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M. François Rastier Comportement et signification In: Langages, 3e année, n°10, 1968. pp. 76-86. Citer ce document / Cite this document : Rastier François. Comportement et signification. In: Langages, 3e année, n°10, 1968. pp. 76-86. doi : 10.3406/lgge.1968.2550 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1968_num_3_10_2550

Comportement et signification · Cité par Barthes R., Éléments de sémiologie, II.l.l. 7. Guiraud P., La Sémantique, p. 10. 81 b) Critique de la notion du signe naturel. L'identification

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M. François Rastier

Comportement et significationIn: Langages, 3e année, n°10, 1968. pp. 76-86.

Citer ce document / Cite this document :

Rastier François. Comportement et signification. In: Langages, 3e année, n°10, 1968. pp. 76-86.

doi : 10.3406/lgge.1968.2550

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1968_num_3_10_2550

FRANÇOIS RASTIER

COMPORTEMENT ET SIGNIFICATION

On appellera ici comportement l'ensemble de tous les gestes et de- fautes les attitudes observés ou représentés (par des photos, dessins, etc.). Il ne_s'agira ici que du- comportement" humain. La distinction (présence ou absence du sème « mouvement ») quFsépare gestes et attitudes n'a rien d'antinomique : un geste peut être décrit comme une succession d'attitudes.

Cette étude se limitera arbitrairement au comportement qui produit des signes visuels; les signes sonores, tactiles, etc., seront laissés de côté.

Les questions posées seront les suivantes : à quelles conditions un comportement peut-il être considéré comme porteur de signification?

. Peut-on distinguer plusieurs types de comportements significatifs et quel I est le fonctionnement de chacun d'eux?

I. Principes.

Si la sémiologie est la science de ce qui est constitué d'un contenu et d'une expression en relation sémiotique, cette étude, pour assurer sa pertinence, devra poser par hypothèse que le comportement peut être expression; cette hypothèse sera vérifiée quand on aura identifié un contenu, et la relation qui le réunit à l'expression. L,es~comj)ortements_ significatifs pourront alors être caractérisés par des critères déterminant : a) leur type d'expression, b) leur type de contenu, c) leur type de sémio- sis (ou relation entre le contenu et l'expression 1).

Leur description sous ce rapport présuppose une réponse à la question : (Qu'est-ce qu'un langage?). Hjelsmlev, puis Chomsky, ont insisté sur la nécessité de définir théoriquement ce que l'on convient d'appeler langage; paradoxalement, c'est l'étude presque exclusive de

1. La conception dyadique des signes et des langages n'est évidemment pas la seule possible.

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l'expression du langage articulé qui a permis d'éluder cette question. Nous donnerons pour notre usage ces définitions provisoires :

1) Un langage est un code définissant : a) des unités de contenu distinctes entre elles et des unités de l'expression distinctes entre elles. Les unités du même ordre sont groupées en structures (selon notamment des relations d'opposition et de conjonction) qui les définissent comme forme; b ) une relation sémiotique entre des unités homologues du contenu et de l'expression.

Remarque : Cette première définition indique des conditions de constitution de tout code significatif. Les alinéas a) et b) se présupposent mutuellement. Il n'y a pas de contenu et d'expression sans relation sémiotique, et réciproquement.

2) Des unités de contenu d'un langage peuvent être mises en connexion structurale de façon à constituer des unités de niveau hiérarchique supérieur (énoncés sémantiques).

Parallèlement, des unités de l'expression d'un langage peuvent être mises en connexion structurale de façon à constituer des unités de niveau hiérarchique supérieur (ou énoncés linguistiques).

Remarque : Cette seconde définition ne doit pas être mise sur le même plan que la première : elle énonce en effet des règles de fonctionnement et non des conditions d'existence.

Les définitions ci-dessus paraissent nécessaires. Rien ne permet de dire qu'elles sont suffisantes.

On appellera objets non sémiotiques tout ce qui ne correspond pas à la première définition; on appellera signes non linguistiques et codes non linguistiques ce qui y correspond (cf. II 1.2); on appellera langages ce qui répond aux deux définitions 2.

Les codes du comportement pourront être caractérisés par des critères déterminant : a) pour le contenu; b) pour l'expression, la quantité et la qualité des unités ainsi que les relations structurales effectives et possibles entre les unités (application des définitions 1) a) et 2); c) le type de fonctionnement métalinguistique qui assure les relations entre le contenu et l'expression (application de la définition 1) b)).

IL Problèmes de la description.

1° La description de l'expression.

a) Son identification : comme le comportement significatif (cf. II 1.2 et 3) ne présente pas de double articulation, aucune règle ne paraît définir

2. Nous établirons plus loin des distinctions entre le langage articulé et les autres langages. Par ailleurs, nous réunirons sous le nom de codes non articulés les langages non articulés et les codes non linguistiques.

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la composition qualitative, le nombre et la dimension des unités signifiantes.

Une seconde difficulté vient de ce qu'en pratique le comportement significatif est le plus souvent mêlé dans sa manifestation au comportement non significatif (d'où le problème posé en anthropologie par le comportement mythique qui se confond — et c'est là une caractéristique de la magie — avec le comportement pratique). Un exemple : le film de Jean Rouch, La Chasse du lion à l'arc montre un chasseur qui, préparant du pois on dans un vase, le tient au-dessus du feu les mains croisées . Ce détail resterait inaperçu si les paroles prononcées par les chasseurs n'indiquaient que les mains croisée sont (métaphoriquement) les pattes du lion, qui ne le soutiennent plus quand il est touché par le poison. Les paroles ont pour l'attitude un rôle métalinguistique : elles définissent son contenu en même temps qu'elles la désignent comme expression. Notons que le comportement pratique (tenir le vase) ne peut être séparé ni dans le temps ni dans l'espace, du comportement significatif (avoir les mains croisées).

Dans le cas du comportement significatif connoté (dans le sens que R. Barthes donne à ce mot), la difficulté est plus grande encore : ainsi pour le fait que note Stendhal : « Au séminaire, il est une façon de manger un œuf à la coque qui annonce les progrès faits dans la vie dévote » (cf. II 1.2).

Enfin, outre qu'elle est pratiquement impossible, l'identification de l'expression selon des critères purement formels conduirait à des erreurs : secouer la tête de droite à gauche, et, le bras devant la poitrine, remuer la main, l'index vertical, sont des signifiants formellement différents; cependant, en Europe au moins, ils ont le même contenu : « dénégation ».

b) La description de la substance de l'expression du comportement significatif pourra être établi par des mesures physiques.

c) La description de la forme de l'expression sera établie d'après des catégories métalinguistiques qui mettront en évidence les relations logiques (conjonction, disjonction, etc.) qui se manifestent entre différents traits de comportements utilisés dans les procès sémiotiques. Il est possible de découvrir et de constituer de telles catégories, car pour assurer la distinc- tivité de ses signes le code du comportement significatif introduit des discontinuités logiques dans le comportement pratique. Par exemple, le nombre des positions physiques des paupières est théoriquement illimité; cependant, dans la suite satirique de Hogarth intitulée A Rake's progtesSy trois positions seulement sont codées : paupières baissées, paupières mi-closes, paupières ouvertes. Grâce notamment aux légendes des tableaux, on peut les interpréter et établir ce code :

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Expression

Contenu

Statut catégorique

Paupières ouvertes

« Effronterie, vice »

Paupières mi-closes

« Ruse » (vice caché, vertu apparente)

±

Paupières baissées

« Modestie, vertu »

+

Chez Greuze, la même opposition pourra être codée différemment : paupières baissées signifiera « pudeur » (de l'adolescence) par opposition à paupières ouvertes qui signifiera « candeur » (de l'enfance 3). Les traits signifiants groupés dans la catégorie ouvert vs fermé (qui appartient à la forme de l'expression) sont les corrélats sémiologiques des positions physiques correspondantes (qui appartiennent à la substance de l'expression).

2° La description du contenu.

a) Son identification : le langage articulé est le seul qui possède un fonctionnement métalinguistique autonome. C'est donc lui qui assure le fonctionnement métalinguistique des autres codes; il a un rôle double : il définit les signes (comme valeur dans le code) et permet leur interprétation (comme valeur dans l'usage) 4. Dans les exemples déjà cités, les invocations des chasseurs jouent à l'égard de leurs attitudes le même rôle que les légendes de Hogarth jouent à l'égard des attitudes des personnages peints. Même si les signes des codes non articulés peuvent fonctionner sans l'intervention du langage articulé, la détermination de leur contenu, et par suite l'identification de leur expression, reposent en dernière analyse sur le langage articulé.

b) La substance du contenu : comme elle est transférée du langage articulé aux autres systèmes d'expression (ici le comportement) elle se trouve être la même que celle du langage articulé 5. Cette identité est

3. Ces traductions en langage naïf sont approximatives; les guillemets indiquent qu'il s'agit d'unités de contenu. Un métalangage formalisé serait nécessaire.

4. Nous étendons le concept de fonctionnement métalinguistique (tel que l'a défini A. J. Greimas dans sa Sémantique structurale).

5. Elle est considérée ici comme un ensemble d'invariants. Il faudrait déterminer toutefois si les langues articulées particulières peuvent avoir des contenus immanents particuliers (dans ce cas les codes non articulés qu'elles définissent pourraient être distingués des codes non articulés définis par d'autres langues articulées particulières).

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qualificative mais non nécessairement quantitative : en effet, certains axes sémantiques peuvent n'être pas transférés. On dira alors que la substance du contenu du code non articulé considéré est incomplète (par rapport à celle du langage articulé, complète par hypothèse). Dans tous les cas cependant elle pourra être décrite selon les mêmes principes,

c) La forme du contenu : en même temps qu'il établit la présence des sèmes comme axes sémantiques, le fonctionnement métalinguistique fixe aussi leur valeur (au sens saussurien du terme), c'est-à-dire leur rapport aux autres sèmes subsumes par un même axe? Certaines relations sémiques pourront n'être pas transférées. La forme du contenu du code considéré sera dite affaiblie. Il semble cependant qu'elle pourra être décrite selon les mêmes principes que celles du langage articulé.

3° Conclusion.

Nous avons vu (cf. II.l) que l'identification de l'expression ne pouvait se faire de façon satisfaisante que par l'identification parallèle du contenu.

Sur le plan épistémologique cela entraîne que le développement de la sémiotique suppose l'extension parallèle d'une sémantique des univer- saux du langage articulé, qui, si nos raisonnements sont valides, serait l'organon adéquat pour étudier les contenus de tous les systèmes de signes.

III. Éléments de description.

1° Le comportement non significatif.

Il nous faut d'abord distinguer les limites du comportement significatif; nous disposons pour cela des définitions proposées plus haut.

a) Situation du problème : pour la science des signes qui s'est développée en France de Condillac à Gérando, tous les comportements sont significatifs (cf. Destutt de Tracy, Éléments d'idéologie, lib. Ill, p. 384 : « nos actions sont toujours les signes de nos idées »). Le comportement est appelé langage d'action; ses signes font partie des signes naturels et nécessaires.

La notion de signe naturel repose en dernière analyse sur une définition du signe de type augustinien : « Un signe est une chose qui, outre l'espèce ingérée par les sens, fait venir d'elle-même à la pensée quelque autre chose 6. » Ainsi, « un nuage est signe de pluie, un froncement de sourcil signe de perplexité, l'aboiement d'un chien signe de colère 7 ».

6. Cité par Barthes R., Éléments de sémiologie, II.l.l. 7. Guiraud P., La Sémantique, p. 10.

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b) Critique de la notion du signe naturel. L'identification du contenu et de l'expression : ils ne se présentent pas

comme des unités distinctes naturellement, mais sont définis dans la représentation par le langage articulé. Par exemple si nous parlions un langage où nuage et brume n'étaient pas distingués, le « nuage-brume » cesserait probablement d'être pour nous le signe nécessaire de la pluie.

S'il n'y a pas de distinction réelle entre les unités d'un même plan, il n'y a pas non plus de différence entre les unités de différents plans : le contenu « pluie » est un objet ou bien un phénomène (comme l'expression : nuage). Il n'est donc pas à proprement parler un contenu mais un réfèrent. La notion du signe naturel repose sur le postulat métaphysique qui permet de confondre signification et référence.

La sémiosis du signe naturel ; la relation entre expression et réfèrent peut varier : ce sera celle de la cause à l'effet (nuage = « pluie »), de l'effet à la cause (réflexe rotulien = « bonne santé »), ou plus généralement celle d'une circonstance à une autre, concomitante (froncement de sourcil = « perplexité »). Ces relations sont des inferences sans statut logique défini. Leur caractère de nécessité est illusoire : un nuage peut être naturellement le signe de la colère des dieux.

Le code : si tout peut être le signe naturel de n'importe quoi, il n'existe pas de code qui établirait des relations définies entre les signes naturels.

c) Conclusions : II faudrait établir quelle relation sémiotique est nécessaire et suff

isante pour définir un signe (ou réunion d'un contenu et d'une expression distincts).

Nous avons vu que la relation de nécessité qui fonde les signes naturels est insuffisante; elle interdit par ses variations l'existence d'un code 8 qui définirait réciproquement les contenus et les expressions. En revanche, il semble que la relation de non-nécessité, ou relation symbolique soit la seule qui suffise à établir des signes, car elle seule permet l'existence d'un code définissant réciproquement les expressions entre elles et les contenus entre eux. S'il est vrai qu'il n'y a pas de signes sans code, alors il est vrai qu'il n'y a pas de signes non symboliques.

Au lieu de signes artificiels et de signes naturels, il vaudrait mieux parler d'une part de signes (symboliques par définition), et d'autre part de phénomènes révélateurs (et non proprement significatifs), ou bien de jugements sur le monde 9 naturalisés.

Il existe donc un comportement non significatif. Il comprend le

8. On pourrait dire que les lois physiques sont des codes, mais non qu'elles sont des codes de signes.

9. Les jugements sur le monde peuvent être codés. Ils n'en constituent pas pour autant des codes de signes originaux, mais des systèmes de contenus manifestés par le langage articulé.

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comportement pratique 10 et le comportement réflexe, c'est-à-dire tous les comportements non symboliques.

2° Le comportement significatif non linguistique.

a) Les systèmes connotes u : on a vu plus haut deux exemples de comportements connotes : celui des séminaristes noté par Stendhal, et celui des personnages de Hogarth.

L'expression : elle est présente dans le comportement pratique sous forme de traits codés. Par exemple un acteur ou un séminariste voulant signifier la dévotion mangera les yeux baissés, avec des gestes lents (l'action de manger un œuf à la coque ne devenant pas pour autant significative en elle-même).

Le contenu : il paraît être de la dimension du sème (bien que son expression en langage non formalisé lui donne nécessairement la dimension du sémème). Par exemple, si l'on admet que des gestes décidés et des yeux bien ouverts peuvent désigner un personnage comme le premier actant, des gestes retenus faits les yeux baissés auront pour contenu « non A1 12 »; pour le séminariste qui mange un œuf, cela pourra s'interpréter comme un refus de s'affirmer, un mépris des nourritures terrestres, bref un signe de dévotion.

On peut vérifier sur l'exemple tiré de Hogarth que les contenus sont bien de la dimension du sème : sur l'axe sémantique « moralité » (déterminé par le titre même de la suite satirique) œil ouvert s'opposera comme « mauvais » à paupières baissées = « bon ».

La sémiosis ne fonctionne pas différemment des autres signes symboliques. Cependant bien qu'elle soit non nécessaire, des jugements mythiques affirment sa nécessité, selon les rapports de causalité ou de concomitance prêtés à la sémiosis des signes naturels. Par exemple, la relation entre la dévotion et les yeux baissés est non nécessaire; cependant l'expression yeux baissés est instituée d'après le jugement mythique qui lui prête un rapport nécessaire avec la dévotion; et l'on pourra lire l'expression yeux baissés comme un effet de son contenu « dévotion ». Malgré tout, ces signes ne sont pas en eux-mêmes connotes : la connotation se situe au niveau des axiomes 13 qui instituent le code dont ils relèvent.

Le code : a) comme immanence : dans la mesure où les contenus sont de la dimension du sème, leurs relations sont élémentaires et ils sont groupés en catégories (cf. II.l).

10. Si toute pratique symbolique ou non peut être considérée comme un texte susceptible d'interprétation, le sens peut apparaître sans message, et les distinctions ci-dessous sont oiseuses.

11. Le mot de connotation sera pris dans le sens défini par R. Barthes. 12. Notation proposée par A. J. Greimas. 13. Ces axiomes intéressent le sociologue et l'ethnologue. Par exemple, on appellera

racisme le système d'axiomes qui, dans les feuilletons télévisés, code la voix de fausset,

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b ) comme manifestation : ni les expressions ni les contenus ne peuvent former d'unités de niveau supérieur.

Remarque : Sauf en ce qui concerne l'expression, ce qui précède peut s'appliquer à d'autres systèmes connotes : automobile, vêtement, etc.

b) Les systèmes non connotes : les systèmes de dénégation et d'assertion, les gestes des agents de la circulation en sont des exemples. Ces codes fonctionnent comme les systèmes connotes. Ils ne forment ni énoncés linguistiques ni énoncés sémantiques. Leurs contenus sont de la dimension du sème.

Dans ces systèmes élémentaires les expressions sont articulées en catégories d'oppositions spatiales qui correspondent terme à terme aux oppositions sémiques du contenu : en Europe 14, secouer la tête dans le plan vertical signifie « assertion » (terme positif); dans le plan horizontal, « négation » (terme négatif); avancer la tête en levant le menton signifie « interrogation » (terme neutre). Autre exemple, les gestes codés des agents de la circulation sont, en France, de trois sortes : — dans le plan horizontal, le bras vers le destinataire = « interdiction » (terme négatif); dans la direction opposée = « permission » (terme positif) — dans le plan vertical, le bras levé = « suspension des permissions et des interdictions » (terme neutre).

On classera ici les signes déictiques. Nous en avons vu un exemple dans le signe d'interdiction des agents, dont le sens est fonction de la situation du message.

L'expression : les signes déictiques ont tous une structure identique : la direction d'une partie du corps vers un objet ou un point de l'espace réel ou symbolique. Cependant ils reçoivent des codages différents (dans la bonne société on ne montre pas du doigt mais du regard); et ils peuvent être combinés à d'autres traits significatifs (par exemple le mouvement, itératif ou non, qui signifie « procès »).

Le contenu : les symboles indiciels fonctionnent comme les autres symboles dans la mesure où ils ont un contenu codé, même si l'on ne connaît pas la situation du message. Tous les comportements déictiques signifient « relation » 15 : quel que soit l'objet visé, l'effet de sens qu'ils produisent peut être décrit comme : x est en relation y avec z (ce qui présuppose : x est présent comme signe). Le contenu de x, y, z, est spécifié par la situation du signe déictique.

les gestes obséquieux, le regard fourbe, comme les signes nécessaires et naturels du fait d'être chinois. L'expression : regard fourbe aura pour contenu « sinité » et pour connotation « racisme ».

14. R. Jakobson a étudié les systèmes de dénégation des populations caucasiennes qui sont différents du point de vue de l'expression.

Une étude comparée des aires du langage articulé et des aires des codes de comportements ne manquerait pas d'intérêt.

15. D'une façon comparable, le je du langage articulé, qui est classé parmi les symboles indiciels, signifie au moins « locuteur ».

R. Jakobson (cf. Essais de linguistique générale, p. 41) nie que montrer du doigt indique une relation précise; mais il ne nie pas que cela indique une relation imprécise.

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Le code : la déixis peut être articulée par la catégorie concomitance (avec l'émetteur du signe) vs non concomitance. Par exemple montrer un point de l'espace à ses pieds signifiera : x = espace est en relation y = concomitance avec z = moi, c'est-à-dire : « ici ». Montrer un point de l'espace non concomitant signifiera : « là » (seul y étant changé).

3° Le comportement significatif linguistique.

Exemples : codes des congrégations religieuses observant la règle du silence (chez les bénédictins, montrer sa tête signifie « père abbé »); codes des mimes (une main l'index étendu, le pouce levé, les autres doigts repliés, peut signifier « pistolet »).

La sémiosis : que les symboles soient analogiques ou non, leur fonctionnement sémiotique est le même : l'analogie (conventionnelle) est établie entre l'expression (main imitant un pistolet) et le réfèrent (l'objet pistolet) mais non entre l'expression et le contenu (« pistolet »).

Le contenu : ses unités sont de la dimension du sémème, c'est-à-dire qu'elles comprennent plusieurs unités sémantiques élémentaires (sèmes). A la différence de certains codes non linguistiques (cf. II 1.2), il ne comprend pas de contenus modaux, sans que l'on puisse dire s'il s'agit d'une limite théorique 16.

Le fonctionnement du code : il permet de constituer parallèlement des énoncés linguistiques et des énoncés sémantiques. C'est une possibilité, non une nécessité. Un signe pourra être employé seul; la dimension de son contenu permettra cependant de le classer.

Les relations syntaxiques constitutives de l'énoncé sont exprimées par l'ordre de manifestation des signes, qui est l'ordre canonique du langage articulé de l'émetteur de signes. Si par exemple un bénédictin français montre son front, puis porte la main à sa bouche, cela signifie :

F (« manger » modalités non déterminées) [A1 : « père abbé »] soit en langage non formalisé : « le père abbé mange ». Une inversion- de l'ordre des signes entraînera un changement de significations :

F (« manger » modalités non déterminées) [A1 : « non déterminé »; A2 : « père abbé »] soit à peu près : « on mange le père abbé ».

IV. Nouvelles directions de recherches.

Nous avons voulu notamment montrer que la sémiologie peut ne pas se limiter à l'étude de l'expression et de la sémiosis; elle devrait s'intéresser aussi aux contenus; enfin, après avoir été une science des signes, devenir une science des codes.

16. Seule une étude basée sur un inventaire analytique des comportements significatifs pourra entreprendre la typologie de leurs contenus.

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Sans revenir sur ce qui a été dit, il faut maintenant signaler des lacunes du présent travail.

1° Les relations entre les différentes sortes de comportement significatif.

Des signes de codes non linguistiques (cf. III.2) peuvent être compris dans des énoncés linguistiques (cf. III.3). Par exemple, dans le message suivant (expérience de l'auteur) : index vers moi (= « vous »); index et majeur d'une main tournés vers le sol et avançant alternativement (= « aller, marcher »); désignation d'un point non concomitant (= « là-bas » main près de la tempe décrivant des cercles de l'avant vers l'arrière (= « cinéma »); avancement du menton (— « interrogation ») : soit à peu près : « Êtes-vous allé là-bas au cinéma? ».

Le contenu de ce message paraît hétégorène dans la mesure où des unités de la dimension du sème sont alternées avec des unités de la dimension du sémème. En ceci les deux types de comportements sont différents.

Les signes des codes non linguistiques peuvent être décrits par leurs fonctions : un déictique investit l'actant, l'autre désigne une circonstance du message; le signe modal supplée au contenu incomplet du code linguistique. Ces trois signes non linguistiques déterminent le statut du message; ils permettent donc son actualisation. En ceci les deux types de comportements sont solidaires.

Nous ne disposons pas de critères théoriques ou empiriques (typologiques, par exemple) qui nous permettraient d'affirmer que le comportement significatif constitue un code unique subsumant plusieurs sous- codes (linguistiques, et non linguistiques, dans notre terminologie), ou bien qu'au contraire les différentes sortes de comportement linguistique fonctionnent indépendamment, ou ensemble, sans constituer un code unique.

2° Les relations particulières du comportement significatif et du langage articulé.

Outre les relations théoriques déjà signalées, il convient de noter des relations empiriques.

a) Certains codes de comportement non linguistiques ne se manifestent que concurremment au langage articulé : ce sont les déictiques de l'espace symbolique et les codes de signes démarcatifs.

Par ailleurs, des contenus identiques sont souvent exprimés simultanément par des signes articulés et par des signes de comportement. Une étude systématique de ces équivalences serait très révélatrice.

b) Des codes de comportements significatifs peuvent être des écritures du langage articulé : par exemple, les systèmes de sémaphore, l'ai-

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phabet des sourds-muets, etc» Le contenu des signes est l'expression (graphèmes ou phonèmes) du langage articulé; leurs codes sont donc non isologues. Leurs expressions s'articulent en catégories simples de la même façon que celles des codes non linguistiques. Cependant on retrouve évidemment aux autres niveaux les caractéristiques du langage articulé (double articulation et fonctionnement métalinguistique autonome).

3° Les relations entre le comportement significatif et les objets du monde physique réels ou représentés.

A. Seul un parti pris idéologique peut maintenir une distinction entre le corps humain et les objets du monde. L'étude des signes déic- tiques montre que des comportements et des objets du monde peuvent être liés par des relations sémantiques. Montrer son front peut signifier : « père abbé »; un point de l'espace : « là »; une personne : « lui, elle, toi ». On voit a) que le signe ne fonctionne pas de façon différente selon que l'on montre un objet ou une partie du corps; b) que son sens varie selon l'objet montré.

L'objet montré prend donc place dans les énoncés de comportement : il a alors valeur de signe (le geste a fonction d'interprétant et le désigne comme signe). Ainsiy par exemple, dans le tableau de Georges de La Tour intitulé Le Tricheur 17 trois signes déictiques investissent dans des places actancielles et dans des rôles narratifs trois des personnages peints :

a) La servante désigne du regard le tricheur (comme objet) à sa maîtresse (destinataire).

b) La maîtresse regarde la servante, ce qui vérifie qu'elle reçoit un message dont la servante est destinatrice.

c) La maîtresse désigne du doigt le tricheur (comme objet). Nous avons donc un récit composé de deux énoncés :

F (désigner, accuser) [Alt A3 : servante; A2 : tricheur; A4 : maîtresse].

F (désigner, accuser) [Ax : maîtresse; A2 : tricheur].

Il se trouve que les actants sont ici des personnages; mais des objets peuvent être actants (par exemple, un verre d'eau est A2 dans Le Porteur d'eau de Velasquez).

B. Des objets du monde peuvent être disposés en formes spatiales comparables à celles que réalise le comportement significatif. Ainsi des signaux ferroviaires articulent les mêmes oppositions significatives que des codes étudiés plus haut (cf. II 1.2). Cela ne veut pas dire pour autant qu'ils relèvent d'une sémiologie du monde naturel.

17. Paris, collection P. Landry. Nous laissons de côté le contenu esthétique du tableau.