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Conte et folklore : la chèvre et les biquets par Claude Gaignebet Cet exposé a été présenté dans le cycle de conférences organisé par la Joie par les livres en 1975-1976 Les versions françaises Le conte des Trois biquets semble avoir été un des plus répandus dans tout le domaine français. D'après le livre de Mme Tenèze (tome 3 du Conte populaire français consacré aux contes d'animaux), on en a recueilli quatre-vingt-huit ver- sions depuis un siècle. Ces versions sont intéressantes à beau- coup d'égards pour le folkloriste, et d'abord parce qu'elles donnent, dans leurs titres mêmes, toute une série de noms pour la chèvre, les chevreaux, le loup, empruntés à une dizaine de dialectes. Dans le Hainaut, c'est Le loup, la gade et les petits gadelots ; en Argonne, La gaille et ses gaillots ; en Lorraine, La biquète et ses boquins ; dans le Nivernais et le Morvan, La bigue, les bigots et le loup ; autres versions nivernaises : La chèvre et ses chigats, Le renard pèlerin, La bigue et ses cinq bigons ; en Sologne, La chieuve et ses biquions ; en Charente, La courbille et les petits courbillons, Les chebrats et le loue ; en Vendée, La chèvre et les petits caboulés, Gorion-gorionnette. Des versions occitanes : Las crabidetas (les chevrettes), Le lop e la mandra (le loup et le renard), etc. L'analyse des documents français per- met de dégager les principaux thèmes du conte : d'abord le départ de la chèvre ; elle décide de s'absenter à la recherche de nourriture, soit pour aller à la ville, ou en pèlerinage, ou guérir sa patte cassée. Elle recommande à ses petits de n'ouvrir qu'à elle, en faisant montrer patte blanche et dire une formulette. Le renard intervient ; mis au courant de la situation, il contrefait la chèvre, réussit à se faire ouvrir et à voler des fromages. Puis le loup essaie d'entrer (tradition- nellement, il y a trois essais consécutifs), mais il est reconnu à sa patte noire et à sa grosse voix ; puis il trouve un palliatif, mais échoue encore car la farine dont il avait couvert sa patte est tombée en route ; enfin, ayant réussi à se faire blan- chir la patte et adoucir la voix, il persuade les chevreaux de lui ouvrir et les mange, tous ou presque selon les variantes. Enfin, contre-attaque de la chèvre : le loup est mis en mauvaise posture, est brûlé, ébouillanté ou rendu malade ; il est enfourché, on lui ouvre le ventre, on le lui remplit de pierres ; finalement il se noie, il restitue les chevreaux — assez souvent, il le fait en pétant. Une formulette, toujours à la fin du conte, prévient les bergers de prendre garde au loup ; dès le XVI e siècle, dans un recueil de textes enfantins des écoles de Rouen, La Friquassée crotestyllonnée, nous trouvons la formulette suivante : « Gardez-vous du loup pelé, il a dents et sous-dents et oreilles de jument. » Voilà donc, en gros, les variantes que nous avons en France. Chose curieuse, on n'en retrouve presque rien dans les édi- tions pour enfants. La plupart des auteurs, qui gardent généralement l'anonymat, ont repris le conte de Grimm, en précisant ou non "adapté de Grimm". Les versions françaises ne sont pas utilisées, encore moins les versions patoises, alors que la renaissance des langues régionales est à la mode et que, d'autre part, on a observé en 1964, à Saint-Urcize (Cantal), que les enfants comprenaient parfaitement ce que leur racontait une grand-mère en patois. 23

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Conte et folklore :

la chèvre et les biquetspar Claude Gaignebet

Cet exposé a été présenté dans le cycle de conférencesorganisé par la Joie par les livres

en 1975-1976

Les versions françaises

Le conte des Trois biquets semble avoirété un des plus répandus dans tout ledomaine français. D'après le livre deMme Tenèze (tome 3 du Conte populairefrançais consacré aux contes d'animaux),on en a recueilli quatre-vingt-huit ver-sions depuis un siècle.

Ces versions sont intéressantes à beau-coup d'égards pour le folkloriste, etd'abord parce qu'elles donnent, dans leurstitres mêmes, toute une série de nomspour la chèvre, les chevreaux, le loup,empruntés à une dizaine de dialectes.Dans le Hainaut, c'est Le loup, la gadeet les petits gadelots ; en Argonne, Lagaille et ses gaillots ; en Lorraine, Labiquète et ses boquins ; dans le Nivernaiset le Morvan, La bigue, les bigots et leloup ; autres versions nivernaises : Lachèvre et ses chigats, Le renard pèlerin,La bigue et ses cinq bigons ; en Sologne,La chieuve et ses biquions ; en Charente,La courbille et les petits courbillons, Leschebrats et le loue ; en Vendée, La chèvreet les petits caboulés, Gorion-gorionnette.Des versions occitanes : Las crabidetas(les chevrettes), Le lop e la mandra (leloup et le renard), etc.

L'analyse des documents français per-met de dégager les principaux thèmes duconte : d'abord le départ de la chèvre ;elle décide de s'absenter à la recherchede nourriture, soit pour aller à la ville, ouen pèlerinage, ou guérir sa patte cassée.Elle recommande à ses petits de n'ouvrirqu'à elle, en faisant montrer patte blancheet dire une formulette.

Le renard intervient ; mis au courant dela situation, il contrefait la chèvre, réussit

à se faire ouvrir et à voler des fromages.Puis le loup essaie d'entrer (tradition-

nellement, il y a trois essais consécutifs),mais il est reconnu à sa patte noire et àsa grosse voix ; puis il trouve un palliatif,mais échoue encore car la farine dont ilavait couvert sa patte est tombée enroute ; enfin, ayant réussi à se faire blan-chir la patte et adoucir la voix, il persuadeles chevreaux de lui ouvrir et les mange,tous ou presque selon les variantes.

Enfin, contre-attaque de la chèvre : leloup est mis en mauvaise posture, estbrûlé, ébouillanté ou rendu malade ; il estenfourché, on lui ouvre le ventre, on lelui remplit de pierres ; finalement il senoie, il restitue les chevreaux — assezsouvent, il le fait en pétant.

Une formulette, toujours à la fin duconte, prévient les bergers de prendregarde au loup ; dès le XVIe siècle, dansun recueil de textes enfantins des écolesde Rouen, La Friquassée crotestyllonnée,nous trouvons la formulette suivante :« Gardez-vous du loup pelé, il a dents etsous-dents et oreilles de jument. »

Voilà donc, en gros, les variantes quenous avons en France. Chose curieuse, onn'en retrouve presque rien dans les édi-tions pour enfants. La plupart des auteurs,qui gardent généralement l'anonymat, ontrepris le conte de Grimm, en précisant ounon "adapté de Grimm". Les versionsfrançaises ne sont pas utilisées, encoremoins les versions patoises, alors que larenaissance des langues régionales est àla mode et que, d'autre part, on a observéen 1964, à Saint-Urcize (Cantal), que lesenfants comprenaient parfaitement ce queleur racontait une grand-mère en patois.

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Le conte des frères Grimm

Voyons rapidement le conte de Grimm :Le loup et les sept chevreaux. Le chiffresept est à noter car, dans les variantesfrançaises, on trouve plus souvent lechiffre trois. Donc, la chèvre va dans laforêt, disant à ses enfants qu'ils reconnaî-tront le loup à sa grosse voix et à sespattes noires ; et Grimm donne une for-mulette : « Ouvrez, mes chers enfants,c'est votre mère qui revient et qui apportepour chacun un petit quelque chose. »Elément important dans le conte, c'est laformulette qui va opposer la voix du loupet celle de la chèvre ; or elle est absentede presque tous les livres imprimés actuel-lement pour les enfants.

Le loup amenuise sa voix en mangeantde la craie, puis fait blanchir sa patte avecde la pâte par le boulanger, avec de lafarine par le meunier ; celui-ci, hésitant,finit par céder aux menaces du loup etlà, le conteur intervient : « Eh ! oui, lesgens sont comme cela. » Par la suite, ontrouvera de plus en plus souvent dans lescontes ce genre de remarque introduisantdes considérations morales. A la fin,quand le loup se réveille le ventre pleinde pierres, Grimm donne une formuletteque je n'ai retrouvée nulle part ailleurs.Le loup s'exclame :

« Qu'est-ce qui poume et patapoumeLà-dedans, dans mon ventre ?Six chevreaux, je croyais,Mais des cailloux, c'est ce que c'est ! »

Enfin le loup qui a soif se penche aubord de l'eau, se noie lamentablement ettout le monde se réjouit.

Les éditions pour enfants

Les éditions Bias ont publié plusieursfois, sous différents aspects, une adapta-tion de cette version, avec ou sans men-tion des frères Grimm. On y trouve desdifférences par rapport au conte, desdétails modifiés et des passages dilués ; oninsiste beaucoup, par exemple, sur la ma-nière dont la chèvre aime ses petits. Dansun de ces albums, dont l'adaptation estsignée J.-P. Bayard, le texte devient très

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bavard : «... les petits chevreaux aimentà se divertir. Ils aiment courir au capricedu vent », etc. La scène du meunier sefait sans menaces, mais surtout l'histoiretourne court, c'est-à-dire qu'on éviteabsolument la punition du loup. Et lesformulettes ont disparu.

Des ajouts encore dans Le loup et lessept chevreaux, un album des éditionsOdege "d'après Grimm" ; quand le loupapproche de la cabane de la chèvre, onnous dit : « il se léchait les babines, lemonstre... » Le loup adoucit sa voix nonavec de la craie, mais en mangeant desbonbons au miel, ce qui a paru plus natu-rel à l'adaptateur. Pas de formulette, pasd'intervention du boulanger et la fin esttrès rapide.

Plus intéressante pour le folkloriste,une édition de Pellerin qu'on peut situerapproximativement vers 1850. De touteévidence, le rédacteur n'a pas lu Grimmet part sans doute d'une version populaire,ou du moins qui existait dans des recueilsde l'époque. Ici, compère le loup blanchitseul sa patte et il va voir le renard ; nousavons vu que le personnage du renard, quin'intervient pas chez Grimm, figure aucontraire dans beaucoup de versions fran-çaises. Le loup, donc, sur le conseil durenard, se déguise en pèlerin, mais lachèvre, qui est rentrée chez elle, faitsemblant d'être trompée, échange à tra-vers la porte avec le visiteur formuletteset bénédictions, puis l'invite à passer parla cheminée, où elle a allumé un brasier,et le loup va être grillé. On sent là quel'auteur se régale : « Plus le loup criait,plus la chèvre faisait grand feu... Ainsisuffoqué, grillé, à moitié mort, il se mità tomber dans le brasier ardent où lachèvre le tenait avec sa fourche et leretournait sur les charbons jusqu'à ce qu'ilfût grillé comme un boudin. »

Cette punition du loup est absolumenttraditionnelle ; elle figure dans un autreconte, « Le loup et les trois animaux »,dont Walt Disney a tiré l'histoire des« Trois petits cochons » et des trois ca-banes de résistance progressive ; on enconnaît beaucoup de variantes. La biquettedit au loup : « Mets ta queue dans le troude la serrure et tu pourras entrer », alorson tient la queue du loup de l'autre côté

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de la porte et on lui enfonce un brandonardent dans le derrière ; ou bien il pètesi fort en soufflant sur la cabane qu'il enfait éclater son ventre (version wallonne),ou encore il va voir le cordonnier qui luicoud tous les orifices du corps si bienqu'il gonfle jusqu'à éclater, en tuant àmoitié le cordonnier.

Je passe rapidement sur une adaptationsignée Danika, aux éditions Lito, sous letitre Biquette et le loup. L'auteur, qui n'avisiblement rien compris au conte, ne res-pecte aucun des thèmes et, détail curieux,il réintroduit le sucre d'orge, non pas pouradoucir la voix du loup, mais pour séduireles biquets : le loup se rend chez l'épicier,monsieur Pomme, lui demande des sucresd'orge, les goûte, les trouve bons et enachète cent qu'il propose aux biquetscomme un cadeau de leur famille.

L'adaptation non signée parue chezFlammarion, dans les albums du PèreCastor, part, selon toute apparence, d'uneversion française, peut-être d'un recueilde contes de l'Ouest. On y retrouve lapatte blanche et la voix, le renard et sesconseils. C'est donc, parmi les éditeurs,le seul qui ne se soit pas contenté dedémarquer Grimm ou ses adaptations. Leconte démarre bien, à partir d'un textetraditionnel, puis brusquement, il sembleque l'auteur ait voulu en finir très vite ; ilfait revenir la chèvre inopinément derrièrele loup et tout uniment, elle envoie leloup dans l'eau à coups de corne.

Je n'ose pas faire d'hypothèse sur cettemanière d'esquiver un ventre de loupouvert, mais la question reste posée : quese cache-t-il, implicitement, derrière cesouci de ce que les enfants peuvent sup-porter ou non ?

La Bêle du Gévaudan, image du XVIIIe siècle.

La peur du loup

Pourquoi les adaptateurs ont-ils choisidélibérément le conte de Grimm ? Parcommodité ? Et pourquoi ont-ils supprimécertains épisodes ? En vertu de quellesidées sur ce que doit lire un enfant ?L'impression qui se dégage de l'ensembledes analyses et plus particulièrement decette quasi totale suppression de l'épisodefinal — du loup au ventre ouvert — c'estqu'il y a une campagne contre le loup,campagne que je crois ancienne, larvée,et contre la peur que pourrait provoquerle loup.

Il semble y avoir derrière tout celal'idée que ce ventre ouvert, dans lequelon va accumuler des pierres, a quelquechose de gravide et de graveleux, quirisque de provoquer des névroses. Ceuxqui ont un peu réfléchi à la peur chez lesenfants peuvent être obsédés — mêmesans l'avoir vraiment lu — par un desgrands textes de Freud : L'homme auxloups, par cet enfant qui, devenu adulte,se réveillait en sursaut et voyait dressédevant sa fenêtre un sapin où se trou-vaient des loups à la queue droite. Freuda fait à partir de ce cas une psychanalysetrès intéressante. Bien entendu, la queuedroite est phallique. Mais peut-être cetteterreur du loup venait-elle de certainscontes traditionnels racontés à cet enfantpar sa nourrice, qui était russe. Il mesemble que tout ce texte pourrait êtrerevu à la lumière du folklore et des tra-ditions populaires. En effet, l'homme-aux-loups était né à la Noël ; or, le jour deNoël est une date du loup ; rappelez-vousle vers de Villon : « Sur le Noël, mortesaison, que les loups se paissent devent... »

On sait qu'à Noël — c'est dans toutesles traditions populaires — le loup ouvresi grand la gueule qu'il est même souventincapable de la refermer ; se nourrissantde vent, il va de soi qu'il sort de lui uni-quement des vents. Dans Le folkloreobscène des enfants, travail en partieconsacré au loup, et où l'on part de ceque les enfants disent eux-mêmes et nonde ce qu'on leur fait dire, j'ai essayé demontrer que cette queue dressée — sym-bole phallique en effet — n'importe quel

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paysan y verra le signe que le loup pète.Il n'est pas question de conclure en

quelques minutes sur un texte importantde Freud, mais il y aurait beaucoup à direde cette terreur du loup, qui est réelle etbien ancrée. Je suis surpris qu'il y ait sipeu d'études à ce sujet ; on connaît beau-coup de témoignages rétrospectifs de cettepeur chez les gens, mais que sait-on surles réactions des enfants eux-mêmes et surles conséquences de leurs lectures ?

On sait ce que la tradition transmettaitde contes et de personnages à faire peurpour les enfants ; cela a été étudié, enparticulier par des psychanalystes. Onpeut en donner des raisons précises ; parexemple, avec l'histoire du pou qui estau fond du puits et risque de vous tirerpar les cheveux, on voulait éviter que lesenfants ne se penchent sur le puits.

Quand j'ai commencé à étudier les bi-quets, je pensais qu'il suffisait de donneraux enfants les contes traditionnels etqu'ils les recevraient très bien ; j'ai donclu un des contes de biquets à ma fille, quia trois ans. Pendant dix jours, elle avaitpeur la nuit, elle se levait de temps entemps, m'obligeait à chercher le loup dansla chambre, etc. Puis elle est allée àl'école et l'institutrice lui a appris unepetite chanson : « C'est le loup, le grandméchant loup... Il ne mange pas les filles,il ne mange pas les gars, il préfère lavanille, les bonbons, le chocolat. » Ellela répète très souvent, à tue-tête, et ça luifait un bien fou. Je ne sais pas d'où vientcette formulette, que je n'ai jamais ren-contrée ailleurs. Mais on m'a détruit mongrand méchant loup...

Cette histoire de loup reste vraimentcurieuse : ces névroses, ces peurs qui sub-sistent dans les campagnes, ces émissionsà la télévision sur la bête du Gévaudan...Et la tradition s'appuie sur des localisa-tions. Par exemple dans un des contes dudomaine français, il est question de lacabane de Galoubé, ou Galoupé ; or lagaloupe, c'est le loup-garou (on dit "cou-rir la galoupe"), cette bête qui vous sautedessus dans un chemin creux et vous faitcourir jusqu'à ce que vous tombiez —mon père me racontait cela quand j'étaisenfant. La cabane de Galoubé existe à

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Saint-Urcize ; c'est un pays où les his-toires de loup-garou sont très vivantes etliées à des lieux précis.

Et cela pose une question : quand jeraconte une histoire à ma fille, vais-je luidire que Mélusine se trouve dans le bas-sin des Tuileries ? Autrefois, il y avaitainsi des personnages dans Paris : lemoine bourru, le petit homme rouge...Faut-il les ancrer de cette manière ? Pour-quoi pas ? Cela ferait une écologie localeun peu différente : le vampire de la tourMontparnasse... On connaît le fantôme del'Opéra, sombre héros d'un roman deGaston Leroux, mais il est curieux qu'au-cun être mythique ne hante le métro.

Philippe Dumas : Le Petit Chaperon bleumarine, Contes à l'envers, Ecole des loisirs.

Au cours de la discussion qui a suivicet exposé, Claude Gaignebet, en répon-dant aux questions des auditeurs, a évo-qué d'autres aspects du conte :

« Le conte populaire est-il vraiment faitpour les enfants ? Il est souvent assezcru... »

Les enfants aussi sont crus ! Il est vraiqu'ils peuvent Fêtre entre eux et supporterassez mal l'obscénité des adultes. Maiscela fait partie de leur langage et dufolklore spécifique qui est le leur.

Pour répondre à votre question, jerappellerai que le terme "conte de nour-rice" est déjà employé dans l'antiquitépour désigner les contes populaires. Ilsemble que le conte ait eu une fonctionde transmission de la nourrice à l'enfant ;fonction ancienne qui correspond peut-être à l'initiation à un certain langage,dans la mesure où parfois le conte popu-laire nous ramène à des mythes et aurait

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donc joué un rôle dans la transmission dusavoir entre classes d'âges.

Le mythe s'adressait à une classe d'âgeprécise. Or, autrefois, l'enfance constituaitune classe comme les autres — et non unsimple passage vers autre chose, commeon l'a considérée ensuite. Dans le coutu-mier des enfants au moyen âge, on lesvoit élire leur roi, qui organisera le calen-drier des fêtes des enfants et sera conviéaux fêtes des fous comme les maîtres fousdes différentes confréries. Les enfants ontalors un rôle important dans ces fêtes dudébut de l'année, à ce moment où le soleilest un enfant. C'est l'équivalent des Satur-nales : pour la fête des Fous, on élisaitun enfant qui était nommé évêque desenfants, portait la mitre et commandaitpendant trois jours.

Les enfants commandent chaque foisque commence un nouveau temps et lenouveau temps est toujours un temps àl'envers. Rappelez-vous l'image de Pla-ton : le temps est un balancier ; il va dansun sens et, quand il est au bout, repartdans l'autre sens. Et là nous retrouvonsles biquets. Pourquoi ? Parce que l'imagede ce temps inversé, c'est toute l'aventurede Cronos et de son fils Zeus.

Cronos, dieu du temps, dévore ses en-fants l'un après l'autre, puis les vomitdans l'ordre inverse et le dernier — celuiqu'il aurait dû avaler, mais qui a étéremplacé par une pierre, c'est Zeus. Leplus jeune, le petit biquet. Zeus, commele biquet dans le ventre du loup, a étécaché dans la nuit d'une grotte profonde.Il a été, aussi, nourri par la chèvre Amal-thée. Faut-il donner un rôle à l'horloge,où se cache, dans les versions populairesdes Biquets, le p'etit dernier ? Ce seraittrop beau : que le septième soit dansl'instrument à mesurer le temps ! Selonla tradition, quand il y a dans une famillesept garçons consécutifs, le dernier estsorcier : le "maclou", le "marcou", il ale pouvoir de guérir, et dans beaucoupde contes, c'est lui qui renverse la situa-tion, qui tire les autres d'affaire. Quantau loup, c'est Cronos : tous deux sontdévorateurs.

Les contes traditionnels sont d'une iné-puisable richesse symbolique.

« L'idée d'écrire des histoires pour lesenfants n'est-elle pas une idée moderne ?Autrefois, les contes ne s'adressaient-ilspas à tous les âges, à l'occasion des veil-lées, par exemple, où étaient réunisgrands et petits ? »

On a eu, dès le XVIe siècle, les Contesde ma mère l'Oye, qui étaient plutôt pourles enfants ; et nous avons parlé des contesà faire peur, qui leur étaient destinés.Quant aux veillées, il en existe d'excellen-tes descriptions, et l'on n'y voit pas inter-venir les enfants, mais plutôt la classe descélibataires, en quête d'une fiancée. Lesjeunes filles et les vieilles se réunissaientpour filer ; elles échangeaient leurs recet-tes, leurs petites croyances, leurs formu-lettes en attendant que les garçons vien-nent faire des farces, proposer des devinet-tes du genre Valentin, et toutes sortes dejeux verbaux.

Mais les enfants ont encore un folkloretrès important de comptines, devinettes,réponses attrapes, qui supposent unegrande dextérité verbale, et ils s'entraînentainsi à l'acquisition des structures dulangage. Piaget, qui a fait toute une étudesur les billes, aurait pu se demander si lessons des mots ne pouvaient pas fonction-ner comme des billes.

Un exemple : « II n'y a pas plus loin dechez Mme de Coutufon à chez Mme deFoncoutu... », etc. Qu'est-ce que cela veutdire ? Celui qui n'a pas acquis la dexté-rité verbale est puni tout de suite car il ditune obscénité. On peut encore recueillirquantité de jeux de ce genre dans les coursd'école.

Ce que les enfants pouvaient connaîtredes veillées, c'étaient les petites devinettes,les énigmes populaires à double sens :« Poil contre poil, avec un bâton au mi-lieu » ; on évoque une image obscène, maisla réponse ne l'est pas : « Un timon, avecdeux bœufs de part et d'autre ». La pre-mière fois, on est embarrassé et c'est uneinitiation ; seul un enfant peut dire : « Jene comprends pas, pourquoi vous riez ? »et c'est comme cela qu'il apprend.

Tous ces jeux de langage, c'est engrande partie ce que nous avons perdu.Il y avait là une poésie qui allait de soi etqui était quotidienne : « Qu'est-ce qui a

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une seule dent et qui traverse la rivièresans se mouiller ? — C'est la cloche, lavoix de la cloche qui passe au-dessus del'eau. » Ou encore : « Trente-deux petitesdemoiselles assises avec une reine au mi-lieu » (la bouche avec la langue et lesdents). Toutes ces images, toutes ces ma-nières de parler méritaient de vivre.

Les enfants apprenaient ainsi ce qu'estparler véritablement, et que la parolen'est pas directe. Ils découvraient la poé-sie, la métaphore et toutes les figures destyle, que l'école ne leur apprend pas.

Claude Gaignêbet, chargé de cours àParis 1 Sorbonne et à Paris X Nanterre, estl'auteur, notamment, d'une étude sur Lefolklore obscène des enfants parue chez Mai-sonneuve en 1974.

Loup y es-tu ?Un courant récent tend à donner du loup

une représentation atténuée, différente desimages terrifiantes qu'on connaissait, et pasnécessairement plus exacte. Dans le passé ons'était défendu contre la peur du loup enle ridiculisant dans le Roman de Renard.Aujourd'hui ce n'est pas directement au loupque l'on s'attaque, mais à son image. Oncherche à lui régler son compte, à ce grandméchant loup...

Le loup de Marcel Aymé fond devant Del-phine et Marinette : « Ce que je peux êtrebon, songeait-il avec délices, ce n'est pascroyable. » Mais les fillettes jouent si bienavec lui à « Loup y es-tu ? », elles ressem-blent tellement au Petit Chaperon Rouge,qu'il se jette sur elles et les dévore. L'humourde F'Murr, dans Au loup !, des Contes àl'envers, de P. Dumas et B. Moissard, ou« Little Green Riding Hood » de Rodari,dans la revue américaine Crickett joue aussiavec les contes traditionnels.

Des histoires ont été écrites dans l'intentionévidente de chasser la peur du loup de l'espritdes enfants. Deux exemples, très similairessur le fond : Marlaguette, chez le Père Cas-tor, et Le loup qui mangeait de la salade,chez Casterman. Un loup promet à une petitefille de ne plus tuer pour se nourrir, et ils'anémie ; on le délie alors de son serment,il retrouve la santé, et on nous assure qu'iln'a plus jamais mangé d'enfant.

Pouchi, Poucha et le gros loup du bois,de Monique Bermond chez Delarge, répondà ce genre d'histoires. « Je suis un loup quine mange personne ». Alors les gens l'ac-

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Sous la direction de Jean Cuisenier,conservateur en chef du Musée des Artset Traditions populaires, une collection decontes et récits se prépare chez Gallimardpour la fin de 1977. Chaque volume réu-nira contes, comptines, chansons, bouts-rimés, de préférence dans leurs variantesspécifiquement régionales. Les textes se-ront recueillis soit par enquête sur place,soit dans les almanachs, livrets de colpor-tage ou œuvres folkloristes. Une courteprésentation situera le milieu géogra-phique, historique et culturel, avec unecarte et des images locales anciennes. Undes textes sera publié dans la langue lo-cale, avec traduction en français courant.Parmi les premiers titres prévus : conteset récits du Bas-Languedoc, du Narbon-nais, du Queyras, des Cévennes.

cueillent et le nourrissent. Mais ce loup estlogique, et il ne voit pas pourquoi les hommesmangeraient des poulets rôtis. Histoire qui serit d'elle-même, et des autres histoires quil'ont précédée.

Cette tendance est à rapprocher des ouvra-ges tels que celui de Frison-Roche Les sei-gneurs de la faune canadienne, ou de FarleyMowat Mes amis les loups, qui s'attachent àdémystifier le loup par l'étude de soncomportement.

On s'aperçoit, à travers des ouvrages trèsdifférents, documentaires ou fiction, que l'onest au cœur d'une polémique à propos duloup ; le grand méchant loup n'est pas encorevaincu, et quand il en est question, on per-çoit toujours une intention chez l'auteur. Leloup terrifiant disparaîtra, par quoi sera-t-ilremplacé ? Cette question dépasse le loup,qiii n'est que le symbole d'une certaine loiuniverselle qui s'impose à tous, enfants etadultes. Nicolas Verry

A PElME EUDORMI,OE SUISPRR D'HOBf?IBLËS CflUCHEMfllîô !.. ETRDORTflhJT, CE ME ME MOURfflâ QUE

DE LflmJEâ ET DE SflLSIFlS !..

Gotlib : le loup végétarien.Rubrique à brac, tome I, Dargaud.