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Julie Clarini O n démarre avec Balzac, romancier d’un autre siècle, et on termine en com- pagnie de Jacques Rancière, philoso- phe défenseur d’une forme exi- geante de la démocratie. Ce n’est pas si courant, avouons-le, quand il s’agit d’un ouvrage d’économie savant qui offre tous les gages de rigueur imposés par l’académie. C’est que son auteur, Thomas Piketty, ne conçoit pas d’étudier les inégalités économiques et leur évolution en se retirant du monde : la question interroge trop profondément le sens que nous prêtons à l’idée démocratique. Or, point de politique hors du champ des représentations. Aussi est-ce là qu’il porte le fer – et le coup fait mouche. Jamais vous n’auriez pensé à comparer notre monde, l’aube du XXI e siècle, à celui de Proust ? La proposition prend en effet à revers ce en quoi nous voulons croire : que la croissance moderne a favo- risé le travail par rapport à l’héri- tage, la compétence par rapport à la naissance. Le Capital au XXI e XXI siè- cle s’emploie à prouver que les deux sociétés se ressemblent plus qu’il n’y paraît. Les rentiers rega- gnent, jour après jour, de leur superbe ; l’héritage retrouve, peu s’en faut, l’importance qu’il avait… au temps du Père Goriot. Contre-intuitif ? En effet. Si nous avons tant de mal à nous représenter cette réalité, c’est que le clivage n’est plus aussi marqué qu’au temps de Proust, entre une toute petite élite oisive et des tra- vailleurs plus ou moins miséra- bles. Nous sommes passés à une « société de petits rentiers ». Thomas Piketty s’est fait une spécialité de l’analyse historique des inégalités. Travaillant entre la France et les Etats-Unis, il a fédéré un groupe de recherche internatio- nal sur le sujet. Son premier ou- vrage, Les Hauts Revenus en France au XX e siècle (Grasset, 2001) a été prolongé par de nombreux tra- vaux, dont certains, sur les « 1 % » (les plus riches), ont influencé les débats outre-Atlantique. En 2011, juste avant la campagne présiden- tielle, il a proposé une réforme fis- cale clé en main (Pour une révolu- tion fiscale, Seuil). C’est dire que Thomas Piketty ne conçoit pas son travail sans prolongement dans l’espace public. D’ailleurs, il pré- fère, à celui de « sciences économi- ques », le terme d’« économie poli- tique » qui a le mérite d’illustrer, dit-il, « la visée politique, norma- tive et morale » de sa discipline. Cohérent avec lui-même, Piket- ty propose des solutions visant à corriger ces inégalités. D’autant plus que leur ampleur pourrait s’aggraver si le XXI e s’installait dans une croissance faible. Tout comme la croissance forte du XX e siècle a permis à la société de se renouveler, aux destins de se rejouer – et au capitalisme de ne pas mourir de ses contradictions –, une croissance molle se révèle en effet très favorable aux patrimoi- nes accumulés par le passé. L’idée d’un « impôt mondial sur le capi- tal » n’en devient, à ses yeux, que plus pertinente. C’est donc sur cette synthèse, argumentée et accessible, et sur les remèdes préconisés, que nous avons demandé à deux économis- tes, Jean-Marc Daniel et François Chesnais, l’un proche de la tradi- tion libérale, l’autre de l’école marxiste, de se prononcer. A découvrir que cet impôt mon- dial serait, dans l’esprit de son concepteur, une « sorte de cadastre financier du monde », on comprend que l’aiguillon de Thomas Piketty est toujours le même : rendre visi- ble l’argent, porter la lumière là où l’opacité profite aux plus nantis. S’il revientà lasphèrepolitiquedechan- gerle monde, changernos représen- tations du mondeen est le préalable – etc’est bien là l’utilité,sinon lamis- sion, des sciences sociales. p L’impôt sur le capital mondial n’est pas la solution Forum A l’heure où Bouvard et Pécuchet se sont emparés de l’économie, il est utile de lire un livre rédigé par un authentique économiste, maniant l’histoire, la théorie économique et la littérature – sinon Flaubert, en l’occur- rence, du moins Balzac et l’Anglaise Jane Austen. Que retient Thomas Piketty du dis- cours que Balzac met dans la bouche de Vautrin cherchant à dessiller les yeux de Rastignac ? Que, pour faire fortune, il vaut mieux hériter que travailler ! C’est en se fondant sur des séries statistiques nour- ries, remontant parfois à l’Antiquité, plus généralement au XVIII e siècle, que Piketty en arrive à confirmer Vautrin. Il commence par une analyse de la crois- sance de long terme. Ce que montre l’his- toire est qu’elle ne peut atteindre les niveaux spectaculaires des « trente glo- rieuses ». La croissance mondiale par habi- tant a été de 1 % au XIX e siècle et de 1,6 % au XX e , et il est probable que le XXI e reviendra au niveau du XIX e . Dans un tel contexte de croissance réelle mais modérée, le ratio entre le patri- moine détenu – ou autrement dit le capi- tal accumulé – et le niveau de production a tendance à s’accroître. En outre, cette situa- tion de croissance modérée de la produc- tion creuse les inégalités patrimoniales, creusement qui favorise les gens en place et leurs héritiers. Cette dynamique de concentration est liée à la différence entre le taux de rendement du capital – notion plus large que le taux d’intérêt, mais qui lui correspond grosso modo – et le taux de croissance de la production. Depuis long- temps, les économistes savent que la « règle d’or de la croissance » est que le taux d’intérêt doit être égal au taux de croissance. Dans une situation de taux d’intérêt supérieur au taux de croissance, apparaît un déséquilibre favorisant les détenteurs de capital. De sa plongée détaillée, parfois fasti- dieuse, dans l’histoire et ses statistiques, Piketty conclut que, sur le long terme, l’éco- nomie s’installe assez naturellement dans ce genre de situation. La seule période néfaste aux détenteurs de capital fut la période 1914-1945. Cette correction était liée à l’action de l’Etat, une action brutale puisque le capital fut détruit par les deux guerres mondiales pour sa composante physique et l’inflation qui les a accompa- gnées pour sa composante financière. A cette brutalité politique irréfléchie s’est ajoutée une brutalité économique assu- mée au travers des nationalisations et des politiques de blocage des loyers qui réduisi- rent le rendement du capital immobilier. Même si Piketty ne fait pas du retour à ces pratiques le moyen de ramener le taux de rendement du capital au niveau du taux de croissance, il milite néan- moins pour une action volontariste de l’Etat afin de contenir les inégalités de patrimoine. Puisqu’il a conscience que la nationalisation et les gestions à la soviéti- que sont des échecs, voire des drames, il propose une intrusion de l’Etat s’ap- puyant sur cette forme de violence parti- culière et ritualisée qu’est le prélèvement fiscal. Donc, dans la quatrième partie du livre, on trouve sa proposition phare : un impôt progressif sur le capital mondial. Très vite, il admet que c’est une utopie, mais une « utopie utile »… Et comme pour se justifier, il rappelle au passage que Mau- rice Allais a défendu à la fin des années 1970 le principe d’un impôt significatif sur le capital. Il aurait pu également se réfé- rer aux physiocrates, les libé- raux du XVIII e siècle, qui y étaient favorables. Mais c’était dans une logique bien différen- te. Leur but était d’inciter les détenteurs de patrimoine à le valoriser au mieux. Pour eux, l’enjeu, dans la gestion du capital, n’est pas son volume et sa répar- tition mais son usage. Quand leur démar- che était d’incitation, celle de Piketty est de punition. Après ses longs développements écono- miques et statistiques, il aborde le problè- me de l’accumulation du capital de façon plus partisane que vraiment scientifique. En effet, en théorie économique, si le capi- tal rapporte tant, c’est-à-dire si son prix est si élevé, c’est qu’il est relativement rare – ce que Piketty admet d’ailleurs plus ou moins. Si on laisse son volume augmenter du fait du libre jeu du marché, son rende- ment baissera, la tendance à son augmen- tation et sa concentration se corrigeront. Concrètement, prenons le cas du patri- moine immobilier. Si on considère qu’il rapporte trop aux propriétaires, il y a trois solutions : la violence étatique de premier degré, la plus stupide, combinant blocage des loyers et confiscation des logements ; la violence étatique plus subtile, sous for- me fiscale, que recommande Piketty ; la logique de marché qui laisse agir les pro- moteurs, les loyers se mettant alors à bais- ser quand l’offre de logements satisfait enfin la demande. Les deux premières, éta- tistes, conduisent à la pénurie, la troi- sième conduit à la croissance. Si c’est à l’évidence sur des livres de la qualité de celui de Thomas Piketty que doit reposer le débat entre impôt et concurrence, constatons néanmoins une fois encore la séduction étrange qu’exerce le malthusianisme étatiste et fiscaliste sur nos plus brillants esprits… p Piketty aborde le problème de l’accumulation du capital de façon plus partisance que scientifique « Le Capital au XXI e siècle », somme de Thomas Piketty, met en lumière l’aggravation actuelle des inégalités et propose d’y remédier. Deux économistes, l’un libéral, l’autre marxiste, l’ont lu pour « Le Monde des livres » Les héritiers sont de retour Le Capital au XXI e siècle, de Thomas Piketty, Seuil, « Les livres du Nouveau Monde », 624 p., 25 ¤ (en librairie le 5 septembre). Thomas Piketty. FRED DUFOUR/AFP SERGIO AQUINDO Jean-Marc Daniel économiste et historien 2 0123 Vendredi 30 août 2013

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Julie Clarini

On démarre avecBalzac, romancierd’unautre siècle, etontermineencom-pagnie de JacquesRancière, philoso-

phe défenseur d’une forme exi-geante de la démocratie. Ce n’estpas si courant, avouons-le, quandil s’agit d’un ouvrage d’économiesavant qui offre tous les gages derigueur imposés par l’académie.C’est que son auteur, ThomasPiketty, ne conçoit pas d’étudierles inégalités économiques et leurévolution en se retirant dumonde: laquestion interroge tropprofondément le sens que nousprêtons à l’idée démocratique. Or,point de politique hors du champdesreprésentations.Aussiest-celàqu’il porte le fer – et le coup faitmouche.

Jamais vous n’auriez pensé àcomparer notremonde, l’aube duXXIe siècle, à celui de Proust? Lapropositionprendeneffetàreversce en quoi nous voulons croire :que la croissancemoderne a favo-risé le travail par rapport à l’héri-tage, la compétence par rapport àla naissance. Le Capital au XXIeeXXI siè-cle s’emploie à prouver que lesdeux sociétés se ressemblent plusqu’il n’y paraît. Les rentiers rega-gnent, jour après jour, de leursuperbe; l’héritage retrouve, peus’enfaut, l’importancequ’il avait…au tempsdu PèreGoriot.

Contre-intuitif ? En effet. Sinous avons tant de mal à nousreprésenter cette réalité, c’est quele clivage n’est plus aussi marquéqu’au temps de Proust, entre unetoute petite élite oisive et des tra-vailleurs plus ou moins miséra-bles. Nous sommes passés à une«société depetits rentiers».

Thomas Piketty s’est fait unespécialité de l’analyse historiquedes inégalités. Travaillant entre laFrance et les Etats-Unis, il a fédéréungroupederechercheinternatio-nal sur le sujet. Son premier ou-vrage,LesHautsRevenusenFranceau XXe siècle (Grasset, 2001) a étéprolongé par de nombreux tra-vaux, dont certains, sur les «1%»(les plus riches), ont influencé lesdébats outre-Atlantique. En 2011,juste avant la campagneprésiden-tielle, il a proposéune réforme fis-cale clé enmain (Pour une révolu-tion fiscale, Seuil). C’est dire queThomasPikettyneconçoitpassontravail sans prolongement dansl’espace public. D’ailleurs, il pré-fère, à celui de «sciences économi-ques», le termed’«économiepoli-tique» qui a le mérite d’illustrer,

dit-il, « la visée politique, norma-tive etmorale»de sa discipline.

Cohérent avec lui-même, Piket-ty propose des solutions visant àcorriger ces inégalités. D’autantplus que leur ampleur pourraits’aggraver si le XXIe s’installaitdans une croissance faible. Toutcomme la croissance forte duXXe siècle a permis à la société dese renouveler, aux destins de serejouer – et au capitalisme de nepasmourirdesescontradictions–,une croissance molle se révèle eneffet très favorable aux patrimoi-nes accumulés par le passé. L’idéed’un «impôt mondial sur le capi-tal» n’en devient, à ses yeux, quepluspertinente.

C’est donc sur cette synthèse,argumentée et accessible, et surles remèdes préconisés, que nousavonsdemandé à deuxéconomis-tes, Jean-Marc Daniel et FrançoisChesnais, l’un proche de la tradi-tion libérale, l’autre de l’écolemarxiste, de se prononcer.

A découvrir que cet impôtmon-dial serait, dans l’esprit de sonconcepteur, une «sorte de cadastrefinancierdumonde»,oncomprendque l’aiguillon de Thomas Pikettyest toujours le même: rendre visi-ble l’argent, porter la lumière là oùl’opacitéprofiteauxplusnantis.S’ilrevientàlasphèrepolitiquedechan-gerlemonde,changernosreprésen-tationsdumondeenestlepréalable–etc’estbienlàl’utilité,sinonlamis-sion,dessciencessociales.p

L’impôtsurlecapitalmondialn’estpaslasolution

Forum

Al’heureoùBouvardetPécuchetsesontemparésdel’économie,ilestutile de lire un livre rédigé parun authentique économiste,

maniant l’histoire, la théorie économiqueetla littérature–sinonFlaubert,enl’occur-rence, du moins Balzac et l’Anglaise JaneAusten.QueretientThomasPikettydudis-cours que Balzac met dans la bouche deVautrin cherchant à dessiller les yeux deRastignac?Que, pour faire fortune, il vautmieux hériter que travailler! C’est en sefondant sur des séries statistiques nour-ries, remontant parfois à l’Antiquité, plusgénéralement au XVIIIesiècle, que Pikettyenarrive à confirmerVautrin.

Ilcommenceparuneanalysedelacrois-sance de long terme. Ce quemontre l’his-toire est qu’elle ne peut atteindre lesniveaux spectaculaires des « trente glo-

rieuses».Lacroissancemondialeparhabi-tantaétéde 1%auXIXesiècle etde 1,6%auXXe, et il estprobableque leXXIe reviendraauniveauduXIXe.

Dans un tel contexte de croissanceréellemaismodérée, le ratioentre lepatri-moine détenu – ou autrement dit le capi-talaccumulé–etleniveaudeproductionatendanceàs’accroître.Enoutre,cettesitua-tion de croissancemodérée de la produc-tion creuse les inégalités patrimoniales,creusement qui favorise les gens en placeet leurs héritiers. Cette dynamique deconcentrationest liée à ladifférence entrele taux de rendement du capital – notionplus large que le taux d’intérêt, mais quiluicorrespondgrossomodo–et le tauxdecroissance de la production. Depuis long-temps, les économistes savent que la« règle d’or de la croissance» est que letaux d’intérêt doit être égal au taux decroissance. Dans une situation de tauxd’intérêt supérieur au taux de croissance,apparaît un déséquilibre favorisant lesdétenteursde capital.

De sa plongée détaillée, parfois fasti-dieuse, dans l’histoire et ses statistiques,Pikettyconclutque,surlelongterme,l’éco-nomie s’installe assez naturellement dans

ce genre de situation. La seule périodenéfaste aux détenteurs de capital fut lapériode 1914-1945. Cette correction étaitliée à l’action de l’Etat, une action brutalepuisque le capital fut détruit par les deuxguerres mondiales pour sa composantephysique et l’inflation qui les a accompa-gnées pour sa composante financière. Acette brutalité politique irréfléchie s’estajoutée une brutalité économique assu-mée au travers des nationalisations et des

politiquesdeblocagedesloyersquiréduisi-rent le rendementducapital immobilier.

Même si Piketty ne fait pas du retour àces pratiques le moyen de ramener letaux de rendement du capital au niveaudu taux de croissance, il milite néan-moins pour une action volontariste del’Etat afin de contenir les inégalités depatrimoine. Puisqu’il a conscience que lanationalisationet les gestionsà la soviéti-

que sont des échecs, voire des drames, ilpropose une intrusion de l’Etat s’ap-puyant sur cette forme de violence parti-culière et ritualisée qu’est le prélèvementfiscal. Donc, dans la quatrième partie dulivre, on trouve sa proposition phare: unimpôt progressif sur le capital mondial.Très vite, il admet que c’est une utopie,mais une «utopie utile»…Et commepoursejustifier, il rappelleaupassagequeMau-rice Allais a défendu à la fin des années

1970 le principe d’un impôtsignificatif sur le capital.

Ilauraitpuégalementseréfé-rer aux physiocrates, les libé-raux du XVIIIe siècle, qui yétaient favorables. Mais c’étaitdans une logique bien différen-te. Leur but était d’inciter les

détenteursdepatrimoineà le valoriser aumieux. Pour eux, l’enjeu, dans la gestionducapital,n’estpassonvolumeetsarépar-titionmais son usage. Quand leur démar-che était d’incitation, celle de Piketty estdepunition.

Aprèsseslongsdéveloppementsécono-miques et statistiques, il aborde le problè-me de l’accumulation du capital de façonplus partisane que vraiment scientifique.

Eneffet, en théorieéconomique, si le capi-tal rapporte tant, c’est-à-dire si son prixestsiélevé,c’estqu’ilest relativementrare– ce que Piketty admet d’ailleurs plus oumoins.Sionlaissesonvolumeaugmenterdu fait du libre jeu dumarché, son rende-ment baissera, la tendance à son augmen-tation et sa concentration se corrigeront.Concrètement, prenons le cas du patri-moine immobilier. Si on considère qu’ilrapportetropauxpropriétaires, il ya troissolutions: la violenceétatiquedepremierdegré, la plus stupide, combinant blocagedes loyers et confiscation des logements;la violence étatique plus subtile, sous for-me fiscale, que recommande Piketty ; lalogique de marché qui laisse agir les pro-moteurs, les loyerssemettantalorsàbais-ser quand l’offre de logements satisfaitenfinlademande.Lesdeuxpremières,éta-tistes, conduisent à la pénurie, la troi-sièmeconduit à la croissance.

Si c’est à l’évidence sur des livres de laqualité de celui de Thomas Piketty quedoit reposer le débat entre impôt etconcurrence, constatons néanmoins unefoisencore la séductionétrangequ’exercelemalthusianismeétatisteet fiscalistesurnosplus brillants esprits…p

Piketty aborde le problèmede l’accumulation ducapital de façon pluspartisance que scientifique

«LeCapitalauXXIesiècle», sommedeThomasPiketty,metenlumièrel’aggravationactuelledesinégalitésetproposed’yremédier.Deuxéconomistes, l’unlibéral,l’autremarxiste, l’ont lupour«LeMondedeslivres»

Leshéritierssontderetour

Le Capital auXXIe siècle,deThomasPiketty,Seuil, «Les livres duNouveauMonde», 624p., 25 ¤(en librairie le 5septembre).

Thomas Piketty.FREDDUFOUR/AFP

SERGIO AQUINDO

Jean-Marc Danieléconomiste et historien

2 0123Vendredi 30 août 2013

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Desfictionspoursereprésenterlesinégalités

Dansleclimatintellectueletpoliti-queactuel, voiciun livrebienve-nu.Lestermesdudébatsontdéfi-nis dès le premier paragraphe:

l’évolution de la répartition des richessesdans le long terme et le rapport entre l’ac-cumulation de capital privé et sa concen-tration donnent-ils raison plutôt à Marx,qui annonçait leur polarisation croissan-te, ou à Kuznets, l’économiste américaindes années 1950 qui prévoyait leur atté-nuation sous l’effet de la croissance? Tho-mas Piketty se place du côté, non de lascience économique, avec sa prétention à«une scientificité supérieure aux autressciences sociales» et à une «neutralité»dans le débat politique, mais de l’écono-mie politique, «expression un peu vieil-lotte»maisdontil seréclame.Celle-cicher-

cheà réunir et analyserde façonméthodi-que des données qui aident à ce que ledébat démocratique soit mieux informéet se focalise sur les bonnesquestions.

Il tire deux grandes conclusions de sontravail. La première est qu’en matière derépartitiondesrichesses il faut sedépartirde tout déterminisme économique: sonhistoire est profondément politique. Laréductiondes inégalités observéedans lespays développés pendant une phase duXXesièclea été le produitdesguerres et dela crise de 1929, ainsi que des politiquespubliquesétabliesà lasuitedeceschocsetdes luttes sociales qui les ont accompa-gnées. Demême, la remontée des inégali-tés dans les années 1970-1980 doit beau-coup au retournement politique des der-nières décennies, notamment fiscales etfinancières.Desprocessuscumulatifss’en-clenchent où les changements dans les«représentations que se font les acteurséconomiques, politiques, sociaux de ce quiest juste et de ce qui ne l’est pas» contri-buentà«modifier le rapportde force entreeuxetàfaçonnerleschoixpolitiquesquiendécoulent». Lamort, sous les tirs de la po-lice, desmineurs de Marikana en Afriquedu Sud, en grève contre les niveaux desalaire fixés par des actionnaires basés àLondres, conduit Piketty à s’interroger :«L’affrontement capital-travail appar-tient-ilaupasséousera-t-il l’unedesclésduXXIe siècle ?» Question que « l’extrêmeconcentration de la propriété du capital»ainsi que la recherche de rendements éle-vés obligent à poser. Bonne entrée enmatièrequi encouraged’aller plus avant.

Le «capital auXXIesiècle» est étudié icicomme capital-propriété, et non commecapital-fonction (distinction importantede Marx). On n’y trouvera rien sur laconcentration, l’internationalisationde laproduction ou la mise en concurrencemondialisée des travailleurs, qui sont lesubstratdurendementducapital.Maisonsaura gré à Piketty d’inclure dans sescalculs de rendement non seulement lesprofits et les dividendes, mais aussi lesintérêts nourrissant la rente financière,ainsi que les loyers attenants à la renteimmobilière, à laquelle il prête grandeattention. Ce capital-propriété s’est accrusous l’effet cumulé du partage entre capi-

tal et travail dans un contexte de crois-sance lente, d’explosion du salaire des«super-cadres», demontéedes intérêtsetdes loyers mais aussi de la transmissionpar héritage. Le chapitre «Mérite et héri-tagedans le longterme»metce facteurenregarddesautresfacteursd’inégalité.L’ac-cumulationpatrimoniale parhéritage estredevenueimportante,et lesconseilsdon-nés par Vautrin à Rastignac (se marier àune héritière plutôt qu’étudier) ont re-trouvé leurpleinepertinence.

La seconde conclusion de Piketty estdonc que la dynamique de la répartitiondes richesses met en jeu de puissantsmécanismes qui vont bien au-delà deceuxgénéralementanalysésparlascienceéconomique. Examinés sur un siècle ouplus, on constate qu’ils poussent plutôtdans le sens de la divergence. Ce sont lesévénements particuliers du XXe siècle– guerres, grande crise, puissantsmouve-mentssociaux–quiontpermisunephasede convergence. Puisqu’il n’existe aucunprocessus spontané permettant d’éviterquelestendancesinégalitairesnel’empor-tent durablement, l’action de l’Etat a uneimportance décisive. Le livre se terminedonc par des propositions d’action publi-que. Elles sont détaillées dans quatre cha-pitres. Le premier, «Un Etat social pour leXXIesiècle»,brasseunensembletrès largede questions. La défense des retraites parrépartition s’accompagne de celle descomptes individuels, dont on est un peuétonnéd’apprendrequ’ilsaideraientà«ceque l’accumulation patrimoniale puisseégalement concerner les plus modestes».Vient ensuite un chapitre où Pikettyreprend des propositions qu’il a défen-dues depuis longtemps, à savoir le retourà l’imposition des hauts revenus auxniveaux «confiscatoires» des Etats-Unisdes années 1930. Le volet suivant est celuide« l’utopieutile»de l’impôtmondial surle capital. C’est ici manifestement quePiketty a le plus à cœur de dire queldevrait être « le rôle idéal de l’Etat».

Mais l’époque où l’économie politiquepouvait s’adresser à des princes éclairésest depuis longtemps révolue. Quand onsait le sort fait à la très modeste proposi-tion de taxe sur les transactions finan-cières («taxe Tobin»), on reste sceptiqueet on attend avec impatience le chapitresur la dette publique. Piketty nous a ditque les rapports de force sont décisifs. Onpourraitdoncpenserqu’une largemobili-sation politique pour l’annulation de ladette et la socialisation du système ban-caire soit reconnue comme un levierimportant qui desserrerait l’étau de l’oli-garchie financière? Las ! Ce serait courir lerisque «de panique bancaire et de faillitesen cascade». Nous voici donc renvoyés denouveau à un « impôt exceptionnel».Reste à saluer la clarté et l’intelligence delaprésentationdesdonnées.Surles inéga-lités, chacun a désormais les pièces enmain.p

Forum

Instrumentdemesure

Commentdessérerl’étaudel’oligarchiefinancière ?

Le Capital auXXIe sièclemobiliseromanset séries télévisées pouranalysernos représentationsdel’argent. Exemples.

Le Père Goriot.Vaut-ilmieuxétudier et trouverun bonemploi?Ou, comme le conseilleVautrinà Rastignacdans Le PèreGoriot, se contenter d’épouserunehéritière? La réponse à cettequestionvarie au fil des généra-tions, bien sûr. Pour celle néedans les années 1910-1920, com-mepour cellenée dans lesannées 1940-1950, il est plus ren-table, nous apprendThomasPiketty, de vivrede son travailquede faire unhéritage,mêmedans les 1% les plus élevés – àunecondition (et nondesmoindres):que sonemploi se situe dans les1% lesmieuxpayés. En revanche,pour les Rastignacnésdans lesannées 1970-1980, le choix devieest plus complexe: il peut êtreintéressantde faire unbonma-riage. Ils vivent en effet «entre lemonde cyniquedeVautrin (oùl’héritagedominait le travail) etlemonde enchanté des “trenteglorieuses” (où le travaildominait l’héritage)».

Les 1%deshéritages les plusélevés ainsi que les 1%desemplois lesmieuxpayés assu-rent tout demêmeunniveaudevie entre 10et 13 fois plus élevéque le niveaude vie populaire.Au tempsdeBalzac, les propor-tions étaient, pour l’héritage, de25 à 30 fois leniveaude vie popu-laire, et, pour le travail, de 10 fois.

Fait notable: si l’onmesureenpart de ressources globales,l’héritage reprend, pour la géné-rationnéedans les années1970-1980,une «importanceinconnuedepuis le XIXeeXIX siècle».

MadMen. L’Amériquea bienchangédepuisKennedy. Elle étaitencore, dans les sixties, très éprised’égalité. Entre les années1950et1970, à l’époqueoù se situe lasérie «MadMen», les Etats-Unisconnaissentmême laphase lamoins inégalitaire (économique-ment) de leurhistoire, nousapprendThomasPiketty. Leman-dat de RonaldReaganamorceungrand renversementde ten-dance. Lahaussedes inégalitéss’expliquepourune largepartpar «lamontée sans précédent del’inégalité des salaires, et enparti-

culier par l’émergencede rémuné-rations extrêmement élevéesausommetparmi les cadres diri-geantsdes grandes entreprises».Onpense à la série «Damages»,quimet en scène, dans certainessaisons, de cupides grandspatrons. Par ailleurs, cette évolu-tion s’accompagned’unenettebaissedu taux supérieur d’impo-sition sur le revenu, qui avaitlongtempsété audessus desniveauxappliqués en France.

Du côté de chez Swann.A l’épo-queoùProust signe le premiertomed’A la recherchedu tempsperdu,Paris rassembleunving-tièmede lapopulation françaisemais lequart despatrimoines.La concentrationdes fortunes estfrappante. Elle estmêmesi ex-trêmequ’il «est naturelde sedemander jusqu’oùelle aurait pumonter en l’absencedeguerre».Unsiècleplus tard, en2013, lespatrimoinesont retrouvé touteleurprospérité.Mais ils sontmoinsconcentrés: unedes leçonsdu livreest l’apparitiond’uneclas-semoyennepatrimonialequipos-sède environun tiers dupatri-moinenational.p J.Cl.

Poursuivant le travail de SimonKuznets (1901-1985) sur les Etats-Unis,dans La Part des hauts revenus dansle revenuet l’épargne (1953), premièretentativedemesure de l’inégalité,laWorld Top IncomesDatabase(WTID), dont le projet est issudespremiers travauxdeThomasPiketty,rassembleaujourd’huiune trentainede chercheursdepar lemonde.C’est la plus vaste basede donnéeshistoriques sur les inégalités de reve-nus, intégrantplus de 25 pays. Elle estaccessible en ligne.Topincomes.parisschoolofeconomics.eu

Uncontexte de croissancelente, d’explosion dusalaire des «super-cadres»,demontée des loyers…

François Chesnaiséconomiste

30123Vendredi 30 août 2013