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L’ALCHIMIE DES MULTITUDES 113 La plus grande valeur du crowdsourcing semble bien être qu’en élargissant la participation, l’externalisation permet de puiser dans la longue traîne des talents. C’est d’autant plus important, explique Karim Lakhani, que « l’expertise se trouve à la périphérie 60 ». Pas de foule donc, mais un méca- nisme de « transfert de connaissances », souligne -t-il, et de compétences, puisqu’il s’agit de productions concrètes. Il s’agit bien d’un « système distribué (ou disséminé) d’innova- tion » au potentiel considérable. De savoir à comprendre Conférence du philosophe et consultant David Weinberger, 22 juin 2007 La création de valeur par les webacteurs bouleverse jusqu’à notre conception du savoir. C’est ce dont est convaincu David Weinberger, qui en a donné une vision particulièrement brillante lors d’une intervention faite à la conférence Supernova organisée par Kevin Werbach à San Francisco le 22 juin 2007, et dont nous traduisons ici les meilleurs passages 61 . « On ne cesse de nous dire depuis les années 1990 qu’il y a trop d’informations, que nous sommes menacés par une avalanche, un tsu- nami, que nous allons nous y noyer. Ça n’est pas vrai et il convient de se demander pourquoi puisqu’il y en a encore plus que ce que tout le monde prévoyait. C’est parce qu’il y a de plus en plus d’informations que nous ne nous y noyons pas. La solution au problème de l’excès d’information, c’est d’en générer encore plus, une activité à laquelle nous excellons. Le problème n’est pas la quantité, mais la fragmentation. Depuis le premier jour, le défi principal du web consiste à trouver ce qui compte pour nous, ce qui est vrai, ce qui nous apporte du plaisir. La solution a toujours été, et sera sans doute toujours, de se référer aux métadonnées [données servant à définir ou décrire d’autres données 62 ]. Traditionnellement, nous avons eu affaire à deux ordres d’ordre. Le premier concerne les choses elles-mêmes, les photos, par exemple, qu’on classe en archives, dans des classeurs. Elles ne peuvent aller que dans un seul endroit. On est obligé de choisir, car on ne peut pas mettre un objet physique dans deux endroits en même temps. Dans le deuxième ordre, on sépare physiquement les métadonnées, ce qui permet d’avoir plusieurs façons d’organiser. Mais, dans le monde physique c’est tou- jours limité par la taille de la carte sur laquelle on met le titre et l’auteur par exemple. Il faut donc prendre une décision. Comment le web change le monde. L'alchimie des multitudes. http://alchimiedesmultitudes.atelier.fr Par Francis Pisani et Dominique Piotet

Conférence du philosophe et consultant David Weinberger, 22 juin 2007

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extrait du livre "Comment le web change le monde. L'alchimie des multitudes."

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La plus grande valeur du crowdsourcing semble bien êtrequ’en élargissant la participation, l’externalisation permet depuiser dans la longue traîne des talents. C’est d’autant plusimportant, explique Karim Lakhani, que « l’expertise setrouve à la périphérie60 ». Pas de foule donc, mais un méca-nisme de « transfert de connaissances », souligne -t-il, et decompétences, puisqu’il s’agit de productions concrètes. Ils’agit bien d’un « système distribué (ou disséminé) d’innova-tion » au potentiel considérable.

De savoir à comprendre

Conférence du philosophe et consultant David Weinberger, 22 juin 2007

La création de valeur par les webacteurs bouleverse jusqu’à notreconception du savoir. C’est ce dont est convaincu David Weinberger, quien a donné une vision particulièrement brillante lors d’une interventionfaite à la conférence Supernova organisée par Kevin Werbach à SanFrancisco le 22 juin 2007, et dont nous traduisons ici les meilleurspassages61.

« On ne cesse de nous dire depuis les années 1990 qu’il y a tropd’informations, que nous sommes menacés par une avalanche, un tsu-nami, que nous allons nous y noyer. Ça n’est pas vrai et il convient de sedemander pourquoi puisqu’il y en a encore plus que ce que tout lemonde prévoyait.

C’est parce qu’il y a de plus en plus d’informations que nous ne nousy noyons pas. La solution au problème de l’excès d’information, c’estd’en générer encore plus, une activité à laquelle nous excellons.

Le problème n’est pas la quantité, mais la fragmentation. Depuis lepremier jour, le défi principal du web consiste à trouver ce qui comptepour nous, ce qui est vrai, ce qui nous apporte du plaisir. La solution atoujours été, et sera sans doute toujours, de se référer aux métadonnées[données servant à définir ou décrire d’autres données62].

Traditionnellement, nous avons eu affaire à deux ordres d’ordre. Lepremier concerne les choses elles-mêmes, les photos, par exemple,qu’on classe en archives, dans des classeurs. Elles ne peuvent aller quedans un seul endroit. On est obligé de choisir, car on ne peut pas mettreun objet physique dans deux endroits en même temps. Dans le deuxièmeordre, on sépare physiquement les métadonnées, ce qui permet d’avoirplusieurs façons d’organiser. Mais, dans le monde physique c’est tou-jours limité par la taille de la carte sur laquelle on met le titre et l’auteur parexemple. Il faut donc prendre une décision.

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Cette hiérarchisation des métadonnées pour classer les données doitêtre faite par quelqu’un. Il y a des experts pour cela, des comités, desscientifiques. Leur choix est généralement bon, mais n’est qu’unemanière d’organiser le monde et leurs décisions ne sont pas toujoursexcellentes.

Cela fait immédiatement surgir des questions de pouvoir. Être la per-sonne qui fait de tels choix dans l’organisation du savoir équivaut à déte-nir de l’autorité. Ce choix a toujours été nécessaire, parce que lesmoyens d’organiser le savoir ont toujours été des moyens physiquescomme les livres. Tout le monde aime les livres, mais ils sont difficiles autiliser et requièrent une série de décisions qui incluent le sujet dont ilstraitent, les informations qu’ils contiennent et, enfin, l’étagère sur laquelleils sont rangés. Le fait que la connaissance est stockée sur des supportsphysique est terriblement restrictif.

Laissez-moi vous donner un exemple similaire, celui de l’arbre. Nousadorons les arbres taxonomiques et nous nous en servons beaucouppour organiser les choses pour montrer la façon dont le monde est orga-nisé. Regardez comment les scientifiques organisent les espèces vivantes.Cela sous-entend que nous pensons que l’ordre parfait est de donner àchaque chose une place et une seule. Et parce que nous considéronsqu’un tel ordre parfait existe, nous dépendons totalement de l’avis despenseurs qui prennent les décisions correspondantes. Ils sont ceux quisavent. Ils sont l’autorité. [...]

La notion selon laquelle c’est de cette façon qu’il faut organiser leschoses provient uniquement du fait que nous avons intégré les limi-tations du monde physique. Nous l’appliquons au monde des idées etc’est terrible.

Heureusement, nous entrons maintenant dans le troisième ordred’ordre. Nous sommes parvenus à une phase de digitalisation de toutesles données – contenu et métadonnées. [...] Ça n’est pas seulement unepile. Il y a un potentiel d’ordre là-dedans. La règle devient qu’il faut toutinclure au lieu de filtrer. Et plutôt que de demander à des experts dedécider quelle est la position qui convient, on peut permettre aux utili-sateurs d’organiser et de trier en fonction de leurs intérêts et de leursbesoins.

Cela change quatre principes de base :

• dans le monde physique, une chose ne peut occuper qu’une seuleplace et sur l’arbre taxonomique, elle ne peut être que sur une seulebranche. En ligne, une chose peut se trouver dans autant de caté-gories qu’on veut, y compris celles qui sont créées par des tags. Ledésordre devient donc une bonne chose car chaque utilisateur peutarranger les données comme il le souhaite ;

• dans le premier et le deuxième ordre, le fouillis est un désastre. Enligne, c’est exactement ce qu’on cherche parce qu’il permet lamultiplicité et la richesse des relations. On règle les problèmes auniveau des métadonnées ;

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• dans le monde physique, on peut facilement faire la différenceentre le livre et la carte du catalogue qui en parle. En ligne, il n’y aplus de distinction entre données et métadonnées. Elles sontaccessibles de la même façon. Se rappeler la première ligne d’unlivre peut permettre de trouver les informations sur l’auteur et lereste du contenu. Dans le troisième ordre, tout est métadonnées.La seule différence est que les données sont ce que vous cherchezet les métadonnées ce que vous savez. Et puisque nous organi-sons la connaissance en nous appuyant sur ces dernières, si toutest métadonnées, nous nous retrouvons bien plus intelligents quenous ne l’étions il y a dix ans ;

• le quatrième principe et que dans le monde réel, il est rare qu’onpuisse changer le classement établi. Par exemple, si vous vous ren-dez dans un magasin de vêtements et que vous vous mettez à faireune grande pile de tous les vêtements qui vous vont, parce que,bien sûr, le reste ne vous intéresse pas, vous serez mis à la porte aubout de trente secondes. Sur l’internet, si on vous oblige à voir toutce qui ne vous va pas vous partirez en trente secondes. Ceux quipossèdent le stock n’en possèdent plus l’organisation. C’est nousqui la possédons. Les techniques nous permettant de trouver ceque nous voulons, de comprendre et de contextualiser ce que nousvoulons, comptent parmi les plus excitantes que nous ayons inven-tées pour le web. Cela comprend le tagging, les sites de critiques etles recommandations personnelles créés pour vous aider à faire le tride toutes ces informations. Ainsi, le web n’est pas une masse plated’informations : il est bosselé.

Cela entraîne trois conséquences :

• dans le régime de la diffusion des informations de masse (broad-cast), nous avons pris l’habitude de simplifier parce que c’estcomme cela qu’on fait passer le message. On simplifie, simplifie,simplifie. On rend les choses stupides et cela donne la télévision. Onretrouve cela dans les discours des hommes politiques qui doiventsimplifier des situations complexes. Il y a un an, par exemple, Bush adû simplifier sa politique en matière d’immigration pour qu’elle tiennedans un discours de 2 500 mots. Une heure après 2 500 billets deblogs en parlaient. Chacun le rendait plus complexe. C’est ce qu’onfait sur les blogs et dans les conversations. Ainsi, voyons-nousapparaître une véritable joie de la complexité qui fait voler en éclats lasimplicité imposée par les médias de masse ;

• deuxième conséquence, les experts ne sont plus les mêmesqu’avant. Maintenant, l’expert c’est tout le monde, comme le mon-tre Wikipedia. Le savoir qui s’en dégage est souvent meilleur quecelui que l’on aurait pu attendre d’un seul individu. L’expert ne dis-paraît pas, mais on assiste à une sorte de négociation sociale dusavoir. C’est aussi le cas sur les mailing lists. Un expert y donne son

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avis, auquel s’ajoutent les commentaires des autres participants.Outre l’avis de l’expert, le lecteur bénéficiera aussi des opinionscontraires et des remarques. Les mailing lists sont plus intelligentesque chaque expert qui y participe. Le lecteur aura donc une informa-tion plus complète. Le savoir est donc devenu un savoir social et cecivrai de notre système d’éducation, car les enfants sont en ligne quandils font leurs devoirs et ils utilisent tous les outils sociaux dont nousparlons ici. Ils font leurs devoirs socialement, mais sont jugés indivi-duellement. Le vieux système est cassé ;

• le troisième point est que l’idée selon laquelle l’internet est de lamauvaise information est source de beaucoup trop d’angoisses.Nous sommes en train d’assister à un changement cataclysmiquedans lequel la connaissance est progressivement absorbée par lacompréhension (the circling of knowledge by understanding). Il estvrai que de fausses informations circulent sur l’internet, et qu’ellespeuvent entraîner une distorsion du savoir. On n’est jamais sûr quec’est un expert qui aura écrit ce qu’on va lire. L’accès au savoir estdonc plus difficile avec l’internet et l’utilisateur va devoir s’impliquerdavantage, trouver la page de discussions sur le sujet pour savoir sioui ou non, ce qu’il a lu est vrai.

L’information peut ne pas être exacte. Cependant, sur l’internet, on nese borne pas à chercher de l’information, on essaie de mieux compren-dre les choses que l’on sait déjà. Cette énorme pile de « choses », nousl’enrichissons avec autant de métadonnées que possible. De multiplesfaçons (qu’il s’agisse de tags, des taxonomies d’hier, du web séman-tique, de liens, de playlists ou de Digg), nous établissons des relationsentre les choses, du sens. Nous ajoutons de la valeur. C’est le vrai websémantique que nous créons, pas seulement pour savoir, mais pourcomprendre. Je vois cela comme une infrastructure du sens (an infras-tructure for meaning). C’est cela la vraie avancée que nous verrons sedévelopper pendant des générations.

En tout cas, cet outil n’appartient pas à un panel d’experts. Il est ànous63. »

« À nous » dit Weinberger, c’est-à-dire aux multitudes de webacteurset à l’alchimie qu’elles produisent…

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