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La matière de France et la première épopée

Cours 2

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La matière de France

et la première épopée

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Trois matières narratives diversement véridiques Ne sont que .iij. matieres à nul home antandant :

De France et de Bretaigne et de Rome la grant.Et de ces .iij. matieres n'i a nule semblant.Li conte de Bretaigne sont si vain et plaisant ;Cil de Rome sont sage et de san aprenant ;Cil de France de voir chascun jor apparant. Jean Bodel, La Chanson des Saxons, éd. Francisque Michel,

Paris, J. Techener Librairie Place du Louvre, 1839, tome I, v. 6-11, p. 1-2

Il n'existe que trois matières :celles de France, de Bretagne et de Rome.Ces trois matières ne se ressemblent pas.Les contes de Bretagne sont tellement irréels et séduisants !Tandis que ceux de Rome sont savants et chargés de significationet que ceux de France voient chaque jour leur authenticité confirmée !

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Geste:

prouesse, haut fait : res gestae= actions accomplies

famille, lignage épopée, histoire , chronique http://www.micmap.org/dicfro/page-suivante/dictionnaire-godefroy/268/4/geste

Chanson de geste: poème narratif formé de laisses (strophes comprenant environ 12 vers décasyllabiques), décrivant principalement des combats entre païens et chrétiens, mais aussi des conflits du monde féodal français.

+ « une performance relevant de la musique par son accompagnement mélodique »

« car la geste, c’est l’ensemble des hauts faits (gesta) de héros, mais les interprètes des chansons en ont tiré l’exécution vers la mimique gestuelle (cantus gestualis, comme dit Jean de Grouchy dans son De musica), Daniel Poirion, Résurgences. Mythe et littérature à l’âge du symbole, Paris, PUF, 1986, p. 31.

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La création de l’épopée Témoignage immédiat ou invention tardive?

Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne, Paris, Librairie A. Franck, 1865: l'hypothèse des cantilènes, chants lyriques en langue vulgaire nés au lendemain des faits historiques et transmis oralement de générations en générations. La matière s'étoffe et s'amplifie peu à peu pour atteindre sa forme définitive au XIe siècle

Joseph Bédier, Les Légendes épiques. Recherches sur la formation des chansons de geste, Paris, Librairie Honoré Champion, 1912, , vol. 3 : un « poète de génie » met son empreinte sur le matériau transmis par voie orale, p. 431

collaboration guerrier- clerc sur les routes de pèlerinage de Compostelle (p. 382)

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Trois « gestes »Trois grands cycles épiques – comme le note le poète

champenois Bertrand de Bar-sur-Aube, dans l’ouverture de son poème épique Girart de Vienne (vers 1180) :

la première geste est « la plus seignorie » et traite des rois de France,

la seconde est dédiée au lignage de Doon de Mayence, auquel appartient le traître Ganelon[1],

la « tierce » raconte les chevaleries de Garin de Montglanne et de ses quatre fils.

Les faits et les familles nourrissent des émotions royales (cycle de Charlemagne), déloyales (cycle de la parenté de Ganelon), loyales (cycle de Garin).

[1] Pour la citation exacte, voir Bertrand de Bar-sur-Aube, Girart de Vienne, vers 8-68, sur le site consacré aux études médiévales de l’Université de Cornwell, http://www.arts.cornell.edu/medieval/Resources/Bibliographies/Medieval%20Epic.pdf.

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Trois témoignages historiques sanctifiés par l’écrit “A Seint-Denis en la mestre abaïe Trovon escrit, de ce ne doute mie, Dedanz un livre de grant encesorie , N'ot que trois gestes en France la garnie:Du roi de France est la plus seignorie,Et l'autre aprés, bien est droit que gel die,Est de Doon a la barbe florie...La tierce geste, qui molt fait a proisier,Fu de Garin de Monglane le fier.»                      (A Saint-Denis, dans l’abbaye principale, nous trouvons écrit dans un

livre très ancien - et je n’en doute pas – qu’il n'y a que trois gestes dans la riche France:

                      la plus haute est celle du roi de France;                      la suivante - il est bien juste que je le dise -                      est celle de Doon à la barbe blanche...                      La troisième geste, très digne d'estime,                      est celle de Garin de Monglane, le fier).

http://ebooks.unibuc.ro/lls/MihaelaVoicu-2003/4.htm

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Plaidoyer francophone et royaliste Jean Bodel assurait son public de la précellence de la matière

épique sur les deux autres et de la précellence de la royauté française sur toutes les autres ; une politique théologique sous-tend cette hiérarchie :

« La corone de France doit estre mise avant / Qar tuit autre roi doivent estre a lui apandant / De la loi crestiene qi en Deu sont creant. Le premier roi de France fist Dex par son commant / Coroner a ses angeles dignement an chantant / Puis le commanda estre en terre son sergent, / Tenir droite justise et la loi metre avant. /Cest commandemant tindrent apres lui li auquant : / Anseys et Pepins, cil furent conquerant, / Et Charlemaigne d’Aiz, qui Dex parama tant » La couronne de France doit avoir la précellence, car tous les autres rois doivent en dépendre, par la foi chrétienne à laquelle ils adhèrent. Par la grâce de Dieu, le premier roi de France fut couronné par ses anges, qui chantaient solennellement, et on lui ordonna d’être son chevalier sur la terre, de maintenir la justice et de propager la foi. Nombreux furent, après lui, ceux qui observèrent ce commandement : Anseys et Pépin, qui furent des conquérants, et Charlemagne d’Aix, que Dieu aima tant), Jean Bodel, La Chanson des Saxons, éd. cit., v. 12-21, p. 2, notre traduction

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La geste la plus « seignorie » La Chanson de Roland (vers 1100)

neuf versions et dix manuscrits le manuscrit d’Oxford, Bodleian Library, Digby,

23, réputé le plus ancien, date de la fin du XIIe siècle, à savoir un siècle après la création de l’histoire et trois siècles après les guerres carolingiennes dont elle traite.

Source historique : sujet retracé vaguement en latin, par Eginhard, dans la Vita Caroli Magni (830-836)

un combat qui eut lieu près de Roncevalles (fr. Roncevaux) dans les Pyrénées, en 778. Des Basques y ont attaqué l'arrière-garde de l'armée de Charlemagne qui rentrait en France. Parmi les morts, il y avait Roland, duc de la marche de Bretagne.

Miniatures:http://www.staff.hum.ku.dk/hp/apercu/apercu2_00.htm

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La geste de Roland : un témoignage sacréDans le texte de la Chanson, le mot « geste » y est

évoqué pour renforcer, d’une mise en abyme, la mention des 400 morts païens de l’armée de Marsile:

« Puis le dist Carles qu’il n’en esparignat nul : / Tels .IIII. cenz i troevet entur lui, / Alquanz nafrez, alquanz par mi ferut, / S’i out d’icels ki les chefs unt perdut. / Ço dit la Geste… »

Bientôt, Charles dira qu’il ne ménagea personne, car il trouvera autour de lui quatre cents Sarrazins, les uns blessés, d’autres transpercés d’outre en outre et d’autres dont la tête est tranchée. Ainsi le rapporte la geste(La Chanson de Roland, éd. Joseph Bédier, Paris, L’Édition d’Art H. Piazza, 1937, v. 2091-2095, p. 160).

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L’auteur : Turoldus ? Le baron/saint Gilles ? La « geste » comme instance auctoriale

Le saint comme historiographe (une invention de clercd’après Joseph Bédier, Les Légendes épiques…, éd. cit., vol. 3, p. 381):

« Ço dit la Geste e cil ki el camp fut : / Li ber Gilie, por qui Deus fait vertuz, / E fist la chartre el muster de Loüm. / Ki tant ne set ne l’ad prod entendut. »

Ainsi le rapporte la geste ; ainsi le rapporte celui-là qui fut présent à la bataille; le baron Gilles, pour qui Dieu fait des miracles, en fit jadis la charte au moutier de Laon. Qui ne sait pas ces choses n’entend rien à cette histoire (Ibid., v. 2095-2098, p. 160.)

« Ci falt la geste que Turoldus declinet » (ici prend fin l’histoire de hauts faits que rend / raconte /reprend / transcrit Turold), dernier vers de la Chanson de Roland 

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Sainteté et héroïsme « déjà la vieille Chanson de Roland

est, à de certains égards, une Passion de martyrs », Joseph Bédier, Les Légendes épiques. Recherches sur la formation des chansons de

geste, vol. 3, éd.cit., p. 99. « au monde lumineux et plein du Bien

s’oppose le monde noir et vide du Mal, symétrique de l’autre » Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, op.

cit., p. 326.

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Roland, le vassal de Dieu « ne placet Damnedeu / Que mi parent pur meie seient blasmet / Ne

France dulce ja cheet en viltet ! » (Ne plaise à Dieu que pour moi mes parents soient blâmés et que douce France tombe dans le mépris !)

Ibid., v. 1062-1064, p. 82-84.

Pourtant, avec Roland, l’excellence spirituelle est une affaire d’orgueil:« Vasselage par sens nen est folie ; / Mielz valt mesure que ne fait estultie. /

Franceis sunt morz par vostre legerie » (vaillance sensée et folie sont deux choses, et mesure vaut mieux qu’outrecuidance. Si nos Français sont morts, c’est par votre légèreté.), La Chanson de Roland, éd. cit., v. 1724-1726, p. 132.

Au fond, « Le drame de Roland, on ne le souligne jamais trop, est par ses origines un drame humain. C'est l'orgueil de Roland qui l'explique [...] Roland aime la guerre par la guerre [...] il rêve de conquêtes », Pierre Le Gentil, La Chanson de Roland, Paris, Connaissance des Lettres, 1967, p. 104-105

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La littérature et la création de l’Histoire… la peur d’une « male chançun » , impulsion héroïque

(et historique) dans le texte Roland: « Jo i ferrai de Durendal, m’espee, / E vos,

compainz, ferrez de Halteclere. / En tanz lius les avum nos portees ! / Tantes batailles en avum afinees ! / Male chançun n’en deit estre cantee » (J’y frapperai de Durendal, mon épée, et vous, compagnon, vous frapperez de Hauteclaire. Par tant de terres nous les avons portées ! Nous avons gagné par elles tant de batailles ! Il ne faut pas que l’on chante d’elles une mauvaise chanson), ibid., v. 1462-1466, p. 112.

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Roland, un créateur (dramaturge) posthume

« Turnat sa teste vers la paiene gent : / Pur ço l’at fait que il voelt veirement / Que Carles diet e trestute sa gent, / Li gentilz quens, qu’il fut mort cunquerant » (il a tourné sa tête du côté de la gent païenne : il a fait ainsi, voulant que Charles dise, et tous les siens, qu’il est mort en vainqueur, le gentil comte).

Ibid., v. 2360-2363, p. 180.

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Mort et ascension de Rolandms. fr 2813, fol. 122v

Grandes Chroniques de France, Paris, XIVe s.

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Un dénouement chrétien

« Morz est Rollant, Deus en a l’anme es cels » (Roland est mort ; Dieu a son âme dans les cieux), ibid., p. 182.

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Roland et les terroristes? Recréations modernes… « Se vos murez, esterez seinz martirs, / Sieges avrez

el greignor pareïs » (Si vous mourez, vous serez de saints martyrs, vous aurez des sièges au plus haut paradis), La Chanson de Roland, éd. Joseph Bédier, éd. cit., v. 1134-1135, p. 88.

Richard Landes, professeur au Département d’Histoire de l’Université de Boston, n’hésite pas à faire une comparaison entre la mentalité des héros chrétiens de la Chanson de Roland et celle des terroristes qui ont détruit les Twin Towers de New York ; voir « On the Tenth Aniversary of 9-11 : Roland, Suicide Martyr », sur le site http://www.theaugeanstables.com/2011/09/06/on-the-tenth-anniversary-of-9-11-roland-suicide-martyr/, consulté le 24 septembre 2012.

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Eclairage historique du moine guerrier « des Vitae clunisiennes, dès le XIe siècle,

la littérature narrative au XIIe siècle et la poésie un peu plus tard contribuèrent à façonner le type idéal du chevalier-croisé et à grossir son rôle. […] En dépit de la condition équivoque, voire aberrante, faite aux membres des Ordres militaires à la fois moines et guerriers, ceux-ci assumèrent une fonction importante »[1]. [1] Paul Rousset, La Croisade. Histoire d’une idéologie, Lausanne, l’Âge d’Homme, 1983, p. 101.

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Le dénouement païen

Le roi Marsile et les vifs diables

« Morz est de doel, si cum pecchet l’encumbret. / L’anme de lui as vifs diables dunet. » (Il est mort de douleur, sous le fléau [péché] qui l’accable. Il donne son âme aux démons), ibid., v. 3646-3647, p. 276.

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Un happy ending : Bramidoine devient Julienne aux bains

d’Aix, sous la main de trois évêques, d’un roi et d’un nombre indicible de marraines, sous le signe de la « voire conoisance »[1]. [1] Ibid., v. 3987, p. 302.

« Creire voelt Deu, chrestientet demandet » (elle veut croire en Dieu et demande à se faire chrétienne)[1]. [1] La Chanson de Roland, éd. cit., v. 3980, p. 300.

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Le paradis perdude Ganelon

« jo fui en l’ost avoec l’empereür, / Serveie le par feid e par amur. / Rollant sis niés me coillit en haür, / Si me jugat a mort e a dulur / […] / Venget m’en sui, mis n’i ad traïsun »

Seigneurs, je fus à l’armée avec l’empereur. Je le servais en toute foi, en tout amour. Roland, son neveu, me prit en haine et me condamna à la mort et à la douleur. […] je me suis vengé, mais ce ne fut pas trahison »Ibid., v. 3769-3772 et 3778, p. 284-286.

La vengeance de Charlemagne et la colère justicièreC’est seulement quand le sang de Ganelon et de 30

garants de sa famille rougit l’herbe verte que « esclargiez est la sue grant ire »

[il est] apaisé [,] son grand courrouxIbid., v. 3989, p. 330.

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La créature malheureuse: Charlemagne, l’élu de Dieu Une Annonciation échouée? « seint Gabriel

de part Dieu », mal accueilli par Charlemagne

« Li emperere n’i volsist aller mie: / ’Deus’, dist li reis, ‘si penuse est ma vie !’ / Pluret des oilz, sa barbe blanche tiret » (L’empereur voudrait ne pas y aller : ‘Dieu’, dit-il, que de peines en ma vie !’ Ses yeux versent des larmes, il tire sa barbe blanche)[1]. [1] Ibid., v. 3999-4001, p. 302.