican II, il s'agissait de célébrer le

concile, d'évaluer ce qui en était passé dans la vie des Eglises, de

promouvoir une meilleure réception de son œuvre. Programme

ambitieux. Etait-il vraiment réalisable en un temps si court, deux

semaines ? Peut-on dire que ces objectifs ont été atteints ?

CÉLÉBRER

Jean-Paul Il disait aussi « revivre » « Revivre de quelque

manière cet extraordinaire climat de communion ecclésiale qui a

caractérisé le concile telles sont ses paroles. Les Pères synodaux

ont bien vécu une atmosphère de communion. Peut-être au prix

d'un certain effacement des différences évidentes qui se sont fait

jour entre eux. Le concile avait bien été un événement de commu-

nion et, de ce fait, un événement spirituel capital pour la vie de

l'Eglise. Mais cette communion s'était réalisée au terme d'un long

chemin, au prix d'un dur travail. Car le concile, événement spiri-

tuel, fut aussi un événement théologique. Il a représenté le plus

vaste et le plus long congrès de théologie de tous les temps. Au

synode, les théologiens étaient rares.

Le synode s'est orienté pourtant vers une relecture théologique,

théologale même, du concile, où le chapitre premier de Lumen

gentium, sur le mystère de l'Eglise, a été présenté. comme la clé de

Page 107: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

SYNODE 1985

104

voûte de tout l'édifice conciliaire. Il a souvent été question des

théologiens, des relations des évêques avec eux. Les travaux du

synode ouvrent bien des voies à une recherche théologique qui n'a

pu, de toute évidence, être menée à bien en un temps si court.

Le synode de 1985 n'a donc pas été une suite du concile. Il s'est

effacé devant cet événement dont il s'est voulu, avant tout, le

mémorial. Car la célébration ne fut ni une simple cérémonie

d'anniversaire, ni un glorieux enterrement. Sur ce point, l'unani-

mité fut sans faille. Le concile de Vatican II a été célébré comme le

grand don que Dieu a fait à l'Eglise de notre temps. Il a suscité un

dynamisme qui est à développer dans la fidélité à sa lettre et à son

esprit.

Tous les évêques, spécialement les présidents des conférences,ont voulu dire haut et clair leur référence à un mouvement conci-liaire désormais irréversible. A ce niveau, ils ont vécu une expé-rience analogue à celle des artisans de la première heure. Mais ilest toujours difficile de communiquer une expérience spirituelle.Cent soixante participants pourront-ils faire ce que deux milletrois cents évêques, entourés d'experts, d'invités, de représentantsdes confessions chrétiennes non catholiques ont eu du mal à réali-ser au cours de ces vingt dernières années ?

ÉVALUER

Le concile a-t-il été réellement reçu ? L'a-t-il été en fidélité à sa

lettre et à son esprit ? La réponse est difficileà donner globalement.

Car le synode a manifesté l'extraordinaire diversité des Eglises.Cette « pluriformité », du reste, est le fruit le plus évident de Vati-

can II. Diversité tenant d'abord à la situation propre aux diverses

régions du monde. Ici se manifeste la fidélité à l'attitude préconi-sée par Gaudium et spes. L'Eglise est dans le monde et pour le

monde. Ce monde est pluriel situations de misère, de guerre

civile, d'oppression, de violence. Chaque Eglise représente la

chair et le sang d'un peuple. Elle se fait aussi l'écho de sa culture

propre. Beaucoup d'évêques ont témoigné des progrès, des diffi-

cultés aussi de l'inculturation. Question capitale pour les jeunes

Eglises, abondamment représentées, qui sont engagées dans une

démarche patiente pour que leur liturgie et leur catéchèse expri-ment la pénétration en profondeur de l'Evangile dans leur propreculture. Jeunes Eglisescontemporaines du concile qui n'ont pas eu

Page 108: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

105

à connaître les mutations parfois difficiles qu'ont dû faire les Eglises

anciennes. Une autre cause de diversité entre les Eglises est celle du

degré de liberté qui leur est permis par les divers régimes politiques.

Même à Rome, la voix des Eglises du silence présentes au synode a

dû se faire très discrète. Quand il s'agit d'évaluer la réception du

concile en ces divers lieux, beaucoup ont concédé d'abord qu'il fal-

lait reconnaître certains retards et certaines bavures.

Des retards surtout. Ils sont dus parfois à la pauvreté des

moyens textes à traduire, à éditer, formateurs à former insuffi-

sance aussi d'une intelligence en profondeur là où s'est imposée

une lecture superficielle réduite à des slogans application pure-

ment formelle et littérale des réformes sans un souci pédagogique

suffisant. En bien des régions, les intuitions fondamentales du

concile ne sont pas encore passées dans les esprits et n'ont pas

modifié les comportements.

Des bavures ? Mention en a été faite, mais, le plus souvent, avec

le souci de ne pas leur donner une importance démesurée. On n'a

pas entendu de condamnation. Telle voix, exprimant divers soup-

çons, est restée isolée. Personne, en tout cas, n'attribue au concile

les difficultés que l'Eglise a rencontrées depuis lors. Post hoc, non

propter hoc (après, pas à cause de). La cause principale a été attri-

buée à la crise de civilisation qui a pris naissance, dans les pays

industrialisés, au moment même où se déroulait le concile. Un

autre facteur repéré a été une lecture superficielle, voire partisane

et partielle, des documents conciliaires. On peut se demander, du

reste, si tel ou tel documerft, avait été suffisamment élaboré, y

compris au niveau du vocabulaire, par exemple dans Lumen

gentium à propos des deux « sacerdoces », celui des baptisés et

celui des ministres ordonnés. On a dénoncé dans le domaine des

relations entre prêtres et laïcs certaines confusions qui prennent

appui sur ce manque de clarté.

Ces concessions faites, une large convergence s'est manifestée

pour dresser un bilan très largement positif des années qui ont

suivi le concile. Grâce à lui, les Eglises ont été capables de faire

face aux nouveaux défis et aux nouvelles épreuves qu'elles ont dû

affronter alors. Vatican II les a renvoyées à la source, il les a

ouvertes aux autres et armées pour être présentes aux aléas de

l'histoire.

Le retour à la source, c'est d'abord le retour aux sources. Grâce

à la constitution sur la Révélation et à la réforme liturgique, le

peuple chrétien a redécouvert, pratiquement partout, la Parole de

Dieu. L'Ecriture sainte a été traduite en toutes les langues, lue, tra-

vaillée et méditée en d'innombrables groupes, malgré la pénurie en

bien des lieux de guides compétents et formés. Un regret pourtant

a été exprimé à cette occasion l'insuffisance de la dimension

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SYNODE 1985

106

théologique en certains travaux d'exégèse scientifique. La réforme

liturgique, de son côté, a amené un bénéfice certain. Un mouve-

ment irrésistible a été créé vers une participation active de tous.

Un progrès notoire est constaté dans la vie de prière individuelle et

collective. Les évêques souhaitent toutefois que la liturgie soit

davantage encore orientée vers l'adoration, qu'elle soit le lieu de

rencontre pour évangéliser ce sens du sacré, inentamé en certaines

cultures, résurgent dans des mondes qu'on dit sécularisés.

Retour aux sources donc. Réenracinement. « N'ayons pas l'illu-

sion de croire que c'est nous qui faisons l'Eglise », mais bien la

Parole et les sacrements. Ce retour serait infidèle à Vatican II, s'il

se traduisait par un repli des Eglises sur elles-mêmes. Le concile a

voulu une Eglise extravertie. Les Eglises locales, en conséquence,se sont ouvertes au dialogue. L'œcuménisme, les relations avec les

autres religions ont été des thèmes présents dans la plupart des

interventions, dialogues supposant une identité chrétienne pleine-ment consciente d'elle-même. On a noté peu de références explici-tes à la seconde partie de Gaudiumet spes. Mais les grands problè-mes du monde actuel ont été souvent évoqués menace sur la

paix, situations d'injustice, de misère, endettement du tiers monde.La perspective de Gaudium et spes est passée dans les esprits. Les

rapports témoignent du lien perçu par les Eglises entre le mystèredu Christ, le mystère de la condition humaine, les conditions

concrètes faites aux hommes par l'histoire et la société. Il ne

faudrait pas que certains aspects des théologies de la libération

voilent le bien-fondé d'une théologie de la libération intégrale de

l'homme.

Dans la ligne du concile, mention a été faite également de la lec-

ture des signes des temps. A vrai dire, ce fut un thème évoqué plus

que développé de manière originale. Et ces signes ont surtout été

repérés dans un registre proprement religieux le « retour dusacré », la faim et la soif spirituelles des jeunes en réaction contre

l'univers sans âme de la civilisation industrielle, la séduction des

sectes, le rêve aussi de concilier l'autonomie personnelle et la

communion.

Parmi les bénéfices tirés de Vatican II, tous reconnaissent les

progrès accomplis dans la voie de la communion, soit à l'intérieur

des Eglises où s'affirme de plus en plus la participation respon-sable des laïcs soit entre les Eglises locales. Aucune voix dis-

cordante ne s'est élevéepour critiquer, du point de vue pratique, la

nécessité des conférences épiscopales. Certains ont même souhaité

leur extension à tout ou à une partie d'un continent.

Page 110: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

107

En somme, l'évaluation a été faite avec lucidité et reconnais-

sance. Les évêques présents n'avaient pas à avoir honte de leurs

Eglises et ne manifestaient guère la peur du monde.

PROMOUVOIR

Comment assurer une meilleure réception de Vatican II ? Meil-

leure voulant dire d'une part, une action plus large et plus pro-

fonde dans la vie des Eglises d'autre part, une plus grande fidélité

aux orientations centrales de Vatican II.

Le message essentiel de Vatican II tous se sont montrés una-

nimes sur ce point c'est sa vision de l'Eglise comme « commu-

nion ». Mais, au départ du synode, cette « communion était

envisagée par les uns et les autres selon une double approche ou,

du moins, selon une double dominante.

Les uns mettaient l'accent sur la source divine de cette commu-

nion. Ils laissaient volontiers de côté les aspects concrets plus

sociologiques et les moyens, les médiations, que l'Eglise doit se

donner pour vivre effectivement cette communion le fonctionne-

ment des institutions, le jeu des pouvoirs. Pour eux, l'Eglise est

avant tout mystère. Ils redoutent de la voir réduite à son aspect

institutionnel. N'est-ce pas une telle réduction qui rend compte de

la désaffection de tant d'hommes et de femmes sensibles à l'Evan-

gile mais rebutés par l'Eglise ?

Les autres étaient plus sensibles aux procédures concrètes par

où passe l'Esprit. Comment mieux assurer la visibilité de cette

union paradoxale entre primauté et collégialité ? Ils voulaient

donner plus de consistance aux instances où s'exprime la collégia-

lité synodes, conférences des évêques. Ils souhaitaient revoir les

relations des Eglises locales avec le siège de Rome, soucieux, assu-

rément, du rôle central de ce dernier, mais conscients aussi, selon

l'enseignement du concile, que l'unique Eglise du Christ se réalise

en chaque Eglise locale.

Deux sensibilités s'affirment ici. La première, plus attentive aux

exigences spirituelles, aux appels de nos contemporains en quête

d'une vie spirituelle véritable, et peut-être de sainteté, sans le

savoir. Il a beaucoup été question dans ce synode de l'appel à la

sainteté. Mais ces mêmes hommes sont moins attentifs au visage

concret que l'Eglise présente au monde. Pour eux, la lumière du

Christ doit se refléter sur le visage de l'Eglise pour illuminer le

monde.

Les seconds sont plus conscients que l'aspiration des hommes

d'aujourd'hui à prendre en main leurs propres affaires est aussi un

signe des temps, une marque du travail de l'Esprit. Il ne convient

Page 111: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

SYNODE 1985

108

pas d'y dénoncer trop vite une contamination par l'esprit démo-

cratique.

La synthèse, au terme des travaux, présentée dans le rapportfinal, privilégie nettement la première tendance. On a parlé de

mystère plus que des ministères, davantage d'approfondissementthéologique et spirituel que d'organisation. La conversion ducœur est le préalable nécessaire à toute réforme de structures.

renvoyée à plus tard.

Certes, on ne saurait réduire l'Eglise à son aspect institutionnel.

On ne saurait non plus en faire abstraction. Comme son maître,

l'Eglise est humano-divine. Dans Lumen gentium (n° 8), on avait

rappelé l'analogie qui existe entre le mystère du Verbe incarné et le

mystère de l'Eglise. Dans les deux cas,, du reste, le mot« mystère », si ambigu, trouve son sens véritable il désigne une

réalité divine, pas seulement cachée derrière des apparences, mais

se manifestant comme telle dans des réalités humaines visibles le

corps physique du Christ, le corps social de l'Eglise. Le Christ est,dans son humanité, le mystère ou, équivalemment, le sacrement

primordial. Par lui l'Eglise devient, dans sa réalité sociale, le sacre-

ment du salut pour le monde.

Sa rénovation permanente associe donc un double effort, un

double décentrement. Décentrement d'abord vers le Christ quifonde sa communion dans la communion trinitaire elle-même.

Décentrement aussi vers le monde auquel elle est envoyée. Cette

dimension était bien présente au départ dans les témoignages des

évêques exprimant l'insertion concrète de leur Eglise dans l'envi-

ronnement de leur peuple. Elle n'a pas été mise au premier plandes travaux du synode.

Parlant peu de la mission, on a insisté surtout sur le fait quel'ouverture de l'Eglise au monde ne pouvait être vécue que sous le

signe de la croix. Oubli commis par Vatican II, a dit quelqu'un.Gaudium et spes n'avait pourtant pas passé sous silence le mystère

pascal (n° 22). Vingt ans d'expériences diverses ont peut-êtremieux appris aux Eglises que, plus on veut vivre l'Evangile, pluson risque de devenir signe de contradiction, de susciter persécu-tion ou dérision. Rien de commun pourtant, dans ce réalisme,avec un pessimisme systématique. Recueillir et sauver les valeurs

humaines présentes dans les différentes cultures reste la mission de

l'Eglise (Gaudium et spes, n°44), la condition même de toute

évangélisation. Mais l'histoire est bien le lieu où les hommes, et

Page 112: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

109

particulièrement les plus pauvres d'entre eux, vivent déjà sans le

savoir quelque chose du mystère pascal. D'où l'affirmation répétée

de l'option préférentielle de l'Eglise pour les pauvres.

Cette dimension missionnaire, au sens large du mot, fut bien

présente au synode. Elle fut moins accentuée que l'appel au

mystère. C'est pourtant dans la continuité même du mystère et de

la mission qu'aurait pu se situer en vérité la question des réformes

institutionnelles nécessaires. Les structures que l'Eglise se donne

sont fondées et doivent être jugées selon un double principe la

communion que l'Eglise reçoit de son Seigneur, la mission qu'il lui

a confiée. Si elle doit rénover sans cesse l'authenticité de son enra-

cinement spirituel et le dynamisme de son service du monde au

nom de l'Evangile, elle se doit de réformer aussi les formes concrè-

tes des institutions qu'elle s'est données. Ces formes d'organisa-

tion, le fonctionnement plus ou moins évangélique des relations

entre ses membres sont aussi un langage. Il doit porter promesse

au monde qu'il est possible de concilier, à tous les niveaux, l'unité

et la communion avec le respect des différences, jusqu'au respect

absolu de la singularité irremplaçable de chaque être.

Mystère, communion, telle est la relecture théologique faite par

le synode du message central de Vatican Il. Cette relecture même

pose bien des questions et offre un vaste champ au travail des

théologiens.

Mais l'ensemble du peuple de Dieu ? Comment assurer une

réception du concile plus large et plus profonde ? Comment le

faire mieux connaître et réaliser, soit au plan universel, soit à celui

des Eglises locales ? La difficulté majeure, nous l'avons dit, est de

communiquer l'expérience vécue d'un ralliement unanime et sans

réserve au concile.

Restent les textes. Les journalistes présents en grand nombre

(650) ont informé l'opinion publique des différents pays. Le mes-

sage du synode au monde a dit t'esprit de ses travaux. La décision

a été prise de rendre public le rapport de synthèse du cardinal

Danneels discuté et voté à la fin du synode. Un projet à plus long

terme semble mûrir. Dans plusieurs groupes linguistiques, l'idée a

été émise d'un document exceptionnel émanant du Saint-Siège.

Catéchisme mondial pour les uns, comportant l'exposé organique

intégral des vérités de la foi et de la morale, condensé pour les

autres des enseignements majeurs de Vatican Il. L'entreprise n'est

Page 113: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

SYNODE 1985

110

pas aisée. D'autres ont suggéré que ce synode sur le concile soitsuivi dans cinq ans par un synode du même type. On verrait mieux

alors, après le coup d'accélérateur de 1985, où en est la réceptiondu concile.

L'essentiel se jouera dans les Eglises locales. Les présidents desconférences d'évêques auront à voir sur place ce qui est souhaita-ble et possible pour que l'unanimité constatée à Rome autour duconcile s'étende à tous. De cette unité réaffirmée naîtra peut-êtreun dynamisme plus grand dans la voie de l'approfondissement spi-rituel des chrétiens, mais aussi de leur servicedu monde au nom de

l'Evangile.

JOSEPH THOMAS S.j.

CAHIERS del'actualitéreligieuseetsociale

L'ÉGLISE COMMUNION

rapport final du Synode

avec des commentaires rédigés sous la responsabilité des Cahiers.

Texte disponible au 14, rue d'Assas, 75006 Paris Tél. 45.48.52.51

Prix 15 F réduction pour commandes en nombre.

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Etudes14,rued'Assas75006Parisjanvier1986(364/1) 111

Diplomate près le Saint-Siège

L CORPS diplomatique accrédité près le Saint-Siègeconnaît une diversité qui contraste curieusement avec

la simplicité et l'unité de la représentation pontificale auprèsdes Etats. D'ailleurs, ce Corps diplomatiques n'a pas les

mêmes fonctions que le réseau des nonciatures. Un nonce,en effet, est en même temps délégué apostolique s'il repré-sente politiquement le Saint-Siègeauprès d'une autorité tem-

porelle, il est également le représentant religieux du pape

auprès d'un épiscopat et d'une Eglise locale vis-à-vis de

laquelle il a aussi certaines responsabilités. Le diplomate

près le Saint-Siège, accrédité sur le seul plan politique, n'est

nullement autorisé à dire son mot sur le fonctionnement

intérieur de l'Eglise romaine.

L INSTITUTION

Mais pourquoi un tel Corps diplomatique existe-t-il ?

Les motifs historiques doivent être rappelés en premier.

Depuis le vin' siècle et la « donation de Pépin le Bref »

jusqu'à ce 20 septembre 1870 où les troupes piémontaisesentrèrent dans Rome pour en faire la capitale de l'Italie,

l'Eglise avait été une puissance temporelle. Ses Etats for-

maient une principauté non négligeable, dans la poussièredes royaumes et duchés italiens (1). Souverain temporel, le

1. Elle couvrait en 1859

une surface de 18000 km'

avec une population de

3124688 habitants (chiffres

donnés par P. Poupard,Connaissance du Vatican,

Beauchesne, 1967, p. 32).

Page 115: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE

112

pape menait une politique étrangère, s'engageait dans des

alliances (2), participait à des guerres (3), négociait des trai-

tés, menait une vie internationale à parité avec d'autres

Etats, ce qui comportait notamment le droit de légationactif et passif et la présence à Rome de plusieurs ambassades

permanentes. Etre ambassadeur à Rome —comme le furent

Bernis et Chateaubriand, c'était donc représenter son pays

auprès du pape et non auprès d'une Italie qui n'existait pasencore.

Le Corps diplomatique actuel est pour une large partl'héritier du précédent, mais présente une différence spéci-

fique avec l'effondrement du pouvoir temporel, la notion

de Saint-Siége prend une place de plus en plus importantedans le vocabulaire diplomatique. Le Saint-Siège, en effet,est l'expression juridique, au niveau du droit public interna-

tional, de cette entité tout ensemble spirituelle et temporelle

qu'est l'Eglise catholique. Après 1870, lorsque Rompeet ses

Etats lui échappent, le pape continue d'entretenir des non-

ciatures, et par réciprocité de recevoir des ambassadeurs.

Le rétablissement d'un pouvoir temporel symbolique et

limité, lors des pactes du Latran de 1929, n'a réintroduit

aucune ambiguïté. Personne n'est dupe l'Etat de la Cité du

Vatican n'est, comme le disait alors Pie XI, que « le mini-

mum de corps » nécessairepour soutenir l'action spirituellede l'Eglise. Les puissances politiques n'envisagèrent nulle-

ment, comme on le dit trop souvent par erreur, de conserver

ou d'accroître leurs liens avec ce minuscule Etat pas du tout

comme les autres. Car « ce minuscule Etat », en tant quetel, n'intéresse réellement que les numismates et les philaté-

listes, ainsi que ceux qui peuvent accéder à sa banque et ses

marchés hors-taxes (4). C'est auprès du Saint-Siège que les

Etats veulent se voir accrédités.

Le jeu politique

Car des motifs politiques jouent aussi. Il existe à Rome,

étroitement enclavé dans la capitale et l'Italie entière, un lieu

privilégié qui représente « une petite O.N.U. des valeurs

spirituelles ». L'idéal chrétien n'est pas seulement un espoir

pour l'au-delà, mais aussi un idéal de vie, un projet de

société, un appel à la justice. Si les membres de l'O.N.U.

sont les représentants des forces politiques et des diverses

2. Qu'on songe à la

« Sainte Ligue d'Alexandre

VI (31 mars 1495) contre les

Turcs et la France, à l'entrée

de Jules II dans la Ligue de

Cambrai en mars 1509, à celle

de Clément VII dans la Sainte

Ligue de Cognac (22 mai

1526), et tant d'autres exem-

ples.

3. Nombreux exemples

sous Jules II prise de Pérouse

(13 sept. 1506) et de Bologne

(11 nov. 1506), reconquête

de la Romagne (14 mai

1509), prise de La Mirandole

(20 janvier 1511).

4. Toutefois, pour souli-

gner sa souveraineté, l'Etat du

Vatican possède un drapeau,de couleur jaune et blanc, ou,comme dit l'héraldique,« coupé d'or et d'argent ». Ce

drapeau et les fanions diplo-

matiques sont en outre frap-

pés de la tiare et des clés de

Saint-Pierre.

Page 116: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

113

cultures, des experts en économie et en droit international,

« nous sommes, pour notre part, disait Paul VI à New

York, expert en humanité » (5).

Accréditer une ambassade près le Saint-Siège les dis-

cours de présentation au pape de leurs lettres de créances

par les nouveaux ambassadeurs l'illustrent très remarqua-

blement c'est affirmer qu'il existe entre un pays déter-

miné et le Siège apostolique des points de convergence

importants à propos de la vie humaine, de la société, du tra-

vail, du respect de l'homme. Les Etats savent que le Vatican

constitue un centre de réflexion sur de nombreux problèmes

concernant le monde contemporain, avec des incidences

politiques importantes. La liste est aisée à citer le service de

la paix internationale la reconnaissance, le respect et la

protection des droits humains fondamentaux le jeu des

libertés politiques, syndicales, éducatives le sous-

développement, la faim dans le monde, l'injustice des rap-

ports économiques internationaux les problèmes tech-

niques de défense équilibre nucléaire, tentatives de désar-

mement ou de non-prolifération de l'arme atomique

guerres conventionnelles limitées et locales, mais suscep-

tibles de dégénérer en conflits continentaux, mondiaux.

Devant ces problèmes, tout Etat a un intérêt politique à

connaître le point de vue de Rome, et même à échanger ses

propres manières de voir avec les organes centraux de

l'Eglise.

Par ailleurs, le Saint-Siège est lui-même membre, soit à

part entière, soit comme observateur ou membre associé, de

nombreux organismes ou instances de dialogue internatio-

nal (6), et en cette qualité participe à des conférences telles

que celle de Helsinki (1975) sur les droits de l'homme, ou de

Madrid (1983) sur le désarmement. La préparation de ces

conférences suscite toujours une intense activité diploma-

tique avoir une ambassade près le Saint-Siège permet de s'y

associer plus facilement.

Enfin, dans une optique très différente, de très jeunes

Etats, nouvellement nés à la vie internationale, peuvent esti-

mer que l'ouverture d'une ambassade près le Saint-Siège

contribuera à mieux manifester leur existence et leur statut.

Le prestige dont jouit le Saint-Siège, le fait qu'il soit reconnu

par de multiples pays à travers tous les continents, leur

semble susceptible de rejaillir sur leur personnalité juridique

trop récente. Ayant eux-mêmes besoin de se voir mieux

connus et « reconnus » par l'opinion publique internatio-

nale, la reconnaissance diplomatique par Rome leur paraît

5. Le discours de Paul VI

devant l'Assemblée généraledes Nations Unies à New

York, prononcé le 4 octobre

1965 (texte dans La Docu-

mentation Cathohque, 47·

année, t. LXII, n° 1457 [17

octobre 651 col. 1729-1738),

constitue d'ailleurs non seule-

ment un hymne à la paix,mais aussi une véritable charte

des rapports diplomatiquesmondiaux.

6. La représentation du

Saint-Siège auprès des organi-

sations internationales gou-vernementales comporte des

observateurs permanents

auprès de l'O.N.U. (New

York), de l'O.M.S. et de

l'O.l.T. (Genève), de

l'O.N.U.D.I. (Vienne), de la

F.A.O. (Rome), de

l'U.N.E.S.C.O. (Paris), du

Conseil de l'Europe (Stras-

bourg), de l'O.A.S. (Washing-

ton) et de l'O.M.1. Le Saint-

Siège participe, à des titres

divers, à nombre d'autres

organisations internationales.

Page 117: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE

114

précieuse, y compris et même surtout dans l'hypothèse où

leur constitution politique et l'exercice concret de leur gou-vernement ne pèchent pas par excès de libéralisme. Pour

de tels partenaires, ouvrir une représentation auprès du

Saint-Siège peut équivaloir à obtenir un brevet de bonne

bourgeoisie internationale, un sauf-conduit, une reconnais-

sance officielle d'honorabilité et de respectabilité.

Lesloisde l'empirisme

Certains raisonnements empiriques, dans lesquels l'his-

toire ou la politique ont moins de part, peuvent enfin germerdans le cerveau des chefs d'Etat. Le catholicisme, en effet,constitue en lui-même un fait original et fondamental dans

le monde. Le pape est le chef spirituel de 760 millions de

fidèles, dont plus de la moitié résident sur le continent amé-

ricain. L'Eglise est une des forces vives de la civilisation

contemporaine il est donc du plus haut intérêt de se tenirclairement informé sur ce qui se dit, se fait ou se pense à

Rome. Dans cette ville, en effet, se constitue et se renouvelle

chaque jour un « capital d'informations » quasi illimité. Par

le réseau des épiscopats locaux, des ordres religieux (et plus

spécialement missionnaires) dont les implantations couvrent

le monde entier, par ses propres nonciatures et délégations

apostoliques, le Saint-Siège dispose de sources d'informa-

tion de première main, abondantes et précises. Il est témoin

de toutes les crises, il sait ce qui se passe dans toutes les

régions troublées du monde. Et pour une part il répercutecette information par ses organes de communication

sociale (7). On peut être tenté d'avoir une part dans ce« capital » et même d'y puiser très directement au moyen de

cette structure privilégiée de dialogue que constitue une

ambassade.

La vie internationale est observée par le Saint-Siègeavec

autant d'attention que le font les Etats il est précieux de

connaître sa position et les directives qu'il donne à propos de

telle catégorie de pays, de telle crise sociale ou syndicale, de

tel conflit limité, de tel mouvement d'aspiration à la séces-

sion ou à l'indépendance, etc.

On peut même imaginer qu'un gouvernement soit tenté de

disposer d'un moyen de pression sur l'Eglise locale de son

pays, surtout si ce dernier est pluriconfessionnel. Une

7. En 1985, Radio-

Vatican diffuse en 37 langues,dont 7 300 heures en fran-

çais. L'Osservatore Romano,

quotidien du Vatican en lan-

gue italienne, tire à 150 000

exemplaires. Il possède six

éditions hebdomadaires en

italien, français, allemand,

anglais, portugais, espagnol,et une édition mensuelle en

polonais. Le Vatican disposed'une salle de presse.

Page 118: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

115

ambassade est bien commode pour faire savoir en haut lieu

que tel évêque « ne pense pas bien », que tel mouvement

catholique se montre trop contestataire, que tel groupe, club

ou courant d'idées est décidément gênant dans le développe-

ment du projet politique du pays. Le Saint-Siège ne pourrait-

il, alors, rappeler ces chrétiens à plus de réserve, d'obéis-

sance civique et de respect des pouvoirs établis ?

On peut aussi souhaiter traiter directement avec Rome

plutôt qu'avec l'épiscopat national, pour des problèmes

d'équilibre confessionnel dans un pays, notamment au sujet

du régime juridique, concordataire ou non, des Eglises qui

s'y côtoient et parfois s'y opposent (8). Ou encore exercer de

discrètes pressions sur un autre pays, de façon indirecte,

après avoir au préalable catéchisé Rome sur sa propre

manière de voir, la persuadant de dire elle-même au parte-

naire ce qu'on ne souhaiterait pas devoir lui communiquer

trop directement. Et l'on peut imaginer de nombreuses

variations sur ces thèmes.

Est-il enfin totalement exclu que certains pays, professant

une religion ou une idéologie très lointaine et parfois rivale

du catholicisme, voient des avantages à disposer, dans une

grande ville d'Europe du Sud, d'une base discrète de diffu-

sion idéologique ou confessionnelle, d'un foyer d'action

politique internationale ? Le partenaire romain en demeure

alors conscient, mais y trouve aussi son avantage le statut

diplomatique de son nonce en un tel pays, le mettant à l'abri

de pressions et parfois de dangers qui peuvent menacer

l'épiscopat local, va permettre de mieux assurer la protec-

tion des minorités chrétiennes qui y résident et d'assurer leur

liberté civile et religieuse.

De quoi s'agit-il ?

Ces ambassades, quelles que puissent être les ambiguïtés

des motifs de leur fondation, ont en commun de représenter

les Etats non pas auprès de « l'Etat du Vatican », mais bien

auprès du Saint-Siège, la Cité du Vatican n'en constituant

que le support territorial (9) et administratif, la base d'inten-

dance qui lui permet de développer sa personnalité juridique

internationale (10).

Elles sont ouvertes à la demande des Etats eux-mêmes. Le

Saint-Siège peut souhaiter de telles créations. Il ne se met

cependant jamais en position de demandeur. Différent en

cela des puissances temporelles dont la politique ne cesse

8. Un concordat est une

convention conclue entre le

Samt-Siège et un Etat pour

régler les questions religieusesen vue de l'intérêt commun.

On sait que la France a été

deux fois dans son histoire

liée au Saint-Siège par les

Concordats de 1516 et de

1801 (ce dernier rompu par la

Loi de Séparation des Egliseset de l'Etat du 9 décembre

1905, qui avait été elle-même

précédée par la rupture des

relations diplomatiques le 30

juillet 1904). L'Italie a signé le

concordat de 1929 (annexéau Traité international du

Latran) et celui du 18 févner

1984 que certains ont dejà

baptisé une séparationconcordataire ». L'Ambas-

sadeur Wladimir d'Ormesson

aimait à qualifier la Villa

Bonaparte, siège de son

ambassade, de « lieu du

concordat permanent ».

9. Certains spécialistes de

droit international public esti-

ment qu'à l'exemple de

l'O.N.U. et des nombreuses

institutions internationales

qui se sont créées depuis la fin

de la guerre, il ne serait pas

impensable que la souverai-

neté du Saint-Siège puisse sub-

sister sans référence territo-

riale.

10. Lors des négociations

préparatoires aux Pactes du

Latran de 1929 entre la

papauté et le régime fasciste,on hésita sur le nom à donner

au nouvel Etat pontifical. Le

premier projet était « Etat du

Saint-Siège ». Puis on hésita

encore entre « Cité libre

papale » et « Cité libre du

pape ». Prévalut enfin la for-

mule « Etat de la Cité du

Vatican ». Il est permis de

regretter le choix final, encore

trop lié à une notion territo-

riale la première proposition

prouvait, en tout cas, que les

négociateurs savaient que la

personnalité juridique à défi-

nir était bien le Saint-Siège lui-

même, et non la zone géogra-

phique portant historique-ment le nom de Vatican.

Page 119: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE

116

d'opérer des choix dans les intérêts, les relations, les amitiés

ou les alliances, le Saint-Siègeconsidère qu'il doit être ouvert

à tous. S'il ne demande pas, il ne refuse pas non plus (11), et

il se donne pour principe de ne jamais rompre le premier une

relation, dès lors qu'elle est validement établie. Les ambas-

sades sont en nombre croissant (12). La plus grande diver-

sité apparaît immédiatement aux yeux de celui qui parcourtla « liste diplomatique » en ce qui concerne le lieu de leur

implantation, qui n'est pas toujours tant s'en faut la

ville de Rome, et les critères de choix des autres villes. En

1985, sur 114 pays qui accréditent des diplomates près le

Saint-Siège, 56 possèdent une implantation romaine, 58 n'ysont pas présents de façon habituelle. Dans ces derniers cas,c'est l'ambassade dans une autre capitale généralementsituée en Europe, mais jamais la capitale de l'Italie qui se

voit chargée, en outre, des relations avec la Rome pontifi-cale (13).

La lecture de la liste diplomatique fait aussi apparaîtrel'absence de très grands pays (U.R.S.S., Chine communiste)et la présence de toutes petites et très jeunes nations. Le

monde communiste, généralement absent, comporte toute-

fois la Yougoslavie, et; pendant de nombreuses années, le

Doyen du Corps diplomatique était l'ambassadeur d'un payscommuniste Cuba.

Les Etats qui n'ont pas d'ambassade permanente peuvent

envoyer de temps à autre une mission diplomatique ponc-tuelle pour traiter d'un problème précis leurs chefs d'Etat,

lorsqu'ils viennent en Italie, sollicitent et obtiennent facile-

ment une audience particulière du Saint-Père et peuventdonc aborder en tête-à-tête avec lui des questions délicates.

Ces mêmes pays, et notamment tous ceux de l'Est, ont parailleurs coutume de confier à l'un des membres de leurs

ambassades auprès du Quirinal le soin de suivre les affaires

religieuseset d'entretenir si nécessaire des contacts officieux.

Enfin, il est toujours possible d'engager un dialogue, sur

n'importe quel sujet, même en l'absence de relations diplo-

matiques officielles nul n'ignore que Jean XXIII avait jadis

reçu le gendre d'un très haut personnage soviétique et Jean-Paul II le leader d'un mouvement nationaliste insurrection-

nel l'Eglise romaine ne se sent jamais liée par lescontraintes

du formalisme dès lors qu'elle désire le contact.

11. Sauf si le statut Inter-

national du demandeur est

encore trop contesté, voire

menacé.

12. En 1914, 14 représen-

tations. (La France en est

absente depuis 1904, à la

suite de la visite du présidentLoubet au roi d'Italie, sans

avoir été aussi saluer le pape.)En 1939, 37 représentations,En 1949, 41 représentations,dont 16 ambassades et 25

légations ou missions extraor-

dinaires. En 1985, 114 repré-sentations.

13. L'Ambassadeur d'un

pays auprès du Quirinal n'est

jamais choisi pour représenter

également ce pays auprès du

Saint-Siège, afin d'éviter toute

ambiguïté dans les rapports

avec les « Deux Romes ».

Page 120: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

117

LES HOMMES

Tout comme le Corps diplomatique du Saint-Siège auprès

des Etats, le Corps diplomatique représentant les Etats près

le Saint-Siège est formé de diplomates. Mais le parallélisme

s'achève avec cette vérité que n'aurait pas désavouée Mon-

sieur de La Palice. Car s'il peut germer chez un jeune ecclé-

siastique une vocation à servir l'Eglise par et dans la diplo-

matie pontificale, s'il peut à la rigueur exister une « vocation

de nonce apostolique », on ne rencontre pas, sauf très rares

exceptions, de véritable « vocation d'ambassadeur près le

Saint-Siège ».

Ce sont les hasards de carrière qui décident. Les Etats

nomment à ce poste des agents de métier, généralement très

expérimentés, beaucoup d'entre eux considérant même cette

affectation comme le couronnement d'une vie de diplomate.Mais on trouve aussi dans ce poste des juristes, des profes-

seurs de droit international public ou privé, des avocats, des

journalistes, des hommes de lettres, des hommes d'affaires,

et, plus récemment, des ayatollahs.

Autant dire qu'à la différence du diplomate pontifical, le

nonce apostolique, qui a reçu pendant quelques années une

formation spécialisée pour servir l'Eglise de cette façon, le

diplomate laïc ne vient servir son pays à Rome que parce

que son gouvernement l'y juge apte, au vu de ses intérêts

pour les problèmes qu'on y traite ou les enjeux qui s'y voient

posés.

Les paradoxes du Vatican

Voici donc notre nouveau diplomate débarquant au Vati-

can. Il s'y trouve souvent déconcerté, percevant avec sur-

prise, et parfois de façon brutale, l'originalité d'une institu-

tion dont il va découvrir les paradoxes.

Le Vatican est le plus petit Etat du monde avec ses 44

hectares, il tiendrait, très au large, dans le seul Bois de Bou-

logne, à Paris. Mais il constitue un point deréférence pour

plus de 760 millions de croyants. L'Eglise prêche la paix,

mais le Vatican est l'Etat le plus militarisé du monde, avec

30 de sa population sous l'uniforme. En plein cœur d'une

Europe libérale, et sans adhérer au Marché commun, le

système économique réalise assez bien le modèle des pays

socialistes magasins de semi-gros à prix fixes sous complet

monopole d'Etat, absence de concurrence et de commerce

privé. La liberté de la presse est inconnue et la pluralité des

journaux inexistante.

Page 121: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE

118

C'est un Etat peuplé de chrétiens pratiquants mais quin'a pas de religion d'Etat. On s'y intéresse de très près aux

problèmes de la famille, mais on y enregistre le plus faible

taux de natalité. L'Eglise locale est surprenante à observer

la vie sacramentelle y est des plus réduites. On s'y marie très

peu, on baptise encore moins, on y enterre avec parcimonie.Les ordinations sacerdotales y sont pratiquement nulles,

compensées il est vrai par d'abondantes consécrations d'é-

vêques. Et comme ce partenaire ne propose pas non plus de

problèmes économiques, financiers, militaires ou commer-

ciaux à traiter, le nouvel arrivé risque très vite de se sentir en

porte-à-faux tant pour ce qui est de sa conception de l'Eglise

catholique que pour l'exercice de son métier. Rentré dans

son bureau, le courageux diplomate, plein de bonne

volonté, ouvre l'Annuaire pontifical. Il y découvre le

mystère et la complexité des organigrammes, soigneusementélaborés pour qu'en les consultant il soit tout à fait impos-sible de savoir qui fait quoi. (14).

Les conseils d'un substitut

Un homme d'Eglise, et non des moindres, avait naguère

assez bien compris cet éventuel désarroi, et avait tenté d'y

remédier en 1972, lors d'une rencontre amicale entre diplo-

mates étrangers. Il s'agissait du Substitut de la Secrétairerie

d'Etat, Mgr Giovanni Benelli, par la suite cardinal-

archevêque de Florence.

A ces chefs de missions, auxquels il se défendait de vou-

loir « imposer un sermon, à la fin d'un bon repas, à la

Casina Valadier, un lundi de Carnaval », il proposait trois

axes d'analyse et de réflexion bien propres à les éclairer

Dans la diplomatie civile, la base de toute action et le but à

atteind4, c'est une réciprocité. Ici, par contre, près le Saint-Siège,

votre action part d'un point différent. et veut aboutir à un résultat

différent. la Mission d'un Ambassadeur près le Saint-Siège ne vise

pas à une simple réciprocité entre le Pouvoir spirituel et le Pouvoir

temporel, mais à une véritable conjonction.

Alors gue, dans les rapports entre Etats, les deux parties.

cherchent, légitimement et normalement, chacune, l'intérêt de leur

pays, et qu'il peut exister conflit entre les intérêts respectifs, l'Eglise

et l'Etat cherchent, tous les deux, le bien des mêmes hommes, du

même pays, de la même communauté.

14. A la différence desannuaires administratifs cou-

rants, qui s'efforcent de met-

tre en évidence les responsabi-lites de chacun, l'Annuaire

pontifical classe soigneuse-ment tous les fonctionnairesdes dicastères romains en

fonction de leurs grades ecclé-

siastiques ou administratifs. Ilest donc de la plus haute diffi-

culté, si l'on désire rencontrer

un interlocuteur compétent

pour traiter un problème, de

l'identifier. Les ambassades se

rendent volontiers entre ellesle précieux service de se révé-

ler les compétences de tel ou

tel monsignor qu'elles ont

réussi à identifier, parfois auterme de plusieurs mois derecherches.

Page 122: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

119

A cette idée de conjonction, qu'on pourrait peut-être

mieux traduire par celle de convergence, le Substitut ajou-

tait celle d'universalité, venant prendre la place de la notion

classique de «relations bilatérales »

Au Saint-Siège, chaque problème est étudié et réglé selon une

approche non bilatérale, mais proprement universelle. Lorsqu'un

ambassadeurs'adresse au ministère des Affaires étrangères de l'Etat

auprès duquel il est accrédité, il sait que sa démarche finit là, à cet

Etat quand il s'adresse au Saint-Siège, il sait gue sa démarche ne

s'arrête pas là, mais qu'elle est comme répercutée'à travers le

monde, dans l'Eglise tout entière, parce que son interlocuteur est

substantiellement différent.

Enfin, le Substitut attirait l'attention de ses partenaires

sur le sens et le service de la vérité que souhaite réaliser

l'Eglise

Le désir du Saint-Siège de servir les individus ou les cas parti-

culiers est constamment posé à la lumière du bien de tous à pro-

curer et c'est cet objectif qui l'emporte. Son optique est, non pasd'assurer une sorte d'équilibre statigue, mais de favoriser, à un

niveau supérieur, le dynamisme de l'union où tous les peuples

seraient rassemblés fraternellement. Style, métbodes et buts sont

donc totalement différents.

Si vous comprenez cela, vous n'aurez pas de mal à rejeter certains

jugements portés contre l'action du Saint-Siège et qui parlent de

compromissions, d'hypocrisie, de soi-disant « finesses de la poli-

tique vaticane », alors que la recherche prioritaire du maintien de

l'unité et le terrain des consciences sur lequel il opère commandent

d'agir toujours avec délicatesse.

Par contre, là où des normes élémentaires de la -diplomatie tout

court exigeraient un langage plus nuancé, vous rencontrerez par-

fois une parole forte. Pourguoi ? Parce qu'à ce moment-là, en vertu

de ce contexte précis, la pastorale prime sur la diplomatie et

réclame une parole claire et explicite que la diplomatie récuserait.

Qu'en est-il au juste, concrètement, au rythme des tra-

vaux et des jours ?

LE TRAVAIL DIPLOMATIQUE

Pour se faire une idée du travail qui s'accomplit à Rome, il

convient d'envisager successivement les buts et les

méthodes, les interlocuteurs et finalement le résultat des

contacts établis.

Le représentant d'un Etat peut se rendre au Vatican avec

un certain nombre d'intentions éventuelles, qui risquent de

rencontrer chez ses interlocuteurs un accueil très divers.

Page 123: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE

120

La liste-type des problèmes est facile à imaginer, tant sont

nombreuses les préoccupations d'aujourd'hui problèmesde la famille, de la natalité, protection des libertés indivi-

duelles et collectives, systèmes scolaires et enseignement,droits syndicaux, course aux armements et tentatives de la

limiter, servicede la paix à travers le monde, serviceshuma-

nitaires au profit des réfugiés, personnes déplacées, minori-

tés ethniques ou religieuses, développement du tiers monde,famines et assistance alimentaire, développement de la cul-

ture et de la formation scientifique et technique, etc.

Dans leur mutuel échange d'informations et de points de

vue, les partenaires affinent leur connaissance des pro-blèmes et inventorient les voies de solutions. Les agents

diplomatiques apportent alors au Saint-Siège des éléments

d'analyse d'autant plus appréciés qu'ils proviennent d'une

région de la planète d'où les renseignements parviennent peu

jusqu'à Rome, alors qu'il en est d'autres dont les apportssont pléthoriques.

Le diplomate peut, dans un second type de démarche,venir clarifier une situation, résoudre des divergences de

jugement ou d'interprétation entre son partenaire et son

gouvernement. En ces cas, il vient expliquer que les posi-tions de son pays sur le problème considéré ont été mal

comprises parce que mal présentées, et il est chargé de les

expliquer à nouveau sous une forme ou dans un langage

plus acceptable.

Qui dira la vertu diplomatique des verbes au conditionnel

et des tournures de phrases interrogatives ?

Quel grammairien ne mériterait une statue dans la cour

d'honneur des ministères des Relations extérieures comme

aussi dans la cour Saint-Damase? « Le Saint-Siègeaccepterait-il de reconsidérer tel ou tel élément du problème, qui semble-

rait lui avoir échappé ? Consentirait-il à écouter une version

des faits quelque peu différente? Dans cette hypothèse, mon

propre gouvernement serait bien certainement disposéà revoir

une position qui est sans doute moins absolue qu'on ne semble

le croire à Rome. »

Il s'agit souvent moins d'ailleurs de questions purementbilatérales que de suggérer au Saint-Siège des démarches

concernant une tierce partie. On lui demande ou on lui

offre une médiation, de bons offices, des interventions

discrètes qu'on ne peut entamer ou dont on ne souhaite pas

Page 124: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

121

s'acquitter soi-même. Le Saint-Siège s'y prête volontiers,

surtout en présence d'enjeux humanitaires tels qu'une libéra-

tion d'otages, ou des démarches en faveur des blessés ou des

prisonniers dans un conflit armé. Plus rarement la média-

tion ou l'arbitrage porte sur un différend politique. Plusieurs

affaires cependant, à l'époque contemporaine, sont demeu-

rées célèbres. Le contentieux germano-espagnol de 1885 au

sujet des îles Carolines fut résolu avant même la fin de

l'année par une médiation de Léon XIII sollicitée par

Bismarck sur la suggestion d'un ministre espagnol à

l'Ambassadeur d'Espagne. Plus lent fut, en 1909, l'arbitrage

mettant fin aux revendications contraires du Brésil, de la

Bolivie et du Pérou sur les terres arrosées par l'Acre, un

sous-affluent de l'Amazone, terres vivement convoitées en

raison de leurs richesses arboricoles (hévéas). En 1938 eut

lieu une médiation entre le Honduras et Haïti, et tout récem-

ment vient de trouver une heureuse solution le différend

chilo-argentin sur le canal de Beagle, confié depuis plusieurs

années aux bons offices du Vatican.

Faire changer Rome ?

Est-il illusoire qu'un pays veuille parfois tenter d'infléchir

les choix ou les jugements de Rome sur tel ou tel sujet qui lui

tient particulièrement à coeur ?

A la veille d'un consistoire, un ambassadeur peut être

chargé par son gouvernement de rappeler en haut lieu que

telle grande métropole régionale est traditionnellement

considérée comme un « siège cardinalice », et, au lendemain

d'un consistoire, d'exprimer ses regrets, en espérant qu'ils

seront soigneusement notés pour une prochaine occasion.

Un Etat peut encore souhaiter, à la veille d'une grande

manifestation religieuse sur son territoire, que le pape soit

représenté par telle personnalité plutôt que par telle autre,

en qualité de légat. Le même souhait peut se manifester à la

veille de la désignation d'un nonce apostolique. Bref, le

diplomate se voit parfois chargé de tenter d'exercer une

influence au niveau des décisions.

Il apprend en général assez vite que si l'Eglise rappelle

volontiers son rôle « maternel » et sa mission éducatrice vis-

à-vis du monde entier, si elle ne déteste pas donner des

recommandations et des conseils, elle n'a pas coutume, en

revanche, de lancer des appels d'offre pour recevoir des

idées nouvelles. Une initiative trop pressante risque donc

de ne mener à rien, si même elle ne devient pas, selon le joli

Page 125: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE

122

mot italien, controproducente (15). Nul ne l'a mieux

exprimé qu'un ministre français, dont la grande dévotion

n'empêchait pas la clairvoyance « Dans ses rapports avec

César, l'Eglise, pour être bien sûre de lui donner son

compte, ne lésine jamais. Elle lui attribue toujours un peud'excédent, de rabiot. Mais au-delà de la tolérance qu'elles'est fixée, elle demeure intraitable » (16).

On me permettra donc de passer assez vite sur le qua-trième cas de figure possible, l'hypothèse, qu'on veut croire

illusoire, de tirer un profit matériel d'une relation diploma-

tique avec l'Eglise.

Certes, il y a des profits légitimes. Nul n'ignore l'intérêt

que porte l'Eglise aux problèmes des pays en voie de déve-

loppement. Son aide matérielle et financière transite par des

œuvres d'assistance, des organismes caritatifs et toute une

infrastructure missionnaire, implantée sur le terrain, canaux

reconnus et respectés pour leur efficacité et leur honnêteté

scrupuleuse. Que l'on s'adresse à l'Eglise pour demander à

recevoir des médecins, des infirmières, des religieuseséduca-

trices ou soignantes, une aide sociale, alimentaire ou médi-

cale, n'a donc rien de choquant en soi. Est-il totalement

irréaliste de penser que certains peuvent succomber à la ten-

tation d'orienter ou même de détourner cette action humani-

taire de l'Eglise vers des bénéficiaires qui ne seraient pas tou-

jours les plus nécessiteux ?

Certains raidissements de langage ou certains silences

lourds, ce qui revient au même de la part du Vatican ne

signifient pas autre chose que le refus de se laisser ainsi

exploiter ou récupérer.

Les partenaires du dialogue

Un Corps diplomatique s'efforce d'entretenir le dialogue à

tous les niveaux. Le temps n'est plus où un ambassadeur

pouvait rencontrer personnellement le souverain pontife, à

de nombreuses occasions et pour des entretiens prolongés.Encore à la veille de la guerre, un Charles-Roux pouvaitavoir avec Pie XI plusieurs longues audiences chaque année,aller le saluer lors de ses départs et de ses retours de congés,ou prendre prétexte du goût pour les livres de l'ancien préfetde la Bibliothèque vaticane pour le rencontrer fréquemment.

15. Charles-Roux se tar-

gue cependant d'avoir pu faire

changer d'avis le Saint-Siège,des son arrivée à Rome, avant

même la présentation de ses

lettres de créances, en obte-

nant du cardinal Pacellr

l'annulation de la création de

deux nouveaux diocèses au

Maroc (Meknès et Marra-

kech), décision déjà promul-

guee et imprimée dans les

Acta Apostolrcae Sedis. C'est

un cas assez rare pour être

remarqué. (Cf. Huit Ans au

Vatican, p. 71-72.)

16. Edmond Michelet,Rue de la Liberté, p. 188.

Page 126: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

123

Mais actuellement, ces rencontres n'ont plus guère lieu que

lors de la présentation des lettres de créance, de l'audience

de congé, en accompagnant un chef d'Etat ou un ministre,

et, très brièvement, lors de canonisations ou béatifications

d'un ressortissant du pays représenté.

Le diplomate a donc normalement pour partenaires le

Conseil pour les Affaires publiques de l'Eglise, que préside le

cardinal secrétaire d'Etat, ses principaux collaborateurs, et

la Secrétairerie d'Etat, animée par le Substitut, avec ses

divers responsables de sections linguistiques, internationales

et spécialisées.

N'oublions d'ailleurs pas qu'une diplomatie, fondée sur le

dialogue et l'échange d'informations, peut et doit aussi

s'exercer auprès de bien d'autres organismes romains les

cardinaux chefs de congrégations ou de dicastères plus

spécialement évangélisation, évêques, clergé, religieux, édu-

cation catholique, sans oublier les secrétariats, commissions

et conseils pontificaux ainsi que les Curies généralices

d'Ordres religieux masculins et féminins, particulièrement

les Congrégations missionnaires.

Enfin, le Corps diplomatique dialogue avec lui-même il

est le lieu permanent d'échange des dernières informations,

d'analyse des situations, de confrontation des jugements,

d'offres et de demandes de services.

Dans tous les échanges à ces divers niveaux, une loi non

écrite, mais fondamentale, s'applique le respect du parte-

naire. Car c'est la qualité humaine des rapports qui fait le

succès d'un dialogue. Il existe une déontologie de la discré-

tion, qui n'oublie jamais de considérer le poste et les respon-

sabilités du partenaire, le point de vue qu'il est chargé de

représenter, les buts qu'il est professionnellement tenu de

poursuivre. Du coup, il y a des questions que l'on ne doit

pas poser, et des réponses qu'on ne peut mener jusqu'au

terme. C'est le prix du respect mutuel, mais cela n'empêche

pas de se dire bien des choses.

Les résultats

Est-il possible de juger les résultats d'une action diploma-

tique près le Saint-Siège sur une base quantitative, de tra-

duire en chiffres le nombre des cas de succès ou d'échec ?

Une telle question, souvent adressée aux diplomates, est

en fait mal posée. Car beaucoup plus que d'obtenir des

résultats concrets sur un problème ponctuel, ils sont chargés

Page 127: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

DIPLOMATE PRÈS LE SAINT-SIÈGE

124

d'entretenir une atmosphère qui évite les crises et les affron-

tements, parce qu'elle aura permis de les prévoir et de les

contourner. L'abondance, la variété, la diversité des

contacts finit par entraîner de façon presque automatique la

nuance et l'affinement des positions de départ, et fait avan-

cer la perception des problèmes, donc des solutions par le

seul fait d'en avoir loyalement et longuement parlé. Dans ce

métier, c'est à peine une boutade que de dire qu'à force de

parler des choses, elles finissent par se réaliser d'elles-

mêmes.

Un Corps diplomatique ne se comporte pas comme un

Corps d'Armée, qui doit conquérir des positions et en ver-

rouiller les accès. Le diplomate près le Saint-Siègetente plu-tôt de dégager des convergences sur les problèmes essentiels

et d'éviter que les problèmes mineurs viennent à se poser en

des termes tels qu'ils deviendraient difficiles à résoudre, et

donc se transformeraient en problèmes essentiels.

C'est à force d'avoir largement apporté à son partenaireles éléments d'information et de jugement qui lui sont néces-

saires, mais aussi en ayant récolté ses points de vue, projetset intentions, que le diplomate, mis en mesure d'éviter les

oppositions trop dures et trop cassantes, peut collaborer

avec le Saint-Siège à un bien commun aux Etats et à

l'Eglise le bonheur et le bien-être de l'homme, service dont

ils sont tous les deux chargés à des titres divers et selon leurs

compétences respectives.Et c'est peut-être ce qui fait tout ensemble la dignité, le

charme, mais aussi une certaine frustration du métier d'un

diplomate quand le jour vient de quitter Rome, c'est

lorsqu'il ne s'est rien passé qu'il peut estimer avoir le mieux

réussi sa mission

OLIVIER DE LA BROSSE O.p.

Page 128: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

125

Michel BRAUDEAU

Naissance d'une passion

Roman. Seuil, 1985, 474 pages,

99 F.

roman initiatique moderne l'appren-

tissage des sentiments, du sexe, de la

mort, par quelques adolescents de

l'après-guerre, à Royan. La force et

l'originalité du livre tiennent autant

aux points de vue adoptés, aux lieux

choisis, qu'à l'élégance d'une écriture

qui maîtrise une grande cruauté.

L'amour y est dévastateur une pul-

sion fatale foetale puisque le

mécanisme s'enclenche alors que le

narrateur, lové.au centre de sa mère,

fait connaissance de sa famille et de

Mariane, déjà. Le livre entier gardera

l'empreinte de ce lieu clos initial le

sort de cette passion se verra indisso-

lublement lié au destin des maisons,

grottes, blockhaus. qui l'abritent

tour à tour. Lieux magiques, néan-

moins érodés, fissurés, à l'image de

cette singulière famille où, depuis des

générations, les sentiments se

moquent des interdits. Mariane ins-

pire à son cousin Axel et à son frère

Bayard une passion coupable. Le trio

s'inventera des jeux initiatiques

cruels, passant d'une enfance tour-

mentée à une adolescence brûlante.

REVUE

DES

LIVRES

ROMANS

LITTÉRATURE

Michel Braudeau signe ici un beau

Ce goût du secret, éprouvé jusqu'à la

mort, et savouré dans un espace-

temps défini par le jeu, se prolongera

dans l'âge adulte, comme si la pas-

sion, écoulée dans un présent immo-

bile, avait transformé ces enfants

étrangement précoces en éternels

adolescents. Mais, comme eux, le

livre, démarré magnifiquement, sem-

ble peu à peu perdre sa force dans les

incertitudes d'une construction et

d'une histoire qui hésitent à conclure.

(Prix Médicis 1985.)

•Françoise Dufournet

Patrick BESSON

Dara

Roman. Seuil, 1985, 222 pages,

79 F.

Voici la femme, mère et maîtresse,

douce et violente, mystérieuse et

franche, et la séduction qu'elle opère

sur les êtres qui l'ont connue,

côtoyée, aimée, adulée. Patrick

Besson ne cherche pas l'histoire, mais

l'éternelle histoire des amours que

peut enfanter une créature vivant de

toutes ses fibres. Ce portrait à mul-

tiples facettes, regardé par autant

d'yeux romantiques, réalistes ou

impressionnistes ne laisse pas de

fasciner. Hypnose ? Certes non

Dara fait vivre mais se laisse mourir,

anéantie par un certain Laurens, pro-

totype du mari balourd et infidèle

puisqu'il passera son voyage de noces

en Yougoslavie avec l'« amie » de sa

femme. L'intérêt primordial de ce

petit chef-d'œuvre est l'étude sociolo-

gique du milieu émigré yougoslave,

de ses terreurs et de ses meurtres. Il y

a mort d'un peuple vivant, mais dont

le cœur s'est quelque part arrêté de

battre. Hymne à la liberté. (Prix du

roman de l'Académie française.)

• Anne Beauvois-Cailliau

Pierre MINET

Un héros des abîmes

Roman. Belfond, 1985, 152 pages,

79 F.

Un roman déroutant. Après le

début, très classique (l'attrait

qu'exerce Laure sur son compagnon,

Page 129: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

REVUE DES LIVRES

126

le poète maudit Cauve), l'intrigue se

développe de façon inattendue nous

éloignant de ce triangle classique,

nous voici plongés dans une médita-

tion sur le mal. Nous assistons à la

tentative de destruction morale de

Laure par Cauve. Mystérieusement,

Laure reste aux côtés de Cauve

comme le signe d'une entreprise plus

haute, sans compromis, les meubles

ayant déjà brûlé. La mort du poète ne

clôt pas l'aventure puisque son souve-

nir réunit Paul et Laure, « les yeux

fermés », fascinés par le passé qui

n'est pas aboli en même temps, « la

lumière qui révèle tout, qui rétablit

toute déformation, qui énumère sans

jamais se tromper », les habite.

Dominique L.APIERRE

La Cité de la Joie

Robert Laffont, 1985, 492 pages, 95 F.

Le titre de cet ouvrage peut sembler

un défi. D. Lapierre situe son récit

dans un lieu misérable à la puissance

trois en Inde, où l'étranger découvre

si souvent, à côté de splendeurs artis-

tiques et d'impressionnantes réalisa-

tions industrielles, tant de pauvretés

particulièrement à Calcutta, où la

désorganisation laisse apparaître plus

crûment le dénuement et la faim

enfin, dans le décor hallucinant et

particulièrement déshénté d'un quar-

tier de cette ville où s'entassent

70 000 habitants. Et pourtant,

devant cette situation effroyable,

trois hommes, à l'exemple de Mère

Teresa, n'ont pas baissé les bras un

prêtre français, un jeune médecin

américain, un tireur de pousse-

pousse se sont rencontrés là et se sont

implantés. Ils ont connu la réalité de

la promiscuité et de la pénurie vécues

en commun et ont constaté des soli-

darités émouvantes. Ils ont décidé de

participer à la lutte pour vivre quand

même et si possible mieux. Ils ont cru

au pouvoir de l'amour, plus fort que

celui de la mort, et ont découvert

qu'une certaine joie peut jaillir des

âmes dans les pires détresses. La lec-

ture de ce livre donne l'impression

·François Denoël

d'une enquête prolongée, faite sur le

terrain. Il se peut que les noms aient

été changés et les dialogues imaginés,

mais les faits rapportés sont vrais et

incitent à bien autre chose qu'à une

vaine commisération.

• Pierre Frison

Marie NIMIER

Sirène

Roman. Gallimard, 1985, 196 pages,

72 F.

Marine, jeune fille déchirée, pour

se prouver qu'elle existe, veut mourir

en se noyant dans la Seine. Dans la

préparation appliquée de son suicide,

elle laisse tout en ordre derrière elle,

bien qu'à l'intérieur d'elle-même ce

soit le chaos. Des images se suc-

cèdent Bruno, l'amant infidèle,

Jean, le père « disparu », auquel elle

est liée par un secret, la mère, posses-

sive et irréprochable. Le tout est

inconciliable, trop lourd à porter

pour des épaules faites pour le vrai,-le

beau, le définitif. Peut-être cet

absolu existe-t-il dans un autre

monde, celui des Sirènes par exem-

ple, car « si reine » il y a, c'est bien

là-bas, dans ces châteaux sous-

marins et imaginaires, où les mots

peuvent s'écrire autrement, se Pl -1-

noncer autrement, troublés qu'ils

sont par l'opacité plus ou moins

grande de l'eau, où « père » s'écrit

« paix-re », « heureux » « eux-reux »

un langage plein de promesses que le

quotidien des hommes ne sait jamais

tenir.

•Brigitte Boudin

Ismaïl KADARÉ

La Ville du sud

et douze autres nouvelles. Traduites

de l'albanais par Chnstian Gut.

Publications Orientalistes de France,

1985, 190 pages, 70 F.

Le genre de la nouvelle tolère

moins encore qu'un autre la médio-

crité. Il exige un subtil mélange de

vigueur et de poésie, de réalité et de

Page 130: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

127

V.S. NAIPAUL

Mr. Stone

dans ce roman, on s'étonne que

l'auteur en soit celui qui, avec Dis-

moi qui tuer (cf. Etudes, février

1984), mêlait le romanesque et le

reportage à propos des anciennes

colonies qui ont tant de mal à assu-

mer leur indépendance. N'oubliant

pas qu'il fut journaliste à la B.B.C.,

ce petit-fils de brahmane nous avait

surtout habitués à des œuvres sur le

tiers monde, L'Inde sans espoir ou

Crépuscule sur l'Islam. Et voici, écrit

il y a vingt-trois ans, la traduction

d'un roman très britannique où Mr.

Stone, londonien, sexagénaire,

bibliothécaire d'entreprise et céliba-

taire de vocation, se marie. Révolu-

tion dans la vie d'un vieillard avant

l'âge, et qui trouve une autre source

de renouveau en concevant les Com-

pagnons Chevaliers, une idée d'inspi-ration sociale qui sera acceptée par

rêve, sans bavardage ni temps perdu.

Ismaïl Kadaré (dont nous avons déjà

salué le talent de romancier) sait là

encore se montrer efficace. Le sujet

de ces nouvelles, c'est naturellement

l'Albanie, surprise par instantanés,

dans sa nature, dans ses villes, dans

ses hommes. Kadaré aime son pays

et, un peu comme l'aurait fait

Gheorghiu (mais un Gheorghiu alba-

nais), il sait nous le faire sentir avec

une rare intensité. Dans la première,

la plus longue et la plus émouvante

de ses histoires, « La Ville du sud »,

l'on perçoit une première ébauche du

beau roman Chronique de la ville de

Pierre, traduit en France en 1973. En

quelques pages, le poète nous pro-

pose une suite de tableaux vivants et

pittoresques sur sa ville natale, Gjiro-

kastër, au moment de son occupation

par les nazis, après la défaite ita-

lienne « C'était une ville étonnante.

Bien des'choses y étaient incroyables et

bien des choses y semblaient des

rêves ». Une ville un peu magique, une

atmosphère fascinante.

• Ariane Vuillard

Roman traduit de l'anglais par Annie

Saumont. Albin Michel, 1985,

208 pages, 69 F.

Au fur et à mesure que l'on entre

son entreprise. Alors, Mr. Stone se

sent « un homme » dans tous les sens

du terme. Mais joies familiales et

fierté de la réussite ne sont pas sans

contrepartie. Il y a aussi, pour faire

une vie, le bonheur d'être, d'être soi.

Et alors. Alors, suivez Mr. Stone.

Sous la cocasserie des situations,

l'originalité du personnage, il y a la

tendresse de Naipaul pour les petits

et son humour toujours en nuances,

son don de la critique de nos sociétés,

son regard si humain sur l'humanité

qui se cherche. Naipaul ou la quête.

Par le roman, il nous fait avancer

d'un pas, encore. Vers l'utopie diront

les uns, l'espérance diront les autres.

· Pierre-Robert Leclercq

SAND MUSSET

Lettres d'amour

Présentées par Françoise Sagan.

Hermann, 1985, 176 pages, 69 F.

Il a 22 ans, elle 30. Il lui écrit, lec-

teur qui a aimé un roman d'elle il y

joint des vers. Elle lui répond. Il lui

répond. Ils se voient. Ils s'aiment.

Nous sommes en 1833. En 1835, fin.

Alfred et George entrent dans la

cohorte des amants célèbres qui se

reconnaissent à ce signe le malheur.

Aussi, avant cette fin obligée, des

joies, des enthousiasmes et des volup-

tés, mais surtout ce malheur qui fait

les belles histoires et les recueils de

correspondance pour la postérité.

Depuis 1904, voici la quatrième édi-

tion des lettres de Musset et de Sand

qui, devenue trente ans plus tard la

Bonne Dame de Nohant, tenait à ce

que nul n'en ignorât, et ce « dans

l'intérêt de la vérité ». Nous l'avons

donc cette vérité, ou du moins celle

que les correspondants nous ont

transmise après se l'être confiée avec

les précautions propres au genre il

n'est pas toujours simple d'apaiser

avec la franchise un amant soupçon-

neux, une maîtresse qui se dit votre

« maman », votre « amie » et, plus

curieusement, votre frère ». Et

puis, il faut leur part aux hyperboles,au style ampoulé, aux exaltations

romantiques. Toutefois, pour les

amateurs, ce n'est pas une lecture las-

sante pour ceux qui aiment le poète

et la romancière, c'est un ajout à leur

connaissance. Au moins aussi pas-

Page 131: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

REVUE DES LIVRES

128

sionnante que les lettres, il y a une

préface de Françoise Sagan, un petit

chef-d'œuvre d'humour et de

compréhension des deux amants

avec une nette préférence pour la

dame qui écrivait au jeune homme

furieux « Tout ce papier Tout ce

papier Allons-nous vivre sur du

papier toute notre vie Toi oui,

Alfred, tu es fait pour ça, moi pas, jesuis une femme. »

André SunRès

L'Art et la Vie

Lettres inédites de Suarès, Rolland,

J.ames, Unamuno, Bergson,

Montherlant, Paulhan, Stefan

Zweig. Textes établis et préfacés

par Yves-Alain Favre. Rougerie,

1984, 252 panes. 81 F.

André Suarès

1.'univers mythique de Suarès. Texte,

reunis par Yves-Alain Favre. l.a

revue des Lettres Modernes, Minard,

198 l, 220 pages.

Au moment où reparaît le Condot-

tiere de Suarès, deux ouvrages atti-

rent notre attention. Les lettres inedi-

tes, d'abord, entre la confidence et la

reflexion, tracent la biographie intel-

lectuelle de Suares. Avec quel soin

sont traitées "les plus hautes ques-

tions qui font le destin de l'homme"

Faut-il sacrifier l'art à la vie ou la vie

à l'art ? "L'art et la vie s'identifient",

c'est le message de sa nuit mystique.

L'homme apparaît superbe parce que

noble mépris des entremetteurs des-

tructeurs de la société, dégoût de

l'action seule fléau de l'âme contem-

poraine. "Il faut écrire avec son sang

[.] On ne vit en vérité que d'amour

[.] Notre dignité est faite de nos pei-

nes." Pour quelle récompense ?

Retentir dans le coeur des hommes.

l'art, c'est l'amour sans laideur ni

péché, le besoin divin de plenitude

la trouver et la donner. L'amour est

vraiment la conscience de la vie. Il a

su "dire cette suprême vérité qu'on ne

connaît que par le regard intérieur".

· Pierre-Robert Leclercq

Prince de psychologie, homme sans

peur et sans vile pudeur, confident

des grands penseurs de l'époque, il a

répondu a la hame de la N.R.F. avec

grandeur "Ils m'ont reduit a vivre

posthume à moi-même et à un plan

ou, grâce au ciel, je les oublie." "I e

destin de Suares devrait être le

remords de nos contemporains"

(Montherlant). Quant au second

ouvrage sur l'univers mythique de

Suares, il lui donne un éclairage

direct sur la modernisation des

mythes qui éclairent sa vision de

l'univers, très révélatrice de son

caractère (crépuscule du mal, forclu-

sion, Minos et Pasiphae, Orphee en

lambeaux, figures du géometre.).

Un très bel instrument de travail. "Il

n'y a pas de grands écrivains, il n'y a

que de grands hommes." Hommage

rendu par Yves-Alain Favre.

· Anne Beauvois Cailliau

Pierre SANSOI'

La France sensible

Champ Vallon, coll. Milieux, Seys-

sel, 1985, 256 pages, 100 F.

C'est d'une France de lui seul

connue que parle P. Sansot dans ce

livre subtil. La France de ses émo-

tions, de ses sensations, de ses rémi-

niscences. Ce livre vagabond, livre de

songes et de souvenirs amoureux,

donne accès à l'imaginaire d'un

homme né en 1929. « Sa France, il

la parcourt en tous sens, dans

l'espace et dans le temps les siens

propres. Rêveries « bachelar-

diennes », nées des odeurs, des lieux,

des couleurs. P. Sansot crée une

véritable géographie sentimentale à

partir d'une mémoire émotionnelle,

façonnée d'abord par les livres

d'école, les cartes postales, les affi-

ches de chemins de fer, ses percep-

tions spontanées d'enfant ses rêves

de France. L'âge et les connaissances

venant, la rêverie persiste, dans ce

perpétuel va-et-vient entre le savoir et

l'émotion. Toujours la France

esquive les définitions. Pages inspi-

rées où l'auteur rêve devant l'océan

ou le vent, les nuages, la lumière, ou

Page 132: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

129

l'idée de frontière, et raconte un pays

qui n'appartient qu'à lui. QuelleFrance ? Pas celle d'un drapeau, ni

une puissance, pas l'ombre d'un quel-

conque nationalisme mais un

sentiment d'appartenance si fort qu'ilen résulte des pages parmi les plusfines et les plus aimantes écrites sur la

France.

Annie COHEN-SOLAL

Sartre

Gallimard, 1985, 730 pages, ISO F.

(beaucoup ?) oublié Sartre. Si vous

souhaitez donc renouer avec

d'anciennes lectures ou retrouver des

souvenirs de la vie intellectuelle de

ces 40 dernières années, vous pouvez

vous plonger dans cette copieuse bio-

graphie. Vous ne vous ennuierez pas

au long d'un parcours sans danger où

vous ne rencontrerez ni les abîmes de

l'être et du néant, ni les embuscades

de la raison dialectique. Ce livre,

qu'on pourra emporter sur les plages

l'été prochain, est écrit dans toutes les

règles de la bonne recette biogra-

phique toutes les aspérités du héros

sont estompées, la trajectoire qu'il

suit est heureusement parsemée

d'embûches, mais le triomphe est

assuré ceux qui le contestent sont

des «bien-pensants plus ou moins

hypocrites qui disparaissent devant le

succès. Rien n'est caché, certes, mais

tout est rapporté si gentiment et avec

une telle sympathie pour« Poulou »,

qu'on se surprend à avaler sans sour-

ciller quelques énormités par exem-

ple, les jugements de Sartre sur

l'URSS, Cuba, la Chine, de Gaulle,

ou les déclarations de sa période

maoïste des années 70. Le parcours

intellectuel est si bien enveloppé

qu'on se demande vraiment comment

et pourquoi Camus ou Merleau-

Ponty ont pu se séparer de Sartre

des bien-pensants », eux aussi sans

doute, peut-être même un peu« salauds » ? Nous n'ignorons rien

non plus du « harem ouvert et sans

limites » de Sartre, où Mme de Beau-

voir, quoique souvent «échangée »,

reste la mère vigilante et la conseillère

efficace. Et nous sentons aussi com-

·Françoise Dufournet

Vous avez sans doute un peu

bien les intérêts de Sartre étaientdivers en littérature étrangère, enmusique,en cinéma, sans oublier laboxedes jeunesannées.Tout cela selit bien,MmeCohen-Solalsegardantd'introduire quelque interprétationdéplaisanteque ce soit (œdipienne,marxisante,ou autre). Commedansla bibliothèquerose, la fin est bientriste, les disciples se déchirantautour d'un héros fatigué. Mais onvous assure que «perpétuellementfuyant, mobile, mouvant jusqu'auvertige», Sartrepar sa mort est par-venu « à se défiler». Jusque dansl'adversitéla plus extrême, le hérostriomphe.C'est bien l'essentiel.

• Paul Valadier

NATURE

Christine DE COLOMBEL

L'Alpinisme, randonnée et trekking

Photographies de David Belden.Larousse,1985, 160pages, 115 F.

Annick et SergeMOURARET

Le Massif Central

Les100plus bellescourseset randon-nées. Denoël,1985,240 pages.

Difficilede trouver contraste plusnet entredeux livresapparemmentsisemblables. Le premier se recom-mandepar des photos superbesd'undesmeilleursphotographesactuelsdela montagne, David Belden. Mais,contrairementà ce queprétend l'édi-teur, il rebuteravite les « passionnésde la montagne» et n'intéresseraguèreque les« grimpeursde pointe »

qui auront vite fait de relever tellelacuneou telleerreur. Pourma part,j'auraispréféré,par exemple,que, aulieude répéterla remarqueéculéesurle Salève« annexépar les Suisses»,on rappelleque le mot varappe tireson origine d'un lieu-dit du mêmeSalève. Au contraire, le secondouvrage, fruit d'années d'explora-tionssur leterrain,entoute saison,serecommandepar unesériedequalitéshors du commun. Moins spécialisé

Page 133: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

REVUE DES LIVRES

130

que les autres ouvrages de la collec-

tion créee par Gaston Rebuffat, il

interesse un vaste public susceptible

d'y trouver un guide des plus sûrs,

presque un breviaire les escalades

réservées aux grimpeurs de pointe

sont moins de trente et les descentes

de rivière en canoë-kayak plus specia-

lisées sont moins de dix. Les randon-

nées pedestres sont nettement majori-

taires (quarante). Les auteurs ont une

predilection pour les parcours hors

des sentiers battus, voire des G.R.

Enfin, viennent les passages aquati-

ques plus plaisants que risqués, et

surtout les randonnées à ski nordique

et les parcours d'alpinisme hivernal.

Les lecteurs d'Etudes doivent égale-

ment savoir que le livre des Mouraret

deborde largement le champ de la lit-

terature sportive et possede un

arrière-fond culturel extrêmement

proche de la vie quotidienne de ces

habitants de plus en plus esseules, le

quinzième de la population française.

De quoi nous rendre encore plus atta-

chant ce Massif Central, septieme

partie du territoire national. Lieu de

hautes terres, mais de terres humai-

nes, et qui veulent le rester.

Patrice DE BELLEFON

Pyrénées

Arthaud, 1985, 172 pages, 295 F.

ce livre d'un amateur au sens clas-

sique le plus fort, d'un connaisseur

des ombres et des lumières, des

hommes et des pierres, des plantes et

des bêtes. Un texte un peu lyrique

parfois, mais qui reste toujours en

prise sur le réel des photos dont la

valeur documentaire ou humaine

n'empêche pas force de la composi-

tion et subtilité de la palette, aussi

sûre dans le camaïeu que dans le

clair-obscur (il fallait reussir les pho-

tos, mais aussi l'impression.).

Guide de haute montagne, l'auteur

avait dejà donné Les cent plus belles

courses des Pyrénées.

· Henri Perroy

C'est une vraie joie de tomber sur

• René Rech

SCIENCES

Jean ITARD

Essais d'histoire des mathématiques

Réunis et introduits par R. Rashed.

Blanchard, 1984, 386 pages, 180 F.

Jean Itard (1902-1979) a poursuivi

une double carrière professeur de

mathématiques spéciales, historien

des mathématiques. La plus grande

partie de son œuvre d'historien était

dispersée en de nombreux articles. Il

est heureux qu'ils aient été réunis

dans ce volume. J. Itard compte

parmi les meilleurs historiens des

mathématiques par la pénétration et

la rigueur de sa pensée. Ces études,

qui s'étendent des Grecs à notre épo-

que, concernent des sujets d'un grand

intérêt en large part, elles sont

accessibles aux non-spécialistes des

mathématiques et de leur histoire,

principalement les philosophes et,

plus largement, les historiens de la

pensée.

e François Russo

Bruno BELHOSTE

Cauchy, 1789-1857

Un mathématicien légitimiste au

XIX, siecle. Belin, coll. Un savant,

une époque, 1985, 224 pages, 82 F.

Nous ne disposions jusqu'ici sur

Cauchy que de travaux peu sûrs et

tres incomplets hors le domaine

mathématique, notamment avec un

travail très technique de B. Belhoste.

Or, sans se situer au tout premier

rang des mathematiciens du xrx·

siecle il n'égale ni Gauss, ni

Riemann, ni Cantor Cauchy a

joué un rôle majeur dans le progres

de la mathématique. Par ailleurs,

catholique fervent, membre de la

« Congregation grand ami des

jésuites, intransigeant et de caractère

Page 134: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

131

difficile, précepteur (mais bien mau-

vais pédagogue) du duc de Bordeaux,

fils de Charles X, élève insuppor-

table, de 1833 à 1838, Cauchy inté-

resse de façon significative l'histoire

religieuse du xix, siècle. Ce livre

excellemment documenté, très péné-

tram, fort bien écrit, associe de façon

alternative la biographie de Cauchy

et la présentation des principaux

aspects de son œuvre mathématique.

Sous ce second aspect, il ne sera

accessible qu'à ceux qui ont une cul-

ture mathématique de niveau supé-

rieur au baccalauréat scientifique.

On soulignera la très heureuse

conception de cette nouvelle collec-

tion qui comble une lacune et qui

compte déjà plusieurs autres mono-

graphies, également de grande qua-

lité, consacrées à Darwin, Yukawa,

Wegener, Hardy.

P.J. DAVIS, R. HERSCH

L'Univers mathématiques

Traduit et adapté de l'américain par

L. Chambadal. Gauthier-Villars,

1985, 406 pages, 185 F.

ont traité des mathématiques dans

leur ensemble, de leur nature, de

leurs démarches, des problèmes

majeurs qu'elles ont affrontés, celui-

ci nous paraît le plus remarquable.

Dû à des mathématiciens profession-

nels, il est marqué d'une « réflexion »

qui dépasse le strict horizon des spé-

cialistes et il est accessible pour la

plus grande part à ceux qui ont une

formation mathématique du premier

niveau universitaire. On appréciera

la clarté, l'aisance, le sens pédago-

gique de l'exposé. Il prend en compte

la portée culturelle des mathémati-

ques et de ses aspects si variés défi-

nitions, axiomes, formalisme et ses

limites, démonstrations, intuitions,

rapports avec la logique, fonde-

ments, statut et nature de la recher-

che mathématique dans le monde

actuel, applications des mathéma-

tiques, leur enseignement et les rai-

sons de l'incompréhension auxquelles

elles se heurtent. De plus, de nom-

breuses vues historiques, outre leur

·François Russo

Parmi les nombreux ouvrages qui

intérêt propre, éclairent heureuse-

ment les mathématiques d'aujourd'hui.

François Russo

Michel FESTOu, Philippe VERON,

Jean-Claude RIBES

Les Comètes, mythes et réalités

Flammarion, 1985, 320 pages, 125 F.

Anne-Chantal LEVASSEUR-REGOURD

Philippe de la COTARDIÈRE

Halley, le roman des comètes

Denoël, 1985, 290 pages, 128 F.

Ces deux ouvrages, dont la lecture

est facilitée et agrémentée par de

nombreux schémas et photographies,

traitent à peu de chose près du même

sujet l'interprétation préscientifique

de l'observation des comètes, leur

place qui fut si grande dans l'imagi-

naire de l'humanité (présages funestes

notamment), l'histoire et l'état actuel

de leur observation et de leur explica-

tion scientifique (origine, trajectoire,

nature du noyau, de la chevelure, de

la queue, de l'antiqueue, des essaims

de météorites qui en émanent), les

missions spatiales en cours vers la

comète de Halley comète idéale

pour la science et la plus célèbre en

raison de ses nombreux passages

aisément visibles au cours des temps

principalement la sonde Giotto,

lancée par Ariane le 2 juillet 1985 et

dont le rôle culminera et s'achèvera

en mars 1986. Ces deux ouvrages,

dus à des scientifiques professionnels,

se complètent. Le premier, mise à

jour d'un ouvrage paru en 1979 (cf.

Etudes, juin 1979, p. 862), est le plus

développé quant à l'histoire de

l'impact « culturel » des comètes et

de leur observation avant le XXe siè-

cle il est aussi le plus« alerte ». Le

second, plus dominé, mieux écrit, est

plus scientifique (mais très compré-

hensible en'raison de sa clarté et de

son sens pédagogique), surtout en ce

qui concerne les orbites des comètes,

les théories récentes sur leur origine

et les missions spatiales. De la plus

haute Antiquité à nos jours, des

superstitions les plus folles dont la

science nous a libérés et qui ont long-

Page 135: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

REVUE DES LIVRES

132

temps encombré et gâté les religions,

et des premiers travaux scientifiquessur les comètes de Kepler Newton

aux entreprises scientifiques des mis-

sions spatiales en cours qui mobili-

sent par centaines des savants et des

ingénieurs de très nombreux pays,

dansune stricte et complexe organi-

sation, en raison de l'enjeu majeur

pour l'astronomie d'une meilleure

connaissance des comètes, ces deux

ouvrages nous offrent un périple qui

mérite que nous nous y engagions.

Hubert REEVES et al.

La Synchronicité, l'âme et la science

Existe-t-il un ordre a-causal ? Poïesis,

diff. Payot, 1984, 180 pages, 92 F.

Le titre, déconcertant, ne doit pasdétourner de cet ouvrage collectif,

bien unifié autour de son sujet, bien

écrit et très largement documenté. Il

traite d'une question qui, certes,

inquiétera les « classiques », philo-

sophes ou scientifiques, mais quimérite considération, qu'on en

accepte ou non les données. L'histoire

des idées ne saurait ignorer celles-ci

en dépit de leur étrangeté, elles ont

souvent été adoptées par des espritsd'une qualité non négligeable. Ces

vues portent essentiellement sur deux

thèmes étroitement liés les arché-

types, structures de l'inconscient col-

lectif dont a traité surtout Jung (M.

Cazenave en donne un excellent

exposé) et l'Unus Mundus, c'est-à-dire

le monde considéré comme une réalité

où le tout retentit sur chaque élément,

et où le psychique et le réel sont en

intime relation, notamment dans des

connexions synchroniques a-causales,

telles que le déplacement d'un objet

par une action psychique sans inter-

médiaire matériel. Certes, ces thèmes,

qui se rencontrent dès 'l'Antiquité,

notamment dans l'alchimie et l'astro-

logie, et aussi chez. Leibniz, peu-

vent inquiéter, souvent à juste titre,les scientifiques d'aujourd'hui. Mais

on les rencontre, sous un mode certes

différent, dans la réflexion cosmolo-

gique de nombre d'astronomes. Rap-

·François Russo

pelons aussi que Jung a été en rap-

ports étroits avec W. Pauli, l'un des

fondateurs de la mécanique quanti-

que. Quant au rôle de ces thèmes

dans l'explication de l'évolution,

l'exposé scientifiquement intéressant

de H.-F. Etter, catégoriquement anti-

darwinien, nous paraît un peu facile.

·François Russo

HISTOIRE

Colette BEAUNE

Naissance de la nation France

Gallimard, Bibliothèque des Histoi-

res, 1985, 436 pages, 145 F.

Inventer la « France » a été un long

processus depuis l'apparition du

concept juridico-politique (au x' siè-

cle, selon les travaux de l'historien

allemand Bernd Schneidmüller, non

signalés dans le présent ouvrage). A

l'autre bout, l'historien américain

Eugen Weber ne voit se généraliser le

sentiment d'appartenance à l'unité

nationale qu'à la fin du XIXe siècle.

Cette dernière vue est critiquée parC. Beaune celle-ci détecte bien,

pour les xiv et xv* siècles qui sont

l'objet de son étude, le goût de vivre

ensemble, au nord ou au sud de la

Loire, sous une royauté que Dieu a

bénie. L'étude porte sur les représen-tations de cette unité mythes histo-

riques, cultes, symboles. C'est une

série de monographies précises et

neuves, dont la consultation est faci-

litée par des index .détaillés. Loin

d'être une création homogène, l'ima-

ginaire français se révèle être le résul-

tat d'un bricolage. Les propagandesfont flèche de tout bois, selon les cir-

constances. Les éléments utilisés par

elles sont de sources ethniques très

diverses. On se croit les descendants

des Troyens d'Homère, mais ce peutêtre soit par les Francs, soit désor-

mais plus souvent par les Gaulois. Un

saint national, Denis (aux fortunes

diverses d'ailleurs), est un athénien

il est parfois supplanté par Michel,

Page 136: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

133

l'archange venu du Ciel à travers la

Bible. Les images de communauté

par le sang transposent sans doute le

langage latin de la parenté, de la

patrie. Enfin, la force des composan-

tes religieuses relativise ce sentitwent

national-là au profit de la solidarité

plus large des chrétiens. Au total, si

sentiment national il y a, il est bien

éloigné des idéaux unitaires de type

républicain. Voici donc un beau livre

(mais fort technique dans le détail),

qui peut nous aider à entrer sans

complexe dans les nouvelles aventu-

res de notre « sentiment national »,

au niveau de syncrétismes plus com-

plexes encore.

Jean LESSAY

George Washington

ou la grâce républicaine. J.-C. Lattès,

1985, 366 pages, 140 F.

Il s'agit moins d'une biographie

savante de Washington que de faire

connaître un « être de vertu ».

L'auteur est au courant des

recherches récentes sur la période de

la « cause glorieuse » qui, en effet,

nous donnent accès à un personnage

autre que celui qui a été victime de la

boutade d'Adams « Cet homme n'a

jamais été nu. Il est né avec les vête-

ments et les cheveux poudrés. » Le

livre se lit facilement, mais, malgré

les promesses de la couverture, la lec-

ture est loin d'être aussi passionnante

que celle d'un roman d'aventure.

D'une part, la vertu de Washington

serait celle de l'aurea mediocrrtas

elle aurait consisté à ne vouloir

déranger personne, sauf le roi

d'Angleterre. Il s'en dégage une

impression de tristesse constamment

surmontée par un esprit de soumis-

sion aux désastres personnels ou

nationaux. D'autre part, nous avons

droit à de multiples descriptions des

chasses au renard qui passionnaientnotre héros et à ses nombreux soucis

de propriétaire terrien. Mais le bouil-

lonnement politique qui imprègne

l'époque reste plutôt dans l'ombre.

Au texte de Jefferson (La Déclaration

d'indépendance) l'auteur réserve des

éloges bien justifiés, alors qu'il

éprouve peu de sympathie pour ce

• Pierre Vallin

francophile clairvoyant, qu'il traite

substantiellement de roquet. Mais il

semble avoir de l'estime pour la

Constitution des Etats-Unis, plus

washingtonienne elle n'est pas

analysée dans ses aspects qui réintro-

duisent le racisme et la primauté du

capital, trahissent la « Déclaration »

et préparent la terrible guerre de

sécession, comme Jefferson l'avait

bien prévu. L'auteur ne nous dit

même pas pourquoi le document fut

immédiatement assorti de dix amen-

dements (« The Bill of Rights »). La

vertu de Washington ne comportait

pas la lucidité de Jefferson sur l'ave-

nir. Pourtant, son influence comme

président de la Convention consti-

tuante et son prestige personnel

auraient pu arracher à l'assemblée un

texte moins boiteux.

· Dana Farnham

Diana COOPER-RICHET

Jacqueline PLUET-DESPATIN

L'Exercice du bonheur

ou Comment Victor Coissac cultiva

l'utopie entre les deux guerres dans sa

communauté de l'Intégrale. Champ

Vallon, Seyssel, coll. Milieux, 1985,

272 pages, 94 F.

Un instituteur en retraite, origi-

naire de Tours, caresse depuis long-

temps le rêve d'une communauté,

«L'Intégrale », où serait enfin

accomplie l'harmonie sur terre. Pas

moins. C'est du côté du Gers, dans

un domaine agricole appelé « La

Grange », qu'il va tenter de vivre les

prémices de cette félicité future. Fou-

rier fournit le modèle. Victor quitte

femme et enfants et, la cinquantaine

passée, se lance dans l'entreprise la

plus insensée qu'on puisse imaginer.

Passionnées par leur sujet, les deux

auteurs ressuscitent avec bonheur et

talent la figure de cet homme hors du

commun, et son oeuvre aussi incon-

nue qu'ambitieuse. Son programme ?

Non seulement l'égalité économique

entre tous, mais aussi l'égalité entre

hommes et femmes, selon les princi-

pes de la « camaraderie amoureuse »

une véritable profession de foi « fémi-

niste », révolutionnaire pour l'époque.

Emouvante entreprise tout entière

vouée au bonheur, et dont l'histoire

Page 137: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

REVUE DES LIVRES

134

ne sera qu'une suite désolante de

deboires économiques et sentimen-

taux. Comme si, dans sa naïveté, ou

son immense foi en l'homme, V.

Coissac s'entêtait à ne vouloir jamais

tirer leçon de ses malheurs. Cet

ouvrage de grande qualité, fort bien

documenté sur l'époque (1905-1935),

rend compte des errements d'une com-

munauté lancée dans un projet qui la

dépasse. Petri de contradictions, comcé

entre ses idéaux communistes et son

tempérament patriarcal, V. Coissac vit

douloureusement l'écart entre le rêve et

la réalité. Tenace, optimiste, crédule, il

est grugé par ceux qu'il pge, trop tard,

peu aptes à œuvrer pour le bonheur

commun. Au bout du compte, voici

matière à nourrir une riche méditation

sur le genre humain.

Alfred GROSSER

L'Allemagne en Occident

La République fédérale 40 ans après.

Fayard, 1985, 330 pages, 89 F.

rétrospective historique depuis 1945.

Selon son habitude, A. Grosser mêle

à la présentation des faits la significa-

tion qu'il leur donne et un question-

nement, tout aussi fécond, destiné au

lecteur. La force des exigences mora-

les auxquelles ont été soumises les

institutions de la RFA, au lendemain

du nazisme, est difficile à maintenir.

Mais l'élan initial est toujours percep-

tible à travers bien des réactions indi-

viduelles. A. Grosser souligne le

poids des symboles et l'évolution,

parfois très rapide, de leur significa-

tion. Ainsi, à la suite de la crise de

1947, « du jour au lendemain, Berlin

s'est transformé de symbole du prus-

sianisme et de l'hitlérisme en symbole

de liberté ». La « fidélité doctrinale »

des gouvernements successifs, la

manière dont le passé est assumé

aujourd'hui sont aussi analysées. Les

comparaisons entre Français et Alle-

mands sont d'autant plus stimulantes

que l'ouvrage a été publié simultané-

ment en RFA et en France. Chacun

est invité à percevoir le point de vue

·Françoise Dufournet

L'ouvrage commence par une

de l'autre. Par exemple, à propos des

élections de mars 1933 qui furent les

dernières élections sinon libres (la ter-

reur s'était déjà installée), du moins

pluralistes, et où le parti national-

socialiste obtint 44% des suffrages,A. Grosser commente « 44% pour

Hitler, on ne dira jamais assez aux

Allemands que c'est une proportion

énorme on ne dira jamais assez aux

Français que, même déjà installé au

pouvoir, Hitler n'a même pas

recueilli, tant qu'un choix a été

encore possible, la majorité des suf-

frages »

·Jean-Louis Bohn

SCIENCES

SOCIALES

Jacques JULLIARD

La Faute à Rousseau

Essai sur les conséquences histo-

riques de l'idée de souveraineté popu-

laire. Seuil, 1985, 256 pages, 85 F.

Pourquoi la gauche arrivée au pou-

voir doit-elle pour le conserver inver-

ser ses principes et courtiser ses

adversaires ? Cette interrogation

conduit l'enquête historique de cet

essai qui, selon un tic bien caractéris-

tique, recherche un bouc émissaire

Rousseau et les contradictions de son

Contrat social concernant la volonté

générale et la souveraineté du peuple.

Si les pages consacrées au démontage

de Rousseau et aux réactions de rejet

qu'il a provoquées au xtx siècle inté-

ressent malgré leur manque d'origi-

nalité et la longueur des citations, on

reste rêveur au cours de la dernière

partie en quoi le recours au bon

Rousseau éclaire-t-il les erreurs et les

tergiversations du gouvernement

depuis 1981, que Julliard se plaît à

énumérer ? Faut-il toujours à gauche

surplomber d'une telle hauteur théo-

rique le prosaïsme du réel ? Mais,

après bien d'autres, ce livre est un

symptôme supplémentaire du vide

idéologique des socialistes plutôt

Page 138: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

135

que d'accuser Rousseau (après

Marx), mieux vaudrait développer

une pensée neuve. Mais cela, c'est

une autre affaire.

Jean MITOYEN

C'est dur d'être de gauche,

surtout quand on n'est pas de droite

Syros, 1985, 238 pages, 79 F.

cheur, pastiché de Guy Bedos, un

bilan implacable et une réflexion

sérieuse. Le bilan, c'est celui de la

gauche au pouvoir, établi par un

groupe de militants de gauche qui

écrivent sous un pseudonyme com-

mun, et auquel des « gens de droite »

trouveraient sans doute peu à ajouter

sur le plan de la critique. La réflexion

cherche à ouvrir des voies pour une

autre politique de gauche, qui soit

vraiment de gauche sans tomber dans

les travers idéologiques ou le pragma-

tisme à courte vue, et qui soit vrai-

ment une politique, c'est-à-dire capa-

ble de tenir compte des exigences de

la gestion d'un Etat moderne. Selon

les perspectives de la deuxième gau-

che, expression que le livre évite avec

soin, on recherche ici la transparence

des structures gouvernementaleset

administratives, la vivification de

toute la société civile, la négociation

permanente, avec un souci majeur

le chômage. Des silences surprenants

sur la politique extérieure, et (sauf

inadvertance) rien sur la défense ou

l'armementnucléaire (les ventes

d'armes !). Enfin, tout repose sur

un dogme inébranlable il y a la gau-

che, il y a la droite, un abîme les

sépare. On ne peut ébranler tous les

mythes à la fois. Mais quand celui-ci

aura sauté, on y verra peut-être plus

clair. Encore un effort, camarades

Christian MELLON et al.

La Dissuasion civile

Fondation pour les études de Défense

nationale, 1985, 210 pages, 65 F.

Défense, les auteurs de cet ouvrage

• Paul Valadier

Sous un titre faussement accro-

· Paul Valadier

A la demande du ministère de la

ont été chargés d'étudier la prise en

compte des principes et des méthodes

de la résistance non violente dans la

stratégie globale de la France. On

appréciera, à les lire, le chemin par-

couru dans leur réflexion. Il ne s'agit

plus pour eux de proposer une alter-

native à la dissuasion nucléaire. Ils

écrivent qu'il s'agit de la compléter

car, à elle seule, elle ne saurait con-

duire à la paix. Mieux vaudrait dire

qu'au sein d'un monde tendu par

l'antagonisme Est-Ouest, il s'agit

d'amorcer et de pousser aussi loin

que possible une dynamique de paix

fondée non pas sur la démission

devant le plus fort ou la crainte de

l'apocalypse nucléaire, mais, positi-

vement, sur le sens de la responsabi-

lité des citoyens et sur la conscience

des valeurs à promouvoir dans leur

pays. Sans doute s'agit-il d'un sou-

hait, car les chemins qu'ils proposent

de suivre sont ceux d'un idéal fort

loin d'être actuellement réalisable.

Les adversaires potentiels n'agissent

en rien rationnellement. Les hommes

de notre époque sont peu disposés à

mourir plutôt que de perdre leur

liberté. Les auteurs ne sont pas naïfs

au point de n'en avoir pas conscience.

C'est pourquoi ils entrent dans le

détail de propositions moins abstrai-

tes. Des exemples tirés de l'histoire

montrent que leur espérance n'est pas

entièrement chimérique. Même s'il y

a encore très loin de la coupe aux

lèvres, ils indiquent la bonne direc-

tion et ils précisent quelques moyens

de la suivre.

jean Moussé

Japon

Le consensus mythe et réalités. Cer-

cle d'Etudes sur la société et l'écono-

mie du Japon (CESEJ). Avec une

étude-préface d'Alain Touraine. Eco-

nomica, 1984, 454 pages, 148 F.

On croit généralement que le secret

de la réussite japonaise est le fruit

d'un large consensus de ce peuple

aussi travailleur qu'unanime. Ce

mythe ne résiste pas à l'analyse des

séalités que proposent les onze japo-

nologues (historiens, sociologues,

économistes) français résidant ou

ayant résidé au Japon. Douze chapi-

tres, bardés de chiffres et de statisti-

Page 139: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

REVUE DES LIVRES

136

ques puisés à des sources japonaises.

Avec l'étude-préface d'Alain Touraine

qui situe le Japon parmi les autres

democraties avancées, ce livre est, à

notre connaissance, l'étude la plus

fouillée parue à ce jour en langue

française sur les principaux rouages

de la si efficace machme Japon ».

Dans la fougue à pourfendre le

« mythe », il y a par-ci par-là des for-

mules excessives, voire des dérapages

idéologiques qui provoqueront l'aga-

cement des lecteurs au fait des réalités

nippones. Tant il est vrai que le

Japon oblige son observateur à pren-

dre position sur des choses aussi fon-

damentales que le sens du travail, de

la liberté, du bonheur, etc. Un livre

polémique donc, mais qu'il faut avoir

lu avant de risquer quelque jugement

que ce soit sur le « modèle » nippon.

Muriel JOLIVET

L'Université

au service de l'économie japonaise

Economica, 1985, 176 pages, 95 F.

tés, beaucoup même mais ce qu'on

y fait, les raisons pour lesquelles on y

entre, la manière d'en sortir, leur rôle

dans la société japonaise, sur tous ces

pomts et bien d'autres encore, les dif-

férences sont souvent criantes avec ce

que nous connaissons de ce côté-ci de

la planète. Et si le détail de ces diffé-

rences vous intéresse, le livre à lire est

bien celui de Muriel Jolivet. Forte-

ment documenté de données de pre-

mière main, il passe au crible non

seulement les mécanismes (l'escaher

roulant ?) qui emportent les jeunes

Japonais de la porte de l'université à

la porte de l'entreprise, mais aussi les

états d'âme, rêves, convictions, rési-

gnations des principaux acteurs, étu-

diants, parents, employeurs. Voilà

donc un pays où 43,5% des jeunes

qui arrivent sur le marché du travail

ont en poche un diplôme d'études

supérieures. Quelle est la portée de ce

chiffre ? Quels coûts sociaux et indi-

viduels masque-t-il ? Comment

· Gabriel Mehrenberger

Au Japon aussi il y a des universi-

trouve-t-on du travail au Japon ?

Quel travail ? Etc. Les réponses à ces

questions sont évidemment d'un inté-

rêt capital pour qui ne veut pas rêver

le « modèle japonais », mais connaî-

tre une société qui fonctionne bien

dans l'ensemble, mais où les

coûts/coups sont répartis et « encais-

sés » selon des critères et des valeurs

que nos sociétés occidentales sont

très loin de partager.

• Gabriel Mehrenberger

PHILOSOPHIE

Vladimir SOLOVIEV

Trois Entretiens

sur la guerre, la morale et la religion

Introduction de F. Rouleau. Traduc-

tion et notes de B. Marchadier et

F. Rouleau. O.E.I.L, 1984,

226 pages, 100 F.

Rédigés par Soloviev à la fin de sa

vie, les Trois Entretiens nous offrent

bien le testament du célèbre philoso-

phe russe ils furent publiés l'année

même de sa mort (1900). Le sujet de

cet ouvrage n'est autre que le pro-

blème du mal, considéré non point

d'une façon abstraite, mais à l'occa-

sion de la guerre, de la morale et de la

religion. Le mal n'est pas seulement

«privation du bien », il est surtout et

avant tout « perversion du bien

Telle est la thèse. Quant aux person-

nages de ce dialogue, ce sont un

représentant de l'armée, un représen-

tant de la politique et, comme porte-

parole de la religion, un tolstoïen qui

incarne la fausse religion et un mysté-

rieux Monsieur Z qui exprime les

idées de Soloviev. Ce triple dialogue

est suivi d'un « Court Récit sur

l'Antéchrist » qui n'est autre chose

qu'une transposition moderne de

l'Apocalypse une mise en scène de

l'ultime combat entre le faux bien et

le bien réel. Ce récit (au même titre

que La Légende du Grand Inquisuteur

de Dostoïevski) est l'un des textes les

plus célebres et les plus riches de

Page 140: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

137

toute la littérature religieuse russe. A

la différence de la traduction de

Tavernier (1916), celle-ci comporte

la longue introduction de Soloviev.

Ajoutons qu'elle est fort heureuse-

ment précédée d'une sobre préface de

F. Rouleau, qui replace cette œuvre

dans l'ensemble de la pensée de Solo-

viev. Ce livre nous renvoie aux ulti-

mes sources de l'esprit totalitaire, qui

menace toujours. Soloviev, à l'aube

du xx' siècle, a pressenti le drame de

notre temps.

Martin HEIDEGGER

Etre et temps

Traduction nouvelle et intégrale du

texte de la dixième édition parEmmanuel Martineau. Edité par

J. Lechaux et E. Ledru (161, rue des

Pyrénées, 75020 Paris), 1985, 328

pages, hors commerce.

Publiée pour la première fois en

1927, cette œuvre majeure de Hei-

degger n'arrive au lecteur français

dans une traduction complète qu'en

1985. On ne s'habitue pas à la len-

teur (à l'obstruction ?) de certains

éditeurs apparemment peu soucieux

de faire connaître à un public large

un ouvrage qui compte certainement

parmi les plus caractéristiques de la

première moitié du xx' siècle. C'est

pourquoi il faut saluer le courage, la

ténacité et l'ardeur d'Emmanuel Mar-

tineau qui a tenté par cette publica-

tion hors commerce d'ébranler les

colonnes du temple. Il a ainsi doublé

les éditions Gallimard, détentrices

des droits de traduction et qui annon-

cent une traduction très (trop) atten-

due pour l'année 1986. Ce texte est

évidemment d'une lecture difficile,

mais il faut le signaler aux lecteurs

d'Etudes. Il est l'une des clés de la

philosophie contemporaine. On y

trouve le tout premier Heidegger

dans la force d'une méditation préa-

lable à son ontologie (laquelle ne

viendra jamais au jour). On admire la

rigueur et (malgré le jargon) la préci-

sion de cette analyse du Dasein tous

les thèmes tellement vulgarisés par un

existentialisme banalisé sont ici abor-

dés avec une sorte d'allégresse de la

pensée l'être-au-monde, l'outil, la

mort, la temporalité, le souci.

•Roger Tandonnet

La Procure

3 librairies parisiennes

3, rue de Mézières

75006 Paris. 45.48.20.25

Tous les livres religieuxet une grande librairie générale

19, rue de Varenne

75007 Paris. 42.22.10.08

Au service des animateurs

d'Eglise et des catéchistes

Cours Mgr Romero

91000 Evry. 60.79.06.99

Des livres religieuxet des documents catéchétiques

Page 141: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

REVUE DES LIVRES

138

Après un temps de surprise indispen-

sable pour s'habituer à une traduc-

tion qui tente vraiment de dire en

français la langue heideggerienne, on

admire la cohérence et la constance

des partis pris. Un glossaire final

français-allemand et allemand-

français permet de saisir les subtilités

de la traduction. Du bel ouvrage

pour une œuvre qui le mérite incon-

testablement.

Luc FERRY, Alain RENAUT

La Pensée 68

Essai sur lanti-bumanisme contem-

porain. Gallimard, coll. Le Monde

actuel, 1985, 294 pages, 98 F.

Que n'avons-nous entendu sur la

mort de l'homme ou du sujet, sur la

nécessité de sortir des pieges de

l'humanisme ? Or, voici que le vent

tourne la mise à mort (toute théori-

que) des meurtriers fait penser à la

mésaventure de l'arroseur arrosé.

Analysant ce qu'ils appellent ironi-

quement la pensée des « sixties », nos

deux mousquetaires ne font pas de

quartier. Les sieurs Derrida et Lacan,

Foucault et Bourdieu (ces deux-là

impitoyablement« deconstruits »)

sont mis à la question, maintenant

que le terrorisme intellectuel entre-

tenu autour de leur œuvre impres-

sionne un peu moins (avec un silence

étrange autour de Lévi-Strauss dont

l'anti-humanisme proclamé n'a pas

été moins virulent). On se tromperait

pourtant à assimiler ce livre à un

pamphlet. Le débat est sérieux et il

est conduit avec la ngueur de philo-

sophes qui argumentent, citent des

textes, contestent les incohérences ou

les faux-fuyants, ironisent sur des

penseurs qui, selon eux, ne font que

radicaliser et deformer Marx (Bour-

dieu), Nietzsche (Foucault), Freud

(Lacan) ou Heidegger (Derrida), tout

en prétendant à la nouveauté radi-

cale. Nullement inventive, la pensée

des « sixfies » est considérée ici

comme une impasse. D'ou le retour à

Kant (par-delà Heidegger même)

pour retrouver un humanisme sans

· Paul Valadier

métaphysique. On aimerait pourtant

être sûr que cet humanisme privé

d'enracinement métaphysique ou

théologique n'a pas (par son évanes-

cence même) contribué un peu aux

débordements dont ce livre analyse

les traces.

· Paul Valadier

QUESTIONS

RELIGIEUSES

Dominique BOURG

Transcendance et discours

Essai sur la nomination paradoxale

de Dieu. Cerf, 1985, 170 pages,

85 F.

Le problème de la transcendance

du Dieu biblique est posé en termes

philosophiques sommes-nous accu-

lés à accepter soit la visée hégélienne

(si Dieu est la figure par excellence de

l'être, alors l'opposition entre foi et

raison ne peut subsister), soit le

Schritt zurück de Heidegger (rejoi-

gnant au fond le dessem même de

Hegel) qui soumettrait la question de

Dieu à celle de l'Etre ? L'interdiscipli-

narité annoncée se joue entre philoso-

phie, linguistique, un peu d'exégeseet quelques allusions à la théologie.

La linguistique, représentée ici essen-

tiellement par Saussure, est soumise à

une critique impitoyable, inspirée par

des options philosophiques que

l'auteur ne cache d'ailleurs aucune-

ment. Selon lui, le linguiste aurait

hérité, contrairement aux appa-

rences, de présupposés charriés par la

philosophie dans ses analyses clas-

siques du signe. Pour donner un

exemple des allusions théologiques

l'analogie est invoquée et rejetee sans

aucun examen technique du sens de

ce terme. Dans le chapitre décisif du

livre, l'auteur semble affirmer que

l'effort pour penser Dieu dans l'être

ne saurait aboutir sans la figure

même du Médiateur, le Christ.

L'auteur invite à la discussion, décla-

Page 142: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

139

rant ne viser qu'à jeter les bases d'une

approche chrétienne du langage. Cet

essai a le mérite de fournir une preuve

de l'extrême difficulté d'un tel projet

et des pièges de l'interdisciplinarité.

Hans Urs von BALTHASAR

La Dramatique divine

1. Prolégomènes. Trad. par

A. Monchaux avec la collaboration

de R. Givord et J. Servais.

Lethielleux, coll. Le Sycomore,

1984, 576 pages, 290 F.

La Vérité est symphonique

Aspects du pluralisme chrétien. Trad.

par R. Givord et M. Beauvallet.

S.O.S., 1984, 168 pages, 69 F.

Joseph GODENIR

Jésus l'Unique

Introduction à la théologie de H. U.

von Balthasar. Lethielleux, coll. Le

Sycomore, 1984, 184 pages, 90 F.

von Balthasar représente le deuxième

monument théologique édifié par

l'auteur, le premier étant constitué

par cette sorte d'Esthétique théolo-

gique que représentent les sept volu-

mes de La Gloire et la Croix, et le

troisième devant être une Théo-

logique ou Logique divine. La Dra-

matrgue divine (Theodramatik dans

l'original allemand) comportera cinq

volumes, à paraître en français d'ici

1990. Le premier, avec ses 576

pages, se propose comme des « Prolé-

gomènes ». Il définit le dessein

d'ensemble une étude des relations

dramatiques de Dieu et de l'homme

sur « la scène du monde », à partir de

l'analogie constituée par la drama-

tique intra-mondaine telle qu'elle est

portée sur la scène des théâtres.

Retraçant les principales lignes de la

recherche théologique actuelle,

Balthasar déclare vouloir les voir

converger sur la « dramatique

divine » par lui projetée. Ce projetl'amène à reprendre le dossier des

rapports conflictuels de l'Eglise et du

théâtre. Puis, en faisant valoir son

immense culture, il étudie ce qu'il

• Dana Farnham

La Dramatique divine de H. Urs

appelle « l'outillage dramatique » et

développe une réflexion sur le

« moi », l'irréductible sujet, et sur le

« rôle » dans lequel celui-ci prend

figure dans le monde. Cette réflexion

conduit, à travers la lecture de pen-

seurs juifs notamment, comme Buber

ou Rosenzweig, au seuil de la théolo-

gie, à l'évocation du Dieu unique, qui

fonde l'identité de chaque sujet, en

donnant à chacun son nom propre,avant que le « rôle » devienne « mis-

sion » avec la révélation et l'oeuvre du

Christ. Le trajet est, selon l'expres-sion de l'auteur, « enchevêtré ». On

ne le parcourt pas sans effort, un

effort payant. L'ouvrage publié aux

éditions S.O.S., La Vérité est

symphonigue, est plus accessible. Il

correspond davantage au point de

vue de l'Esthétique théologique, pré-cédemment évoquée, et peut déjà en

donner une bonne idée. Dire que la

vérité est symphonique revient à dire

qu'elle est «catholique », au sens ori-

ginel du mot elle est une dans sa

large diversité, et cette unité se rejoint

d'abord dans le mouvement qui ne

cesse de conduire de l'Ancienne à la

Nouvelle Alliance. Le petit livre de

J. Godenir se présente, quant à lui,

comme une mosaïque de textes de

Balthasar rapprochés de textes litté-

raires, philosophiques, patristiques.

avec lesquels on peut les voir entrer

en harmonie.

· René Marié

Gaston PIETRt

Une vérité désarmée

Fayard, 1985, 186 pages, 79 F.

Comme dans ses précédentes

publications, G. Pietri propose ici

une suite de réflexions-méditations,

aussi simples que profondes, sur des

sujets essentiels. La vérité, qui consti-

tue le thème central du livre, n'est pas

une question abstraite. C'est la ques-tion autour de laquelle, qu'elle soit

ou non nommée, s'organise toute vie.

C'est, pour Pietri, celle de Dieu, mais

d'un Dieu qui a partie liée avec

l'homme. Aussi rencontre-t-on la

vérité dans cette histoire singulière

qui se noue sur la croix de Jésus, mais

qui reste marquée par une ineffaçable

rupture. Un très beau chapitre est

Page 143: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

REVUE DES LIVRES

140

consacré à cette « vérité en partage»

à laquelle renvoie, après la différence

des deux Testaments, la coexistence

des juifs et des chrétiens, ordonnés

eux-mêmes à la rencontre des

«païens ». Dans ce même sens, un

autre chapitre porte sur la question

contemporaine de la mission. De

longs développements concernent les

rapports de la vérité et de la liberté, le

« droit naturel », le légitime procès

fait par l'Eglise au libéralisme.

L'Eglise ne peut pas ne pas se soucier

du bien des sociétés, mais ne doit pas

oublier non plus que la vérité dont

elle témoigne est une vérité « désar-

mée ». Le style est limpide, la pensée,

généralement imagée, est émaillée de

citations littéraires, philosophiques,

théologiques bien choisies. Un grand

équilibre préside à l'ensemble, sans

fadeur.

Marcello de Carvalho AZEVEDO

Les Religieux, vocation et mission

Une perspective actuelle et exigeante.

Trad. fr. de A. Bombieri. Centurion,

1985, 192 pages, 88 F.

Depuis vmgt ans, bien des tentatives

ont été faites pour « mettre à jour»

la vie religieuse. Même si elles ont

déçu quelques esprits chagrins, elles

ont pourtant permis une appréciation

plus lucide de la crise actuelle c'est

en revenant à ce qui est sa raison fon-

damentale d'être pour l'Eglise que la

vie religieuse retrouvera sa vitalité.

Comment ? Le P. Azevedo nous

invite à une réinterprétation théolo-

gique, à la fois fidèle aux origines et

cohérente avec les aspirations du

monde moderne, des grands axes

définissant depuis toujours la vie reli-

gieuse. Ce faisant, c'est vraiment

dans « une perspective actuelle et exi-

geante » qu'il engage les religieux.

On trouvera dans ce livre des

réflexions très pertinentes sur la pau-

vreté et l'option pour les pauvres, sur

e René Marlé

Ce livre arrive au bon moment.

la chasteté et l'obéissance, ainsi que

sur les dimensions communautaire et

apostolique de la vie religieuse. Ecri-

tes dans le contexte de l'Amérique

latine (le P. Azevedo fut pendant neuf

ans président de la Conférence des

Religieux au Brésil), ces pages n'en

sont pas moins étonnamment inci-

sives dans le contexte de notre

Europe occidentale. C'est là un livre

qui mérite d'être pris très au sérieux.

·Jean-Claude Guy

Jean GUITTON

Portrait de Marthe Robin

Grasset, 1985, 240 pages, 75 F.

Pour faire pressentir cet être

d'exception, récemment disparu, qui

vécut l'inédie (absence d'alimenta-

tion) et les stigmates pendant un

demi-siècle, celle qui est à l'origine de

plus de cinquante Foyers de Charité

de par le monde, Jean Guitton pro-

cède par touches, témoignages et

réflexions. Centre de perspective de

ce portrait, l'offrande quotidienne de

Marthe Robin pour vivre incessam-

ment unie à la passion du Christ, en

solidarité avec notre monde déchiré,

l'Eglise dans les douleurs, et tant

d'êtres dont elle partageait les far-

deaux à la table des pécheurs Que

de questions posées à travers cette

existence de feu et de sang sur

l'actualisation de la rédemption dans

un être qui ne subsiste que par

l'Eucharistie pourquoi ? com-

ment ? « Livrée à l'amour et à la jus-

tice du Père » qu'est-ce à dire en

vérité ? Et qu'est donc ce mystère

d'iniquité qu'elle traversait à chaque

fin de semaine ? Ici, Guitton nous fait

rencontrer Marthe Robin en philoso-

phe du temps et de l'éternité, de la

présence et de l'amour en philoso-

phe et en spirituel, pour décrire, à

travers mille et un détours « familiers

et sublimes », cette confidence essen-

tielle « Je ne sais que cela m'offrir

à Dieu »

·Guy Lepoutre

Page 144: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

141

CHARPENTIER

Neuf Leçons de Ténèbres

H 120/5 & 135/7

Musica Polyphonia, dir. Louis

Devos. Erato NUM 75215.

de Ténèbres ou Leçons pour les

jours saints de M.-A. Charpentier

il y a sept ans, avec deux enregistre-

ments mémorables celui de Jean-

Claude Malgoire, plus sobre, et celui

du Concerto Vocale, plus expressif.

Ce fut une révélation. Et c'est, me

semble-t-il, à une révélation identi-

que que nous assistons avec ce coffret

de deux disques offert en promotion

de Noël. Il ne contient pas les mêmes

Leçons que précédemment, mais neuf

autres qui appartiennent au volume

XXIII des « autographes » de la

Nationale et qui ne constituent pas

un cycle complet. Autre surprise dans

cette «première » aux voix de fem-

mes ou de haute-contre, Louis Devos

a préféré des voix d'hommes Kurt

Widmer, Michel Verschaeve,

Howard Crook, Jan Caals, Luc de

Meulenaere et Harry Ruyl. A ce

changement s'en ajoute un autre, en

pleine correspondance avec les précé-

dents enregistrements du' même

ensemble (Te Deum, Mors Sau/is et

Jonatbae) une certaine accélération

du tempo. Le risque était grand, car

la différence entre cette musique des-

tinée à la liturgie et les œuvres de

théâtre pouvait s'estomper, mais il a

été déjoué, et une vie, jusqu'alors

inconnue, jaillit de ces pages pléni-

tude sonore (surtout dans les Leçons

à trois voix), souplesse du phrasé et

CHOIX

DE

DISQUES

Nous avons découvert les Leçons

beauté des lignes mélodiques, moins

coupées qu'auparavant par les orne-

ments. Pour le moment, dans

l'attente de nouveaux progrès dans la

connaissance de l'univers intérieur du

compositeur, je tiens cette version

pour la plus belle et la plus « inspi-

rée » des trois que contient le catalo-

gue.

· Michel Corbin

Fête de la Transfiguration du Seigneur

Chœurs des moines de Chèvetogne,

dir. P. Maxime Gimenez. Zéphyr Z

25 (distr. Schotts):

« Dans le mystère de la Transfigu-

ration du Seigneur, la foi discerne les

conséquences ultimes de l'incarna-

tion ce sont déjà les prémices de la

glorification de l'humanité et de la

transfiguration de toutes choses

qu'elle contemple dans la personne

irradiante du Christ. » Ces mots du

P. Gimenez, moine de Chèvetogne

(dont la vocation est de faire connaî-

tre en Occident la tradition ortho-

doxe), sont en parfaite consonance

avec les antiennes, versets, hymnes et

tropaires que contient ce disque.

L'interprétation m'en paraît exem-

plaire, parce qu'elle est le fait d'hom-

mes qui prient et ne cherchent, en

chantant, qu'à partager une paix et

une lumière. Les voix sont aussi fon-

dues que distinctes, et l'auditeur ne se

lasse pas de se faire porter dans une

sorte de silence plein et toujours neuf.

Un seul regret que la pochette,

pourtant fort complète par ailleurs,

ne donne aucune indication musico-

logique sur l'origine et la structure de

l'office.

· Michel Corbin

CAVALLI

Xerse

Le Concerto vocale, dir. René

Jacobs. Harmonia Mundi HM

1175/78.

C'est une découverte qui démontre

bien qu'après la mort de Claudio

Monteverdi, Francesco Cavalli peut

être considéré comme le plus grand

compositeur du xvn° siècle italien.

René Jacobs, haute-contre et chef du

Page 145: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

CHOIX DE DISQUES

142

« Concerto vocale », a su recréer

cette œuvre maîtresse qui allie le style

bouffon à l'italienne et le drame clas-

sique de l'opera. Airs et scènes

s'enchaînent durant une longue

écoute (près de quatre heures !) sans

jamais lasser, tant l'expression musi-

cale est vivante et intelligente. Instru-

ments anciens (fort justes, enfin !) et

chanteurs (quatre hautes-contre et

quatre sopranos, deux ténors et deux

basses) rivalisent de virtuosité pour

faire briller de tous ses feux cet opéra

de Cavalli mis à l'ombre par Lully et

recreé par la grâce de cet enregistre-

ment exceptionnel.

BACH

Les Six Partitas BWV 825-830

Clavierübung 1. Kenneth Gilbert, cla-

vecin Couchet-Taskin (1671-1778).

Harmonia Mundi HMC 1144/6.

et par le celebre interprete canadien,

un des monuments les plus imposants

de l'œuvre du Cantor, son « Art de la

Suite » en quelque sorte. Publiees en

1731, les six Partitas, en effet, s'orga-

nisent autour de la séquence tradi-

tionnelle Allemande-Courante-

Sarabande, qu'elles font preceder

d'une piece au nom et à l'esprit cha-

que fors différent (Prelude, Ouver-

ture, Toccata.), et suivre de plu-

sieurs morceaux aussi variés que la

Gigue, l'Aria, le Menuet. En cette

architecture grandiose, pourtant, le

génie du compositeur s'efforce de

«rejouir l'esprit » de son auditeur

par la grande liberte de ses procedes

et le renouvellement constant de son

inspiration. Equilibre difficile que

Kenneth Gilbert, me semble-t-il, a

legèrement rompu en faveur du côté

monumental. Comme pour les Inven-

tions et Symphonies, il se refuse à

tout effet romantique et opte pour la

rigueur des tempi. En de nombreuses

pièces, je pense surtout à l'Allemande

du n° IV ou à la Gigue du n° VI, ce

choix aboutit à un extraordinaire

sentiment de force et d'énergie. En

d'autres lieux, particulierement les

• Claude Ollivier

Voici, en offre spéciale d'automne

Sarabandes, j'aurais préféré plus

d'abandon et un brin de fantaisie, ce

qui aurait mis davantage en valeur le

mouvement d'ensemble de la Suite.

De toute manière, il s'agit ici d'une

des grandes versions de l'œuvre.

· Michel Corbin

BACH

Sonates en trio BWV 525/530

Marie-Claire Alain aux grandes

orgues de l'église Saint-Hilaire de

Nâfels, Glaris, Suisse. Érato NUM

75219.

Cette troisième version des sonates

en trio que nous propose ici la célèbre

organiste me laisse sur ma faim.

Comme beaucoup, j'avais admiré sa

première interprétation vivante,

juvénile, haute en couleur, et dont le

jeu, assez staccato, s'accordait heu-

reusement avec le caractère italiani-

sant de ces pages inoubliables. Avec

l'âge, me semble-t-il, Marie-Claire

Alain a perdu cette consonance mira-

culeuse la sécheresse de son tou-

cher, la rapidité de ses tempi ont

perdu leur correctif. Je le regrette

d'autant plus qu'il y a peu, j'ai loué,

dans ces colonnes, son interprétation

des chorals Schübler et de quelques

autres. Il y a sans doute, dans la car-

rière d'un artiste, un temps pour cha-

que œuvre.

· Michel Corbin

MOZART

Les Concertos pour flûte en sol

mineur, K 313 en ré majeur, K 314.

Andante en ut majeur, K 315. Rondo en

ré majeur, K 184

Peter-Lukas Graf, flûte, et l'English

Chamber Orchestra, dir. Raymond

Leppard. Claves D 8505.

Œuvres de circonstance, fruits de

commande ou produits de transcrip-

tion, ces pièces concertantes, agen-

cees par Mozart pour un instrument

qu'il avoue ne pouvoir « supporter »,

datent pour l'essentiel de la période

Page 146: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

143

de Mannheim (1778). La plus popu-

laire le Concerto en ré majeur. La

plus originale le Concerto en sol

mineur, avec en prime un andante

supplémentaire, et ut majeur page

admirable pour apaiser le com-

manditaire insatisfait. Peter-Lukas

Graf avait déjà gravé le tout avec

l'Orchestre de Chambre de Lau-

sanne. L'English Chamber Orches-

tra, qui l'entoure cette fois, se montre

très largement au niveau de sa répu-

tation, laquelle est grande. Quant au

soliste, sauf dans le très bon allegro

final de K 314, il m'a semblé surpris

par la vivacité, pourtant heureuse, de

ses accompagnateurs. Le souffle

comprenne qui voudra se cher-

che des appuis lents, trop lents. Mais

il n'est pas illégitime d'acquérir un

bijou pour la monture plus que pourla pierre.

SCHUBERT

Quatuors à cordes

n° 10 en mi bémol majeur (D 87)

n° 9 en sol mineur (D 173)

Brandis-Quartct. Orfeo S 113 851 A

DMM.

(l'auteur à l'alto, son père au violon-

celle, deux de ses frères aux violons),

le Quatuor en mi bémol majeur

témoigne de ce qu'à seize ans Franz

Schubert avait déjà gagné la maîtrise

de ses potentialités mélodiques et

harmoniques. Le minuscule scherzo

moins de deux minutes est

impressionnant de force et l'allegro

final, plein d'ondoiements et de pour-

suites rieuses. Deux ans encore, et le

Quatuor en sol mineur, de formes

plus équilibrées, se paiera le luxe,

dans un phrasé coulant dont je sais

peu d'exemples, d'emplir avec

majesté un espace sonore que l'on

dirait taillé pour de plus vastes

ensembles. Honneur au Brandis-

Quartet de Berlin il conjugue à mer-

veille les quasi-monodies d'instru-

ments concertants et ce qu'il ne faut

pas craindre d'appeler la plénitude

symphonique de cette formation

pourtant la plus réduite qui soit.

Adorable Schubert Sérieux sans

ennui, distingué sans emphase, léger

sans jamais être banal. Mozart aurait

•Pierre-Jean Labarrière

Ecrit pour une exécution familiale

goûté son menuetto allegro vivace.

Mais l'allegro final de ce n° 9 n'a pasbesoin de référence, si prestigieuse

soit-elle à l'ampleur vous l'avez

reconnu c'est Schubert seul qui vous

parle.

•Pierre-Jean Labarrière

ROUSSEL

Le Festin de l'Araignée

CHAUSSON

Symphonie en B Moll, op. 20

Orchestre Philharmonique Tchèque,

dir. Zdenek Kosler. Supraphon 1110

3404.

Le rapprochement de la Sympho-nie en Si b de Chausson et du Festin

de l'Araignée de Roussel vaut à lui

seul bien des commentaires sur la

controverse qui a tellement agité la

vie musicale française au seuil de

notre siècle, entre les courants franc-

kiste et debussyste et dont Wagner

fut la véritable pomme de discorde.

Zdenek Kosler, à la tête de l'Orches-

tre Philharmonique Tchèque, donne

une belle leçon de style et rend

compte de la sensibilité étrangement

lointaine de ces univers opposés. La

justesse de ton évite les excès, aussi

bien d'un lyrisme boursouflé que d'un

chatoiement sonore où la forme

.s'estomperait. Une manière bien

«française » en définitive de jouer la

musique de deux musiciens témoins

de leur temps.

·Philippe Charru

POULENC

Concertos pour 2 pianos et orchestre

Concerto pour piano. Aubade

François-René Duchâble et Jean-

Philippe Collard. Rotterdams Phil-

harmonisch Orkest, dir. JamesConlon. Erato NUM/75203.

Je poserai d'emblée l'équation sans

nuance qui n'aime pas Poulenc

n'aime pas la musique. Moine et

voyou, comme on a joliment écrit de

lui, plus Mozart que Mozart (lar-

ghetto du Concerto pour deux pia-

Page 147: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

CHOIX DE DISQUES

144

nos), aéré et pesant, passant de l'exo-

tisme à la pochade finalement, plus

lui-même que lui-même. Il ne faut

rien moins que sa maîtrise ahuris-

sante de toutes les ressources de

rythme et de volume pour imposer un

tel tourbillon de sentiments à fleur de

notes réminiscences, imitations,

flatteries moqueuses le tout semé

d'écarts et du plus comique des

sérieux composés. Mais attention

pudeur n'est pas légèreté Duchâble

nous le fait bien comprendre, lui qui

excelle dans la plénitude intérieure

des grandes pièces romantiques, et

qui sait retrouver ici ce même monde,

hors de toute contention. Musique de

charme ? Je ne fais pas mien ce juge-

ment commun. Il y a trop de rêve,

trop de rire, trop de rage. Entendez

Aubade, « concerto chorégraphique

pour une danseuse et un pianiste »

quand le mouvement de la mélodie,

pour une fois solennel, s'adjoint la

grâce du geste.

MARTIN U

Concertos n° 1 & 2

Sonata da Camera

Angelica May. Orchestre Philharmo-

nique Tcheque, dir. Vaclav Neu-

mann. Supraphon 1110 3901.

Deux Concertos pour violoncelle

de Martinu. Le lyrisme soutenu et

intense de l'écriture mélodique est

rendu chaleureux par les délicates

nuances modales de l'harmonie.

Angelica May, très bien accompa-

gnee par l'Orchestre Philharmonique

Le directeur de la publication Y. de Kergaradec

Dépôt légal dec. 1985 N° 12-85-768

C.P.P.A.P. n° 65513 ISSN0014-1941

·Pierre-Jean Labarrière

Tchèque, opte pour un style très inté-

riorisé. Cela vaut des moments d'une

grande beauté. Cependant, on atten-

drait parfois des accents rythmiques

plus vigoureux, des attaques plus

incisives et des couleurs instrumenta-

les un peu moins ternes. Une vision

intimiste où les grandes plages de

Martinu sont souvent à l'étroit et res-

pirent difficilement.

•Philippe Charru

STRAVINSKY

Symphonie en Ut

& Symphonie en trois mouvements

Orchestre Philharmonique d'Israël,

dir. Leonard Bernstein. DG 415 128-

1. En compact DG 415 128-2.

Leonard Bernstein poursuit son

cycle Stravinsky à la tête de l'Orches-

tre d'Israël dans le fameux audito-

rium Mann de Tel Aviv. Après Le

Sacre, Petrouchka, voici deux

symphonies dont celle en Ut compo-

sée par Stravinsky entre 1938 et

1940, années noires de la vie du com-

positeur. La symphonie en trois mou-

vements, quant à elle, est un

chef-d'aeuvre vibrant et d'une archi-

tecture rigoureuse. Bernstein nous les

livre avec une souveraine aisance en

sachant leur insuffler un dynamisme

juvénile qui emporte l'adhésion.

L'Orchestre d'Israël, admirablement

conduit, donne une grande leçon en

rejoignant l'inspiration la plus

authentique de ces œuvres magistra-

les.

· Claude Ollivier

Imprimerie Saint-Paul

55000 Bar-le-Duc

Photocomposition ASSAS-EDITIONS

Page 148: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

z

SOURCESCHRÉTIENNES

LES CONSTITUTIONS

APOSTOLIQUEST. 1, livre 1 et Il.

Intr., texte crit., trad., et notes parM. Metzger, professeur à la Faculté

Catholique de Strasbourg (Juin 85).

Enfin, une traduction fran-

çaise de ce livre qui est

l'ancêtre du Code de Droit

canonique actuel. On y

saisit pour la communauté

religieuse des premiers

siècles la réglementation à

l'état naissant. L'auteur de

ce texte était jusqu'ici

une énigme. L'introduc-

tion, avec d'excellents argu-

ments, nous invite au-

jourd'hui à la percer.

N° 320 362 pages 260 F.

OrigèneHOMÉLIES

SUR L'EXODETexte latin, intr., trad. et notes parM. Borret, sj.Ouvrage publié avec le concours

du CNL

Un des livres de la Bible qui

a toujours suscité le plus

grand intérêt liturgique et

catéchétique.

Origène donne dans ses

13 homélies toute la mesure

de son talent et de sa foi à la

découverte du salut dont

témoigne l'Église de siècle

en siècle.

n. 321 484 pages 267 F.

Cyrille d'Alexandrie

CONTRE JULIENLivres 1 et Il.

Intr., texte crit., trad. et notes parP. Burgière et P. Évieux.

Une attaque Contre lesGaliléens écrite en 363

par l'empereur Julien, dit

l'Apostat. Sa réfutation70 ans plus tard par Cyrilled'Alexandrie. Un ouvragepolémique où s'affrontent

sagesse chrétienne et sa-

gesse païenne.N°322 320pages 139F.

Saint-JérômeSUR JONASNouvelle édition, entièrementrevueduSC43,parY.M.Duval.

Les dernières études sursaint Jérôme permettent de

mieux situer le meilleurcommentaire de Jérômedans sa vie, et de mieux ensaisir la démarche.

N' 323 450pages 336F.

Claire d'Assise

ÉCRITSIntr., texte crit., trad. et notes parM.F. Becker, J.F. Godet, et Th.

Matura.

Sa règle, la première établie

par une femme, adapte au

caractère féminin celle rédi-

gée par François pour ses

frères.Une personnalité tout orien-

tée vers Dieu, dont les let-tres à ses correspondantesrévèlent une tendresse exi-

geante.N°325 pages J08F.

Page 149: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Viennent de paraître

a Série "L'héritage du Concile"

LE CHOC DES MÉDIAS

par: M. Boullet

porte-paroledel'Episcopat

"Bibliothèque d'Histoiredu Christianisme"

LES PAUVRES ET LA PAUVRETÉ

1. Des originesau XVesiècle

par P. Christopheprofesseurde/'Institut

CatholiquedeLille esc ee

Page 150: Compagnie de Jésus. Études [de théologie, de philosophie

Perspectives sur le monde Nicaragua, complexité d'une révolution PHILIPPE BURIN DES ROZIERS, journaliste, politologue Le régime sandiniste se durcit. Les pressions extérieures y sont pour beaucoup, mais aussi la logique de son inspiration léniniste, à l'oeuvre dès les debuts. Margaret Thatcher, un portrait politique MICHAEL HEARN, Master of Arts, docteur en Sciences politiques, chargé de cours à l'Université de Paris-Sorbonne Longtemps dirigée par des gestionnaires, la Grande-Bretagne risquait d'oublier ce qu'est un tempérament. Un bilan de six années de gouvernement conservateur.

Situations et positions La doctrine du national-populisme en France PIERRE-ANDRE TAGUIEFF, philosophe et politiste, C.N.R.S., Paris Synthèse de courants divers, voire contradictoires, la doctrine du Front se laisse repérer dans le discours du leader et de ses amis. National-populisme, cette doctrineincohérente est trop souvent voilée par la polémique, et donc ignorée.

Art, formes et signes Dans la galaxie B.D., "Yoko Tsuno" MAURICE TOCHON m.s., professeur de Lettres La Bande dessinée est devenue un fait culturel, dont la richesse peut rivaliser avec le roman ou le cinéma. A titre d'illustration, l'analyse d'une B.D. pour enfants qui connaîtun certain succès, Yoko Tsuno, par Leloup. Le testament de Roger Martin du Gard PIERRE-ROBERT LECLERCQ Roman inachevé, Le Lieutenant-colonel de Maumort, qui pourrait être une autobiographie romancee, nous livre Martin du Gard avec une présence que le temps n'attenuepas. Choix de films JEAN COLLET - PIERRE GABASTON - JEAN MAMBRINO L'Année du dragon, de Michaël Cimino - Tokyo-Ga, de Wim Wenders-Cuore, de Luigi Comencini - Intolérance, de D.W. Griffith.

Essai Désarrois culturels ABEL JEANNIERE s.j. Ce que l'on appelle rencontre des cultures n'est souvent aujourd'hui qu'une convergence de désarrois devant des traditions menacées par la modernité. Or, ce n'est pasd'un repli sur le passé que peut surgir un sens, mais d'un dialogue dans la lucidité.

Questions religieuses L'Eglise catholique devant l'immigration ANDRE COSTES s.j., secrétaire de la Commission épiscopale des Migrations A partir des années soixante-dix surtout, la voix de la hiérarchie catholique est venue appuyer les chrétiens qui, sur le terrain de l'immigration, n'hésitaient pas à affronterl'indifférence, voire la résistance, de leur propre communauté. Synode 1985 JOSEPH THOMAS s.j. Diplomate près le Saint-Siège OLIVIER DE LA BROSSE o.p., attaché ecclésiastique de l'Ambassade de France près le Saint-Siège L'Etat du Vatican tiendrait à l'aise dans le Bois de Boulogne, mais cent quatorze pays jugent bon d'accréditer des diplomates près le Saint-Siège. Si l'on sait que leur doyenétait naguère l'ambassadeur de... Cuba, on soupçonnera que la réalité peut être plus complexe que la fiction. Revue des livres Choix de disques