18
DANSER AU-DELÀ DE LA DOULEUR Pierre-Emmanuel Sorignet Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2006/3 - no 163 pages 46 à 61 ISSN 0335-5322 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2006-3-page-46.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Sorignet Pierre-Emmanuel , « Danser au-delà de la douleur » , Actes de la recherche en sciences sociales, 2006/3 no 163, p. 46-61. DOI : 10.3917/arss.163.0046 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. © Le Seuil

Danser au-delà de la douleur

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Danser au-delà de la douleur

DANSER AU-DELÀ DE LA DOULEUR Pierre-Emmanuel Sorignet Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2006/3 - no 163pages 46 à 61

ISSN 0335-5322

Article disponible en ligne à l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2006-3-page-46.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Sorignet Pierre-Emmanuel , « Danser au-delà de la douleur » , Actes de la recherche en sciences sociales, 2006/3 no 163, p. 46-61. DOI : 10.3917/arss.163.0046--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil.© Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 2: Danser au-delà de la douleur

Cet article est disponible en ligne à l’adresse :

http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ARSS&ID_NUMPUBLIE=ARSS_163&ID_ARTICLE=ARSS_163_0046

Danser au-delà de la douleur

par Pierre-Emmanuel SORIGNET

| Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales

2006/3 - 163ISSN 0335-5322 | ISBN 2-02-084027-8 | pages 46 à 61

Pour citer cet article : — Sorignet P.-E., Danser au-delà de la douleur, Actes de la recherche en sciences sociales 2006/3, 163, p. 46-61.

Distribution électronique Cairn pour Le Seuil.

© Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 3: Danser au-delà de la douleur

46

AVANT LA CHUTE. L’esthétique des lignes naît de la technique du danseur qui va jusqu’au bout de la torsion pour atterrir en fin de parcours sur le dos.

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 46

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Claire
Page 4: Danser au-delà de la douleur

«Il m’est arrivé de danser sur du béton. Dans mon soloj’avais un passage où je faisais un saut périlleux avantd’arriver à plat sur le dos. Je le faisais. L’essentiel estque le corps soit prévenu, après ton corps il s’ajuste,il faut juste lui faire confiance. C’est intéressant de tra-vailler sur des matières comme celles-là. C’est un vraidéfi » (Damien, 41 ans, 21 ans d’expérience).

Parler de la santé dans un métier où le corps est l’ins-trument de travail central semble à première vue évi-dent. La dimension sanitaire de l’activité des danseurs1

reste cependant largement inexplorée et dissociée desproblématiques liées à l’activité professionnelle. Si lacommunauté des « artistes » est davantage susceptiblede se sentir en bonne santé, « plus que normal » et«capable de suivre de nouvelles normes de vie»2, le tra-vail artistique représente les propriétés sociales posi-tives du travail (investissement créatif, reconnaissance,épanouissement de soi), conditions de la bonne santé3.La danse classique représente un corps éternellementjeune et sain, tandis que la danse contemporaine n’hé-site pas à mettre en scène des corps malades, tordus,abîmés par la vie4. Aussi les problèmes de santé liés àl’exercice du métier ne sont niés a priori ni par les dan-seurs, ni par les chorégraphes-employeurs (même si cesderniers ont davantage intérêt à minimiser la blessure).Alors que les conditions nécessaires sont réunies pourque les danseurs puissent construire leur santé dans leurtravail, les atteintes à la santé sont répétées et inscritesdans la socialisation professionnelle.

Ce paradoxe renvoie tout d’abord à la dimensionexpressive du métier, qui permet de comprendre lerapport du danseur à sa santé. L’investissement dansle présent, le désintéressement sont les preuves ducaractère incoercible de la vocation : la souffrance ducorps au même titre que la pauvreté peut apparaîtrecomme un stigmate électif. Ainsi, endurer desatteintes à l’intégrité physique participe des réassu-rances narcissiques nécessaires à l’entretien et aumaintien de la vocation de danseur. De plus, lesrisques traumatiques et psychologiques ne sont pasverbalisés sous l’angle de la problématique des condi-tions de travail et de la santé. La difficulté à problé-matiser la santé de manière collective tient sans douteau statut d’emploi particulier des danseurs, fondé surle mode de la vocation et des contraintes du marchéen partie déniées5 : telle est la condition pour pré-server le rapport enchanté au métier qui favorise l’in-tériorisation des intérêts artistiques des chorégraphes.Le danseur a un intérêt moral à participer à sa situa-tion de travail et à l’entretien de son capital corpo-rel. Dans un second temps, on verra que la condi-tion de préservation de l’instrument de travail résidedans la rationalisation de son entretien mais aussidans la reconnaissance du caractère asymétrique dela relation employeur/employé qui se joue entre lechorégraphe et ses interprètes [voir encadré « Méthode

d’enquête » p. 49 et encadré « Morphologie sociale des

danseurs », p. 50].

47

Pierre-Emmanuel Sorignet

Danser au-delà de la douleur

1. Cette enquête concerne essentiellementles danseurs contemporains qui représen-tent selon le Département des études etde la prospective (DEP) du ministère de laCulture et de la communication près de lamoitié des intermittents.

2. Michel Gollac et Serge Volkoff, LesConditions de travail, cite Yves Clot, citantGeorges Canguilhem, Paris, La Découverte,2000.3. Christian Baudelot et Michel Gollac,Travailler pour être heureux ? Le bonheur

et le travail en France, Paris, Fayard, 2003.4. Sylvia Faure, Apprendre par corps, Paris,La Dispute, 2000.5. La précarité consubstantielle au métierdétermine les rapports de force écono-mique et symbolique entre le chorégraphe

et les danseurs. Pierre-Emmanuel Sorignet,« Un processus de recrutement sur unmarché du travail artistique : le cas de l’audi-tion en danse contemporaine », Genèses,57, 2004, p. 64-88.

ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 163 p. 46-59

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 47

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 5: Danser au-delà de la douleur

Douleur et vocation

Les conditions de travail des danseurs sont naturali-sées au point de rendre difficile la construction deleur santé comme un enjeu professionnel. Le dangerqu’il peut y avoir à danser sur du béton apparaît ainsisous l’angle de l’expérimentation propre au travailde recherche artistique, et témoigne même d’uneforme de plaisir de la performance, de la découvertede nouvelles sensations6. Les répétitions dans desconditions difficiles sont courantes (sol inadapté à ladanse, salle non chauffée et courants d’air qui pro-voquent des risques de claquage musculaire). Le mor-cellement du temps de travail peut entraîner desrisques de blessures7. Danser 45 minutes puis ne plusdanser pendant deux heures puis reprendre à fondtout de suite, requiert de maintenir le corps dans unerelative disponibilité. De même, l’épuisement phy-sique et nerveux des périodes de répétitions peut faire« céder » le corps.

L’état de santé agit en retour sur la façon de tra-vailler. Le danseur sollicite davantage une autre par-tie de son corps pour ménager la partie blessée maiscela peut occasionner de nouvelles blessures. Lesmaux que peuvent rencontrer les danseurs le long deleur vie professionnelle ne sont pas seulement d’ordrephysiologique mais concernent aussi l’équilibre psy-chique si l’on considère la santé dans son acceptionétendue. La violence de la reconversion, souvent mar-quée par la prise de conscience du vieillissement ducorps, la confrontation aux périodes de précarité, l’ab-sence de perspective sont des facteurs de fragilisationpsychologique. Les périodes de recherche d’emploireprésentent souvent pour les danseurs, en particu-lier les plus âgés, des moments douloureux de remi-se en question de leur engagement artistique8 qui peu-vent se traduire par des dépressions, voire dessomatisations. De plus, les périodes d’inactivité pro-longées sont aussi des périodes de fragilisation éco-nomique et l’absence d’entretien régulier du corpslorsque le danseur ne peut pas se payer de cours pré-dispose davantage à des blessures lors de la reprise,qui se fait souvent sur un mode intensif.

L’activité même d’interprète dans le cadre d’uncollectif de travail est sujette à des moments de douteet de remise en cause qui dégradent parfois l’équilibrepsychique. De même, le fait de devoir « donner desoi » pendant les phases d’improvisation peut être

épuisant tant physiquement que psychiquement.Enfin, les périodes qui succèdent à la communion col-lective de la création apparaissent souvent commemoins intenses. Les phases de décompression psy-chologique sont alors fréquentes. Un des principauxparadoxes de la danse est qu’il s’agit d’utiliser soncorps sans l’user9 afin de l’inscrire dans la durée et desavoir gérer une douleur inhérente à une professionoù la plupart des apprentissages se font dans laconscience de l’effort à fournir pour obtenir des com-pétences physiques spécifiques et adaptées auxdemandes des chorégraphes. L’acceptation de la dou-leur est inhérente à la pratique professionnelle. Lescourbatures, l’échauffement des tendons, le mal dedos, la fatigue physique sont des maux quotidiens ren-contrés par le danseur en répétition.

«Quand je rentre le soir, j’ai mal partout, je ne sensplus mes bras avec les portés que l’on fait. J’ai mal audos. Mais le matin, c’est pire quand le corps est froid.J’ai du mal à sortir du lit. De toute façon, ça passera »(Emmanuel, 35 ans, 13 ans d’expérience).

Certains styles de danse requièrent des dispositionsà la prise de risque, alternant les percussions au sol etdes sauts à la limite de l’acrobatie, entraînant chez lesdanseurs des traumatismes plus ou moins importants.Comme chez les virtuoses du piano « admettre la pos-sibilité de la douleur dans le curriculum est risqué.Dans la routine de la pratique, la douleur apparaît touten étant simultanément déniée, perçue comme néces-saire10 ». Le corps s’habitue, il se crée un quotidien dela douleur et de la fatigue. Apprendre à supporterl’épuisement du corps peut même être vécu commeune satisfaction professionnelle, comme en témoignentces notes de terrain :

« Je débute la création avec L. Il me demande defaire un solo uniquement composé de chutes. Durantles deux premières semaines, mon corps va être cou-vert de bleus et le soir mes jambes sautent toutes seulesdans le lit. Progressivement, les bleus vont disparaîtreet ce qui me paraissait insurmontable devient facile.Mon corps semble avoir compris la façon d’arriver surle sol pour se protéger mais il s’est aussi endurci. »

Tout comme les athlètes de haut niveau, qui pas-sent pour des modèles d’excellence en matière decondition physique, les danseurs souffrent en perma-nence de blessures et de douleurs (mal de dos, petitesentorses, articulations bloquées que l’on débloquerégulièrement d’un coup sec, tendinites chroniques).

48

Pierre-Emmanuel Sorignet

6. On retrouve le même rapport « sensuel »à l’expérience corporelle poussée à sa limitechez les boxeurs étudiés par Loïc Wacquant(“The pugilistic point of view: how boxersthink and feel about their trade”, Theory andSociety, vol. 24, 4, août 1995, p. 489-535).

7. Damien Cru et Serge Volkoff, « La diffi-cile construction de la santé au travail »,Revue de l’IRES, 20, 1996.8. Pierre-Emmanuel Sorignet, « Sortir d’unmétier de vocation, le cas des danseurscontemporains», Sociétés contemporaines,

56, 2004, p. 111-133.9. Loïc Wacquant signale le même impéra-tif pour le boxeur (« Corps et âme : notesethnographiques d’un apprenti-boxeur »,Actes de la recherche en sciences sociales,80, novembre 1989, p. 33-67).

10. Robert Alford et Andras Szanto,«Orphée blessé. L’expérience de la douleurdans le monde professionnel du piano »,Actes de la recherche en sciences sociales,110, décembre 1995, p. 56-65.

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 48

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 6: Danser au-delà de la douleur

49

Danser au-delà de la douleur

Cette recherche repose sur une thèse réalisée entre1997 et 2001 sur le métier de danseur contemporain1.Ce travail a été poursuivi ces dernières années en enquê-tant sur des aspects plus spécifiques comme le rapportà la santé. Les résultats de l’enquête par questionnaireont été médiocres et ses données ne sont pas au fon-dement de l’argumentation, qui repose essentiellementsur une enquête par observations, entretiens et surtoutpar la participation au travail de danseur au sein descours de danse et dans des compagnies de dansecontemporaine2. J’ai suivi une formation à la danse clas-sique et à la danse contemporaine pendant près de 15ans tout en ayant des engagements avec des compa-gnies de danse contemporaine. Identifié comme danseuret comme chercheur, j’ai pu utiliser ces deux identités,faisant varier ainsi la définition implicite de la relationd’enquête. Dans les entretiens enregistrés, en moyennede deux heures et trente minutes (certains font parfoisquatre heures), les danseurs interviewés voyaient uneoccasion – un peu solennelle – de faire un bilan de leurparcours avec une personne à la fois assez proche etassez éloignée pour pouvoir construire avec son aide undiscours réflexif. Dans d’autres cas, l’oubli momentanépar les enquêtés de ma position particulière (certainssont devenus des amis au cours de l’enquête) a permisd’avoir accès à des sphères plus intimes de leur vie etde leur trajectoire (l’utilisation du magnétophone sem-blait alors inopportune). Soixante et onze entretiens enre-gistrés ont été réalisés entre 1997 et 2005. Les répé-

titions d’entretiens informels sur près de dix ans avec unnoyau d’enquêtés d’une vingtaine de personnes ainsi queles multiples observations faites aussi bien dans l’espa-ce professionnel que privé permettent de réunir des don-nées sur la façon dont les danseurs contemporainsconstruisent leur rapport à la santé. Les observationsont été réalisées aussi bien dans les lieux d’exercice dela profession (les vestiaires des cours de danse, les audi-tions, les répétitions, la scène) qu’au domicile, dans leschambres d’hôtels après un spectacle. Plusieurs desentretiens cités dans ce papier ont été collectés à desmoments différents de la carrière des danseurs3, d’autressont issus de discussions informelles. Le caractère fami-lier de ma présence sur la durée a autorisé la multipli-cation des « situations de parole4 ».

1. Pierre-Emmanuel Sorignet, « Le métier de danseur contemporain », thèsede doctorat sous la direction de Gérard Mauger, Paris, EHESS, 2001.2. J’ai travaillé en tant que danseur dans des compagnies contemporainesessentiellement après ma thèse. Une première fois durant l’été 2003, unedeuxième fois durant l’été 2005.3. Le nombre d’années d’expérience professionnelle est indiqué en réfé-rence à 2005.4. Olivier Schwartz souligne que « l’intérêt d’une enquête de longue duréeest de multiplier ce que l’on pourrait appeler les “situations de parole” (…)l’enquête déclenche aussi des “paroles privées”, elle peut ouvrir un accèsà la dimension de l’intime et faire émerger des régions subjectives de l’ex-périence vécue, par où l’on peut se frayer un chemin pour tenter de com-prendre le rapport des individus à leur vie et ce qu’ils y mettent en jeu »(L’Empirisme irréductible, postface au Hobo, Nels Anderson, Le Hobo/Sociologie du sans abri, Paris, Nathan, 1993. Sur la question de la fami-liarité dans l’enquête ethnographique, voir le travail de Nicolas Renahy, LesGars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte, 2005).

Méthode d’enquête

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 49

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 7: Danser au-delà de la douleur

50

Pierre-Emmanuel Sorignet

Les enquêtes statistiques sur la population des danseursse heurtent à la question de la définition même de la caté-gorie « danseurs » et à la difficulté de définir des sous-catégories suffisamment explicites pour le traitementstatistique. Ces enquêtes, inscrites dans une perspecti-ve d’évaluation des politiques culturelles, reflètent la volon-té d’un certain nombre de responsables (au sein desministères et des syndicats) de mesurer l’évolution d’unepopulation dont l’essor a été encouragé par les politiquesd’aide à la création au début des années 1980. Seul leDépartement des études et de la prospective du minis-tère de la Culture et de la communication, s’appuyantsur les données de la caisse Congés spectacles et lesfichiers de l’ANPE, livre un panorama rigoureux, réguliermais restreint de la population chorégraphique (DEP,1998 et 2003). D’après l’enquête publiée partiellementen novembre 2003, on peut dresser un panorama de laprofession de danseur1.– Sur les quinze dernières années la population des dan-seurs a connu une forte croissance de ses effectifs. Oncompte environ 5 000 danseurs salariés permanents(10 %) ou intermittents (90 %). Ils représentent le troi-sième groupe professionnel derrière les comédiens(25 000 environ) et les musiciens (30 000 environ). Leseffectifs des intermittents ont triplé entre 1987 (1 400danseurs intermittents) et 2000 (4 300). L’emploi per-manent dépend d’une douzaine d’institutions, essentiel-lement concentrées autour de la danse classique.L’emploi intermittent est dispersé sur un très grandnombre d’employeurs (4 500 en 2000). Près de la moi-

tié des intermittents se produisent essentiellement endanse contemporaine.– Les salaires les plus élevés pour les danseurs demeu-rent nettement inférieurs à ceux des autres professionsartistiques. Un danseur intermittent sur cinq déclare unrevenu annuel global inférieur à 7 622 ! (50 000 F) en2001.– La profession de danseur est très féminisée, particu-lièrement chez les intermittents (68 % de femmes). C’estune population jeune dont la moyenne d’âge se situe à29 ans pour les permanents et à 32,5 ans pour les inter-mittents (la moyenne d’âge des comédiens et musiciensintermittents est de 38 ans). Cependant on constatedepuis ces quinze dernières années un certain vieillis-sement de cette population : les plus de 40 ans repré-sentaient en effet 8 % des intermittents en 1987 et plusdu double en 2000 (20 %).– La population des danseurs se caractérise par la placeimportante qu’occupent en son sein les enfants de pro-fessionnels du spectacle, d’une part, et ceux des cadreset professions intellectuelles supérieures (45% des inter-mittents et 55 % des permanents), d’autre part, ce quifait des danseurs une catégorie de population sur-dotéeen capital culturel. Une majorité de danseurs est titulai-re d’un diplôme égal ou supérieur au baccalauréat, tan-dis qu’un danseur intermittent sur cinq est titulaire d’undiplôme de 2e et 3e cycles.

1. Bulletin du Département des études et de la prospective, « Les dan-seurs », Développement culturel, 142, novembre 2003.

Morphologie sociale des danseurs

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 50

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 8: Danser au-delà de la douleur

La douleur n’est pas saisie comme un signal d’alertemais un obstacle à surpasser. Cependant, à la diffé-rence des premiers qui, interrogés en fin de carrière,avouent « entretenir un rapport opaque avec leurcorps11 », les danseurs ont à cœur de souligner leurcompréhension des mécanismes corporels, sorte descience constituée par la pratique et le travail d’ob-jectivation demandé par la danse contemporaine. Eneffet, la « prise de conscience du corps » et l’impor-tance accordée au danseur dans le discours de la dansecontemporaine française du début des années 1980impliquent une attention plus grande à la souffranceet au risque de blessure, attitude relayée par l’influencede certains arts martiaux (qui nécessitent un contrôlede soi et une écoute du corps) et de la pédagogie àl’œuvre dans la plupart des écoles de danse contem-poraine. Le rapport au corps promu par la dansecontemporaine se distingue ainsi de celui pratiqué parles danseurs classiques12. Mais l’impératif de créationconcentré sur le chorégraphe et la gestuelle de plus enplus risquée, intégrant des chutes et des acrobatiesdans le travail du danseur, aboutissent en pratique àun véritable paradoxe perceptible dans les discoursdes chorégraphes et dans la pratique professionnelledes danseurs :

« Le travail avec Jim Derbus était très physique etje le savais dès le début, d’ailleurs c’est ça qui me plai-sait et que je recherchais… je me suis aperçu, en arri-vant, que tous les danseurs étaient blessés. Les chutes,les prises de risque en répétition et en spectacle étaienttrès importantes. En même temps il nous poussait àça parce que c’est la caractéristique de sa danse. Il étaittrès bizarre. Des fois il faisait très attention à nous, ilnous disait de ne pas nous abîmer, de respecter notrecorps, il était même aux petits soins du genre “Olivierfait attention à ton dos aujourd’hui” et le lendemain ilpouvait me faire bosser jusqu’à minuit en me faisantrefaire cent fois les mêmes choses » (Olivier, 30 ans,huit ans d’expérience).

Il s’agit de « pousser le corps » pour remplir plei-nement son rôle d’interprète, trouver sa place au seind’une équipe et s’attirer la considération du choré-graphe. Mettre en jeu son corps de façon excessivefonctionne en même temps comme une réassurancede la vocation initiale et permet d’engranger les pro-fits narcissiques liés au « dépassement de soi » dans leprocessus de création. L’une des façons de parler dela douleur voire même de la blessure est d’en faire l’expression d’un engagement dans le travail de créa-

tion, dans l’adhésion au projet artistique et /ou au cha-risme du chorégraphe, éprouvée jusque dans la souf-france du corps. Ainsi Olivier poursuivant son témoi-gnage explique « qu’avec Jim, c’est clair que tu bosses.Ce n’est pas un amateur, il sait ce qu’il fait et il va jus-qu’au bout et il nous embarque avec. Pour certains,c’est dur mais de toute façon pour travailler avec lui,tu es obligé d’être à fond ».

De même Lule évoque son recrutement chez ChloéLarivière, chorégraphe réputée, où blessé à la main, ilterminera l’audition à l’hôpital, infecté : «Elle est venuem’annoncer, elle-même, qu’elle me prenait dans la com-pagnie. Elle avait compris que j’étais prêt à tout pourdanser avec elle, que je pouvais aller chercher loin enmoi. C’est de toute façon ce qu’elle attend des dan-seurs qui travaillent dans la compagnie». Tenir la dou-leur fait partie des compétences professionnelles desdanseurs. Parfois, être prêt à faire subir à son corpsdes contraintes violentes s’inscrit plus profondémentdans la soumission à la dimension « révolutionnaire »de la révélation du travail d’un chorégraphe, dont lafigure charismatique « impose la soumission intérieu-re à ce qui n’a encore jamais été, à l’absolument sin-gulier, à ce qui est divin parce que singulier13 » et pro-voque une « metanoia centrale dans l’esprit desdominés» selon les termes de Max Weber. C’est ce queprécise Romain, 39 ans, 20 ans d’expérience, danseurdepuis dix ans dans la compagnie de Chloé Larivière :« Quand je suis arrivé chez Chloé, j’ai compris quej’avais tout à réapprendre. Cela a été un vrai choc,c’était une gestuelle difficile, technique, je répétais jus-qu’à l’épuisement, jusqu’à hurler de douleur pour memettre au niveau des autres mais surtout parce que jesentais que je touchais du doigt quelque chosed’unique ».

Les comportements assimilables au « dopage »(prendre des cachets pour calmer le trac avant d’en-trer en scène, prendre des anti-inflammatoires poursupporter la douleur durant le temps de la représen-tation, etc.) peuvent être ainsi resitués dans la logiquede l’individu tendu vers l’instant où tous les sacrificesconsentis trouvent leur rémunération symbolique forte :le moment de la scène qui permet l’expression d’unmoi travaillé par la danse. La plupart des danseursinterviewés évoquent des représentations où ils se sontproduits les uns avec une entorse ou un problème arti-culaire handicapant, les autres alors qu’ils avaient lagrippe. L’entre-soi constitué des danseurs, du choré-graphe mais aussi de tous les corps de métier qui

51

Danser au-delà de la douleur

11. Jacques Defrance, Sociologie du sport,Paris, La Découverte, 1995, p. 54.12. Sylvia Faure souligne qu’à « l’opposédes élèves de danse contemporaine, lesélèves de danse classique considèrent le

corps comme un capital issu d’un constantcontrôle de soi, engageant l’acceptation dela souffrance physique (avoir des courba-tures douloureuses étant fréquemment perçucomme le signe que l’on a bien et beaucoup

travaillé) » (S. Faure, op. cit., p. 76).13. Citation de Max Weber dans Wirtschaftund Gesellschaft, 5e éd. de JohannesWinckelmann, Tübingen, Mohr, 1972, p. 657 reprise de Isabelle Kalinowski,

Leçons wébériennes sur la science et lapropagande, in Max Weber, La Science,profession et vocation, nouvelle traductionde Isabelle Kalinowski, Marseille, Agone,2005, p. 130.

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 51

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 9: Danser au-delà de la douleur

participent au travail de représentation (costumier,technicien son et lumière, scénographe, etc.) valorisele sens du devoir « artistique ». Surmonter sa blessureet se produire en scène est au principe de l’affirmationd’une solidarité professionnelle mais définit surtout lemétier comme « métier à risque », confortant ainsi lavaleur distinctive de la vie d’artiste.

Emmanuel raconte ainsi une première, faite avecun épanchement de synovie au genou : « Il était horsde question que je ne fasse pas la première, en plusPaul Ledur (le chorégraphe) avait centré le spectaclesur mon personnage. Les programmateurs s’étaientdéplacés, il y avait toute ma famille et j’avais trop bossépour laisser tomber… Je suis allé voir un médecin quim’a injecté un calmant et un anti-inflammatoire et lesoir je dansais… ».

La dimension collective du travail artistique estrenforcée par la rareté des diffusions dans la dansecontemporaine. C’est ce que souligne Mélanie quiévoque la transgression à la logique quasi sacrée d’as-surer la représentation publique selon les termes deGoffman : « Les dates (de représentations) sont telle-ment rares. Il y a trop d’investissement, il y a trop degens qui ont bossé. Tu peux pas ne pas être là. Tu nepeux pas annuler. Cela devient presque sacré, tu nepeux pas annuler, c’est trop de travail ». La contrain-te économique n’est pas niée par les danseurs inter-rogés mais elle apparaît minorée dans leurs discourspar l’importance accordée au maintien de la repré-sentation. La scène actualise à chaque fois l’enchan-tement initial. Un trop grand désenchantement marquele début de la sortie du métier14 : « Le spectacle, celareste le moment magique. Pour ce moment, on est prêtà supporter des galères. On sait aussi que cela va êtrede la nourriture pour les mois à venir » (Mélanie, 28ans, neuf ans d’expérience).

Enfin, sur scène le caractère douloureux et handi-capant de la blessure disparaît (du moins dans le dis-cours rétrospectif des danseurs interrogés), comme sila scène fonctionnait comme un rituel religieux.L’individu est alors porté par le groupe et l’interactionavec le public. Les mouvements réalisés sont l’ex-pression d’une « force collective15 » qui dépasse les par-ticularités de chacun.

Damien évoque ses expériences : « J’ai dansé alorsque j’avais la chiasse. Pendant que je dansais, tu n’ypenses plus. Quand tu es sur scène, tu oublies tout. Tuflippes avant d’aller en scène. Je n’ai pas pensé ne pasfaire le spectacle. J’ai aussi dansé avec une cheville

avec les ligaments cassés. Tu t’arranges pour. Le spec-tacle doit se faire de toute façon. C’est un respect del’œuvre pour le public. Sur scène tu as l’adrénaline,quand tu bouges, tu sautes tu as moins le temps depenser à tes bobos » (Damien, 41 ans, 21 ans d’expé-rience).

Danser sur scène quoiqu’il en coûte fait partied’une forme d’éthique professionnelle du danseurcontemporain qui trouve son fondement dans la voca-tion artistique et dans les gratifications symboliquesqu’elle procure.

Rapport à la douleur et origine socialeSi l’on suit Luc Boltanski, c’est dans les catégories popu-laires que ce qu’il appelle « les sensations morbides »sont le moins « acérées16 » : d’une part, en raison duniveau d’instruction qui limite l’appropriation du lan-gage légitime pour exprimer ces sensations (la compé-tence médicale), d’autre part parce qu’être blessé est unvéritable «drame» pour celui qui ne dispose que de saforce de travail pour vivre17. Or la population des dan-seurs enquêtés ainsi que celle recensée par le DEP sontessentiellement enfants d’«artistes» ou de cadres supé-rieurs et professions libérales. De plus, chez les inter-mittents qui absorbent la grande majorité des danseurscontemporains, le niveau d’études supérieures est rela-tivement plus élevé que chez les permanents (plutôt ducôté de la danse classique)18. Les danseurs se rappro-chent ainsi davantage des catégories aisées et plus par-ticulièrement cultivées19 que des catégories populaires.Paradoxalement, le rapport au corps et plus précisémentà l’expression de ses maux est davantage orienté vers laverbalisation que la dénégation. Si dans leur rapport aucorps quotidien les danseurs se rapprochent davantagedes milieux populaires que de leurs homologues sociauxqui occupent d’autres professions, l’accès à la verbali-sation des sensations morbides diffère néanmoins desmilieux populaires et marquent l’appartenance à un uni-vers fortement doté en capital culturel. Ainsi les per-ceptions du sens commun qui relient mécaniquementla pratique corporelle à la classe sociale ne permettentpas d’appréhender la complexité « des affinités qui, àun moment donné, se tissent entre des sports pris avecleurs caractéristiques différentielles et des cultures declasse20». On considérera plutôt qu’à travers la pratiqueprofessionnelle de la danse se jouent des fonctions d’ex-pression et d’identification par lesquelles des individusaux propriétés sociales diversifiées ajustent leur rapportau corps et ainsi leur appartenance sociale.

52

Pierre-Emmanuel Sorignet

14. P.-E. Sorignet, « Sortir d’un métier devocation… », op. cit.15. Émile Durkheim, Les Formes élémen-taires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1968,p. 330.

16. Luc Boltanski, « Les usages sociauxdu corps », Annales ESC, 26, janvier-février1971, p. 211.17. Ibid., p. 219.18. DEP, 2003.

19. Pierre Bourdieu parle dans LaDistinction de «petite bourgeoisie nouvelle »pour caractériser cette fraction de la popula-tion issue des classes supérieures maisqui ne disposent pas du capital économique

ou scolaire équivalent à ceux des parents(Pierre Bourdieu, La Distinction. Critiquesociale du jugement, Paris, Minuit, coll. «Lesens commun », 1979, p. 426.

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 52

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 10: Danser au-delà de la douleur

Le suivi des enquêtés sur plus de dix ans permet desaisir comment s’imbriquent socialisation primaireet rapport à la douleur au cours de la socialisationprofessionnelle. Lule, 42 ans, fils de maçon a com-mencé la danse à 18 ans avec un passé de sportif(gymnastique et football). Aujourd’hui même s’il s’estcomposé son entraînement personnel, basé sur desarts martiaux, il ne prend plus de cours depuis desannées. Il est capable de danser dans des situationsoù son corps est blessé. Il rappelle fréquemment sonadolescence où, déscolarisé, il allait faire des chan-tiers avec son père. Abdellah, 31 ans, 11 ans d’ex-périence, fils d’ouvrier passé par le CNDC21, l’unedes principales écoles supérieures de danse contem-poraine, a commencé la danse à 15 ans. Il ne prendpas de cours quotidien. Il se repose (selon l’un deschorégraphes qui l’emploient) sur ses « extraordi-naires facilités physiques ». L’exploitation de la forcephysique davantage que la technique, l’autodidaxierevendiquée (qui est toute relative puisque que Luledisposait d’un capital corporel déjà prédisposé par lesport et qu’Abdellah est passé par une institution deformation) sont communément avancées pour signa-ler la dimension « populaire » des pratiques corpo-relles. Ce sont aussi des propriétés que l’on retrouvechez la plupart des danseurs hommes qui sont venustard à la danse et ont un passé sportif avant la danse.Enfin, on peut faire l’hypothèse que les dispositionsphysiques et la prise de risque représentent une formede distinction pour les danseurs qui ne sont pas pas-sés par les formations académiques. Ainsi Emmanuel,35 ans, 13 ans d’expérience, ancien sportif de hautniveau (volleyeur), fils d’un petit entrepreneur etd’une mère institutrice, raconte plusieurs épisodesoù il a dansé blessé avec l’aide d’anti-douleurs. Il adébuté la danse à 20 ans, s’appuyant sur l’enduran-ce et la puissance physique développées par son passésportif. Est-ce pour autant que l’origine sociale nejoue pas dans les façons d’appréhender et surtout detraiter la douleur ?

La qualité première des danseurs masculins quiviennent de milieu populaire réside dans une puis-sance physique, une disposition à la prise de risquequi est transposée de l’univers populaire à celui dela danse. Cela constitue leur seule ressource dans cetunivers professionnel qui repose en partie sur l’ap-prentissage de la dénégation de la douleur. Lule aconstruit son rapport au corps dans le prolongementd’un rapport au travail qu’il a développé au cours de

son adolescence sur les chantiers où l’emmenait sonpère et qu’il a continué à faire au coup par couplorsque son métier de danseur ne lui permettait pasde subvenir à ses besoins et ceux de sa famille. Ilcontinue à entretenir avec son corps un rapport quel’on peut qualifier de « populaire » sur la partie « prisede risque » et endurance à la douleur. Ainsi, il estquasi alcoolique et n’hésite pas à danser un solo trèsphysique le lendemain d’une bonne « cuite » expri-mant par là une persistance à se référer à une virili-té populaire. Cependant, la constance d’un ethospopulaire ne doit pas cacher les modifications desdispositions issues de sa socialisation au monde dela danse. Il fréquente les acupuncteurs ou les ostéo-pathes, et pratique régulièrement le Qi Gong, autantd’exercices d’entretien du corps qui signalent ladétention d’un capital culturel qui le classe vers lehaut de l’échelle sociale. De même, pour Abdellahqui a un rapport au corps fondé sur la puissance phy-sique (il fait de la musculation dans un club pourprendre du volume) et sur la tolérance extrême à ladouleur (il danse avec une hernie cervicale jusqu’àce que le médecin l’arrête de force). Cependant dansle processus de rationalisation propre aux danseursqui s’inscrivent dans la durée et qui occupent déjàdes positions légitimes et relativement stables (il estdanseur en Centre chorégraphique national – CCN),il emploie les catégories légitimes de la santé (soncompagnon est médecin22), et développe un discourssur la nécessité de faire dorénavant un usage plus rai-sonnable de son corps. C’est parce qu’il a les res-sources pour tenir ce type de discours et le suivre enpratique qu’il peut envisager autrement son rapportau corps. Au contraire Lule, plus âgé, plus instableprofessionnellement, a moins de ressources pour sedissocier d’un corps « populaire » qui constitue en finde parcours professionnel la seule ressource dont ildispose.

Emmanuel a accepté dans son début de carrièredes prises de risques physiques entraînant des bles-sures fréquentes. Il refuse aujourd’hui à 35 ans de semettre en danger. Il joue davantage sur un registre qu’ilqualifie « d’humoristique et poétique », montrant encela sa capacité à mobiliser des ressources expressivesdavantage détachées de la virtuosité physique. Sa rela-tive stabilité économique lui permet ainsi de faire varierses ressources, renvoyant la prise de risque et le sacri-fice corporel du côté des droits d’entrée sur le marchédu travail de la danse.

53

Danser au-delà de la douleur

20. Charles Suaud, « Sports et esprit decorps : système des sports, rapports aucorps et productions d’identité », Sport, letroisième millénaire. Compte rendu dusymposium international, Québec, 21-25

mai 1990, Sainte-Foy (Québec), Pressesde l’Université Laval, 1990.21. Centre national de danse contemporaine,principale «grande école» de danse contem-poraine avec le Conservatoire de Paris.

22. L’homosexualité fonctionne ici commeun facteur de mobilité sociale. PierreEmmanuel Sorignet, « La construction desidentités sexuées et sexuelles au regardde la socialisation professionnelle : le cas

des danseurs contemporains », Sociologiede l’art, opus 5, 2004, p. 11-35.

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 53

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 11: Danser au-delà de la douleur

54

USURE ORDINAIRE. Un moment de pause, les pieds en l’air, râpés par les nombreuses glissades sur le sol.

Pierre-Emmanuel Sorignet

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 54

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Claire
Page 12: Danser au-delà de la douleur

55

PRISE DE RISQUE. Le danseur vient de prendre son saut alors qu’il était assis sur la chaise, sur laquelle il doit ensuite retomber piedsjoints. La prise de risque disparaît derrière l’esthétique du saut et l’apparente aisance avec laquelle la réception est assurée.

Danser au-delà de la douleur

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 55

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Claire
Page 13: Danser au-delà de la douleur

L’invisibilité du lien santé travailL’injonction à la prise en charge individualisée de l’en-tretien de l’instrument de travail, intériorisée aussi bienpar les chorégraphes-employeurs que par les danseurs-employés, signale la difficulté à problématiser la santéau travail de manière collective. La responsabilité juri-dique de l’employeur est difficilement invoquée dansla mesure où celui-ci est parfois dans une situationaussi précaire que ses danseurs. De plus, l’individua-lisation des trajectoires consubstantielle au registre dela vocation propre aux métiers artistiques, renforcéepar la multiplicité des employeurs et les contraintespour l’insertion et le maintien dans le régime de l’in-termittence du spectacle, limite les dispositions despersonnes à penser collectivement la question de l’en-tretien du capital corporel. Entretenir son capital cor-porel suppose une relative aisance financière ; et definancer régulièrement des cours, essentiellement enpériode hors travail23. L’accès au régime d’indemni-sation de l’intermittence du spectacle permet d’accé-der à des cours à moindre coût, d’être financé par desorganismes d’aide à la formation pour faire des stagesavec des chorégraphes qui viennent transmettre unetechnique corporelle. Cependant la précarité de l’em-ploi conjuguée à la fatigue physique après les périodesde création, fait que de nombreux danseurs ne pren-nent pas de cours régulièrement hors période de tra-vail. Ce faisant, l’insuffisance d’entraînement prédis-pose à la blessure lors des reprises intensives du travail.

Les rapports chorégraphe-employeur / danseur-employé se combinent avec la logique de vocation24

propre à l’engagement et au maintien dans un métierartistique marqué par la précarité. Le rythme de tra-vail, fait d’échéances précises qu’il faut tenir (pre-mières, diffusions), et la personnalisation de la choré-graphie font que le danseur hésite à s’arrêter, d’autantplus qu’il a rarement des doublures, comme c’est lecas dans les grandes compagnies classiques où deuxdanseurs apprennent un même rôle. Sa difficulté à semettre en arrêt maladie, sa propension à attendre ladernière extrémité, c’est-à-dire lorsque son état phy-siologique ne lui permet plus de bouger sur le plateau,tout cela éclaire les arbitrages faits par le danseur entrela blessure, la contrainte du marché et la croyance detous dans le fait que le jeu vaut d’être joué.« L’année dernière je me suis fait une inflammation dela voûte plantaire, je ne pouvais pas poser la voûteplantaire. (…) Je suis allée voir mon ostéo, pas unmédecin. Je me suis arrêtée une semaine, je suis alléeaux répétitions sans danser. Je ne me suis pas mise en

arrêt parce que c’est super compliqué avec la sécu.Marion (la chorégraphe) a été cool, elle m’a rien enle-vé sur mon salaire mais elle m’a dit de venir aux répé-titions. Venir aux répétitions c’est assister et partici-per autrement au groupe. Je flippais au retour de nepas retrouver ma place. Je flippais de prendre du retardphysiquement » (Anne, 33 ans, dix ans d’expérience).

Les démarches administratives pour se mettre enarrêt maladie sortent de la définition ludique et quasigratuite du travail artistique25 et participent à l’objec-tivation du contrat de travail passé entre le choré-graphe-employeur et le danseur. Le compromis trou-vé permet de préserver la croyance collective dansl’importance primordiale du produit artistique. Il nes’agit pas de dire que les danseurs ne se déclarent pasen arrêt maladie lorsqu’ils le peuvent mais plutôt depréciser que cette démarche impose une forme d’ob-jectivation de la relation qui les lie au chorégraphe etau collectif de travail. De plus, il n’est pas rare de voirles danseurs travailler sans être encadrés par un contratde travail, d’où la difficulté de faire un véritable recen-sement des arrêts maladie. Enfin, ce qui peut êtresignalé dans d’autres métiers comme un accident dutravail n’est pas toujours identifié comme tel26.

La possibilité du renvoi (ou plus précisément denon renouvellement du contrat) est en partie refou-lée mais toujours présente. Le renvoi fait apparaîtrela violence de la relation et constitue souvent une véri-table « surprise » pour le danseur remettant en ques-tion le mode d’investissement dans son activité pro-fessionnelle. Ainsi, Emmanuel, renvoyé en raisond’entorses répétées de la cheville qui l’empêchaientd’assumer sa fonction déclare : « Ça m’a vraimentdéçu, je me suis fait plusieurs fois des entorses. Ellene me faisait plus confiance et elle n’a pas voulu meréengager sur la création suivante. Cela m’a un peudégoûté, et j’ai pensé arrêter. Maintenant, j’essaie deme ménager, de ne pas trop donner tout le temps pouréviter d’être blessé ».

La perception brutale de l’asymétrie employeur-employé est ressentie comme une injustice alorsmême que le danseur pense donner tous les signesd’adhésion au projet « artistique » du chorégraphe.Cette contrainte est d’autant plus violente lorsquel’employeur revendique une quasi-possession sur lecorps du danseur qu’il emploie. Ainsi Cécile qui tra-vaille depuis dix ans dans une compagnie réputée,aujourd’hui Centre chorégraphique national, annon-ce à la chorégraphe qu’elle est enceinte : « Elle s’estmise à hurler, à me dire que j’étais virée, que j’aurais

56

Pierre-Emmanuel Sorignet

23. La convention SYNDEAC (Syndicatnational des entreprises artistiques et cultu-relles) stipule que les compagnies doiventdonner un cours quotidien aux danseurs.

Cependant il est fréquent que les danseursn’aient pas de cours au sein de la compagnie.24. P.-E. Sorignet, « Sortir d’un métier devocation… », op. cit., p. 64-89.

25. Voir Pierre Bourdieu, Méditations pasca-liennes, Paris, Seuil, 1997, p. 241.26. Le Centre médical de la Bourse quisoigne des populations artistiques n’identifie

pas la danse comme population à problème.Il y a très peu de déclarations d’accident dutravail chez les danseurs.

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 56

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 14: Danser au-delà de la douleur

dû la prévenir avant pour anticiper les tournées.Comme c’était à un moment important de la compa-gnie en termes de diffusion, elle a pris cela comme unetrahison. J’ai été très surprise parce que cela faisait dixans que je vivais et travaillais avec elle, pour moi c’étaitpresque comme un membre de ma famille. Finalementelle s’est calmée. Je n’ai pas pu garder l’enfant car ilavait une malformation et j’ai dû avorter. Le soir même,je dansais. C’était l’horreur, je ne ressentais rien. J’étaisjuste concentrée sur mon ventre qui avait des contrac-tions violentes en raison des médicaments que j’avaisdû prendre pour l’avortement» (Cécile, 35 ans, bac+4,père ingénieur polytechnicien, 13 ans d’expérience).Ce qui apparaît dans l’entretien, c’est la découverte durapport de subordination qui se transforme en unevolonté de domination de son corps par la chorégraphequi n’hésite pas à faire du chantage à l’emploi (il fautnoter ici l’ignorance mutuelle du droit du travail).Comment Cécile, qui détient un fort capital culturel,participe-t-elle d’une certaine façon à sa propre domi-nation, alors même qu’elle met sa santé en danger(danser le jour même d’un avortement) en mécon-naissant ses droits au même titre que son employeur ?On pourrait mettre en avant la fragilité de la positiondes danseurs dans le rapport asymétriqueemployeur / employé et la faiblesse des salaires dans lemilieu. Elle vient d’acheter un appartement avec soncompagnon, réalisateur. Son statut privilégié dans lemonde de la danse est, en même temps, précaire. Avecun revenu proche de 2300 euros net par mois (Assedicinclus), essentiellement perçu par le travail en CCN,Cécile a en effet beaucoup à perdre. Cependant, l’es-sentiel de l’explication ne paraît pas résider dans cettelogique de l’intérêt matériel. La gestion d’une carriè-re sur un temps limité entrave toute idée d’une pro-gression de carrière en termes de positions et de reve-nus étalés sur la durée d’une vie professionnelle,comme c’est le cas dans de nombreuses activités sala-riées. C’est pourquoi le risque est envisagé comme unecaractéristique identitaire du métier et l’incertitudeporte plus sur la possibilité de vivre de son art que surcelle d’en retirer des gratifications en termes de réus-site sociale. On peut faire l’hypothèse que l’adhésionde Cécile à sa propre domination résulte du processusd’incorporation de la vocation d’artiste entretenue etrevisitée tout au long de l’activité professionnelle. Cequi apparaît comme saillant dans ses arbitrages a étéde privilégier ce qui relevait « des choix artistiques »,refusant des contrats plus intéressants en terme de car-rière et de rémunération pour poursuivre sa collabo-

ration avec cette chorégraphe dont elle estime qu’ellelui a « presque tout appris. J’étais LA danseuse de lacompagnie ». Registre de la vocation et intérêt maté-riel sont en tension tout au long de la carrière du dan-seur, le second prenant de plus en plus d’importanceau fur et à mesure du processus de désenchantementlié au vieillissement social du danseur (mise en couple,projet d’enfant) et à la routinisation du charisme duchorégraphe. Cependant l’enchantement initial ne peutdisparaître, sous peine de remettre en cause le main-tien dans le métier27. L’investissement physique deCécile, alors même qu’elle vient d’avorter, témoignede la valeur symbolique qu’elle attache à sa présencesur le plateau, bien au-delà du strict intérêt profes-sionnel. Signe de professionnalité, son engagementfonctionne aussi comme une tentative de maintenir unrapport enchanté à son métier dans le cadre de cetterelation quasi fusionnelle à une chorégraphe.

La faiblesse des plus hauts revenus perçus par lesdanseurs contemporains renvoie au peu de recon-naissance publique du danseur, la plupart du tempseffacé derrière le chorégraphe28, et laisse ainsi appa-raître des motivations différentes des autres profes-sions artistiques. Issus majoritairement de milieux sur-dotés en capital culturel, ils ont acquis un rapport autravail où les préoccupations financières ne sont pascentrales, contrairement à celles basées sur l’épa-nouissement de la « personnalité »29. On doit alorsmettre en relation des choix en apparence irrationnels(par exemple privilégier une collaboration peu rému-nérée qui n’assure pas toujours la reconduction desdroits au régime de l’intermittence) avec les disposi-tions acquises au sein de la socialisation primaire etles ressources dont ils disposent pour se maintenirdans le métier (avoir une aide parentale ou celle duconjoint dans les moments de plus grande fragilitéprofessionnelle).

Durer dans le métier

Les danseurs sont conscients des problèmes de santéliés à leur métier, mais ils construisent ce lien d’unefaçon particulière, en postulant que les causes princi-pales des troubles sont individuelles, internes. La socia-lisation professionnelle à la danse contemporaine entraî-ne souvent une recomposition des pratiques de santé.Pour ceux d’origine populaire, la socialisation au métierde danseur fonctionne comme un apprentissage du pro-cessus de verbalisation de la douleur, privilège descadres et membres de professions intellectuelles et

57

Danser au-delà de la douleur

27. P.-E. Sorignet, « Sortir d’un métier devocation… », op. cit.28. Les médias mettent en avant le nom duchorégraphe perçu comme le «créateur »,

rarement celui des danseurs. De même,l’affichage des spectacles de dansecomporte rarement le nom des danseurs,au contraire de la plupart des affiches

concernant les spectacles théâtraux où, àcôté du nom du metteur en scène, ontrouve, au moins, le nom d’un comédienvedette.

29. C. Baudelot et M. Gollac, op. cit.L’accroissement du capital culturel destravailleurs est susceptible d’augmenter lesdispositions à s’investir dans le travail.

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 57

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 15: Danser au-delà de la douleur

libérales30. Pour les autres, issus des milieux détenteursd’un fort capital culturel (c’est-à-dire la majorité), l’in-sertion professionnelle redouble la socialisation primaire.

« Lorsque j’ai un problème, je vais voir le médecin.En général, j’arrive à identifier ce qui ne va pas.Lorsqu’on danse, on connaît son corps. C’est en deve-nant danseuse que j’ai découvert les ostéopathes. Avant,je ne savais même pas que cela existait » (Aude, 25 ans,père ouvrier, mère au foyer, huit ans d’expérience).

«L’intelligence» du corps en œuvre dans le mouve-ment s’étend au traitement des maux passagers quirequièrent normalement l’intervention d’un médecin. Ilen découle une familiarité avec un discours médical alter-natif qui participe à la construction d’un rapport au corpscentré sur l’écoute et l’introspection. Ainsi, Patrick, 30ans, dix ans d’expérience, a éliminé une douleur persis-tante dans les vertèbres lors d’un travail de création :

« J’avais dit à la chorégraphe que j’étais bloqué dansles vertèbres. Elle m’a demandé de faire une impro là-dessus en me disant de me concentrer sur la douleuret de laisser l’émotion me gagner à partir de ce pointdouloureux dans le dos. J’ai été obligé de rentrer trèsprofondément dans le corps et à un moment j’ai sentique cela se débloquait, que la douleur partait… ».

Cette confiance dans le règlement «naturel» du malpar le corps autorise le recours aux «médecines alter-natives». Celles-ci, tout comme la danse contemporaine,préconisent une approche « globale » de la personne.Comme le souligne Daniel Traverso31, les ostéopathes,acupuncteurs ou autres praticiens inspirés par la méde-cine chinoise «se détournent d’une médecine parcelli-sée où les malades seraient considérés comme des“puzzles d’organes” pour défendre l’exercice d’unemédecine globale synthèse du corps et de l’esprit, res-pectant l’être humain, prenant en charge l’expériencedu malade, son histoire, sa personnalité». Connaître unbon ostéopathe ou un acupuncteur «exceptionnel» faitpartie des ressources dont doit disposer le danseur. Signede socialisation professionnelle, cette connaissancedonne lieu à une pratique ostentatoire, faite de recom-mandations à ceux qui en sont encore privés.L’utilisation de l’ostéopathie donne lieu à des classifi-cations fines, qui témoigne de la capacité du danseur àcontrôler l’intervention d’une tierce personne sur uncorps, instrument de travail et reflet de sa singularité.

« Moi je vais chez les ostéos, il y a les bons et lesmauvais. Ceux qui font craquer et résolvent le problè-me sur le moment sans le résoudre sur le fond, sansfaire attention à ce que tu es, ceux-là, je les élimine. Ily a les autres, ils sont peu nombreux, qui travaillent surl’énergie et la globalité de ta personne, autant le corpsque l’esprit. Le but c’est de travailler au plus profond,

au niveau des fascias (membranes musculaires). Le kinéou le médecin ne travaillent pas là-dessus. L’ostéopatheque je vais voir, il connaît le monde de la danse et il tra-vaille sur des choses plus subtiles » (Emmanuel…).

L’ostéopathe ou l’acupuncteur constituent une res-source pour les danseurs. Sur les 71 danseurs interro-gés, tous ont répondu qu’ils allaient voir un ostéopatheau moins une fois par an. Dans les entretiens, il appa-raît que pour certains, aller voir un ostéopathe ou unacupuncteur, au delà du prétexte de la blessure, consti-tue une forme d’adhésion à une « croyance » en unmieux-être général produit par ce type de pratique. Ces« sorciers », capables de prévenir et de déceler par despressions des doigts et des manipulations un mauvaisfonctionnement chez le patient, jouent aussi une fonc-tion de réassurance psychologique pour le danseur.

On peut considérer que le danseur a un intérêtmoral à se considérer comme acteur de sa situation detravail et non comme simple instrument de l’organi-sation. Il s’agit tout d’abord pour le danseur de semaintenir dans le registre vocationnel propre à la socia-lisation au métier, l’affirmation de sa différence ne tolé-rant pas l’idée d’être ramené à un banal rapportemployeur-employé. La gestion de la santé est alorsune façon parmi d’autres de mettre en scène un moisingulier dans un espace (le monde artistique) dont ledroit d’entrée est d’affirmer sa différence. La maîtri-se des différentes ressources que sont les thérapiesparamédicales fonctionne comme une extension ducapital culturel localisé au monde de la danse.

La constitution d’une compétence sociale : l’entretien du capital corporelComme pour la boxe professionnelle analysée par LoïcWacquant, « le déroulement heureux d’une carrièresurtout professionnelle suppose une gestion rigou-reuse du corps, un entretien méticuleux de chacunede ses parties32 », expression d’un sens pratique spé-cifique : un sens de l’épargne corporelle acquis lorsde la formation et du contact avec les autres danseurs.La connaissance que les danseurs acquièrent du fonc-tionnement de leur corps se fonde sur une écoute (tantphysique que psychologique) de tous les instants, per-ception pratique qui s’accorde parfaitement avec lavision introspective de la danse contemporaine. Lesavoir sur son propre corps débute lors de la périoded’apprentissage où s’évaluent les limites à ne pas dépas-ser, les atouts et les points faibles de leur physiologiecomme une plus ou moins grande souplesse et tonici-té musculaire, des articulations fragiles, un dos facileà travailler, une rapidité dans le mouvement, une hyper-tonicité musculaire d’un côté qui provoque un désé-

58

Pierre-Emmanuel Sorignet

30. L. Boltanski, op. cit., p. 210. 31. Daniel Traverso, «La pratique médicale alternative», Sociologie du travail, XXXV, 2, 1993, p. 181-198. 32. L. Wacquant, «Corps et âme…», op. cit.

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 58

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 16: Danser au-delà de la douleur

quilibre. La pratique d’une « hygiène de vie » axée surla gestion du corps se traduit par une préparation phy-sique adaptée, des règles respectées en période de créa-tion ou d’entraînement intensif, un régime alimentai-re. Tout au long de la vie professionnelle, la formationcontinue, permet d’acquérir cette « science concrète »du corps qui produit des techniques pour développeret préserver le capital corporel des assauts du temps etdes blessures, fréquentes dans un métier soumis tant àdes pressions physiques que mentales. Chacun a ses« trucs », compilations de conseils de professeurs,d’exercices glanés lors de stages ou de travail avec deschorégraphes et même de disciplines corporelles autresque la danse (en particulier les arts martiaux ou descours de musculation spécifiquement adaptés à ladanse). Certains qui ont un passé sportif font despompes, des abdominaux et des étirements, alors qued’autres préfèrent un travail sur la respiration repre-nant des méthodes issues des arts martiaux ou du yoga.Ainsi Lule ne suit pas de cours et fait tous les joursentre 7 heures et 9 heures une séance de Qi Gong, artmartial chinois proche du Taï Chi dans lequel il réin-troduit des enchaînements plus dansés :

« Le Qi Gong, c’est à la fois un éveil de mon corpschaque jour et une thérapie. Je n’ai pas besoin d’allerprendre de cours et je ne vais jamais chez le médecin.La circulation d’énergie que le Qi Gong procure mepermet d’éviter de tomber malade. On dit même quedes cas de cancer ont été guéris… Quand vraiment j’aiquelque chose qui ne veut pas partir, je vais voir monacupuncteur ou mon ostéo… ».

Selon les faiblesses et les déficits physiques dumoment, les exercices varient, révélant des savoirs infor-mels, nécessaires au maintien du corps dans la durée :étirements et échauffements approfondis de certainesparties du corps comme les pieds ou le dos, façon derespirer pendant l’effort (on respire par le « dos » afinde donner le maximum d’oxygène au corps), ou enco-re usage de pommades et de baumes (en particulier de«baumes du tigre» venus d’Asie) censés protéger de ladouleur. La gestion du corps constitue une compéten-ce professionnelle qui est acquise tout au long de lasocialisation au métier, dès la formation33. Savoir iden-tifier une douleur et éviter qu’elle ne dégénère en bles-sure fait partie du «savoir-faire» spécifique du danseur.

« Après ce sont des petits bobos. Tu as mal au dosle soir et tu te réveilles en souffrant. Je sais reconnaîtreles blessures. J’ai l’impression que je saurais jauger, jefais confiance à mon expérience et à ce que je ressens.En fonction de ce qu’on me demande de faire dans le

studio. Je sens les prémisses et j’anticipe. Je sais quesi j’ai mal au dos et que j’ai des répétitions le lende-main, je ne vais pas sortir le soir, je vais faire des éti-rements, prendre un bain et je vais me coucher tôt »(Anne, 33 ans, 12 ans d’expérience).

Les danseurs enquêtés revendiquent tous le droitde danser au-delà de 40 ans, âge social et biologique34

qui remet en cause la légitimité à pouvoir continuer àse penser danseur. Les 40 ans représentent une fron-tière symbolique qui redéfinit le rapport au métier etpartant le rapport au corps. Le vieillissement du corpset la perception d’une plus grande difficulté à récupé-rer d’une blessure induisent des stratégies de préser-vation de l’instrument de travail. L’apprentissage dutemps s’opère à travers la prise de conscience d’uneresponsabilité vis-à-vis du corps. Celui-ci est moins sol-licité et forcé que pendant les années de jeunesse où ils’agissait de faire preuve de virtuosité. Le danseur jouealors plus sur son expérience et sa capacité à susciterdes émotions sans avoir recours systématiquement à laperformance physique. Sandra, 31 ans, qui s’est bles-sée plusieurs fois depuis ses débuts de danseuse, 12 ansauparavant dit : «ne plus accepter des prises de risquestrop importantes, je dis non au chorégraphe si je jugequ’il me demande quelque chose qui me met en dan-ger». Ce changement dans la façon d’appréhender soncorps doit aussi être rapporté aux ressources à la foisplus étendues mais aussi plus fragiles dont dispose undanseur expérimenté qui prend de l’âge. En effet, ledanseur plus expérimenté dispose d’un capital socialqui le protège davantage que les danseurs jeunes de ladifficulté à trouver un emploi. En même temps, uneblessure est perçue par les danseurs aux environs de laquarantaine35 comme un facteur de fragilisation tantphysiologique que sociale. Mesurer le risque signaleque le danseur est propriétaire de son instrument detravail, que son comportement vis-à-vis du chorégrapheest tout autant déterminé par la relation au projet artis-tique qu’au contrat de travail. La prise de consciencedu maintien de l’instrument de travail qu’est le corpsfonctionne comme une mise à distance du rapport cho-régraphe / danseur qui repose sur l’adhésion au projetartistique porté par le chorégraphe et implicitement surla dénégation de la relation employeur-employé. Ainsiréinvestir le capital corporel sous l’angle d’un bien àentretenir et transférable d’un employeur à un autrereplace au premier plan la dimension économique dulien entre le chorégraphe et le danseur. Le souci de pro-longer l’activité professionnelle aussi longtemps que lecorps le permet oblige le danseur à reconsidérer son

59

Danser au-delà de la douleur

33. On peut noter une différence avec lessportifs professionnels qui sont souvent entou-rés d’une équipe : le danseur contemporaingère de manière autonome sa santé, en parti-

culier lorsqu’il n’est pas membre permanentd’une compagnie. Les danseurs classiques,permanents dans des ballets, peuvent davan-tage disposer d’un suivi médical.

34. Pierre-Emmanuel Sorignet, « Les âgessociaux et sexués de la vocation choré-graphique», in Sylvia Faure (dir.), Les Jeuneset l’arrangement entre les sexes, Paris,

La Dispute, 2006.35. Ce qui joue ici n’est pas l’âge en tantque tel mais le nombre d’années d’expé-rience professionnelle.

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 59

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 17: Danser au-delà de la douleur

60

Pierre-Emmanuel Sorignet

Emmanuel a débuté à l’âge de 20 ans alors qu’il étaitsportif de haut niveau. Il se blesse régulièrement, en par-ticulier aux genoux et aux chevilles. Il met cela sur lecompte de son arrivée tardive dans la danse qui ne lui apas permis d’acquérir les fondamentaux techniques quilui auraient évité, selon lui, une bonne partie de ses bles-sures. Il est apprécié pour sa puissance physique et saprésence scénique (les chorégraphes l’utilisent pour « l’hu-mour et la poésie qu’il dégage» [un chorégraphe]). Il tra-vaille régulièrement dans des compagnies qui occupentdes positions institutionnelles importantes.« Je me suis toujours blessé. Au début, je ne voulais pasaccepter que j’étais fragile. Je culpabilisais par rapportaux chorégraphes surtout lorsqu’il fallait annuler un spec-tacle ou une première à cause de moi. Récemment avecNathalie, je me suis cassé le pied trois jours avant la pre-mière, elle a dû annuler. Elle a pété les plombs, elle m’areproché de m’être blessé, elle a essayé de voir si jepouvais danser malgré tout. Il y a quelques années, celam’aurait détruit, j’aurais culpabilisé à mort. Maintenant,ça m’emmerde toujours si une blessure annule un spec-tacle mais les chorégraphes savent que je suis fragile,je leur dis, et s’ils m’engagent c’est que j’apporte quelquechose de différent dont ils ont besoin. Moi, j’essaye de

faire attention mais si je suis blessé j’ai décidé de ne plusculpabiliser, ni de risquer de me mettre en danger. C’estcomme cela, cela fait partie de mon histoire dans ladanse. On me prend avec cette donnée ».C’est parce qu’il prend conscience que sa prestationapporte un élément singulier à la production chorégra-phique qu’il peut penser la relation chorégraphe-danseurdans un cadre contractuel qui le protège, en partie, desprocessus affectifs qui le lient par ailleurs au choré-graphe. De plus, la possibilité de se penser légitime entant que danseur alors même qu’il n’a pas suivi un par-cours académique (pas de passage par les institutionsde formation) diminue le souci de faire, à chaque fois,ses preuves, la blessure s’inscrivant alors comme le rap-pel de l’imposture initiale à se prétendre danseur. Mais,cette mise à distance de la relation chorégraphe / inter-prète qui permet de repenser les liens entre santé et tra-vail n’est toutefois possible qu’en raison de la positionprivilégiée qu’il occupe sur le marché du travail. Danseurdepuis 15 ans, régulièrement embauché, il gagne trèscorrectement sa vie (un peu plus de 2 000 ! net parmois en comptant les Assedic) et est régulièrement sollicité pour travailler avec diverses compagnies.

Des blessures récurrentes

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 60

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil

Page 18: Danser au-delà de la douleur

rapport au travail36. Il vend ses compétences profes-sionnelles sur un marché du travail où le capital cor-porel est déterminant, il met à disposition du choré-graphe-employeur une expérience professionnelleincorporée. La mise en avant de la protection de l’in-tégrité physique participe au désenchantement de l’en-gagement vocationnel initial. Cela a pour conséquen-ce de replacer les relations sous l’angle des intérêtsréciproques. Néanmoins, le chorégraphe a souventbesoin de «croyants» qui donnent les signes d’une par-ticipation absolue au projet artistique et peut rejeterles comportements visant à désacraliser la relation quiunit le « créateur » à son interprète. Ainsi certains cho-régraphes n’hésitent pas à traiter de « petits fonction-naires » les danseurs qui ne souscrivent pas au rythmede travail qu’ils peuvent imposer. D’autres dénoncentle caractère «mercenaire» des danseurs qui placent lesrelations chorégraphes /danseurs sous l’angle contrac-tuel et non plus sous celui des affinités électives.L’objectivation de la relation qui lie le chorégraphe auxdanseurs transforme les liens entre travail et santé fai-sant de celle-ci, au même titre que « l’art », une invo-cation légitime au nom de la protection des droits dusalarié. Mais le transfert du lien symbolique au lien éco-nomique fait que le danseur n’est plus protégé par ladimension affective qui le lie au chorégraphe, ce der-nier étant confronté à un rôle d’employeur alors qu’ilse définit d’abord comme créateur.

L’assurance donnée par un maintien prolongé dansle métier et une réputation acquise au fil des annéeset des chorégraphes rencontrés permet davantage qu’endébut de carrière, lorsque tout est à prouver et que lesréseaux de sociabilité professionnelle sont à créer, d’af-firmer auprès des chorégraphes la fragilité du corps etla priorité donnée à en prendre soin ou du moins à enaccepter les limites [voir encadré « Des blessures récur-

rentes », ci-contre].Une employabilité régulière et la longévité dans le

métier offrent la possibilité de penser sa légitimité dedanseur en dehors du rapport de dépendance univoqueà un employeur chorégraphe, et autorisent le danseur às’envisager comme «artiste». Le registre de la vocationest alors une ressource parmi d’autres dans la construc-tion de son rapport au métier. Il peut s’articuler à unerevendication de la maîtrise des usages de son corpsainsi qu’à la requalification de la relation au chorégrapheartiste en rapport employeur /employé. Le discours surla préservation de la santé fonctionne comme un retour-nement du rapport de force symbolique employeur /employé. Le chorégraphe-employeur est jugé parfois

inapte à « créer» ; discrédité en tant que «créateur» etaccusé de mettre en danger la santé de ses employés, cequi le rend fautif dans sa responsabilité d’employeur(dans le droit du travail l’employeur est responsable dela santé de ses salariés) comme le précisent des notesde terrain. Lorsque la relation de travail se routinise, lerisque sur la santé ne représente plus la dimension sacri-ficielle de l’investissement vocationnel. Le registre desrapports employeurs / employés devient alors prédomi-nant et entraîne à terme le possible départ du danseurqui, pour trouver un sens à son métier, ne peut prolon-ger un désinvestissement « artistique ». C’est le casd’Abdellah, 31 ans, 11 ans d’expérience, qui recompo-se le rapport qui le liait à la chorégraphe, qu’il avait sui-vie depuis huit ans jusqu’à ce qu’elle soit Centre cho-régraphique national. Il se fait une hernie cervicalependant les répétitions en raison des mouvements vio-lents répétés par la chorégraphe :

« Lorsque avec un autre danseur, ancien commemoi de la compagnie, on émettait le souhait de ralen-tir le mouvement, on se faisait traiter de vieux dan-seurs, on était mis en compétition par rapport aux nou-veaux… aujourd’hui je sais que M. est mon employeuret qu’elle a encore besoin de moi. Je fais mon boulot,ni plus ni moins. Je gagne ma croûte, j’ai du temps etje fais à fond mes cours de chant et de théâtre ».

Dans ce témoignage, Abdellah met à jour la vio-lence du rapport de force employeur / employé qui l’apoussé dans le passé à mettre sa santé en danger. Ilmontre aussi le désenchantement nécessaire pour envi-sager son métier comme une simple routine et pourdéplacer son investissement vocationnel vers d’autresactivités présentées comme de possibles reconversions.

L’exercice du métier de danseur requiert une adhésionà la dimension vocationnelle des métiers artistiquesqui minore la contrainte économique et les atteintes àl’intégrité physique. Le danseur se vit comme acteurde son travail et son rapport à sa santé s’inscrit dansune logique de responsabilisation et d’entretien de soncapital corporel, variante de son capital culturel. Encela, il se rapproche de l’obligation où sont de plus enplus de salariés à prendre soin d’eux-mêmes, de leurcorps comme capital humain37. Pour se maintenir dansle métier, le danseur doit ménager son instrument detravail. L’objectivation de ses relations avec le choré-graphe-employeur en est la condition préalable.Toutefois, cette routinisation des relations de travailne peut se faire qu’en composant avec la dimensionexpressive du métier, au risque de devoir le quitter.

61

Danser au-delà de la douleur

36. La longévité moyenne des danseurssur le marché du travail intermittent tend às’accroître depuis le milieu des années1980. Les danseurs qui quittent le marché

de l’intermittence présentent au momentde leur sortie une ancienneté de plus enplus grande. La part des professionnelsayant dix ans ou plus d’ancienneté repré-

sente ainsi en 1998, 16% des effectifs quiquittent le marché, contre 8 % en 1994(DEP, 2003).37. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le

Nouvel Esprit du capitalisme, Paris,Gallimard, 1999. C. Baudelot et M. Gollac,op. cit.

163 Intérieur*2 verr 24/05/06 19:20 Page 61

Docu

men

t tél

écha

rgé

depu

is ww

w.ca

irn.in

fo -

- -

89.

82.2

38.6

1 - 0

1/07

/201

1 13

h01.

© L

e Se

uil

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 89.82.238.61 - 01/07/2011 13h01. ©

Le Seuil