Conditions Philosophiques de Terror

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    Le terrorisme contemporain et ses conditions philosophiques Le sensorium des Lumires Author(s): ARTEMY MAGUN Source: Rue Descartes, No. 62, TERREURS ET TERRORISMES (Novembre 2008), pp. 47-54Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40980731Accessed: 24-02-2016 19:15 UTC

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  • CORPUS I 47

    ARTEMY MAGUN Le terrorisme contemporain et ses conditions philosophiques Le sensorium des Lumires

    Dans les dernires dcennies, le terrorisme est devenu non seulement une tactique de plusieurs groupes rsistants dans le monde, mais une stratgie dominante qui caractrise la plupart des conflits militaires actuels et constitue la menace principale la scurit d'tats qui ne sont officiellement en tat de guerre contre personne. Dfinissons le terrorisme, au moins pour les besoins de cet article, comme les actes de violence visant intimider la population civile, soit pour des objectifs militaires ou politiques, soit simplement pour dfendre une position peu populaire. Le trait spcifique du terrorisme contemporain - et qui est responsable de son importance actuelle sans prcdent - est sa dpendance des mdias comme moyen de propagation. Cette dfinition est diffrente de la plupart des dfinitions juridiques contemporaines1 qui parlent de l'intimidation en gnral (y compris contre les militaires, les policiers et les dirigeants) - dans ce dernier cas la dfinition devient trop large et permet de qualifier de terroriste n'importe quel acte de guerre. Mais cette dfinition est galement diffrente de celle (typique chez certains critiques radicaux) qui qualifie de terroriste la violence de l'tat lui- mme l'gard de ses opposants. Il s'agit l d'un cas de symtrie : si la violence est dirige contre les opposants, et non contre des victimes arbitraires, on a alors affaire un phnomne qui est, certes, reprehensible mais qui n'est pas assez spcifique pour tre qualifi de terroriste.

    1. U.S. Code of Federal Regulations : ... the unlawful use of force and violence against persons or pro- perty to intimidate or coerce a government, the civilian population, or any segment thereof, in furthe- rance of political or social objectives (28 C.F.R. Section 0.85) . Une bonne collection de dfinitions courantes est disponible sur: http://en.wikipedia.org/wiki/Definition_of_terrorism. Il n'y a pas de dfinition lgale du terrorisme universellement accepte.

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    II y a eu une monte continue du terrorisme (selon la dfinition ci-dessus), partir des annes 1980. Cette monte est lie deux facteurs principaux: premirement, le surgissement du fondamentalisme islamique global, provoqu par la rvolution de 1 979 en Iran et par la guerre de l'URSS en Afghanistan ; deuximement, la dissolution de l'Union Sovitique en 1991 et la fin de la Guerre froide. Ce dernier vnement a drastiquement restructur les relations internationales, conduisant Y intriorisation du monde et de tous les conflits militaires2, qui se sont en effet transforms en conflits internes ou en guerres civiles, du point de vue de la communaut mondiale. Ces guerres civiles3 sont menes par les armes rgulires des tats occidentaux (qui jouent un rle de police mondiale), et par les gurillas (qui utilisent le plus souvent des moyens terroristes). Dans le cadre d'un conflit interne et asymtrique entre les forces des pays hgmoniques qui sont invincibles sur le champ de bataille et les rsistants qui utilisent des tactiques terroristes contre la population civile, y compris la population de ces pays hgmoniques, il est important, pour le succs de ces actes terroristes, que les pays hgmoniques (occidentaux, pour la plupart) soient dmocratiques (c'est--dire que le pouvoir y dpende de l'opinion publique) et que les mdias y soient libres de filmer les actes terroristes. Le terrorisme semble donc un choix rationnel : il opre parfois une provocation mais il parvient parfois aussi une victoire stratgique (les actes terroristes en Espagne en 2004 qui ont conduit la sortie des troupes espagnoles de l'Irak en sont un bon exemple). La mondialisation de la migration et des mdias lectroniques a contribu la prolifration actuelle du terrorisme. Mais les mdias de masse et l'intgration du monde ne datent pas d'hier : aujourd'hui, nous assistons un plein dveloppement de tendances qui se poursuivent au moins depuis le dbut de l'poque moderne. Cependant, si l'on passe un travail philosophique et qu'on cherche dfinir les principes ou les conditions de possibilit du phnomne de la terreur, il semble pertinent de choisir les Lumires comme nom du mouvement qui l'a rendu possible. Si l'on parle des Lumires, il faut d'abord tenir compte de l'ambigut de cette notion. Elle

    signifie, premirement, une poque historique, deuximement, un concept philosophique dsignant cette poque, ou du moins sa tendance principale. Ce concept a t labor par de

    grands penseurs comme Kant, Hegel, Adorno et Horkheimer, entre autres. Les deux sens du mot ne concident pas, et plusieurs historiens ont dmontr avec justesse la complexit de l'poque des Lumires par rapport aux abstractions des philosophes. On peut tout de mme insister sur quelques traits reconnus des Lumires qui sont difficilement contestables.

    2. J'ai essay de prsenter cette intriorisation et de souligner son caractre rvolutionnaire ailleurs: ArtemyMagun, La rvolution ngative. La chute du communisme en Russie et le concept de rvo- lution, Les Temps Modernes, Paris, n640, septembre-octobre, p. 163-189. |3. Sur l'universalisation actuelle de la guerre civile, voir Michael Hardt, Antonio Negri , Multitude, ditions La Dcouverte, 2004, partie 1.

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    Au niveau institutionnel, l'poque des Lumires a apport le dveloppement de mdias -

    journaux et revues - lus par un public relativement large, incluant non seulement l'aristocratie mais aussi une partie considrable du Tiers tat. Une partie plus restreinte, mais toujours importante de ce public se runissait aux cafs et salons, pour discuter et critiquer l'art, la philosophie et la politique. Cependant, comme le souligne Jrgen Habermas4, cette sphre n'a pas t directement politique, avant et aprs la Rvolution ; elle tait distance du pouvoir. Cette nouvelle sphre publique a t porteuse de plusieurs principes: Tanti -clricalisme, l'amour de la vrit, l'apprciation de la nature, la croyance en la force de formation des murs, un sentiment de changement d'poque sinon d'un accomplissement millnariste de l'histoire (l' auto-connaissance de l'poque comme celle des Lumires), et la valeur de la publicit tout court. Sapere aude, ose savoir : c'est par une citation d'Horace que Kant5 a dfini la devise des Lumires, dj tardivement au XVIIIe sicle (1784), en lui opposant le rationalisme d'experts, caractristique lui aussi des Lumires. Par cette devise, Kant voulait souligner que la raison et la connaissance de vrit sont en elles-mmes une praxis; que l'poque exige non seulement la connaissance mais aussi l'exposition de cette connaissance, et l'exposition du soi connaissant; que cette exposition est aussi, comme on dit en anglais, une exposure, c'est--dire une ouverture de soi et une prise de risque (les intellectuels allemands, en critiquant une rvolution, risquaient d'tre sanctionns par leur gouvernement). Il ne serait pas juste de louer ou dnoncer l'poque des Lumires comme troitement rationaliste. En vrit, la culture du XVIIIe sicle tait pntre non seulement par la croyance en la force de l'entendement mais galement par un culte de l'motion et du sentiment6. Le style littraire dominant de cette poque se nommait le sentimentalisme. La culture dominante de ce temps valorisait l'expression spontane et sincre d'un sentiment et croyait, avec l'empirisme britannique, que le sentiment tait l'origine de notre connaissance et de notre sens moral, que le sentiment moral nous tait inn mais souvent perverti par une mauvaise influence. Les romans sentimentaux, comme Pamela de Richardson7 ou La nouvelle Hlose de Rousseau 8 ont dcrit minutieusement les nuances des sentiments de leurs hros et

    4. Jrgen Habermas, L'espace pubi ic: Archologie de la publicit comme dimension constitutive de la socit bourgeoise, Payot, Paris, 1978. |5. Emmanuel Kant, Rponse la question: qu'est-ce que les Lumires? in uvres philosophiques, Gallimard, la Pliade, Paris, 1985, t. 2, p. 207-217. |6. Il y a une littrature considrable sur ce sujet; on peut mentionner, par exemple, David Denby, Sentimental nar- rative and the social order in France, 1760-1820, Cambridge, 1994, et Will iam Reddy , Sentimental ism and its erasure: The role of emotions in the era of the French revolution, The Journal of Modern Hi story 72, March 2000, p. 109-152. |7. Samuel Richardson, Pamela or Virtue Rewarded, EBook n6124, Project Gutenberg, 2004; Pamela ou la Vertu rcompense, trad, par l 'abb Prvost, Ducros, Bordeaux, 1970. |8. Jul ie, ou La Nouvelle Hlose, dans uvres compltes, t. II , d. de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Gallimard, La Pliade, Paris, 1990 [1760], p. 1-745.

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    cherch, au moyen de l'intrigue et du style, induire ces sentiments chez le lecteur. Ainsi, le rationalisme du XVIIIe sicle ( la diffrence de celui du XVIIe) ne s'opposait pas aux passions mais cherchait s'tablir et s'exprimer dans le sentiment. Pour saisir la signification philosophique de la terreur, il faut percevoir, non la contradiction, mais la profonde unit de ces deux cts des Lumires que sont la raison et le sentiment. Premirement, le sentiment tait vu comme le moyen le plus pur et le plus sr de connaissance. Deuximement, la raison visait la connaissance de la nature, et la nature de l'homme consistait en son motion. Mais le troisime lien, le plus important, est celui qui existait entre la mise en valeur de la publicit (entendue comme l'expression et la propagation de vrit), et la susceptibilit vis--vis d'une vrit qui avait t publie. La publicit signifie deux choses la fois : l'exigence et la volont d'un sujet de se manifester et de rendre publics les faits - et l'imposition de cette manifestation un membre du public. De l le roman sentimental comme genre destin pntrer, toucher le lecteur, et thmatisant 1' affect. La sensibilit remplace ici l'entendement simple, non seulement parce qu'il s'agit du fondement naturel du savoir, mais aussi, parce qu'il s'agit, dans l'affect, du fait mme de sentir, d'tre affect, plutt que d'tre affect par quelque chose de dtermin. L'affect est la mme chose

    que la connaissance, mais prise dans le sens indtermin, l o le fait mme de connatre est suffisant, o l'intensit de l'exprience devient telle que son contenu n'importe plus. Dans ce cas, bien videmment, l'attention se dplace de l'objet sur le sujet, mais le sujet est lui aussi entendu comme l'attention indtermine. Ce n'est pas par hasard que la sentimentalit procde, au XVIIIe sicle, surtout par la voie de la souffrance et de la piti. Les passions des personnages expriment la violence de l'extriorisation et de l'expropriation portes par la sphre publique et par les mdias sur le sujet. Au-del de l'expression, la littrature sentimentale habituait ses lecteurs un monde devenu surprenant et transparent pour l'information. On pourrait emprunter l'obser- vation de Walter Benjamin9 se rfrant une poque plus tardive, et dire que le sentimentalisme entranait les gens du XVIIIe se dfendre contre le choc des Lumires. Dans la conclusion du Pamela de Richardson, le narrateur loue son hrone qui exprime ses sentiments dans des lettres touchantes (lues non seulement par leurs destinataires, ses parents, mais aussi par leur protagoniste, le mchant matre de Pamela) ; il loue sa sensibilit et son sentiment moral mais aussi, tout fait dans l'esprit des Lumires, la vracit avec laquelle elle raconte toutes les horreurs qu'elle subit10. Dans un roman sentimental classique, Le voyage sentimental de Lawrence Sterne (1768), il est dit : It is an age so full of light, that there is scarce a country or corner of Europe, whose beams are not

    9. Walter Benjamin, Sur quelques thmes baudelairiens, tr. par Maurice de Gandillac, in uvres III, section IV, Gallimard, 2000, Paris. 1 10. Pamela or Virtue Rewarded, op. cit., p. 321.

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    crossed and interchanged with others - Knowledge in most of its branches, and in most affairs, is like music in an Italian street, where of those may partake, who pay nothing 11. . . Par cette note (qui deviendra un topos de la critique sociale au XXe sicle 12), Sterne marque la tendance vers un sensor ium commun du monde qui rend l'information universellement accessible, et rend chacun vulnrable cette information, qu'il le veuille ou non. Vers la fin de son ouvrage, Sterne revient sur cette pense : [A]ll comes from thee, great -great SENSORIUM of the world ! which vibrates, if a hair of our heads but falls upon the ground, in the remotest desert of thy creation 13>>. Cette image fantastique et physicaliste se rfre un fait rel : le dveloppement de la sphre publique et mdiatique qui fait littralement se contracter le monde. La capitalisation du SENSORIUM par Sterne expose cependant l'exigence du renforcement rhtorique, de l'amplification par laquelle un auteur sentimental, en cherchant pntrer et imprgner l'attention du public, contribue lui-mme la contraction du monde. Sterne n'est pourtant pas un auteur qui abuserait des techniques d'extraction des larmes. Les autres auteurs sentimentaux, surtout les nombreux auteurs populaires, les utilisent beaucoup plus. Le moyen le plus sr de toucher, pntrer le lecteur (et de lui faire acheter le livre) est de faire souffrir le personnage. On a dj mentionn Pamela, o l'hrone raconte ses malheurs avec une innocence et une ingnuit qui renforcent la compassion du lecteur. C'est ce genre de narration que parodie ouvertement le Marquis de Sade dans sa Justine, en touchant les sentiments de ses lecteurs encore davantage, mais aussi en rendant manifeste le sens terroriste de la littrature sentimentale. Jean-Jacques Rousseau, crivain sentimental et thoricien du sentiment, avance une doctrine de la piti inne de l'homme, que la civilisation risque d'oblitrer. Il commence son Discours sur l'origine et les fondements de l'ingalit parmi les hommes14 par la description de la

    il. Lawrence Sterne, A Sentimental Journey, Preface - in the dsobligeant, http: //www. uoregon. edu/~rbear/sterne.html cf. la traduction franaise: Le sicle est si clair, qu' peine il y a quelque pays, ou quelque coin dans l 'Europe, dont les rayons ne soient traverss et changs rcipro- quement avec les autres. Les rameaux divers des connoissances ressemblent la musique dans les rues des villes d'Italie; on participe gratis ses agrmens.... Lawrence Sterne, Le voyage sentimental en France, trad. Pierre Frenis, in Voyages imaginaires, Amsterdam, 1788, T. 28, p. 27. 1 12. comparer avec M. Heidegger, La chose, trad, par A. Prau, in Essais et confrences, Gallimard, Paris, 1958 [coll. Tel 1980], p. 194-218. 1 13. Ibid. , The Bourbonnois. cf. La traduction franaise: Tout vient de toi , grand manateur de ce monde ! C'est toi qui amoll is nos curs et nous rends compatissants aux maux d'autrui. Op. cit., p. 196-197. Voir aussi A fragment, o Sterne renvoie ce sensorium explicitement au thtre tragique: dans la ville d'Abdera, il raconte comment, lors de la prsentation d'une pice d'Euripide, toute la ville a t saisie par le feu de l 'amour. 1 14. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l 'origine et les fondements de l 'ingalit parmi les hommes, in J.-J. Rousseau, uvres Compltes, La Pliade, Gallimard, Paris, 1964, p. 111-223.

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    sur- sensibilit de l'homme naturel. Cet homme, dit Rousseau, est toujours prt tout vnement, il est toujours tremblant, et prt fuir au moindre bruit qui le frappe, au moindre mouvement qu'il aperoit 15. Voil donc l'affectivit indtermine, la vulnrabilit naturelle de l'homme que Rousseau traite, d'abord, comme une raison de fuir (fuir la sphre publique pour la solitude). L'homme est si craintif, semble-t-il, qu'il n'aime pas exprimenter les sentiments. Mais quand Rousseau, plus loin, parle de piti, disposition convenable des tres si foibles, et sujet autant de maux que nous sommes 16, il doit lui-mme s'engager dans le terrorisme littraire, dont il a t lui-mme contamin (par piti ?) par un autre auteur : On voit avec plaisir l'auteur de la Fable des Abeilles [Bernard Mandeville] , forc de reconnoitre l'homme pour un Etre compatissant et sensible, sortir dans l'exemple qu'il en donne, de son style froid et subtil, pour nous offrir la pathtique image d'un homme enferm qui aperoit au dehors une Bte froce, arrachant un Enfant au sein de sa Mre, brisant sous sa dent meurtrire les foibles membres, et dchirant de ses ongles les entrailles palpitantes de cet Enfant 17. Voici, dit Rousseau, un exemple de la piti, de ce sentiment naturel qui est difficile supprimer. Mais notre poque, il faut magnifier et amplifier un mal, ajouter l'imagination la connaissance, pour qu'un sujet en soit touch. La piti de Rousseau est un mouvement de subjectivation qui cherche un sujet libre et ouvert derrire la clart de l'entendement mais qui ne le trouve qu'au prix du choc ou de la terreur. Le sujet libre et sensible apparat la fois comme souffrant et passif, paralys par la piti et la terreur. Mais cet arrt est aussi le

    diagnostic critique de la condition moderne comme moyen de renversement et de retour

    l'origine subjective des Lumires. Si les Lumires comme poque sont habituellement censes tre limites par le XVIIIe sicle, Y idologie des Lumires (croyance l'entendement, la science, espoir du progrs) est loin d'avoir disparu au XIXe sicle. Encore moins que le sentimentalisme ne l'est avec la Rvolution. Ce style littraire a peut-tre perdu son monopole, mais il a continu dominer dans la littrature de masse (il y domine jusqu' nos jours). Dans la deuxime moiti du XIXe sicle, le sentimentalisme, empreint de ralisme social et incarn par des hros romantiques, individualiss et agissants, a

    ressurgi par exemple dans l'uvre de Charles Dickens et Fiodor Dostoevski. Dostoevski, dans son roman Les frres Karamazov , rend manifeste le lien entre l'institution des mdias et la sensibilit moderne. Dans la scne clbre o Ivan Karamazov prsente le cas d'un seul enfant tortur comme un argument contre le royaume de l'harmonie

    15. Rousseau, Discours sur l 'origine... , p. 136. 1 16. Ibid., p. 154. |17. Ibid., p. 154.

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    universelle, il commence ainsi: Vois-tu, je suis un dilettante, un amateur de faits et d'anecdotes ; je les recueille dans les journaux, je note ce qu'on me raconte, cela forme dj une jolie collection 18. Ainsi, l'histoire sentimentale d'un pauvre meurtrier, Richard, est trouve dans une brochure traduite du franais par les luthriens de la haute socit et distribue comme supplment gratuit divers journaux et publications, pour instruire [en russe, prosvestchenie, litt. Les Lumires ] le peuple 19. De la fille dont il ne veut pas sacrifier une larme 1' harmonie suprieure 20, Ivan dit : - Je n'y comprends rien, poursuivit Ivan comme en rve ; je ne veux rien comprendre maintenant, je m'en tiens aux faits 21. Un bon sujet clair veut voir la vengeance par ses propres yeux, sans la remettre l'avenir: Je veux tre prsent quand tous apprendront le pourquoi des choses22. Pour persuader son interlocuteur, Ivan dcrit tous les dtails terribles de la souffrance de l'enfant, enferm par ses parents dans les toilettes. Ainsi, Dostoevski utilise, en retour, les canons de la littrature sentimentale, pour dmontrer la condition sentimentale des Lumires. Les Lumires sont un tat de surexposition d'un sujet qui a le courage de savoir. Une telle exposition est l'objet d'une pulsion autodestructrice d'un sujet qui peroit le souffle de la transcendance mais qui veut se donner entirement au nouveau monde et illuminer la totalit du monde par la nouvelle lumire. C'est l qu'il subit un chec: son rudition, ajoute l'imagination, trouve dans la totalit quelque chose qui annule la nouvelle poque des lumires ou en ferme l'entre. C'est ici que surgit le terrorisme, comme stratgie rhtorique et militaire la fois. Les terroristes sont complices avec leur public ; ceux qui se montrent - avec ceux qui les regardent. Les premiers croient au progrs mais, par peur d'oublier toujours quelque chose, ils suivent attentivement les nouvelles des journaux. Les deuximes, fatigus de leur passivit sensible, veulent tre reconnus et ils se manifestent d'une manire plus touchante, c'est--dire d'une manire qui corresponde le mieux aux angoisses du public. Dans la ligne de Rousseau, mais allant plus loin que lui, Dostoevski formule l' auto-contra- diction des Lumires : l'illumination du monde entier jette la lumire sur des choses incompa- tibles avec l'utopie de l'harmonie universelle que les Lumires promettaient en tant qu'poque. Autrement dit, la lumire entre en contradiction avec ce qu'elle illumine. La tactique terroriste opre dans l'espace ouvert par cette contradiction mais sans la rsoudre ; le spasme de la terreur raffirme la paralysie de cette contradiction.

    18. Fiodor Dostoevski , Les frres Karamazov, e-book, http://www.serveur-helene.org/cgibin/ BRAILLENET/helene2/books/display.pl?boID=983 p.366. 1 19. Ibid. , p. 368. |20. Ibid. , p. 373. |2l. Ibid.. p. 371. |22. Ibid., p. 372.

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    Pour conclure, il faut revenir Kant et sa Rponse la question: qu'est-ce que les Lumires ?. part la devise Sapere aude, Kant y dit encore que nous vivons une poque spciale de l'claircissement (Aufltlrung) , que cet claircissement consiste en la sortie de l'tat de l'immaturit, et qu'il exige l'usage libre public de sa raison, la condition de l'obissance aux autorits dans les questions pratiques. Ainsi, la raison est rinterprte comme une praxis, mais ensuite cette praxis est elle-mme rinterprte comme relativement passive : ne comportant que des discussions. Le sujet des Lumires est un sujet actif-passif, actif dans sa passivit et passif dans son activit. Les Lumires sont non seulement le rgne de la vrit et de la sensation, mais c'est galement une promesse de la sortie de l'immaturit - un rite de passage, une promotion, une promesse de reconnaissance de l'individu. Dans le roman sentimental, dans le Werther de Goethe, par exemple, le thme de la lutte (perdue) pour la reconnaissance et la promotion est parallle au thme de la sensibilit extrme (et frustre). Dans les Lumires, l'auto -prsentation est donc insparable de la connaissance de soi et de l'autocontrl. Dans le jargon philosophique contemporain il s'agit de V auto -affectivit du sujet des Lumires: de sa ncessit de sentir qu'il ne peut satisfaire qu'en s 'affectant23. La terreur, comme son nom lui-mme l'indique (un nom de sentiment, pris pour nommer l'acte qui le cause), est l' indistinction originelle entre la passivit et l'activit, la manifestation et l'attention. Le courage dont parle Kant est exig justement par l'preuve autodestructrice dans laquelle se trouve constamment le sujet des Lumires. Le terroriste affirme sa maturit en prsentant un contre -argument contre le passage la maturit de l'humanit entire. Le terroriste et le public s'immobilisent et constituent, ensemble, la subjectivit - un sujet qui ne veut ni avancer vers le bien, ni le perdre de vue.

    23. cf. Martin Heidegger, Kantet le problme de la mtaphysique, tr. A. Waehlens, W. Biemel, Gallimard, Paris, 1953. Voir surtout le paragraphe 34.

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    Article Contentsp. 47p. 48p. 49p. 50p. 51p. 52p. 53p. 54

    Issue Table of ContentsRue Descartes, No. 62 (Novembre 2008) pp. 1-128Front Matter[HORIZONS] [pp. 2-3][Illustration] [pp. 4-4]CORPUSPhilosophies et actions en priode de terreur [pp. 6-14]Des terroristes dans l'Inde du Nord-Est ? L'improbable hypothse d'un dialogue [pp. 15-23]

    [Illustration] [pp. 23-23]CORPUSScurit, terreur et paradoxe dmocratique [pp. 24-29]Le terrorisme global sur fond de posthistoire [pp. 30-36]La terreur et la sortie Notes sur la critique de la souverainet [pp. 37-46]Le terrorisme contemporain et ses conditions philosophiques Le sensorium des Lumires [pp. 47-54]Empcher d'exister une hypothse cosmopolitique ngative [pp. 55-60]

    [Illustration] [pp. 60-60]CORPUSLes souverainets l'preuve de la contreterreur globalise [pp. 61-67]Terror/isme comme politique ou comme htrognit Du sens des mots et de leur traduction [pp. 68-77]

    [Illustration] [pp. 78-78]PAROLELa nouvelle chair canon : la crativit priphrique prise dans l'tau de la lutte des lites [pp. 80-95]

    [Illustration] [pp. 96-96]PRIPHRIESLa culture: pour en finir avec la lutte contre le terrorisme [pp. 98-100]Terreur, exception, rsistance. Le philosophe et le politiste [pp. 100-102]Cyberterrorismes [pp. 102-105]Terreur conomique et terreur cognitive ? [pp. 105-107]La terreur des femmes. Esclavage et loi du silence La Runion [pp. 107-109]Anatomie politique de l'horreur [pp. 109-111]Vous avez dit populisme ? [pp. 111-116]Des documentaires sur le terrorisme [pp. 116-118][Note de lecture] [pp. 118-119]

    [Illustration] [pp. 120-120]RPLIQUESNote de lecture institutionnelle: l'Europe comme discours de la centralit [pp. 122-124]

    [Illustration] [pp. 125-126]Back Matter