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Clément Bosson Conversation avec mon grand-père De la paysannerie à la blogosphère Extrait de la publication

Conversation avec mon grand-père… · 2013. 10. 30. · Au fil de notre échange, j’ai soudain réalisé que mon grand-père était un trésor que je n’avais jamais ouvert

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Page 1: Conversation avec mon grand-père… · 2013. 10. 30. · Au fil de notre échange, j’ai soudain réalisé que mon grand-père était un trésor que je n’avais jamais ouvert

Clément Bosson

Conversation avec mon grand-père

De la paysannerie à la blogosphère

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Pour Nancet.

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Pépé

IL EST courant d’offrir une lettre d’amour à celle qu’on aime ; il est plus rare d’en écrire une à son grand-

père. Le mien a presque 100 ans et se nomme Anselme. Je l’appelle Pépé. Les yeux bleus pétillants, les cheveux noirs épargnés par le blanc et le sourire resplendissant d’un homme habité par la sagesse.

S’il n’était pas tombé amoureux de ma grand-mère à la sortie de la chorale d’une église de Haute-Savoie en 1943, je ne serai pas là aujourd’hui. Pourtant, j’ai attendu d’avoir 30 ans pour lui parler pour de vrai. La mort de ma grand-mère a sans doute été un déclic. J’ai soudain eu peur de le voir partir sans connaître son histoire.

Un jour d’hiver, nous nous sommes assis dans le petit coin télé de la maison où il est né. À l’époque, c’était une ferme. Et nous avons démarré une longue conversation sur la vie, l’amour, la guerre, le football, la musique, Erasmus, le monde des paysans et celui des consultants. Un voyage dans le temps de près d’un siècle. Une rencontre entre la génération Facebook et la génération de l’entre-deux-guerres.

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Au fil de notre échange, j’ai soudain réalisé que mon grand-père était un trésor que je n’avais jamais ouvert. Une source d’inspiration qui allait changer mon regard sur la vie.

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Les grands espaces

JE SUIS NÉ le 23 août 1919 à Amphion-les-Bains, en

Haute-Savoie.

Un beau pays au bord du lac Léman où les mon-

tagnes aiment poser leur reflet. Je suis le dernier

d’une famille de quatre enfants : deux frères, Georges

et Marcel et une sœur prénommée Bernadette. Mes

parents, Marie-Louise et Barnabé, étaient cultivateurs.

Ils avaient quatre vaches pour produire du lait et un

cheval pour faucher le foin. Ils vivaient modestement.

J’ai commencé à les aider très tôt, dès l’âge de 10 ans ;

je gardais le bétail et ramassais les pommes de terre.

À l’époque, les hommes se levaient vers cinq heures

du matin pour soigner les bêtes à l’écurie. Il fallait

nettoyer l’étable puis traire les vaches. Après, vers huit

heures, venait le moment du casse-croûte : soupe, pain

et morceau de tomme. Quand on tuait des cochons, il

y avait aussi du lard et du saucisson. L’aubaine. Et nous

partions dans les champs avec une herse, un cheval et

une charrue. Pas de motoculteur à l’époque  : le foin,

le maïs, l’avoine et le blé étaient fauchés à la faux.

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Un matin de l’année 1926, mon frère Georges mourut subitement à l’âge de 24 ans. Il souffrait d’une mala-die des reins. En ce temps-là, il y avait seulement un médecin à Évian. Il arriva trop tard, à pied, les voitures n’existaient pas encore. Ce jour-là, je pleurai pour la première fois car j’aimais mon frangin. Il m’emmenait aux châtaignes quand elles commençaient à tomber. Nous ramassions aussi des pommes dans la plaine où il n’y avait pas encore de maison.

Le vent chassait les nuages et je me demandais si ailleurs le ciel était aussi bleu.

Je travaillais pour aider la famille et ce n’était pas facile de réussir à l’école. Nous commencions l’année scolaire à la Toussaint avec deux mois de retard par rapport aux autres élèves ; tant qu’il y avait de l’herbe et une bonne température, il fallait garder les vaches. Le maître d’école n’était pas content mais c’était notre devoir d’aider les parents. Quand nous arrivions en cours, il ne restait plus de livres neufs ; pas d’autre choix que de récupérer des manuels abîmés avec des pages en moins. Cela ne m’empêcha pas de garder pendant un an la médaille du meilleur élève de la classe.

Un trophée que je conservai près de moi et qui me fit chaud au cœur.

Je quittai l’école à 13 ans, c’était la norme pour les fils de paysans. Pour poursuivre les études, il fallait être issu d’une famille d’instituteurs ou de douaniers. À l’époque, j’avais un rêve : devenir maréchal-ferrant. Une passion née le jour où mon père m’envoya ferrer notre cheval à Évian. J’observais le forgeron à l’œuvre, le fer rougir, et je mourais d’envie de faire comme lui. Il

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avait accepté que je sois son apprenti car je tenais bien

les pieds ; malheureusement, le statut d’apprenti ne

rapportait rien, ce qui ne convenait pas à mes parents.

Ma vie, c’était la campagne et ses grands espaces.

La plaine était fertile. Nous cultivions des pommes de

terre, du blé, du maïs et de l’avoine mais vivions essen-

tiellement de la production de lait que nous revendions

à une coopérative créée par la commune.

La culture du blé nous permettait d’avoir du pain.

Nous faisions du troc car l’argent ne circulait pas

encore. D’abord, chez le meunier que nous payions

en blé afin qu’il écrase le grain. Même chose chez

le boulanger : nous lui amenions cinquante kilos de

farine, il s’en gardait dix et avec les quarante restants,

il fabriquait notre pain.

Vers 14 ans, j’eus un premier flirt avec une fille aux

yeux verts. Elle habitait Champanges, un village sur les

hauteurs du pays de Gavot. Elle s’appelait Mathilde et

n’était pas la fille d’un paysan. Notre idylle s’arrêta le

jour où je la vis descendre la route du village à vélo.

En observant ses coups de pédales, je m’aperçus qu’elle

n’avait pas de belles jambes. Un motif de rupture tout

à fait valable à mes yeux.

Amphion était un village paisible, coupé du monde.

Nous nous déplacions à pied ou à vélo et n’avions

aucune idée de ce qui se passait en dehors de notre

campagne. Pas de radio, de téléphone, de télévision ou

encore moins d’Internet… Les nouvelles importantes

venant de Paris nous arrivaient par télégramme. La

plupart du temps, il s’agissait de naissances ou de

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décès ; une vieille dame qui habitait près de la Poste nous portait les messages.

Nous échangions peu avec mes parents. Nos liens étaient avant tout des liens de travail plus que d’af-fection. J’aurais aimé parler avec eux des choses de la vie mais la pudeur était trop grande pour faire tomber les masques. Je n’ai jamais vu mon père embrasser ma mère. Je n’ai jamais eu droit à un câlin.

Dernier arrivé dans la famille, je recevais peu d’amour.La vie tournait autour du rythme des moissons.

Nous vivions de la terre, les yeux rivés vers le ciel car la météo avait une incidence forte sur nos récoltes. Bien sûr, nous n’avions aucune prévision. On se fiait aux nuages, aux sensations.

Sept ou huit fermes, modestes, avec des vaches, des bœufs, des ânes et des chevaux, garnissaient la plaine. Les percherons mangeaient beaucoup, trois fois par jour. Ils étaient plus difficiles à soigner que les bœufs qui se contentaient de brouter dans la plaine ; cela revenait moins cher d’avoir un bovin. Souvent, nous nous rendions service entre paysans. Les mieux équipés venaient labourer les champs voisins avec des bœufs ; en retour, nous les aidions dans la réalisation de travaux manuels.

Les pommes de terre, nous les plantions après les mois de gel, en mars, pour qu’elles aient le temps de se développer avant les jours de sécheresse. On pouvait compter une trentaine de pommes de terre par plan ; cela dépendait des variétés mais pour la rate, c’était à peu près ça. La bintje est arrivée bien après. Il nous arrivait parfois d’échanger nos semences

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avec des gens d’autres régions. Je me souviens d’être

allé chercher des pommes de terre à Bellevaux dans

la vallée du Chablais à mille mètres d’altitude. Je les

avais plantées ici dans la plaine et nous avions eu une

récolte formidable. Cela m’avait rendu heureux.

À la fin des années 1930, nous dûmes faire face au

mildiou. Cette maladie causée par un champignon

se développait sur la feuille et détruisait nos plans.

Pour ne pas perdre les pommes de terre, il fallait les

traiter avec du sulfate de cuivre que nous délayions

dans de l’eau. Puis, au moment de la Seconde Guerre

mondiale, le doryphore arriva dans l’Isère. Cet insecte,

facilement reconnaissable avec sa tête jaune et son

corps aux rayures noires, raffolait des jeunes plans.

Pendant la guerre, je fis la connaissance d’une famille

de paysans dans un village aux alentours de Grenoble.

Ils avaient les yeux noirs. Leur exploitation n’avait plus

de feuille. L’insecte avait tout mangé, même la lueur

dans leur regard.

La récolte se faisait au mois de septembre. Nous

arrachions les pommes de terre à l’aide d’un fossoir

muni de dents. Cette production d’environ trois cents

kilos était destinée à la famille ; nous ne vendions pas

de patates. En ce temps-là, c’était un aliment indis-

pensable. On pouvait tout faire avec  : de la purée,

des frites et aussi des beignets. Tous les vendredis, au

menu, c’était beignet-salade avec parfois un bout de

lard. Un délice. D’ailleurs, ta grand-mère t’a souvent

cuisiné ce plat.

C’était sa manière à elle de te dire « je t’aime ».

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Le blé, quant à lui, se semait à la volée au mois d’octobre. D’abord labourer la terre avec la charrue, deux jours de labeur. Puis jalonner le champ ; jeter les grains avec grâce comme sur les tableaux de Van Gogh ou de Millet et passer la herse pour les couvrir. Quinze jours plus tard, le blé commençait à lever. Il passait l’hiver, résistait au froid et grandissait au printemps.

C’est beau, un champ de blé, ça ressemble au jardin du soleil.

La récolte avait lieu au mois de juillet. La technique consistait à faucher la céréale de manière à ce qu’elle s’appuie sur les tiges qui tenaient encore debout. Ainsi les femmes n’avaient pas à trop se baisser pour faire les gerbes. Les premières faucheuses apparurent au début des années 1930. Des Américaines de la marque McCormick, le nom d’une famille originaire de Pennsylvanie. Tu parles d’une destination lointaine pour moi qui n’étais jamais sorti de mon village haut-savoyard… Pour faire les foins, c’était formidable.

Une révolution.Mais ce n’était rien à côté des moissonneuses-

batteuses qui firent leur apparition juste après la guerre. Ces machines rendirent le travail des paysans beaucoup plus facile. Avant nous faisions avec les moyens du bord ; certains amis transformaient même leur bagnole pour labourer les champs.

À défaut d’avoir un tracteur, ils avaient de l’ima-gination.

Le maïs se semait au printemps et se récoltait à l’au-tomne. Nous le mangions en soupe ou en polenta. Un régal. Je me souviens, non loin de chez moi, des Italiens

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tenaient une ferme où j’allais jouer avec des gamins de mon âge. Leur mère nous coupait des tranches de polenta. Rien à voir avec la recette de maman qui la faisait en gratin ou en soupe avec un zeste de lait.

On peut avoir presque un siècle d’existence et se souvenir de la saveur d’un plat d’enfance.

La traite des vaches, quant à elle, se faisait le matin et le soir. Aux premières lueurs du jour, nous nettoyions l’écurie en enlevant les bouses de la nuit, remettions de la paille et tirions doucement le lait des mamelles avec le pouce. Nous les emmenions boire au bassin, situé non loin de la ferme, là où ma mère allait chercher l’eau, dans de grands seaux, pour notre consommation personnelle.

J’avais de l’affection pour mes vaches. Je donnais des noms aux plus belles : Florence ou Boquèt, qui veut dire « bouquet » en patois. Mon grand-père paternel avait, lui, d’autres manières. Quand il se rendait aux foires en Suisse pour acheter des taureaux et des moutons, il coupait la queue des bêtes qui l’intéressaient. C’était sa marque de fabrique.

Je garde un beau souvenir de cette enfance passée à la campagne dans les grands espaces. Ce n’était pas facile, ni très amusant, mais cela m’a rendu humble. À travers ces années, j’ai réalisé que pour arriver à quelque chose, il faut travailler dur. On récolte ce que l’on sème ; c’est vrai en blé comme en amour.

Chacun dans sa vie devrait mettre au moins une fois les mains dans la terre.

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