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La création artistique chez NISHIDA Kitarô 西田幾多郎 (1870-1945) à travers ses lectures de Fiedler et de Kant dans son texte Art et morale (芸術と道徳 Geijutsu to dôtoku) de 1923. Thèse de doctorat présentée (en octobre 2002) et soutenue (le 28 avril 2003) à l’Université de Genève par Britta Stadelmann Boutry « Das, was sich den Sinnen in seiner eigensten Naturgestalt offenbart, unterliegt ... durch die blosse Berührung des denkenden Geistes einer Verwandlung, und das, was man thatsächlich besitzt, erinnert in nichts mehr an das, was man hat ergreifen wollen. » (Fiedler 1887, dans Marbach 1896, page 210) « Ce qui se révèle aux sens dans la forme naturelle qui lui est le plus propre, subit ... par le seul toucher de l'esprit pensant, une métamorphose, et ce qu’on possède réellement, ne rappelle en rien ce qu’on a voulu saisir. » (Fiedler 1887, dans Marbach 1896, page 210) « [374] La tâche de la philosophie est, dans ce sens, d’éclaircir la signification personnelle qui se trouve dans le fond du savoir ; […]. La philosophie se base sur « L’idée du bien », elle est la réflexion de la raison elle-même, elle est l’auto- aperception du savoir lui-même. En décelant le contenu personnel au fond de la perception et de la sensation, nous avons affaire à l’art, et de la même façon, en décelant le contenu personnel au fond du savoir objectif, nous avons affaire à la philosophie. » (Nishida 1923, dans NKZ III,374,chap.5) Buc, le 19 octobre 2002

de 1923 Thèse de doctorat - RERO DOC · de 1923. Thèse de doctorat présentée (en octobre 2002) et soutenue (le 28 avril 2003) à l’Université de Genève par Britta Stadelmann

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  • La cration artistique chez

    NISHIDA Kitar(1870-1945)

    travers ses lectures de Fiedler et de Kant

    dans son texte

    Art et morale (Geijutsu to dtoku)

    de 1923.

    Thse de doctorat

    prsente (en octobre 2002) et soutenue (le 28 avril 2003) lUniversit de Genve

    par Britta Stadelmann Boutry

    Das, was sich den Sinnen in seiner eigensten Naturgestalt offenbart, unterliegt... durch die blosse Berhrung des denkenden Geistes einer Verwandlung, unddas, was man thatschlich besitzt, erinnert in nichts mehr an das, was man hatergreifen wollen. (Fiedler 1887, dans Marbach 1896, page 210)

    Ce qui se rvle aux sens dans la forme naturelle qui lui est le plus propre, subit... par le seul toucher de l'esprit pensant, une mtamorphose, et ce quon possderellement, ne rappelle en rien ce quon a voulu saisir. (Fiedler 1887, dans Marbach 1896, page 210)

    [374] La tche de la philosophie est, dans ce sens, dclaircir la significationpersonnelle qui se trouve dans le fond du savoir ; []. La philosophie se base sur Lide du bien , elle est la rflexion de la raison elle-mme, elle est lauto-aperception du savoir lui-mme. En dcelant le contenu personnel au fond de laperception et de la sensation, nous avons affaire lart, et de la mme faon, endcelant le contenu personnel au fond du savoir objectif, nous avons affaire laphilosophie. (Nishida 1923, dans NKZ III,374,chap.5)

    Buc, le 19 octobre 2002

  • Thse B. Stadelmann Boutry

    Volet A

  • TABLE DES MATIERES

    Prface 1Introduction 4

    Partie 1 La cration artistique - FiedlerChapitre Titre1.1 Le lien entre l'art et la cration artistique 281.2 L'art et le corps 421.3 Fiedler dans Nishida 751.4 Nishida - Fiedler, une comparaison 1241.5 L'auto-aperception et la conscience 1441.6 L'intuition-acte 175

    Partie 2 Le beau et son apprciation - Kant2.1 Le lien entre lart et l'esthtique 1902.2 Lart et le beau 2012.3 Kant dans Nishida 2262.4 La thorie de la rception 2432.5 Le spectateur-crateur 2492.6 Le transfert de sentiments 259

    Partie 3 Dautres points de vue 3.1 Le beau et le pur 2823.2 Lart et la nature 2943.3 Le monde crateur et cr 3183.4 Le subjectivisme 333

    Conclusion 345Bibliographie 369

    LIEU DE LA SOUTENANCE Universit de Genve (Suisse)

    DATE DE LA SOUTENANCE lundi 28 avril 2003

    COMPOSITION DU JURY (depuis novembre 2002)

    Prsidente de thse :-Professeur Roberta DE MONTICELLI (Universit de Genve)Directeur de thse pour la soutenance :-Professeur NINOMIYA Masayuki (Universit de Genve)Directeur de thse de 1990 2002 :-Professeur mrite Robert HEINEMANN (Universit de Genve)

    Membres du jury invits :-Professeur Frdric GIRARD (Ecole franaise dExtrme-Orient, Paris ;

    Universit de Genve)-Professeur Augustin BERQUE (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,Paris)

  • Cette thse avait fait lobjet dun dpt lgal en aot 1999. Elle a t rvise etretravaille afin dtre prsente la deuxime fois en octobre 2002.

    EXPLICATIONS

    * L'astrisque prcde le numro de la note en bas de page.

    NKZ est l'abrviation pour Nishida Kitar Zensh (uvrescompltes de Nishida Kitar) et renvoie l'dition japonaise en 19 volumes;dans les citations, le chiffre romain = volume, le chiffre arabe = page, par exempleNKZ III,345.

    Pour les noms propres, nous observons la manire propre chaque pays ; pourles noms japonais, le nom de famille prcde toujours le prnom.

    COORDONNEES DE LA CANDIDATE

    Britta STADELMANN BOUTRY6 place Camille Corot78530 Buc - France

    Tlphone 0033-139 56 42 23Adresse e-mail [email protected]

    COMMENT LIRE LA CYBER-THESE

    Cette thse se prsente sous forme de deux volets :

    volet A : Le texte de la thse proprement dite

    volet B : La traduction franaise dArt et morale, notre texte source

    Les deux parties se distinguent par le choix de la police : volet A (Arial), volet B(Courrier). Pour chacune, le lecteur trouvera la table des matires au dbut duvolet. Pour toute information supplmentaire vous pouvez contacter lauteurdirectement par courriel : [email protected]

    L ADRESSE DE LA CYBER-THESE

    http://www.unige.ch/cyberdocuments/theses2003/StadelmannBoutryB/meta.html

    Janvier 2005

  • Prface

    1

    PREFACE

    Un des moyens mis en avant dans cette thse pour retracer la

    provenance et la gestation des ides de Nishida sur la cration

    artistique tait de remonter aux sources occidentales que Nishida cite5

    ou signale dans Art et morale. Grce une bourse du Ministre

    japonais de l'ducation (le Monbush l'poque), nous avons pu

    consulter ces ouvrages Kyto et Tky. *1.

    Nous comptions faire des dcouvertes en retraant les lectures10

    supposes de Nishida. Or, quelques annotations en marge des pages

    mises part, ces livres ne nous permettaient pas de mieux scruter le

    fond de la pense de Nishida, tel que nous l'avions espr.*2 . Les

    sources cites rvlent une partie de ce qui a aliment la pense de

    Nishida, l'autre partie, son hritage bouddhique, est souvent inavoue et15

    reconnaissable seulement par les spcialistes du bouddhisme.

    En revanche, nous avons pu faire la dcouverte des crits de

    Conrad FIEDLER (1841-1895), thoricien de l'art d'origine allemande.

    Les crits que Nishida possdait de Fiedler comportaient des20

    annotations supposes de la main de Nishida lui-mme dans le texte

    1 Nous avons pu accder ces sources l'Universit de Kyto et l'Universit

    Gakushin Tky, qui abritent chacune une partie de la bibliothque personnellede Nishida. Le fonds de cette bibliothque est actuellement dispers et conserv enquatre lieux diffrents : l'Universit de Kyto, le muse commmoratif de Nishida Unoke (petit village, lieu de naissance de Nishida, situ au nord de Kanazawa),l'Universit Gakushin et la Villa Sunshin Kanazawa. (cf. YAMASHITA Masao,Nishida Kitar zenzsho mokuroku (Inventaire de la bibliothque intgrale de NishidaKitar), Kyto, 1983, p. II. )

    Malheureusement, nous n'avons pas pu nous rendre ni Kanazawa ni Unokedurant notre sjour au Japon.

    2 John MARALDO, dans son article "Translating Nishida", Philosophy East andWest 39; 4,1989, est de loin trop optimiste, notre avis, quant sa suggestion dersoudre les problmes de comprhension et d'interprtation dans Nishida enfonction de ses lectures (occidentales) contemporaines la rdaction des diffrentstextes.

  • Prface

    2

    original allemand. Cette rencontre entre Nishida et les crits de Fiedler

    est devenue un aspect central de notre thse.

    * * *

    5

    Une des difficults de la lecture de Nishida est l'impression que

    Nishida donne dans ses textes de ne jamais les avoir peaufins ni

    peine relus - cela est une impression, car en ralit on trouve des

    ratures et corrections dans ses manuscrits. Il n'empche que son uvre

    foisonne de redondances, de raisonnements elliptiques, de10

    changements abrupts, de comparaisons suspendues... A nos yeux,

    Nishida est un crivain et un penseur qui a prfr la rdaction sous

    forme de cration continue, la mise en forme de ses uvres.

    Au dbut de nos recherches, nous avions une vision plus claire,15

    une opinion plus tranche de Nishida que je n'en ai en fin de rdaction.

    La proccupation avec les textes de Nishida a estomp les lignes nettes

    de notre premier jugement, nous sommes peu peu entre dans le

    processus de l'criture continue, et nos critiques sont devenues au fur et

    mesure plus personnelles, moins scientifiques.20

    Comment traiter d'une philosophie de la cration dans le cadre

    d'une thse acadmique? En effet, le texte mme de la thse ne

    prsente pas un fil de pense continu ; il s'agit plutt de recherches et

    approches guides par des lectures dans Nishida et sur Nishida. Nous25

    avons opt pour un style fragment qui convient davantage l'uvre de

    Nishida ; aborder Nishida d'une faon rigoureuse ne ferait que mieux

    ressortir les contradictions, et on passerait ct du fonds intressant

    qui peut enrichir notre propre pense. Les crits de Nishida, se

  • Prface

    3

    prsentant la fois comme rflexion et comme cration, ont de ce fait

    imprgn l'criture de la thse.

    * * *

    5

    Nous remercions de tout cur nos relecteurs et relectrices pour

    leur disponibilit et leur attention. Si nous manquions de discipline pour

    terminer cette thse, nous ne manquions point d'encouragements, et

    nous souhaitons exprimer notre gratitude en premier lieu aux

    professeurs qui ont bien voulu accepter de faire partie du jury et qui nous10

    ont soutenue sans relche.

    Nos remerciements sincres galement au , groupe

    de recherche runi par ASARI Makoto l INALCO, Paris, qui est un lieu

    o nous avons reu beaucoup de stimulations et de soutien. Rien de tel15

    que des gens qui ont envie de vous lire

    Et bien sr toute la famille avait galement accept de jouer le jeu

    un grand Merci !20

    Buc, en octobre 2002

  • Introduction

    4

    INTRODUCTION

    Cette thse a pour objet de prsenter un aspect de l'uvre du

    philosophe japonais Nishida Kitar (1870-1945) qui n'a pas encore t

    tudi daussi prs quil le mriterait : le rle de l'art. Dans notre

    approche, l'art se dcline en deux volets qui sont la cration et le beau.5Au centre de notre intrt se trouve le texte Art et morale *1 publi

    Tky en 1923, o ces notions d'art, de beau et de cration sont

    dveloppes. *2

    Dans Art et morale, Nishida discute de l'art et de la morale,

    savoir de la cration artistique mais aussi de l'action morale, ainsi que10de leur interrelation. Le concept fondamental de ce texte, tel que Nishida

    le prcise dans sa prface, est la volont. En effet, l'art et la morale

    seraient chacun tablis en tant que mondes objectifs de la volont :

    [239] Le prsent crit [Art et morale] se base sur la pense

    exprime dans Le problme de la conscience *3 et traite de15l'tablissement des univers de l'art et de la morale ainsi que de la

    relation mutuelle que les deux entretiennent. Je suppose au fond du

    monde-des-objets-de-la-cognition le monde-des-objets-de-la-volont, et

    je pense que les deux univers susmentionns [de l'art et de la morale]

    sont tablis en tant que mondes objectifs de la volont. (NKZ III,239)20

    1 Geijutsu to dtoku, dans NKZ III,239-545. NKZ est l'abrviation

    pour Nishida Kitar Zensh ( uvres compltes de Nishida Kitar)et renvoie l'dition japonaise en 19 volumes.

    2 Cette thse comporte une traduction franaise du texte de Nishida ralise parnos soins, avec des commentaires critiques concernant la traduction amricainetablie par David DILWORTH, Art and Morality, translation of Nishida Kitar's Geijutsuto dtoku, Honolulu, University of Hawaii Press, 1973.

    3 Ishiki no mondai, 1920 (dans NKZ III, p. 3-236).

  • Introduction

    5

    Mme si notre intrt principal porte sur l'art, sur le lien qui unit

    l'art, la cration et l'intuition artistique, ainsi que sur la relation de lart

    avec le beau, il sera indispensable de nous pencher galement sur les

    concepts de la volont et de la morale afin de bien cerner ce que

    Nishida entend par le beau et la cration artistique.5

    A l'origine, cette thse devait s'intituler Esthtique et thique dans le

    texte Art et morale de Nishida Kitar. Dans cette perspective, et en guise

    de prdoctorat, nous avions tabli la traduction commente de

    l'bauche d'une thique*4, un texte rdig par Nishida avant sa

    premire uvre, tude sur le bien.*510

    Mais au cours de nos recherches de thse proprement dites,

    deux modifications majeures sont intervenues.

    Tout d'abord, nous avons inflchi la direction de notre travail, en le

    focalisant sur la dimension artistique et en en cartant progressivement

    l'aspect moral.15

    Pourquoi avons-nous cart la dimension morale ? En dpit de

    ce que le titre Art et morale annonce, le lien entre lart et la morale ne se

    trouve pas rellement au centre de cette uvre. En effet, le lecteur se

    rend vite compte que les enjeux de la rflexion de Nishida sont divers,

    4 Rinrigaku san, 1905, NKZ XVI, pp.149-266, traduction franaise

    en 2 volumes de 147 p. (partie 1, chap.1-3) et 64 p. (chap.4-6, sans le chapitre 7)dont le 1er volume avait t prsent l'universit de Genve en 1991.

    5 Zen no kenky, 1911, dans NKZ I,3-200. La parution de ce premierlivre, avec une prface mais sans notes explicatives, semble comme jete au visagedu lecteur non averti. Etude sur le bien est en effet un texte que l'on peut qualifierd'uvre de jeunesse, non pas tant au regard de l'ge de son auteur Nishida avait41 ans lors de ldition qu'au vu de son contenu, plein de verve plus que de raison,et caractris par un manque de dveloppement des ides. Ce texte, publi l'initiative d'un ami de Nishida, reflte cependant bien la voie dans laquelle Nishidas'tait dj engag spontanment : connatre les choses de l'intrieur, les tudiertant qu'elles sont vivantes et en mouvement, et ne pas attendre qu'elles soientmortes, fossilises, pour les scruter de l'extrieur. La notion de junsui keiken(exprience pure) est l'emblme de cette approche de la ralit.

  • Introduction

    6

    qu'il s'engage dans des discussions philosophiques les plus varies.

    Un simple coup d'il sur la table des matires suffit s'en convaincre.

    Cette disparit des sujets traits sexplique par la gense de louvrage :

    il sagit en effet de 13 articles publis dans des revues diffrentes et qui

    avaient t runis dans un volume auquel Nishida a ajout une prface5et le titre Art et morale.

    Il faut galement comprendre que ce texte (comme la plupart des

    crits de Nishida) donne loccasion Nishida de discuter d'autres

    penseurs, dont Fiedler et Kant, et expose des lignes de rflexion qui

    partent dans plusieurs directions. Celles qui nous intressent sont10notamment le lien entre l'art et l'intuition, ainsi que le lien entre le beau,

    le bien et le vrai. Le rapport entre l'art et la morale, bien qu'il soit voqu

    dans la question du beau, n'est pas prioritaire dans notre rflexion sur la

    cration. Il s'agissait donc pour nous de faire le tri lors de la lecture, et

    de dgager l'essentiel pour notre propos.15

    Ensuite, aprs la premire modification dans la conception de la

    thse, nous avons nuanc le terme esthtique qui figurait dans notre

    premire esquisse, en lui adjoignant celui de cration artistique . En

    effet, dans Art et morale, le terme Esthtique (bigaku) au sens

    de science du beau , n'est pas utilis par Nishida. Cette absence20devait surprendre dans la mesure o le titre comporte le mot art

    ( geijutsu) qui fait appel la beaut et partant, l'Esthtique, et ce

    paradoxe nous a incite mener des recherches en ce sens. L'analyse

    que nous avons effectue a confirm que Nishida tait parfaitement

    fond dans le choix de son vocabulaire : c'est bien de l'art quil traite, et25non pas de l'Esthtique, cest de lart comme produit dune cration et

    non de lart comme objet de science quil est principalement question

    dans cet crit.

  • Introduction

    7

    Paralllement, la lecture de Conrad FIEDLER (1841-1895), dont

    un recueil dessais est conserv dans la bibliothque personnelle de

    Nishida Kyto, nous a permis de mesurer linfluence que cet auteur

    avait eue sur Nishida. Nous avons aussitt relativis lapproche

    esthtique extrieure de luvre, et nous avons remplac le terme5 esthtique par un nouveau mot dordre, celui de cration

    artistique. Car le cheminement philosophique de Nishida dans le

    domaine de lart est anim la fois par lacte crateur et par

    lapprciation du beau - qui sont tous les deux des activits, par

    consquent dynamiques - , et ne pouvait pas tre retrac dans le cadre10de la seule discipline de lEsthtique. Autrement dit, un questionnement

    esthtique de lart ne refltait que de manire partielle et impropre le but

    recherch par Nishida pour qui luvre dart renvoie sa cration.

    De cette manire, les deux axes principaux de notre travail se sont

    faits jour, avec un auteur au centre de chacun des deux axes: dune part15l'art en tant que cration, et plus particulirement en tant que cration

    dimension corporelle, telle quelle est formule dans la thorie de l'art

    selon Fiedler, et reprise au sein du texte de Nishida ; dautre part le beau

    et son apprciation selon la pense de Kant, philosophe que Nishida

    invoque rgulirement dans ses textes.20

    Les deux axes sont traits sparment dans la thse, alors quau

    niveau du texte de Nishida, ils senchevtrent. Tout au long de cet

    ouvrage Art et morale, il y a une tension entre, d'une part, une approche

    de l'art qui se veut immanente et non-mtaphysique et qui situe la force

    cratrice dans l'activit corporelle de l'artiste et, d'autre part, une25conception platonicienne, mtaphysique du beau comme d'un idal

    coupl avec le bien et le vrai, dtach de la ralit corporelle.

  • Introduction

    8

    Ainsi nous invitons notre lecteur deux voyages : lun vers la

    thorie de la cration artistique pour laquelle Nishida s'inspire de

    Fiedler, et lautre vers la thorie du beau - sous forme de jugement du

    got - pour laquelle Nishida retourne Kant. La question est de savoir

    comment Nishida concilie la divergence de ces deux thories. Comment5il ramne le beau dans l'immanence, dune part, et comment, dautre

    part, il rattache la cration corporelle une dimension transcendante.

    Dans ce contexte, il nous semble indispensable de donner deux

    prcisions :

    Premirement : Dans le texte de Nishida, les deux thories de10lart et de la cration - ne sont pas opposes, ni prsentes comme

    contradictoires. Cest nous qui soulevons la question du comment

    russir le lien entre limmanence de la cration artistique et corporelle,

    et la transcendance de luvre dart en tant quelle est porteuse du bon-

    beau-vrai. Cest un problme pour nous, ce nen est pas un pour15Nishida !

    Deuximement : il nous semble que lintrt que Nishida suscite

    chez le lecteur contemporain rside peut-tre moins dans sa tentative

    de forger une synthse de grands systmes philosophiques bass soit

    sur limmanence, soit sur la transcendance dans les deux cas, ne20restons-nous pas confins dans des mots sans atteindre la ralit? ,

    que dans le fait de jeter une nouvelle lumire sur nos propres habitudes

    de penser.

  • Introduction

    9

    Lart et la cration dans la pense de Nishida

    Nishida n'a pas systmatiquement explor les domaines de l'art

    et de la cration. Cependant, un certain nombre de lectures nous

    semblent indiquer que l'art et la cration reprsentent une dimension

    importante dans sa pense, qui apparat partout en filigrane et qui5s'articule tous les niveaux de sa rflexion. La cration artistique touche

    en particulier au domaine de la conscience et de la perception du

    monde, et on constate limpact de Fiedler sur Nishida cet gard. *6

    Le thme de la cration artistique dans les textes de Nishida

    n'avait fait l'objet d'aucune tude vraiment approfondie au Japon. *710Notre approche intuitive du dbut des annes 1990 tait nanmoins

    conforte par la lecture de la thse de doctorat de Chul Ok YOO, Nishida

    Kitar's Concept of Absolute Nothingness in Relation to Japanese

    Culture, de 1976 *8. Yoo s'est en effet pench sur les notions d'art et de

    6 Malgr leur intrt, les questions concernant la crativit comme caractre de

    base du monde dans lequel nous vivons, et celles concernant la socit qui se creet les phnomnes culturels qui se dveloppent, ont t dlibrment laisses dect dans notre thse.

    7 Nos recherches ont dbut en avril 1991 Kyto; depuis, trois auteursjaponais ont tudi le rle de l'art dans la philosophie de Nishida.

    Le premier est TAKANASHI Tomohiro de l'universit d'Osaka, qui, lorsd'une confrence donne Kyto en automne 1992, a trs aimablement mis notredisposition son manuscrit de neuf pages, (L'art comme forme de comprhension du monde partir des rapports que

    Nishida entretient avec Fiedler ).Le deuxime, HASHI Rysuke , a publi un essai intitul La thorie dart

    de la philosophie de Nishida (Nishida tetsugaku no geijutsuron),paru dans 1996Dans lanote personnelle dont M. HASHI a accompagn son envoi, il marque Herewith Ienclose my article on Nishidas Aesthetics , ce qui indique bien le cadre danslequel lanalyse se situe. De notre ct, nous mettons fortement laccent sur laspectcorporel de la cration artistique et vitons une approche esthtique ).

    Le t ro is ime es t IWAKI Ken ' ich i , qui a publi Nishida Kitar to geijutsu, Nishida Kitar et l'art), dans le siximevolume des uvres choisies de la philosophie de Nishida, Tky, 1998.

    8 Chul Ok YOO, Nishida Kitar's Concept of Absolute Nothingness in Relation toJapanese Culture, Boston University, 1976.

  • Introduction

    10

    culture chez Nishida en liaison avec le concept de zettai mu ()*9 .

    Il s'est essentiellement appuy sur deux textes : L'Arrire-plan de

    Goethe *10, et Les Formes de la culture classique en Orient et en

    Occident d'un point de vue mtaphysique. *11

    Bien que mentionn comme texte majeur sur l'art, Art et morale5

    n'est ni cit ni analys par Yoo, car la notion de zettai mu () qui

    l'intresse est postrieure cette poque de l'uvre de Nishida *12. Les

    9 Yoo traduit ce concept par "absolute nothingness". Nous prfrons ne pas le

    traduire, car les quivalents franais qui sont proposs tels que rien absolu ou nant absolu , prtent confusion. La notion japonaise de mu est le carrefour determes et significations diffrents : le vide de forme ou vacuit, le rien taoiste et lenon-tre bouddhiste zen. Zettai mu est le mu absolu en contraste tout ensembleavec le y (ou encore le u, l'tre ) et le mu (non-tre) relatif. Par consquent,zettai mu existe dans le temps de manire la fois continue (tre relatif) etdiscontinue (non-tre relatif). Dans notre confrence de 1997, nous lavons dfinicomme suit : Dans tous les textes bouddhiques anciens, l'ide de substance ou denature propre est rejete. Quand il est question d'existants, c'est dans le sensd'existants en mutuelle dpendance avec d'autres existants (en sanskrit :prattyasamutpda). Le concept de vacuit (en sanskrit : snyat) existait dans lebouddhisme ancien mais avait t particulirement developp par Ngrjuna (actifautour de l'an 125). Le terme sanskrit snya a le sens de "sans [nature propre]" ou"vide [de substance]". Afin de comprendre le sens de mu dans la philosophie deNishida, il est utile de garder l'esprit que ce concept - tout en tant charg d'autresnuances, par exemple de celle du rien (en chinois : wu) taoiste ou de celle du non-tre (en japonais : mu) du Zen - vhicule aussi le sens de vacuit. Le zettaimu n'est pas l'tre absolu, n'est pas une entit, mais le vide absolu de nature propre:Nishida le conoit comme la possibilit infinie de crer tout existant. Ce vide n'est pasdistant des choses, il est caractristique pour tout existant dans la mesure o ce quiexiste n'est que l'illusion, chaque instant recre, d'une ralit "concrte" qui n'estautre que vacuit. Ainsi le mu de Nishida, comme celui du bouddhisme, n'est pas lerien au sens de vacuum ou dabsence d'tre. C'est le processus de fonctionnementde la ralit.

    10 Gte no haikei, 1931, NKZ XII, 138-149. Traduit par RobertSchinzinger, d'abord en allemand (1938), puis en anglais (1958) : Goethe 'smetaphysical background. Ce texte avait t regroup par Schinzinger avec deuxautres sous le titre de Kitar Nishida - Intelligibility and the Philosophy of Nothingness,Honolulu, East-West Center Press, 1958.

    11 Keijijgaku-teki tachiba kara mitatzai kodai no bunkakeitai, 1934, NKZ VII, 429-453. Il s'agit du 3e et dernier texte dela 2e partie des Problmes fondamentaux en philosophie, Le monde dialectiqueTetsugaku no konpon-mondai, Benshh-teki sekai),1933-1934.

    12 Cf. YOO, op. cit., pp. 138-139 : He wrote his first major work on art in 1923,Art and Morality, in which he sought the very ground of the true self in the creativeactivity of [the] artist or the moral decision of the self. The key notion of Nishida'sphilosophy in this period, however, was the immediacy of pure experience as theground of true self prior to the dichotomies between subject and object, knower andknown, being and value, and so forth. In this work Nishida analyzed the ground ofpure experience in terms of the act of aesthetic expression, the act of moral decision,

  • Introduction

    11

    analyses de Yoo portent sur la notion de mu () travers laquelle il

    souhaite mettre en vidence la particularit de la culture japonaise

    comme culture du nant ou du rien, en la contrastant avec les cultures

    occidentales *13 et les autres cultures orientales. S'il lui arrive d'aborder

    l'art et la nature, il ne dit rien en revanche de la dimension de la cration5qui nous importe.

    La prsente recherche est anime par le dsir de mieux

    comprendre le processus de la cration artistique qui est l'instant o

    l'uvre d'art vient exister, travers le geste corporel. La cration

    artistique est la fois un processus dexpression du monde, et un10processus de rception du monde. Lartiste utilise son corps comme un

    outil qui se trouve dans le monde, qui sen nourrit, et sexprime vers le

    monde en le modifiant et en le crant en retour.

    Chez Nishida, ce moment de cration peut galement surgir

    lorsque nous contemplons une uvre d'art. Autrement dit, le regard a le15pouvoir de raviver l'instant crateur, ce qui fait du spectateur lui-mme un

    crateur, puisqu'il recre l'instant qui a fait natre et qui a donn vie

    l'uvre.

    the act of reflective judgment, and so forth. But this was before the development ofhis notion of Nothingness as the true ground of true self in his epochal From theActing to the Seeing, in 1927 .- On peut se demander pourquoi Yoo crit aestheticexpression l o artistic expression serait plus adquat.

    13 Il nous arrive d'utiliser les termes "Occident" et "Orient". Nous sommesconsciente de l'absence de dfinition scientifique de ces termes ainsi queNAKAMURA Hajime, dans Ways of thinking of Eastern peoples (1964), Honolulu,University of Hawaii Press, 1993, pp. 3-4, l'a clairement dmontr. Nanmoins, cesdeux termes apparaissent dans notre texte, la fois par commodit et parce qu'ils ontt utiliss par Nishida, par exemple dans La mthode scientifique, 1940, NKZXII,385). Par "Occident" ( seiy), il entend la civilisation amricano-europenne,par "Orient" (ty) la sphre culturelle indo-sino-japonaise. Il ne s'agit pasd'une division du monde en deux parties gales, mais plutt de deux accents - sansqu'il ne soit question des autres centres de civilisation du monde.

  • Introduction

    12

    La cration implique la totalit de l'tre humain, qu'il s'agisse de

    l'artiste ou du spectateur. Cette totalit est chre Nishida, et on peut,

    en abordant son uvre sous cet angle, rendre compte aussi bien de

    l'arrire-plan connotation bouddhique, que de l'apport de philosophes

    et de penseurs occidentaux qui privilgient cette vision. L'examen des5lectures de Nishida, et notamment de celle des publications de Fiedler,

    est rvlateur.

    Conrad Fiedler, juriste de formation, proche des milieux

    artistiques, proposait une thorie de l'art qui plaait le regard et le

    mouvement corporel au centre de la cration artistique. En librant le10geste crateur de tout a priori moral aussi bien que de toute vise

    idologique, il se dmarquait des thories de son temps.

    L'importance que Nishida a accorde cette thorie de la

    cration selon Fiedler justifie de s'intresser de plus prs la cration

    artistique dans sa dimension corporelle, et de la mettre en contraste15avec la notion du beau pour la comprhension de son texte. De fait,

    lintrt de Nishida nous semble porter aussi bien sur l'acte de la

    cration, que sur la rflexion de ce qui est beau car il rflchit

    galement sur le beau. Or, il insiste avant tout sur la naissance de ce

    qui sera beau, et moins sur le paratre (le Schein) du beau. La beaut20est une consquence et non pas un objectif de la cration. Le beau

    nous permet de remonter vers linstant de la cration. Nous sommes

    ainsi amene, dans notre tude, insister sur le rle fondamental que

    Nishida attribue la force cratrice dont la beaut est le couronnement.

    L'art et la cration sont des portes d'accs intressantes pour25comprendre la philosophie de Nishida, car ils font appel une

    perspective dynamique, si importante pour notre penseur japonais. Par

    contre, le procd par lequel Nishida les aborde est tout fait digne du

  • Introduction

    13

    Zen dans sa forme : les titres de ses uvres annonant explicitement

    une rflexion sur l'art sont peu nombreux*14. Nonobstant, l'art, en tant

    qu'acte de cration et de rception, en tant que jaillissement perptuel et

    imprgnation permanente, est omniprsent dans l'activit philosophique

    de l'artiste Nishida. *155

    Nishida et ses sources

    Nishida est le premier penseur japonais qui associe de propos

    dlibr la tradition philosophico-religieuse de l'Extrme-Orient la

    philosophie occidentale. Le fruit en est une uvre importante pour le10dveloppement de la philosophie au Japon : D'un ct, Nishida se sert

    de la mthodologie et de la terminologie de la philosophie occidentale,

    de l'autre, il puise dans la spiritualit bouddhique, en se basant sur sa

    propre exprience du zazen *16, "mditation assise".*17

    Cette double orientation caractrise toute luvre de Nishida. Sa15vie durant, il a t un lecteur infatigable des textes occidentaux

    philosophiques, mais aussi littraires et scientifiques , ainsi qu'en

    14 Art et morale (Geijutsu to dtoku, 1923, NKZ III,237-545) ,La crat ion art ist ique en tant quact ivi t formatr ice historique

    ( Rekishi-teki keiseisay toshite no geijutsu-tekissaku, 1941, NKZ X,177-264) et des essais courts, L'Explication du Beau (Bi no setsumei, 1900, NKZ XIII,78-80), Le Monde objectif de l'art / Le monde desobjets de lart ( Geijutsu no taishkai, 1919, galement dans NKZXIII,121-123), La beaut de lcriture (Sho no bi, 1930, NKZ XII,150-151).

    15 Nous appelons Nishida artiste dessein, puisque paralllement son travailintellectuel, il a pratiqu la posie et la calligraphie, et les reproductions que le lecteurtrouvera dans cette thse sont de la main de Nishida.

    16 17 Robert HEINEMANN, Pense et spiritualit japonaises , L'Univers

    philosophique, vol. I de l'Encyclopdie philosophique universelle, publie sous la dir.d'Andr Jacob, Paris, PUF, 1989, pp. 1599-1605. Citation p. 1604.

  • Introduction

    14

    tmoignent tant son journal et ses lettres que le catalogue de sa

    bibliothque personnelle. *18 Il a trs largement puis dans le

    vocabulaire philosophique occidental et, dans ses crits, il mentionne

    de nombreux auteurs occidentaux, et semble donc premire vue

    largement redevable de leur pense.5

    Nanmoins, lhritage sino-japonais est fortement vhicul dans

    la pense de Nishida, et mme si, en apparence, notre auteur sen

    dtache, cet hritage transparat en palimpseste dans ses textes. Mais

    les sources ne sont pas explicites *19 , Nishida cite rarement ses

    rfrences indiennes, chinoises ou japonaises, l'instar de nombreux10rudits japonais de son poque*20.

    Son vritable souci n'tait pas de reproduire des schmas

    occidentaux, mais de sen inspirer afin de forger, sur le modle des

    18 Nishida commandait ses livres directement aux tats-Unis, en Angleterre et en

    France, ou par le biais des librairies Maruzen et Tannonotamment pourles livres en allemand ; il demandait galement ses amis qui sjournaient l'tranger de lui rapporter des ouvrages. Voir aussi YAMASHITA Masao, NishidaKitar zenzsho mokuroku ( , Inventaire de labibliothque intgrale de Nishida Kitar), Kyto daigaku jinbunkagaku kenkysho,Kyto, 1983.

    19 Mener une recherche sur les sources bouddhiques serait particulirementintressante en vue de dterminer les textes que Nishida avait rellement lus etconnus. La lecture critique de l'uvre de Nishida a permis ISHII Ksei de formulerdes doutes sur la connaissance approfondie que Nishida a pu avoir des sourcesbouddhiques dont il s'inspire. Cf ISHII Ksei, La philosophie de l'Ecole de Kyto et leBouddhisme japonais: le point de vue de KYAMA Iwao. *** date et parution? La thse de M. ISHII est particulirement intressante dans la mesure o lon n'a

    jamais remis en cause que Nishida s'appuie sur la littrature bouddhique en bonconnaisseur des textes. Paralllement, ce doute peut tre formul au sujet de lacomprhension (ou du manque de comprhension) par Nishida des textes europenset amricains qu'il lisait en partie dans l'original.

    20 Soit qu'ils cherchent occulter leurs sources, soit que les textes de rfrencesont tellement connus qu'ils sont considrs comme faisant partie du bagage gnraldu lecteur et que leur mention apparat superflue lauteur.- Quant ce savoir intgr , il est important de savoir que Nishida avait encore tudi le kanbun ()et les classiques chinois, mais que la gnration de KUKI Shz (1888-1941), peine 20 ans seulement plus jeune que Nishida, navait dj plus bnfici de cetteducation et que ce quon pouvait appeler les connaissances traditionnelles videntes ou courantes de la jeunesse de Nishida commenaient dj se

  • Introduction

    15

    philosophies europennes, une philosophie qui soit propre au Japon et

    propre au mode de pense des Japonais *21. Il le prcise dans La

    Mthode scientifique *22 .

    La difficult de lire Nishida

    De ce paradoxe - prsence dun hritage sino-japonais implicite5et des apports occidentaux explicites - rsulte une certaine difficult

    lire Nishida. Bien des raisonnements de Nishida ne sont

    comprhensibles qu' la lumire des rfrences, en particulier au Zen

    () et l'Amidisme (la croyance en le Bouddha Amida et en la Terre

    Pure *23) pour ce qui est de la spontanit qui est sincrit - dans10lmergence des phnomnes et dans le comportement des tres

    humains ; ainsi quau Kegon () dont Nishida est proche dans sa

    comprhension de linterrelation de toute chose. *24

    modifier vers la fin du 19e sicle (communication personnelle de SAIT Takako,auteur dune thse sur Kuki).

    21 Gregor PAUL prfre parler de philosophie du Japon plutt que de philosophie japonaise , car il considre que la pratique de la philosophie est propre tous les humains, toutes les cultures. Ses recherches mettent en vidence laprsence dj bien implante des schmas de pense pr-philosophiques enprovenance du Continent au Japon, l'poque de Yayoi (de 300 av. JC 300 ap.JC). En revanche, il rfute l'existence d'une philosophie proprement et typiquementjaponaise (cf. Die Anfnge der Philosophie in Japan, OAG, Tky, 1991 ; Philosophiein Japan, Von den Anfngen bis zur Heian-Zeit, Mnchen, iudicium, 1993). Nishida,toutefois, pensait fonder une philosophie qui tiendrait compte de ce qu'il appelle laspcificit japonaise.

    22 Gakumon-teki hh, 1940, NKZ XII, 385-394 Ce texte est lersum dune confrence donne en 1937 et dite par le Bureau de lducation duMinistre de lEducation (cf. NKZ XII,394). Il est joint comme supplment( furoku) l'essai Nihon bunka no mondai (Le problme de laculture japonaise, 1940, NKZ XII,275-383) qui est rdig sur la base de troisconfrences que Nishida avait donnes en 1938. Les deux textes sont traduits parPierre LAVELLE, La Culture japonaise en question, Paris, POF, 1991.

    23 LAmidisme est pratiqu par deux coles au Japon, la Jdo-sh (Ecole de laTerre Pure, fonde par Hnen (1133-1212), et la Jdo-shinsh (VritableEcole de la Terre Pure ) fonde par le disciple de Hnen, Shinran (1173-1263). On runit les deux coles sous le terme dAmidisme parce quelles font delinvocation du Bouddha Amida leur pratique centrale.

    24 Nous sommes redevable Frdric Girard pour les informations suivantes :

  • Introduction

    16

    Malgr l'implication du Zen dans le dveloppement des arts

    japonais, Nishida ne s'y attache gure dans Art et morale. Les

    conceptions du Zen sont certes prsentes, mais, l encore, elles se font

    discrtes quand nous cherchons des rfrences prcises.

    Cette association de plusieurs fonds de pense confre un5caractre amphibologique aux crits de Nishida : un lecteur japonais

    nexploite pas aisment les sources occidentales utilises ; l'inverse,

    un lecteur non-japonais aura des difficults reprer et comprendre

    prcisment l'arrire-plan bouddhique qui alimente la pense

    philosophique de Nishida.10

    L'uvre de Nishida est en effet construite sur des vidences ,

    les lments d'une culture que ses membres - en loccurrence les

    contemporains de Nishida - ne questionnent ni ne mentionnent jamais,

    tant ce fonds culturel est naturellement intgr dans leur quotidien. C'est

    trs probablement ce mme bagage qui fait partiellement dfaut un15Japonais de notre poque, car ce qui tait vident pour un Japonais

    contemporain de Nishida ne l'est plus obligatoirement pour un Japonais

    d'aujourd'hui.

    Les lectures Kegon de Nishida sont difficiles cerner :- il y a au moins le Gokysh, le Hokkai genky, le

    Ch Kegon hokkaikanmon, le Kegonky tangenki qu'il a directementlus (Yamashita, Catalogue de la bibliothque de Nishida, p.323, n750, pp.339-340[voir le Journal Nikki en date de juillet 1943 (Meiji 18) dans NKZ XVII,667],n1057, 1060). (cf.aussi, p.322, n745).

    - la bibliothque comporte aussi des titres : pp.204-205, n352, 353, 354, 355. (s'ytrouvent le Gokysh et le Tangenki qu'il a lus ; on ne sait rien quantaux autres).

    - il y a les connaissances indirectes : venant de discussions avec Suzuki, d'unmathmaticien Suetsuna qui connaissait bien le Kegon et frquentait assidmentNishida, etc. Le Zen est pntr d'ides Kegon, sans jamais les mentionnerexplicitement (v. par ex. l'introduction de Catherine Despeux aux Entretiens deMazou; des notes de P.Demiville dans les Entretiens de Lin-tsi ; les ouvrages deSuzuki).

  • Introduction

    17

    Etant donn cette complexit et notre incomptence de rfrer aux

    sources bouddhiques, nous nous sommes rigoureusement limite

    exploiter les sources en langues occidentales qui ont inspir Nishida, et

    au sein de ces sources nombreuses, nous visons en particulier luvre

    de Fiedler et la pense esthtique de Kant.5

    Lobjectif de Nishida

    L'objectif de Nishida tait de fonder une pense philosophique

    japonaise. Il lui fallait d'abord se dmarquer des systmes de pense

    traditionnels qui sont le Shint , tel qu'il est prsent par le10

    mouvement Kokugaku (tude nationale), le Bouddhisme

    (bukky) et le Confucianisme (juky). Ensuite, il lui fallait

    se distinguer de la philosophie occidentale, sans toutefois la rfuter

    comme l'exigeaient les Japonais extrmistes de son poque.

    Nishida sest efforc dappliquer deux mthodes. Il a pratiqu une15mthode scientifique qui serait caractristique des Japonais , qui est

    de connatre les choses sans partialit partir de leur intrieur-mme,

    par la participation l'univers observ (NKZ XII,388). Et il a galement

    utilis la mthode comparatiste : en discutant la philosophie venue de

    l'extrieur, en particulier de l'Occident, et en s'en inspirant, Nishida20formule sa propre pense.

    Autant la mthode comparatiste est constamment applique

    dans les textes de Nishida, autant la mthode scientifique ne se trouve

    pas clairement dfinie par Nishida. Dans son essai La Mthode

  • Introduction

    18

    scientifique *25, il prcise quel nouvel esprit scientifique il estime qu'il

    conviendrait de dvelopper au Japon, en s'appuyant sur le paradigme

    dvelopp en histoire de l'art par Alois RIEGL (1858-1905).

    Le Japon, explique Nishida, a t nourri pendant plus d'un

    millnaire par la sagesse et l'enseignement du continent, notamment5de la Chine et de la Core. Conjointement ces emprunts divers, le

    Japon a su mettre en relief des facults qui lui sont propres, telles que

    la sensibilit et l'motion.*26

    Mais je crois que, bien qu'il y ait la base de la culture orientale

    beaucoup d'lments qui ne le cdent en rien la culture occidentale,10qui sont mme suprieurs cette culture, son point faible est

    nanmoins de ne les avoir pas dvelopps en tant que savoir

    (gaku) *27.

    25 Gakumon-teki hh, 1940, NKZ XII, 385-394, cf. aussi note 20. -

    Nishida parle aussi de la mthode japonaise dans (Zakkan, Sentimentsdivers/ Impressions diverses,1916, NKZ XIX,711-717). Il crit la premire page : Quand on parle dindpendance de l'esprit, ce quoi n'importe qui pense enpremier, c'est de raviver la pense et la science telles que mises en videnceu parl'Asie ancienne [korai]. En particulier en tant que Japonais, il s'agit de promouvoir[sakanni suru] l'esprit propre aux Japonais qui avait t dvelopp dans notre pays.Cela, c'est quelque chose que nous devons nous efforcer de faire, il va de soi, dansla mesure o nous sommes des Japonais. Nous devons tenter d'investiguersuffisamment en profondeur tous les aspects de ce qui est japonais [nihon toiumono].

    26 Linfluence continentale millnaire a donn lieu lexpression emblmatiquewakon kansai : me japonaise, savoir chinois. A lpoque de louverture duJapon, (Meiji 1868-1912) lexpression est transforme en wakonysai : me japonaise, savoir occidental.

    27 NKZ XII, 387. Lavelle traduit : Mais je crois que, bien qu'il y ait la base dela culture orientale bien des lments prcieux suprieurs ou gaux ceux de laculture occidentale, son point faible est de n'avoir pas dvelopp le savoir. (Laculture japonaise en question, Paris, POF, 1991, p. 111)

    Nishida (NKZ XII,279) oppose demble, dans son texte, le ky(enseignement, doctrine) oriental au gaku (savoir, recherche) occidental ; ilsemble employer gaku dans le sens de savoir systmatique. Il est noter que gakune revt pas toujours ce sens. Dans la premire phrase des Entretiens de Confucius,gaku a le sens d'enseignement : quand on apprend au moment opportun, onassimile l'enseignement, quand dans la vie se prsente un moment opportun, onapplique cet enseignement.

  • Introduction

    19

    Face une culture europenne que Nishida peroit comme

    spatiale, rationnelle et intellectuelle, il dcrit en effet la culture japonaise

    comme linaire et rythmique :

    On peut dire que la culture japonaise est linaire

    (chokusen-teki). C'est pourquoi je la qualifie de rythmique5

    ( rizumikalu). La Nation japonaise (kokutai), qui est

    de l'ordre de l'motion et qui a la Maison Impriale en son centre,

    m'apparat comme une unit caractre rythmique. (NKZ XII, 392)

    Nishida ne donne pas d'indications plus prcises sur ce qu'il

    entend par rythmique *28. Ce qui compte dans ce passage, est la10conscience que Nishida a, en tant que Japonais, de sa propre culture.

    Guid par cette conscience, il mne son investigation la recherche

    d'une mthode scientifique spcifiquement japonaise.

    Riegl, que Nishida discute dans ce texte, a dvelopp son

    paradigme de l'art en s'opposant la pense traditionaliste, qui avait15pour coutume de faire driver toute thorie de lart des uvres d'art

    grecques, plus prcisment du canon hellnique. Ds lors qu'un art

    par exemple l'art gyptien ou l'art gothique n'entrait pas dans le

    parangon hellnique, il tait considr comme un art de classe

    infrieure, voire totalement exclu de la catgorie de l art . Cette vision20correspondait aux philosophies expliquant de l'extrieur les

    28 Nishida crit : rizumikalu, transcription phontiqe du mot anglais

    rhythmical . Il est tonnant que Nishida utilise un terme import pour caractriserce qui devrait tre proprement japonais. Nous pouvons comprendre le concept derythme qu'utilise Nishida si nous le transposons dans le domaine de la calligraphie.

    Peut-tre est-ce aussi dans le sens que l'tre humain est au diapason avec ce quil'entoure, le monde : Quand une personne utilise l'nergie qui lui est propre, dansle temps qui lui est propre, et un endroit qui lui est propre, elle utilise le rythme ,crit Michel Random (Japon. La stratgie de l'invisible, Paris, 1985, p. 86)

  • Introduction

    20

    phnomnes apparus dans un certain contexte culturel, et cet

    extriorit tait un concept occidental servant daune.

    Ds que lon procde, comme Riegl et comme Nishida

    partir des exigences et structures internes d'un phnomne, ce qui va

    loppos des tendances qui rgnaient leur poque, on aboutit des5conclusions radicalement diffrentes. Pour Nishida, les scientifiques et

    penseurs japonais se devraient de mener leur recherche selon la

    mthode de Riegl, sans se conformer des conventions, sans adopter

    des vues partiales ou des a priori, et en se laissant guider par la logique

    interne du phnomne tudi. Voil ce que devrait tre la vritable10science japonaise:

    Ce qu'on appelle la science (gakumon) veut dire que

    notre esprit vit dans les faits objectifs. Ce n'est que de cette manire que

    nous pouvons raliser une science japonaise. (NKZ XII, 388)

    Le Japon se trouve situ entre les deux blocs, entre l'Orient et15l'Occident, et aux yeux de Nishida il y a dans cette particularit culturelle

    et gopolitique une opportunit saisir : Que seule en Orient notre

    nation, tout en ayant reu l'influence [ de l'Inde et de la Chine ], ait

    assimil la culture occidentale et puisse tre considre comme re-

    cratrice de la culture occidentale, n'est-ce pas surtout d cet esprit20japonais qui se dirige sans entraves vers les choses elles-mmes ?

    (NKZ XII, 280)

    L'idal tant de combiner motion et raison, Nishida considre

    que le peuple japonais et sa culture sont prdisposs la mission de

  • Introduction

    21

    jeter un pont entre l'Orient et l'Occident, par-del le foss sparant les

    deux mondes.*29

    Lorsque Nishida insistait pour ouvrir le Japon intellectuel au

    monde, tout en dveloppant un esprit critique qui soit propre son pays,

    ses exigences taient minemment modernes, actuelles. Quand5Nishida enseignait luniversit de Kyto (de 1913 1928), son

    ancrage dans la pense bouddhique conjugu avec sa terminologie

    philosophique nouvellement forge, tait en contraste avec les autres

    disciplines universitaires. En effet, les universits japonaises taient

    figes ds leur fondation en cela qu'elles entendaient leur rle en10termes de transmission du savoir (dont notamment des connaissances

    sur et en provenance de lOccident), et quelles taient loignes de la

    recherche fondamentale. Nishida faisait une exception dans ce cadre. Il

    tait penseur, et non pas un historien de la pense. *30

    Cet objectif, savoir forger une philosophie japonaise, tait15coupl chez les disciples de Nishida (et fondateurs de l'Ecole de Kyto,

    Kyto gakuha) avec louverture vers le monde occidental.

    Comment peut-on dfinir le rle de l'cole de Kyto dans le Japon actuel

    ? Suite linternationalisation, et l'aube de la mondialisation du pays,

    pays entran et sentranant dans des changes multilatraux tant dans20le monde des affaires et de la technique, que dans le domaine des

    29 La conscience qu'a Nishida de la mission assigne au Japon dans l'ordre

    mondial lui a valu d'tre dcri comme partisan de lultra-nationalisme et del'imprialisme japonais. Disparu le 7 juin 1945, avant le dsastre des deux bombesatomiques et donc avant la capitulation du Japon , Nishida n'a pu en tirer de bilanpour la postrit.

    30 Les universits cherchent aujourd'hui dvelopper un esprit novateur, et intgrer une certaine approche individualiste et plus axe sur le monde du travail etde la recherche. Cf Die japanische Universitt im Umbruch , in Neue ZrcherZ e i t u n g , le 11 avril 1992, p. 25. Les mouvements de diversification etd'internationalisation des universits au Japon ne sont pourtant pas uniquement lis une prise de conscience des ralits acadmiques, mais sont aussi dicts par desncessits conomiques : la perspective d'une baisse du nombre d'tudiants met encause la survie des tablissements privs qui, en procdant l'ouverture denouveaux dpartements, esprent attirer un plus grand nombre d'tudiants.

  • Introduction

    22

    sciences humaines (langues, philosophie, histoire), et lheure o les

    universits se restructurent, quelle place est-ce que cette cole

    philosophique peut occuper?

    La diffusion de la pense de Nishida a pu tre assure par ses

    disciples, en particulier au travers du Zen, en posant la philosophie5japonaise comme une philosophie du rien (par opposition la

    philosophie de ltre, cest--dire lontologie).*31 Si les successeurs et

    commentateurs de Nishida, notamment HISAMATSU Shin'ichi

    (1889-1980) et UEDA Shizuteru ( n en 1926),

    mettent l'accent sur le Zen et l'aspect philosophico-religieux dans les10uvres de Nishida, cela s'explique d'une part par l'engagement

    personnel de ces philosophes dans l'tude et la pratique du Zen, d'autre

    part par l'attitude, qui peut tre perue comme ambigu, de Nishida

    pendant la Seconde Guerre mondiale. En effet, Nishida ne s'est jamais

    ouvertement distanc du fascisme et du totalitarisme japonais*32. Pour15viter d'aborder cette question vaste et gnante, il est courant de

    dpeindre un Nishida dtach du monde politique, plong dans le

    monde du Zen. De plus, cette image avait l'avantage de correspondre

    une mode en Europe et en Amrique, o l'on se laisse volontiers

    fasciner et intriguer par les philosophies orientales *33. Le Zen a ainsi20

    31 Il y a bien sr aussi dautres aspects philosophiques que les disciples de

    Nishida dveloppent, en partant de Nishida et en interrogeant la philosophieeuropenne.

    32 Bernard STEVENS, En guise d'introduction : une prsentation de l'cole deKyto , tudes phnomnologiques, n 18, Louvain-la-Neuve, Ousia, 1993, 37.

    33 Ds l'aprs-guerre, certains penseurs japonais abordent les questions quitouchent la morale et l'thique chez Nishida. Pierre Lavelle a fray un cheminavec sa traduction La culture japonaise en question (cf. note 19) qui ouvre le dbatsur les implications politiques de la philosophie de Nishida. Parmi les mago-deshi (lesdisciples des disciples), HASHI Rysuke (n en 1944) prend quelque peu sesdistances vis--vis des accusations politiques et cherche rhabiliter les textes deNishida en les replaant dans un contexte plus strictement philosophique. Toutefois,les plus minents reprsentants de l'cole de Kyto se sont proclams penseursreligieux. Le dialogue entre Bouddhisme et Christianisme, amorc par Nishida dansson dernier essai , La logique du lieu et la vision religieuse du monde (1945, NKZ XI,371-464, cf. note 34 ), a t poursuivi par Hisamatsu Shin'ichi, Nishitani Keiji, AbeMasao et Ueda Shizuteru. Malgr sa volont d'tre le fondateur d'une philosophie

  • Introduction

    23

    pu, en Occident, ouvrir la porte la philosophie de Nishida, et ce d'autant

    mieux qu'un dialogue entre bouddhistes et chrtiens peut aisment

    s'appuyer sur les textes de Nishida*34. Nishida lui-mme tablit un

    parallle entre le Christianisme et le Bouddhisme dans Les Formes de

    la culture classique en Orient et en Occident d'un point de vue5mtaphysique .*35

    japonaise et la distance affiche vis--vis du Zen, le discours de Nishida a gliss dansle religieux.

    34 Cf.notamment Hans WALDENFELS, Absolute Nothingness. PreliminaryConsiderations on a Central Notion of the Philosophy of Nishida Kitar and the KytoSchool , Monumenta Nipponica, 1966, vol. 21, n 3-4, p. 354-391 ; Dasschweigende Nichts angesichts des sprechenden Gottes. Zum Gesprch zwischenBuddhismus und Christianismus in der japanischen Kyto-Schule , Neue Zeitschriftfr Systematische Theologie und Religionsphilosophie, 13, 1971, p. 314-334 ; Nishida Kitar, Nishida und Zen, Abolutes Nichts , in Absolutes Nichts - ZurGrundlegung des Dialogs zwischen Buddhismus und Christentum, Basel-Wien, 1976(il existe une traduction amricaine de ce livre).

    H. RZEPKOWSKI, Einstellung des Nichtsbegriffes nach Nishida , in Thomasvon Aquin und Japan. Nettetal 1967.

    Fritz BURI, Der Buddha-Christ als der Herr des wahren Selbst. DieReligionsphilosophie der Kyto-Schule und das Christentum, Bern/Stuttgart 1982.

    P,S. CHUN, The Christian concept of God and Zen 'Nothingness' as embodied inthe works of Tillich and Nishida. Dissertation University of Ann Arbor, 1982.

    K. RIESENHUBER, Reine Erfahrung. Im Gesprch zwischen Aristoteles, Nishidaund Pseudo-Dionysios . Hans Waldenfels, Thomas Immoos (Hrsg), FernstlicheWeisheit und Christlicher Glaube. Festgabe fr Heinrich Dumoulin. Mainz 1985.

    Steve ODIN, Kensis as a Foundation for Buddhist Christian Dialogue : TheKenotic Buddhology of Nishida and Nishitani of the Kyto-School in relation to theKenotic Christology of Thomas J.J.Altizer , The Eastern Buddhist 1987, 20:1, p. 34-61 ; A critique of the Kensis/Snyat motif in Nishida and the Kyto-School. ,Buddhist Christian Studies 1989, 9, p. 71-86.

    UEDA Shizuteru, Das absolute Nichts im Zen, bei Eckhart und bei Nietzsche.,in Die Philosophie der Kyto-Schule. HASHI Rysuke (Hrg.). Freiburg/Mnchen,Alber 1990.

    Voir aussi le dernier crit de Nishida, Basho-tekironri to shky-teki sekaikan, La logique du lieu et la vision religieuse du monde),1945, NKZ XI, 371-464 ; traduit par SUGIMURA Yasuhiko et Sylvain CARDONNEL,Logique du lieu et vision religieuse du monde, Editions Osiris, 1999.

    35 Keijijgaku-teki tachiba kara mitatzai kodai no bunkakeitai, 1934, NKZ VII, notamment pp. 441-42, passage que Yoocommente : Nishida divides the cultural forms into two major categories: a) thecultures grounded in the immanent, actual world view; b) the cultures based on thetranscendent, non-actual world view. The culture formed under the influences ofChristianity and Buddhism are considered to be the cultures of the transcendent worldview, although Christianity transcends the world in the direction of affirmation,whereas Buddhism in the direction of negation. Yoo, op.cit. 1976, p. 189. - Nishidaprcise, toutefois, en 1901 que le Christianisme ne l'intresse pas, parce qu'il ne veutpas tre sauv (NKZ XVIII,53, lettre 36). Nous tenons remercier Frdric Girard pourcette rfrence.

  • Introduction

    24

    L'une des caractristiques de l'cole de Kyto l'heure actuelle

    est son dialogue interculturel avec les courants philosophiques

    europens et amricains. C'est prcisment ce dialogue que Nishida

    n'a pas vritablement amorc.

    Nishida n'a jamais quitt le Japon. En revanche, il a t en contact5avec des philosophes allemands : il a correspondu avec Heinrich

    RICKERT et Edmund HUSSERL; en avril-mai 1937, il a reu la visite

    d'Eduard SPRANGER, et en novembre de la mme anne celle de Karl

    LWITH, puis en 1938 celle de Robert SCHINZINGER *36. Par ailleurs,

    son ami de jeunesse SUZUKI Daisetsu, qui vivait aux tats-Unis, ou10encore Lafcadio HEARN, lui ont donn une connaissance indirecte de

    ce pays *37.

    Le fait de rencontrer dautres philosophes nest certes pas un

    critre pour valuer la qualit intellectuelle dun penseur. Nanmoins, la

    raret des contacts directs avec le monde intellectuel europen et15amricain, alors que sa lecture duvres nes sur le fonds de cette

    culture occidentale est extrmement riche et couvre toutes les poques,

    est symptomatique pour Nishida.

    Les uvres de Nishida ont t peu connues en Europe et aux

    Etats-Unis de son vivant. Si on veut appeler dialogue l'intrt que20Nishida portait la philosophie europenne en particulier, soit, mais il

    s'agit d'un dialogue sens unique, dun monologue. Mme si linfluence

    de Nishida sur la rflexion philosophique au Japon est capital, il serait

    36 Pour les rencontres, cf. Lothar KNAUTH, Life is tragic , Monumenta

    Nipponica, 1965, vol. 30, 3-4, p. 335-358, notamment pp. 347 et 356. En 1936, KIR. avait traduit une lettre de Nishida en allemand, mais Schinzinger fut le premier traduire une uvre complte.

    37 Tel qu'en tmoignent ses lettres Suzuki, et OMODAKA, le traducteur deKUKI Shz.

  • Introduction

    25

    erron de considrer que sa pense alimentait le dbat d'ides en

    Europe ou aux Etats-Unis.

    Les premires traductions

    Les premires traductions dcrits de Nishida, en allemand,5datent de 1936, lorsque ki R. publia Brief an den Schriftleiter der

    Zeitschrift Ris (NKZ XIII,137-142) et Logik und Leben

    (Ronri to seimei, 1936, NKZ VIII,273-394) dans la revue

    Cultural Nippon 1936.

    10

    Par la suite, Robert Schinzinger publia en 1938 Der

    Metaphysische Hintergrund Goethes, traduction allemande de

    Gte no haikei (1931, NKZ XII,138-149).

    TAKAHASHI Fumi, une nice de Nishida dcde trs jeune, vers

    1940, publia en 1939 Berlin la traduction allemande revue par Oscar15Benl de lessai Les Formes de la culture classique en Orient et en

    Occident d'un point de vue mtaphysique *38 intitule Die

    morgenlndischen und abendlndischen Kulturformen in alter Zeit vom

    metaphysischen Standpunkt aus gesehen. En 1940, c'est Sendai

    (dans le nord-est du Japon) qu'elle publia le cinquime chapitre d'Art et20morale sous le titre Die Einheit des Wahren, des Schnen und des

  • Introduction

    26

    Guten.*39 Bien videmment, dans le contexte de la Seconde Guerre

    Mondiale, la diffusion de ces textes a t fort limite, et l'intrt qu'ils ont

    suscit, modeste.

    Suivent dautres traductions de Schinzinger qui publie trois essais

    de Nishida, d'abord en allemand en 1943 (sauf No. 2, paru en 1938),5puis en anglais en 1958. Il s'agit de :

    1. Die intelligible Welt / The Intelligible World *40

    2. Goethes metaphysischer Hintergrund / Goethe's Metaphysical

    Background*41

    3. Die Einheit der Gegenstze / The Unity of Opposites *4210

    Les trois essais en anglais sont runis dans le livre Kitar

    Nishida, Intelligibility and the Philosophy of Nothingness (Honolulu,

    East-West Center Press, 1958) et dots chacun d'une introduction.15

    38 Keijijgaku-teki tachiba kara mita

    tzai kodai no bunkakeitai, 1933-34, NKZ VII,429-453.39 Shin-zen-bi no gitsu-ten, 1923, NKZ III,350-391.40 (Eichi-teki sekai, Le monde intelligible, 1928-29, NKZ V,123-185)

    est le 4e de huit essais runis dans NKZ V sous le titre Le systme auto-aperceptif deluniversel ( Ippansha no jikaku-teki taikei). - Quant latraduction de eichi-teki, nous nous plions aux habitudes depuis Schinzinger,en allemand et en anglais, de le rendre par intelligible , mais nous nen sommespas satisfaite. Certes, on traduit intelligible par opposition sensible . Mais lemonde intelligible de Nishida nest pas seulement le monde qui peut tre connu parlintellect, mais aussi un monde intelligent qui se comprend lui-mme. Cest le mondele plus profond et le plus englobant qui permet de comprendre. La traduction par intelligible (avec le suffixe -ible driv du latin -ibilis ) a une connotationpassive : ce qui peut tre connu, ce que nous pouvons connatre. Alors quil noussemble que le qualificatif eichi-teki contient une dimension active : un monde qui sestructure selon lintelligence. En guise de rappel, basho , le lieu dusurgissement de toute la ralit, sera dfini par Nishida ds 1926, comme tant nisensible ni intelligible

    41 (Gte no haikei, Larrire-plan de Goethe, 1931, NKZ XII,138-149) est le 12e de 22 essais runis sous le titre Suite Pense et exprience(Zoku shisaku to taiken), une compilation de 1945.

    42 Zettai mujun-teki jiko-ditsu, Lauto-identit absolumentcontradictoire, 1939, NKZ IX,147-222) est le 3e de cinq essais qui forment le Recueil 3des essais philosophiques (Tetsugaku ronbunsh daisan) dit en1939. Yamanouchi a aid Schinzinger pour la traduction.

  • Introduction

    27

    D'autres traductions ont t ralises, mais aprs la disparition

    de Nishida en 1945. Le dialogue tait donc quasiment inexistant du

    vivant de l'auteur. Ses disciples, par contre, ont voyag et sont entrs en

    contact direct avec l'Europe. Mme si Nishida n'a pas vritablement5tabli un dialogue avec l'Europe, il a le mrite d'avoir ouvert la voie la

    philosophie japonaise, en exigeant que les Japonais dveloppent un

    esprit propre, philosophique et scientifique.

    Il nous faut penser par nous-mmes., crit Nishida, et Nous

    devons entreprendre de penser avec logique et consquence. (NKZ XII,10288*43).

    L'esprit de ces citations sera notre guide tout au long de cette

    thse.

    43 Voir aussi la traduction de Lavelle, La Culture japonaise en question, Paris,

    POF, 1991, p. 26.

  • Partie 1

    La cration artistique - Fiedler

  • 1.1 L'art et la cration

    28

    1.1 LE LIEN ENTRE L'ART ET LA CREATION ARTISTIQUE

    Quest-ce lart ? Le point dunion de la morale est la religion, mais

    quel est le pont dunion de lart ? Lart et la morale naissent de la ralit

    actuelle, ont comme fondement commun la volont. Lart est un5phnomne donn alors que la morale est un phnomne construit.

    Lart est la direction de lunification, et au sein de la ralit concrte, la

    direction de lunification est lintuition artistique. La morale est la

    direction de la diffrenciation et du dveloppement, et au sein de la

    ralit concrte, la direction de la diffrenciation est le devoir moral.10

    Au sein de la ralit concrte, la direction vers lunit devient

    lintuition artistique*1, la direction vers la diffrenciation et le

    dveloppement devient le devoir moral. Aussi bien lintuition artistique

    que la volont morale ont comme point de dpart lactualit, mais dans15une telle direction, la volont morale soppose lintuition artistique

    dans la mesure o elle est un effort infini en vue datteindre son point

    ultime. Pourtant lunit dans le point ultime de la morale nest dj plus

    lart, mais doit tre la religion.*2 La religion transcende la connaissance

    et la contient nanmoins, elle transcende la morale et la contient20nanmoins. Pour cette raison, la religion ressemble intimement lart,

    1 Dilworth donne "aesthetic subjectivity" (op.cit., p.104) pour geijutsu-

    teki chokkan (intuition artistique ; intuition qui sexprime travers lart). Lintuition estcertes lactivit dun sujet, mais traduire ce terme par subjectivit nous semble allertrop loin ; de plus, traduire esthtique pour artistique est une erreur fondamentale.Cette thse a pour objectif prcisment de bien distinguer les deux termes, comme lefait Nishida. Artistique renvoie lactivit de lartiste, tandis questhtique concerne gnralement, mais nous reviendrons sur la question - laspect du paratre deluvre dart. - Nishida, en s'inspirant du texte de Fiedler, interprte dj Fiedler entraduisant knstlerisch par sz-teki (schpferisch). Nishida place lacration au centre de l'art. Lorsque Dilworth traduit geijutsu-teki paraesthetic, il ne tient pas compte de l'importance de l'activit dans l'art. Artistique, c'estavant tout crateur (geste actif) et non esthtique.

    2 Nest dj plus lart Plus haut, Nishida avait expliqu que lart tait ladirection de lunification, et que la morale tait le dveloppement de la diffrenciation.Lunit ou lunification - de la morale pourrait lui faire rejoindre lart. Or Nishida lednie. Lart et la morale ne se confondent pas. Cest la religion qui fait le lien : ellecontient la morale et la connaissance puisquelle est rigoureuse et pratique), et elleressemble lart parce quelle est intuitive.

  • 1.1 L'art et la cration

    29

    et en mme temps, elle est extrmement rigoureuse et pratique. (NKZ

    III,391, chap.5)

    Si nous suivons le raisonnement de Nishida, lart se dfinit par

    rapport la morale. Le point dunion de la morale est la religion qui5contient et transcende aussi bien la morale que la connaissance. Or,

    quel est le point dunion de lart ?

    Ainsi que nous lavons expos dans lintroduction, lart comporte

    deux volets, celui de la cration, et celui du beau. Afin de mieux cerner la10notion de cration artistique, nous proposons de se pencher, linstar

    de Nishida, sur les crits de Conrad Fiedler qui vise la production et

    lorigine de luvre dart dans ses rflexions, et qui sintresse de prs

    au geste, car la cration artistique est le mouvement ou le geste qui

    produit lart.15

    Dans notre thse, nous privilgions la notion de la cration

    artistique par rapport la notion de lart. Nishida dit art (geijutsu)

    dans le texte, mais si nous regardons de prs, il sintresse lacte

    artistique, au surgissement de lart.20

    Cette nuance est importante pour notre lecture, car Fiedler insiste

    galement sur limportance de la cration, et relgue luvre dart le

    produit de la cration au second plan. Luvre na de valeur que dans

    la mesure o elle permet au spectateur de revivre le trajet de la cration.25Cest lactivit qui ouvre un nouveau champ de conscience, ce nest pas

    luvre. *3

    Aber nicht an das Vorhandensein der Kunstwerke ist jenes

    gesteigerte Wirklichkeitsbewusstsein gebunden, sondern an die30Thtigkeit, in der sich die Entstehung dessen vollzieht, was wir ein

  • 1.1 L'art et la cration

    30

    Kunstwerk nennen. Die Kunstwerke sind an und fr sich ein toter

    Besitz ; *4

    Par consquent la distinction nette entre lart entendu comme

    uvre dart, et lart entendu comme cration artistique doit tre pose5ds le dpart pour assurer la clart de nos rflexions. La grande porte

    de cette distinction se rvlera lorsquil sera question du rcepteur dart,

    de la personne qui regarde luvre dart en reproduisant lacte de la

    cration dont luvre est le dpositaire.

    10

    Fiedler que nous venons de citer fournit une vritable porte

    daccs pour la comprhension de Nishida, porte daccs que ni

    Friedrich Theodor Vischer, ni Gustav Theodor Fechner, ni Stephan

    Witasek, ni Karl Groos, ni aucun des autres thoriciens d'art mentionns15par Nishida ne nous procurent.

    Conrad Fiedler est n Saxe en 1841, et a t form Leipzig. Il

    tudie le droit et sintresse lart pour son propre compte car il

    noccupait aucun moment un poste universitaire ni une fonction dans20un muse. Il entreprend des voyages au cours desquels, en Italie avant

    tout, il rencontre et se lie damiti avec les peintres Hans von Mares,

    Arnold Bcklin, Anselm Feuerbach, Hans Thoma et avec le sculpteur

    Adolf von Hildebrand. Il disparat en 1895.

    25La pense de Fiedler sest forge dans un environnement

    dartistes que lauteur a ctoys, dont il tait mcne pour certains, et

    quil a maintes fois eu loccasion de voir luvre. Le contact avec les

    artistes lui tait un besoin et le guidait dans son dsir de dcrypter la

    langue dans laquelle les uvres dart sont crites, et qui leur est propre.30

    3 Ce point est important car il permet une ouverture vers lart contemporain

    comme vnement et non comme objet.

  • 1.1 L'art et la cration

    31

    Sa libert du point de vue professionnel lui laissait aussi le loisir

    dune libert desprit, sans concession ni des gots ni des

    personnes, et qui se dirigeait vers lessence de lart, savoir lacte de la

    cration. *55

    De cette manire, par lobservation et limmersion dans le monde

    de la cration artistique, et paralllement par ltude des crits de Kant

    et de Goethe, Fiedler se dtache des thories platonicienne,

    aristotlicienne et hglienne de l'art comme imitation ou reproduction10de la nature conjugue avec la ralisation dune ide ou dun idal.

    Pour Fiedler, lart est bas sur la cration artistique qui, alimente

    par le regard comme source de rception, prend le relais de ce regard

    et ralise lexpression artistique, le mouvement artistique, vers le15monde. Cette thorie est le fondement dun nouveau regard sur lart en

    ce quelle admet lautonomie de lactivit cratrice artistique.

    Parmi les crits de Fiedler*6, le texte ber den Ursprung der

    knstlerischen Thtigkeit (Sur l'origine de l'activit artistique) mrite tout20particulirement notre attention car Nishida le cite plusieurs reprises

    dans Art et morale, et il y a laiss des traces de lectures, peu

    4 Fiedler, Der Ursprung der knstlerischen Thtigkeit, 1887, dans Marbach 1896,

    p.306-307.5 Wilhelm von Bode, der Fiedler gern als Mitarbeiter in der Leitung der Berliner

    Museen gesehen htte, schrieb ber ihn : (Wilhelm von Bode, Dr.Conrad Fiedler. Repertorium fr Kunstwissenschaft 18, 1895, p.333, cit daprs UdoKultermann, Kunst und Wirklichkeit, Mnchen, scaneg, 1991, p.17)

    6 ber die Beurteilung von Werken der bildenden Kunst (1876),ber Kunstinteressen und deren Frderung (1879),Moderner Naturalismus und knstlerische Wahrheit (1881),ber den Ursprung der knstlerischen Thtigkeit (1887),

  • 1.1 L'art et la cration

    32

    nombreuses mais rvlatrices. Nous y reviendrons dans le chapitre

    Fiedler dans Nishida . Dans son crit Sur l'origine de l'activit

    artistique , Fiedler se limite la bildende Kunst que sont la peinture

    et la sculpture quil connaissait intimement. Pour chaque art, la question

    de son expression au travers du corps devrait se poser5individuellement, selon Fiedler.

    Les rflexions de Fiedler sur la cration artistique partent d'un

    double constat :

    101) tout vnement a une origine physico-spirituelle, physico-mentale

    dans la mesure o le corps et l'esprit, cest--dire le corps et le mental,

    forment une unit;

    2) tout vnement ne signifie que lui-mme, il n'y a pas de sens autre15que l'vnement en tant que tel.

    Appliqu la cration artistique, ce double constat signifie que

    l'uvre d'art est le rsultat d'un vnement physico-spirituel dont les

    composantes sont indissociables les unes des autres, et que le sens20de l'uvre d'art ne rside pas dans un contenu autre quil soit

    symbolique, religieux, idologique ou moral - que l'uvre elle-mme,

    autre que la prsence de l'uvre elle-mme.

    Quant au premier point, nous y reviendrons dans le chapitre 2,25Lart et le coprs. Pour le deuxime point, Fiedler explique :

    Jene sogenannte geistige Sphre des Wortes ist thatschlich

    nicht grsser als seine sinnliche Sphre. Es ist durchaus falsch, zu

    sagen, dass wir uns mit der physischen Leistung, an die unser30

    Hans von Mares (1889); les cinq textes sont republis comme uvres posthumes

    par Hans Marbach, Conrad Fiedlers Schriften ber Kunst, Leipzig 1896. Nishidapossdait un exemplaire de ce recueil.

  • 1.1 L'art et la cration

    33

    psychisches Leben gebunden ist, ein geistiges Reich erschlssen,

    dass alle sinnlichen Vorkommnisse unseres sogenannten geistigen

    Lebens, wie Wort, Zeichen, Bild, Ton, Gebrde nur Symbole eines

    Geistigen seien; es s ind nur Reminiszenzen veralteter

    Anschauungen. *75

    Et Fiedler poursuit plus loin:

    Jedes Vorkommnis bedeutet nur sich selbst, und der Schein,

    dass es eine Bedeutung besitze, die von ihm verschieden sei und es10berrage, beruht darauf, dass sich auf dem Wege der Assoziation

    andere Vorkommnisse mit ihm verbinden, die ebensowenig wie es

    selbst einem vorgebliche, in Wahrheit ganz undenkbaren geistigen

    Reiche angehren, und die auch nur wiederum sich selbst bedeuten

    knnen. *815

    Avec ces affirmations, Fiedler a d heurter les convictions de ses

    contemporains : il relgue l'ide d'un royaume spirituel, qui serait plus

    riche et plus noble que la ralit sensorielle, sur le plan des

    rsurgences d'opinions surannes (Reminiszenzen veralteter20Anschauungen ). Quant la thorie de l'art, il nettoie la critique d'art de

    tout ce dont elle affuble la cration artistique et qui lui est trangre,

    autrement dit de tout ce qui fait obstacle notre comprhension directe

    de lart entendu comme cration artistique. A Fiedler revient le mrite,

    selon certains critiques, davoir libr lart du joug de lesthtique25ancienne, voire de lesthtique tout court.*9

    7 Fiedler 1887, dans Marbach 1896, p.227 Ce quon appelle la sphre

    spirituelle de la parole nest en ralit pas plus grande que sa sphre sensorielle. Ilest tout fait faux de dire que nous nous donnions accs, au moyen de notre effortphysique auquel est lie notre vie psychique - , un royaume spirituel ; que toutesles donnes sensorielles de ce quon appelle notre vie spirituelle telles que la parole,le signe, limage, le son, le geste ne soient que des symboles de quelque chose despirituel ; ce ne sont que des rsurgences dopinions surannes.

    8 Fiedler 1887, dans Marbach 1896, pp.227-28.

  • 1.1 L'art et la cration

    34

    En effet, Fiedler sest ouvertement oppos au courant dominant

    son poque qui tait anim par les thoriciens d'art levs dans la

    tradition de Platon et dAristote *10, et de lidalisme allemand,

    notamment de Kant et de Hegel qui considraient l'art classique comme

    la norme, et les uvres dart comme les outils dune vise culturelle ou5morale. Leur idal tait reprsent par le style classique grco-romain

    rig en valeur absolue, et ils jugeaient avec un certain mpris, peine

    cach, le reste de la production artistique. Lart classique grec

    fournissait, selon leur opinion, le canon de beaut par excellence, la

    mesure, le modle parfait, et on faisait de la classification des10uvres dart le credo principal. Il incombait lart de se plier la grille

    du jugement, et non pas linverse. Lart gothique, lart primitif, lart

    asiatique ou encore lart des enfants et lart des malades mentaux se

    trouvaient, de ce fait, inclassables, hors classification et partant, hors

    norme.15

    Fiedler renverse cette tendance. Tout comme lui-mme, des

    thoriciens tels quAlois Riegl*11 et Robert Wilhelm Worringer*12

    dfendaient une conception de l'art comme mouvement expressif guid

    par la volont artistique qui est une volont dexpression.*13 L'art est le20produit, le rsultat d'une intention cratrice, d'une intention ou vise

    artistique qui reflte sa propre condition historique. De ce fait, tout art a

    9 Cf. Kultermann op. cit. 1991, qui cite Croce, Paret, Eckstein, p.18 sq.10 Il faudrait plutt dire que les intellectuels du 19e sicle taient inspirs de la

    tradition no-platonicienne qui tait le vecteur de notre connaissance des ancienscrits grecs, et qui tait teint par linfluence chrtienne. Notamment la trinit beau-bien-vrai est une adapation chrtienne, elle ne se trouve pas originellement dansPlaton, qui connat seulement le beau-bien (kallagathon) et pour qui le vrai tait unmode de fonctionnement de la pense, pas une vertu parmi dautres.

    11 Alois Riegl est reprsent dans la bibliothque de Nishida par les titressuivants:

    - Gesammelte Aufstze (1929?).- Stilfragen. Grundlegungen zu einer Geschichte der Ornamentik (1893).- Die sptrmische Kunstindustrie (1901).12 Worringer (1881-1965) est reprsent dans la bibliothque de Nishida par les

    titres suivants (selon Yamashita, op.cit.,p. 241): Aegyptische Kunst, Formproblemeder Gotik, Griechentum und Gotik

    13 On pourraitt galement placer Theodor Lipps (1851-1914) et sa notion de Einfhlung dans ce contre-courant tel que nous le verrons par la suite.

  • 1.1 L'art et la cration

    35

    sa valeur, toute poque est le sol fertile sur lequel crot un art qui lui

    correspond. Ni mpris ni prdilection pour tel ou tel style ne sont de

    mise. L'art est un flux ininterrompu qui connat les expressions les plus

    diverses.

    5De plus, selon les perspectives nouvelles nes vers la fin du 19e

    sicle, dautres penseurs Heinrich von Stein*14, Francesco de Sanctis,

    Benedetto Croce - dveloppaient des rflexions qui allaient dans le

    mme sens de valoriser la cration artistique comme voie intuitive de

    connaissance de la ralit, sans hirarchiser la production artistique.10

    Le philosophe qui avait marqu le plus la nouvelle orientation du

    contre-courant et qui tenait compte de la porte minente de lart aussi

    bien que de limportance de l'activit cratrice en termes

    philosophiques, tait Friedrich NIETZSCHE (1844-1900).*15 Ses ides15sur la cration artistique sont une rfutation directe de l'esthtique de

    Kant. Nietzsche remplace le spectateur par l'artiste, le

    dsintressement par l'implication totale, et confre la cration plus

    de valeur qu' la vrit. Le corps devient le vritable cur de l'tre chez

    Nietzsche qui rejette la glorification platonicienne du supra-sensible20pour resituer la ralit fondamentale dans le contexte du sensible.

    Lart est une manire de connatre, il nest pas au service dune

    autre instance que lart lui-mme, et des critres dvaluation

    14 Prcepteur dans la famille de Richard Wagner et proche de la philosophie de

    Nietzsche.15 Dautres philosophes avant Nietzsche ont avanc des rflexions qui

    indiquaient de nouvelles voies, mais sans sopposer consciemment au courantclassique. Il sagissait de phnomnes ponctuels, pas encore organiss commenouveau courant de la conception de lart. Kultermann crit : Das umfassende undder Kunst einen neuen Freiraum gewhrende Werk Nietzsches bezeichnet deutlichden Punkt der Entwicklung, von dem aus eine Neuorientierung erfolgte. Doch wrees verfehlt, diese Neuorientierung als vollendete Neuschpfung zu sehen. Bereits inKants Genielehre, in den Kunstanschauungen Goethes und Schellings sowie inSchopenhauer waren Erkenntnisse ans Licht getreten, die auf eine neue Sichthinleiteten. Doch waren sie nur isolierte Ansatzpunkte fr ein neues Denken, das sichnicht gegen den vorherrschenden Betrieb der offiziellen Aesthetik durchsetzenkonnte. (Kultermann, Kunst und Wirklichkeit, Mnchen, scaneg, 1991, pp.9-10)

  • 1.1 L'art et la cration

    36

    immanents lart, luvre dart, voient le jour. Une nouvelle attitude

    nat qui dote toute forme dart dun accs instantan la ralit.

    Platon et lidalisme allemand privilgiaient une thorie

    dfinissant lart comme la mimsis, limitation de la nature, ou comme5la reproduction de celle-ci. Alors que lart, tel que Fiedler le stipule, est

    production de ralit. Lart est un des moyens dont nous disposons

    pour rendre la ralit apparente, ou davantage : pour obtenir la ralit.

    Wenn von alters her zwei grosse Prinzipien, das der10Nachahmung und das der Umwandlung der Wirklichkeit, um das Recht

    gestritten haben, der wahre Ausdruck des Wesens der knstlerischen

    Thtigkeit zu sein, so scheint eine Schlichtung des Streites nur dadurch

    mglich, dass an die Stelle dieser beiden Prinzipien ein drittes gesetzt

    wird, das Prinzip der Produktion von Wirklichkeit. Denn nichts anderes15ist die Kunst, als eins der Mittel, durch die der Mensch allererst die

    Wirklichkeit gewinnt. *16

    Pour Fiedler lart nest pas la traduction dun contenu spirituel20dans un support sensible, mais une forme authentique dexpression en

    lui-mme. De cette faon le regard, quoiquil constitue un point de

    dpart, nest pas la source de la cration artistique sinon, nous nous

    retrouverions dans une situation dimitation ou de reproduction mais

    un lment du processus cratif. Limportance et la caractristique du25talent artistique rsident dans la relation expressive que lartiste russit

    raliser, et non pas dans la relation visuelle que lartiste entretient

    avec son environnement avec la nature, comme le dit Fiedler.

    [der Knstler] unterscheidet sich vielmehr dadurch, dass ihn30die eigentmliche Begabung seiner Natur in den Stand setzt, von der

  • 1.1 L'art et la cration

    37

    anschaulichen Wahrnehmung unmittelbar zum anschaulichen Ausdruck

    berzugehen ; seine Beziehung zur Natur i s t keine

    Anschauungsbeziehung, sondern eine Ausdrucksbeziehung. *17

    La cration artistique na pas, comme son centre, ce qui prcde5le geste savoir le regard mais le geste expressif lui-mme. Lart

    nat au travers du geste.

    Sans cette pense prcurseuse de Fiedler, nous serions

    dmunis pour comprendre la majeure partie de la production artistique10du 20e sicle. Et grce elle, les artistes avaient leur disposition un

    outil pour rendre compte de leur travail par des mots.*18

    Valoriser le geste artistique comme origine de luvre ; valoriser

    lart comme une approche de la ralit parmi dautres; et apprcier15toutes les formes dart, sans jugement de valeur, en tant quelles sont,

    chaque moment, des moyens dexpression et de connaissance propres

    une civilisation donne : voil les grandes lignes poursuivies par les

    penseurs qui animaient le contre-courant visant dpasser lancienne

    critique dart et lesthtique dsute.20

    Un soutien supplmentaire ce contre-courant est fourni par

    Ernest FENOLLOSA (1853-1908), connaisseur et dfenseur des arts

    orientaux sous linfluence duquel les fondements de leuro-centrisme

    dans les arts posie, thtre, peinture - sont branls ou pour le25

    16 Conrad Fiedler, Moderner Naturalismus und knstlerische Wahrheit (1881),

    Marbach 1896, p. 180.17 Fiedler 1887, Marbach 1896, p. 289.18 Czanne pouvait crire que le peintre na pas pour tche de reproduire la

    nature, mais de la reprsenter, par des quivalents en formes et en couleurs. PaulKlee pouvait dire que lart ne rend pas le visible, mais rend visible. Kandinsky peutformuler que par chaque uvre dart, un nouveau monde est exprim qui na jamaisexist auparavant. Cf Kultermann, 1991, pp.24-25 et 29. De nombreux autres artistespourraient tre cits dans ce sens.

  • 1.1 L'art et la cration

    38

    moins remis en question.*19 Fenollosa tait professeur Tky de

    1878 1890 et enseignait la philosophie ainsi que lconomie politique.

    Sa tche tait de contribuer aux efforts du gouvernement de Meiji pour

    ladoption, au Japon, de formes culturelles occidentales. Or, au contact

    de la culture japonaise, il commenait ds 1882 ngliger ses5attributions et se mettait valoriser le fonds culturel japonais qui lui avait

    fait une forte impression et dont il saisissait limportance pour la survie

    culturelle du Japon. Cet encouragement repenser leur identit propre

    a pouss des artistes japonais, et ensuite des penseurs comme

    Nishida, conserver leur hritage au lieu de le rejeter - en y intgrant10des apports europens et amricains dment slectionns.*20

    Tous ces penseurs runis formaient un contre-courant aux

    thories esthtiques classiques europennes et craient un climat de

    renouveau dans la pense europenne et amricaine.15

    Nishida a puis dans les deux courants le courant classique

    europen idaliste, et le courant qui visait placer le geste artistique au

    centre de la rflexion - comme ses lectures lattestent. Il a combin et

    amalgam sa faon la cration artistique anti-platonicienne de Fiedler,20avec lide de la conception de l'unit du beau - bien vrai du no-

    platonisme. C'est notammment l'ide de l'intention artistique et du geste

    crateur quil a dveloppe et sur laquelle il est revenu plusieurs

    reprises, puisqu'elle correspondait sans doute ses propres intuitions.

    25Il est intressant de constater, par ailleurs, que bien des

    intuitions qui ont guid Nishida pendant les annes 1910 et 1920 ne

    sont consciemment formules que plus tard. La lecture d Art et morale

    19 Linfluence de Fenollosa sur Ezra Pound semble avoir contribu, selon Derrida,

    briser la prminence des formes littraires occidentales. Cf. Udo Kultermann,Kunst und Wirklichkeit, Mnchen, scaneg, 1991, p.72.

    20 Nishida semble avoir parl de Fenollosa avec son petit-fils, cf. UEDA Hisashi, Sofu Nishida Kitar (Mon aeul Nishida Kitar). Tky,Nanssha, 1978, page 164.

  • 1.1 L'art et la cration

    39

    ncessite souvent des extrapolations tires dessais tardifs pour tre

    complte - parfois simplement pour tre comprhensible.

    Ainsi que nous lavons mentionn dans lintroduction de notre

    thse, Nishida prsente dans l'crit La culture japonaise en question*215l'approche originale de Riegl. Ce thoricien de l'art exerait une

    influence non ngligeable sur Nishida, mais une poque plus tardive

    que la rdaction d'Art et morale. Il est la fois le pre spirituel de la

    notion de l'activit formatrice historique (ou acte-de-formation qui

    s'inscrit dans l'histoire, rekishi-teki keisei-say (; en10

    allemand : historischer Gestaltungsakt *22 ), et il semble aussi tre

    l'origine de la notion de geijutsu iyoku ( le vouloir artistique ; en

    allemand : Kunsttrieb) comme phnomne historique, qui est une

    volont ancre dans, et surgissant de, la base d'un lieu-temps.

    15 C'est dans le vouloir artistique que Riegl voit l'essence de l'art.

    En rsum, il la trouve dans l'activit formatrice historique

    (rekishi-teki keisei-say) . Je n'ai pas le loisir de

    m'tendre ici sur sa thorie de l'art ; mais partir d'elle, je considre les

    divers arts comme des manifestations singulires. (NKZ XII,288)20

    Chaque art rpond aux besoins de son poque et reprsente

    l'aboutissement d'un vouloir artistique, un moment donn, dans une

    matire choisie, par une expression unique, qui n'est, par consquent,

    ni traduisible ni reproductible.25

    21 Nihon bunka no mondai, 1940, dans NKZ XII, 275-383.22 Dans Le problme de la culture japonaise (Nihon bunka no

    mondai, 1940), notamment pp.287-288; et dans La cration artistique en tantqu'activit formatrice historique ( Rekishi-teki keisei-say toshite no geijutsu-teki ssaku, 1941, dans NKZ X, 177-264 ; il sagit du 3e dequatre essais du Recueil 4 des essais philosophiques, dit 1940-41(Tetsugaku ronbunsh daiyon). Une partie de cet essai (NKZ X,223-241) existe en traduction allemande dElmar Weinmayr, dans hashi 1990, pp.119-137.

  • 1.1 L'art et la cration

    40

    Tandis que le terme art reste une notion abstraite, vague et

    mallable que l'on peut aussi bien localiser dans l'objet que dans

    l'artiste, aussi bien dans lartiste que dans le spectateur, qui est

    implant aussi bien dans la culture que dans le commerce et ses

    domaines affrents (le marketing, le sponsoring, la publicit), la notion5de cration artistique , en revanche, nous met directement en liaison

    avec l'activit corporelle du geste qui cre. Ce sont prcisment les

    dimensions de l'activit et du corps qui peuvent nous guider