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Conscience ludique et temporalité esthétique La vérité de l’art dans l’herméneutique de Gadamer Cédric Martin Jacques Eyébé Publié le 23-07-2019 Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International (CC BY-SA 4.0)

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Conscience ludique et temporaliteacuteestheacutetique

La veacuteriteacute de lrsquoart dans lrsquohermeacuteneutiquede Gadamer

Ceacutedric Martin Jacques Eyeacutebeacute

Publieacute le 23-07-2019

Creative Commons Attribution-ShareAlike 40 International (CC BY-SA40)

Reacutesumeacute

Lrsquointerpreacutetation de lrsquoœuvre drsquoart dans lrsquohermeacuteneutique de Hans-Georg Gadamer ne connaicirct toute sa richesse qursquoen partant de cellelrsquoexpeacuterience ludique Le jeu apparaicirct en reacutealiteacute comme le modegravele surlequel Gadamer srsquoappuie pour faire comprendre le contenu de veacuteriteacutede lrsquoart Lrsquoexpeacuterience veacutecue dans la contemplation drsquoune œuvre drsquoartest une expeacuterience hermeacuteneutique Le but rechercheacute ici est donc derappeler que chez Gadamer la conscience ludique et la conscienceestheacutetique sont intimement lieacutees dans la quecircte du sens de veacuteriteacute delrsquoœuvre artistique

Abstract

The interpretation of the work of art in the hermeneutics of Hans-Georg Gadamer knows all its richness only from that the recreativeexperience The play apperars in fact as the model on which Gadamerrelies to make understand the content of truth of the art The experi-ence lived in contemplating a work of art is a hermeneutical experienceThe aim here is to remind that in Gadamer both recreative and aes-thetic consciousness are closely linked in the search for the meaningof truth in the artistic work

Mot-cleacutes expeacuterience veacuteriteacute temporaliteacute conscience estheacutetique preacutesen-tation oeuvre drsquoart jeu

Keywords experience truth temporality presentation hermeneuticswork of art aesthetic consciousness play

Table des matiegraveresIntroduction 4Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lrsquoexpeacuterience ludique 5La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement 12Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart 15La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte 20Bibliographie 22

Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Ceacutedric Martin Jacques Eyeacutebeacute

Introduction

La nature et le sens drsquoune œuvre drsquoart sont deux perspectives fondamentalesde lrsquohermeacuteneutique de Hans-Georg Gadamer Cela est incontestable pour quia lu Veacuteriteacute et meacutethode une œuvre parue en 1960 et dans laquelle Gadamerse donne lrsquoambition de retracer les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutique philo-sophique (Gadamer 1996) Cela montre que le tournant qui srsquoopegravere chez cetauteur vise agrave faire de lrsquohermeacuteneutique un discours pleinement philosophiqueBien avant Heidegger et Gadamer lrsquohermeacuteneutique eacutetait inconnue commepratique intellectuelle de haute facture et srsquointeacuteressait prioritairement auxquestions theacuteologiques Les premiegraveres tentatives de deacutetheacuteologisation de lrsquoher-meacuteneutique sont perceptibles au XIX siegravecle chez Schleiermacher et WilhelmDilthey notamment Le premier affiche la volonteacute de construire une hermeacute-neutique geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une technique applicable agrave tout type de texteet agrave toute reacutealiteacute soumise agrave lrsquointerpreacutetation Chez lui la prioriteacute reste lasaisie du sens profond et fondamental des Ecritures saintes (Mesure 2003)Schleiermacher eacutetant avant tout un theacuteologien lutheacuterien Dilthey par contresrsquoest affranchi des ficelles de la theacuteologie (Dilthey 1947) afin de faire de lrsquoher-meacuteneutique la meacutethode approprieacutee pour deacutecouvrir la veacuteriteacute dans les sciencesde lrsquoesprit les Geisteswissenschaften (Gadamer 1996 119) Il fait de lrsquohermeacute-neutique une meacutethodologie devant reacutesoudre le conflit opposant les sciencesde la nature aux sciences de lrsquoesprit

En effet les premiegraveres parviennent deacutejagrave agrave des reacutesultats geacuteneacuteraux faisant lrsquouna-nimiteacute et sont preacutesenteacutees comme le prototype de toute scientificiteacute En en-treprenant sa critique de la meacutethode Kant avait conscience du problegraveme Laquestion est donc celle de la meacutethode devant conduire les sciences humaines

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

vers des veacuteriteacutes geacuteneacuterales sur le fonctionnement des socieacuteteacutes la vie et lrsquohistoireetc Face agrave ce deacutefi Dilthey pense que lrsquohermeacuteneutique est la solution puis-qursquoelle permet drsquoeacutetablir un distinguo entre lrsquoexplication et lrsquointerpreacutetationLrsquoexplication crsquoest la tacircche des Naturwissenschaften tandis que lrsquointerpreacuteta-tion reste le privilegravege des Geisteswissenschaften Mais en fin de compte crsquoestlrsquoobjectiviteacute de chaque science qui est rechercheacutee

Le principal apport de Gadamer crsquoest de faire de lrsquohermeacuteneutique un discoursphilosophique sans conteste Cela a eacuteteacute possible parce que Gadamer srsquoest ap-puyeacute sur la pheacutenomeacutenologie tout en appliquant son exigence descriptive agravela lecture de lrsquoœuvre drsquoart La deuxiegraveme partie de Veacuteriteacute et meacutethode porteessentiellement sur la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart et son statut ontologique Etcrsquoest lagrave qursquoon voit srsquoappliquer les exigences drsquointerpreacutetation formuleacutees dans lapremiegravere partie de lrsquoouvrage qui srsquointeacuteresse aux sciences de lrsquoesprit Gadamersoutient que lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique la plus authentique exige lrsquoimplica-tion du sujet Crsquoest ce que signifie la reacutefeacuterence eacutetroite qursquoil tisse entre le jeuet lrsquoœuvre drsquoart Lrsquoexpeacuterience estheacutetique permet ainsi drsquoexposer le caractegraverepratique et dialogique de lrsquohermeacuteneutique La compreacutehension globale de laveacuteriteacute hermeacuteneutique commence par lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience de veacuteriteacute veacutecuedans le deacuteroulement du jeu

Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lrsquoexpeacute-rience ludique

Lorsque Gadamer entreprend drsquoanalyser lrsquoœuvre drsquoart et sa signification her-meacuteneutique lrsquoexpeacuterience veacutecue dans le deacuteroulement drsquoune partie de jeu luisert de boussole Il estime qursquoune clarification de la nature du jeu les enjeuxdu jeu et de la place qursquooccupe le joueur dans son deacuteroulement est agrave mecircmede faire comprendre ce qui se joue non seulement dans lrsquoexpeacuterience estheacutetiquemais aussi dans lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique dans son ensemble Mecircme si leconcept de jeu a occupeacute une place importante dans la conscience estheacutetiquechez Kant et Schiller notamment il y a eacuteteacute abordeacute dans une perspective laquo sub-jectiviste raquo En clair le jeu y est conccedilu comme lrsquoinitiative du sujet deacuteployantson eacutenergie pour sa reacutealisation Ce subjectivisme ressort lorsque nous disonsdu jeu qursquoil est une activiteacute divertissante ou reacutecreacuteative soumise agrave des regraveglesqui deacutependent de nous Le sujet est preacutepondeacuterant dans une telle conception

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

puisqursquoil deacutecide de jouer afin de se divertir le jeu nrsquoaurait drsquoimportance queparce que le joueur srsquoy adonne il nrsquoa pas de finaliteacute propre

Crsquoest de ce subjectivisme que doit ecirctre deacutegageacutee et libeacutereacutee lrsquoexpeacuterience ludiqueafin de saisir ce qursquoelle est capable de reacuteveacuteler sur la conscience estheacutetique etsur la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Il ne srsquoagit pas drsquoeacutevoquer le processus de creacutea-tion artistique issu de la techniciteacute de la geacutenialiteacute drsquoun individu ou des tech-niques geacuteomeacutetriques enseigneacutees dans les eacutecoles des beaux-arts mais plutocirct deparler de lrsquoexpeacuterience veacutecue lorsque nous sommes en face drsquoune œuvre drsquoartdeacutejagrave accomplie lorsque nous sommes sur une aire de jeu en pleine activiteacuteludique Ce que nous faisons dans ces cas de figure nrsquoa rien en commun avecla creacuteativiteacute estheacutetique Nous vivons une expeacuterience qursquoil faut deacutecrire Lanotion drsquoexpeacuterience est significative dans lrsquohermeacuteneutique de Gadamer Enallemand lrsquoexpeacuterience peut signifier Erfahrung ou Erlebnis Le premier termedeacutesigne lrsquoexpeacuterience telle qursquoelle est pratiqueacutee par les sciences de la naturedans un environnement expeacuterimental qui donne lieu aux pratiques les plusvarieacutees observation manipulation expeacuterimentation veacuterification etc La se-conde forme drsquoexpeacuterience qui inteacuteresse Gadamer crsquoest lrsquoexpeacuterience du veacutecuou de lrsquoimmersion du sujet Cette expeacuterience se reacutealise en lisant un texte eneacutecoutant une musique en contemplant une peinture nous vivons agrave cet ins-tant preacutecis une expeacuterience hautement significative pour lrsquoestheacutetique crsquoest uneexpeacuterience hermeacuteneutique que les acquis de la pheacutenomeacutenologie contribuent agravedeacutecrire

Pour Gadamer parler du jeu agrave propos de lrsquoexpeacuterience de lrsquoart ce nrsquoest pointdeacutecrire lrsquoattitude ni lrsquoeacutetat drsquoesprit du creacuteateur ou de lrsquoamateur et absolumentpas la liberteacute drsquoune subjectiviteacute qui srsquoexerce dans le jeu Il srsquoagit de notre im-plication dans laquo la maniegravere drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart elle-mecircme raquo (Gadamer1996 119) Quelle est donc cette maniegravere drsquoecirctre du jeu et son rapport agrave lacompreacutehension de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Crsquoest drsquoabord insiste Gadamerlrsquoexclusion de la subjectiviteacute conccedilue comme toute-puissance du sujet et vo-lonteacute de domination ou de connaissance absolue Dans le jeu il y a plutocirct lieude reconnaicirctre que le sujet nrsquoimpose plus ses cateacutegories au reacuteel il est emporteacutepar lrsquoobjet qui lrsquoinvite en quelque sorte sur la scegravene Nous avons lrsquohabitudede dire que nous jouons en attribuant lrsquoaction de ce verbe au sujet que noussommes pensant ainsi que lrsquoactiviteacute agrave laquelle nous nous livrons est notreœuvre le reacutesultat du pouvoir subjectif de faire ou de deacutefaire le cours du jeupar des conventions qui deacutependent de notre volonteacute Or le jeu ne se deacuteroulepas toujours selon la volonteacute du joueur il eacutechappe entiegraverement agrave celle-ci Tout

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controcircle du jeu nrsquoest drsquoailleurs qursquoune impression crsquoest-agrave-dire une illusion deperception Dans la perspective subjectiviste le jeu deacutepend tout entier delrsquoinitiative consciente de celui qui joue et qui deacutecide drsquoy prendre part il estloisir relaxation deacutegourdissement reacutecreacuteation bref il lui manque des butsseacuterieux que refuse de lui confeacuterer le sujet conscient

Parce que lrsquoon joue en ayant conscience de ces buts laquo non seacuterieux raquo il se deacute-veloppe une illusion de maicirctrise du jeu par le sujet qui peut agrave tout momentdeacutecider drsquoarrecircter le jeu pour retrouver le seacuterieux de la vie Drsquoapregraves le Voca-bulaire drsquoAndreacute Lalande le jeu consiste en une laquo deacutepense drsquoactiviteacute physiqueou mentale qui nrsquoa pas de but immeacutediatement utile ni mecircme de but deacutefiniet dont la seule raison drsquoecirctre pour la conscience de celui qui srsquoy livre est leplaisir mecircme qursquoil y trouve raquo (Lalande et Poirier 2010 546) Gadamer consi-degravere cependant que cette deacutefinition est trop subjectiviste elle est encore souslrsquoemprise de la philosophie du sujet auquel elle accorde une place essentielleDe plus elle insiste sur le fait que laquo dans la conduite ludique tous les butsqui deacuteterminent lrsquoexistence active et preacutevoyante nrsquoont pas tout simplementdisparu mais se trouvent suspendus drsquoune maniegravere singuliegravere et provisoire raquo(Gadamer 1996 119) Autrement dit le sujet est tout-puissant selon unetelle deacutefinition et crsquoest lui qui deacutecide de laquo suspendre raquo provisoirement tousles buts seacuterieux de la vie pour se mettre agrave jouer agrave se distraire agrave passer letemps Il sait qursquoil joue et il sait aussi que ce agrave quoi il se livre nrsquoest passeacuterieux ccedila nrsquoengage pas la vie Il srsquoamuse

Cependant Gadamer pose la question suivante que savons-nous exactementdu mode drsquoecirctre de lrsquoexpeacuterience ludique lorsque nous disons que le jeu nrsquoa pasde buts seacuterieux et que ces buts non seacuterieux deacutependent entiegraverement de nous Selon Gadamer cette deacuteclaration nrsquoexpose pas toutes les implications dumode drsquoecirctre du jeu puisque ce nrsquoest guegravere lagrave savoir Au moment ougrave nousprenons effectivement part agrave une seacuteance ludique il ne nous est plus possiblede deacutecrire et de deacuteterminer drsquoavance lrsquoissue de la partie Nous jouons et crsquoestle plus important En participant au jeu nous faisons une expeacuterience quinrsquoest pas du tout preacutevisible dans ses moindres deacutetails parce qursquoelle eacutechappeen reacutealiteacute agrave notre controcircle Ceci nous fait prendre conscience de ce que nousne sommes jamais les veacuteritables maicirctres du jeu Chacun peut faire cetteexpeacuterience sur sa console son ordinateur ou sur son teacuteleacutephone par exempleen jouant agrave un jeu qui eacutevolue par paliers Nous ne savons jamais drsquoavance agravequelle eacutetape nous allons eacutechouer ou si nous serons plutocirct vainqueur Chaquefois que nous eacutechouons nous poussons un cri drsquoeacutenervement et en sortant

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victorieux drsquoun palier nous nous sentons plus motiveacutes et ragaillardis commesi nous venions de prendre un risque Que traduit sur le plan hermeacuteneutiqueune telle situation Pour y reacutepondre Gadamer eacutecrit

Celui qui joue sait lui-mecircme que le jeu nrsquoest que jeu et qursquoil setrouve dans un monde deacutetermineacute par le seacuterieux des buts Il le saitmais sans plus penser en tant que joueur agrave ce rapport avec leseacuterieux En effet le jeu ne remplit son but que lorsque le joueursrsquooublie dans le jeu Ce qui fait que le jeu est entiegraverement jeu cenrsquoest pas son rapport qui en deacutetourne au seacuterieux crsquoest le seacuterieuxdans le jeu Qui ne prend pas le jeu au seacuterieux est un trouble-fecircteLe mode drsquoecirctre du jeu ne souffre pas que le joueur se comporteagrave lrsquoeacutegard du jeu comme agrave lrsquoeacutegard drsquoun objet Celui qui joue saitbien quelle chose est le jeu il sait que ce qursquoil fait laquo nrsquoest qursquounjeu raquo mais il ne sait pas ce qursquoil laquo sait raquo par lagrave (1996 119‑20)

Ce que Gadamer expose ainsi ce ne sont pas les pouvoirs de lrsquoindividu orga-nisateur du jeu et deacutecidant du lieu des acteurs et des regravegles crsquoest davantagece qui se passe pendant le jeu et la signification hermeacuteneutique cette expeacute-rience Cette tournure est assez expressive puisque crsquoest effectivement le jeuqui joue crsquoest-agrave-dire qursquoil se deacuteroule en deacutevoilant son contenu il se deacutevoile etse donne en spectacle Ce nrsquoest plus le joueur qui dit ce qursquoest le jeu auquelil joue mais le jeu srsquoouvre agrave lui et dit de mecircme ce agrave quoi il consiste dans sonouverture il vient doreacutenavant se montrer dans la seacuteance de son deacuteroulementet de son deacutevoilement Jouer ainsi crsquoest accepter une invitation du jeu quinous captive Crsquoest pour cela insiste Gadamer que laquo les joueurs ne sont pasle sujet du jeu mais agrave travers les joueurs crsquoest le jeu lui-mecircme qui accegravede agrave larepreacutesentation (Darstellung) raquo (1996 120) Le sens et la porteacutee estheacutetiquesde cette phrase sont fonction de la richesse du terme allemand de Darstellungqui signifie tout agrave la fois preacutesentation repreacutesentation reproduction ou exhi-bition de ce qui est 1 Jean Grondin y voit lrsquoun des concepts clefs de Veacuteriteacuteet Meacutethode dont la traduction laquo philosophiquement eacutevocatrice raquo serait plutocirctcelle drsquointerpreacutetation (Grondin 2007)

1 Cf La longue note des pages 121 et 122 de Veacuteriteacute et Meacutethode ougrave les traducteursont eacuteteacute confronteacutes agrave la difficulteacute de rendre en franccedilais le concept allemand de Darstellungutiliseacute par Gadamer heacutesitant entre lrsquoun et lrsquoautre sens sus mentionneacutes

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En quoi le comportement ludique est-il un comportement hermeacuteneutique Gadamer reacutepond que le jeu est tout entier une interpreacutetation En effet danslrsquousage figureacute ou meacutetaphorique du terme laquo jeu raquo nous parlons souvent du jeude lumiegravere du jeu des vagues du jeu politique du jeu de mots de celui descouleurs etc Lrsquoimportant ce nrsquoest pas de dire que ces entiteacutes jouent effec-tivement dans le sens ougrave elles participent consciemment au jeu en questionCrsquoest une meacutetaphore crsquoest-agrave-dire un proceacutedeacute stylistique consistant dans lrsquoem-ploi drsquoun terme concret en vue de deacutesigner une reacutealiteacute abstraite On substitueainsi un signifiant agrave un autre puisqursquoici le proceacutedeacute analogique est plutocirct im-plicite Dans le cas drsquoespegravece la meacutetaphore a pour but de faire ressortir lrsquoideacuteede va-et-vient sans fin commune agrave toutes ces images Gadamer considegravere quelaquo le sens moyen ou meacutedial raquo (Gadamer 1996 122) du jeu se laisse voir lorsquenous disons par exemple que quelque chose se joue ou est en jeu Nous di-sons de mecircme que nos vies sont en jeu lorsque nous nous engageons dans uneexpeacuterience lourde de conseacutequences deacuteterminantes et dont lrsquoissue finale peutecirctre fatale puisqursquoelle ne deacutepend pas de nous Nous jouons donc avec nosvies et il y a la possibiliteacute reacuteelle de les perdre Ainsi le jeu est une expeacuteriencedialogique dans laquelle lrsquoecirctre se donne en spectacle Gadamer affirme

Le mouvement de va-et-vient est si manifestement central pour ladeacutefinition essentielle du jeu qursquoil est indiffeacuterent de savoir quellepersonne ou quelle chose lrsquoexeacutecute Le mouvement du jeu commetel est pour ainsi dire deacutepourvu de substrat Crsquoest ici le jeu quiest joueacute ou qui se joue et il nrsquoy a plus de sujet qui y joue Le jeuest exeacutecution du mouvement comme tel Parlant par exemple dujeu des couleurs nous ne voulons manifestement pas dire qursquoil ya lagrave une couleur prise agrave part qui joue en passant dans une autremais nous deacutesignons ainsi le processus ou le spectacle indivisibleougrave se montre une multipliciteacute changeante de couleurs (Gadamer1996 121)

La polyseacutemie du terme Darstellung releveacutee en amont permet de voir que lejeu consiste pour celui qui tient lieu de sujet agrave se mettre agrave lrsquoeacutecoute et agravese rendre disponible et pour lrsquoœuvre qui est le veacuteritable maicirctre du jeu agravese mettre en scegravene Par conseacutequent ni le joueur ni le spectateur qui ne faitque regarder et applaudir une scegravene ne sont les maicirctres de ce spectacle quise livre de lui-mecircme puisqursquoils nrsquoen ont pas la maicirctrise contrairement agrave ceqursquoils peuvent preacutetendre Ils nrsquoen sont que des parties prenantes posseacutedeacutees

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deacutesormais par la magie du jeu sur scegravene A travers cette description du jeuGadamer met en lumiegravere le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart Cette expeacuteriencede lrsquoart montre davantage que lrsquoœuvre drsquoart ne saurait ecirctre un objet placeacuteen face drsquoune conscience elle est surtout une laquo expeacuterience qui meacutetamorphosecelui qui la fait raquo (1996 120) Cela se veacuterifie par exemple dans une partie detennis de table ougrave les deux joueurs se reacutepondent respectivement en frappanttour agrave tour sur une balle qursquoa lanceacutee le partenaire de jeu Ces joueurs sonttous des laquo reacutepondants raquo du jeu qui ne peuvent pas deacuteterminer drsquoavance ce quedevient une balle qui part ni ougrave elle chute exactement ni ce qursquoelle devientapregraves son rebond Au football une balle qui va se loger dans la lucarneprovoque la joie ou lrsquoeacutemoi des joueurs et de la foule des spectateurs Demecircme dans ce sport ce sont les mouvements impreacutevisibles de la balle dansson bond et son rebond qui commandent aux protagonistes la course le sautle grand eacutecart ou lrsquoimmobilisation bref le rythme agrave suivre Les joueurs nedeacutecident pas librement de sauter de bondir ou de srsquoimmobiliser Crsquoest le jeuqui commande au joueur lrsquoattitude agrave tenir et pas lrsquoinverse

Crsquoest ce que teacutemoigne lrsquoart de la danse ougrave le danseur ne fait que suivrele rythme que lui impose la musique Il ne peut pas imposer agrave la musiqueun rythme preacutecis son rythme il rythme son corps afin que les mouvementscadenceacutes de celui-ci soient en harmonie avec la musique Crsquoest plutocirct luien tant que danseur qui suit et subit le mouvement et le pas que lui dictela musique Une musique douce impose un rythme lent et langoureux unemusique fortement cadenceacutee impose un rythme acceacuteleacutereacute et vif Pourtant nousdisons aussi de la danse qursquoelle est un jeu un amusement Et lorsque nousparlons du laquo pas de danse raquo agrave suivre nous deacutemontrons une fois de plus quenous ne faisons que suivre un mouvement qui ne deacutepend pas de nous ladanse est le pas que nous impose la musique Par ce pas la danse suit lamusique et sa cadence et non lrsquoinverse

Une expeacuterience similaire est agrave lrsquoœuvre dans les jeux videacuteo Ici nous pensonsjouer seul mais en reacutealiteacute notre reacutepondant le logiciel de lrsquoordinateur parexemple ou la console de jeu est encore plus aguerri dans les regravegles Ainsila sensation eacuteprouveacutee dans le jeu est un instant quasi magique que Gadamerappelle laquo la surprise du jeu raquo (Gadamer 1996 124) Crsquoest une expeacuterience deveacuteriteacute toute particuliegravere que ne peut preacutevoir aucune deacutetermination aucunemeacutethodologie scientifique Le jeu met en avant la finitude du sujet parceqursquoil est un risque qui engage lrsquoecirctre du joueur Une telle expeacuterience ludiquereacutevegravele que laquo rdquojouerrdquo crsquoest toujours rdquoecirctre-joueacuterdquo raquo (1996 124) ainsi que lrsquoeacutecrit

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Gadamer Autrement dit puisque le joueur nrsquoest pas maicirctre du jeu crsquoestplutocirct lui qui est joueacute par ce qursquoil croyait reacutesulter de son initiative tel estjoueacute qui croyait jouer En se laissant prendre au jeu le joueur perd le pouvoirde sa subjectiviteacute et devient une partie prenante du jeu Gadamer dit quelaquo lrsquoattrait du jeu la fascination qursquoil exerce consistent justement dans le faitque le jeu srsquoempare de celui qui joue raquo (1996)

En parlant de risque de soi eacutevoquons le cas du parieur qui mise dans des jeuxde hasard ou des compeacutetitions de toute nature Ce cas est assez illustratifpuisqursquoen misant sur les pronostics le parieur srsquoillusionne sur ses pouvoirsOr il ne fait que se mettre en jeu et engage par lagrave sa confiance ses eacuteconomieset ses espeacuterances dans des choses qui ne deacutependent nullement de lui et surlesquelles il nrsquoexerce aucun pouvoir Ce qursquoil nrsquooublie pourtant pas au mecircmemoment crsquoest qursquoil joue avec des possibiliteacutes impreacutevisibles et qursquoil nrsquoest pascertain drsquoemporter quoique lrsquoespoir de miser sur le bon pronostic lrsquohabite Cetespoir est justifieacute par lrsquoinconscient de la toute-puissance du sujet qui lui faitdire qursquoil demeure le maicirctre du jeu et qursquoil a la situation en main Pourtantlrsquoissue finale ne deacutepend jamais de lui mecircme quand il a la reacuteputation drsquoecirctreun gagneur patenteacute Lrsquoissue du jeu est reacuteellement une surprise heureuse oumalheureuse Comme le soutient Gadamer agrave propos de la nature de touteactiviteacute ludique

Mecircme lorsqursquoil srsquoagit de jeux dans lesquels on srsquoefforce de remplirune tacircche que lrsquoon srsquoest fixeacutee agrave soi-mecircme crsquoest le risque qui faitlrsquoattrait du jeu est-ce que laquo ccedila va raquo Est-ce que laquo ccedila reacuteussit raquo Est-ce que laquo ccedila va encore reacuteussir raquo Qui tente ainsi est en veacuteriteacutelrsquoobjet de la tentative Le veacuteritable sujet nrsquoest pas le joueur maisle jeu lui-mecircme (ce que montrent agrave lrsquoeacutevidence les expeacuteriences ougraveil nrsquoy a qursquoun seul joueur) Crsquoest le jeu qui tient le joueur sous lecharme qui le prend dans ses filets qui le retient au jeu (1996)

Ainsi mecircme quand il peut y avoir des enjeux extra-ludiques qui motivent lesjoueurs tels que le deacutefi personnel de surmonter ses limites lrsquoattrait financierle pari la relaxation lrsquohonneur etc la dimension autonome du jeu restepleinement vraie alors que celle du joueur est de plus en plus hypotheacutetiqueDe tels enjeux nrsquoenlegravevent rien agrave la nature de lrsquoexpeacuterience ci-dessus deacutecrite Ceque veut dire Gadamer crsquoest que dans lrsquoinstant de deacuteroulement du jeu nulnrsquoa veacuteritablement le controcircle de quoi que ce soit Les joueurs et les spectateurs

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rendent possible la venue au monde du jeu sa repreacutesentation Le mode drsquoecirctredu jeu est toujours une repreacutesentation Les auteurs des paris du dopage et dutrucage dans le sport sont des trouble-fecirctes qui srsquoillusionnent de maicirctriser lejeu en refusant que ce dernier se deacuteroule librement Ils apparaissent souventridicules parce qursquoils ne pas laissent pas le jeu venir agrave la repreacutesentation Untel laquo refus raquo teacutemoigne de ce que rien ne deacutepend du joueur et que nul ne saitdrsquoavance lrsquoissue drsquoun jeu Pour Gadamer srsquoadonner agrave la tacircche ludique est unemaniegravere de srsquoidentifier au jeu en laissant pleinement se deacuteployer ce dernier(1996 126)

Ainsi le joueur nrsquoest pas maicirctre de la situation puisque le jeu eacutechappe agrave samaicirctrise Le gain hermeacuteneutique drsquoune telle analyse reacuteside dans son applica-tion agrave la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Cette description de la nature du ludiqueprojette sur lrsquoart une lumiegravere nouvelle celle de sa signification hermeacuteneutique

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutene-ment

Les analyses de Gadamer relatives agrave la notion de Darstellung dans le deacuterou-lement de lrsquoexpeacuterience ludique reacutevegravelent les termes de spectacle et de spec-tateurs Elles font intervenir le mode drsquoecirctre propre de la repreacutesentation ar-tistique theacuteacirctrale notamment Ne disons-nous pas que nous laquo jouons raquo autheacuteacirctre Pour Gadamer lorsque le jeu se transforme en spectacle il changenon seulement de direction mais aussi de nature le spectateur y prendalors la place du joueur et joue deacutesormais un rocircle de premiegravere importance entant que partie prenante de la repreacutesentation artistique Degraves lors la repreacutesen-tation en art srsquoadresse toujours agrave quelqursquoun laquo mecircme quand personne nrsquoestpreacutesent qui se borne agrave eacutecouter ou regarder raquo (1996 128) Cette transmuta-tion du ludique en estheacutetique eacuterige la penseacutee de Gadamer en laquo estheacutetiquephilosophique raquo (Fruchon 1997) Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode affirme quelaquo la transformation par laquelle le jeu humain atteint son veacuteritable accom-plissement qui est de devenir art je lrsquoappelle la transmutation en œuvre raquo(Gadamer 1996 128) Cette notion de laquo transmutation raquo a un sens preacutecisdans lrsquoontologie de lrsquoœuvre drsquoart

La transmutation en revanche signifie que quelque chose est drsquouncoup et en totaliteacute autre chose et que cette autre chose qursquoil est

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en vertu de la transmutation est son ecirctre vrai au regard duquelson ecirctre anteacuterieur est nul et non avenu (hellip) Ainsi lrsquoexpressionemployeacutee celle de laquo transmutation en figure raquo signifie que ce quiexistait auparavant nrsquoexiste plus mais aussi que ce qui existemaintenant ce qui se repreacutesente dans le jeu de lrsquoart est le vraiqui subsiste (1996 129)

En effet il apparaicirct agrave Gadamer que lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pas seulement sourcedrsquoune jouissance estheacutetique au sens traditionnel du terme mais qursquoelle esten mecircme temps une laquo rencontre de veacuteriteacute raquo au sens hermeacuteneutique un avegrave-nement et un eacuteveacutenement drsquoune veacuteriteacute que ne peut garantir aucune meacutethodedrsquoanalyse objective du savoir Cette veacuteriteacute eacutechappe agrave toute tentative drsquoanalysepar la meacutethode des sciences de la nature Vouloir la reacuteduire agrave la conscienceestheacutetique crsquoest-agrave-dire agrave la conscience meacutethodique crsquoest la soumettre auxexigences drsquoune conscience qui pense avoir le monopole de la veacuteriteacute Soutenircela crsquoest passer agrave cocircteacute du mode drsquoecirctre propre de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoartIl srsquoagit plutocirct ici de changer de paradigme afin de comprendre la veacuteriteacuteinheacuterente agrave lrsquoœuvre drsquoart Ce nrsquoest point la conscience estheacutetique mais lrsquoex-peacuterience hermeacuteneutique veacutecue en contemplant une œuvre drsquoart qui inteacuteresseau plus haut point la deacutemarche de Gadamer Pour lui il faut rester attentifau type de veacuteriteacute que nous livre lrsquoœuvre elle-mecircme Il soutient que le theacuteacirctrepar exemple preacutesente la structure du jeu en tant que monde fermeacute sur lespectateur la scegravene et les acteurs Le jeu nrsquoeacutetait-il pas lui aussi cet ensemblecomposeacute de la scegravene de jeu des joueurs et des spectateurs

Ce qursquoil faut dire crsquoest que dans lrsquoexpeacuterience des arts du spectacle ce nesont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectiviteacute parceqursquoils ont pleinement conscience drsquoincarner des personnages et de ne plusecirctre eux-mecircmes Celui qui srsquoy perd crsquoest aussi le spectateur puisque crsquoestpour lui et agrave lui que le spectacle srsquoouvre en premier Une pareille ouverture esttoujours une laquo ouverture pour raquo (1996 126) Lrsquoexpeacuterience du spectateur estdonc une expeacuterience hermeacuteneutique importante Il nrsquoy a plus de distinctionagrave opeacuterer entre lrsquoacteur sur scegravene et le spectateur dans la tribune Cette dis-tinction souligne lrsquoexteacuterioriteacute du spectateur et lui permet de revendiquer uneposition objectivante de penser que son rocircle ne se cantonne qursquoagrave regarderagrave applaudir ou agrave rire et qursquoil peut par conseacutequent juger le jeu theacuteacirctral ouartistique de lrsquoexteacuterieur en en offrant une lecture neutre Cette posture reacutevegravelelrsquoarriegravere-penseacutee du spectateur preacutetendant agrave une maicirctrise totale sur ce qui se

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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

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Gadamer Hans-Georg et Pierre Fruchon 2001 Au commencement de laphilosophie pour une lecture des preacutesocratiques Paris Eacuted du Seuil

Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

Grondin Jean 2006 Lrsquohermeacuteneutique Paris Presses universitaires deFrance

mdashmdashmdash 2007 laquo Lrsquoart comme preacutesentation chez Hans-Georg Gadamer Porteacuteeet limites drsquoun concept raquo Eacutetudes Germaniques 246 (2) 337 httpsdoiorg103917eger2460337

Heidegger M 1980 laquo Lrsquoorigine de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Chemins qui ne megravenentnulle ne part traduit par Wolfgang Brokmeier Paris Gallimard

Hoffner Anne-Beacuteneacutedicte et Samuel Bleynie 2015 laquo En Islam la repreacute-sentation de Dieu est interdite non celle de son prophegravete raquo La Croixhttp wwwla-croixcom

Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Reacutesumeacute

Lrsquointerpreacutetation de lrsquoœuvre drsquoart dans lrsquohermeacuteneutique de Hans-Georg Gadamer ne connaicirct toute sa richesse qursquoen partant de cellelrsquoexpeacuterience ludique Le jeu apparaicirct en reacutealiteacute comme le modegravele surlequel Gadamer srsquoappuie pour faire comprendre le contenu de veacuteriteacutede lrsquoart Lrsquoexpeacuterience veacutecue dans la contemplation drsquoune œuvre drsquoartest une expeacuterience hermeacuteneutique Le but rechercheacute ici est donc derappeler que chez Gadamer la conscience ludique et la conscienceestheacutetique sont intimement lieacutees dans la quecircte du sens de veacuteriteacute delrsquoœuvre artistique

Abstract

The interpretation of the work of art in the hermeneutics of Hans-Georg Gadamer knows all its richness only from that the recreativeexperience The play apperars in fact as the model on which Gadamerrelies to make understand the content of truth of the art The experi-ence lived in contemplating a work of art is a hermeneutical experienceThe aim here is to remind that in Gadamer both recreative and aes-thetic consciousness are closely linked in the search for the meaningof truth in the artistic work

Mot-cleacutes expeacuterience veacuteriteacute temporaliteacute conscience estheacutetique preacutesen-tation oeuvre drsquoart jeu

Keywords experience truth temporality presentation hermeneuticswork of art aesthetic consciousness play

Table des matiegraveresIntroduction 4Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lrsquoexpeacuterience ludique 5La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement 12Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart 15La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte 20Bibliographie 22

Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Ceacutedric Martin Jacques Eyeacutebeacute

Introduction

La nature et le sens drsquoune œuvre drsquoart sont deux perspectives fondamentalesde lrsquohermeacuteneutique de Hans-Georg Gadamer Cela est incontestable pour quia lu Veacuteriteacute et meacutethode une œuvre parue en 1960 et dans laquelle Gadamerse donne lrsquoambition de retracer les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutique philo-sophique (Gadamer 1996) Cela montre que le tournant qui srsquoopegravere chez cetauteur vise agrave faire de lrsquohermeacuteneutique un discours pleinement philosophiqueBien avant Heidegger et Gadamer lrsquohermeacuteneutique eacutetait inconnue commepratique intellectuelle de haute facture et srsquointeacuteressait prioritairement auxquestions theacuteologiques Les premiegraveres tentatives de deacutetheacuteologisation de lrsquoher-meacuteneutique sont perceptibles au XIX siegravecle chez Schleiermacher et WilhelmDilthey notamment Le premier affiche la volonteacute de construire une hermeacute-neutique geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une technique applicable agrave tout type de texteet agrave toute reacutealiteacute soumise agrave lrsquointerpreacutetation Chez lui la prioriteacute reste lasaisie du sens profond et fondamental des Ecritures saintes (Mesure 2003)Schleiermacher eacutetant avant tout un theacuteologien lutheacuterien Dilthey par contresrsquoest affranchi des ficelles de la theacuteologie (Dilthey 1947) afin de faire de lrsquoher-meacuteneutique la meacutethode approprieacutee pour deacutecouvrir la veacuteriteacute dans les sciencesde lrsquoesprit les Geisteswissenschaften (Gadamer 1996 119) Il fait de lrsquohermeacute-neutique une meacutethodologie devant reacutesoudre le conflit opposant les sciencesde la nature aux sciences de lrsquoesprit

En effet les premiegraveres parviennent deacutejagrave agrave des reacutesultats geacuteneacuteraux faisant lrsquouna-nimiteacute et sont preacutesenteacutees comme le prototype de toute scientificiteacute En en-treprenant sa critique de la meacutethode Kant avait conscience du problegraveme Laquestion est donc celle de la meacutethode devant conduire les sciences humaines

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

vers des veacuteriteacutes geacuteneacuterales sur le fonctionnement des socieacuteteacutes la vie et lrsquohistoireetc Face agrave ce deacutefi Dilthey pense que lrsquohermeacuteneutique est la solution puis-qursquoelle permet drsquoeacutetablir un distinguo entre lrsquoexplication et lrsquointerpreacutetationLrsquoexplication crsquoest la tacircche des Naturwissenschaften tandis que lrsquointerpreacuteta-tion reste le privilegravege des Geisteswissenschaften Mais en fin de compte crsquoestlrsquoobjectiviteacute de chaque science qui est rechercheacutee

Le principal apport de Gadamer crsquoest de faire de lrsquohermeacuteneutique un discoursphilosophique sans conteste Cela a eacuteteacute possible parce que Gadamer srsquoest ap-puyeacute sur la pheacutenomeacutenologie tout en appliquant son exigence descriptive agravela lecture de lrsquoœuvre drsquoart La deuxiegraveme partie de Veacuteriteacute et meacutethode porteessentiellement sur la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart et son statut ontologique Etcrsquoest lagrave qursquoon voit srsquoappliquer les exigences drsquointerpreacutetation formuleacutees dans lapremiegravere partie de lrsquoouvrage qui srsquointeacuteresse aux sciences de lrsquoesprit Gadamersoutient que lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique la plus authentique exige lrsquoimplica-tion du sujet Crsquoest ce que signifie la reacutefeacuterence eacutetroite qursquoil tisse entre le jeuet lrsquoœuvre drsquoart Lrsquoexpeacuterience estheacutetique permet ainsi drsquoexposer le caractegraverepratique et dialogique de lrsquohermeacuteneutique La compreacutehension globale de laveacuteriteacute hermeacuteneutique commence par lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience de veacuteriteacute veacutecuedans le deacuteroulement du jeu

Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lrsquoexpeacute-rience ludique

Lorsque Gadamer entreprend drsquoanalyser lrsquoœuvre drsquoart et sa signification her-meacuteneutique lrsquoexpeacuterience veacutecue dans le deacuteroulement drsquoune partie de jeu luisert de boussole Il estime qursquoune clarification de la nature du jeu les enjeuxdu jeu et de la place qursquooccupe le joueur dans son deacuteroulement est agrave mecircmede faire comprendre ce qui se joue non seulement dans lrsquoexpeacuterience estheacutetiquemais aussi dans lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique dans son ensemble Mecircme si leconcept de jeu a occupeacute une place importante dans la conscience estheacutetiquechez Kant et Schiller notamment il y a eacuteteacute abordeacute dans une perspective laquo sub-jectiviste raquo En clair le jeu y est conccedilu comme lrsquoinitiative du sujet deacuteployantson eacutenergie pour sa reacutealisation Ce subjectivisme ressort lorsque nous disonsdu jeu qursquoil est une activiteacute divertissante ou reacutecreacuteative soumise agrave des regraveglesqui deacutependent de nous Le sujet est preacutepondeacuterant dans une telle conception

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puisqursquoil deacutecide de jouer afin de se divertir le jeu nrsquoaurait drsquoimportance queparce que le joueur srsquoy adonne il nrsquoa pas de finaliteacute propre

Crsquoest de ce subjectivisme que doit ecirctre deacutegageacutee et libeacutereacutee lrsquoexpeacuterience ludiqueafin de saisir ce qursquoelle est capable de reacuteveacuteler sur la conscience estheacutetique etsur la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Il ne srsquoagit pas drsquoeacutevoquer le processus de creacutea-tion artistique issu de la techniciteacute de la geacutenialiteacute drsquoun individu ou des tech-niques geacuteomeacutetriques enseigneacutees dans les eacutecoles des beaux-arts mais plutocirct deparler de lrsquoexpeacuterience veacutecue lorsque nous sommes en face drsquoune œuvre drsquoartdeacutejagrave accomplie lorsque nous sommes sur une aire de jeu en pleine activiteacuteludique Ce que nous faisons dans ces cas de figure nrsquoa rien en commun avecla creacuteativiteacute estheacutetique Nous vivons une expeacuterience qursquoil faut deacutecrire Lanotion drsquoexpeacuterience est significative dans lrsquohermeacuteneutique de Gadamer Enallemand lrsquoexpeacuterience peut signifier Erfahrung ou Erlebnis Le premier termedeacutesigne lrsquoexpeacuterience telle qursquoelle est pratiqueacutee par les sciences de la naturedans un environnement expeacuterimental qui donne lieu aux pratiques les plusvarieacutees observation manipulation expeacuterimentation veacuterification etc La se-conde forme drsquoexpeacuterience qui inteacuteresse Gadamer crsquoest lrsquoexpeacuterience du veacutecuou de lrsquoimmersion du sujet Cette expeacuterience se reacutealise en lisant un texte eneacutecoutant une musique en contemplant une peinture nous vivons agrave cet ins-tant preacutecis une expeacuterience hautement significative pour lrsquoestheacutetique crsquoest uneexpeacuterience hermeacuteneutique que les acquis de la pheacutenomeacutenologie contribuent agravedeacutecrire

Pour Gadamer parler du jeu agrave propos de lrsquoexpeacuterience de lrsquoart ce nrsquoest pointdeacutecrire lrsquoattitude ni lrsquoeacutetat drsquoesprit du creacuteateur ou de lrsquoamateur et absolumentpas la liberteacute drsquoune subjectiviteacute qui srsquoexerce dans le jeu Il srsquoagit de notre im-plication dans laquo la maniegravere drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart elle-mecircme raquo (Gadamer1996 119) Quelle est donc cette maniegravere drsquoecirctre du jeu et son rapport agrave lacompreacutehension de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Crsquoest drsquoabord insiste Gadamerlrsquoexclusion de la subjectiviteacute conccedilue comme toute-puissance du sujet et vo-lonteacute de domination ou de connaissance absolue Dans le jeu il y a plutocirct lieude reconnaicirctre que le sujet nrsquoimpose plus ses cateacutegories au reacuteel il est emporteacutepar lrsquoobjet qui lrsquoinvite en quelque sorte sur la scegravene Nous avons lrsquohabitudede dire que nous jouons en attribuant lrsquoaction de ce verbe au sujet que noussommes pensant ainsi que lrsquoactiviteacute agrave laquelle nous nous livrons est notreœuvre le reacutesultat du pouvoir subjectif de faire ou de deacutefaire le cours du jeupar des conventions qui deacutependent de notre volonteacute Or le jeu ne se deacuteroulepas toujours selon la volonteacute du joueur il eacutechappe entiegraverement agrave celle-ci Tout

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controcircle du jeu nrsquoest drsquoailleurs qursquoune impression crsquoest-agrave-dire une illusion deperception Dans la perspective subjectiviste le jeu deacutepend tout entier delrsquoinitiative consciente de celui qui joue et qui deacutecide drsquoy prendre part il estloisir relaxation deacutegourdissement reacutecreacuteation bref il lui manque des butsseacuterieux que refuse de lui confeacuterer le sujet conscient

Parce que lrsquoon joue en ayant conscience de ces buts laquo non seacuterieux raquo il se deacute-veloppe une illusion de maicirctrise du jeu par le sujet qui peut agrave tout momentdeacutecider drsquoarrecircter le jeu pour retrouver le seacuterieux de la vie Drsquoapregraves le Voca-bulaire drsquoAndreacute Lalande le jeu consiste en une laquo deacutepense drsquoactiviteacute physiqueou mentale qui nrsquoa pas de but immeacutediatement utile ni mecircme de but deacutefiniet dont la seule raison drsquoecirctre pour la conscience de celui qui srsquoy livre est leplaisir mecircme qursquoil y trouve raquo (Lalande et Poirier 2010 546) Gadamer consi-degravere cependant que cette deacutefinition est trop subjectiviste elle est encore souslrsquoemprise de la philosophie du sujet auquel elle accorde une place essentielleDe plus elle insiste sur le fait que laquo dans la conduite ludique tous les butsqui deacuteterminent lrsquoexistence active et preacutevoyante nrsquoont pas tout simplementdisparu mais se trouvent suspendus drsquoune maniegravere singuliegravere et provisoire raquo(Gadamer 1996 119) Autrement dit le sujet est tout-puissant selon unetelle deacutefinition et crsquoest lui qui deacutecide de laquo suspendre raquo provisoirement tousles buts seacuterieux de la vie pour se mettre agrave jouer agrave se distraire agrave passer letemps Il sait qursquoil joue et il sait aussi que ce agrave quoi il se livre nrsquoest passeacuterieux ccedila nrsquoengage pas la vie Il srsquoamuse

Cependant Gadamer pose la question suivante que savons-nous exactementdu mode drsquoecirctre de lrsquoexpeacuterience ludique lorsque nous disons que le jeu nrsquoa pasde buts seacuterieux et que ces buts non seacuterieux deacutependent entiegraverement de nous Selon Gadamer cette deacuteclaration nrsquoexpose pas toutes les implications dumode drsquoecirctre du jeu puisque ce nrsquoest guegravere lagrave savoir Au moment ougrave nousprenons effectivement part agrave une seacuteance ludique il ne nous est plus possiblede deacutecrire et de deacuteterminer drsquoavance lrsquoissue de la partie Nous jouons et crsquoestle plus important En participant au jeu nous faisons une expeacuterience quinrsquoest pas du tout preacutevisible dans ses moindres deacutetails parce qursquoelle eacutechappeen reacutealiteacute agrave notre controcircle Ceci nous fait prendre conscience de ce que nousne sommes jamais les veacuteritables maicirctres du jeu Chacun peut faire cetteexpeacuterience sur sa console son ordinateur ou sur son teacuteleacutephone par exempleen jouant agrave un jeu qui eacutevolue par paliers Nous ne savons jamais drsquoavance agravequelle eacutetape nous allons eacutechouer ou si nous serons plutocirct vainqueur Chaquefois que nous eacutechouons nous poussons un cri drsquoeacutenervement et en sortant

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victorieux drsquoun palier nous nous sentons plus motiveacutes et ragaillardis commesi nous venions de prendre un risque Que traduit sur le plan hermeacuteneutiqueune telle situation Pour y reacutepondre Gadamer eacutecrit

Celui qui joue sait lui-mecircme que le jeu nrsquoest que jeu et qursquoil setrouve dans un monde deacutetermineacute par le seacuterieux des buts Il le saitmais sans plus penser en tant que joueur agrave ce rapport avec leseacuterieux En effet le jeu ne remplit son but que lorsque le joueursrsquooublie dans le jeu Ce qui fait que le jeu est entiegraverement jeu cenrsquoest pas son rapport qui en deacutetourne au seacuterieux crsquoest le seacuterieuxdans le jeu Qui ne prend pas le jeu au seacuterieux est un trouble-fecircteLe mode drsquoecirctre du jeu ne souffre pas que le joueur se comporteagrave lrsquoeacutegard du jeu comme agrave lrsquoeacutegard drsquoun objet Celui qui joue saitbien quelle chose est le jeu il sait que ce qursquoil fait laquo nrsquoest qursquounjeu raquo mais il ne sait pas ce qursquoil laquo sait raquo par lagrave (1996 119‑20)

Ce que Gadamer expose ainsi ce ne sont pas les pouvoirs de lrsquoindividu orga-nisateur du jeu et deacutecidant du lieu des acteurs et des regravegles crsquoest davantagece qui se passe pendant le jeu et la signification hermeacuteneutique cette expeacute-rience Cette tournure est assez expressive puisque crsquoest effectivement le jeuqui joue crsquoest-agrave-dire qursquoil se deacuteroule en deacutevoilant son contenu il se deacutevoile etse donne en spectacle Ce nrsquoest plus le joueur qui dit ce qursquoest le jeu auquelil joue mais le jeu srsquoouvre agrave lui et dit de mecircme ce agrave quoi il consiste dans sonouverture il vient doreacutenavant se montrer dans la seacuteance de son deacuteroulementet de son deacutevoilement Jouer ainsi crsquoest accepter une invitation du jeu quinous captive Crsquoest pour cela insiste Gadamer que laquo les joueurs ne sont pasle sujet du jeu mais agrave travers les joueurs crsquoest le jeu lui-mecircme qui accegravede agrave larepreacutesentation (Darstellung) raquo (1996 120) Le sens et la porteacutee estheacutetiquesde cette phrase sont fonction de la richesse du terme allemand de Darstellungqui signifie tout agrave la fois preacutesentation repreacutesentation reproduction ou exhi-bition de ce qui est 1 Jean Grondin y voit lrsquoun des concepts clefs de Veacuteriteacuteet Meacutethode dont la traduction laquo philosophiquement eacutevocatrice raquo serait plutocirctcelle drsquointerpreacutetation (Grondin 2007)

1 Cf La longue note des pages 121 et 122 de Veacuteriteacute et Meacutethode ougrave les traducteursont eacuteteacute confronteacutes agrave la difficulteacute de rendre en franccedilais le concept allemand de Darstellungutiliseacute par Gadamer heacutesitant entre lrsquoun et lrsquoautre sens sus mentionneacutes

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En quoi le comportement ludique est-il un comportement hermeacuteneutique Gadamer reacutepond que le jeu est tout entier une interpreacutetation En effet danslrsquousage figureacute ou meacutetaphorique du terme laquo jeu raquo nous parlons souvent du jeude lumiegravere du jeu des vagues du jeu politique du jeu de mots de celui descouleurs etc Lrsquoimportant ce nrsquoest pas de dire que ces entiteacutes jouent effec-tivement dans le sens ougrave elles participent consciemment au jeu en questionCrsquoest une meacutetaphore crsquoest-agrave-dire un proceacutedeacute stylistique consistant dans lrsquoem-ploi drsquoun terme concret en vue de deacutesigner une reacutealiteacute abstraite On substitueainsi un signifiant agrave un autre puisqursquoici le proceacutedeacute analogique est plutocirct im-plicite Dans le cas drsquoespegravece la meacutetaphore a pour but de faire ressortir lrsquoideacuteede va-et-vient sans fin commune agrave toutes ces images Gadamer considegravere quelaquo le sens moyen ou meacutedial raquo (Gadamer 1996 122) du jeu se laisse voir lorsquenous disons par exemple que quelque chose se joue ou est en jeu Nous di-sons de mecircme que nos vies sont en jeu lorsque nous nous engageons dans uneexpeacuterience lourde de conseacutequences deacuteterminantes et dont lrsquoissue finale peutecirctre fatale puisqursquoelle ne deacutepend pas de nous Nous jouons donc avec nosvies et il y a la possibiliteacute reacuteelle de les perdre Ainsi le jeu est une expeacuteriencedialogique dans laquelle lrsquoecirctre se donne en spectacle Gadamer affirme

Le mouvement de va-et-vient est si manifestement central pour ladeacutefinition essentielle du jeu qursquoil est indiffeacuterent de savoir quellepersonne ou quelle chose lrsquoexeacutecute Le mouvement du jeu commetel est pour ainsi dire deacutepourvu de substrat Crsquoest ici le jeu quiest joueacute ou qui se joue et il nrsquoy a plus de sujet qui y joue Le jeuest exeacutecution du mouvement comme tel Parlant par exemple dujeu des couleurs nous ne voulons manifestement pas dire qursquoil ya lagrave une couleur prise agrave part qui joue en passant dans une autremais nous deacutesignons ainsi le processus ou le spectacle indivisibleougrave se montre une multipliciteacute changeante de couleurs (Gadamer1996 121)

La polyseacutemie du terme Darstellung releveacutee en amont permet de voir que lejeu consiste pour celui qui tient lieu de sujet agrave se mettre agrave lrsquoeacutecoute et agravese rendre disponible et pour lrsquoœuvre qui est le veacuteritable maicirctre du jeu agravese mettre en scegravene Par conseacutequent ni le joueur ni le spectateur qui ne faitque regarder et applaudir une scegravene ne sont les maicirctres de ce spectacle quise livre de lui-mecircme puisqursquoils nrsquoen ont pas la maicirctrise contrairement agrave ceqursquoils peuvent preacutetendre Ils nrsquoen sont que des parties prenantes posseacutedeacutees

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deacutesormais par la magie du jeu sur scegravene A travers cette description du jeuGadamer met en lumiegravere le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart Cette expeacuteriencede lrsquoart montre davantage que lrsquoœuvre drsquoart ne saurait ecirctre un objet placeacuteen face drsquoune conscience elle est surtout une laquo expeacuterience qui meacutetamorphosecelui qui la fait raquo (1996 120) Cela se veacuterifie par exemple dans une partie detennis de table ougrave les deux joueurs se reacutepondent respectivement en frappanttour agrave tour sur une balle qursquoa lanceacutee le partenaire de jeu Ces joueurs sonttous des laquo reacutepondants raquo du jeu qui ne peuvent pas deacuteterminer drsquoavance ce quedevient une balle qui part ni ougrave elle chute exactement ni ce qursquoelle devientapregraves son rebond Au football une balle qui va se loger dans la lucarneprovoque la joie ou lrsquoeacutemoi des joueurs et de la foule des spectateurs Demecircme dans ce sport ce sont les mouvements impreacutevisibles de la balle dansson bond et son rebond qui commandent aux protagonistes la course le sautle grand eacutecart ou lrsquoimmobilisation bref le rythme agrave suivre Les joueurs nedeacutecident pas librement de sauter de bondir ou de srsquoimmobiliser Crsquoest le jeuqui commande au joueur lrsquoattitude agrave tenir et pas lrsquoinverse

Crsquoest ce que teacutemoigne lrsquoart de la danse ougrave le danseur ne fait que suivrele rythme que lui impose la musique Il ne peut pas imposer agrave la musiqueun rythme preacutecis son rythme il rythme son corps afin que les mouvementscadenceacutes de celui-ci soient en harmonie avec la musique Crsquoest plutocirct luien tant que danseur qui suit et subit le mouvement et le pas que lui dictela musique Une musique douce impose un rythme lent et langoureux unemusique fortement cadenceacutee impose un rythme acceacuteleacutereacute et vif Pourtant nousdisons aussi de la danse qursquoelle est un jeu un amusement Et lorsque nousparlons du laquo pas de danse raquo agrave suivre nous deacutemontrons une fois de plus quenous ne faisons que suivre un mouvement qui ne deacutepend pas de nous ladanse est le pas que nous impose la musique Par ce pas la danse suit lamusique et sa cadence et non lrsquoinverse

Une expeacuterience similaire est agrave lrsquoœuvre dans les jeux videacuteo Ici nous pensonsjouer seul mais en reacutealiteacute notre reacutepondant le logiciel de lrsquoordinateur parexemple ou la console de jeu est encore plus aguerri dans les regravegles Ainsila sensation eacuteprouveacutee dans le jeu est un instant quasi magique que Gadamerappelle laquo la surprise du jeu raquo (Gadamer 1996 124) Crsquoest une expeacuterience deveacuteriteacute toute particuliegravere que ne peut preacutevoir aucune deacutetermination aucunemeacutethodologie scientifique Le jeu met en avant la finitude du sujet parceqursquoil est un risque qui engage lrsquoecirctre du joueur Une telle expeacuterience ludiquereacutevegravele que laquo rdquojouerrdquo crsquoest toujours rdquoecirctre-joueacuterdquo raquo (1996 124) ainsi que lrsquoeacutecrit

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Gadamer Autrement dit puisque le joueur nrsquoest pas maicirctre du jeu crsquoestplutocirct lui qui est joueacute par ce qursquoil croyait reacutesulter de son initiative tel estjoueacute qui croyait jouer En se laissant prendre au jeu le joueur perd le pouvoirde sa subjectiviteacute et devient une partie prenante du jeu Gadamer dit quelaquo lrsquoattrait du jeu la fascination qursquoil exerce consistent justement dans le faitque le jeu srsquoempare de celui qui joue raquo (1996)

En parlant de risque de soi eacutevoquons le cas du parieur qui mise dans des jeuxde hasard ou des compeacutetitions de toute nature Ce cas est assez illustratifpuisqursquoen misant sur les pronostics le parieur srsquoillusionne sur ses pouvoirsOr il ne fait que se mettre en jeu et engage par lagrave sa confiance ses eacuteconomieset ses espeacuterances dans des choses qui ne deacutependent nullement de lui et surlesquelles il nrsquoexerce aucun pouvoir Ce qursquoil nrsquooublie pourtant pas au mecircmemoment crsquoest qursquoil joue avec des possibiliteacutes impreacutevisibles et qursquoil nrsquoest pascertain drsquoemporter quoique lrsquoespoir de miser sur le bon pronostic lrsquohabite Cetespoir est justifieacute par lrsquoinconscient de la toute-puissance du sujet qui lui faitdire qursquoil demeure le maicirctre du jeu et qursquoil a la situation en main Pourtantlrsquoissue finale ne deacutepend jamais de lui mecircme quand il a la reacuteputation drsquoecirctreun gagneur patenteacute Lrsquoissue du jeu est reacuteellement une surprise heureuse oumalheureuse Comme le soutient Gadamer agrave propos de la nature de touteactiviteacute ludique

Mecircme lorsqursquoil srsquoagit de jeux dans lesquels on srsquoefforce de remplirune tacircche que lrsquoon srsquoest fixeacutee agrave soi-mecircme crsquoest le risque qui faitlrsquoattrait du jeu est-ce que laquo ccedila va raquo Est-ce que laquo ccedila reacuteussit raquo Est-ce que laquo ccedila va encore reacuteussir raquo Qui tente ainsi est en veacuteriteacutelrsquoobjet de la tentative Le veacuteritable sujet nrsquoest pas le joueur maisle jeu lui-mecircme (ce que montrent agrave lrsquoeacutevidence les expeacuteriences ougraveil nrsquoy a qursquoun seul joueur) Crsquoest le jeu qui tient le joueur sous lecharme qui le prend dans ses filets qui le retient au jeu (1996)

Ainsi mecircme quand il peut y avoir des enjeux extra-ludiques qui motivent lesjoueurs tels que le deacutefi personnel de surmonter ses limites lrsquoattrait financierle pari la relaxation lrsquohonneur etc la dimension autonome du jeu restepleinement vraie alors que celle du joueur est de plus en plus hypotheacutetiqueDe tels enjeux nrsquoenlegravevent rien agrave la nature de lrsquoexpeacuterience ci-dessus deacutecrite Ceque veut dire Gadamer crsquoest que dans lrsquoinstant de deacuteroulement du jeu nulnrsquoa veacuteritablement le controcircle de quoi que ce soit Les joueurs et les spectateurs

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rendent possible la venue au monde du jeu sa repreacutesentation Le mode drsquoecirctredu jeu est toujours une repreacutesentation Les auteurs des paris du dopage et dutrucage dans le sport sont des trouble-fecirctes qui srsquoillusionnent de maicirctriser lejeu en refusant que ce dernier se deacuteroule librement Ils apparaissent souventridicules parce qursquoils ne pas laissent pas le jeu venir agrave la repreacutesentation Untel laquo refus raquo teacutemoigne de ce que rien ne deacutepend du joueur et que nul ne saitdrsquoavance lrsquoissue drsquoun jeu Pour Gadamer srsquoadonner agrave la tacircche ludique est unemaniegravere de srsquoidentifier au jeu en laissant pleinement se deacuteployer ce dernier(1996 126)

Ainsi le joueur nrsquoest pas maicirctre de la situation puisque le jeu eacutechappe agrave samaicirctrise Le gain hermeacuteneutique drsquoune telle analyse reacuteside dans son applica-tion agrave la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Cette description de la nature du ludiqueprojette sur lrsquoart une lumiegravere nouvelle celle de sa signification hermeacuteneutique

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutene-ment

Les analyses de Gadamer relatives agrave la notion de Darstellung dans le deacuterou-lement de lrsquoexpeacuterience ludique reacutevegravelent les termes de spectacle et de spec-tateurs Elles font intervenir le mode drsquoecirctre propre de la repreacutesentation ar-tistique theacuteacirctrale notamment Ne disons-nous pas que nous laquo jouons raquo autheacuteacirctre Pour Gadamer lorsque le jeu se transforme en spectacle il changenon seulement de direction mais aussi de nature le spectateur y prendalors la place du joueur et joue deacutesormais un rocircle de premiegravere importance entant que partie prenante de la repreacutesentation artistique Degraves lors la repreacutesen-tation en art srsquoadresse toujours agrave quelqursquoun laquo mecircme quand personne nrsquoestpreacutesent qui se borne agrave eacutecouter ou regarder raquo (1996 128) Cette transmuta-tion du ludique en estheacutetique eacuterige la penseacutee de Gadamer en laquo estheacutetiquephilosophique raquo (Fruchon 1997) Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode affirme quelaquo la transformation par laquelle le jeu humain atteint son veacuteritable accom-plissement qui est de devenir art je lrsquoappelle la transmutation en œuvre raquo(Gadamer 1996 128) Cette notion de laquo transmutation raquo a un sens preacutecisdans lrsquoontologie de lrsquoœuvre drsquoart

La transmutation en revanche signifie que quelque chose est drsquouncoup et en totaliteacute autre chose et que cette autre chose qursquoil est

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en vertu de la transmutation est son ecirctre vrai au regard duquelson ecirctre anteacuterieur est nul et non avenu (hellip) Ainsi lrsquoexpressionemployeacutee celle de laquo transmutation en figure raquo signifie que ce quiexistait auparavant nrsquoexiste plus mais aussi que ce qui existemaintenant ce qui se repreacutesente dans le jeu de lrsquoart est le vraiqui subsiste (1996 129)

En effet il apparaicirct agrave Gadamer que lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pas seulement sourcedrsquoune jouissance estheacutetique au sens traditionnel du terme mais qursquoelle esten mecircme temps une laquo rencontre de veacuteriteacute raquo au sens hermeacuteneutique un avegrave-nement et un eacuteveacutenement drsquoune veacuteriteacute que ne peut garantir aucune meacutethodedrsquoanalyse objective du savoir Cette veacuteriteacute eacutechappe agrave toute tentative drsquoanalysepar la meacutethode des sciences de la nature Vouloir la reacuteduire agrave la conscienceestheacutetique crsquoest-agrave-dire agrave la conscience meacutethodique crsquoest la soumettre auxexigences drsquoune conscience qui pense avoir le monopole de la veacuteriteacute Soutenircela crsquoest passer agrave cocircteacute du mode drsquoecirctre propre de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoartIl srsquoagit plutocirct ici de changer de paradigme afin de comprendre la veacuteriteacuteinheacuterente agrave lrsquoœuvre drsquoart Ce nrsquoest point la conscience estheacutetique mais lrsquoex-peacuterience hermeacuteneutique veacutecue en contemplant une œuvre drsquoart qui inteacuteresseau plus haut point la deacutemarche de Gadamer Pour lui il faut rester attentifau type de veacuteriteacute que nous livre lrsquoœuvre elle-mecircme Il soutient que le theacuteacirctrepar exemple preacutesente la structure du jeu en tant que monde fermeacute sur lespectateur la scegravene et les acteurs Le jeu nrsquoeacutetait-il pas lui aussi cet ensemblecomposeacute de la scegravene de jeu des joueurs et des spectateurs

Ce qursquoil faut dire crsquoest que dans lrsquoexpeacuterience des arts du spectacle ce nesont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectiviteacute parceqursquoils ont pleinement conscience drsquoincarner des personnages et de ne plusecirctre eux-mecircmes Celui qui srsquoy perd crsquoest aussi le spectateur puisque crsquoestpour lui et agrave lui que le spectacle srsquoouvre en premier Une pareille ouverture esttoujours une laquo ouverture pour raquo (1996 126) Lrsquoexpeacuterience du spectateur estdonc une expeacuterience hermeacuteneutique importante Il nrsquoy a plus de distinctionagrave opeacuterer entre lrsquoacteur sur scegravene et le spectateur dans la tribune Cette dis-tinction souligne lrsquoexteacuterioriteacute du spectateur et lui permet de revendiquer uneposition objectivante de penser que son rocircle ne se cantonne qursquoagrave regarderagrave applaudir ou agrave rire et qursquoil peut par conseacutequent juger le jeu theacuteacirctral ouartistique de lrsquoexteacuterieur en en offrant une lecture neutre Cette posture reacutevegravelelrsquoarriegravere-penseacutee du spectateur preacutetendant agrave une maicirctrise totale sur ce qui se

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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

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mdashmdashmdash 1996 Veacuteriteacute et meacutethode les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutiquephilosophique Ed inteacutegrale Lrsquoordre philosophique Paris Editions du Seuil

Gadamer Hans-Georg et Pierre Fruchon 2001 Au commencement de laphilosophie pour une lecture des preacutesocratiques Paris Eacuted du Seuil

Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

Grondin Jean 2006 Lrsquohermeacuteneutique Paris Presses universitaires deFrance

mdashmdashmdash 2007 laquo Lrsquoart comme preacutesentation chez Hans-Georg Gadamer Porteacuteeet limites drsquoun concept raquo Eacutetudes Germaniques 246 (2) 337 httpsdoiorg103917eger2460337

Heidegger M 1980 laquo Lrsquoorigine de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Chemins qui ne megravenentnulle ne part traduit par Wolfgang Brokmeier Paris Gallimard

Hoffner Anne-Beacuteneacutedicte et Samuel Bleynie 2015 laquo En Islam la repreacute-sentation de Dieu est interdite non celle de son prophegravete raquo La Croixhttp wwwla-croixcom

Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
Page 3: Conscience ludique et temporalité esthétique : La vérité ... › static › git-articles › SP1414 › SP1414.pdf · Conscience ludique et temporalité esthétique vers des vérités

Table des matiegraveresIntroduction 4Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lrsquoexpeacuterience ludique 5La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement 12Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart 15La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte 20Bibliographie 22

Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Ceacutedric Martin Jacques Eyeacutebeacute

Introduction

La nature et le sens drsquoune œuvre drsquoart sont deux perspectives fondamentalesde lrsquohermeacuteneutique de Hans-Georg Gadamer Cela est incontestable pour quia lu Veacuteriteacute et meacutethode une œuvre parue en 1960 et dans laquelle Gadamerse donne lrsquoambition de retracer les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutique philo-sophique (Gadamer 1996) Cela montre que le tournant qui srsquoopegravere chez cetauteur vise agrave faire de lrsquohermeacuteneutique un discours pleinement philosophiqueBien avant Heidegger et Gadamer lrsquohermeacuteneutique eacutetait inconnue commepratique intellectuelle de haute facture et srsquointeacuteressait prioritairement auxquestions theacuteologiques Les premiegraveres tentatives de deacutetheacuteologisation de lrsquoher-meacuteneutique sont perceptibles au XIX siegravecle chez Schleiermacher et WilhelmDilthey notamment Le premier affiche la volonteacute de construire une hermeacute-neutique geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une technique applicable agrave tout type de texteet agrave toute reacutealiteacute soumise agrave lrsquointerpreacutetation Chez lui la prioriteacute reste lasaisie du sens profond et fondamental des Ecritures saintes (Mesure 2003)Schleiermacher eacutetant avant tout un theacuteologien lutheacuterien Dilthey par contresrsquoest affranchi des ficelles de la theacuteologie (Dilthey 1947) afin de faire de lrsquoher-meacuteneutique la meacutethode approprieacutee pour deacutecouvrir la veacuteriteacute dans les sciencesde lrsquoesprit les Geisteswissenschaften (Gadamer 1996 119) Il fait de lrsquohermeacute-neutique une meacutethodologie devant reacutesoudre le conflit opposant les sciencesde la nature aux sciences de lrsquoesprit

En effet les premiegraveres parviennent deacutejagrave agrave des reacutesultats geacuteneacuteraux faisant lrsquouna-nimiteacute et sont preacutesenteacutees comme le prototype de toute scientificiteacute En en-treprenant sa critique de la meacutethode Kant avait conscience du problegraveme Laquestion est donc celle de la meacutethode devant conduire les sciences humaines

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

vers des veacuteriteacutes geacuteneacuterales sur le fonctionnement des socieacuteteacutes la vie et lrsquohistoireetc Face agrave ce deacutefi Dilthey pense que lrsquohermeacuteneutique est la solution puis-qursquoelle permet drsquoeacutetablir un distinguo entre lrsquoexplication et lrsquointerpreacutetationLrsquoexplication crsquoest la tacircche des Naturwissenschaften tandis que lrsquointerpreacuteta-tion reste le privilegravege des Geisteswissenschaften Mais en fin de compte crsquoestlrsquoobjectiviteacute de chaque science qui est rechercheacutee

Le principal apport de Gadamer crsquoest de faire de lrsquohermeacuteneutique un discoursphilosophique sans conteste Cela a eacuteteacute possible parce que Gadamer srsquoest ap-puyeacute sur la pheacutenomeacutenologie tout en appliquant son exigence descriptive agravela lecture de lrsquoœuvre drsquoart La deuxiegraveme partie de Veacuteriteacute et meacutethode porteessentiellement sur la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart et son statut ontologique Etcrsquoest lagrave qursquoon voit srsquoappliquer les exigences drsquointerpreacutetation formuleacutees dans lapremiegravere partie de lrsquoouvrage qui srsquointeacuteresse aux sciences de lrsquoesprit Gadamersoutient que lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique la plus authentique exige lrsquoimplica-tion du sujet Crsquoest ce que signifie la reacutefeacuterence eacutetroite qursquoil tisse entre le jeuet lrsquoœuvre drsquoart Lrsquoexpeacuterience estheacutetique permet ainsi drsquoexposer le caractegraverepratique et dialogique de lrsquohermeacuteneutique La compreacutehension globale de laveacuteriteacute hermeacuteneutique commence par lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience de veacuteriteacute veacutecuedans le deacuteroulement du jeu

Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lrsquoexpeacute-rience ludique

Lorsque Gadamer entreprend drsquoanalyser lrsquoœuvre drsquoart et sa signification her-meacuteneutique lrsquoexpeacuterience veacutecue dans le deacuteroulement drsquoune partie de jeu luisert de boussole Il estime qursquoune clarification de la nature du jeu les enjeuxdu jeu et de la place qursquooccupe le joueur dans son deacuteroulement est agrave mecircmede faire comprendre ce qui se joue non seulement dans lrsquoexpeacuterience estheacutetiquemais aussi dans lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique dans son ensemble Mecircme si leconcept de jeu a occupeacute une place importante dans la conscience estheacutetiquechez Kant et Schiller notamment il y a eacuteteacute abordeacute dans une perspective laquo sub-jectiviste raquo En clair le jeu y est conccedilu comme lrsquoinitiative du sujet deacuteployantson eacutenergie pour sa reacutealisation Ce subjectivisme ressort lorsque nous disonsdu jeu qursquoil est une activiteacute divertissante ou reacutecreacuteative soumise agrave des regraveglesqui deacutependent de nous Le sujet est preacutepondeacuterant dans une telle conception

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

puisqursquoil deacutecide de jouer afin de se divertir le jeu nrsquoaurait drsquoimportance queparce que le joueur srsquoy adonne il nrsquoa pas de finaliteacute propre

Crsquoest de ce subjectivisme que doit ecirctre deacutegageacutee et libeacutereacutee lrsquoexpeacuterience ludiqueafin de saisir ce qursquoelle est capable de reacuteveacuteler sur la conscience estheacutetique etsur la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Il ne srsquoagit pas drsquoeacutevoquer le processus de creacutea-tion artistique issu de la techniciteacute de la geacutenialiteacute drsquoun individu ou des tech-niques geacuteomeacutetriques enseigneacutees dans les eacutecoles des beaux-arts mais plutocirct deparler de lrsquoexpeacuterience veacutecue lorsque nous sommes en face drsquoune œuvre drsquoartdeacutejagrave accomplie lorsque nous sommes sur une aire de jeu en pleine activiteacuteludique Ce que nous faisons dans ces cas de figure nrsquoa rien en commun avecla creacuteativiteacute estheacutetique Nous vivons une expeacuterience qursquoil faut deacutecrire Lanotion drsquoexpeacuterience est significative dans lrsquohermeacuteneutique de Gadamer Enallemand lrsquoexpeacuterience peut signifier Erfahrung ou Erlebnis Le premier termedeacutesigne lrsquoexpeacuterience telle qursquoelle est pratiqueacutee par les sciences de la naturedans un environnement expeacuterimental qui donne lieu aux pratiques les plusvarieacutees observation manipulation expeacuterimentation veacuterification etc La se-conde forme drsquoexpeacuterience qui inteacuteresse Gadamer crsquoest lrsquoexpeacuterience du veacutecuou de lrsquoimmersion du sujet Cette expeacuterience se reacutealise en lisant un texte eneacutecoutant une musique en contemplant une peinture nous vivons agrave cet ins-tant preacutecis une expeacuterience hautement significative pour lrsquoestheacutetique crsquoest uneexpeacuterience hermeacuteneutique que les acquis de la pheacutenomeacutenologie contribuent agravedeacutecrire

Pour Gadamer parler du jeu agrave propos de lrsquoexpeacuterience de lrsquoart ce nrsquoest pointdeacutecrire lrsquoattitude ni lrsquoeacutetat drsquoesprit du creacuteateur ou de lrsquoamateur et absolumentpas la liberteacute drsquoune subjectiviteacute qui srsquoexerce dans le jeu Il srsquoagit de notre im-plication dans laquo la maniegravere drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart elle-mecircme raquo (Gadamer1996 119) Quelle est donc cette maniegravere drsquoecirctre du jeu et son rapport agrave lacompreacutehension de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Crsquoest drsquoabord insiste Gadamerlrsquoexclusion de la subjectiviteacute conccedilue comme toute-puissance du sujet et vo-lonteacute de domination ou de connaissance absolue Dans le jeu il y a plutocirct lieude reconnaicirctre que le sujet nrsquoimpose plus ses cateacutegories au reacuteel il est emporteacutepar lrsquoobjet qui lrsquoinvite en quelque sorte sur la scegravene Nous avons lrsquohabitudede dire que nous jouons en attribuant lrsquoaction de ce verbe au sujet que noussommes pensant ainsi que lrsquoactiviteacute agrave laquelle nous nous livrons est notreœuvre le reacutesultat du pouvoir subjectif de faire ou de deacutefaire le cours du jeupar des conventions qui deacutependent de notre volonteacute Or le jeu ne se deacuteroulepas toujours selon la volonteacute du joueur il eacutechappe entiegraverement agrave celle-ci Tout

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controcircle du jeu nrsquoest drsquoailleurs qursquoune impression crsquoest-agrave-dire une illusion deperception Dans la perspective subjectiviste le jeu deacutepend tout entier delrsquoinitiative consciente de celui qui joue et qui deacutecide drsquoy prendre part il estloisir relaxation deacutegourdissement reacutecreacuteation bref il lui manque des butsseacuterieux que refuse de lui confeacuterer le sujet conscient

Parce que lrsquoon joue en ayant conscience de ces buts laquo non seacuterieux raquo il se deacute-veloppe une illusion de maicirctrise du jeu par le sujet qui peut agrave tout momentdeacutecider drsquoarrecircter le jeu pour retrouver le seacuterieux de la vie Drsquoapregraves le Voca-bulaire drsquoAndreacute Lalande le jeu consiste en une laquo deacutepense drsquoactiviteacute physiqueou mentale qui nrsquoa pas de but immeacutediatement utile ni mecircme de but deacutefiniet dont la seule raison drsquoecirctre pour la conscience de celui qui srsquoy livre est leplaisir mecircme qursquoil y trouve raquo (Lalande et Poirier 2010 546) Gadamer consi-degravere cependant que cette deacutefinition est trop subjectiviste elle est encore souslrsquoemprise de la philosophie du sujet auquel elle accorde une place essentielleDe plus elle insiste sur le fait que laquo dans la conduite ludique tous les butsqui deacuteterminent lrsquoexistence active et preacutevoyante nrsquoont pas tout simplementdisparu mais se trouvent suspendus drsquoune maniegravere singuliegravere et provisoire raquo(Gadamer 1996 119) Autrement dit le sujet est tout-puissant selon unetelle deacutefinition et crsquoest lui qui deacutecide de laquo suspendre raquo provisoirement tousles buts seacuterieux de la vie pour se mettre agrave jouer agrave se distraire agrave passer letemps Il sait qursquoil joue et il sait aussi que ce agrave quoi il se livre nrsquoest passeacuterieux ccedila nrsquoengage pas la vie Il srsquoamuse

Cependant Gadamer pose la question suivante que savons-nous exactementdu mode drsquoecirctre de lrsquoexpeacuterience ludique lorsque nous disons que le jeu nrsquoa pasde buts seacuterieux et que ces buts non seacuterieux deacutependent entiegraverement de nous Selon Gadamer cette deacuteclaration nrsquoexpose pas toutes les implications dumode drsquoecirctre du jeu puisque ce nrsquoest guegravere lagrave savoir Au moment ougrave nousprenons effectivement part agrave une seacuteance ludique il ne nous est plus possiblede deacutecrire et de deacuteterminer drsquoavance lrsquoissue de la partie Nous jouons et crsquoestle plus important En participant au jeu nous faisons une expeacuterience quinrsquoest pas du tout preacutevisible dans ses moindres deacutetails parce qursquoelle eacutechappeen reacutealiteacute agrave notre controcircle Ceci nous fait prendre conscience de ce que nousne sommes jamais les veacuteritables maicirctres du jeu Chacun peut faire cetteexpeacuterience sur sa console son ordinateur ou sur son teacuteleacutephone par exempleen jouant agrave un jeu qui eacutevolue par paliers Nous ne savons jamais drsquoavance agravequelle eacutetape nous allons eacutechouer ou si nous serons plutocirct vainqueur Chaquefois que nous eacutechouons nous poussons un cri drsquoeacutenervement et en sortant

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victorieux drsquoun palier nous nous sentons plus motiveacutes et ragaillardis commesi nous venions de prendre un risque Que traduit sur le plan hermeacuteneutiqueune telle situation Pour y reacutepondre Gadamer eacutecrit

Celui qui joue sait lui-mecircme que le jeu nrsquoest que jeu et qursquoil setrouve dans un monde deacutetermineacute par le seacuterieux des buts Il le saitmais sans plus penser en tant que joueur agrave ce rapport avec leseacuterieux En effet le jeu ne remplit son but que lorsque le joueursrsquooublie dans le jeu Ce qui fait que le jeu est entiegraverement jeu cenrsquoest pas son rapport qui en deacutetourne au seacuterieux crsquoest le seacuterieuxdans le jeu Qui ne prend pas le jeu au seacuterieux est un trouble-fecircteLe mode drsquoecirctre du jeu ne souffre pas que le joueur se comporteagrave lrsquoeacutegard du jeu comme agrave lrsquoeacutegard drsquoun objet Celui qui joue saitbien quelle chose est le jeu il sait que ce qursquoil fait laquo nrsquoest qursquounjeu raquo mais il ne sait pas ce qursquoil laquo sait raquo par lagrave (1996 119‑20)

Ce que Gadamer expose ainsi ce ne sont pas les pouvoirs de lrsquoindividu orga-nisateur du jeu et deacutecidant du lieu des acteurs et des regravegles crsquoest davantagece qui se passe pendant le jeu et la signification hermeacuteneutique cette expeacute-rience Cette tournure est assez expressive puisque crsquoest effectivement le jeuqui joue crsquoest-agrave-dire qursquoil se deacuteroule en deacutevoilant son contenu il se deacutevoile etse donne en spectacle Ce nrsquoest plus le joueur qui dit ce qursquoest le jeu auquelil joue mais le jeu srsquoouvre agrave lui et dit de mecircme ce agrave quoi il consiste dans sonouverture il vient doreacutenavant se montrer dans la seacuteance de son deacuteroulementet de son deacutevoilement Jouer ainsi crsquoest accepter une invitation du jeu quinous captive Crsquoest pour cela insiste Gadamer que laquo les joueurs ne sont pasle sujet du jeu mais agrave travers les joueurs crsquoest le jeu lui-mecircme qui accegravede agrave larepreacutesentation (Darstellung) raquo (1996 120) Le sens et la porteacutee estheacutetiquesde cette phrase sont fonction de la richesse du terme allemand de Darstellungqui signifie tout agrave la fois preacutesentation repreacutesentation reproduction ou exhi-bition de ce qui est 1 Jean Grondin y voit lrsquoun des concepts clefs de Veacuteriteacuteet Meacutethode dont la traduction laquo philosophiquement eacutevocatrice raquo serait plutocirctcelle drsquointerpreacutetation (Grondin 2007)

1 Cf La longue note des pages 121 et 122 de Veacuteriteacute et Meacutethode ougrave les traducteursont eacuteteacute confronteacutes agrave la difficulteacute de rendre en franccedilais le concept allemand de Darstellungutiliseacute par Gadamer heacutesitant entre lrsquoun et lrsquoautre sens sus mentionneacutes

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En quoi le comportement ludique est-il un comportement hermeacuteneutique Gadamer reacutepond que le jeu est tout entier une interpreacutetation En effet danslrsquousage figureacute ou meacutetaphorique du terme laquo jeu raquo nous parlons souvent du jeude lumiegravere du jeu des vagues du jeu politique du jeu de mots de celui descouleurs etc Lrsquoimportant ce nrsquoest pas de dire que ces entiteacutes jouent effec-tivement dans le sens ougrave elles participent consciemment au jeu en questionCrsquoest une meacutetaphore crsquoest-agrave-dire un proceacutedeacute stylistique consistant dans lrsquoem-ploi drsquoun terme concret en vue de deacutesigner une reacutealiteacute abstraite On substitueainsi un signifiant agrave un autre puisqursquoici le proceacutedeacute analogique est plutocirct im-plicite Dans le cas drsquoespegravece la meacutetaphore a pour but de faire ressortir lrsquoideacuteede va-et-vient sans fin commune agrave toutes ces images Gadamer considegravere quelaquo le sens moyen ou meacutedial raquo (Gadamer 1996 122) du jeu se laisse voir lorsquenous disons par exemple que quelque chose se joue ou est en jeu Nous di-sons de mecircme que nos vies sont en jeu lorsque nous nous engageons dans uneexpeacuterience lourde de conseacutequences deacuteterminantes et dont lrsquoissue finale peutecirctre fatale puisqursquoelle ne deacutepend pas de nous Nous jouons donc avec nosvies et il y a la possibiliteacute reacuteelle de les perdre Ainsi le jeu est une expeacuteriencedialogique dans laquelle lrsquoecirctre se donne en spectacle Gadamer affirme

Le mouvement de va-et-vient est si manifestement central pour ladeacutefinition essentielle du jeu qursquoil est indiffeacuterent de savoir quellepersonne ou quelle chose lrsquoexeacutecute Le mouvement du jeu commetel est pour ainsi dire deacutepourvu de substrat Crsquoest ici le jeu quiest joueacute ou qui se joue et il nrsquoy a plus de sujet qui y joue Le jeuest exeacutecution du mouvement comme tel Parlant par exemple dujeu des couleurs nous ne voulons manifestement pas dire qursquoil ya lagrave une couleur prise agrave part qui joue en passant dans une autremais nous deacutesignons ainsi le processus ou le spectacle indivisibleougrave se montre une multipliciteacute changeante de couleurs (Gadamer1996 121)

La polyseacutemie du terme Darstellung releveacutee en amont permet de voir que lejeu consiste pour celui qui tient lieu de sujet agrave se mettre agrave lrsquoeacutecoute et agravese rendre disponible et pour lrsquoœuvre qui est le veacuteritable maicirctre du jeu agravese mettre en scegravene Par conseacutequent ni le joueur ni le spectateur qui ne faitque regarder et applaudir une scegravene ne sont les maicirctres de ce spectacle quise livre de lui-mecircme puisqursquoils nrsquoen ont pas la maicirctrise contrairement agrave ceqursquoils peuvent preacutetendre Ils nrsquoen sont que des parties prenantes posseacutedeacutees

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deacutesormais par la magie du jeu sur scegravene A travers cette description du jeuGadamer met en lumiegravere le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart Cette expeacuteriencede lrsquoart montre davantage que lrsquoœuvre drsquoart ne saurait ecirctre un objet placeacuteen face drsquoune conscience elle est surtout une laquo expeacuterience qui meacutetamorphosecelui qui la fait raquo (1996 120) Cela se veacuterifie par exemple dans une partie detennis de table ougrave les deux joueurs se reacutepondent respectivement en frappanttour agrave tour sur une balle qursquoa lanceacutee le partenaire de jeu Ces joueurs sonttous des laquo reacutepondants raquo du jeu qui ne peuvent pas deacuteterminer drsquoavance ce quedevient une balle qui part ni ougrave elle chute exactement ni ce qursquoelle devientapregraves son rebond Au football une balle qui va se loger dans la lucarneprovoque la joie ou lrsquoeacutemoi des joueurs et de la foule des spectateurs Demecircme dans ce sport ce sont les mouvements impreacutevisibles de la balle dansson bond et son rebond qui commandent aux protagonistes la course le sautle grand eacutecart ou lrsquoimmobilisation bref le rythme agrave suivre Les joueurs nedeacutecident pas librement de sauter de bondir ou de srsquoimmobiliser Crsquoest le jeuqui commande au joueur lrsquoattitude agrave tenir et pas lrsquoinverse

Crsquoest ce que teacutemoigne lrsquoart de la danse ougrave le danseur ne fait que suivrele rythme que lui impose la musique Il ne peut pas imposer agrave la musiqueun rythme preacutecis son rythme il rythme son corps afin que les mouvementscadenceacutes de celui-ci soient en harmonie avec la musique Crsquoest plutocirct luien tant que danseur qui suit et subit le mouvement et le pas que lui dictela musique Une musique douce impose un rythme lent et langoureux unemusique fortement cadenceacutee impose un rythme acceacuteleacutereacute et vif Pourtant nousdisons aussi de la danse qursquoelle est un jeu un amusement Et lorsque nousparlons du laquo pas de danse raquo agrave suivre nous deacutemontrons une fois de plus quenous ne faisons que suivre un mouvement qui ne deacutepend pas de nous ladanse est le pas que nous impose la musique Par ce pas la danse suit lamusique et sa cadence et non lrsquoinverse

Une expeacuterience similaire est agrave lrsquoœuvre dans les jeux videacuteo Ici nous pensonsjouer seul mais en reacutealiteacute notre reacutepondant le logiciel de lrsquoordinateur parexemple ou la console de jeu est encore plus aguerri dans les regravegles Ainsila sensation eacuteprouveacutee dans le jeu est un instant quasi magique que Gadamerappelle laquo la surprise du jeu raquo (Gadamer 1996 124) Crsquoest une expeacuterience deveacuteriteacute toute particuliegravere que ne peut preacutevoir aucune deacutetermination aucunemeacutethodologie scientifique Le jeu met en avant la finitude du sujet parceqursquoil est un risque qui engage lrsquoecirctre du joueur Une telle expeacuterience ludiquereacutevegravele que laquo rdquojouerrdquo crsquoest toujours rdquoecirctre-joueacuterdquo raquo (1996 124) ainsi que lrsquoeacutecrit

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Gadamer Autrement dit puisque le joueur nrsquoest pas maicirctre du jeu crsquoestplutocirct lui qui est joueacute par ce qursquoil croyait reacutesulter de son initiative tel estjoueacute qui croyait jouer En se laissant prendre au jeu le joueur perd le pouvoirde sa subjectiviteacute et devient une partie prenante du jeu Gadamer dit quelaquo lrsquoattrait du jeu la fascination qursquoil exerce consistent justement dans le faitque le jeu srsquoempare de celui qui joue raquo (1996)

En parlant de risque de soi eacutevoquons le cas du parieur qui mise dans des jeuxde hasard ou des compeacutetitions de toute nature Ce cas est assez illustratifpuisqursquoen misant sur les pronostics le parieur srsquoillusionne sur ses pouvoirsOr il ne fait que se mettre en jeu et engage par lagrave sa confiance ses eacuteconomieset ses espeacuterances dans des choses qui ne deacutependent nullement de lui et surlesquelles il nrsquoexerce aucun pouvoir Ce qursquoil nrsquooublie pourtant pas au mecircmemoment crsquoest qursquoil joue avec des possibiliteacutes impreacutevisibles et qursquoil nrsquoest pascertain drsquoemporter quoique lrsquoespoir de miser sur le bon pronostic lrsquohabite Cetespoir est justifieacute par lrsquoinconscient de la toute-puissance du sujet qui lui faitdire qursquoil demeure le maicirctre du jeu et qursquoil a la situation en main Pourtantlrsquoissue finale ne deacutepend jamais de lui mecircme quand il a la reacuteputation drsquoecirctreun gagneur patenteacute Lrsquoissue du jeu est reacuteellement une surprise heureuse oumalheureuse Comme le soutient Gadamer agrave propos de la nature de touteactiviteacute ludique

Mecircme lorsqursquoil srsquoagit de jeux dans lesquels on srsquoefforce de remplirune tacircche que lrsquoon srsquoest fixeacutee agrave soi-mecircme crsquoest le risque qui faitlrsquoattrait du jeu est-ce que laquo ccedila va raquo Est-ce que laquo ccedila reacuteussit raquo Est-ce que laquo ccedila va encore reacuteussir raquo Qui tente ainsi est en veacuteriteacutelrsquoobjet de la tentative Le veacuteritable sujet nrsquoest pas le joueur maisle jeu lui-mecircme (ce que montrent agrave lrsquoeacutevidence les expeacuteriences ougraveil nrsquoy a qursquoun seul joueur) Crsquoest le jeu qui tient le joueur sous lecharme qui le prend dans ses filets qui le retient au jeu (1996)

Ainsi mecircme quand il peut y avoir des enjeux extra-ludiques qui motivent lesjoueurs tels que le deacutefi personnel de surmonter ses limites lrsquoattrait financierle pari la relaxation lrsquohonneur etc la dimension autonome du jeu restepleinement vraie alors que celle du joueur est de plus en plus hypotheacutetiqueDe tels enjeux nrsquoenlegravevent rien agrave la nature de lrsquoexpeacuterience ci-dessus deacutecrite Ceque veut dire Gadamer crsquoest que dans lrsquoinstant de deacuteroulement du jeu nulnrsquoa veacuteritablement le controcircle de quoi que ce soit Les joueurs et les spectateurs

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rendent possible la venue au monde du jeu sa repreacutesentation Le mode drsquoecirctredu jeu est toujours une repreacutesentation Les auteurs des paris du dopage et dutrucage dans le sport sont des trouble-fecirctes qui srsquoillusionnent de maicirctriser lejeu en refusant que ce dernier se deacuteroule librement Ils apparaissent souventridicules parce qursquoils ne pas laissent pas le jeu venir agrave la repreacutesentation Untel laquo refus raquo teacutemoigne de ce que rien ne deacutepend du joueur et que nul ne saitdrsquoavance lrsquoissue drsquoun jeu Pour Gadamer srsquoadonner agrave la tacircche ludique est unemaniegravere de srsquoidentifier au jeu en laissant pleinement se deacuteployer ce dernier(1996 126)

Ainsi le joueur nrsquoest pas maicirctre de la situation puisque le jeu eacutechappe agrave samaicirctrise Le gain hermeacuteneutique drsquoune telle analyse reacuteside dans son applica-tion agrave la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Cette description de la nature du ludiqueprojette sur lrsquoart une lumiegravere nouvelle celle de sa signification hermeacuteneutique

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutene-ment

Les analyses de Gadamer relatives agrave la notion de Darstellung dans le deacuterou-lement de lrsquoexpeacuterience ludique reacutevegravelent les termes de spectacle et de spec-tateurs Elles font intervenir le mode drsquoecirctre propre de la repreacutesentation ar-tistique theacuteacirctrale notamment Ne disons-nous pas que nous laquo jouons raquo autheacuteacirctre Pour Gadamer lorsque le jeu se transforme en spectacle il changenon seulement de direction mais aussi de nature le spectateur y prendalors la place du joueur et joue deacutesormais un rocircle de premiegravere importance entant que partie prenante de la repreacutesentation artistique Degraves lors la repreacutesen-tation en art srsquoadresse toujours agrave quelqursquoun laquo mecircme quand personne nrsquoestpreacutesent qui se borne agrave eacutecouter ou regarder raquo (1996 128) Cette transmuta-tion du ludique en estheacutetique eacuterige la penseacutee de Gadamer en laquo estheacutetiquephilosophique raquo (Fruchon 1997) Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode affirme quelaquo la transformation par laquelle le jeu humain atteint son veacuteritable accom-plissement qui est de devenir art je lrsquoappelle la transmutation en œuvre raquo(Gadamer 1996 128) Cette notion de laquo transmutation raquo a un sens preacutecisdans lrsquoontologie de lrsquoœuvre drsquoart

La transmutation en revanche signifie que quelque chose est drsquouncoup et en totaliteacute autre chose et que cette autre chose qursquoil est

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en vertu de la transmutation est son ecirctre vrai au regard duquelson ecirctre anteacuterieur est nul et non avenu (hellip) Ainsi lrsquoexpressionemployeacutee celle de laquo transmutation en figure raquo signifie que ce quiexistait auparavant nrsquoexiste plus mais aussi que ce qui existemaintenant ce qui se repreacutesente dans le jeu de lrsquoart est le vraiqui subsiste (1996 129)

En effet il apparaicirct agrave Gadamer que lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pas seulement sourcedrsquoune jouissance estheacutetique au sens traditionnel du terme mais qursquoelle esten mecircme temps une laquo rencontre de veacuteriteacute raquo au sens hermeacuteneutique un avegrave-nement et un eacuteveacutenement drsquoune veacuteriteacute que ne peut garantir aucune meacutethodedrsquoanalyse objective du savoir Cette veacuteriteacute eacutechappe agrave toute tentative drsquoanalysepar la meacutethode des sciences de la nature Vouloir la reacuteduire agrave la conscienceestheacutetique crsquoest-agrave-dire agrave la conscience meacutethodique crsquoest la soumettre auxexigences drsquoune conscience qui pense avoir le monopole de la veacuteriteacute Soutenircela crsquoest passer agrave cocircteacute du mode drsquoecirctre propre de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoartIl srsquoagit plutocirct ici de changer de paradigme afin de comprendre la veacuteriteacuteinheacuterente agrave lrsquoœuvre drsquoart Ce nrsquoest point la conscience estheacutetique mais lrsquoex-peacuterience hermeacuteneutique veacutecue en contemplant une œuvre drsquoart qui inteacuteresseau plus haut point la deacutemarche de Gadamer Pour lui il faut rester attentifau type de veacuteriteacute que nous livre lrsquoœuvre elle-mecircme Il soutient que le theacuteacirctrepar exemple preacutesente la structure du jeu en tant que monde fermeacute sur lespectateur la scegravene et les acteurs Le jeu nrsquoeacutetait-il pas lui aussi cet ensemblecomposeacute de la scegravene de jeu des joueurs et des spectateurs

Ce qursquoil faut dire crsquoest que dans lrsquoexpeacuterience des arts du spectacle ce nesont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectiviteacute parceqursquoils ont pleinement conscience drsquoincarner des personnages et de ne plusecirctre eux-mecircmes Celui qui srsquoy perd crsquoest aussi le spectateur puisque crsquoestpour lui et agrave lui que le spectacle srsquoouvre en premier Une pareille ouverture esttoujours une laquo ouverture pour raquo (1996 126) Lrsquoexpeacuterience du spectateur estdonc une expeacuterience hermeacuteneutique importante Il nrsquoy a plus de distinctionagrave opeacuterer entre lrsquoacteur sur scegravene et le spectateur dans la tribune Cette dis-tinction souligne lrsquoexteacuterioriteacute du spectateur et lui permet de revendiquer uneposition objectivante de penser que son rocircle ne se cantonne qursquoagrave regarderagrave applaudir ou agrave rire et qursquoil peut par conseacutequent juger le jeu theacuteacirctral ouartistique de lrsquoexteacuterieur en en offrant une lecture neutre Cette posture reacutevegravelelrsquoarriegravere-penseacutee du spectateur preacutetendant agrave une maicirctrise totale sur ce qui se

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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

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mdashmdashmdash 1996 Veacuteriteacute et meacutethode les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutiquephilosophique Ed inteacutegrale Lrsquoordre philosophique Paris Editions du Seuil

Gadamer Hans-Georg et Pierre Fruchon 2001 Au commencement de laphilosophie pour une lecture des preacutesocratiques Paris Eacuted du Seuil

Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

Grondin Jean 2006 Lrsquohermeacuteneutique Paris Presses universitaires deFrance

mdashmdashmdash 2007 laquo Lrsquoart comme preacutesentation chez Hans-Georg Gadamer Porteacuteeet limites drsquoun concept raquo Eacutetudes Germaniques 246 (2) 337 httpsdoiorg103917eger2460337

Heidegger M 1980 laquo Lrsquoorigine de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Chemins qui ne megravenentnulle ne part traduit par Wolfgang Brokmeier Paris Gallimard

Hoffner Anne-Beacuteneacutedicte et Samuel Bleynie 2015 laquo En Islam la repreacute-sentation de Dieu est interdite non celle de son prophegravete raquo La Croixhttp wwwla-croixcom

Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Ceacutedric Martin Jacques Eyeacutebeacute

Introduction

La nature et le sens drsquoune œuvre drsquoart sont deux perspectives fondamentalesde lrsquohermeacuteneutique de Hans-Georg Gadamer Cela est incontestable pour quia lu Veacuteriteacute et meacutethode une œuvre parue en 1960 et dans laquelle Gadamerse donne lrsquoambition de retracer les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutique philo-sophique (Gadamer 1996) Cela montre que le tournant qui srsquoopegravere chez cetauteur vise agrave faire de lrsquohermeacuteneutique un discours pleinement philosophiqueBien avant Heidegger et Gadamer lrsquohermeacuteneutique eacutetait inconnue commepratique intellectuelle de haute facture et srsquointeacuteressait prioritairement auxquestions theacuteologiques Les premiegraveres tentatives de deacutetheacuteologisation de lrsquoher-meacuteneutique sont perceptibles au XIX siegravecle chez Schleiermacher et WilhelmDilthey notamment Le premier affiche la volonteacute de construire une hermeacute-neutique geacuteneacuterale crsquoest-agrave-dire une technique applicable agrave tout type de texteet agrave toute reacutealiteacute soumise agrave lrsquointerpreacutetation Chez lui la prioriteacute reste lasaisie du sens profond et fondamental des Ecritures saintes (Mesure 2003)Schleiermacher eacutetant avant tout un theacuteologien lutheacuterien Dilthey par contresrsquoest affranchi des ficelles de la theacuteologie (Dilthey 1947) afin de faire de lrsquoher-meacuteneutique la meacutethode approprieacutee pour deacutecouvrir la veacuteriteacute dans les sciencesde lrsquoesprit les Geisteswissenschaften (Gadamer 1996 119) Il fait de lrsquohermeacute-neutique une meacutethodologie devant reacutesoudre le conflit opposant les sciencesde la nature aux sciences de lrsquoesprit

En effet les premiegraveres parviennent deacutejagrave agrave des reacutesultats geacuteneacuteraux faisant lrsquouna-nimiteacute et sont preacutesenteacutees comme le prototype de toute scientificiteacute En en-treprenant sa critique de la meacutethode Kant avait conscience du problegraveme Laquestion est donc celle de la meacutethode devant conduire les sciences humaines

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vers des veacuteriteacutes geacuteneacuterales sur le fonctionnement des socieacuteteacutes la vie et lrsquohistoireetc Face agrave ce deacutefi Dilthey pense que lrsquohermeacuteneutique est la solution puis-qursquoelle permet drsquoeacutetablir un distinguo entre lrsquoexplication et lrsquointerpreacutetationLrsquoexplication crsquoest la tacircche des Naturwissenschaften tandis que lrsquointerpreacuteta-tion reste le privilegravege des Geisteswissenschaften Mais en fin de compte crsquoestlrsquoobjectiviteacute de chaque science qui est rechercheacutee

Le principal apport de Gadamer crsquoest de faire de lrsquohermeacuteneutique un discoursphilosophique sans conteste Cela a eacuteteacute possible parce que Gadamer srsquoest ap-puyeacute sur la pheacutenomeacutenologie tout en appliquant son exigence descriptive agravela lecture de lrsquoœuvre drsquoart La deuxiegraveme partie de Veacuteriteacute et meacutethode porteessentiellement sur la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart et son statut ontologique Etcrsquoest lagrave qursquoon voit srsquoappliquer les exigences drsquointerpreacutetation formuleacutees dans lapremiegravere partie de lrsquoouvrage qui srsquointeacuteresse aux sciences de lrsquoesprit Gadamersoutient que lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique la plus authentique exige lrsquoimplica-tion du sujet Crsquoest ce que signifie la reacutefeacuterence eacutetroite qursquoil tisse entre le jeuet lrsquoœuvre drsquoart Lrsquoexpeacuterience estheacutetique permet ainsi drsquoexposer le caractegraverepratique et dialogique de lrsquohermeacuteneutique La compreacutehension globale de laveacuteriteacute hermeacuteneutique commence par lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience de veacuteriteacute veacutecuedans le deacuteroulement du jeu

Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lrsquoexpeacute-rience ludique

Lorsque Gadamer entreprend drsquoanalyser lrsquoœuvre drsquoart et sa signification her-meacuteneutique lrsquoexpeacuterience veacutecue dans le deacuteroulement drsquoune partie de jeu luisert de boussole Il estime qursquoune clarification de la nature du jeu les enjeuxdu jeu et de la place qursquooccupe le joueur dans son deacuteroulement est agrave mecircmede faire comprendre ce qui se joue non seulement dans lrsquoexpeacuterience estheacutetiquemais aussi dans lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique dans son ensemble Mecircme si leconcept de jeu a occupeacute une place importante dans la conscience estheacutetiquechez Kant et Schiller notamment il y a eacuteteacute abordeacute dans une perspective laquo sub-jectiviste raquo En clair le jeu y est conccedilu comme lrsquoinitiative du sujet deacuteployantson eacutenergie pour sa reacutealisation Ce subjectivisme ressort lorsque nous disonsdu jeu qursquoil est une activiteacute divertissante ou reacutecreacuteative soumise agrave des regraveglesqui deacutependent de nous Le sujet est preacutepondeacuterant dans une telle conception

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puisqursquoil deacutecide de jouer afin de se divertir le jeu nrsquoaurait drsquoimportance queparce que le joueur srsquoy adonne il nrsquoa pas de finaliteacute propre

Crsquoest de ce subjectivisme que doit ecirctre deacutegageacutee et libeacutereacutee lrsquoexpeacuterience ludiqueafin de saisir ce qursquoelle est capable de reacuteveacuteler sur la conscience estheacutetique etsur la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Il ne srsquoagit pas drsquoeacutevoquer le processus de creacutea-tion artistique issu de la techniciteacute de la geacutenialiteacute drsquoun individu ou des tech-niques geacuteomeacutetriques enseigneacutees dans les eacutecoles des beaux-arts mais plutocirct deparler de lrsquoexpeacuterience veacutecue lorsque nous sommes en face drsquoune œuvre drsquoartdeacutejagrave accomplie lorsque nous sommes sur une aire de jeu en pleine activiteacuteludique Ce que nous faisons dans ces cas de figure nrsquoa rien en commun avecla creacuteativiteacute estheacutetique Nous vivons une expeacuterience qursquoil faut deacutecrire Lanotion drsquoexpeacuterience est significative dans lrsquohermeacuteneutique de Gadamer Enallemand lrsquoexpeacuterience peut signifier Erfahrung ou Erlebnis Le premier termedeacutesigne lrsquoexpeacuterience telle qursquoelle est pratiqueacutee par les sciences de la naturedans un environnement expeacuterimental qui donne lieu aux pratiques les plusvarieacutees observation manipulation expeacuterimentation veacuterification etc La se-conde forme drsquoexpeacuterience qui inteacuteresse Gadamer crsquoest lrsquoexpeacuterience du veacutecuou de lrsquoimmersion du sujet Cette expeacuterience se reacutealise en lisant un texte eneacutecoutant une musique en contemplant une peinture nous vivons agrave cet ins-tant preacutecis une expeacuterience hautement significative pour lrsquoestheacutetique crsquoest uneexpeacuterience hermeacuteneutique que les acquis de la pheacutenomeacutenologie contribuent agravedeacutecrire

Pour Gadamer parler du jeu agrave propos de lrsquoexpeacuterience de lrsquoart ce nrsquoest pointdeacutecrire lrsquoattitude ni lrsquoeacutetat drsquoesprit du creacuteateur ou de lrsquoamateur et absolumentpas la liberteacute drsquoune subjectiviteacute qui srsquoexerce dans le jeu Il srsquoagit de notre im-plication dans laquo la maniegravere drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart elle-mecircme raquo (Gadamer1996 119) Quelle est donc cette maniegravere drsquoecirctre du jeu et son rapport agrave lacompreacutehension de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Crsquoest drsquoabord insiste Gadamerlrsquoexclusion de la subjectiviteacute conccedilue comme toute-puissance du sujet et vo-lonteacute de domination ou de connaissance absolue Dans le jeu il y a plutocirct lieude reconnaicirctre que le sujet nrsquoimpose plus ses cateacutegories au reacuteel il est emporteacutepar lrsquoobjet qui lrsquoinvite en quelque sorte sur la scegravene Nous avons lrsquohabitudede dire que nous jouons en attribuant lrsquoaction de ce verbe au sujet que noussommes pensant ainsi que lrsquoactiviteacute agrave laquelle nous nous livrons est notreœuvre le reacutesultat du pouvoir subjectif de faire ou de deacutefaire le cours du jeupar des conventions qui deacutependent de notre volonteacute Or le jeu ne se deacuteroulepas toujours selon la volonteacute du joueur il eacutechappe entiegraverement agrave celle-ci Tout

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controcircle du jeu nrsquoest drsquoailleurs qursquoune impression crsquoest-agrave-dire une illusion deperception Dans la perspective subjectiviste le jeu deacutepend tout entier delrsquoinitiative consciente de celui qui joue et qui deacutecide drsquoy prendre part il estloisir relaxation deacutegourdissement reacutecreacuteation bref il lui manque des butsseacuterieux que refuse de lui confeacuterer le sujet conscient

Parce que lrsquoon joue en ayant conscience de ces buts laquo non seacuterieux raquo il se deacute-veloppe une illusion de maicirctrise du jeu par le sujet qui peut agrave tout momentdeacutecider drsquoarrecircter le jeu pour retrouver le seacuterieux de la vie Drsquoapregraves le Voca-bulaire drsquoAndreacute Lalande le jeu consiste en une laquo deacutepense drsquoactiviteacute physiqueou mentale qui nrsquoa pas de but immeacutediatement utile ni mecircme de but deacutefiniet dont la seule raison drsquoecirctre pour la conscience de celui qui srsquoy livre est leplaisir mecircme qursquoil y trouve raquo (Lalande et Poirier 2010 546) Gadamer consi-degravere cependant que cette deacutefinition est trop subjectiviste elle est encore souslrsquoemprise de la philosophie du sujet auquel elle accorde une place essentielleDe plus elle insiste sur le fait que laquo dans la conduite ludique tous les butsqui deacuteterminent lrsquoexistence active et preacutevoyante nrsquoont pas tout simplementdisparu mais se trouvent suspendus drsquoune maniegravere singuliegravere et provisoire raquo(Gadamer 1996 119) Autrement dit le sujet est tout-puissant selon unetelle deacutefinition et crsquoest lui qui deacutecide de laquo suspendre raquo provisoirement tousles buts seacuterieux de la vie pour se mettre agrave jouer agrave se distraire agrave passer letemps Il sait qursquoil joue et il sait aussi que ce agrave quoi il se livre nrsquoest passeacuterieux ccedila nrsquoengage pas la vie Il srsquoamuse

Cependant Gadamer pose la question suivante que savons-nous exactementdu mode drsquoecirctre de lrsquoexpeacuterience ludique lorsque nous disons que le jeu nrsquoa pasde buts seacuterieux et que ces buts non seacuterieux deacutependent entiegraverement de nous Selon Gadamer cette deacuteclaration nrsquoexpose pas toutes les implications dumode drsquoecirctre du jeu puisque ce nrsquoest guegravere lagrave savoir Au moment ougrave nousprenons effectivement part agrave une seacuteance ludique il ne nous est plus possiblede deacutecrire et de deacuteterminer drsquoavance lrsquoissue de la partie Nous jouons et crsquoestle plus important En participant au jeu nous faisons une expeacuterience quinrsquoest pas du tout preacutevisible dans ses moindres deacutetails parce qursquoelle eacutechappeen reacutealiteacute agrave notre controcircle Ceci nous fait prendre conscience de ce que nousne sommes jamais les veacuteritables maicirctres du jeu Chacun peut faire cetteexpeacuterience sur sa console son ordinateur ou sur son teacuteleacutephone par exempleen jouant agrave un jeu qui eacutevolue par paliers Nous ne savons jamais drsquoavance agravequelle eacutetape nous allons eacutechouer ou si nous serons plutocirct vainqueur Chaquefois que nous eacutechouons nous poussons un cri drsquoeacutenervement et en sortant

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victorieux drsquoun palier nous nous sentons plus motiveacutes et ragaillardis commesi nous venions de prendre un risque Que traduit sur le plan hermeacuteneutiqueune telle situation Pour y reacutepondre Gadamer eacutecrit

Celui qui joue sait lui-mecircme que le jeu nrsquoest que jeu et qursquoil setrouve dans un monde deacutetermineacute par le seacuterieux des buts Il le saitmais sans plus penser en tant que joueur agrave ce rapport avec leseacuterieux En effet le jeu ne remplit son but que lorsque le joueursrsquooublie dans le jeu Ce qui fait que le jeu est entiegraverement jeu cenrsquoest pas son rapport qui en deacutetourne au seacuterieux crsquoest le seacuterieuxdans le jeu Qui ne prend pas le jeu au seacuterieux est un trouble-fecircteLe mode drsquoecirctre du jeu ne souffre pas que le joueur se comporteagrave lrsquoeacutegard du jeu comme agrave lrsquoeacutegard drsquoun objet Celui qui joue saitbien quelle chose est le jeu il sait que ce qursquoil fait laquo nrsquoest qursquounjeu raquo mais il ne sait pas ce qursquoil laquo sait raquo par lagrave (1996 119‑20)

Ce que Gadamer expose ainsi ce ne sont pas les pouvoirs de lrsquoindividu orga-nisateur du jeu et deacutecidant du lieu des acteurs et des regravegles crsquoest davantagece qui se passe pendant le jeu et la signification hermeacuteneutique cette expeacute-rience Cette tournure est assez expressive puisque crsquoest effectivement le jeuqui joue crsquoest-agrave-dire qursquoil se deacuteroule en deacutevoilant son contenu il se deacutevoile etse donne en spectacle Ce nrsquoest plus le joueur qui dit ce qursquoest le jeu auquelil joue mais le jeu srsquoouvre agrave lui et dit de mecircme ce agrave quoi il consiste dans sonouverture il vient doreacutenavant se montrer dans la seacuteance de son deacuteroulementet de son deacutevoilement Jouer ainsi crsquoest accepter une invitation du jeu quinous captive Crsquoest pour cela insiste Gadamer que laquo les joueurs ne sont pasle sujet du jeu mais agrave travers les joueurs crsquoest le jeu lui-mecircme qui accegravede agrave larepreacutesentation (Darstellung) raquo (1996 120) Le sens et la porteacutee estheacutetiquesde cette phrase sont fonction de la richesse du terme allemand de Darstellungqui signifie tout agrave la fois preacutesentation repreacutesentation reproduction ou exhi-bition de ce qui est 1 Jean Grondin y voit lrsquoun des concepts clefs de Veacuteriteacuteet Meacutethode dont la traduction laquo philosophiquement eacutevocatrice raquo serait plutocirctcelle drsquointerpreacutetation (Grondin 2007)

1 Cf La longue note des pages 121 et 122 de Veacuteriteacute et Meacutethode ougrave les traducteursont eacuteteacute confronteacutes agrave la difficulteacute de rendre en franccedilais le concept allemand de Darstellungutiliseacute par Gadamer heacutesitant entre lrsquoun et lrsquoautre sens sus mentionneacutes

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En quoi le comportement ludique est-il un comportement hermeacuteneutique Gadamer reacutepond que le jeu est tout entier une interpreacutetation En effet danslrsquousage figureacute ou meacutetaphorique du terme laquo jeu raquo nous parlons souvent du jeude lumiegravere du jeu des vagues du jeu politique du jeu de mots de celui descouleurs etc Lrsquoimportant ce nrsquoest pas de dire que ces entiteacutes jouent effec-tivement dans le sens ougrave elles participent consciemment au jeu en questionCrsquoest une meacutetaphore crsquoest-agrave-dire un proceacutedeacute stylistique consistant dans lrsquoem-ploi drsquoun terme concret en vue de deacutesigner une reacutealiteacute abstraite On substitueainsi un signifiant agrave un autre puisqursquoici le proceacutedeacute analogique est plutocirct im-plicite Dans le cas drsquoespegravece la meacutetaphore a pour but de faire ressortir lrsquoideacuteede va-et-vient sans fin commune agrave toutes ces images Gadamer considegravere quelaquo le sens moyen ou meacutedial raquo (Gadamer 1996 122) du jeu se laisse voir lorsquenous disons par exemple que quelque chose se joue ou est en jeu Nous di-sons de mecircme que nos vies sont en jeu lorsque nous nous engageons dans uneexpeacuterience lourde de conseacutequences deacuteterminantes et dont lrsquoissue finale peutecirctre fatale puisqursquoelle ne deacutepend pas de nous Nous jouons donc avec nosvies et il y a la possibiliteacute reacuteelle de les perdre Ainsi le jeu est une expeacuteriencedialogique dans laquelle lrsquoecirctre se donne en spectacle Gadamer affirme

Le mouvement de va-et-vient est si manifestement central pour ladeacutefinition essentielle du jeu qursquoil est indiffeacuterent de savoir quellepersonne ou quelle chose lrsquoexeacutecute Le mouvement du jeu commetel est pour ainsi dire deacutepourvu de substrat Crsquoest ici le jeu quiest joueacute ou qui se joue et il nrsquoy a plus de sujet qui y joue Le jeuest exeacutecution du mouvement comme tel Parlant par exemple dujeu des couleurs nous ne voulons manifestement pas dire qursquoil ya lagrave une couleur prise agrave part qui joue en passant dans une autremais nous deacutesignons ainsi le processus ou le spectacle indivisibleougrave se montre une multipliciteacute changeante de couleurs (Gadamer1996 121)

La polyseacutemie du terme Darstellung releveacutee en amont permet de voir que lejeu consiste pour celui qui tient lieu de sujet agrave se mettre agrave lrsquoeacutecoute et agravese rendre disponible et pour lrsquoœuvre qui est le veacuteritable maicirctre du jeu agravese mettre en scegravene Par conseacutequent ni le joueur ni le spectateur qui ne faitque regarder et applaudir une scegravene ne sont les maicirctres de ce spectacle quise livre de lui-mecircme puisqursquoils nrsquoen ont pas la maicirctrise contrairement agrave ceqursquoils peuvent preacutetendre Ils nrsquoen sont que des parties prenantes posseacutedeacutees

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deacutesormais par la magie du jeu sur scegravene A travers cette description du jeuGadamer met en lumiegravere le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart Cette expeacuteriencede lrsquoart montre davantage que lrsquoœuvre drsquoart ne saurait ecirctre un objet placeacuteen face drsquoune conscience elle est surtout une laquo expeacuterience qui meacutetamorphosecelui qui la fait raquo (1996 120) Cela se veacuterifie par exemple dans une partie detennis de table ougrave les deux joueurs se reacutepondent respectivement en frappanttour agrave tour sur une balle qursquoa lanceacutee le partenaire de jeu Ces joueurs sonttous des laquo reacutepondants raquo du jeu qui ne peuvent pas deacuteterminer drsquoavance ce quedevient une balle qui part ni ougrave elle chute exactement ni ce qursquoelle devientapregraves son rebond Au football une balle qui va se loger dans la lucarneprovoque la joie ou lrsquoeacutemoi des joueurs et de la foule des spectateurs Demecircme dans ce sport ce sont les mouvements impreacutevisibles de la balle dansson bond et son rebond qui commandent aux protagonistes la course le sautle grand eacutecart ou lrsquoimmobilisation bref le rythme agrave suivre Les joueurs nedeacutecident pas librement de sauter de bondir ou de srsquoimmobiliser Crsquoest le jeuqui commande au joueur lrsquoattitude agrave tenir et pas lrsquoinverse

Crsquoest ce que teacutemoigne lrsquoart de la danse ougrave le danseur ne fait que suivrele rythme que lui impose la musique Il ne peut pas imposer agrave la musiqueun rythme preacutecis son rythme il rythme son corps afin que les mouvementscadenceacutes de celui-ci soient en harmonie avec la musique Crsquoest plutocirct luien tant que danseur qui suit et subit le mouvement et le pas que lui dictela musique Une musique douce impose un rythme lent et langoureux unemusique fortement cadenceacutee impose un rythme acceacuteleacutereacute et vif Pourtant nousdisons aussi de la danse qursquoelle est un jeu un amusement Et lorsque nousparlons du laquo pas de danse raquo agrave suivre nous deacutemontrons une fois de plus quenous ne faisons que suivre un mouvement qui ne deacutepend pas de nous ladanse est le pas que nous impose la musique Par ce pas la danse suit lamusique et sa cadence et non lrsquoinverse

Une expeacuterience similaire est agrave lrsquoœuvre dans les jeux videacuteo Ici nous pensonsjouer seul mais en reacutealiteacute notre reacutepondant le logiciel de lrsquoordinateur parexemple ou la console de jeu est encore plus aguerri dans les regravegles Ainsila sensation eacuteprouveacutee dans le jeu est un instant quasi magique que Gadamerappelle laquo la surprise du jeu raquo (Gadamer 1996 124) Crsquoest une expeacuterience deveacuteriteacute toute particuliegravere que ne peut preacutevoir aucune deacutetermination aucunemeacutethodologie scientifique Le jeu met en avant la finitude du sujet parceqursquoil est un risque qui engage lrsquoecirctre du joueur Une telle expeacuterience ludiquereacutevegravele que laquo rdquojouerrdquo crsquoest toujours rdquoecirctre-joueacuterdquo raquo (1996 124) ainsi que lrsquoeacutecrit

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Gadamer Autrement dit puisque le joueur nrsquoest pas maicirctre du jeu crsquoestplutocirct lui qui est joueacute par ce qursquoil croyait reacutesulter de son initiative tel estjoueacute qui croyait jouer En se laissant prendre au jeu le joueur perd le pouvoirde sa subjectiviteacute et devient une partie prenante du jeu Gadamer dit quelaquo lrsquoattrait du jeu la fascination qursquoil exerce consistent justement dans le faitque le jeu srsquoempare de celui qui joue raquo (1996)

En parlant de risque de soi eacutevoquons le cas du parieur qui mise dans des jeuxde hasard ou des compeacutetitions de toute nature Ce cas est assez illustratifpuisqursquoen misant sur les pronostics le parieur srsquoillusionne sur ses pouvoirsOr il ne fait que se mettre en jeu et engage par lagrave sa confiance ses eacuteconomieset ses espeacuterances dans des choses qui ne deacutependent nullement de lui et surlesquelles il nrsquoexerce aucun pouvoir Ce qursquoil nrsquooublie pourtant pas au mecircmemoment crsquoest qursquoil joue avec des possibiliteacutes impreacutevisibles et qursquoil nrsquoest pascertain drsquoemporter quoique lrsquoespoir de miser sur le bon pronostic lrsquohabite Cetespoir est justifieacute par lrsquoinconscient de la toute-puissance du sujet qui lui faitdire qursquoil demeure le maicirctre du jeu et qursquoil a la situation en main Pourtantlrsquoissue finale ne deacutepend jamais de lui mecircme quand il a la reacuteputation drsquoecirctreun gagneur patenteacute Lrsquoissue du jeu est reacuteellement une surprise heureuse oumalheureuse Comme le soutient Gadamer agrave propos de la nature de touteactiviteacute ludique

Mecircme lorsqursquoil srsquoagit de jeux dans lesquels on srsquoefforce de remplirune tacircche que lrsquoon srsquoest fixeacutee agrave soi-mecircme crsquoest le risque qui faitlrsquoattrait du jeu est-ce que laquo ccedila va raquo Est-ce que laquo ccedila reacuteussit raquo Est-ce que laquo ccedila va encore reacuteussir raquo Qui tente ainsi est en veacuteriteacutelrsquoobjet de la tentative Le veacuteritable sujet nrsquoest pas le joueur maisle jeu lui-mecircme (ce que montrent agrave lrsquoeacutevidence les expeacuteriences ougraveil nrsquoy a qursquoun seul joueur) Crsquoest le jeu qui tient le joueur sous lecharme qui le prend dans ses filets qui le retient au jeu (1996)

Ainsi mecircme quand il peut y avoir des enjeux extra-ludiques qui motivent lesjoueurs tels que le deacutefi personnel de surmonter ses limites lrsquoattrait financierle pari la relaxation lrsquohonneur etc la dimension autonome du jeu restepleinement vraie alors que celle du joueur est de plus en plus hypotheacutetiqueDe tels enjeux nrsquoenlegravevent rien agrave la nature de lrsquoexpeacuterience ci-dessus deacutecrite Ceque veut dire Gadamer crsquoest que dans lrsquoinstant de deacuteroulement du jeu nulnrsquoa veacuteritablement le controcircle de quoi que ce soit Les joueurs et les spectateurs

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rendent possible la venue au monde du jeu sa repreacutesentation Le mode drsquoecirctredu jeu est toujours une repreacutesentation Les auteurs des paris du dopage et dutrucage dans le sport sont des trouble-fecirctes qui srsquoillusionnent de maicirctriser lejeu en refusant que ce dernier se deacuteroule librement Ils apparaissent souventridicules parce qursquoils ne pas laissent pas le jeu venir agrave la repreacutesentation Untel laquo refus raquo teacutemoigne de ce que rien ne deacutepend du joueur et que nul ne saitdrsquoavance lrsquoissue drsquoun jeu Pour Gadamer srsquoadonner agrave la tacircche ludique est unemaniegravere de srsquoidentifier au jeu en laissant pleinement se deacuteployer ce dernier(1996 126)

Ainsi le joueur nrsquoest pas maicirctre de la situation puisque le jeu eacutechappe agrave samaicirctrise Le gain hermeacuteneutique drsquoune telle analyse reacuteside dans son applica-tion agrave la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Cette description de la nature du ludiqueprojette sur lrsquoart une lumiegravere nouvelle celle de sa signification hermeacuteneutique

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutene-ment

Les analyses de Gadamer relatives agrave la notion de Darstellung dans le deacuterou-lement de lrsquoexpeacuterience ludique reacutevegravelent les termes de spectacle et de spec-tateurs Elles font intervenir le mode drsquoecirctre propre de la repreacutesentation ar-tistique theacuteacirctrale notamment Ne disons-nous pas que nous laquo jouons raquo autheacuteacirctre Pour Gadamer lorsque le jeu se transforme en spectacle il changenon seulement de direction mais aussi de nature le spectateur y prendalors la place du joueur et joue deacutesormais un rocircle de premiegravere importance entant que partie prenante de la repreacutesentation artistique Degraves lors la repreacutesen-tation en art srsquoadresse toujours agrave quelqursquoun laquo mecircme quand personne nrsquoestpreacutesent qui se borne agrave eacutecouter ou regarder raquo (1996 128) Cette transmuta-tion du ludique en estheacutetique eacuterige la penseacutee de Gadamer en laquo estheacutetiquephilosophique raquo (Fruchon 1997) Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode affirme quelaquo la transformation par laquelle le jeu humain atteint son veacuteritable accom-plissement qui est de devenir art je lrsquoappelle la transmutation en œuvre raquo(Gadamer 1996 128) Cette notion de laquo transmutation raquo a un sens preacutecisdans lrsquoontologie de lrsquoœuvre drsquoart

La transmutation en revanche signifie que quelque chose est drsquouncoup et en totaliteacute autre chose et que cette autre chose qursquoil est

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en vertu de la transmutation est son ecirctre vrai au regard duquelson ecirctre anteacuterieur est nul et non avenu (hellip) Ainsi lrsquoexpressionemployeacutee celle de laquo transmutation en figure raquo signifie que ce quiexistait auparavant nrsquoexiste plus mais aussi que ce qui existemaintenant ce qui se repreacutesente dans le jeu de lrsquoart est le vraiqui subsiste (1996 129)

En effet il apparaicirct agrave Gadamer que lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pas seulement sourcedrsquoune jouissance estheacutetique au sens traditionnel du terme mais qursquoelle esten mecircme temps une laquo rencontre de veacuteriteacute raquo au sens hermeacuteneutique un avegrave-nement et un eacuteveacutenement drsquoune veacuteriteacute que ne peut garantir aucune meacutethodedrsquoanalyse objective du savoir Cette veacuteriteacute eacutechappe agrave toute tentative drsquoanalysepar la meacutethode des sciences de la nature Vouloir la reacuteduire agrave la conscienceestheacutetique crsquoest-agrave-dire agrave la conscience meacutethodique crsquoest la soumettre auxexigences drsquoune conscience qui pense avoir le monopole de la veacuteriteacute Soutenircela crsquoest passer agrave cocircteacute du mode drsquoecirctre propre de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoartIl srsquoagit plutocirct ici de changer de paradigme afin de comprendre la veacuteriteacuteinheacuterente agrave lrsquoœuvre drsquoart Ce nrsquoest point la conscience estheacutetique mais lrsquoex-peacuterience hermeacuteneutique veacutecue en contemplant une œuvre drsquoart qui inteacuteresseau plus haut point la deacutemarche de Gadamer Pour lui il faut rester attentifau type de veacuteriteacute que nous livre lrsquoœuvre elle-mecircme Il soutient que le theacuteacirctrepar exemple preacutesente la structure du jeu en tant que monde fermeacute sur lespectateur la scegravene et les acteurs Le jeu nrsquoeacutetait-il pas lui aussi cet ensemblecomposeacute de la scegravene de jeu des joueurs et des spectateurs

Ce qursquoil faut dire crsquoest que dans lrsquoexpeacuterience des arts du spectacle ce nesont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectiviteacute parceqursquoils ont pleinement conscience drsquoincarner des personnages et de ne plusecirctre eux-mecircmes Celui qui srsquoy perd crsquoest aussi le spectateur puisque crsquoestpour lui et agrave lui que le spectacle srsquoouvre en premier Une pareille ouverture esttoujours une laquo ouverture pour raquo (1996 126) Lrsquoexpeacuterience du spectateur estdonc une expeacuterience hermeacuteneutique importante Il nrsquoy a plus de distinctionagrave opeacuterer entre lrsquoacteur sur scegravene et le spectateur dans la tribune Cette dis-tinction souligne lrsquoexteacuterioriteacute du spectateur et lui permet de revendiquer uneposition objectivante de penser que son rocircle ne se cantonne qursquoagrave regarderagrave applaudir ou agrave rire et qursquoil peut par conseacutequent juger le jeu theacuteacirctral ouartistique de lrsquoexteacuterieur en en offrant une lecture neutre Cette posture reacutevegravelelrsquoarriegravere-penseacutee du spectateur preacutetendant agrave une maicirctrise totale sur ce qui se

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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

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Gadamer Hans-Georg et Pierre Fruchon 2001 Au commencement de laphilosophie pour une lecture des preacutesocratiques Paris Eacuted du Seuil

Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

Grondin Jean 2006 Lrsquohermeacuteneutique Paris Presses universitaires deFrance

mdashmdashmdash 2007 laquo Lrsquoart comme preacutesentation chez Hans-Georg Gadamer Porteacuteeet limites drsquoun concept raquo Eacutetudes Germaniques 246 (2) 337 httpsdoiorg103917eger2460337

Heidegger M 1980 laquo Lrsquoorigine de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Chemins qui ne megravenentnulle ne part traduit par Wolfgang Brokmeier Paris Gallimard

Hoffner Anne-Beacuteneacutedicte et Samuel Bleynie 2015 laquo En Islam la repreacute-sentation de Dieu est interdite non celle de son prophegravete raquo La Croixhttp wwwla-croixcom

Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

vers des veacuteriteacutes geacuteneacuterales sur le fonctionnement des socieacuteteacutes la vie et lrsquohistoireetc Face agrave ce deacutefi Dilthey pense que lrsquohermeacuteneutique est la solution puis-qursquoelle permet drsquoeacutetablir un distinguo entre lrsquoexplication et lrsquointerpreacutetationLrsquoexplication crsquoest la tacircche des Naturwissenschaften tandis que lrsquointerpreacuteta-tion reste le privilegravege des Geisteswissenschaften Mais en fin de compte crsquoestlrsquoobjectiviteacute de chaque science qui est rechercheacutee

Le principal apport de Gadamer crsquoest de faire de lrsquohermeacuteneutique un discoursphilosophique sans conteste Cela a eacuteteacute possible parce que Gadamer srsquoest ap-puyeacute sur la pheacutenomeacutenologie tout en appliquant son exigence descriptive agravela lecture de lrsquoœuvre drsquoart La deuxiegraveme partie de Veacuteriteacute et meacutethode porteessentiellement sur la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart et son statut ontologique Etcrsquoest lagrave qursquoon voit srsquoappliquer les exigences drsquointerpreacutetation formuleacutees dans lapremiegravere partie de lrsquoouvrage qui srsquointeacuteresse aux sciences de lrsquoesprit Gadamersoutient que lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique la plus authentique exige lrsquoimplica-tion du sujet Crsquoest ce que signifie la reacutefeacuterence eacutetroite qursquoil tisse entre le jeuet lrsquoœuvre drsquoart Lrsquoexpeacuterience estheacutetique permet ainsi drsquoexposer le caractegraverepratique et dialogique de lrsquohermeacuteneutique La compreacutehension globale de laveacuteriteacute hermeacuteneutique commence par lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience de veacuteriteacute veacutecuedans le deacuteroulement du jeu

Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lrsquoexpeacute-rience ludique

Lorsque Gadamer entreprend drsquoanalyser lrsquoœuvre drsquoart et sa signification her-meacuteneutique lrsquoexpeacuterience veacutecue dans le deacuteroulement drsquoune partie de jeu luisert de boussole Il estime qursquoune clarification de la nature du jeu les enjeuxdu jeu et de la place qursquooccupe le joueur dans son deacuteroulement est agrave mecircmede faire comprendre ce qui se joue non seulement dans lrsquoexpeacuterience estheacutetiquemais aussi dans lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique dans son ensemble Mecircme si leconcept de jeu a occupeacute une place importante dans la conscience estheacutetiquechez Kant et Schiller notamment il y a eacuteteacute abordeacute dans une perspective laquo sub-jectiviste raquo En clair le jeu y est conccedilu comme lrsquoinitiative du sujet deacuteployantson eacutenergie pour sa reacutealisation Ce subjectivisme ressort lorsque nous disonsdu jeu qursquoil est une activiteacute divertissante ou reacutecreacuteative soumise agrave des regraveglesqui deacutependent de nous Le sujet est preacutepondeacuterant dans une telle conception

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puisqursquoil deacutecide de jouer afin de se divertir le jeu nrsquoaurait drsquoimportance queparce que le joueur srsquoy adonne il nrsquoa pas de finaliteacute propre

Crsquoest de ce subjectivisme que doit ecirctre deacutegageacutee et libeacutereacutee lrsquoexpeacuterience ludiqueafin de saisir ce qursquoelle est capable de reacuteveacuteler sur la conscience estheacutetique etsur la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Il ne srsquoagit pas drsquoeacutevoquer le processus de creacutea-tion artistique issu de la techniciteacute de la geacutenialiteacute drsquoun individu ou des tech-niques geacuteomeacutetriques enseigneacutees dans les eacutecoles des beaux-arts mais plutocirct deparler de lrsquoexpeacuterience veacutecue lorsque nous sommes en face drsquoune œuvre drsquoartdeacutejagrave accomplie lorsque nous sommes sur une aire de jeu en pleine activiteacuteludique Ce que nous faisons dans ces cas de figure nrsquoa rien en commun avecla creacuteativiteacute estheacutetique Nous vivons une expeacuterience qursquoil faut deacutecrire Lanotion drsquoexpeacuterience est significative dans lrsquohermeacuteneutique de Gadamer Enallemand lrsquoexpeacuterience peut signifier Erfahrung ou Erlebnis Le premier termedeacutesigne lrsquoexpeacuterience telle qursquoelle est pratiqueacutee par les sciences de la naturedans un environnement expeacuterimental qui donne lieu aux pratiques les plusvarieacutees observation manipulation expeacuterimentation veacuterification etc La se-conde forme drsquoexpeacuterience qui inteacuteresse Gadamer crsquoest lrsquoexpeacuterience du veacutecuou de lrsquoimmersion du sujet Cette expeacuterience se reacutealise en lisant un texte eneacutecoutant une musique en contemplant une peinture nous vivons agrave cet ins-tant preacutecis une expeacuterience hautement significative pour lrsquoestheacutetique crsquoest uneexpeacuterience hermeacuteneutique que les acquis de la pheacutenomeacutenologie contribuent agravedeacutecrire

Pour Gadamer parler du jeu agrave propos de lrsquoexpeacuterience de lrsquoart ce nrsquoest pointdeacutecrire lrsquoattitude ni lrsquoeacutetat drsquoesprit du creacuteateur ou de lrsquoamateur et absolumentpas la liberteacute drsquoune subjectiviteacute qui srsquoexerce dans le jeu Il srsquoagit de notre im-plication dans laquo la maniegravere drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart elle-mecircme raquo (Gadamer1996 119) Quelle est donc cette maniegravere drsquoecirctre du jeu et son rapport agrave lacompreacutehension de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Crsquoest drsquoabord insiste Gadamerlrsquoexclusion de la subjectiviteacute conccedilue comme toute-puissance du sujet et vo-lonteacute de domination ou de connaissance absolue Dans le jeu il y a plutocirct lieude reconnaicirctre que le sujet nrsquoimpose plus ses cateacutegories au reacuteel il est emporteacutepar lrsquoobjet qui lrsquoinvite en quelque sorte sur la scegravene Nous avons lrsquohabitudede dire que nous jouons en attribuant lrsquoaction de ce verbe au sujet que noussommes pensant ainsi que lrsquoactiviteacute agrave laquelle nous nous livrons est notreœuvre le reacutesultat du pouvoir subjectif de faire ou de deacutefaire le cours du jeupar des conventions qui deacutependent de notre volonteacute Or le jeu ne se deacuteroulepas toujours selon la volonteacute du joueur il eacutechappe entiegraverement agrave celle-ci Tout

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controcircle du jeu nrsquoest drsquoailleurs qursquoune impression crsquoest-agrave-dire une illusion deperception Dans la perspective subjectiviste le jeu deacutepend tout entier delrsquoinitiative consciente de celui qui joue et qui deacutecide drsquoy prendre part il estloisir relaxation deacutegourdissement reacutecreacuteation bref il lui manque des butsseacuterieux que refuse de lui confeacuterer le sujet conscient

Parce que lrsquoon joue en ayant conscience de ces buts laquo non seacuterieux raquo il se deacute-veloppe une illusion de maicirctrise du jeu par le sujet qui peut agrave tout momentdeacutecider drsquoarrecircter le jeu pour retrouver le seacuterieux de la vie Drsquoapregraves le Voca-bulaire drsquoAndreacute Lalande le jeu consiste en une laquo deacutepense drsquoactiviteacute physiqueou mentale qui nrsquoa pas de but immeacutediatement utile ni mecircme de but deacutefiniet dont la seule raison drsquoecirctre pour la conscience de celui qui srsquoy livre est leplaisir mecircme qursquoil y trouve raquo (Lalande et Poirier 2010 546) Gadamer consi-degravere cependant que cette deacutefinition est trop subjectiviste elle est encore souslrsquoemprise de la philosophie du sujet auquel elle accorde une place essentielleDe plus elle insiste sur le fait que laquo dans la conduite ludique tous les butsqui deacuteterminent lrsquoexistence active et preacutevoyante nrsquoont pas tout simplementdisparu mais se trouvent suspendus drsquoune maniegravere singuliegravere et provisoire raquo(Gadamer 1996 119) Autrement dit le sujet est tout-puissant selon unetelle deacutefinition et crsquoest lui qui deacutecide de laquo suspendre raquo provisoirement tousles buts seacuterieux de la vie pour se mettre agrave jouer agrave se distraire agrave passer letemps Il sait qursquoil joue et il sait aussi que ce agrave quoi il se livre nrsquoest passeacuterieux ccedila nrsquoengage pas la vie Il srsquoamuse

Cependant Gadamer pose la question suivante que savons-nous exactementdu mode drsquoecirctre de lrsquoexpeacuterience ludique lorsque nous disons que le jeu nrsquoa pasde buts seacuterieux et que ces buts non seacuterieux deacutependent entiegraverement de nous Selon Gadamer cette deacuteclaration nrsquoexpose pas toutes les implications dumode drsquoecirctre du jeu puisque ce nrsquoest guegravere lagrave savoir Au moment ougrave nousprenons effectivement part agrave une seacuteance ludique il ne nous est plus possiblede deacutecrire et de deacuteterminer drsquoavance lrsquoissue de la partie Nous jouons et crsquoestle plus important En participant au jeu nous faisons une expeacuterience quinrsquoest pas du tout preacutevisible dans ses moindres deacutetails parce qursquoelle eacutechappeen reacutealiteacute agrave notre controcircle Ceci nous fait prendre conscience de ce que nousne sommes jamais les veacuteritables maicirctres du jeu Chacun peut faire cetteexpeacuterience sur sa console son ordinateur ou sur son teacuteleacutephone par exempleen jouant agrave un jeu qui eacutevolue par paliers Nous ne savons jamais drsquoavance agravequelle eacutetape nous allons eacutechouer ou si nous serons plutocirct vainqueur Chaquefois que nous eacutechouons nous poussons un cri drsquoeacutenervement et en sortant

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victorieux drsquoun palier nous nous sentons plus motiveacutes et ragaillardis commesi nous venions de prendre un risque Que traduit sur le plan hermeacuteneutiqueune telle situation Pour y reacutepondre Gadamer eacutecrit

Celui qui joue sait lui-mecircme que le jeu nrsquoest que jeu et qursquoil setrouve dans un monde deacutetermineacute par le seacuterieux des buts Il le saitmais sans plus penser en tant que joueur agrave ce rapport avec leseacuterieux En effet le jeu ne remplit son but que lorsque le joueursrsquooublie dans le jeu Ce qui fait que le jeu est entiegraverement jeu cenrsquoest pas son rapport qui en deacutetourne au seacuterieux crsquoest le seacuterieuxdans le jeu Qui ne prend pas le jeu au seacuterieux est un trouble-fecircteLe mode drsquoecirctre du jeu ne souffre pas que le joueur se comporteagrave lrsquoeacutegard du jeu comme agrave lrsquoeacutegard drsquoun objet Celui qui joue saitbien quelle chose est le jeu il sait que ce qursquoil fait laquo nrsquoest qursquounjeu raquo mais il ne sait pas ce qursquoil laquo sait raquo par lagrave (1996 119‑20)

Ce que Gadamer expose ainsi ce ne sont pas les pouvoirs de lrsquoindividu orga-nisateur du jeu et deacutecidant du lieu des acteurs et des regravegles crsquoest davantagece qui se passe pendant le jeu et la signification hermeacuteneutique cette expeacute-rience Cette tournure est assez expressive puisque crsquoest effectivement le jeuqui joue crsquoest-agrave-dire qursquoil se deacuteroule en deacutevoilant son contenu il se deacutevoile etse donne en spectacle Ce nrsquoest plus le joueur qui dit ce qursquoest le jeu auquelil joue mais le jeu srsquoouvre agrave lui et dit de mecircme ce agrave quoi il consiste dans sonouverture il vient doreacutenavant se montrer dans la seacuteance de son deacuteroulementet de son deacutevoilement Jouer ainsi crsquoest accepter une invitation du jeu quinous captive Crsquoest pour cela insiste Gadamer que laquo les joueurs ne sont pasle sujet du jeu mais agrave travers les joueurs crsquoest le jeu lui-mecircme qui accegravede agrave larepreacutesentation (Darstellung) raquo (1996 120) Le sens et la porteacutee estheacutetiquesde cette phrase sont fonction de la richesse du terme allemand de Darstellungqui signifie tout agrave la fois preacutesentation repreacutesentation reproduction ou exhi-bition de ce qui est 1 Jean Grondin y voit lrsquoun des concepts clefs de Veacuteriteacuteet Meacutethode dont la traduction laquo philosophiquement eacutevocatrice raquo serait plutocirctcelle drsquointerpreacutetation (Grondin 2007)

1 Cf La longue note des pages 121 et 122 de Veacuteriteacute et Meacutethode ougrave les traducteursont eacuteteacute confronteacutes agrave la difficulteacute de rendre en franccedilais le concept allemand de Darstellungutiliseacute par Gadamer heacutesitant entre lrsquoun et lrsquoautre sens sus mentionneacutes

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En quoi le comportement ludique est-il un comportement hermeacuteneutique Gadamer reacutepond que le jeu est tout entier une interpreacutetation En effet danslrsquousage figureacute ou meacutetaphorique du terme laquo jeu raquo nous parlons souvent du jeude lumiegravere du jeu des vagues du jeu politique du jeu de mots de celui descouleurs etc Lrsquoimportant ce nrsquoest pas de dire que ces entiteacutes jouent effec-tivement dans le sens ougrave elles participent consciemment au jeu en questionCrsquoest une meacutetaphore crsquoest-agrave-dire un proceacutedeacute stylistique consistant dans lrsquoem-ploi drsquoun terme concret en vue de deacutesigner une reacutealiteacute abstraite On substitueainsi un signifiant agrave un autre puisqursquoici le proceacutedeacute analogique est plutocirct im-plicite Dans le cas drsquoespegravece la meacutetaphore a pour but de faire ressortir lrsquoideacuteede va-et-vient sans fin commune agrave toutes ces images Gadamer considegravere quelaquo le sens moyen ou meacutedial raquo (Gadamer 1996 122) du jeu se laisse voir lorsquenous disons par exemple que quelque chose se joue ou est en jeu Nous di-sons de mecircme que nos vies sont en jeu lorsque nous nous engageons dans uneexpeacuterience lourde de conseacutequences deacuteterminantes et dont lrsquoissue finale peutecirctre fatale puisqursquoelle ne deacutepend pas de nous Nous jouons donc avec nosvies et il y a la possibiliteacute reacuteelle de les perdre Ainsi le jeu est une expeacuteriencedialogique dans laquelle lrsquoecirctre se donne en spectacle Gadamer affirme

Le mouvement de va-et-vient est si manifestement central pour ladeacutefinition essentielle du jeu qursquoil est indiffeacuterent de savoir quellepersonne ou quelle chose lrsquoexeacutecute Le mouvement du jeu commetel est pour ainsi dire deacutepourvu de substrat Crsquoest ici le jeu quiest joueacute ou qui se joue et il nrsquoy a plus de sujet qui y joue Le jeuest exeacutecution du mouvement comme tel Parlant par exemple dujeu des couleurs nous ne voulons manifestement pas dire qursquoil ya lagrave une couleur prise agrave part qui joue en passant dans une autremais nous deacutesignons ainsi le processus ou le spectacle indivisibleougrave se montre une multipliciteacute changeante de couleurs (Gadamer1996 121)

La polyseacutemie du terme Darstellung releveacutee en amont permet de voir que lejeu consiste pour celui qui tient lieu de sujet agrave se mettre agrave lrsquoeacutecoute et agravese rendre disponible et pour lrsquoœuvre qui est le veacuteritable maicirctre du jeu agravese mettre en scegravene Par conseacutequent ni le joueur ni le spectateur qui ne faitque regarder et applaudir une scegravene ne sont les maicirctres de ce spectacle quise livre de lui-mecircme puisqursquoils nrsquoen ont pas la maicirctrise contrairement agrave ceqursquoils peuvent preacutetendre Ils nrsquoen sont que des parties prenantes posseacutedeacutees

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deacutesormais par la magie du jeu sur scegravene A travers cette description du jeuGadamer met en lumiegravere le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart Cette expeacuteriencede lrsquoart montre davantage que lrsquoœuvre drsquoart ne saurait ecirctre un objet placeacuteen face drsquoune conscience elle est surtout une laquo expeacuterience qui meacutetamorphosecelui qui la fait raquo (1996 120) Cela se veacuterifie par exemple dans une partie detennis de table ougrave les deux joueurs se reacutepondent respectivement en frappanttour agrave tour sur une balle qursquoa lanceacutee le partenaire de jeu Ces joueurs sonttous des laquo reacutepondants raquo du jeu qui ne peuvent pas deacuteterminer drsquoavance ce quedevient une balle qui part ni ougrave elle chute exactement ni ce qursquoelle devientapregraves son rebond Au football une balle qui va se loger dans la lucarneprovoque la joie ou lrsquoeacutemoi des joueurs et de la foule des spectateurs Demecircme dans ce sport ce sont les mouvements impreacutevisibles de la balle dansson bond et son rebond qui commandent aux protagonistes la course le sautle grand eacutecart ou lrsquoimmobilisation bref le rythme agrave suivre Les joueurs nedeacutecident pas librement de sauter de bondir ou de srsquoimmobiliser Crsquoest le jeuqui commande au joueur lrsquoattitude agrave tenir et pas lrsquoinverse

Crsquoest ce que teacutemoigne lrsquoart de la danse ougrave le danseur ne fait que suivrele rythme que lui impose la musique Il ne peut pas imposer agrave la musiqueun rythme preacutecis son rythme il rythme son corps afin que les mouvementscadenceacutes de celui-ci soient en harmonie avec la musique Crsquoest plutocirct luien tant que danseur qui suit et subit le mouvement et le pas que lui dictela musique Une musique douce impose un rythme lent et langoureux unemusique fortement cadenceacutee impose un rythme acceacuteleacutereacute et vif Pourtant nousdisons aussi de la danse qursquoelle est un jeu un amusement Et lorsque nousparlons du laquo pas de danse raquo agrave suivre nous deacutemontrons une fois de plus quenous ne faisons que suivre un mouvement qui ne deacutepend pas de nous ladanse est le pas que nous impose la musique Par ce pas la danse suit lamusique et sa cadence et non lrsquoinverse

Une expeacuterience similaire est agrave lrsquoœuvre dans les jeux videacuteo Ici nous pensonsjouer seul mais en reacutealiteacute notre reacutepondant le logiciel de lrsquoordinateur parexemple ou la console de jeu est encore plus aguerri dans les regravegles Ainsila sensation eacuteprouveacutee dans le jeu est un instant quasi magique que Gadamerappelle laquo la surprise du jeu raquo (Gadamer 1996 124) Crsquoest une expeacuterience deveacuteriteacute toute particuliegravere que ne peut preacutevoir aucune deacutetermination aucunemeacutethodologie scientifique Le jeu met en avant la finitude du sujet parceqursquoil est un risque qui engage lrsquoecirctre du joueur Une telle expeacuterience ludiquereacutevegravele que laquo rdquojouerrdquo crsquoest toujours rdquoecirctre-joueacuterdquo raquo (1996 124) ainsi que lrsquoeacutecrit

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Gadamer Autrement dit puisque le joueur nrsquoest pas maicirctre du jeu crsquoestplutocirct lui qui est joueacute par ce qursquoil croyait reacutesulter de son initiative tel estjoueacute qui croyait jouer En se laissant prendre au jeu le joueur perd le pouvoirde sa subjectiviteacute et devient une partie prenante du jeu Gadamer dit quelaquo lrsquoattrait du jeu la fascination qursquoil exerce consistent justement dans le faitque le jeu srsquoempare de celui qui joue raquo (1996)

En parlant de risque de soi eacutevoquons le cas du parieur qui mise dans des jeuxde hasard ou des compeacutetitions de toute nature Ce cas est assez illustratifpuisqursquoen misant sur les pronostics le parieur srsquoillusionne sur ses pouvoirsOr il ne fait que se mettre en jeu et engage par lagrave sa confiance ses eacuteconomieset ses espeacuterances dans des choses qui ne deacutependent nullement de lui et surlesquelles il nrsquoexerce aucun pouvoir Ce qursquoil nrsquooublie pourtant pas au mecircmemoment crsquoest qursquoil joue avec des possibiliteacutes impreacutevisibles et qursquoil nrsquoest pascertain drsquoemporter quoique lrsquoespoir de miser sur le bon pronostic lrsquohabite Cetespoir est justifieacute par lrsquoinconscient de la toute-puissance du sujet qui lui faitdire qursquoil demeure le maicirctre du jeu et qursquoil a la situation en main Pourtantlrsquoissue finale ne deacutepend jamais de lui mecircme quand il a la reacuteputation drsquoecirctreun gagneur patenteacute Lrsquoissue du jeu est reacuteellement une surprise heureuse oumalheureuse Comme le soutient Gadamer agrave propos de la nature de touteactiviteacute ludique

Mecircme lorsqursquoil srsquoagit de jeux dans lesquels on srsquoefforce de remplirune tacircche que lrsquoon srsquoest fixeacutee agrave soi-mecircme crsquoest le risque qui faitlrsquoattrait du jeu est-ce que laquo ccedila va raquo Est-ce que laquo ccedila reacuteussit raquo Est-ce que laquo ccedila va encore reacuteussir raquo Qui tente ainsi est en veacuteriteacutelrsquoobjet de la tentative Le veacuteritable sujet nrsquoest pas le joueur maisle jeu lui-mecircme (ce que montrent agrave lrsquoeacutevidence les expeacuteriences ougraveil nrsquoy a qursquoun seul joueur) Crsquoest le jeu qui tient le joueur sous lecharme qui le prend dans ses filets qui le retient au jeu (1996)

Ainsi mecircme quand il peut y avoir des enjeux extra-ludiques qui motivent lesjoueurs tels que le deacutefi personnel de surmonter ses limites lrsquoattrait financierle pari la relaxation lrsquohonneur etc la dimension autonome du jeu restepleinement vraie alors que celle du joueur est de plus en plus hypotheacutetiqueDe tels enjeux nrsquoenlegravevent rien agrave la nature de lrsquoexpeacuterience ci-dessus deacutecrite Ceque veut dire Gadamer crsquoest que dans lrsquoinstant de deacuteroulement du jeu nulnrsquoa veacuteritablement le controcircle de quoi que ce soit Les joueurs et les spectateurs

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rendent possible la venue au monde du jeu sa repreacutesentation Le mode drsquoecirctredu jeu est toujours une repreacutesentation Les auteurs des paris du dopage et dutrucage dans le sport sont des trouble-fecirctes qui srsquoillusionnent de maicirctriser lejeu en refusant que ce dernier se deacuteroule librement Ils apparaissent souventridicules parce qursquoils ne pas laissent pas le jeu venir agrave la repreacutesentation Untel laquo refus raquo teacutemoigne de ce que rien ne deacutepend du joueur et que nul ne saitdrsquoavance lrsquoissue drsquoun jeu Pour Gadamer srsquoadonner agrave la tacircche ludique est unemaniegravere de srsquoidentifier au jeu en laissant pleinement se deacuteployer ce dernier(1996 126)

Ainsi le joueur nrsquoest pas maicirctre de la situation puisque le jeu eacutechappe agrave samaicirctrise Le gain hermeacuteneutique drsquoune telle analyse reacuteside dans son applica-tion agrave la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Cette description de la nature du ludiqueprojette sur lrsquoart une lumiegravere nouvelle celle de sa signification hermeacuteneutique

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutene-ment

Les analyses de Gadamer relatives agrave la notion de Darstellung dans le deacuterou-lement de lrsquoexpeacuterience ludique reacutevegravelent les termes de spectacle et de spec-tateurs Elles font intervenir le mode drsquoecirctre propre de la repreacutesentation ar-tistique theacuteacirctrale notamment Ne disons-nous pas que nous laquo jouons raquo autheacuteacirctre Pour Gadamer lorsque le jeu se transforme en spectacle il changenon seulement de direction mais aussi de nature le spectateur y prendalors la place du joueur et joue deacutesormais un rocircle de premiegravere importance entant que partie prenante de la repreacutesentation artistique Degraves lors la repreacutesen-tation en art srsquoadresse toujours agrave quelqursquoun laquo mecircme quand personne nrsquoestpreacutesent qui se borne agrave eacutecouter ou regarder raquo (1996 128) Cette transmuta-tion du ludique en estheacutetique eacuterige la penseacutee de Gadamer en laquo estheacutetiquephilosophique raquo (Fruchon 1997) Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode affirme quelaquo la transformation par laquelle le jeu humain atteint son veacuteritable accom-plissement qui est de devenir art je lrsquoappelle la transmutation en œuvre raquo(Gadamer 1996 128) Cette notion de laquo transmutation raquo a un sens preacutecisdans lrsquoontologie de lrsquoœuvre drsquoart

La transmutation en revanche signifie que quelque chose est drsquouncoup et en totaliteacute autre chose et que cette autre chose qursquoil est

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en vertu de la transmutation est son ecirctre vrai au regard duquelson ecirctre anteacuterieur est nul et non avenu (hellip) Ainsi lrsquoexpressionemployeacutee celle de laquo transmutation en figure raquo signifie que ce quiexistait auparavant nrsquoexiste plus mais aussi que ce qui existemaintenant ce qui se repreacutesente dans le jeu de lrsquoart est le vraiqui subsiste (1996 129)

En effet il apparaicirct agrave Gadamer que lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pas seulement sourcedrsquoune jouissance estheacutetique au sens traditionnel du terme mais qursquoelle esten mecircme temps une laquo rencontre de veacuteriteacute raquo au sens hermeacuteneutique un avegrave-nement et un eacuteveacutenement drsquoune veacuteriteacute que ne peut garantir aucune meacutethodedrsquoanalyse objective du savoir Cette veacuteriteacute eacutechappe agrave toute tentative drsquoanalysepar la meacutethode des sciences de la nature Vouloir la reacuteduire agrave la conscienceestheacutetique crsquoest-agrave-dire agrave la conscience meacutethodique crsquoest la soumettre auxexigences drsquoune conscience qui pense avoir le monopole de la veacuteriteacute Soutenircela crsquoest passer agrave cocircteacute du mode drsquoecirctre propre de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoartIl srsquoagit plutocirct ici de changer de paradigme afin de comprendre la veacuteriteacuteinheacuterente agrave lrsquoœuvre drsquoart Ce nrsquoest point la conscience estheacutetique mais lrsquoex-peacuterience hermeacuteneutique veacutecue en contemplant une œuvre drsquoart qui inteacuteresseau plus haut point la deacutemarche de Gadamer Pour lui il faut rester attentifau type de veacuteriteacute que nous livre lrsquoœuvre elle-mecircme Il soutient que le theacuteacirctrepar exemple preacutesente la structure du jeu en tant que monde fermeacute sur lespectateur la scegravene et les acteurs Le jeu nrsquoeacutetait-il pas lui aussi cet ensemblecomposeacute de la scegravene de jeu des joueurs et des spectateurs

Ce qursquoil faut dire crsquoest que dans lrsquoexpeacuterience des arts du spectacle ce nesont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectiviteacute parceqursquoils ont pleinement conscience drsquoincarner des personnages et de ne plusecirctre eux-mecircmes Celui qui srsquoy perd crsquoest aussi le spectateur puisque crsquoestpour lui et agrave lui que le spectacle srsquoouvre en premier Une pareille ouverture esttoujours une laquo ouverture pour raquo (1996 126) Lrsquoexpeacuterience du spectateur estdonc une expeacuterience hermeacuteneutique importante Il nrsquoy a plus de distinctionagrave opeacuterer entre lrsquoacteur sur scegravene et le spectateur dans la tribune Cette dis-tinction souligne lrsquoexteacuterioriteacute du spectateur et lui permet de revendiquer uneposition objectivante de penser que son rocircle ne se cantonne qursquoagrave regarderagrave applaudir ou agrave rire et qursquoil peut par conseacutequent juger le jeu theacuteacirctral ouartistique de lrsquoexteacuterieur en en offrant une lecture neutre Cette posture reacutevegravelelrsquoarriegravere-penseacutee du spectateur preacutetendant agrave une maicirctrise totale sur ce qui se

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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

puisqursquoil deacutecide de jouer afin de se divertir le jeu nrsquoaurait drsquoimportance queparce que le joueur srsquoy adonne il nrsquoa pas de finaliteacute propre

Crsquoest de ce subjectivisme que doit ecirctre deacutegageacutee et libeacutereacutee lrsquoexpeacuterience ludiqueafin de saisir ce qursquoelle est capable de reacuteveacuteler sur la conscience estheacutetique etsur la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Il ne srsquoagit pas drsquoeacutevoquer le processus de creacutea-tion artistique issu de la techniciteacute de la geacutenialiteacute drsquoun individu ou des tech-niques geacuteomeacutetriques enseigneacutees dans les eacutecoles des beaux-arts mais plutocirct deparler de lrsquoexpeacuterience veacutecue lorsque nous sommes en face drsquoune œuvre drsquoartdeacutejagrave accomplie lorsque nous sommes sur une aire de jeu en pleine activiteacuteludique Ce que nous faisons dans ces cas de figure nrsquoa rien en commun avecla creacuteativiteacute estheacutetique Nous vivons une expeacuterience qursquoil faut deacutecrire Lanotion drsquoexpeacuterience est significative dans lrsquohermeacuteneutique de Gadamer Enallemand lrsquoexpeacuterience peut signifier Erfahrung ou Erlebnis Le premier termedeacutesigne lrsquoexpeacuterience telle qursquoelle est pratiqueacutee par les sciences de la naturedans un environnement expeacuterimental qui donne lieu aux pratiques les plusvarieacutees observation manipulation expeacuterimentation veacuterification etc La se-conde forme drsquoexpeacuterience qui inteacuteresse Gadamer crsquoest lrsquoexpeacuterience du veacutecuou de lrsquoimmersion du sujet Cette expeacuterience se reacutealise en lisant un texte eneacutecoutant une musique en contemplant une peinture nous vivons agrave cet ins-tant preacutecis une expeacuterience hautement significative pour lrsquoestheacutetique crsquoest uneexpeacuterience hermeacuteneutique que les acquis de la pheacutenomeacutenologie contribuent agravedeacutecrire

Pour Gadamer parler du jeu agrave propos de lrsquoexpeacuterience de lrsquoart ce nrsquoest pointdeacutecrire lrsquoattitude ni lrsquoeacutetat drsquoesprit du creacuteateur ou de lrsquoamateur et absolumentpas la liberteacute drsquoune subjectiviteacute qui srsquoexerce dans le jeu Il srsquoagit de notre im-plication dans laquo la maniegravere drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart elle-mecircme raquo (Gadamer1996 119) Quelle est donc cette maniegravere drsquoecirctre du jeu et son rapport agrave lacompreacutehension de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Crsquoest drsquoabord insiste Gadamerlrsquoexclusion de la subjectiviteacute conccedilue comme toute-puissance du sujet et vo-lonteacute de domination ou de connaissance absolue Dans le jeu il y a plutocirct lieude reconnaicirctre que le sujet nrsquoimpose plus ses cateacutegories au reacuteel il est emporteacutepar lrsquoobjet qui lrsquoinvite en quelque sorte sur la scegravene Nous avons lrsquohabitudede dire que nous jouons en attribuant lrsquoaction de ce verbe au sujet que noussommes pensant ainsi que lrsquoactiviteacute agrave laquelle nous nous livrons est notreœuvre le reacutesultat du pouvoir subjectif de faire ou de deacutefaire le cours du jeupar des conventions qui deacutependent de notre volonteacute Or le jeu ne se deacuteroulepas toujours selon la volonteacute du joueur il eacutechappe entiegraverement agrave celle-ci Tout

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controcircle du jeu nrsquoest drsquoailleurs qursquoune impression crsquoest-agrave-dire une illusion deperception Dans la perspective subjectiviste le jeu deacutepend tout entier delrsquoinitiative consciente de celui qui joue et qui deacutecide drsquoy prendre part il estloisir relaxation deacutegourdissement reacutecreacuteation bref il lui manque des butsseacuterieux que refuse de lui confeacuterer le sujet conscient

Parce que lrsquoon joue en ayant conscience de ces buts laquo non seacuterieux raquo il se deacute-veloppe une illusion de maicirctrise du jeu par le sujet qui peut agrave tout momentdeacutecider drsquoarrecircter le jeu pour retrouver le seacuterieux de la vie Drsquoapregraves le Voca-bulaire drsquoAndreacute Lalande le jeu consiste en une laquo deacutepense drsquoactiviteacute physiqueou mentale qui nrsquoa pas de but immeacutediatement utile ni mecircme de but deacutefiniet dont la seule raison drsquoecirctre pour la conscience de celui qui srsquoy livre est leplaisir mecircme qursquoil y trouve raquo (Lalande et Poirier 2010 546) Gadamer consi-degravere cependant que cette deacutefinition est trop subjectiviste elle est encore souslrsquoemprise de la philosophie du sujet auquel elle accorde une place essentielleDe plus elle insiste sur le fait que laquo dans la conduite ludique tous les butsqui deacuteterminent lrsquoexistence active et preacutevoyante nrsquoont pas tout simplementdisparu mais se trouvent suspendus drsquoune maniegravere singuliegravere et provisoire raquo(Gadamer 1996 119) Autrement dit le sujet est tout-puissant selon unetelle deacutefinition et crsquoest lui qui deacutecide de laquo suspendre raquo provisoirement tousles buts seacuterieux de la vie pour se mettre agrave jouer agrave se distraire agrave passer letemps Il sait qursquoil joue et il sait aussi que ce agrave quoi il se livre nrsquoest passeacuterieux ccedila nrsquoengage pas la vie Il srsquoamuse

Cependant Gadamer pose la question suivante que savons-nous exactementdu mode drsquoecirctre de lrsquoexpeacuterience ludique lorsque nous disons que le jeu nrsquoa pasde buts seacuterieux et que ces buts non seacuterieux deacutependent entiegraverement de nous Selon Gadamer cette deacuteclaration nrsquoexpose pas toutes les implications dumode drsquoecirctre du jeu puisque ce nrsquoest guegravere lagrave savoir Au moment ougrave nousprenons effectivement part agrave une seacuteance ludique il ne nous est plus possiblede deacutecrire et de deacuteterminer drsquoavance lrsquoissue de la partie Nous jouons et crsquoestle plus important En participant au jeu nous faisons une expeacuterience quinrsquoest pas du tout preacutevisible dans ses moindres deacutetails parce qursquoelle eacutechappeen reacutealiteacute agrave notre controcircle Ceci nous fait prendre conscience de ce que nousne sommes jamais les veacuteritables maicirctres du jeu Chacun peut faire cetteexpeacuterience sur sa console son ordinateur ou sur son teacuteleacutephone par exempleen jouant agrave un jeu qui eacutevolue par paliers Nous ne savons jamais drsquoavance agravequelle eacutetape nous allons eacutechouer ou si nous serons plutocirct vainqueur Chaquefois que nous eacutechouons nous poussons un cri drsquoeacutenervement et en sortant

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victorieux drsquoun palier nous nous sentons plus motiveacutes et ragaillardis commesi nous venions de prendre un risque Que traduit sur le plan hermeacuteneutiqueune telle situation Pour y reacutepondre Gadamer eacutecrit

Celui qui joue sait lui-mecircme que le jeu nrsquoest que jeu et qursquoil setrouve dans un monde deacutetermineacute par le seacuterieux des buts Il le saitmais sans plus penser en tant que joueur agrave ce rapport avec leseacuterieux En effet le jeu ne remplit son but que lorsque le joueursrsquooublie dans le jeu Ce qui fait que le jeu est entiegraverement jeu cenrsquoest pas son rapport qui en deacutetourne au seacuterieux crsquoest le seacuterieuxdans le jeu Qui ne prend pas le jeu au seacuterieux est un trouble-fecircteLe mode drsquoecirctre du jeu ne souffre pas que le joueur se comporteagrave lrsquoeacutegard du jeu comme agrave lrsquoeacutegard drsquoun objet Celui qui joue saitbien quelle chose est le jeu il sait que ce qursquoil fait laquo nrsquoest qursquounjeu raquo mais il ne sait pas ce qursquoil laquo sait raquo par lagrave (1996 119‑20)

Ce que Gadamer expose ainsi ce ne sont pas les pouvoirs de lrsquoindividu orga-nisateur du jeu et deacutecidant du lieu des acteurs et des regravegles crsquoest davantagece qui se passe pendant le jeu et la signification hermeacuteneutique cette expeacute-rience Cette tournure est assez expressive puisque crsquoest effectivement le jeuqui joue crsquoest-agrave-dire qursquoil se deacuteroule en deacutevoilant son contenu il se deacutevoile etse donne en spectacle Ce nrsquoest plus le joueur qui dit ce qursquoest le jeu auquelil joue mais le jeu srsquoouvre agrave lui et dit de mecircme ce agrave quoi il consiste dans sonouverture il vient doreacutenavant se montrer dans la seacuteance de son deacuteroulementet de son deacutevoilement Jouer ainsi crsquoest accepter une invitation du jeu quinous captive Crsquoest pour cela insiste Gadamer que laquo les joueurs ne sont pasle sujet du jeu mais agrave travers les joueurs crsquoest le jeu lui-mecircme qui accegravede agrave larepreacutesentation (Darstellung) raquo (1996 120) Le sens et la porteacutee estheacutetiquesde cette phrase sont fonction de la richesse du terme allemand de Darstellungqui signifie tout agrave la fois preacutesentation repreacutesentation reproduction ou exhi-bition de ce qui est 1 Jean Grondin y voit lrsquoun des concepts clefs de Veacuteriteacuteet Meacutethode dont la traduction laquo philosophiquement eacutevocatrice raquo serait plutocirctcelle drsquointerpreacutetation (Grondin 2007)

1 Cf La longue note des pages 121 et 122 de Veacuteriteacute et Meacutethode ougrave les traducteursont eacuteteacute confronteacutes agrave la difficulteacute de rendre en franccedilais le concept allemand de Darstellungutiliseacute par Gadamer heacutesitant entre lrsquoun et lrsquoautre sens sus mentionneacutes

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En quoi le comportement ludique est-il un comportement hermeacuteneutique Gadamer reacutepond que le jeu est tout entier une interpreacutetation En effet danslrsquousage figureacute ou meacutetaphorique du terme laquo jeu raquo nous parlons souvent du jeude lumiegravere du jeu des vagues du jeu politique du jeu de mots de celui descouleurs etc Lrsquoimportant ce nrsquoest pas de dire que ces entiteacutes jouent effec-tivement dans le sens ougrave elles participent consciemment au jeu en questionCrsquoest une meacutetaphore crsquoest-agrave-dire un proceacutedeacute stylistique consistant dans lrsquoem-ploi drsquoun terme concret en vue de deacutesigner une reacutealiteacute abstraite On substitueainsi un signifiant agrave un autre puisqursquoici le proceacutedeacute analogique est plutocirct im-plicite Dans le cas drsquoespegravece la meacutetaphore a pour but de faire ressortir lrsquoideacuteede va-et-vient sans fin commune agrave toutes ces images Gadamer considegravere quelaquo le sens moyen ou meacutedial raquo (Gadamer 1996 122) du jeu se laisse voir lorsquenous disons par exemple que quelque chose se joue ou est en jeu Nous di-sons de mecircme que nos vies sont en jeu lorsque nous nous engageons dans uneexpeacuterience lourde de conseacutequences deacuteterminantes et dont lrsquoissue finale peutecirctre fatale puisqursquoelle ne deacutepend pas de nous Nous jouons donc avec nosvies et il y a la possibiliteacute reacuteelle de les perdre Ainsi le jeu est une expeacuteriencedialogique dans laquelle lrsquoecirctre se donne en spectacle Gadamer affirme

Le mouvement de va-et-vient est si manifestement central pour ladeacutefinition essentielle du jeu qursquoil est indiffeacuterent de savoir quellepersonne ou quelle chose lrsquoexeacutecute Le mouvement du jeu commetel est pour ainsi dire deacutepourvu de substrat Crsquoest ici le jeu quiest joueacute ou qui se joue et il nrsquoy a plus de sujet qui y joue Le jeuest exeacutecution du mouvement comme tel Parlant par exemple dujeu des couleurs nous ne voulons manifestement pas dire qursquoil ya lagrave une couleur prise agrave part qui joue en passant dans une autremais nous deacutesignons ainsi le processus ou le spectacle indivisibleougrave se montre une multipliciteacute changeante de couleurs (Gadamer1996 121)

La polyseacutemie du terme Darstellung releveacutee en amont permet de voir que lejeu consiste pour celui qui tient lieu de sujet agrave se mettre agrave lrsquoeacutecoute et agravese rendre disponible et pour lrsquoœuvre qui est le veacuteritable maicirctre du jeu agravese mettre en scegravene Par conseacutequent ni le joueur ni le spectateur qui ne faitque regarder et applaudir une scegravene ne sont les maicirctres de ce spectacle quise livre de lui-mecircme puisqursquoils nrsquoen ont pas la maicirctrise contrairement agrave ceqursquoils peuvent preacutetendre Ils nrsquoen sont que des parties prenantes posseacutedeacutees

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deacutesormais par la magie du jeu sur scegravene A travers cette description du jeuGadamer met en lumiegravere le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart Cette expeacuteriencede lrsquoart montre davantage que lrsquoœuvre drsquoart ne saurait ecirctre un objet placeacuteen face drsquoune conscience elle est surtout une laquo expeacuterience qui meacutetamorphosecelui qui la fait raquo (1996 120) Cela se veacuterifie par exemple dans une partie detennis de table ougrave les deux joueurs se reacutepondent respectivement en frappanttour agrave tour sur une balle qursquoa lanceacutee le partenaire de jeu Ces joueurs sonttous des laquo reacutepondants raquo du jeu qui ne peuvent pas deacuteterminer drsquoavance ce quedevient une balle qui part ni ougrave elle chute exactement ni ce qursquoelle devientapregraves son rebond Au football une balle qui va se loger dans la lucarneprovoque la joie ou lrsquoeacutemoi des joueurs et de la foule des spectateurs Demecircme dans ce sport ce sont les mouvements impreacutevisibles de la balle dansson bond et son rebond qui commandent aux protagonistes la course le sautle grand eacutecart ou lrsquoimmobilisation bref le rythme agrave suivre Les joueurs nedeacutecident pas librement de sauter de bondir ou de srsquoimmobiliser Crsquoest le jeuqui commande au joueur lrsquoattitude agrave tenir et pas lrsquoinverse

Crsquoest ce que teacutemoigne lrsquoart de la danse ougrave le danseur ne fait que suivrele rythme que lui impose la musique Il ne peut pas imposer agrave la musiqueun rythme preacutecis son rythme il rythme son corps afin que les mouvementscadenceacutes de celui-ci soient en harmonie avec la musique Crsquoest plutocirct luien tant que danseur qui suit et subit le mouvement et le pas que lui dictela musique Une musique douce impose un rythme lent et langoureux unemusique fortement cadenceacutee impose un rythme acceacuteleacutereacute et vif Pourtant nousdisons aussi de la danse qursquoelle est un jeu un amusement Et lorsque nousparlons du laquo pas de danse raquo agrave suivre nous deacutemontrons une fois de plus quenous ne faisons que suivre un mouvement qui ne deacutepend pas de nous ladanse est le pas que nous impose la musique Par ce pas la danse suit lamusique et sa cadence et non lrsquoinverse

Une expeacuterience similaire est agrave lrsquoœuvre dans les jeux videacuteo Ici nous pensonsjouer seul mais en reacutealiteacute notre reacutepondant le logiciel de lrsquoordinateur parexemple ou la console de jeu est encore plus aguerri dans les regravegles Ainsila sensation eacuteprouveacutee dans le jeu est un instant quasi magique que Gadamerappelle laquo la surprise du jeu raquo (Gadamer 1996 124) Crsquoest une expeacuterience deveacuteriteacute toute particuliegravere que ne peut preacutevoir aucune deacutetermination aucunemeacutethodologie scientifique Le jeu met en avant la finitude du sujet parceqursquoil est un risque qui engage lrsquoecirctre du joueur Une telle expeacuterience ludiquereacutevegravele que laquo rdquojouerrdquo crsquoest toujours rdquoecirctre-joueacuterdquo raquo (1996 124) ainsi que lrsquoeacutecrit

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Gadamer Autrement dit puisque le joueur nrsquoest pas maicirctre du jeu crsquoestplutocirct lui qui est joueacute par ce qursquoil croyait reacutesulter de son initiative tel estjoueacute qui croyait jouer En se laissant prendre au jeu le joueur perd le pouvoirde sa subjectiviteacute et devient une partie prenante du jeu Gadamer dit quelaquo lrsquoattrait du jeu la fascination qursquoil exerce consistent justement dans le faitque le jeu srsquoempare de celui qui joue raquo (1996)

En parlant de risque de soi eacutevoquons le cas du parieur qui mise dans des jeuxde hasard ou des compeacutetitions de toute nature Ce cas est assez illustratifpuisqursquoen misant sur les pronostics le parieur srsquoillusionne sur ses pouvoirsOr il ne fait que se mettre en jeu et engage par lagrave sa confiance ses eacuteconomieset ses espeacuterances dans des choses qui ne deacutependent nullement de lui et surlesquelles il nrsquoexerce aucun pouvoir Ce qursquoil nrsquooublie pourtant pas au mecircmemoment crsquoest qursquoil joue avec des possibiliteacutes impreacutevisibles et qursquoil nrsquoest pascertain drsquoemporter quoique lrsquoespoir de miser sur le bon pronostic lrsquohabite Cetespoir est justifieacute par lrsquoinconscient de la toute-puissance du sujet qui lui faitdire qursquoil demeure le maicirctre du jeu et qursquoil a la situation en main Pourtantlrsquoissue finale ne deacutepend jamais de lui mecircme quand il a la reacuteputation drsquoecirctreun gagneur patenteacute Lrsquoissue du jeu est reacuteellement une surprise heureuse oumalheureuse Comme le soutient Gadamer agrave propos de la nature de touteactiviteacute ludique

Mecircme lorsqursquoil srsquoagit de jeux dans lesquels on srsquoefforce de remplirune tacircche que lrsquoon srsquoest fixeacutee agrave soi-mecircme crsquoest le risque qui faitlrsquoattrait du jeu est-ce que laquo ccedila va raquo Est-ce que laquo ccedila reacuteussit raquo Est-ce que laquo ccedila va encore reacuteussir raquo Qui tente ainsi est en veacuteriteacutelrsquoobjet de la tentative Le veacuteritable sujet nrsquoest pas le joueur maisle jeu lui-mecircme (ce que montrent agrave lrsquoeacutevidence les expeacuteriences ougraveil nrsquoy a qursquoun seul joueur) Crsquoest le jeu qui tient le joueur sous lecharme qui le prend dans ses filets qui le retient au jeu (1996)

Ainsi mecircme quand il peut y avoir des enjeux extra-ludiques qui motivent lesjoueurs tels que le deacutefi personnel de surmonter ses limites lrsquoattrait financierle pari la relaxation lrsquohonneur etc la dimension autonome du jeu restepleinement vraie alors que celle du joueur est de plus en plus hypotheacutetiqueDe tels enjeux nrsquoenlegravevent rien agrave la nature de lrsquoexpeacuterience ci-dessus deacutecrite Ceque veut dire Gadamer crsquoest que dans lrsquoinstant de deacuteroulement du jeu nulnrsquoa veacuteritablement le controcircle de quoi que ce soit Les joueurs et les spectateurs

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rendent possible la venue au monde du jeu sa repreacutesentation Le mode drsquoecirctredu jeu est toujours une repreacutesentation Les auteurs des paris du dopage et dutrucage dans le sport sont des trouble-fecirctes qui srsquoillusionnent de maicirctriser lejeu en refusant que ce dernier se deacuteroule librement Ils apparaissent souventridicules parce qursquoils ne pas laissent pas le jeu venir agrave la repreacutesentation Untel laquo refus raquo teacutemoigne de ce que rien ne deacutepend du joueur et que nul ne saitdrsquoavance lrsquoissue drsquoun jeu Pour Gadamer srsquoadonner agrave la tacircche ludique est unemaniegravere de srsquoidentifier au jeu en laissant pleinement se deacuteployer ce dernier(1996 126)

Ainsi le joueur nrsquoest pas maicirctre de la situation puisque le jeu eacutechappe agrave samaicirctrise Le gain hermeacuteneutique drsquoune telle analyse reacuteside dans son applica-tion agrave la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Cette description de la nature du ludiqueprojette sur lrsquoart une lumiegravere nouvelle celle de sa signification hermeacuteneutique

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutene-ment

Les analyses de Gadamer relatives agrave la notion de Darstellung dans le deacuterou-lement de lrsquoexpeacuterience ludique reacutevegravelent les termes de spectacle et de spec-tateurs Elles font intervenir le mode drsquoecirctre propre de la repreacutesentation ar-tistique theacuteacirctrale notamment Ne disons-nous pas que nous laquo jouons raquo autheacuteacirctre Pour Gadamer lorsque le jeu se transforme en spectacle il changenon seulement de direction mais aussi de nature le spectateur y prendalors la place du joueur et joue deacutesormais un rocircle de premiegravere importance entant que partie prenante de la repreacutesentation artistique Degraves lors la repreacutesen-tation en art srsquoadresse toujours agrave quelqursquoun laquo mecircme quand personne nrsquoestpreacutesent qui se borne agrave eacutecouter ou regarder raquo (1996 128) Cette transmuta-tion du ludique en estheacutetique eacuterige la penseacutee de Gadamer en laquo estheacutetiquephilosophique raquo (Fruchon 1997) Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode affirme quelaquo la transformation par laquelle le jeu humain atteint son veacuteritable accom-plissement qui est de devenir art je lrsquoappelle la transmutation en œuvre raquo(Gadamer 1996 128) Cette notion de laquo transmutation raquo a un sens preacutecisdans lrsquoontologie de lrsquoœuvre drsquoart

La transmutation en revanche signifie que quelque chose est drsquouncoup et en totaliteacute autre chose et que cette autre chose qursquoil est

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en vertu de la transmutation est son ecirctre vrai au regard duquelson ecirctre anteacuterieur est nul et non avenu (hellip) Ainsi lrsquoexpressionemployeacutee celle de laquo transmutation en figure raquo signifie que ce quiexistait auparavant nrsquoexiste plus mais aussi que ce qui existemaintenant ce qui se repreacutesente dans le jeu de lrsquoart est le vraiqui subsiste (1996 129)

En effet il apparaicirct agrave Gadamer que lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pas seulement sourcedrsquoune jouissance estheacutetique au sens traditionnel du terme mais qursquoelle esten mecircme temps une laquo rencontre de veacuteriteacute raquo au sens hermeacuteneutique un avegrave-nement et un eacuteveacutenement drsquoune veacuteriteacute que ne peut garantir aucune meacutethodedrsquoanalyse objective du savoir Cette veacuteriteacute eacutechappe agrave toute tentative drsquoanalysepar la meacutethode des sciences de la nature Vouloir la reacuteduire agrave la conscienceestheacutetique crsquoest-agrave-dire agrave la conscience meacutethodique crsquoest la soumettre auxexigences drsquoune conscience qui pense avoir le monopole de la veacuteriteacute Soutenircela crsquoest passer agrave cocircteacute du mode drsquoecirctre propre de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoartIl srsquoagit plutocirct ici de changer de paradigme afin de comprendre la veacuteriteacuteinheacuterente agrave lrsquoœuvre drsquoart Ce nrsquoest point la conscience estheacutetique mais lrsquoex-peacuterience hermeacuteneutique veacutecue en contemplant une œuvre drsquoart qui inteacuteresseau plus haut point la deacutemarche de Gadamer Pour lui il faut rester attentifau type de veacuteriteacute que nous livre lrsquoœuvre elle-mecircme Il soutient que le theacuteacirctrepar exemple preacutesente la structure du jeu en tant que monde fermeacute sur lespectateur la scegravene et les acteurs Le jeu nrsquoeacutetait-il pas lui aussi cet ensemblecomposeacute de la scegravene de jeu des joueurs et des spectateurs

Ce qursquoil faut dire crsquoest que dans lrsquoexpeacuterience des arts du spectacle ce nesont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectiviteacute parceqursquoils ont pleinement conscience drsquoincarner des personnages et de ne plusecirctre eux-mecircmes Celui qui srsquoy perd crsquoest aussi le spectateur puisque crsquoestpour lui et agrave lui que le spectacle srsquoouvre en premier Une pareille ouverture esttoujours une laquo ouverture pour raquo (1996 126) Lrsquoexpeacuterience du spectateur estdonc une expeacuterience hermeacuteneutique importante Il nrsquoy a plus de distinctionagrave opeacuterer entre lrsquoacteur sur scegravene et le spectateur dans la tribune Cette dis-tinction souligne lrsquoexteacuterioriteacute du spectateur et lui permet de revendiquer uneposition objectivante de penser que son rocircle ne se cantonne qursquoagrave regarderagrave applaudir ou agrave rire et qursquoil peut par conseacutequent juger le jeu theacuteacirctral ouartistique de lrsquoexteacuterieur en en offrant une lecture neutre Cette posture reacutevegravelelrsquoarriegravere-penseacutee du spectateur preacutetendant agrave une maicirctrise totale sur ce qui se

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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

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Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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controcircle du jeu nrsquoest drsquoailleurs qursquoune impression crsquoest-agrave-dire une illusion deperception Dans la perspective subjectiviste le jeu deacutepend tout entier delrsquoinitiative consciente de celui qui joue et qui deacutecide drsquoy prendre part il estloisir relaxation deacutegourdissement reacutecreacuteation bref il lui manque des butsseacuterieux que refuse de lui confeacuterer le sujet conscient

Parce que lrsquoon joue en ayant conscience de ces buts laquo non seacuterieux raquo il se deacute-veloppe une illusion de maicirctrise du jeu par le sujet qui peut agrave tout momentdeacutecider drsquoarrecircter le jeu pour retrouver le seacuterieux de la vie Drsquoapregraves le Voca-bulaire drsquoAndreacute Lalande le jeu consiste en une laquo deacutepense drsquoactiviteacute physiqueou mentale qui nrsquoa pas de but immeacutediatement utile ni mecircme de but deacutefiniet dont la seule raison drsquoecirctre pour la conscience de celui qui srsquoy livre est leplaisir mecircme qursquoil y trouve raquo (Lalande et Poirier 2010 546) Gadamer consi-degravere cependant que cette deacutefinition est trop subjectiviste elle est encore souslrsquoemprise de la philosophie du sujet auquel elle accorde une place essentielleDe plus elle insiste sur le fait que laquo dans la conduite ludique tous les butsqui deacuteterminent lrsquoexistence active et preacutevoyante nrsquoont pas tout simplementdisparu mais se trouvent suspendus drsquoune maniegravere singuliegravere et provisoire raquo(Gadamer 1996 119) Autrement dit le sujet est tout-puissant selon unetelle deacutefinition et crsquoest lui qui deacutecide de laquo suspendre raquo provisoirement tousles buts seacuterieux de la vie pour se mettre agrave jouer agrave se distraire agrave passer letemps Il sait qursquoil joue et il sait aussi que ce agrave quoi il se livre nrsquoest passeacuterieux ccedila nrsquoengage pas la vie Il srsquoamuse

Cependant Gadamer pose la question suivante que savons-nous exactementdu mode drsquoecirctre de lrsquoexpeacuterience ludique lorsque nous disons que le jeu nrsquoa pasde buts seacuterieux et que ces buts non seacuterieux deacutependent entiegraverement de nous Selon Gadamer cette deacuteclaration nrsquoexpose pas toutes les implications dumode drsquoecirctre du jeu puisque ce nrsquoest guegravere lagrave savoir Au moment ougrave nousprenons effectivement part agrave une seacuteance ludique il ne nous est plus possiblede deacutecrire et de deacuteterminer drsquoavance lrsquoissue de la partie Nous jouons et crsquoestle plus important En participant au jeu nous faisons une expeacuterience quinrsquoest pas du tout preacutevisible dans ses moindres deacutetails parce qursquoelle eacutechappeen reacutealiteacute agrave notre controcircle Ceci nous fait prendre conscience de ce que nousne sommes jamais les veacuteritables maicirctres du jeu Chacun peut faire cetteexpeacuterience sur sa console son ordinateur ou sur son teacuteleacutephone par exempleen jouant agrave un jeu qui eacutevolue par paliers Nous ne savons jamais drsquoavance agravequelle eacutetape nous allons eacutechouer ou si nous serons plutocirct vainqueur Chaquefois que nous eacutechouons nous poussons un cri drsquoeacutenervement et en sortant

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victorieux drsquoun palier nous nous sentons plus motiveacutes et ragaillardis commesi nous venions de prendre un risque Que traduit sur le plan hermeacuteneutiqueune telle situation Pour y reacutepondre Gadamer eacutecrit

Celui qui joue sait lui-mecircme que le jeu nrsquoest que jeu et qursquoil setrouve dans un monde deacutetermineacute par le seacuterieux des buts Il le saitmais sans plus penser en tant que joueur agrave ce rapport avec leseacuterieux En effet le jeu ne remplit son but que lorsque le joueursrsquooublie dans le jeu Ce qui fait que le jeu est entiegraverement jeu cenrsquoest pas son rapport qui en deacutetourne au seacuterieux crsquoest le seacuterieuxdans le jeu Qui ne prend pas le jeu au seacuterieux est un trouble-fecircteLe mode drsquoecirctre du jeu ne souffre pas que le joueur se comporteagrave lrsquoeacutegard du jeu comme agrave lrsquoeacutegard drsquoun objet Celui qui joue saitbien quelle chose est le jeu il sait que ce qursquoil fait laquo nrsquoest qursquounjeu raquo mais il ne sait pas ce qursquoil laquo sait raquo par lagrave (1996 119‑20)

Ce que Gadamer expose ainsi ce ne sont pas les pouvoirs de lrsquoindividu orga-nisateur du jeu et deacutecidant du lieu des acteurs et des regravegles crsquoest davantagece qui se passe pendant le jeu et la signification hermeacuteneutique cette expeacute-rience Cette tournure est assez expressive puisque crsquoest effectivement le jeuqui joue crsquoest-agrave-dire qursquoil se deacuteroule en deacutevoilant son contenu il se deacutevoile etse donne en spectacle Ce nrsquoest plus le joueur qui dit ce qursquoest le jeu auquelil joue mais le jeu srsquoouvre agrave lui et dit de mecircme ce agrave quoi il consiste dans sonouverture il vient doreacutenavant se montrer dans la seacuteance de son deacuteroulementet de son deacutevoilement Jouer ainsi crsquoest accepter une invitation du jeu quinous captive Crsquoest pour cela insiste Gadamer que laquo les joueurs ne sont pasle sujet du jeu mais agrave travers les joueurs crsquoest le jeu lui-mecircme qui accegravede agrave larepreacutesentation (Darstellung) raquo (1996 120) Le sens et la porteacutee estheacutetiquesde cette phrase sont fonction de la richesse du terme allemand de Darstellungqui signifie tout agrave la fois preacutesentation repreacutesentation reproduction ou exhi-bition de ce qui est 1 Jean Grondin y voit lrsquoun des concepts clefs de Veacuteriteacuteet Meacutethode dont la traduction laquo philosophiquement eacutevocatrice raquo serait plutocirctcelle drsquointerpreacutetation (Grondin 2007)

1 Cf La longue note des pages 121 et 122 de Veacuteriteacute et Meacutethode ougrave les traducteursont eacuteteacute confronteacutes agrave la difficulteacute de rendre en franccedilais le concept allemand de Darstellungutiliseacute par Gadamer heacutesitant entre lrsquoun et lrsquoautre sens sus mentionneacutes

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En quoi le comportement ludique est-il un comportement hermeacuteneutique Gadamer reacutepond que le jeu est tout entier une interpreacutetation En effet danslrsquousage figureacute ou meacutetaphorique du terme laquo jeu raquo nous parlons souvent du jeude lumiegravere du jeu des vagues du jeu politique du jeu de mots de celui descouleurs etc Lrsquoimportant ce nrsquoest pas de dire que ces entiteacutes jouent effec-tivement dans le sens ougrave elles participent consciemment au jeu en questionCrsquoest une meacutetaphore crsquoest-agrave-dire un proceacutedeacute stylistique consistant dans lrsquoem-ploi drsquoun terme concret en vue de deacutesigner une reacutealiteacute abstraite On substitueainsi un signifiant agrave un autre puisqursquoici le proceacutedeacute analogique est plutocirct im-plicite Dans le cas drsquoespegravece la meacutetaphore a pour but de faire ressortir lrsquoideacuteede va-et-vient sans fin commune agrave toutes ces images Gadamer considegravere quelaquo le sens moyen ou meacutedial raquo (Gadamer 1996 122) du jeu se laisse voir lorsquenous disons par exemple que quelque chose se joue ou est en jeu Nous di-sons de mecircme que nos vies sont en jeu lorsque nous nous engageons dans uneexpeacuterience lourde de conseacutequences deacuteterminantes et dont lrsquoissue finale peutecirctre fatale puisqursquoelle ne deacutepend pas de nous Nous jouons donc avec nosvies et il y a la possibiliteacute reacuteelle de les perdre Ainsi le jeu est une expeacuteriencedialogique dans laquelle lrsquoecirctre se donne en spectacle Gadamer affirme

Le mouvement de va-et-vient est si manifestement central pour ladeacutefinition essentielle du jeu qursquoil est indiffeacuterent de savoir quellepersonne ou quelle chose lrsquoexeacutecute Le mouvement du jeu commetel est pour ainsi dire deacutepourvu de substrat Crsquoest ici le jeu quiest joueacute ou qui se joue et il nrsquoy a plus de sujet qui y joue Le jeuest exeacutecution du mouvement comme tel Parlant par exemple dujeu des couleurs nous ne voulons manifestement pas dire qursquoil ya lagrave une couleur prise agrave part qui joue en passant dans une autremais nous deacutesignons ainsi le processus ou le spectacle indivisibleougrave se montre une multipliciteacute changeante de couleurs (Gadamer1996 121)

La polyseacutemie du terme Darstellung releveacutee en amont permet de voir que lejeu consiste pour celui qui tient lieu de sujet agrave se mettre agrave lrsquoeacutecoute et agravese rendre disponible et pour lrsquoœuvre qui est le veacuteritable maicirctre du jeu agravese mettre en scegravene Par conseacutequent ni le joueur ni le spectateur qui ne faitque regarder et applaudir une scegravene ne sont les maicirctres de ce spectacle quise livre de lui-mecircme puisqursquoils nrsquoen ont pas la maicirctrise contrairement agrave ceqursquoils peuvent preacutetendre Ils nrsquoen sont que des parties prenantes posseacutedeacutees

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deacutesormais par la magie du jeu sur scegravene A travers cette description du jeuGadamer met en lumiegravere le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart Cette expeacuteriencede lrsquoart montre davantage que lrsquoœuvre drsquoart ne saurait ecirctre un objet placeacuteen face drsquoune conscience elle est surtout une laquo expeacuterience qui meacutetamorphosecelui qui la fait raquo (1996 120) Cela se veacuterifie par exemple dans une partie detennis de table ougrave les deux joueurs se reacutepondent respectivement en frappanttour agrave tour sur une balle qursquoa lanceacutee le partenaire de jeu Ces joueurs sonttous des laquo reacutepondants raquo du jeu qui ne peuvent pas deacuteterminer drsquoavance ce quedevient une balle qui part ni ougrave elle chute exactement ni ce qursquoelle devientapregraves son rebond Au football une balle qui va se loger dans la lucarneprovoque la joie ou lrsquoeacutemoi des joueurs et de la foule des spectateurs Demecircme dans ce sport ce sont les mouvements impreacutevisibles de la balle dansson bond et son rebond qui commandent aux protagonistes la course le sautle grand eacutecart ou lrsquoimmobilisation bref le rythme agrave suivre Les joueurs nedeacutecident pas librement de sauter de bondir ou de srsquoimmobiliser Crsquoest le jeuqui commande au joueur lrsquoattitude agrave tenir et pas lrsquoinverse

Crsquoest ce que teacutemoigne lrsquoart de la danse ougrave le danseur ne fait que suivrele rythme que lui impose la musique Il ne peut pas imposer agrave la musiqueun rythme preacutecis son rythme il rythme son corps afin que les mouvementscadenceacutes de celui-ci soient en harmonie avec la musique Crsquoest plutocirct luien tant que danseur qui suit et subit le mouvement et le pas que lui dictela musique Une musique douce impose un rythme lent et langoureux unemusique fortement cadenceacutee impose un rythme acceacuteleacutereacute et vif Pourtant nousdisons aussi de la danse qursquoelle est un jeu un amusement Et lorsque nousparlons du laquo pas de danse raquo agrave suivre nous deacutemontrons une fois de plus quenous ne faisons que suivre un mouvement qui ne deacutepend pas de nous ladanse est le pas que nous impose la musique Par ce pas la danse suit lamusique et sa cadence et non lrsquoinverse

Une expeacuterience similaire est agrave lrsquoœuvre dans les jeux videacuteo Ici nous pensonsjouer seul mais en reacutealiteacute notre reacutepondant le logiciel de lrsquoordinateur parexemple ou la console de jeu est encore plus aguerri dans les regravegles Ainsila sensation eacuteprouveacutee dans le jeu est un instant quasi magique que Gadamerappelle laquo la surprise du jeu raquo (Gadamer 1996 124) Crsquoest une expeacuterience deveacuteriteacute toute particuliegravere que ne peut preacutevoir aucune deacutetermination aucunemeacutethodologie scientifique Le jeu met en avant la finitude du sujet parceqursquoil est un risque qui engage lrsquoecirctre du joueur Une telle expeacuterience ludiquereacutevegravele que laquo rdquojouerrdquo crsquoest toujours rdquoecirctre-joueacuterdquo raquo (1996 124) ainsi que lrsquoeacutecrit

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Gadamer Autrement dit puisque le joueur nrsquoest pas maicirctre du jeu crsquoestplutocirct lui qui est joueacute par ce qursquoil croyait reacutesulter de son initiative tel estjoueacute qui croyait jouer En se laissant prendre au jeu le joueur perd le pouvoirde sa subjectiviteacute et devient une partie prenante du jeu Gadamer dit quelaquo lrsquoattrait du jeu la fascination qursquoil exerce consistent justement dans le faitque le jeu srsquoempare de celui qui joue raquo (1996)

En parlant de risque de soi eacutevoquons le cas du parieur qui mise dans des jeuxde hasard ou des compeacutetitions de toute nature Ce cas est assez illustratifpuisqursquoen misant sur les pronostics le parieur srsquoillusionne sur ses pouvoirsOr il ne fait que se mettre en jeu et engage par lagrave sa confiance ses eacuteconomieset ses espeacuterances dans des choses qui ne deacutependent nullement de lui et surlesquelles il nrsquoexerce aucun pouvoir Ce qursquoil nrsquooublie pourtant pas au mecircmemoment crsquoest qursquoil joue avec des possibiliteacutes impreacutevisibles et qursquoil nrsquoest pascertain drsquoemporter quoique lrsquoespoir de miser sur le bon pronostic lrsquohabite Cetespoir est justifieacute par lrsquoinconscient de la toute-puissance du sujet qui lui faitdire qursquoil demeure le maicirctre du jeu et qursquoil a la situation en main Pourtantlrsquoissue finale ne deacutepend jamais de lui mecircme quand il a la reacuteputation drsquoecirctreun gagneur patenteacute Lrsquoissue du jeu est reacuteellement une surprise heureuse oumalheureuse Comme le soutient Gadamer agrave propos de la nature de touteactiviteacute ludique

Mecircme lorsqursquoil srsquoagit de jeux dans lesquels on srsquoefforce de remplirune tacircche que lrsquoon srsquoest fixeacutee agrave soi-mecircme crsquoest le risque qui faitlrsquoattrait du jeu est-ce que laquo ccedila va raquo Est-ce que laquo ccedila reacuteussit raquo Est-ce que laquo ccedila va encore reacuteussir raquo Qui tente ainsi est en veacuteriteacutelrsquoobjet de la tentative Le veacuteritable sujet nrsquoest pas le joueur maisle jeu lui-mecircme (ce que montrent agrave lrsquoeacutevidence les expeacuteriences ougraveil nrsquoy a qursquoun seul joueur) Crsquoest le jeu qui tient le joueur sous lecharme qui le prend dans ses filets qui le retient au jeu (1996)

Ainsi mecircme quand il peut y avoir des enjeux extra-ludiques qui motivent lesjoueurs tels que le deacutefi personnel de surmonter ses limites lrsquoattrait financierle pari la relaxation lrsquohonneur etc la dimension autonome du jeu restepleinement vraie alors que celle du joueur est de plus en plus hypotheacutetiqueDe tels enjeux nrsquoenlegravevent rien agrave la nature de lrsquoexpeacuterience ci-dessus deacutecrite Ceque veut dire Gadamer crsquoest que dans lrsquoinstant de deacuteroulement du jeu nulnrsquoa veacuteritablement le controcircle de quoi que ce soit Les joueurs et les spectateurs

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rendent possible la venue au monde du jeu sa repreacutesentation Le mode drsquoecirctredu jeu est toujours une repreacutesentation Les auteurs des paris du dopage et dutrucage dans le sport sont des trouble-fecirctes qui srsquoillusionnent de maicirctriser lejeu en refusant que ce dernier se deacuteroule librement Ils apparaissent souventridicules parce qursquoils ne pas laissent pas le jeu venir agrave la repreacutesentation Untel laquo refus raquo teacutemoigne de ce que rien ne deacutepend du joueur et que nul ne saitdrsquoavance lrsquoissue drsquoun jeu Pour Gadamer srsquoadonner agrave la tacircche ludique est unemaniegravere de srsquoidentifier au jeu en laissant pleinement se deacuteployer ce dernier(1996 126)

Ainsi le joueur nrsquoest pas maicirctre de la situation puisque le jeu eacutechappe agrave samaicirctrise Le gain hermeacuteneutique drsquoune telle analyse reacuteside dans son applica-tion agrave la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Cette description de la nature du ludiqueprojette sur lrsquoart une lumiegravere nouvelle celle de sa signification hermeacuteneutique

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutene-ment

Les analyses de Gadamer relatives agrave la notion de Darstellung dans le deacuterou-lement de lrsquoexpeacuterience ludique reacutevegravelent les termes de spectacle et de spec-tateurs Elles font intervenir le mode drsquoecirctre propre de la repreacutesentation ar-tistique theacuteacirctrale notamment Ne disons-nous pas que nous laquo jouons raquo autheacuteacirctre Pour Gadamer lorsque le jeu se transforme en spectacle il changenon seulement de direction mais aussi de nature le spectateur y prendalors la place du joueur et joue deacutesormais un rocircle de premiegravere importance entant que partie prenante de la repreacutesentation artistique Degraves lors la repreacutesen-tation en art srsquoadresse toujours agrave quelqursquoun laquo mecircme quand personne nrsquoestpreacutesent qui se borne agrave eacutecouter ou regarder raquo (1996 128) Cette transmuta-tion du ludique en estheacutetique eacuterige la penseacutee de Gadamer en laquo estheacutetiquephilosophique raquo (Fruchon 1997) Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode affirme quelaquo la transformation par laquelle le jeu humain atteint son veacuteritable accom-plissement qui est de devenir art je lrsquoappelle la transmutation en œuvre raquo(Gadamer 1996 128) Cette notion de laquo transmutation raquo a un sens preacutecisdans lrsquoontologie de lrsquoœuvre drsquoart

La transmutation en revanche signifie que quelque chose est drsquouncoup et en totaliteacute autre chose et que cette autre chose qursquoil est

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en vertu de la transmutation est son ecirctre vrai au regard duquelson ecirctre anteacuterieur est nul et non avenu (hellip) Ainsi lrsquoexpressionemployeacutee celle de laquo transmutation en figure raquo signifie que ce quiexistait auparavant nrsquoexiste plus mais aussi que ce qui existemaintenant ce qui se repreacutesente dans le jeu de lrsquoart est le vraiqui subsiste (1996 129)

En effet il apparaicirct agrave Gadamer que lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pas seulement sourcedrsquoune jouissance estheacutetique au sens traditionnel du terme mais qursquoelle esten mecircme temps une laquo rencontre de veacuteriteacute raquo au sens hermeacuteneutique un avegrave-nement et un eacuteveacutenement drsquoune veacuteriteacute que ne peut garantir aucune meacutethodedrsquoanalyse objective du savoir Cette veacuteriteacute eacutechappe agrave toute tentative drsquoanalysepar la meacutethode des sciences de la nature Vouloir la reacuteduire agrave la conscienceestheacutetique crsquoest-agrave-dire agrave la conscience meacutethodique crsquoest la soumettre auxexigences drsquoune conscience qui pense avoir le monopole de la veacuteriteacute Soutenircela crsquoest passer agrave cocircteacute du mode drsquoecirctre propre de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoartIl srsquoagit plutocirct ici de changer de paradigme afin de comprendre la veacuteriteacuteinheacuterente agrave lrsquoœuvre drsquoart Ce nrsquoest point la conscience estheacutetique mais lrsquoex-peacuterience hermeacuteneutique veacutecue en contemplant une œuvre drsquoart qui inteacuteresseau plus haut point la deacutemarche de Gadamer Pour lui il faut rester attentifau type de veacuteriteacute que nous livre lrsquoœuvre elle-mecircme Il soutient que le theacuteacirctrepar exemple preacutesente la structure du jeu en tant que monde fermeacute sur lespectateur la scegravene et les acteurs Le jeu nrsquoeacutetait-il pas lui aussi cet ensemblecomposeacute de la scegravene de jeu des joueurs et des spectateurs

Ce qursquoil faut dire crsquoest que dans lrsquoexpeacuterience des arts du spectacle ce nesont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectiviteacute parceqursquoils ont pleinement conscience drsquoincarner des personnages et de ne plusecirctre eux-mecircmes Celui qui srsquoy perd crsquoest aussi le spectateur puisque crsquoestpour lui et agrave lui que le spectacle srsquoouvre en premier Une pareille ouverture esttoujours une laquo ouverture pour raquo (1996 126) Lrsquoexpeacuterience du spectateur estdonc une expeacuterience hermeacuteneutique importante Il nrsquoy a plus de distinctionagrave opeacuterer entre lrsquoacteur sur scegravene et le spectateur dans la tribune Cette dis-tinction souligne lrsquoexteacuterioriteacute du spectateur et lui permet de revendiquer uneposition objectivante de penser que son rocircle ne se cantonne qursquoagrave regarderagrave applaudir ou agrave rire et qursquoil peut par conseacutequent juger le jeu theacuteacirctral ouartistique de lrsquoexteacuterieur en en offrant une lecture neutre Cette posture reacutevegravelelrsquoarriegravere-penseacutee du spectateur preacutetendant agrave une maicirctrise totale sur ce qui se

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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

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Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

victorieux drsquoun palier nous nous sentons plus motiveacutes et ragaillardis commesi nous venions de prendre un risque Que traduit sur le plan hermeacuteneutiqueune telle situation Pour y reacutepondre Gadamer eacutecrit

Celui qui joue sait lui-mecircme que le jeu nrsquoest que jeu et qursquoil setrouve dans un monde deacutetermineacute par le seacuterieux des buts Il le saitmais sans plus penser en tant que joueur agrave ce rapport avec leseacuterieux En effet le jeu ne remplit son but que lorsque le joueursrsquooublie dans le jeu Ce qui fait que le jeu est entiegraverement jeu cenrsquoest pas son rapport qui en deacutetourne au seacuterieux crsquoest le seacuterieuxdans le jeu Qui ne prend pas le jeu au seacuterieux est un trouble-fecircteLe mode drsquoecirctre du jeu ne souffre pas que le joueur se comporteagrave lrsquoeacutegard du jeu comme agrave lrsquoeacutegard drsquoun objet Celui qui joue saitbien quelle chose est le jeu il sait que ce qursquoil fait laquo nrsquoest qursquounjeu raquo mais il ne sait pas ce qursquoil laquo sait raquo par lagrave (1996 119‑20)

Ce que Gadamer expose ainsi ce ne sont pas les pouvoirs de lrsquoindividu orga-nisateur du jeu et deacutecidant du lieu des acteurs et des regravegles crsquoest davantagece qui se passe pendant le jeu et la signification hermeacuteneutique cette expeacute-rience Cette tournure est assez expressive puisque crsquoest effectivement le jeuqui joue crsquoest-agrave-dire qursquoil se deacuteroule en deacutevoilant son contenu il se deacutevoile etse donne en spectacle Ce nrsquoest plus le joueur qui dit ce qursquoest le jeu auquelil joue mais le jeu srsquoouvre agrave lui et dit de mecircme ce agrave quoi il consiste dans sonouverture il vient doreacutenavant se montrer dans la seacuteance de son deacuteroulementet de son deacutevoilement Jouer ainsi crsquoest accepter une invitation du jeu quinous captive Crsquoest pour cela insiste Gadamer que laquo les joueurs ne sont pasle sujet du jeu mais agrave travers les joueurs crsquoest le jeu lui-mecircme qui accegravede agrave larepreacutesentation (Darstellung) raquo (1996 120) Le sens et la porteacutee estheacutetiquesde cette phrase sont fonction de la richesse du terme allemand de Darstellungqui signifie tout agrave la fois preacutesentation repreacutesentation reproduction ou exhi-bition de ce qui est 1 Jean Grondin y voit lrsquoun des concepts clefs de Veacuteriteacuteet Meacutethode dont la traduction laquo philosophiquement eacutevocatrice raquo serait plutocirctcelle drsquointerpreacutetation (Grondin 2007)

1 Cf La longue note des pages 121 et 122 de Veacuteriteacute et Meacutethode ougrave les traducteursont eacuteteacute confronteacutes agrave la difficulteacute de rendre en franccedilais le concept allemand de Darstellungutiliseacute par Gadamer heacutesitant entre lrsquoun et lrsquoautre sens sus mentionneacutes

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En quoi le comportement ludique est-il un comportement hermeacuteneutique Gadamer reacutepond que le jeu est tout entier une interpreacutetation En effet danslrsquousage figureacute ou meacutetaphorique du terme laquo jeu raquo nous parlons souvent du jeude lumiegravere du jeu des vagues du jeu politique du jeu de mots de celui descouleurs etc Lrsquoimportant ce nrsquoest pas de dire que ces entiteacutes jouent effec-tivement dans le sens ougrave elles participent consciemment au jeu en questionCrsquoest une meacutetaphore crsquoest-agrave-dire un proceacutedeacute stylistique consistant dans lrsquoem-ploi drsquoun terme concret en vue de deacutesigner une reacutealiteacute abstraite On substitueainsi un signifiant agrave un autre puisqursquoici le proceacutedeacute analogique est plutocirct im-plicite Dans le cas drsquoespegravece la meacutetaphore a pour but de faire ressortir lrsquoideacuteede va-et-vient sans fin commune agrave toutes ces images Gadamer considegravere quelaquo le sens moyen ou meacutedial raquo (Gadamer 1996 122) du jeu se laisse voir lorsquenous disons par exemple que quelque chose se joue ou est en jeu Nous di-sons de mecircme que nos vies sont en jeu lorsque nous nous engageons dans uneexpeacuterience lourde de conseacutequences deacuteterminantes et dont lrsquoissue finale peutecirctre fatale puisqursquoelle ne deacutepend pas de nous Nous jouons donc avec nosvies et il y a la possibiliteacute reacuteelle de les perdre Ainsi le jeu est une expeacuteriencedialogique dans laquelle lrsquoecirctre se donne en spectacle Gadamer affirme

Le mouvement de va-et-vient est si manifestement central pour ladeacutefinition essentielle du jeu qursquoil est indiffeacuterent de savoir quellepersonne ou quelle chose lrsquoexeacutecute Le mouvement du jeu commetel est pour ainsi dire deacutepourvu de substrat Crsquoest ici le jeu quiest joueacute ou qui se joue et il nrsquoy a plus de sujet qui y joue Le jeuest exeacutecution du mouvement comme tel Parlant par exemple dujeu des couleurs nous ne voulons manifestement pas dire qursquoil ya lagrave une couleur prise agrave part qui joue en passant dans une autremais nous deacutesignons ainsi le processus ou le spectacle indivisibleougrave se montre une multipliciteacute changeante de couleurs (Gadamer1996 121)

La polyseacutemie du terme Darstellung releveacutee en amont permet de voir que lejeu consiste pour celui qui tient lieu de sujet agrave se mettre agrave lrsquoeacutecoute et agravese rendre disponible et pour lrsquoœuvre qui est le veacuteritable maicirctre du jeu agravese mettre en scegravene Par conseacutequent ni le joueur ni le spectateur qui ne faitque regarder et applaudir une scegravene ne sont les maicirctres de ce spectacle quise livre de lui-mecircme puisqursquoils nrsquoen ont pas la maicirctrise contrairement agrave ceqursquoils peuvent preacutetendre Ils nrsquoen sont que des parties prenantes posseacutedeacutees

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deacutesormais par la magie du jeu sur scegravene A travers cette description du jeuGadamer met en lumiegravere le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart Cette expeacuteriencede lrsquoart montre davantage que lrsquoœuvre drsquoart ne saurait ecirctre un objet placeacuteen face drsquoune conscience elle est surtout une laquo expeacuterience qui meacutetamorphosecelui qui la fait raquo (1996 120) Cela se veacuterifie par exemple dans une partie detennis de table ougrave les deux joueurs se reacutepondent respectivement en frappanttour agrave tour sur une balle qursquoa lanceacutee le partenaire de jeu Ces joueurs sonttous des laquo reacutepondants raquo du jeu qui ne peuvent pas deacuteterminer drsquoavance ce quedevient une balle qui part ni ougrave elle chute exactement ni ce qursquoelle devientapregraves son rebond Au football une balle qui va se loger dans la lucarneprovoque la joie ou lrsquoeacutemoi des joueurs et de la foule des spectateurs Demecircme dans ce sport ce sont les mouvements impreacutevisibles de la balle dansson bond et son rebond qui commandent aux protagonistes la course le sautle grand eacutecart ou lrsquoimmobilisation bref le rythme agrave suivre Les joueurs nedeacutecident pas librement de sauter de bondir ou de srsquoimmobiliser Crsquoest le jeuqui commande au joueur lrsquoattitude agrave tenir et pas lrsquoinverse

Crsquoest ce que teacutemoigne lrsquoart de la danse ougrave le danseur ne fait que suivrele rythme que lui impose la musique Il ne peut pas imposer agrave la musiqueun rythme preacutecis son rythme il rythme son corps afin que les mouvementscadenceacutes de celui-ci soient en harmonie avec la musique Crsquoest plutocirct luien tant que danseur qui suit et subit le mouvement et le pas que lui dictela musique Une musique douce impose un rythme lent et langoureux unemusique fortement cadenceacutee impose un rythme acceacuteleacutereacute et vif Pourtant nousdisons aussi de la danse qursquoelle est un jeu un amusement Et lorsque nousparlons du laquo pas de danse raquo agrave suivre nous deacutemontrons une fois de plus quenous ne faisons que suivre un mouvement qui ne deacutepend pas de nous ladanse est le pas que nous impose la musique Par ce pas la danse suit lamusique et sa cadence et non lrsquoinverse

Une expeacuterience similaire est agrave lrsquoœuvre dans les jeux videacuteo Ici nous pensonsjouer seul mais en reacutealiteacute notre reacutepondant le logiciel de lrsquoordinateur parexemple ou la console de jeu est encore plus aguerri dans les regravegles Ainsila sensation eacuteprouveacutee dans le jeu est un instant quasi magique que Gadamerappelle laquo la surprise du jeu raquo (Gadamer 1996 124) Crsquoest une expeacuterience deveacuteriteacute toute particuliegravere que ne peut preacutevoir aucune deacutetermination aucunemeacutethodologie scientifique Le jeu met en avant la finitude du sujet parceqursquoil est un risque qui engage lrsquoecirctre du joueur Une telle expeacuterience ludiquereacutevegravele que laquo rdquojouerrdquo crsquoest toujours rdquoecirctre-joueacuterdquo raquo (1996 124) ainsi que lrsquoeacutecrit

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Gadamer Autrement dit puisque le joueur nrsquoest pas maicirctre du jeu crsquoestplutocirct lui qui est joueacute par ce qursquoil croyait reacutesulter de son initiative tel estjoueacute qui croyait jouer En se laissant prendre au jeu le joueur perd le pouvoirde sa subjectiviteacute et devient une partie prenante du jeu Gadamer dit quelaquo lrsquoattrait du jeu la fascination qursquoil exerce consistent justement dans le faitque le jeu srsquoempare de celui qui joue raquo (1996)

En parlant de risque de soi eacutevoquons le cas du parieur qui mise dans des jeuxde hasard ou des compeacutetitions de toute nature Ce cas est assez illustratifpuisqursquoen misant sur les pronostics le parieur srsquoillusionne sur ses pouvoirsOr il ne fait que se mettre en jeu et engage par lagrave sa confiance ses eacuteconomieset ses espeacuterances dans des choses qui ne deacutependent nullement de lui et surlesquelles il nrsquoexerce aucun pouvoir Ce qursquoil nrsquooublie pourtant pas au mecircmemoment crsquoest qursquoil joue avec des possibiliteacutes impreacutevisibles et qursquoil nrsquoest pascertain drsquoemporter quoique lrsquoespoir de miser sur le bon pronostic lrsquohabite Cetespoir est justifieacute par lrsquoinconscient de la toute-puissance du sujet qui lui faitdire qursquoil demeure le maicirctre du jeu et qursquoil a la situation en main Pourtantlrsquoissue finale ne deacutepend jamais de lui mecircme quand il a la reacuteputation drsquoecirctreun gagneur patenteacute Lrsquoissue du jeu est reacuteellement une surprise heureuse oumalheureuse Comme le soutient Gadamer agrave propos de la nature de touteactiviteacute ludique

Mecircme lorsqursquoil srsquoagit de jeux dans lesquels on srsquoefforce de remplirune tacircche que lrsquoon srsquoest fixeacutee agrave soi-mecircme crsquoest le risque qui faitlrsquoattrait du jeu est-ce que laquo ccedila va raquo Est-ce que laquo ccedila reacuteussit raquo Est-ce que laquo ccedila va encore reacuteussir raquo Qui tente ainsi est en veacuteriteacutelrsquoobjet de la tentative Le veacuteritable sujet nrsquoest pas le joueur maisle jeu lui-mecircme (ce que montrent agrave lrsquoeacutevidence les expeacuteriences ougraveil nrsquoy a qursquoun seul joueur) Crsquoest le jeu qui tient le joueur sous lecharme qui le prend dans ses filets qui le retient au jeu (1996)

Ainsi mecircme quand il peut y avoir des enjeux extra-ludiques qui motivent lesjoueurs tels que le deacutefi personnel de surmonter ses limites lrsquoattrait financierle pari la relaxation lrsquohonneur etc la dimension autonome du jeu restepleinement vraie alors que celle du joueur est de plus en plus hypotheacutetiqueDe tels enjeux nrsquoenlegravevent rien agrave la nature de lrsquoexpeacuterience ci-dessus deacutecrite Ceque veut dire Gadamer crsquoest que dans lrsquoinstant de deacuteroulement du jeu nulnrsquoa veacuteritablement le controcircle de quoi que ce soit Les joueurs et les spectateurs

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rendent possible la venue au monde du jeu sa repreacutesentation Le mode drsquoecirctredu jeu est toujours une repreacutesentation Les auteurs des paris du dopage et dutrucage dans le sport sont des trouble-fecirctes qui srsquoillusionnent de maicirctriser lejeu en refusant que ce dernier se deacuteroule librement Ils apparaissent souventridicules parce qursquoils ne pas laissent pas le jeu venir agrave la repreacutesentation Untel laquo refus raquo teacutemoigne de ce que rien ne deacutepend du joueur et que nul ne saitdrsquoavance lrsquoissue drsquoun jeu Pour Gadamer srsquoadonner agrave la tacircche ludique est unemaniegravere de srsquoidentifier au jeu en laissant pleinement se deacuteployer ce dernier(1996 126)

Ainsi le joueur nrsquoest pas maicirctre de la situation puisque le jeu eacutechappe agrave samaicirctrise Le gain hermeacuteneutique drsquoune telle analyse reacuteside dans son applica-tion agrave la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Cette description de la nature du ludiqueprojette sur lrsquoart une lumiegravere nouvelle celle de sa signification hermeacuteneutique

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutene-ment

Les analyses de Gadamer relatives agrave la notion de Darstellung dans le deacuterou-lement de lrsquoexpeacuterience ludique reacutevegravelent les termes de spectacle et de spec-tateurs Elles font intervenir le mode drsquoecirctre propre de la repreacutesentation ar-tistique theacuteacirctrale notamment Ne disons-nous pas que nous laquo jouons raquo autheacuteacirctre Pour Gadamer lorsque le jeu se transforme en spectacle il changenon seulement de direction mais aussi de nature le spectateur y prendalors la place du joueur et joue deacutesormais un rocircle de premiegravere importance entant que partie prenante de la repreacutesentation artistique Degraves lors la repreacutesen-tation en art srsquoadresse toujours agrave quelqursquoun laquo mecircme quand personne nrsquoestpreacutesent qui se borne agrave eacutecouter ou regarder raquo (1996 128) Cette transmuta-tion du ludique en estheacutetique eacuterige la penseacutee de Gadamer en laquo estheacutetiquephilosophique raquo (Fruchon 1997) Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode affirme quelaquo la transformation par laquelle le jeu humain atteint son veacuteritable accom-plissement qui est de devenir art je lrsquoappelle la transmutation en œuvre raquo(Gadamer 1996 128) Cette notion de laquo transmutation raquo a un sens preacutecisdans lrsquoontologie de lrsquoœuvre drsquoart

La transmutation en revanche signifie que quelque chose est drsquouncoup et en totaliteacute autre chose et que cette autre chose qursquoil est

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en vertu de la transmutation est son ecirctre vrai au regard duquelson ecirctre anteacuterieur est nul et non avenu (hellip) Ainsi lrsquoexpressionemployeacutee celle de laquo transmutation en figure raquo signifie que ce quiexistait auparavant nrsquoexiste plus mais aussi que ce qui existemaintenant ce qui se repreacutesente dans le jeu de lrsquoart est le vraiqui subsiste (1996 129)

En effet il apparaicirct agrave Gadamer que lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pas seulement sourcedrsquoune jouissance estheacutetique au sens traditionnel du terme mais qursquoelle esten mecircme temps une laquo rencontre de veacuteriteacute raquo au sens hermeacuteneutique un avegrave-nement et un eacuteveacutenement drsquoune veacuteriteacute que ne peut garantir aucune meacutethodedrsquoanalyse objective du savoir Cette veacuteriteacute eacutechappe agrave toute tentative drsquoanalysepar la meacutethode des sciences de la nature Vouloir la reacuteduire agrave la conscienceestheacutetique crsquoest-agrave-dire agrave la conscience meacutethodique crsquoest la soumettre auxexigences drsquoune conscience qui pense avoir le monopole de la veacuteriteacute Soutenircela crsquoest passer agrave cocircteacute du mode drsquoecirctre propre de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoartIl srsquoagit plutocirct ici de changer de paradigme afin de comprendre la veacuteriteacuteinheacuterente agrave lrsquoœuvre drsquoart Ce nrsquoest point la conscience estheacutetique mais lrsquoex-peacuterience hermeacuteneutique veacutecue en contemplant une œuvre drsquoart qui inteacuteresseau plus haut point la deacutemarche de Gadamer Pour lui il faut rester attentifau type de veacuteriteacute que nous livre lrsquoœuvre elle-mecircme Il soutient que le theacuteacirctrepar exemple preacutesente la structure du jeu en tant que monde fermeacute sur lespectateur la scegravene et les acteurs Le jeu nrsquoeacutetait-il pas lui aussi cet ensemblecomposeacute de la scegravene de jeu des joueurs et des spectateurs

Ce qursquoil faut dire crsquoest que dans lrsquoexpeacuterience des arts du spectacle ce nesont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectiviteacute parceqursquoils ont pleinement conscience drsquoincarner des personnages et de ne plusecirctre eux-mecircmes Celui qui srsquoy perd crsquoest aussi le spectateur puisque crsquoestpour lui et agrave lui que le spectacle srsquoouvre en premier Une pareille ouverture esttoujours une laquo ouverture pour raquo (1996 126) Lrsquoexpeacuterience du spectateur estdonc une expeacuterience hermeacuteneutique importante Il nrsquoy a plus de distinctionagrave opeacuterer entre lrsquoacteur sur scegravene et le spectateur dans la tribune Cette dis-tinction souligne lrsquoexteacuterioriteacute du spectateur et lui permet de revendiquer uneposition objectivante de penser que son rocircle ne se cantonne qursquoagrave regarderagrave applaudir ou agrave rire et qursquoil peut par conseacutequent juger le jeu theacuteacirctral ouartistique de lrsquoexteacuterieur en en offrant une lecture neutre Cette posture reacutevegravelelrsquoarriegravere-penseacutee du spectateur preacutetendant agrave une maicirctrise totale sur ce qui se

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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

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Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

Grondin Jean 2006 Lrsquohermeacuteneutique Paris Presses universitaires deFrance

mdashmdashmdash 2007 laquo Lrsquoart comme preacutesentation chez Hans-Georg Gadamer Porteacuteeet limites drsquoun concept raquo Eacutetudes Germaniques 246 (2) 337 httpsdoiorg103917eger2460337

Heidegger M 1980 laquo Lrsquoorigine de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Chemins qui ne megravenentnulle ne part traduit par Wolfgang Brokmeier Paris Gallimard

Hoffner Anne-Beacuteneacutedicte et Samuel Bleynie 2015 laquo En Islam la repreacute-sentation de Dieu est interdite non celle de son prophegravete raquo La Croixhttp wwwla-croixcom

Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

En quoi le comportement ludique est-il un comportement hermeacuteneutique Gadamer reacutepond que le jeu est tout entier une interpreacutetation En effet danslrsquousage figureacute ou meacutetaphorique du terme laquo jeu raquo nous parlons souvent du jeude lumiegravere du jeu des vagues du jeu politique du jeu de mots de celui descouleurs etc Lrsquoimportant ce nrsquoest pas de dire que ces entiteacutes jouent effec-tivement dans le sens ougrave elles participent consciemment au jeu en questionCrsquoest une meacutetaphore crsquoest-agrave-dire un proceacutedeacute stylistique consistant dans lrsquoem-ploi drsquoun terme concret en vue de deacutesigner une reacutealiteacute abstraite On substitueainsi un signifiant agrave un autre puisqursquoici le proceacutedeacute analogique est plutocirct im-plicite Dans le cas drsquoespegravece la meacutetaphore a pour but de faire ressortir lrsquoideacuteede va-et-vient sans fin commune agrave toutes ces images Gadamer considegravere quelaquo le sens moyen ou meacutedial raquo (Gadamer 1996 122) du jeu se laisse voir lorsquenous disons par exemple que quelque chose se joue ou est en jeu Nous di-sons de mecircme que nos vies sont en jeu lorsque nous nous engageons dans uneexpeacuterience lourde de conseacutequences deacuteterminantes et dont lrsquoissue finale peutecirctre fatale puisqursquoelle ne deacutepend pas de nous Nous jouons donc avec nosvies et il y a la possibiliteacute reacuteelle de les perdre Ainsi le jeu est une expeacuteriencedialogique dans laquelle lrsquoecirctre se donne en spectacle Gadamer affirme

Le mouvement de va-et-vient est si manifestement central pour ladeacutefinition essentielle du jeu qursquoil est indiffeacuterent de savoir quellepersonne ou quelle chose lrsquoexeacutecute Le mouvement du jeu commetel est pour ainsi dire deacutepourvu de substrat Crsquoest ici le jeu quiest joueacute ou qui se joue et il nrsquoy a plus de sujet qui y joue Le jeuest exeacutecution du mouvement comme tel Parlant par exemple dujeu des couleurs nous ne voulons manifestement pas dire qursquoil ya lagrave une couleur prise agrave part qui joue en passant dans une autremais nous deacutesignons ainsi le processus ou le spectacle indivisibleougrave se montre une multipliciteacute changeante de couleurs (Gadamer1996 121)

La polyseacutemie du terme Darstellung releveacutee en amont permet de voir que lejeu consiste pour celui qui tient lieu de sujet agrave se mettre agrave lrsquoeacutecoute et agravese rendre disponible et pour lrsquoœuvre qui est le veacuteritable maicirctre du jeu agravese mettre en scegravene Par conseacutequent ni le joueur ni le spectateur qui ne faitque regarder et applaudir une scegravene ne sont les maicirctres de ce spectacle quise livre de lui-mecircme puisqursquoils nrsquoen ont pas la maicirctrise contrairement agrave ceqursquoils peuvent preacutetendre Ils nrsquoen sont que des parties prenantes posseacutedeacutees

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deacutesormais par la magie du jeu sur scegravene A travers cette description du jeuGadamer met en lumiegravere le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart Cette expeacuteriencede lrsquoart montre davantage que lrsquoœuvre drsquoart ne saurait ecirctre un objet placeacuteen face drsquoune conscience elle est surtout une laquo expeacuterience qui meacutetamorphosecelui qui la fait raquo (1996 120) Cela se veacuterifie par exemple dans une partie detennis de table ougrave les deux joueurs se reacutepondent respectivement en frappanttour agrave tour sur une balle qursquoa lanceacutee le partenaire de jeu Ces joueurs sonttous des laquo reacutepondants raquo du jeu qui ne peuvent pas deacuteterminer drsquoavance ce quedevient une balle qui part ni ougrave elle chute exactement ni ce qursquoelle devientapregraves son rebond Au football une balle qui va se loger dans la lucarneprovoque la joie ou lrsquoeacutemoi des joueurs et de la foule des spectateurs Demecircme dans ce sport ce sont les mouvements impreacutevisibles de la balle dansson bond et son rebond qui commandent aux protagonistes la course le sautle grand eacutecart ou lrsquoimmobilisation bref le rythme agrave suivre Les joueurs nedeacutecident pas librement de sauter de bondir ou de srsquoimmobiliser Crsquoest le jeuqui commande au joueur lrsquoattitude agrave tenir et pas lrsquoinverse

Crsquoest ce que teacutemoigne lrsquoart de la danse ougrave le danseur ne fait que suivrele rythme que lui impose la musique Il ne peut pas imposer agrave la musiqueun rythme preacutecis son rythme il rythme son corps afin que les mouvementscadenceacutes de celui-ci soient en harmonie avec la musique Crsquoest plutocirct luien tant que danseur qui suit et subit le mouvement et le pas que lui dictela musique Une musique douce impose un rythme lent et langoureux unemusique fortement cadenceacutee impose un rythme acceacuteleacutereacute et vif Pourtant nousdisons aussi de la danse qursquoelle est un jeu un amusement Et lorsque nousparlons du laquo pas de danse raquo agrave suivre nous deacutemontrons une fois de plus quenous ne faisons que suivre un mouvement qui ne deacutepend pas de nous ladanse est le pas que nous impose la musique Par ce pas la danse suit lamusique et sa cadence et non lrsquoinverse

Une expeacuterience similaire est agrave lrsquoœuvre dans les jeux videacuteo Ici nous pensonsjouer seul mais en reacutealiteacute notre reacutepondant le logiciel de lrsquoordinateur parexemple ou la console de jeu est encore plus aguerri dans les regravegles Ainsila sensation eacuteprouveacutee dans le jeu est un instant quasi magique que Gadamerappelle laquo la surprise du jeu raquo (Gadamer 1996 124) Crsquoest une expeacuterience deveacuteriteacute toute particuliegravere que ne peut preacutevoir aucune deacutetermination aucunemeacutethodologie scientifique Le jeu met en avant la finitude du sujet parceqursquoil est un risque qui engage lrsquoecirctre du joueur Une telle expeacuterience ludiquereacutevegravele que laquo rdquojouerrdquo crsquoest toujours rdquoecirctre-joueacuterdquo raquo (1996 124) ainsi que lrsquoeacutecrit

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Gadamer Autrement dit puisque le joueur nrsquoest pas maicirctre du jeu crsquoestplutocirct lui qui est joueacute par ce qursquoil croyait reacutesulter de son initiative tel estjoueacute qui croyait jouer En se laissant prendre au jeu le joueur perd le pouvoirde sa subjectiviteacute et devient une partie prenante du jeu Gadamer dit quelaquo lrsquoattrait du jeu la fascination qursquoil exerce consistent justement dans le faitque le jeu srsquoempare de celui qui joue raquo (1996)

En parlant de risque de soi eacutevoquons le cas du parieur qui mise dans des jeuxde hasard ou des compeacutetitions de toute nature Ce cas est assez illustratifpuisqursquoen misant sur les pronostics le parieur srsquoillusionne sur ses pouvoirsOr il ne fait que se mettre en jeu et engage par lagrave sa confiance ses eacuteconomieset ses espeacuterances dans des choses qui ne deacutependent nullement de lui et surlesquelles il nrsquoexerce aucun pouvoir Ce qursquoil nrsquooublie pourtant pas au mecircmemoment crsquoest qursquoil joue avec des possibiliteacutes impreacutevisibles et qursquoil nrsquoest pascertain drsquoemporter quoique lrsquoespoir de miser sur le bon pronostic lrsquohabite Cetespoir est justifieacute par lrsquoinconscient de la toute-puissance du sujet qui lui faitdire qursquoil demeure le maicirctre du jeu et qursquoil a la situation en main Pourtantlrsquoissue finale ne deacutepend jamais de lui mecircme quand il a la reacuteputation drsquoecirctreun gagneur patenteacute Lrsquoissue du jeu est reacuteellement une surprise heureuse oumalheureuse Comme le soutient Gadamer agrave propos de la nature de touteactiviteacute ludique

Mecircme lorsqursquoil srsquoagit de jeux dans lesquels on srsquoefforce de remplirune tacircche que lrsquoon srsquoest fixeacutee agrave soi-mecircme crsquoest le risque qui faitlrsquoattrait du jeu est-ce que laquo ccedila va raquo Est-ce que laquo ccedila reacuteussit raquo Est-ce que laquo ccedila va encore reacuteussir raquo Qui tente ainsi est en veacuteriteacutelrsquoobjet de la tentative Le veacuteritable sujet nrsquoest pas le joueur maisle jeu lui-mecircme (ce que montrent agrave lrsquoeacutevidence les expeacuteriences ougraveil nrsquoy a qursquoun seul joueur) Crsquoest le jeu qui tient le joueur sous lecharme qui le prend dans ses filets qui le retient au jeu (1996)

Ainsi mecircme quand il peut y avoir des enjeux extra-ludiques qui motivent lesjoueurs tels que le deacutefi personnel de surmonter ses limites lrsquoattrait financierle pari la relaxation lrsquohonneur etc la dimension autonome du jeu restepleinement vraie alors que celle du joueur est de plus en plus hypotheacutetiqueDe tels enjeux nrsquoenlegravevent rien agrave la nature de lrsquoexpeacuterience ci-dessus deacutecrite Ceque veut dire Gadamer crsquoest que dans lrsquoinstant de deacuteroulement du jeu nulnrsquoa veacuteritablement le controcircle de quoi que ce soit Les joueurs et les spectateurs

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rendent possible la venue au monde du jeu sa repreacutesentation Le mode drsquoecirctredu jeu est toujours une repreacutesentation Les auteurs des paris du dopage et dutrucage dans le sport sont des trouble-fecirctes qui srsquoillusionnent de maicirctriser lejeu en refusant que ce dernier se deacuteroule librement Ils apparaissent souventridicules parce qursquoils ne pas laissent pas le jeu venir agrave la repreacutesentation Untel laquo refus raquo teacutemoigne de ce que rien ne deacutepend du joueur et que nul ne saitdrsquoavance lrsquoissue drsquoun jeu Pour Gadamer srsquoadonner agrave la tacircche ludique est unemaniegravere de srsquoidentifier au jeu en laissant pleinement se deacuteployer ce dernier(1996 126)

Ainsi le joueur nrsquoest pas maicirctre de la situation puisque le jeu eacutechappe agrave samaicirctrise Le gain hermeacuteneutique drsquoune telle analyse reacuteside dans son applica-tion agrave la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Cette description de la nature du ludiqueprojette sur lrsquoart une lumiegravere nouvelle celle de sa signification hermeacuteneutique

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutene-ment

Les analyses de Gadamer relatives agrave la notion de Darstellung dans le deacuterou-lement de lrsquoexpeacuterience ludique reacutevegravelent les termes de spectacle et de spec-tateurs Elles font intervenir le mode drsquoecirctre propre de la repreacutesentation ar-tistique theacuteacirctrale notamment Ne disons-nous pas que nous laquo jouons raquo autheacuteacirctre Pour Gadamer lorsque le jeu se transforme en spectacle il changenon seulement de direction mais aussi de nature le spectateur y prendalors la place du joueur et joue deacutesormais un rocircle de premiegravere importance entant que partie prenante de la repreacutesentation artistique Degraves lors la repreacutesen-tation en art srsquoadresse toujours agrave quelqursquoun laquo mecircme quand personne nrsquoestpreacutesent qui se borne agrave eacutecouter ou regarder raquo (1996 128) Cette transmuta-tion du ludique en estheacutetique eacuterige la penseacutee de Gadamer en laquo estheacutetiquephilosophique raquo (Fruchon 1997) Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode affirme quelaquo la transformation par laquelle le jeu humain atteint son veacuteritable accom-plissement qui est de devenir art je lrsquoappelle la transmutation en œuvre raquo(Gadamer 1996 128) Cette notion de laquo transmutation raquo a un sens preacutecisdans lrsquoontologie de lrsquoœuvre drsquoart

La transmutation en revanche signifie que quelque chose est drsquouncoup et en totaliteacute autre chose et que cette autre chose qursquoil est

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en vertu de la transmutation est son ecirctre vrai au regard duquelson ecirctre anteacuterieur est nul et non avenu (hellip) Ainsi lrsquoexpressionemployeacutee celle de laquo transmutation en figure raquo signifie que ce quiexistait auparavant nrsquoexiste plus mais aussi que ce qui existemaintenant ce qui se repreacutesente dans le jeu de lrsquoart est le vraiqui subsiste (1996 129)

En effet il apparaicirct agrave Gadamer que lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pas seulement sourcedrsquoune jouissance estheacutetique au sens traditionnel du terme mais qursquoelle esten mecircme temps une laquo rencontre de veacuteriteacute raquo au sens hermeacuteneutique un avegrave-nement et un eacuteveacutenement drsquoune veacuteriteacute que ne peut garantir aucune meacutethodedrsquoanalyse objective du savoir Cette veacuteriteacute eacutechappe agrave toute tentative drsquoanalysepar la meacutethode des sciences de la nature Vouloir la reacuteduire agrave la conscienceestheacutetique crsquoest-agrave-dire agrave la conscience meacutethodique crsquoest la soumettre auxexigences drsquoune conscience qui pense avoir le monopole de la veacuteriteacute Soutenircela crsquoest passer agrave cocircteacute du mode drsquoecirctre propre de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoartIl srsquoagit plutocirct ici de changer de paradigme afin de comprendre la veacuteriteacuteinheacuterente agrave lrsquoœuvre drsquoart Ce nrsquoest point la conscience estheacutetique mais lrsquoex-peacuterience hermeacuteneutique veacutecue en contemplant une œuvre drsquoart qui inteacuteresseau plus haut point la deacutemarche de Gadamer Pour lui il faut rester attentifau type de veacuteriteacute que nous livre lrsquoœuvre elle-mecircme Il soutient que le theacuteacirctrepar exemple preacutesente la structure du jeu en tant que monde fermeacute sur lespectateur la scegravene et les acteurs Le jeu nrsquoeacutetait-il pas lui aussi cet ensemblecomposeacute de la scegravene de jeu des joueurs et des spectateurs

Ce qursquoil faut dire crsquoest que dans lrsquoexpeacuterience des arts du spectacle ce nesont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectiviteacute parceqursquoils ont pleinement conscience drsquoincarner des personnages et de ne plusecirctre eux-mecircmes Celui qui srsquoy perd crsquoest aussi le spectateur puisque crsquoestpour lui et agrave lui que le spectacle srsquoouvre en premier Une pareille ouverture esttoujours une laquo ouverture pour raquo (1996 126) Lrsquoexpeacuterience du spectateur estdonc une expeacuterience hermeacuteneutique importante Il nrsquoy a plus de distinctionagrave opeacuterer entre lrsquoacteur sur scegravene et le spectateur dans la tribune Cette dis-tinction souligne lrsquoexteacuterioriteacute du spectateur et lui permet de revendiquer uneposition objectivante de penser que son rocircle ne se cantonne qursquoagrave regarderagrave applaudir ou agrave rire et qursquoil peut par conseacutequent juger le jeu theacuteacirctral ouartistique de lrsquoexteacuterieur en en offrant une lecture neutre Cette posture reacutevegravelelrsquoarriegravere-penseacutee du spectateur preacutetendant agrave une maicirctrise totale sur ce qui se

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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

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Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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deacutesormais par la magie du jeu sur scegravene A travers cette description du jeuGadamer met en lumiegravere le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart Cette expeacuteriencede lrsquoart montre davantage que lrsquoœuvre drsquoart ne saurait ecirctre un objet placeacuteen face drsquoune conscience elle est surtout une laquo expeacuterience qui meacutetamorphosecelui qui la fait raquo (1996 120) Cela se veacuterifie par exemple dans une partie detennis de table ougrave les deux joueurs se reacutepondent respectivement en frappanttour agrave tour sur une balle qursquoa lanceacutee le partenaire de jeu Ces joueurs sonttous des laquo reacutepondants raquo du jeu qui ne peuvent pas deacuteterminer drsquoavance ce quedevient une balle qui part ni ougrave elle chute exactement ni ce qursquoelle devientapregraves son rebond Au football une balle qui va se loger dans la lucarneprovoque la joie ou lrsquoeacutemoi des joueurs et de la foule des spectateurs Demecircme dans ce sport ce sont les mouvements impreacutevisibles de la balle dansson bond et son rebond qui commandent aux protagonistes la course le sautle grand eacutecart ou lrsquoimmobilisation bref le rythme agrave suivre Les joueurs nedeacutecident pas librement de sauter de bondir ou de srsquoimmobiliser Crsquoest le jeuqui commande au joueur lrsquoattitude agrave tenir et pas lrsquoinverse

Crsquoest ce que teacutemoigne lrsquoart de la danse ougrave le danseur ne fait que suivrele rythme que lui impose la musique Il ne peut pas imposer agrave la musiqueun rythme preacutecis son rythme il rythme son corps afin que les mouvementscadenceacutes de celui-ci soient en harmonie avec la musique Crsquoest plutocirct luien tant que danseur qui suit et subit le mouvement et le pas que lui dictela musique Une musique douce impose un rythme lent et langoureux unemusique fortement cadenceacutee impose un rythme acceacuteleacutereacute et vif Pourtant nousdisons aussi de la danse qursquoelle est un jeu un amusement Et lorsque nousparlons du laquo pas de danse raquo agrave suivre nous deacutemontrons une fois de plus quenous ne faisons que suivre un mouvement qui ne deacutepend pas de nous ladanse est le pas que nous impose la musique Par ce pas la danse suit lamusique et sa cadence et non lrsquoinverse

Une expeacuterience similaire est agrave lrsquoœuvre dans les jeux videacuteo Ici nous pensonsjouer seul mais en reacutealiteacute notre reacutepondant le logiciel de lrsquoordinateur parexemple ou la console de jeu est encore plus aguerri dans les regravegles Ainsila sensation eacuteprouveacutee dans le jeu est un instant quasi magique que Gadamerappelle laquo la surprise du jeu raquo (Gadamer 1996 124) Crsquoest une expeacuterience deveacuteriteacute toute particuliegravere que ne peut preacutevoir aucune deacutetermination aucunemeacutethodologie scientifique Le jeu met en avant la finitude du sujet parceqursquoil est un risque qui engage lrsquoecirctre du joueur Une telle expeacuterience ludiquereacutevegravele que laquo rdquojouerrdquo crsquoest toujours rdquoecirctre-joueacuterdquo raquo (1996 124) ainsi que lrsquoeacutecrit

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Gadamer Autrement dit puisque le joueur nrsquoest pas maicirctre du jeu crsquoestplutocirct lui qui est joueacute par ce qursquoil croyait reacutesulter de son initiative tel estjoueacute qui croyait jouer En se laissant prendre au jeu le joueur perd le pouvoirde sa subjectiviteacute et devient une partie prenante du jeu Gadamer dit quelaquo lrsquoattrait du jeu la fascination qursquoil exerce consistent justement dans le faitque le jeu srsquoempare de celui qui joue raquo (1996)

En parlant de risque de soi eacutevoquons le cas du parieur qui mise dans des jeuxde hasard ou des compeacutetitions de toute nature Ce cas est assez illustratifpuisqursquoen misant sur les pronostics le parieur srsquoillusionne sur ses pouvoirsOr il ne fait que se mettre en jeu et engage par lagrave sa confiance ses eacuteconomieset ses espeacuterances dans des choses qui ne deacutependent nullement de lui et surlesquelles il nrsquoexerce aucun pouvoir Ce qursquoil nrsquooublie pourtant pas au mecircmemoment crsquoest qursquoil joue avec des possibiliteacutes impreacutevisibles et qursquoil nrsquoest pascertain drsquoemporter quoique lrsquoespoir de miser sur le bon pronostic lrsquohabite Cetespoir est justifieacute par lrsquoinconscient de la toute-puissance du sujet qui lui faitdire qursquoil demeure le maicirctre du jeu et qursquoil a la situation en main Pourtantlrsquoissue finale ne deacutepend jamais de lui mecircme quand il a la reacuteputation drsquoecirctreun gagneur patenteacute Lrsquoissue du jeu est reacuteellement une surprise heureuse oumalheureuse Comme le soutient Gadamer agrave propos de la nature de touteactiviteacute ludique

Mecircme lorsqursquoil srsquoagit de jeux dans lesquels on srsquoefforce de remplirune tacircche que lrsquoon srsquoest fixeacutee agrave soi-mecircme crsquoest le risque qui faitlrsquoattrait du jeu est-ce que laquo ccedila va raquo Est-ce que laquo ccedila reacuteussit raquo Est-ce que laquo ccedila va encore reacuteussir raquo Qui tente ainsi est en veacuteriteacutelrsquoobjet de la tentative Le veacuteritable sujet nrsquoest pas le joueur maisle jeu lui-mecircme (ce que montrent agrave lrsquoeacutevidence les expeacuteriences ougraveil nrsquoy a qursquoun seul joueur) Crsquoest le jeu qui tient le joueur sous lecharme qui le prend dans ses filets qui le retient au jeu (1996)

Ainsi mecircme quand il peut y avoir des enjeux extra-ludiques qui motivent lesjoueurs tels que le deacutefi personnel de surmonter ses limites lrsquoattrait financierle pari la relaxation lrsquohonneur etc la dimension autonome du jeu restepleinement vraie alors que celle du joueur est de plus en plus hypotheacutetiqueDe tels enjeux nrsquoenlegravevent rien agrave la nature de lrsquoexpeacuterience ci-dessus deacutecrite Ceque veut dire Gadamer crsquoest que dans lrsquoinstant de deacuteroulement du jeu nulnrsquoa veacuteritablement le controcircle de quoi que ce soit Les joueurs et les spectateurs

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rendent possible la venue au monde du jeu sa repreacutesentation Le mode drsquoecirctredu jeu est toujours une repreacutesentation Les auteurs des paris du dopage et dutrucage dans le sport sont des trouble-fecirctes qui srsquoillusionnent de maicirctriser lejeu en refusant que ce dernier se deacuteroule librement Ils apparaissent souventridicules parce qursquoils ne pas laissent pas le jeu venir agrave la repreacutesentation Untel laquo refus raquo teacutemoigne de ce que rien ne deacutepend du joueur et que nul ne saitdrsquoavance lrsquoissue drsquoun jeu Pour Gadamer srsquoadonner agrave la tacircche ludique est unemaniegravere de srsquoidentifier au jeu en laissant pleinement se deacuteployer ce dernier(1996 126)

Ainsi le joueur nrsquoest pas maicirctre de la situation puisque le jeu eacutechappe agrave samaicirctrise Le gain hermeacuteneutique drsquoune telle analyse reacuteside dans son applica-tion agrave la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Cette description de la nature du ludiqueprojette sur lrsquoart une lumiegravere nouvelle celle de sa signification hermeacuteneutique

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutene-ment

Les analyses de Gadamer relatives agrave la notion de Darstellung dans le deacuterou-lement de lrsquoexpeacuterience ludique reacutevegravelent les termes de spectacle et de spec-tateurs Elles font intervenir le mode drsquoecirctre propre de la repreacutesentation ar-tistique theacuteacirctrale notamment Ne disons-nous pas que nous laquo jouons raquo autheacuteacirctre Pour Gadamer lorsque le jeu se transforme en spectacle il changenon seulement de direction mais aussi de nature le spectateur y prendalors la place du joueur et joue deacutesormais un rocircle de premiegravere importance entant que partie prenante de la repreacutesentation artistique Degraves lors la repreacutesen-tation en art srsquoadresse toujours agrave quelqursquoun laquo mecircme quand personne nrsquoestpreacutesent qui se borne agrave eacutecouter ou regarder raquo (1996 128) Cette transmuta-tion du ludique en estheacutetique eacuterige la penseacutee de Gadamer en laquo estheacutetiquephilosophique raquo (Fruchon 1997) Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode affirme quelaquo la transformation par laquelle le jeu humain atteint son veacuteritable accom-plissement qui est de devenir art je lrsquoappelle la transmutation en œuvre raquo(Gadamer 1996 128) Cette notion de laquo transmutation raquo a un sens preacutecisdans lrsquoontologie de lrsquoœuvre drsquoart

La transmutation en revanche signifie que quelque chose est drsquouncoup et en totaliteacute autre chose et que cette autre chose qursquoil est

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en vertu de la transmutation est son ecirctre vrai au regard duquelson ecirctre anteacuterieur est nul et non avenu (hellip) Ainsi lrsquoexpressionemployeacutee celle de laquo transmutation en figure raquo signifie que ce quiexistait auparavant nrsquoexiste plus mais aussi que ce qui existemaintenant ce qui se repreacutesente dans le jeu de lrsquoart est le vraiqui subsiste (1996 129)

En effet il apparaicirct agrave Gadamer que lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pas seulement sourcedrsquoune jouissance estheacutetique au sens traditionnel du terme mais qursquoelle esten mecircme temps une laquo rencontre de veacuteriteacute raquo au sens hermeacuteneutique un avegrave-nement et un eacuteveacutenement drsquoune veacuteriteacute que ne peut garantir aucune meacutethodedrsquoanalyse objective du savoir Cette veacuteriteacute eacutechappe agrave toute tentative drsquoanalysepar la meacutethode des sciences de la nature Vouloir la reacuteduire agrave la conscienceestheacutetique crsquoest-agrave-dire agrave la conscience meacutethodique crsquoest la soumettre auxexigences drsquoune conscience qui pense avoir le monopole de la veacuteriteacute Soutenircela crsquoest passer agrave cocircteacute du mode drsquoecirctre propre de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoartIl srsquoagit plutocirct ici de changer de paradigme afin de comprendre la veacuteriteacuteinheacuterente agrave lrsquoœuvre drsquoart Ce nrsquoest point la conscience estheacutetique mais lrsquoex-peacuterience hermeacuteneutique veacutecue en contemplant une œuvre drsquoart qui inteacuteresseau plus haut point la deacutemarche de Gadamer Pour lui il faut rester attentifau type de veacuteriteacute que nous livre lrsquoœuvre elle-mecircme Il soutient que le theacuteacirctrepar exemple preacutesente la structure du jeu en tant que monde fermeacute sur lespectateur la scegravene et les acteurs Le jeu nrsquoeacutetait-il pas lui aussi cet ensemblecomposeacute de la scegravene de jeu des joueurs et des spectateurs

Ce qursquoil faut dire crsquoest que dans lrsquoexpeacuterience des arts du spectacle ce nesont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectiviteacute parceqursquoils ont pleinement conscience drsquoincarner des personnages et de ne plusecirctre eux-mecircmes Celui qui srsquoy perd crsquoest aussi le spectateur puisque crsquoestpour lui et agrave lui que le spectacle srsquoouvre en premier Une pareille ouverture esttoujours une laquo ouverture pour raquo (1996 126) Lrsquoexpeacuterience du spectateur estdonc une expeacuterience hermeacuteneutique importante Il nrsquoy a plus de distinctionagrave opeacuterer entre lrsquoacteur sur scegravene et le spectateur dans la tribune Cette dis-tinction souligne lrsquoexteacuterioriteacute du spectateur et lui permet de revendiquer uneposition objectivante de penser que son rocircle ne se cantonne qursquoagrave regarderagrave applaudir ou agrave rire et qursquoil peut par conseacutequent juger le jeu theacuteacirctral ouartistique de lrsquoexteacuterieur en en offrant une lecture neutre Cette posture reacutevegravelelrsquoarriegravere-penseacutee du spectateur preacutetendant agrave une maicirctrise totale sur ce qui se

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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Gadamer Autrement dit puisque le joueur nrsquoest pas maicirctre du jeu crsquoestplutocirct lui qui est joueacute par ce qursquoil croyait reacutesulter de son initiative tel estjoueacute qui croyait jouer En se laissant prendre au jeu le joueur perd le pouvoirde sa subjectiviteacute et devient une partie prenante du jeu Gadamer dit quelaquo lrsquoattrait du jeu la fascination qursquoil exerce consistent justement dans le faitque le jeu srsquoempare de celui qui joue raquo (1996)

En parlant de risque de soi eacutevoquons le cas du parieur qui mise dans des jeuxde hasard ou des compeacutetitions de toute nature Ce cas est assez illustratifpuisqursquoen misant sur les pronostics le parieur srsquoillusionne sur ses pouvoirsOr il ne fait que se mettre en jeu et engage par lagrave sa confiance ses eacuteconomieset ses espeacuterances dans des choses qui ne deacutependent nullement de lui et surlesquelles il nrsquoexerce aucun pouvoir Ce qursquoil nrsquooublie pourtant pas au mecircmemoment crsquoest qursquoil joue avec des possibiliteacutes impreacutevisibles et qursquoil nrsquoest pascertain drsquoemporter quoique lrsquoespoir de miser sur le bon pronostic lrsquohabite Cetespoir est justifieacute par lrsquoinconscient de la toute-puissance du sujet qui lui faitdire qursquoil demeure le maicirctre du jeu et qursquoil a la situation en main Pourtantlrsquoissue finale ne deacutepend jamais de lui mecircme quand il a la reacuteputation drsquoecirctreun gagneur patenteacute Lrsquoissue du jeu est reacuteellement une surprise heureuse oumalheureuse Comme le soutient Gadamer agrave propos de la nature de touteactiviteacute ludique

Mecircme lorsqursquoil srsquoagit de jeux dans lesquels on srsquoefforce de remplirune tacircche que lrsquoon srsquoest fixeacutee agrave soi-mecircme crsquoest le risque qui faitlrsquoattrait du jeu est-ce que laquo ccedila va raquo Est-ce que laquo ccedila reacuteussit raquo Est-ce que laquo ccedila va encore reacuteussir raquo Qui tente ainsi est en veacuteriteacutelrsquoobjet de la tentative Le veacuteritable sujet nrsquoest pas le joueur maisle jeu lui-mecircme (ce que montrent agrave lrsquoeacutevidence les expeacuteriences ougraveil nrsquoy a qursquoun seul joueur) Crsquoest le jeu qui tient le joueur sous lecharme qui le prend dans ses filets qui le retient au jeu (1996)

Ainsi mecircme quand il peut y avoir des enjeux extra-ludiques qui motivent lesjoueurs tels que le deacutefi personnel de surmonter ses limites lrsquoattrait financierle pari la relaxation lrsquohonneur etc la dimension autonome du jeu restepleinement vraie alors que celle du joueur est de plus en plus hypotheacutetiqueDe tels enjeux nrsquoenlegravevent rien agrave la nature de lrsquoexpeacuterience ci-dessus deacutecrite Ceque veut dire Gadamer crsquoest que dans lrsquoinstant de deacuteroulement du jeu nulnrsquoa veacuteritablement le controcircle de quoi que ce soit Les joueurs et les spectateurs

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rendent possible la venue au monde du jeu sa repreacutesentation Le mode drsquoecirctredu jeu est toujours une repreacutesentation Les auteurs des paris du dopage et dutrucage dans le sport sont des trouble-fecirctes qui srsquoillusionnent de maicirctriser lejeu en refusant que ce dernier se deacuteroule librement Ils apparaissent souventridicules parce qursquoils ne pas laissent pas le jeu venir agrave la repreacutesentation Untel laquo refus raquo teacutemoigne de ce que rien ne deacutepend du joueur et que nul ne saitdrsquoavance lrsquoissue drsquoun jeu Pour Gadamer srsquoadonner agrave la tacircche ludique est unemaniegravere de srsquoidentifier au jeu en laissant pleinement se deacuteployer ce dernier(1996 126)

Ainsi le joueur nrsquoest pas maicirctre de la situation puisque le jeu eacutechappe agrave samaicirctrise Le gain hermeacuteneutique drsquoune telle analyse reacuteside dans son applica-tion agrave la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Cette description de la nature du ludiqueprojette sur lrsquoart une lumiegravere nouvelle celle de sa signification hermeacuteneutique

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutene-ment

Les analyses de Gadamer relatives agrave la notion de Darstellung dans le deacuterou-lement de lrsquoexpeacuterience ludique reacutevegravelent les termes de spectacle et de spec-tateurs Elles font intervenir le mode drsquoecirctre propre de la repreacutesentation ar-tistique theacuteacirctrale notamment Ne disons-nous pas que nous laquo jouons raquo autheacuteacirctre Pour Gadamer lorsque le jeu se transforme en spectacle il changenon seulement de direction mais aussi de nature le spectateur y prendalors la place du joueur et joue deacutesormais un rocircle de premiegravere importance entant que partie prenante de la repreacutesentation artistique Degraves lors la repreacutesen-tation en art srsquoadresse toujours agrave quelqursquoun laquo mecircme quand personne nrsquoestpreacutesent qui se borne agrave eacutecouter ou regarder raquo (1996 128) Cette transmuta-tion du ludique en estheacutetique eacuterige la penseacutee de Gadamer en laquo estheacutetiquephilosophique raquo (Fruchon 1997) Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode affirme quelaquo la transformation par laquelle le jeu humain atteint son veacuteritable accom-plissement qui est de devenir art je lrsquoappelle la transmutation en œuvre raquo(Gadamer 1996 128) Cette notion de laquo transmutation raquo a un sens preacutecisdans lrsquoontologie de lrsquoœuvre drsquoart

La transmutation en revanche signifie que quelque chose est drsquouncoup et en totaliteacute autre chose et que cette autre chose qursquoil est

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en vertu de la transmutation est son ecirctre vrai au regard duquelson ecirctre anteacuterieur est nul et non avenu (hellip) Ainsi lrsquoexpressionemployeacutee celle de laquo transmutation en figure raquo signifie que ce quiexistait auparavant nrsquoexiste plus mais aussi que ce qui existemaintenant ce qui se repreacutesente dans le jeu de lrsquoart est le vraiqui subsiste (1996 129)

En effet il apparaicirct agrave Gadamer que lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pas seulement sourcedrsquoune jouissance estheacutetique au sens traditionnel du terme mais qursquoelle esten mecircme temps une laquo rencontre de veacuteriteacute raquo au sens hermeacuteneutique un avegrave-nement et un eacuteveacutenement drsquoune veacuteriteacute que ne peut garantir aucune meacutethodedrsquoanalyse objective du savoir Cette veacuteriteacute eacutechappe agrave toute tentative drsquoanalysepar la meacutethode des sciences de la nature Vouloir la reacuteduire agrave la conscienceestheacutetique crsquoest-agrave-dire agrave la conscience meacutethodique crsquoest la soumettre auxexigences drsquoune conscience qui pense avoir le monopole de la veacuteriteacute Soutenircela crsquoest passer agrave cocircteacute du mode drsquoecirctre propre de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoartIl srsquoagit plutocirct ici de changer de paradigme afin de comprendre la veacuteriteacuteinheacuterente agrave lrsquoœuvre drsquoart Ce nrsquoest point la conscience estheacutetique mais lrsquoex-peacuterience hermeacuteneutique veacutecue en contemplant une œuvre drsquoart qui inteacuteresseau plus haut point la deacutemarche de Gadamer Pour lui il faut rester attentifau type de veacuteriteacute que nous livre lrsquoœuvre elle-mecircme Il soutient que le theacuteacirctrepar exemple preacutesente la structure du jeu en tant que monde fermeacute sur lespectateur la scegravene et les acteurs Le jeu nrsquoeacutetait-il pas lui aussi cet ensemblecomposeacute de la scegravene de jeu des joueurs et des spectateurs

Ce qursquoil faut dire crsquoest que dans lrsquoexpeacuterience des arts du spectacle ce nesont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectiviteacute parceqursquoils ont pleinement conscience drsquoincarner des personnages et de ne plusecirctre eux-mecircmes Celui qui srsquoy perd crsquoest aussi le spectateur puisque crsquoestpour lui et agrave lui que le spectacle srsquoouvre en premier Une pareille ouverture esttoujours une laquo ouverture pour raquo (1996 126) Lrsquoexpeacuterience du spectateur estdonc une expeacuterience hermeacuteneutique importante Il nrsquoy a plus de distinctionagrave opeacuterer entre lrsquoacteur sur scegravene et le spectateur dans la tribune Cette dis-tinction souligne lrsquoexteacuterioriteacute du spectateur et lui permet de revendiquer uneposition objectivante de penser que son rocircle ne se cantonne qursquoagrave regarderagrave applaudir ou agrave rire et qursquoil peut par conseacutequent juger le jeu theacuteacirctral ouartistique de lrsquoexteacuterieur en en offrant une lecture neutre Cette posture reacutevegravelelrsquoarriegravere-penseacutee du spectateur preacutetendant agrave une maicirctrise totale sur ce qui se

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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

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Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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rendent possible la venue au monde du jeu sa repreacutesentation Le mode drsquoecirctredu jeu est toujours une repreacutesentation Les auteurs des paris du dopage et dutrucage dans le sport sont des trouble-fecirctes qui srsquoillusionnent de maicirctriser lejeu en refusant que ce dernier se deacuteroule librement Ils apparaissent souventridicules parce qursquoils ne pas laissent pas le jeu venir agrave la repreacutesentation Untel laquo refus raquo teacutemoigne de ce que rien ne deacutepend du joueur et que nul ne saitdrsquoavance lrsquoissue drsquoun jeu Pour Gadamer srsquoadonner agrave la tacircche ludique est unemaniegravere de srsquoidentifier au jeu en laissant pleinement se deacuteployer ce dernier(1996 126)

Ainsi le joueur nrsquoest pas maicirctre de la situation puisque le jeu eacutechappe agrave samaicirctrise Le gain hermeacuteneutique drsquoune telle analyse reacuteside dans son applica-tion agrave la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart Cette description de la nature du ludiqueprojette sur lrsquoart une lumiegravere nouvelle celle de sa signification hermeacuteneutique

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart (re)preacutesentation et eacuteveacutene-ment

Les analyses de Gadamer relatives agrave la notion de Darstellung dans le deacuterou-lement de lrsquoexpeacuterience ludique reacutevegravelent les termes de spectacle et de spec-tateurs Elles font intervenir le mode drsquoecirctre propre de la repreacutesentation ar-tistique theacuteacirctrale notamment Ne disons-nous pas que nous laquo jouons raquo autheacuteacirctre Pour Gadamer lorsque le jeu se transforme en spectacle il changenon seulement de direction mais aussi de nature le spectateur y prendalors la place du joueur et joue deacutesormais un rocircle de premiegravere importance entant que partie prenante de la repreacutesentation artistique Degraves lors la repreacutesen-tation en art srsquoadresse toujours agrave quelqursquoun laquo mecircme quand personne nrsquoestpreacutesent qui se borne agrave eacutecouter ou regarder raquo (1996 128) Cette transmuta-tion du ludique en estheacutetique eacuterige la penseacutee de Gadamer en laquo estheacutetiquephilosophique raquo (Fruchon 1997) Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode affirme quelaquo la transformation par laquelle le jeu humain atteint son veacuteritable accom-plissement qui est de devenir art je lrsquoappelle la transmutation en œuvre raquo(Gadamer 1996 128) Cette notion de laquo transmutation raquo a un sens preacutecisdans lrsquoontologie de lrsquoœuvre drsquoart

La transmutation en revanche signifie que quelque chose est drsquouncoup et en totaliteacute autre chose et que cette autre chose qursquoil est

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en vertu de la transmutation est son ecirctre vrai au regard duquelson ecirctre anteacuterieur est nul et non avenu (hellip) Ainsi lrsquoexpressionemployeacutee celle de laquo transmutation en figure raquo signifie que ce quiexistait auparavant nrsquoexiste plus mais aussi que ce qui existemaintenant ce qui se repreacutesente dans le jeu de lrsquoart est le vraiqui subsiste (1996 129)

En effet il apparaicirct agrave Gadamer que lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pas seulement sourcedrsquoune jouissance estheacutetique au sens traditionnel du terme mais qursquoelle esten mecircme temps une laquo rencontre de veacuteriteacute raquo au sens hermeacuteneutique un avegrave-nement et un eacuteveacutenement drsquoune veacuteriteacute que ne peut garantir aucune meacutethodedrsquoanalyse objective du savoir Cette veacuteriteacute eacutechappe agrave toute tentative drsquoanalysepar la meacutethode des sciences de la nature Vouloir la reacuteduire agrave la conscienceestheacutetique crsquoest-agrave-dire agrave la conscience meacutethodique crsquoest la soumettre auxexigences drsquoune conscience qui pense avoir le monopole de la veacuteriteacute Soutenircela crsquoest passer agrave cocircteacute du mode drsquoecirctre propre de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoartIl srsquoagit plutocirct ici de changer de paradigme afin de comprendre la veacuteriteacuteinheacuterente agrave lrsquoœuvre drsquoart Ce nrsquoest point la conscience estheacutetique mais lrsquoex-peacuterience hermeacuteneutique veacutecue en contemplant une œuvre drsquoart qui inteacuteresseau plus haut point la deacutemarche de Gadamer Pour lui il faut rester attentifau type de veacuteriteacute que nous livre lrsquoœuvre elle-mecircme Il soutient que le theacuteacirctrepar exemple preacutesente la structure du jeu en tant que monde fermeacute sur lespectateur la scegravene et les acteurs Le jeu nrsquoeacutetait-il pas lui aussi cet ensemblecomposeacute de la scegravene de jeu des joueurs et des spectateurs

Ce qursquoil faut dire crsquoest que dans lrsquoexpeacuterience des arts du spectacle ce nesont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectiviteacute parceqursquoils ont pleinement conscience drsquoincarner des personnages et de ne plusecirctre eux-mecircmes Celui qui srsquoy perd crsquoest aussi le spectateur puisque crsquoestpour lui et agrave lui que le spectacle srsquoouvre en premier Une pareille ouverture esttoujours une laquo ouverture pour raquo (1996 126) Lrsquoexpeacuterience du spectateur estdonc une expeacuterience hermeacuteneutique importante Il nrsquoy a plus de distinctionagrave opeacuterer entre lrsquoacteur sur scegravene et le spectateur dans la tribune Cette dis-tinction souligne lrsquoexteacuterioriteacute du spectateur et lui permet de revendiquer uneposition objectivante de penser que son rocircle ne se cantonne qursquoagrave regarderagrave applaudir ou agrave rire et qursquoil peut par conseacutequent juger le jeu theacuteacirctral ouartistique de lrsquoexteacuterieur en en offrant une lecture neutre Cette posture reacutevegravelelrsquoarriegravere-penseacutee du spectateur preacutetendant agrave une maicirctrise totale sur ce qui se

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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

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Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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en vertu de la transmutation est son ecirctre vrai au regard duquelson ecirctre anteacuterieur est nul et non avenu (hellip) Ainsi lrsquoexpressionemployeacutee celle de laquo transmutation en figure raquo signifie que ce quiexistait auparavant nrsquoexiste plus mais aussi que ce qui existemaintenant ce qui se repreacutesente dans le jeu de lrsquoart est le vraiqui subsiste (1996 129)

En effet il apparaicirct agrave Gadamer que lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pas seulement sourcedrsquoune jouissance estheacutetique au sens traditionnel du terme mais qursquoelle esten mecircme temps une laquo rencontre de veacuteriteacute raquo au sens hermeacuteneutique un avegrave-nement et un eacuteveacutenement drsquoune veacuteriteacute que ne peut garantir aucune meacutethodedrsquoanalyse objective du savoir Cette veacuteriteacute eacutechappe agrave toute tentative drsquoanalysepar la meacutethode des sciences de la nature Vouloir la reacuteduire agrave la conscienceestheacutetique crsquoest-agrave-dire agrave la conscience meacutethodique crsquoest la soumettre auxexigences drsquoune conscience qui pense avoir le monopole de la veacuteriteacute Soutenircela crsquoest passer agrave cocircteacute du mode drsquoecirctre propre de la veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoartIl srsquoagit plutocirct ici de changer de paradigme afin de comprendre la veacuteriteacuteinheacuterente agrave lrsquoœuvre drsquoart Ce nrsquoest point la conscience estheacutetique mais lrsquoex-peacuterience hermeacuteneutique veacutecue en contemplant une œuvre drsquoart qui inteacuteresseau plus haut point la deacutemarche de Gadamer Pour lui il faut rester attentifau type de veacuteriteacute que nous livre lrsquoœuvre elle-mecircme Il soutient que le theacuteacirctrepar exemple preacutesente la structure du jeu en tant que monde fermeacute sur lespectateur la scegravene et les acteurs Le jeu nrsquoeacutetait-il pas lui aussi cet ensemblecomposeacute de la scegravene de jeu des joueurs et des spectateurs

Ce qursquoil faut dire crsquoest que dans lrsquoexpeacuterience des arts du spectacle ce nesont plus les acteurs seuls qui (se) perdent (dans) leur subjectiviteacute parceqursquoils ont pleinement conscience drsquoincarner des personnages et de ne plusecirctre eux-mecircmes Celui qui srsquoy perd crsquoest aussi le spectateur puisque crsquoestpour lui et agrave lui que le spectacle srsquoouvre en premier Une pareille ouverture esttoujours une laquo ouverture pour raquo (1996 126) Lrsquoexpeacuterience du spectateur estdonc une expeacuterience hermeacuteneutique importante Il nrsquoy a plus de distinctionagrave opeacuterer entre lrsquoacteur sur scegravene et le spectateur dans la tribune Cette dis-tinction souligne lrsquoexteacuterioriteacute du spectateur et lui permet de revendiquer uneposition objectivante de penser que son rocircle ne se cantonne qursquoagrave regarderagrave applaudir ou agrave rire et qursquoil peut par conseacutequent juger le jeu theacuteacirctral ouartistique de lrsquoexteacuterieur en en offrant une lecture neutre Cette posture reacutevegravelelrsquoarriegravere-penseacutee du spectateur preacutetendant agrave une maicirctrise totale sur ce qui se

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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

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Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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joue devant lui elle leacutegitime la position du critique drsquoart parlant avec auto-riteacute et objectiviteacute drsquoune œuvre drsquoart Or dans le sillage de lrsquohermeacuteneutiquegadameacuterienne une telle attitude nrsquoest plus agrave preacutesent qursquoune grande illusionLe critique avant de prendre du recul pour lrsquoanalyse vit une expeacuterience nonquestionneacutee crsquoest lrsquoexpeacuterience agrave laquelle srsquointeacuteresse lrsquohermeacuteneutique Lrsquoat-titude de participation au spectacle est pour Gadamer lrsquoexpeacuterience la plusauthentique de la jouissance estheacutetique que reacutealise le spectateur se laissantentraicircner dans le jeu de lrsquoart Lrsquoimmersion du public est totale si lrsquoœuvredrsquoart est savamment monteacutee et harmoniseacutee Agrave la fin du film par exemple onrevient agrave soi en se rappelant que ce nrsquoeacutetait avant tout que du cineacutema Dansce jeu de repreacutesentation artistique le spectateur reacutealise ainsi lrsquoexpeacuteriencehermeacuteneutique la plus explicite et la plus pleine de lrsquoœuvre drsquoart

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart apparaicirct tout entiegravere comme une repreacutesentation unspectacle et un eacuteveacutenement Ceci nrsquoest pas seulement vrai des arts du spectaclequi srsquooffrent aiseacutement agrave la repreacutesentation Cela lrsquoest davantage pour toutesles autres formes drsquoart comme la peinture la litteacuterature lrsquoarchitecture ladeacutecoration etc ougrave la mecircme transmutation est agrave lrsquoœuvre ccedila lrsquoest pour lamatiegravere avec laquelle une œuvre est faite puisque le mateacuteriau se trouve va-loriseacute Lrsquoauteur de Veacuteriteacute et meacutethode pense que par la mise en œuvre de lamatiegravere au travers de ce qui est reacutealiseacute sur le plan estheacutetique le mateacuteriau par-vient agrave une laquo transmutation raquo signe concret drsquoune laquo authentique preacutesence raquoIl eacutecrit

Tant que quelque chose reste une simple matiegravere attendant drsquoecirctretravailleacutee elle nrsquoest pas vraiment laquo lagrave raquo crsquoest-agrave-dire qursquoelle nrsquoestpas encore parvenue agrave une authentique preacutesence Elle ne ressorten effet que lorsqursquoelle est utiliseacutee crsquoest-agrave-dire quand elle est lieacuteeagrave une œuvre Les sons dont se constitue un chef-drsquoœuvre musicalsont proprement des sons que tous les bruits et les autres sons lescouleurs des tableaux sont plus proprement de la couleur que lafeacuteeacuterie la plus intense que la nature puisse produire et les colonnesdu temple font apparaicirctre lrsquoecirctre de la pierre dans ce qursquoelle a degrandiose et de solide plus proprement encore que tout massifde roc brut (Gadamer 2002 105)

Lrdquoimage en tant que copie drsquoune repreacutesentation visuelle drsquoune personne oudrsquoune chose pourrait ecirctre assimileacutee agrave lrsquoimitation comme chez Platon qui

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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

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Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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insiste sur son infeacuterioriteacute par rapport agrave lrsquooriginal qursquoelle repreacutesente (1989)Cette ideacutee nrsquoest pas partageacutee par Gadamer chez qui lrsquoimage acquiert plutocirctune signification positive compte tenu de son laquo sens cognitif raquo (Gadamer1996 131) aveacutereacute et de sa laquo valence ontologique raquo garantie (1996 152) Cetteposture semble difficile agrave deacutefendre puisque si le mode drsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoartest essentiellement laquo repreacutesentation raquo comment est-il possible que lrsquoimageadmette un tel postulat elle qui ne semble en reacutealiteacute qursquoune imitation dontla teneur de veacuteriteacute serait amoindrie Qursquoest-ce qursquoune photographie peutnous apprendre de plus sur le mode drsquoecirctre de la jouissance estheacutetique et delrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique

Drsquoabord soutient Gadamer lrsquoimage ne se limite pas agrave la simple copie Elleest une reacutealiteacute autonome tandis que le propre de la copie est de disparaicirctrelorsque lrsquooriginal vient agrave la preacutesence Lrsquoimage au contraire nrsquoest jamais vrai-ment eacuteloigneacutee de ce dont elle est image mieux encore elle est toujours lapreacutesentification de ce dont elle est image Loin de nrsquoecirctre qursquoune falsificationdu modegravele lrsquoimage laquo augmente raquo la veacuteriteacute de lrsquooriginal qursquoelle rend omnipreacute-sent en le deacutemultipliant de la sorte Une image est un laquo surcroicirct drsquoecirctre raquo (1996158) et de veacuteriteacute de lrsquoœuvre originale tandis que celle-ci est preacutesente dans lacopie-image qui en reacutesulte Dans la copie-image en effet lrsquooriginal est lagrave nonpas de faccedilon amoindrie mais dans la pleacutenitude de son ecirctre Gadamer dit preacute-ciseacutement agrave propos du mode drsquoecirctre de la repreacutesentation que le laquo repreacutesenteacute raquoest toujours preacutesent dans le laquo repreacutesentant raquo crsquoest-agrave-dire en deacutefinitive quelaquo la preacutesence du repreacutesenteacute srsquoaccomplit donc dans la repreacutesentation raquo (1996158) De plus laquo la teneur propre de lrsquoimage est ontologiquement deacutefiniecomme eacutemanation du modegravele raquo (1996 158) Gadamer heacuterite cette ideacutee de salecture de Plotin

Aux sources drsquoune ideacutee de veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart

On sait que Gadamer a beaucoup lu les philosophes anciens notamment leplatonisme dans ses diffeacuterentes versions (Gadamer et Fruchon 2001) Il estdonc important de relever lrsquoinfluence complice des Anciens dans le deacutevelop-pement de sa penseacutee (Fruchon 1973) Crsquoest le cas de Plotin fondateur duneacuteoplatonisme romain Dans sa theacuteorie des enneacuteades Plotin affirme que lrsquoUnest le principe drsquoeacutemanation du multiple la source et le principe de lrsquoEtre Ilsymbolise lrsquouniteacute de toutes choses puisqursquoil est avant et apregraves toutes choses

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De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

Breacutehier E 1987 laquo Plotin raquo In Histoire de la Philosophie I Antiquiteacute etMoyen Acircge 449‑565 Paris PUF

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Fruchon P 1973 laquo Hermeacuteneutique langage et ontologie Un discernementdu platonisme chez H-G Gadamer raquo Archives de philosophie n 36 529‑68

Fruchon Pierre 1997 laquo Pour une lecture de Veacuteriteacute et Meacutethode circulariteacutedrsquoune hermeacuteneutique comprise comme laquo estheacutetique philosophique raquo raquo Lavaltheacuteologique et philosophique 53 (1) 7 httpsdoiorg107202401036ar

Gadamer Hans-Georg 1992 Lrsquo actualiteacute du beau Aix-en-Provence Ed Ali-nea

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Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

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Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

De plus toutes les choses proviennent de lrsquoUn et y retournent au terme deleur mouvement drsquoexistence Dans la philosophie plotinienne ce mouvementest appeleacute procession Mais la question pourrait se poser pourquoi lrsquoUn nereste-t-il pas lrsquoUnique reacutealiteacute qui soit sans se multiplier agrave lrsquoinfini sans don-ner naissance agrave la multipliciteacute et agrave la diversiteacute des ecirctres Pour Plotin crsquoestparce que lrsquoUn est perfection absolue et que toute chose parfaite doit pro-duire comme lrsquoecirctre adulte produit son semblable comme le bananier adultelaisse eacuteclore un rejeton La perfection est production LrsquoUn eacutetant la perfec-tion absolue il est aussi production absolue Cette production est lieacutee agrave unesurabondance de la source originelle dont le trop-plein srsquoeacutecoule telle une lu-miegravere qui se diffuse sans jamais srsquoamoindrir ni tarir Plotin considegravere quelrsquoecirctre en tant que source de lumiegravere qui se reacutepand de la sorte ne perd rienet garde au contraire sa reacutealiteacute sa luminositeacute et sa force Cette laquo theacuteoriede lrsquoeacutemanation raquo soutient que le reacuteel ainsi produit doit rester pregraves de lrsquoUnpour la laquo contemplation de son principe supeacuterieur raquo duquel il reccediloit sa reacutealiteacuteSrsquoil srsquoen eacuteloigne un tant soit peu il tombe dans le non-ecirctre Mais par cetteneacuteantisation mecircme il retourne aupregraves de lrsquoUn originel Cette laquo conversioncateacutegorielle raquo permet agrave Plotin drsquoexpliquer le mouvement de lrsquounivers toutprovient de lrsquoUn et y retourne sans que lrsquoUn ne srsquoamoindrisse le moins dumonde (Breacutehier 1987)

Crsquoest cette thegravese que Gadamer applique visiblement dans son analyse durapport entre le modegravele drsquoune œuvre et sa copie Le modegravele ne tarit pas dansla copie qui sort de lui et la copie garde elle aussi sa propre autonomie sapleacutenitude de veacuteriteacute qui la rattache au modegravele dont elle eacutemane Mais une choseest certaine crsquoest lrsquoUn qui est preacutesent dans le multiple puisque ce dernier endeacutecoule Chez Gadamer lrsquoecirctre est tout entier dans lrsquoimage qui le repreacutesenteet le deacutemultiplie en quelque sorte laquo Le concept drsquoeacutemanation dans le neacuteo-platonisme a drsquoembleacutee un contenu irreacuteductible au simple pheacutenomegravene physiquede lrsquoeacutecoulement consideacutereacute comme processus de mouvement Crsquoest lrsquoimage dela source qui srsquoimpose Dans le processus de lrsquoeacutemanation ce dont srsquoeacutecoulequelque chose lrsquoUn ne subit pour autant ni privation ni amoindrissement raquo(Gadamer 1996 447)

La prise en compte de la thegravese neacuteo-platonicienne quasiment eacutetrangegravere au pla-tonisme originel enrichit lrsquointerpreacutetation de la valence ontologique de lrsquoimageau sein de lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne Lrsquoimage tout comme lrsquoimitationacquiegraverent avec Gadamer un sens nouveau et positif puisqursquoelles ne sontplus synonymes de diminution ou drsquoalteacuteration de la valeur de lrsquoecirctre mais

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plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

Breacutehier E 1987 laquo Plotin raquo In Histoire de la Philosophie I Antiquiteacute etMoyen Acircge 449‑565 Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Dilthey W 1947 Le monde de lrsquoesprit Traduit par M Reacutemy Paris Aubier-Montagne

Fruchon P 1973 laquo Hermeacuteneutique langage et ontologie Un discernementdu platonisme chez H-G Gadamer raquo Archives de philosophie n 36 529‑68

Fruchon Pierre 1997 laquo Pour une lecture de Veacuteriteacute et Meacutethode circulariteacutedrsquoune hermeacuteneutique comprise comme laquo estheacutetique philosophique raquo raquo Lavaltheacuteologique et philosophique 53 (1) 7 httpsdoiorg107202401036ar

Gadamer Hans-Georg 1992 Lrsquo actualiteacute du beau Aix-en-Provence Ed Ali-nea

mdashmdashmdash 1996 Veacuteriteacute et meacutethode les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutiquephilosophique Ed inteacutegrale Lrsquoordre philosophique Paris Editions du Seuil

Gadamer Hans-Georg et Pierre Fruchon 2001 Au commencement de laphilosophie pour une lecture des preacutesocratiques Paris Eacuted du Seuil

Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

Grondin Jean 2006 Lrsquohermeacuteneutique Paris Presses universitaires deFrance

mdashmdashmdash 2007 laquo Lrsquoart comme preacutesentation chez Hans-Georg Gadamer Porteacuteeet limites drsquoun concept raquo Eacutetudes Germaniques 246 (2) 337 httpsdoiorg103917eger2460337

Heidegger M 1980 laquo Lrsquoorigine de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Chemins qui ne megravenentnulle ne part traduit par Wolfgang Brokmeier Paris Gallimard

Hoffner Anne-Beacuteneacutedicte et Samuel Bleynie 2015 laquo En Islam la repreacute-sentation de Dieu est interdite non celle de son prophegravete raquo La Croixhttp wwwla-croixcom

Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

plutocirct de son accroissement et de son augmentation Lrsquoautonomie de lrsquoimagemontre que le modegravele est preacutesent dans sa repreacutesentation il srsquoy repreacutesentelaquo en personne raquo (1996 158) En accord avec cette argumentation Gadamerdeacuteclare

Il est de lrsquoessence de lrsquoeacutemanation que laquo lrsquoeacutemaneacute raquo soit surabon-dance Ce dont il eacutemane nrsquoest pas diminueacute Le deacuteveloppement decette ideacutee dans la philosophie neacuteoplatonicienne qui fait eacuteclaterles bornes de lrsquoontologie grecque de la substance fonde le rangontologique positif de lrsquoimage Car du moment ougrave lrsquoUn origi-nel ne srsquoappauvrit pas en laissant srsquoeacutepancher hors-de-lui-mecircme lemultiple cela signifie bien laquo croissance drsquoecirctre raquo (1996 158)

Cette penseacutee fondatrice de lrsquoontologie de lrsquoimage dans la deacutemarche hermeacute-neutique de Gadamer a eacuteteacute analyseacutee par Jean Grondin qui observe un lieneacutetroit entre lrsquoexposeacute de lrsquoexpeacuterience ludique et celui de lrsquoontologie de lrsquoimagetransmueacutee deacutesormais en œuvre drsquoart Crsquoest pour cette raison qursquoil eacutecrit

Srsquoagissant drsquoune œuvre drsquoart le laquo jeu raquo se condense en une fi-gure une œuvre qui captive et qui me deacutecouvre quelque chosedrsquoessentiel agrave propos de ce qui est mais aussi agrave propos de moi-mecircme Agrave propos de ce qui est car crsquoest un surcroicirct de reacutealiteacute quien vient agrave se preacutesenter dans une œuvre crsquoest-agrave-dire une reacutealiteacuteplus puissante et plus reacuteveacutelatrice encore que la reacutealiteacute elle-mecircmeqursquoelle repreacutesente mais qursquoelle me permet de mieux connaicirctrepour elle-mecircme (Grondin 2006 52)

Gadamer insiste sur lrsquoimage sacreacutee du divin dans la theacuteologie chreacutetienne quidevient une laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo dans la liturgie Autrement dit ily a une preacutesence active et effective du divin dans lrsquoimage qui le symbolise ce nrsquoest point lrsquoimage qui est devant lui que le croyant adore mais lrsquoecirctreauquel cette image renvoie en dernier ressort Crsquoest sans doute la raison pourlaquelle les Pegraveres de lrsquoEacuteglise ne se sont pas opposeacutes au deacuteveloppement delrsquoart plastique et agrave la repreacutesentation de la diviniteacute de Jeacutesus-Christ alors qursquoileacutetait interdit dans lrsquoAncien Testament notamment dans les commandementsde Moiumlse 2 mais aussi dans les enseignements de lrsquoIslam (Hoffner et Bleynie2015) de se faire des images de Dieu

2 Cela est lrsquoobjet du troisieme commandement de Moise Cf Exode XX 4

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

Breacutehier E 1987 laquo Plotin raquo In Histoire de la Philosophie I Antiquiteacute etMoyen Acircge 449‑565 Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Dilthey W 1947 Le monde de lrsquoesprit Traduit par M Reacutemy Paris Aubier-Montagne

Fruchon P 1973 laquo Hermeacuteneutique langage et ontologie Un discernementdu platonisme chez H-G Gadamer raquo Archives de philosophie n 36 529‑68

Fruchon Pierre 1997 laquo Pour une lecture de Veacuteriteacute et Meacutethode circulariteacutedrsquoune hermeacuteneutique comprise comme laquo estheacutetique philosophique raquo raquo Lavaltheacuteologique et philosophique 53 (1) 7 httpsdoiorg107202401036ar

Gadamer Hans-Georg 1992 Lrsquo actualiteacute du beau Aix-en-Provence Ed Ali-nea

mdashmdashmdash 1996 Veacuteriteacute et meacutethode les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutiquephilosophique Ed inteacutegrale Lrsquoordre philosophique Paris Editions du Seuil

Gadamer Hans-Georg et Pierre Fruchon 2001 Au commencement de laphilosophie pour une lecture des preacutesocratiques Paris Eacuted du Seuil

Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

Grondin Jean 2006 Lrsquohermeacuteneutique Paris Presses universitaires deFrance

mdashmdashmdash 2007 laquo Lrsquoart comme preacutesentation chez Hans-Georg Gadamer Porteacuteeet limites drsquoun concept raquo Eacutetudes Germaniques 246 (2) 337 httpsdoiorg103917eger2460337

Heidegger M 1980 laquo Lrsquoorigine de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Chemins qui ne megravenentnulle ne part traduit par Wolfgang Brokmeier Paris Gallimard

Hoffner Anne-Beacuteneacutedicte et Samuel Bleynie 2015 laquo En Islam la repreacute-sentation de Dieu est interdite non celle de son prophegravete raquo La Croixhttp wwwla-croixcom

Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

A certaines peacuteriodes de lrsquoiconographie chreacutetienne aux VIII et IX siegraveclesnotamment les images ont pris une importance parfois inquieacutetante Cetteimportance a justifieacute la monteacutee de lrsquoiconoclasme en tant que proscription delrsquousage des images saintes consideacutereacutees comme une forme drsquoidolacirctrie et de deacute-viation de lrsquoobjet de deacutevotion Lrsquoiconoclasme preacutetend que lrsquoimage prend entiegrave-rement la place de lrsquoecirctre Gadamer est conscient de cette querelle des imagesqui fucirct agrave lrsquoorigine de nombreuses brouilles entre lrsquoautoriteacute eccleacutesiastique etlrsquoEmpire byzantin Ce qui lrsquointeacuteresse crsquoest de restaurer la valeur de lrsquoecirctre etcelle de lrsquoimage qui le repreacutesente Son interpreacutetation de lrsquoimage renoue doncavec la doctrine de lrsquoiconographie chreacutetienne en tant que laquo repreacutesentation-suppleacuteance raquo La suppleacuteance signifie que ce qui se preacutesente maintenant crsquoestlrsquoecirctre dans son authenticiteacute Pour Gadamer lrsquoimage nrsquoest pas une copie maisagrave travers elle lrsquoecirctre se deacutemultiplie quasiment et vient veacuteritablement agrave la preacute-sence Lrsquoimage en tant que modegravele constitue laquo lrsquoeacuteclat raquo de la chose repreacutesen-teacutee elle contient une laquo reacutefeacuterence indissoluble agrave son monde raquo (Gadamer 1996162) Crsquoest pour cette raison que lrsquoimage est preacutesenteacutee comme un laquo proces-sus ontologique raquo puisqursquoen elle laquo lrsquoecirctre vient agrave la manifestation sensible etsenseacutee raquo (1996 162) Cette description rappelle lrsquoanalyse heideggeacuterienne dela veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart agrave laquelle Gadamer nrsquoest pas eacutetranger (Heidegger1980) notamment lorsque lrsquoauteur de Sein und Zeit entreprend une interpreacute-tation drsquoun tableau du peintre hollandais du XIX siegravecle Vincent Van Gogh(1853-1890)

En effet dans cette repreacutesentation picturale drsquoune paire de chaussures depaysan Heidegger soutient que la chose cacheacutee se reacutevegravele la paysannerielrsquounivers entier de la vie avec ses problegravemes et ses interrogations ses misegraveresses mystegraveres et ses espeacuterances Tout le monde paysan srsquooffre agrave lrsquointerpreacutetationdu tableau de Van Gogh la dialectique des luttes de classes la vie rurale etses travaux agricoles et pastoraux les espeacuterances des paysans pour lrsquoameacutelio-ration de leurs conditions drsquoexistence les difficulteacutes inheacuterentes agrave la vie ruraleLe tableau en question nrsquoest donc pas une quelconque illustration de soulierssans importance il est la repreacutesentation la plus complexe et la plus nette dela vie Ce que fait Van Gogh crsquoest deacutenoncer lrsquoexistence miseacuterable du paysanet les injustices que fait peser le machinisme sur le monde de la paysannerie(1980) Gadamer a interpreacuteteacute ce tableau dans un texte consacreacute agrave la veacuteriteacutede lrsquoœuvre drsquoart et exprime sa deacutecouverte en ces termes

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

Breacutehier E 1987 laquo Plotin raquo In Histoire de la Philosophie I Antiquiteacute etMoyen Acircge 449‑565 Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Dilthey W 1947 Le monde de lrsquoesprit Traduit par M Reacutemy Paris Aubier-Montagne

Fruchon P 1973 laquo Hermeacuteneutique langage et ontologie Un discernementdu platonisme chez H-G Gadamer raquo Archives de philosophie n 36 529‑68

Fruchon Pierre 1997 laquo Pour une lecture de Veacuteriteacute et Meacutethode circulariteacutedrsquoune hermeacuteneutique comprise comme laquo estheacutetique philosophique raquo raquo Lavaltheacuteologique et philosophique 53 (1) 7 httpsdoiorg107202401036ar

Gadamer Hans-Georg 1992 Lrsquo actualiteacute du beau Aix-en-Provence Ed Ali-nea

mdashmdashmdash 1996 Veacuteriteacute et meacutethode les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutiquephilosophique Ed inteacutegrale Lrsquoordre philosophique Paris Editions du Seuil

Gadamer Hans-Georg et Pierre Fruchon 2001 Au commencement de laphilosophie pour une lecture des preacutesocratiques Paris Eacuted du Seuil

Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

Grondin Jean 2006 Lrsquohermeacuteneutique Paris Presses universitaires deFrance

mdashmdashmdash 2007 laquo Lrsquoart comme preacutesentation chez Hans-Georg Gadamer Porteacuteeet limites drsquoun concept raquo Eacutetudes Germaniques 246 (2) 337 httpsdoiorg103917eger2460337

Heidegger M 1980 laquo Lrsquoorigine de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Chemins qui ne megravenentnulle ne part traduit par Wolfgang Brokmeier Paris Gallimard

Hoffner Anne-Beacuteneacutedicte et Samuel Bleynie 2015 laquo En Islam la repreacute-sentation de Dieu est interdite non celle de son prophegravete raquo La Croixhttp wwwla-croixcom

Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Ce que lrsquoœuvre drsquoart permet de voir crsquoest le machin lui-mecircmeentendons non pas un eacutetant qui pourrait ecirctre mis au service dequelque fin mais quelque chose dont lrsquoecirctre mecircme fait en sorteque cela a servi et sert agrave une personne qui possegravede ces chaus-sures Ce qui ressort dans lrsquoœuvre du peintre ce qui srsquoy trouvepreacutesenteacute avec insistance ce nrsquoest donc pas une quelconque pairede chaussures mais lrsquoessence reacuteelle du laquo raquordquomachinrdquo qui est laleur Tout le monde de la vie paysanne se trouve rassembleacute dansces chaussures Crsquoest donc lrsquoœuvre de lrsquoart qui fait ici ressortirla veacuteriteacute de lrsquoeacutetant Une telle eacutemergence de la veacuteriteacute telle qursquoellese produit dans lrsquoœuvre ne peut donc ecirctre comprise qursquoagrave partirde lrsquoœuvre et drsquoaucune maniegravere agrave partir de son soubassement dechose (Gadamer 2002 104)

Pour illustrer cette ceacutelegravebre thegravese de Gadamer Jean Grondin prend lrsquoexempledu tableau du peintre espagnol Francisco Goya (1746-1828) intituleacute Dos demayo et reacutealiseacute en 1814 Ce tableau repreacutesente de pauvres paysans deacutesarmeacuteset fusilleacutes agrave bout portant par les troupes franccedilaises envoyeacutees par NapoleacuteonBonaparte en 1808 mais aussi la reacutesistance deacutesespeacutereacutee du peuple espagnolface agrave lrsquooccupation Cette toile preacutesente la reacutealiteacute de lrsquooccupation de lrsquoEspagnepar Bonaparte Le Dos de mayo est lrsquoexpression et la deacutenonciation de labarbarie horrible que fucirct le massacre des Espagnols agrave Madrid au deacutebut duXIX siegravecle par les troupes de lrsquoarmeacutee franccedilaise Teacutemoin de ces massacresFrancisco Goya a reacutealiseacute deux peintures diffeacuterentes le Dos de mayo et leTres de mayo Le premier tableau expose la force drsquoun peuple assieacutegeacute etmartyriseacute mais en lutte contre lrsquooppression pour conserver son indeacutependanceet sa liberteacute le second met en avant le tournant tragique et meurtrier delrsquoaventure napoleacuteonienne

En effet le Dos de mayo preacutesente un foisonnement de personnages drsquoatti-tudes et de couleurs eacuteclatantes domineacutees par un rouge vif et une composi-tion resserreacutee Devant cette reacutesistance populaire magnifieacutee par cette premiegraverefresque lrsquoempereur franccedilais donna lrsquoordre agrave ses officiers drsquoexeacutecuter les reacutesis-tants agrave lrsquooccupation et les meneurs de lrsquoinsurrection Avec le Tres de mayoFrancisco Goya commeacutemore ces fusilleacutes du 3 mai 1808 heacuteros anonymes drsquounereacutesistance forte et courageuse contre lrsquoexpeacutedition napoleacuteonienne La toile estun contraste colorieacute lrsquoeacuteclat de la chemise blanche de lrsquoun des fusilleacutes levantles bras devant les fusilleurs srsquooppose agrave lrsquoombre et agrave lrsquoanonymat dans lesquels

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

Breacutehier E 1987 laquo Plotin raquo In Histoire de la Philosophie I Antiquiteacute etMoyen Acircge 449‑565 Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Dilthey W 1947 Le monde de lrsquoesprit Traduit par M Reacutemy Paris Aubier-Montagne

Fruchon P 1973 laquo Hermeacuteneutique langage et ontologie Un discernementdu platonisme chez H-G Gadamer raquo Archives de philosophie n 36 529‑68

Fruchon Pierre 1997 laquo Pour une lecture de Veacuteriteacute et Meacutethode circulariteacutedrsquoune hermeacuteneutique comprise comme laquo estheacutetique philosophique raquo raquo Lavaltheacuteologique et philosophique 53 (1) 7 httpsdoiorg107202401036ar

Gadamer Hans-Georg 1992 Lrsquo actualiteacute du beau Aix-en-Provence Ed Ali-nea

mdashmdashmdash 1996 Veacuteriteacute et meacutethode les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutiquephilosophique Ed inteacutegrale Lrsquoordre philosophique Paris Editions du Seuil

Gadamer Hans-Georg et Pierre Fruchon 2001 Au commencement de laphilosophie pour une lecture des preacutesocratiques Paris Eacuted du Seuil

Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

Grondin Jean 2006 Lrsquohermeacuteneutique Paris Presses universitaires deFrance

mdashmdashmdash 2007 laquo Lrsquoart comme preacutesentation chez Hans-Georg Gadamer Porteacuteeet limites drsquoun concept raquo Eacutetudes Germaniques 246 (2) 337 httpsdoiorg103917eger2460337

Heidegger M 1980 laquo Lrsquoorigine de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Chemins qui ne megravenentnulle ne part traduit par Wolfgang Brokmeier Paris Gallimard

Hoffner Anne-Beacuteneacutedicte et Samuel Bleynie 2015 laquo En Islam la repreacute-sentation de Dieu est interdite non celle de son prophegravete raquo La Croixhttp wwwla-croixcom

Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

24

  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

sont maintenus les soldats de lrsquoarmeacutee franccedilaise Le caractegravere dramatique de lascegravene se trouve accentueacute par les corps qui gisent au sol Cette œuvre illustrepar ailleurs le combat du romantisme pour la liberteacute et srsquoinscrit dans la tradi-tion de la peinture drsquohistoire 3 Ceci questionne la valeur des œuvres agrave partirde leur temporaliteacute leur contenu traverse le temps en transmettant des va-leurs universelles Ce sont des signes et des symboles agrave partir desquels unevie ou une eacutepoque nous sont accessibles et nous parlent de nous-mecircmes desreacutealiteacutes qui ouvrent des fenecirctres sur le monde agrave la fois comme un mondecommun et personnel dans lrsquoexpeacuterience la plus intime qursquoon puisse faire dela jouissance estheacutetique Selon Gadamer

Ce qui vaut ainsi de tout discours est valable de faccedilon eacuteminentepour lrsquoexpeacuterience artistique Il y a ici plus qursquoattente de sens ily a ce que jrsquoaimerais appeler le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens dece qui est dit [hellip] Lrsquoœuvre drsquoart qui nous dit quelque chose nousconfronte avec nous-mecircmes Ce qui signifie qursquoelle eacutenonce quelquechose qui tel qursquoelle le dit est une sorte de deacutecouverte crsquoest-agrave-dire le deacutecegravelement de quelque chose de celeacute Crsquoest lagrave-dessus querepose le fait drsquoecirctre concerneacute par le sens (Gadamer 1991 145‑46)

Aussi peut-on agrave preacutesent questionner la temporaliteacute des œuvres drsquoart la fideacuteliteacutede leur contenu de veacuteriteacute malgreacute les eacutepoques traverseacutees Lrsquointerpreacutetation qursquoonfait drsquoune œuvre au-delagrave de son contexte est-elle toujours valable Si ouiqursquoest-ce qui fonde sa leacutegitimiteacute Quel sens faut-il lui attribuer et surtoutcomment comprendre une telle lecture de lrsquoœuvre drsquoart

La temporaliteacute de lrsquoœuvre drsquoart la Wirkungsgeschichte

Comment une œuvre drsquoart reste-t-elle elle-mecircme agrave travers les eacutepoques pourque nous soyons agrave ce point concerneacutes par son contenu Quelle est la tempo-raliteacute propre agrave lrsquoecirctre estheacutetique Dans Veacuteriteacute et Meacutethode Gadamer montreque lrsquoœuvre drsquoart a un temps speacutecifique qui est la laquo contemporaneacuteiteacute raquo ou sonlaquo preacutesent sui generis raquo Cela veut dire que son sens de veacuteriteacute est toujours ac-tuel quels que soient les contextes et les eacutepoques Ici la contemporaneacuteiteacute nerenvoie pas agrave la copreacutesence crsquoest-agrave-dire agrave la preacutesence physique drsquoune œuvre

3 F Goya a reacutealiseacute ses deux peintures El dos de mayo et El tres de mayo en 1814 Cesdeux tableaux drsquohuile sur toile sont conserveacutes actuellement au museacutee du Prado agrave Madrid

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

Breacutehier E 1987 laquo Plotin raquo In Histoire de la Philosophie I Antiquiteacute etMoyen Acircge 449‑565 Paris PUF

22

Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Dilthey W 1947 Le monde de lrsquoesprit Traduit par M Reacutemy Paris Aubier-Montagne

Fruchon P 1973 laquo Hermeacuteneutique langage et ontologie Un discernementdu platonisme chez H-G Gadamer raquo Archives de philosophie n 36 529‑68

Fruchon Pierre 1997 laquo Pour une lecture de Veacuteriteacute et Meacutethode circulariteacutedrsquoune hermeacuteneutique comprise comme laquo estheacutetique philosophique raquo raquo Lavaltheacuteologique et philosophique 53 (1) 7 httpsdoiorg107202401036ar

Gadamer Hans-Georg 1992 Lrsquo actualiteacute du beau Aix-en-Provence Ed Ali-nea

mdashmdashmdash 1996 Veacuteriteacute et meacutethode les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutiquephilosophique Ed inteacutegrale Lrsquoordre philosophique Paris Editions du Seuil

Gadamer Hans-Georg et Pierre Fruchon 2001 Au commencement de laphilosophie pour une lecture des preacutesocratiques Paris Eacuted du Seuil

Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

Grondin Jean 2006 Lrsquohermeacuteneutique Paris Presses universitaires deFrance

mdashmdashmdash 2007 laquo Lrsquoart comme preacutesentation chez Hans-Georg Gadamer Porteacuteeet limites drsquoun concept raquo Eacutetudes Germaniques 246 (2) 337 httpsdoiorg103917eger2460337

Heidegger M 1980 laquo Lrsquoorigine de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Chemins qui ne megravenentnulle ne part traduit par Wolfgang Brokmeier Paris Gallimard

Hoffner Anne-Beacuteneacutedicte et Samuel Bleynie 2015 laquo En Islam la repreacute-sentation de Dieu est interdite non celle de son prophegravete raquo La Croixhttp wwwla-croixcom

Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

qui a traverseacute les eacutepoques et est parvenue jusqursquoagrave nous auquel cas il ne srsquoagitencore que de la simultaneacuteiteacute de preacutesence La contemporaneacuteiteacute deacutesigne plutocirctune veacuteriteacute contenue dans lrsquoœuvre et qui est contemporaine de tout preacutesentpuisqursquoelle lui est adresseacutee Par exemple le Dos mayo de Goya que nous avonseacutevoqueacute plus haut apparaicirct comme nrsquoeacutetant plus seulement la deacutenonciation delrsquoentreprise de conquecircte territoriale de Bonaparte Ce tableau est pour nousaussi citoyens contemporains la deacutenonciation de toute forme drsquooppressiondrsquoinjustice et de colonialisme qui opprime lrsquohomme drsquoici et drsquoailleurs Voilagraveen quoi le tableau de Goya nous est contemporain Cette lecture ne lui estpas surajouteacutee elle y est contenue de tout temps Crsquoest ce que Gadamerappelle la Wirkungsgeschichte crsquoest-agrave-dire le laquo travail de lrsquohistoire raquo Autre-ment dit le contenu de veacuteriteacute drsquoune œuvre drsquoart produite dans le passeacute ne sereacuteduit pas agrave son premier contexte il est influenceacute par le cours de lrsquohistoireAu fil des eacutepoques lrsquoœuvre peut acqueacuterir ou subir diffeacuterentes interpreacutetationset significations qui sont deacutesormais partie inteacutegrante de son contenu de veacute-riteacute Lrsquohistoire drsquoune œuvre nrsquoest pas seacuteparable de la signification profondeque celle-ci revecirct Pour comprendre une œuvre historique il ne faut pas ladistinguer de sa Wirkungsgeschichte

Pour Gadamer une œuvre drsquoart nous sort du quotidien pour nous faire vivreun instant unique un temps drsquoarrecirct qui ressemble agrave une fecircte agrave une extasejouissive En drsquoautres termes on nrsquoassiste pas agrave un spectacle sans srsquoimmergertout comme on nrsquoeacutecoute pas une musique sans se secouer ou se dandiner unpeu consciemment ou inconsciemment sans danser agrave son rythme Une œuvrenous parle toujours agrave la premiegravere personne Crsquoest pour cette raison qursquoelleexige lrsquoimmersion totale de notre subjectiviteacute Et ces eacutemotions ne sont pascommandeacutees consciemment crsquoest lrsquoœuvre qui nous les impose sans doute etnous ne faisons que suivre La temporaliteacute de lrsquoart est toute speacuteciale ellerappelle le Kairos grec ce moment opportun et unique qui suspend le mondeexteacuterieur pour nous plonger dans la profondeur de lrsquoinstant de la fecircte lrsquoinstantde la ceacuteleacutebration et de la communion en tant que moment unique PourGadamer une fecircte saisonniegravere ou annuelle qui revient de maniegravere circulairenrsquoest ni une simple reacutepeacutetition ni une laquo commeacutemoration raquo de la premiegravereceacuteleacutebration Elle nrsquoa de sens et drsquoexistence qursquoau moment de sa ceacuteleacutebrationLa preacutesence des convives fait que la fecircte est au rendez-vous En tant quespectateur de la fecircte le convive est aussi celui sans lequel la ceacuteleacutebrationnrsquoexiste pas Pour mieux expliciter cette nature de la fecircte Gadamer recourtau terme grec de Theorocircs qui deacutesigne laquo celui qui participe agrave une deacuteleacutegation

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

Breacutehier E 1987 laquo Plotin raquo In Histoire de la Philosophie I Antiquiteacute etMoyen Acircge 449‑565 Paris PUF

22

Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Dilthey W 1947 Le monde de lrsquoesprit Traduit par M Reacutemy Paris Aubier-Montagne

Fruchon P 1973 laquo Hermeacuteneutique langage et ontologie Un discernementdu platonisme chez H-G Gadamer raquo Archives de philosophie n 36 529‑68

Fruchon Pierre 1997 laquo Pour une lecture de Veacuteriteacute et Meacutethode circulariteacutedrsquoune hermeacuteneutique comprise comme laquo estheacutetique philosophique raquo raquo Lavaltheacuteologique et philosophique 53 (1) 7 httpsdoiorg107202401036ar

Gadamer Hans-Georg 1992 Lrsquo actualiteacute du beau Aix-en-Provence Ed Ali-nea

mdashmdashmdash 1996 Veacuteriteacute et meacutethode les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutiquephilosophique Ed inteacutegrale Lrsquoordre philosophique Paris Editions du Seuil

Gadamer Hans-Georg et Pierre Fruchon 2001 Au commencement de laphilosophie pour une lecture des preacutesocratiques Paris Eacuted du Seuil

Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

Grondin Jean 2006 Lrsquohermeacuteneutique Paris Presses universitaires deFrance

mdashmdashmdash 2007 laquo Lrsquoart comme preacutesentation chez Hans-Georg Gadamer Porteacuteeet limites drsquoun concept raquo Eacutetudes Germaniques 246 (2) 337 httpsdoiorg103917eger2460337

Heidegger M 1980 laquo Lrsquoorigine de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Chemins qui ne megravenentnulle ne part traduit par Wolfgang Brokmeier Paris Gallimard

Hoffner Anne-Beacuteneacutedicte et Samuel Bleynie 2015 laquo En Islam la repreacute-sentation de Dieu est interdite non celle de son prophegravete raquo La Croixhttp wwwla-croixcom

Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

envoyeacutee agrave une fecircte raquo La fonction fondamentale drsquoun tel envoyeacute est uniquementdrsquoassister agrave la fecircte Le Theorocircs est donc pour les Grecs le spectateur au senspropre du mot (Gadamer 1992) ou plus exactement encore laquo celui qui parsa preacutesence prend part agrave lrsquoacte de la fecircte raquo (Gadamer 1996 142) Cettedescription de lrsquoecirctre du festif explicite la temporaliteacute speacutecifique de lrsquoœuvredrsquoart crsquoest un temps de la commeacutemoration de la solenniteacute et de lrsquoextasemanifesteacutee dans la reacutealiteacute festive et qui consacre lrsquoactualiteacute de la chose mecircmePour Gadamer

Lrsquoecirctre de lrsquoœuvre drsquoart comporte la rdquocontemporaneacuteiteacuterdquo Crsquoest ellequi constitue lrsquoessence de la rdquopreacutesence agraverdquo Ce nrsquoest pas la simul-taneacuteiteacute de la conscience estheacutetique car cette simultaneacuteiteacute signifieseulement la coexistence (temporelle) et lrsquoeacutequivalence de diversobjets estheacutetiques drsquoexpeacuterience veacutecue par une mecircme consciencerdquoLa contemporaneacuteiteacuterdquo en revanche veut dire ici qursquoune choseunique qui se preacutesente agrave nous si lointaine qursquoen soit lrsquoorigineacquiert pleine preacutesence dans sa repreacutesentation La contempo-raneacuteiteacute signifie donc non pas une maniegravere drsquoecirctre donneacutee agrave laconscience mais pour celle-ci une tacircche et une reacutealisation quien sont exigeacutees Elle consiste agrave se tenir pregraves de la chose de fa-ccedilon telle que celle-ci devienne rdquocontemporainerdquo crsquoest-agrave-dire quetoute meacutediation soit rdquosursumeacuteerdquo (aufgehoben) en preacutesence totale(1996 145)

La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre donc pas comme un passeacute figeacute dontla capaciteacute drsquoenrichissement se serait arrecircteacutee dans le temps Elle est bienau contraire une continuiteacute qui se deacuteveloppe et nous parle en raison decette contemporaneacuteiteacute qui lui est propre Le temps de lrsquoœuvre drsquoart nrsquoest pasessentiellement un temps passeacute la contemporaneacuteiteacute est un temps preacutesent etun temps agrave venir Cette veacuteriteacute nrsquoest pas une donneacutee objectivable mais uneexpeacuterience veacutecue

Bibliographie

Breacutehier E 1987 laquo Plotin raquo In Histoire de la Philosophie I Antiquiteacute etMoyen Acircge 449‑565 Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Dilthey W 1947 Le monde de lrsquoesprit Traduit par M Reacutemy Paris Aubier-Montagne

Fruchon P 1973 laquo Hermeacuteneutique langage et ontologie Un discernementdu platonisme chez H-G Gadamer raquo Archives de philosophie n 36 529‑68

Fruchon Pierre 1997 laquo Pour une lecture de Veacuteriteacute et Meacutethode circulariteacutedrsquoune hermeacuteneutique comprise comme laquo estheacutetique philosophique raquo raquo Lavaltheacuteologique et philosophique 53 (1) 7 httpsdoiorg107202401036ar

Gadamer Hans-Georg 1992 Lrsquo actualiteacute du beau Aix-en-Provence Ed Ali-nea

mdashmdashmdash 1996 Veacuteriteacute et meacutethode les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutiquephilosophique Ed inteacutegrale Lrsquoordre philosophique Paris Editions du Seuil

Gadamer Hans-Georg et Pierre Fruchon 2001 Au commencement de laphilosophie pour une lecture des preacutesocratiques Paris Eacuted du Seuil

Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

Grondin Jean 2006 Lrsquohermeacuteneutique Paris Presses universitaires deFrance

mdashmdashmdash 2007 laquo Lrsquoart comme preacutesentation chez Hans-Georg Gadamer Porteacuteeet limites drsquoun concept raquo Eacutetudes Germaniques 246 (2) 337 httpsdoiorg103917eger2460337

Heidegger M 1980 laquo Lrsquoorigine de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Chemins qui ne megravenentnulle ne part traduit par Wolfgang Brokmeier Paris Gallimard

Hoffner Anne-Beacuteneacutedicte et Samuel Bleynie 2015 laquo En Islam la repreacute-sentation de Dieu est interdite non celle de son prophegravete raquo La Croixhttp wwwla-croixcom

Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

24

  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Dilthey W 1947 Le monde de lrsquoesprit Traduit par M Reacutemy Paris Aubier-Montagne

Fruchon P 1973 laquo Hermeacuteneutique langage et ontologie Un discernementdu platonisme chez H-G Gadamer raquo Archives de philosophie n 36 529‑68

Fruchon Pierre 1997 laquo Pour une lecture de Veacuteriteacute et Meacutethode circulariteacutedrsquoune hermeacuteneutique comprise comme laquo estheacutetique philosophique raquo raquo Lavaltheacuteologique et philosophique 53 (1) 7 httpsdoiorg107202401036ar

Gadamer Hans-Georg 1992 Lrsquo actualiteacute du beau Aix-en-Provence Ed Ali-nea

mdashmdashmdash 1996 Veacuteriteacute et meacutethode les grandes lignes drsquoune hermeacuteneutiquephilosophique Ed inteacutegrale Lrsquoordre philosophique Paris Editions du Seuil

Gadamer Hans-Georg et Pierre Fruchon 2001 Au commencement de laphilosophie pour une lecture des preacutesocratiques Paris Eacuted du Seuil

Gadamer H-G 1991 laquo Estheacutetique et hermeacuteneutique raquo In LrsquoArt de com-prendre Eacutecrits II Hermeacuteneutique et champ de lrsquoexpeacuterience humaine eacutediteacutepar Pierre Fruchon traduit par Isabelle Julien-Deygout 145‑46 Paris Au-bier

mdashmdashmdash 2002 laquo La veacuteriteacute de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Les chemins de Heideggertraduit par Jean Grondin 105 Paris J Vrin

Grondin Jean 2006 Lrsquohermeacuteneutique Paris Presses universitaires deFrance

mdashmdashmdash 2007 laquo Lrsquoart comme preacutesentation chez Hans-Georg Gadamer Porteacuteeet limites drsquoun concept raquo Eacutetudes Germaniques 246 (2) 337 httpsdoiorg103917eger2460337

Heidegger M 1980 laquo Lrsquoorigine de lrsquoœuvre drsquoart raquo In Chemins qui ne megravenentnulle ne part traduit par Wolfgang Brokmeier Paris Gallimard

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Lalande Andreacute et Reneacute Poirier 2010 Vocabulaire technique et critique dela philosophie 3 eacutedition Quadrige Dicos Poche Paris PUF

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Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie
Page 24: Conscience ludique et temporalité esthétique : La vérité ... › static › git-articles › SP1414 › SP1414.pdf · Conscience ludique et temporalité esthétique vers des vérités

Conscience ludique et temporaliteacute estheacutetique

Mesure S 2003 laquo Individus et ensembles dans la meacutethodologie diltheyennedes sciences sociales raquo Revue internationale de philosophie 4 (226) 393‑405

Platon 1989 La Reacutepublique Traduit par Eacutemile Chambry et Auguste Diegraves8 tirage Paris Les Belles lettres

Schleiermacher F 1989 Lrsquohermeacuteneutique Traduit par Christian Bernier Pa-ris Cerf

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  • Introduction
  • Sens hermeacuteneutique et nature dialogique de lexpeacuterience ludique
  • La veacuteriteacute de lœuvre dart (re)preacutesentation et eacuteveacutenement
  • Aux sources dune ideacutee de veacuteriteacute de lœuvre dart
  • La temporaliteacute de lœuvre dart la Wirkungsgeschichte
  • Bibliographie