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De la marche considérée comme un des beaux-arts « On pourrait dire d’un homme qui marcherait jour et nuit qu’il serait parallèle à sa durée » Henri Bergson. « Les pas que fait un homme, du jour de sa naissance à celui de sa mort, dessinent dans le temps une figure inconcevable. L’intelligence divine voit cette figure, comme nous voyons un triangle. Cette figure a (peut-être) sa fonction bien déterminée dans l’économie de l’univers » Jorge Luis Borges, le miroir des énigmes.

De la marche considérée comme un des Beaux-arts

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Représentations artistiques de la marhe (peinture, scupture...)

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  • De la marche considre comme un des beaux-arts

    On pourrait dire dun homme qui marcherait jour et nuit quil serait parallle sa dure Henri Bergson.

    Les pas que fait un homme, du jour de sa naissance celui de sa mort, dessinent dans le temps une figure inconcevable. Lintelligence divine voit cette figure, comme nous voyons un triangle. Cette figure a (peut-tre) sa fonction bien dtermine dans lconomie de lunivers Jorge Luis Borges, le miroir des nigmes.

  • Si aujourdhui encore, les causes de la bipdie restent discutes par les palontologues, anthropologues et autres anatomistes, tous saccordent sur ses bienheureuses consquences : la bipdie a libr pour dautres fonctions la paire de membres suprieurs, les bras. Ceux-ci, toujours en qute de quelque chose saisir, faire ou dtruire, eurent alors tout loisir de se transformer en insatiables manipulateurs du monde matriel (porter, fabriquer des outils, procder aux manipulations les plus compliques). La bipdie a provoqu un processus dextriorisation qui a conduit la spculation de loutil. Cest le commencement de la technique.

    De nombreuses thories sopposent ou se compltent pour dterminer les raisons qui ont pouss notre aeul australopithque se relever sur ses deux jambes : une des plus thories les plus acceptes veut quau Miocne (5 millions dannes avt J.C, et plus), des bouleversement climatiques auraient transforms les forts primitives en savanes, obligeant les premiers hominids porter avec eux sur de plus longues distances leurs cueillettes, cette charge ncessitant la libration des bras. Le scientifique Peter Wheeler, dans son ouvrage de linfluence de la bipdie sur lnergie et la consommation deau des premiers hominids , fournit une explication intressante des effets de la bipdie sur le dveloppement du cerveau humain : la marche en station debout eut pour effet de nettement diminuer la quantit de rayonnement solaire laquelle sexposaient les premiers hominids lorsquils se dplaaient, courbs et dcouvert, entre deux tendues boises. Elle leur permit par consquent de quitter lombre des forts. Ce rafrachissement de tout lorganisme finit par rguler la temprature du sang circulant (entre autres) dans le cerveau, ce qui diminua les risques de coup de chaleur et supprima par voie de consquence la contrainte physiologique jusqualors exerce sur la taille du cerveau . Plus au frais, le cerveau se mit grossir, et lhomme nhsita plus dsormais conqurir le vaste monde.

    lhomme a dbut par les pieds Leroi-Gourhan.

    Germaine Richier. Lhomme qui marche, 1945

  • Nus, dchus, dsesprs, prcipits par leur faute hors du paradis, Adam et Eve vont devoir marcher, maintenant. Ils chutent de leur tat de grce, et quittent lternit pour le temps : nous les voyons faire ici les premiers pas de la marche de lhistoire (peut-tre lide de cette sortie du jardin dEden peut-elle se comprendre comme une trs lointaine rminiscence de la sortie des forts vers les savanes ?).

    Masaccio marque, dans la ligne de Brunelleschi et Donatello, lirruption de la Renaissance dans la peinture florentine. La puissance novatrice de cette fresque tient ce que ses figures sont reprsentes en marche, pieds solidement poss au sol, avec tout leur poids dhumanit, engags (mme douloureusement) dans le monde, et non plus flottants et raides comme les figures hiratiques de la tradition picturale issue de licne byzantine.

    Masaccio entame ici une des recherches majeures de la peinture renaissante ; la reprsentation du mouvement. Alberti, dans son De pictura (1435), qui thorise le nouvel art de peindre florentin dans les annes 1420, insiste propos du mouvement des corps sur la relation entre la position des pieds et celle de la tte : Jai observ que, dans toute position, le corps entier de lhomme est subordonn la tte qui est le membre le plus pesant de tous. Si lon fait alors reposer tout le corps sur un seul pied ce qui caractrise la position transitoire de la marche ce pied, comme la base dune colonne, sera toujours plac perpendiculairement sous la tte, et le visage de celui qui est dans cette position sera presque toujours tourn dans la mme direction que son pied.

    La puissance novatrice de cette fresque ne tient pas seulement ses effets de ralit dans les corps mais surtout la nouvelle image morale de lhumanit dchue quelle impose par ce moyen.

    La bipdie station verticale, apanage exclusif de lhomme, et tremplin de son volution, prsente cependant une prcarit sans quivalent. Rien dans le rgne animal ne ressemble cette colonne de chair et dos constamment menace de chute. Les quelques rares espces se tenir sur deux pattes (oiseaux, kangourous) gardent lquilibre grce leurs appendices caudaux. Qui plus est, ces mammifres-l marchent moins quils ne sautent ou sautillent. Un quadrupde est en quilibre sur 4 pattes, lhomme doit russir ltre sur deux avant mme de commencer se mouvoir. Les bbs et les ivrognes savent quel point tenir debout est dj une prouesse en soi.

    John Napier, dans son livre the antiquity of human walking (1967) remarque que la faon humaine de marcher est une activit nulle autre pareille, au cours de laquelle, le corps, chaque pas, frle la catastrophe. La dambulation du bipde humain a des allures de catastrophe potentielle, car seul le mouvement rythm qui pousse une jambe puis lautre vers lavant lui vite la chute

    Alberto Giacometti, Homme qui chavire, 1950

    Masaccio, Adam et Eve chasss du Paradis, vers 1425, chapelle Brancacci, glise du Cramine de Florence

  • LHomo Viator, frquemment reprsent dans limagerie populaire, comme sur cette gravure de Jrme Bosch, est lhomme en marche comme symbole de lhumanit livre aprs la chute lerrance dans le monde. La vie humaine est conue ici comme une lente prgrination dans lattente de la fin des temps. Saint-Jean Climaque, au dbut du 7 sicle, crit dans son chelle du paradis , livre de dvotion fort apprci des Jsuites : La vraie et sainte prgrination consiste tre sans discontinuer trangers dans ce monde, en aimant et en dsirant la patrie cleste .

    Les plerinages (ou peregrinatio ascetica : un long chemin douloureux pour gagner lternit) sont les premires formes de voyages pdestres qui ne soient pas lies des impratifs climatiques ou conomiques.

    A la source du plerinage, il y a lide que le sacr nest pas absolument immatriel et quil existe une gographie du pouvoir spirituel (certains lieux, frquents par les saints ou frapps par la grce, sont magiques; leurs eaux, leur terre ou quelque extrait de leur matire ont pouvir de gurison).

    Un autre motif important est que la marche, de prfrence pnible et longue, agrmente ventuellement de petits supplices tels que marcher pied nus ou avec des cailloux dans les chaussures (ces petits cailloux sont appels des scrupules), vtu de bures de pnitents ou encore genoux, la marche, donc, permet un dpassement de soi dans la douleur, et fait mriter la rdemption. Certaines autorits religieuses ont cependant toujours vu dun mauvais oeil les plerinages, craignant que le voyage puisse tre vcu comme une source de tentations et dexcs en tous genres, et mme dexcs de spiritualit : en effet le plerin chappait, le temps de son plerinage, au contrle de la structure ecclsiastique et tait susceptible dtablir une relation individuelle, ventuellement mystique, son Dieu. La rforme protestante a contest le plerinage en tant que superstition et trafic dindulgences (Le pape Boniface VIII, en lan 1300, instaura lindulgence du Jubil , qui accordait le pardon plein et entier de tous leurs pchs ceux qui sincrement repentis et confesss feraient le plerinage de Rome). Les protestants, comme certains juifs et bouddhistes dsapprouvent galement cette qute perdue du pouvoir divin sur terre : ils soutiennent au contraire que chacun doit trouver en soi le spirituel au lieu de la traquer dans le monde, car sa manifestation est purement immatrielle. Le plerin, avec les marchands, les clercs et autres voyageurs professionnels, participe cette trs grande mobilit humaine qui caractrise lEurope de la fin du Moyen Age et de la Renaissance, au point dy constituer une socit itinrante spcifique.

    Jrme Bosch, le chemin de la vie, 1502

    Dtail du tympan de la cathdrale dAutun, XIIeme sicle.

  • A lexception notable de Ptrarque, qui, selon lhistorien dart Kenneth Klark, fut en 1335 sur le Mont Ventoux, le premier homme avoir entrepris lascension dune montagne pour la beaut du geste et pour admirer la vue du sommet personne, avant le 18 sicle, ne saventurait trop avant dans la nature, pas mme les peintres, et la marche pied tait encore perue comme la basse condition du berger, du paysan, du chasseur ou du montagnard. Il faut attendre Jean-Jacques Rousseau en France et William Wordsworth en Angleterre pour que la marche pied commence entrer dans les bonnes murs occidentales. Auparavant, la marche comme loisir tait un rituel social ou de sant que seul les aristocrates gotaient dans le secret de leurs jardins.

    Le got de la nature relve dune histoire particulire qui a culturalis lespace naturel en paysage. La dilection nouvelle du 18 sicle pour la nature hrite des Lumires. La vision de lespace naturel change mesure que les dmons en sont chasss par les conqutes de lesprit. Eclair, inform par les sciences botaniques et la philosophie, lordre naturel perd de son obscurantisme et le divin sy incarne plus volontiers, sur la base dune foi rousseauiste en un tat de nature originel et beau.

    Rousseau inverse la direction de la thse thologique chrtienne de la Chute du Paradis : selon lui, priv de la grce, lhomme chute, non pas dans ltat de nature, mais dans la civilisation. Il soppose lidologie progressiste de son temps en estimant que le progrs de la civilisation corrompt les murs et la morale dun individu rput bon ltat naturel. Dans le Discours sur lorigine de lingalit, Rousseau dpeint lhomme ltat naturel comme un vagabond errant dans les forts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables comme sans nul dsir de leur nuire . La marche pied a chez le philosophe une rsonance troite avec sa pense. Rousseau marche, sans doute parce que la marche lui semble la seule activit qui nait pas t fondamentalement perfectionne depuis laube des temps, et elle le ramne certainement la sensation lyrique de ltat de nature.

    La marche est galement pour Rousseau le moyen de lintrospection, et sans doute une faon de fuir au devant des relations sociales qui taient dune complexit toute nvrose chez lui. Rousseau est le pre dune ligne de potes et de penseurs romantiques puis existentialistes qui soigneront leur vague lme ou cajoleront leur solitude dans les dlices de la marche.

    Claude Lorrain. Paysage pastoral, 1647

    Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

  • A mesure que le monde Renaissant devient plus sr, les murs denceinte du jardin moyennageux tombent et laissent place des domaines plus larges, plus ouverts, o la culture de la plante mdicinale et du fruit cdent le pas la culture de la vision.

    Les jardins baroques la franaise, prnant le triomphe dun ordre platonicien sur le matriau brut du rel, imposent au monde organique les principes de la gomtrie et la symtrie de larchitecture. Savamment compos de haies tailles au cordeau, darbres alignes en ranges strictes, de bassins gomtriques, de rond points ouvrant linfini sur de nouvelles perspectives, le jardin classique se fonde sur la certitude que lhomme seul peut ordonner le chaos de la nature.

    Les anglais se dtournent de ce classicisme au cours du 18 sicle pour fonder lart du jardin anglais ou paysager , qui tend au contraire sintgrer la nature sans hiatus. Il ne sagit plus de domestiquer la Nature ou de la plier lordre victorieux de la raison, mais au contraire, considrant comme Rousseau, quelle est le lieu et lexpression de la puret originelle, de lamliorer en imitant les idaux de reprsentation que la peinture en donne. Cest ainsi que le jardin anglais subit fortement linfluence des paysages italiens du 17, dun Claude Lorrain ou dun Nicolas Poussin. Le jardinage est toujours peinture de paysage affirmait Alexander Pope, en avance sur la trs srieuse boutade de Victor Hugo qui voulait que la nature soit une ple imitation de lart.

    Il y a un substrat politique derrire ces conceptions antagonistes de la nature, et derrire les arts jardiniers qulaborent pour leurs loisirs champtres les aristocraties franaises et anglaises. Si Louis XIV fait raliser par Le Notre Versailles la dmonstration ostentatoire du triomphe de la raison dtat sur le chaos du monde, laristocratie anglaise fonde quant elle son libralisme politique sur un corollaire harmonieux avec un ordre naturel fondamentalement beau et bon ; elle lgitime ainsi son propre ordre social comme naturel , en opposition lartifice franais. Les jardins de Stowe Buckingham ralisent la transmutation de la politique en architecture dextrieur : le paysage ainsi produit est en harmonie avec lhumanisme du temps, sa foi en la libert discipline, son respect pour les qualits naturelles, sa croyance en lindividu, homme ou arbre, sa haine, enfin, de la tyrannie, aussi bien en politique quen matire de plantations (Christopher Hussey, English gardens and landscapes 1700-1750 , 1976)

    Plan des jardins de Versailles, Andr le Ntre.

    Thomas Gainsborough , Mr. and Mrs. Andrews , c.1750

  • A la diffrence des jardins classiques, cres tels des tableaux partir dune perspective unique et depuis le point de contemplation idal quest la terrase de la demeure, le jardin paysager anglais, plus scnique que pictural, compos selon des suites de visions de biais invitait aux dtours, demandait tre explor, ses surprises et ses recoins insouponnes devaient se dcouvrir pied (John Dixon Hunt). Il apporte une donne nouvelle lesthtique de son poque : Le plaisir de voir commence se nouer au plaisir de marcher. Les architectes paysagers Lancelot Capability Brown et William Kent, responsables des jardins de Stowe, poussrent la logique de cet art paysager dans ses retranchements, jusqu rendre quasi imperceptible la trace de leurs amnagements, et fondre la jardin dans la nature dont il devait tre la ralisation la plus acheve. Ils sautent la clture et comprennent que la nature toute entire est un jardin. Leur art se fait disparatre lui-mme en se ralisant pleinement. Mouvement moderniste avant lheure. Le prsident de la Royal Academy, Sir Joshua Reynolds, exprime son scepticisme dans des termes qui ressemblent fort aux griefs ports aux artistes davant-garde du XXsicle, qui on a souvent reproch dextnuer leur propre art : le jardinage, pour autant quil soit un art ou mrite dtre nomm de la sorte, est une dviation de la nature ; car si le vrai bon got consiste, comme beaucoup en sont davis, supprimer jusqu lapparence de lart, ou jusquaux moindres traces des pas de lhomme, alors il ny aura plus lieu de parler de jardin . A glorifier la nature naturelle , lart du jardin prenait effectivement le risque de pousser lesthte sortir du jardin pour entrer dans la nature. Bientt le voyage pied, imposant sa lenteur en vertu, permettrait au monde dtre parcouru comme un jardin, et regard comme un tableau.

    Jardins deVaux-le-Vicomte, Andr Le Ntre

    Jardins de Stowe, Buckingham,

  • A la fin du 18sice, la simple contemplation du paysage, indpendamment de la manire dont elle sexprime en peinture, ou en littrature, en vient tre considre comme une occupation importante pour les gens cultivs, quasiment une pratique artistique elle seule. Le bon got en matire de paysage devient un talent de socit, et les hrones de nombreux romans de la fin du 18 sicle manifestent cette sensibilit au pittoresque* en rivalisant de prciosit. * William Gilpin rpand dans la bonne socit anglaise lusage du terme pittoresque pour parler de paysages comparables des peintures, ou pouvant tre perus comme tels : il apprend ses lecteurs cadrer en imagination le tableau, en ressentir et en analyser les composantes en termes diconographie comparative : dans son ouvrage intitul Observations de quelques rgions dAngleterre, particulirement les hautes terres dEcosse, surtout relativement la beaut pittoresque, faites en lanne 1776 , il nhsite pas valuer les paysages dEcosse laulne des paysages de la peinture italienne : ntait ce manque gnral dobjets, de bois en particulier, dans les panoramas cossais, je ne doute pas quils pourraient rivaliser avec ceux dItalie. Les grands contours sont tous tracs, il ny manque que quelques retouches .

    Bien des potes romantiques se lancrent dans de longues randonnes, mais personne ni avant ni aprs William Wordsworth (1770-1850) na fait de la marche son art potique : il a march sans doute tous les jours de sa vie, et crivait lissue de ses promenades les pomes composs voix haute en marchant, et infailliblement mmoriss. A lge de 21 ans, il se lance avec le pote Robert Jones dans un priple franais et suisse de trois mille kilomtres. A lpoque, il tait de bon ton denvoyer les fils de la noblesse anglaise faire un tour dEurope, en guise de voyage initiatique. Mais ceux-ci partaient avec armes et bagages, en diligence, faire le tour des cours, des monuments et des uvres dart de France et dItalie. Wordsworth et Jones choisirent de partir pied, pour la Suisse plutt que pour lItalie, gotrent en 1790 Paris latmosphre grisante de la rvolution franaise, privilgirent les rencontres plbiennes et excentriques celles du beau monde, se passionnrent pour le gouvernement rpublicain de Genve et franchirent les Alpes suisses. Adeptes de lquation rousseauiste qui tablit lquivalence de la vertu avec la simplicit, lenfance et la nature, nos deux potes anglais firent de leur marche pied un acte de radicalisme politique manifestant leur refus des conventions sociales et leur volont de sidentifier au petit peuple. A la fin du 18 sicle, Rousseau et les romantiques projetrent dans la Nature la source de la sensibilit et de la dmocratie, et leur dnonciation du caractre hautement artificiel de lorganisation sociale rendit toute naturelle la rvolte contre les privilges de classe. A partir du moment o la socit fut perue comme une dformation ou une corruption de la nature, dans un renversement radical les enfants et les pauvres gens sans instruction furent tenus pour les plus pures des cratures. Wordsworth simbibe de ces valeurs vangliques dans ses pomes. Le paysage lui parat plus radieux dtre peupl de vagabonds plutt que de nymphes, et les pomes du jeune Wordsworth narrent toutes les rencontres picaresques, et pittoresques, quil fait sur son chemin ; la vagabonde , lattrapeur de sangsues , le vieux mendiant du Cumberland , et tant dautres, juifs errants et nomades de condition.

    Henry Le Jeune, Jeune femme dessinant, Paysage, non dat.

  • Mythe esthtique au dbut du 18, la Nature entre dans la spiritualit rvolutionnaire la fin du 18 et devient romantique au dbut du 19, comme le lieu de la dlctation du sublime. partir du milieu du 19 sicle, la nature fait hlas lobjet dune religion bourgeoise, cest dire dvote, puritaine et moralisante. Le premier essai sur la marche, rdig en 1821 par Thomas Hazlitt, aligne les lieux communs et les conseils lnifiants. Il sera immdiatement suivi par une floppe de guides pdestres, de la mme trempe. Succderont aux potes romantiques des cohortes toujours plus nombreuses dexcursionnistes qui se transmettront de gnration en gnration le culte du corps sain et du bon air pur : clubs montagnards ou de randonns, amis de la nature, scoutisme, la croyance laque ou religieuse dans les vertus bienfaitrices et pacificatrices de la marche se prolonge jusqu nos jours, o elle sexprime dans les brochures touristiques et les rcits lnifiants dexcursions lointaines. Les best-sellers mondiaux de type mon tour du monde pied ou route de la soie, route de soi fleurissent tout au long du 20 sicle, et offrent peu de choses prs le mme menu : quelques bouches dpiphanies, une petite louche de leon de morale, des ampoules, des rencontres pittoresques, des anecdotes bailler, des dtails pratiques pour calmer la faim ou retarder lusure des semelles.

    Wordsworth fit des mules parmi ses contemporains, et bientt le voyage pied devint aussi ncessaire au pote anglais que la tasse de th 5 heures. Thomas De Quincey fut sans doute le premier campeur dormir sous une tente lors dun voyage au pas de Galles, Coleridge fut un insatiable piton, qui chemina dix ans durant aux cots de Wordsworth dans tout le sud de lAngleterre. Le jeune John Keats, en 1819, m par lamour de la posie prpare son voyage pied comme un rite de passage : dici un mois je me propose de prendre mon sac dos et de partir pour un voyage pdestre dans le nord de lAngleterre et une partie de lEcosse en manire de prologue la vie que jai lintention de mener, savoir crire, tudier et voir toute lEurope moindres frais. Jescaladerai vaille que vaille tous les nuages, jexisterai.

    Il faut quand mme rendre ici un hommage aux mouvements ouvriers ou de jeunesse socialistes, qui, ds la fin du 19 ont, en Allemagne, en Autriche ou en Angleterre men de vritables campagnes contre la privatisation de lespace naturel et pour garantir la tradition sculaire du droit de passage. Mouvements qui, un peu partout en Europe ont galement t linitiative de la cration des parcs naturels protgs. Tout au long du 19sicle, lAngleterre voit fleurir des associations pour la protection des anciens chemins (comt de York, 1824), et autres socit pour la sauvegarde des communaux, des espaces naturels et des sentiers (epping, 1865), qui organisent de grandes marches collectives en violation dlibre du droit priv sur les vastes domaines naturels squestrs par les propritaires terriens. Certaines de ces marches menrent des affrontements violents avec les gardes-chasse, mais elles parvinrent, grce des victoires lgislatives durement arraches, changer le visage de la campagne anglaise. Lironie de lhistoire anglaise aura voulu que le got de la nature encourag par la cration des jardins aristocratiques se popularise au point dencourager la dnonciation de la proprit entendue comme privilge absolu.

    Caspar David Friedrich, Le promeneur au dessus de la mer de nuages, 1818.

    August Sander Jeunes paysans allant danser, Westerwald, 1914

  • Car marcher, cest aussi voter avec ses pieds. Pour servir des causes trs diffrentes, Mao Ts Toung, Gandhi ou Martin Luther King, ont men des foules de simples pitons accomplir des renversements politiques majeurs. Les dmonstrations de force et de dtermination que les marches collectives adressent aux pouvoirs en place sont, de toutes les formes de contestation politiques, les plus anciennes et restent certainement les plus efficaces. Mais faire lhistoriographie des longues marches, processions et autres manifestations qui ont chang la face du monde serait un projet part entire que je naurais pas le temps de faire ici.

    Giuseppe Pellizza da Volpedo. Il quarto Stato, 1902.

  • La marche est, de faon aussi vidente que lointaine, associe lxercice de la pense. Elles fournit au langage toutes les mtaphores intellectuelles du cheminement, de la progression, de la dmarche, et jusquau 18 s, le terme dexcursion signifie dabord la digression dans le discours. Lhistoire, ou le mythe, veut quAristote, dans son lyce athnien, enseignait en dambulant sur une promenade ponctue de colonnades nommes pripatos, et quainsi le terme de pripatticien finit par dsigner les philosophes eux-mmes.

    Les philosophes marchent, Jeremy Bentham, John Stuart Mill parcourent des kilomtres pied. Thomas Hobbes stait procur une canne dont le pommeau servait dencrier pour noter ses penses en chemin. Kant avait sa promenade quotidienne dont il na raccourci litinraire quune seule fois dans sa vie, le jour o il apprit la nouvelle de la rvolution franaise. Nietszche exalte les vertus stimulantes sur son esprit des promenades solitaires. Wittgenstein marchait des heures entires dans les jardins de Cambridge, o son sentier favori porte aujourdhui son nom

    Kierkegaard, grand arpenteur solitaire des rues de Copenhague, cite Diogne en exemple : Quand les Elates affirmrent que le mouvement nexistait pas, Diogne, comme chacun sait, savana pour les contrer. Il savana , littralement, car sans prononcer un mot, il fit quelques pas de long en large, prsumant que cette attitude suffisait les rfuter . Argument apodictique. Diogne, comme ce sera une habitude chez les stociens, ne dmontre pas, il montre. La marche est une dmonstration en soi du mouvement.

    Ren Magritte. Le modle rouge, 1937.

    Marcher, penser

    La marche favorise le libre jeu des forces de lme Karl Gottlob Schelle. LArt de se promener, 1802.

    Je ne puis mditer quen marchant ; sitt que je marrte, je ne pense plus, et ma tte ne va quavec mes pieds. J.J.Rousseau. Les Confessions, 1764.

    La pense est kinesthsique Christophe Tarkos. Pan, 2000.

  • Je vous propose dexaminer, sur le plan de la rverie potique (je ne suis pas assez comptent pour vous en faire un commentaire philosophique) lanalyse de la marche que produit Aristote dans le chapitre la marche des animaux de sa Physique : Il faut considrer les dimensions de lespace, voir combien il y en a, quelles sont-elles et quels tres elles appartiennent. Il existe 6 dimensions rparties en 3 sries : la premire comprend le haut et le bas, la seconde le devant et le derrire, la troisime la droite et la gauche. La marche, en tant que mouvement non fortuit suppose donc une srie de choix qui articulent les qualits dtre de toutes ces dimensions : Le haut est le principe de la croissance dans le rgne vgtal ou animal ; La droite est le principe du mouvement local, parce que la marcheur part toujours du pied droit : la preuve, dit Aristote, cest que tout le monde porte les fardeaux du ct gauche, de faon laisser libre la partie droite, qui est motrice. Cest aussi la raison pour laquelle il est plus facile de sauter cloche-pied sur le pied gauche. Lavant est le principe des mouvements des sens puisque les organes sensoriels sont dispos vers lavant : lavant est par consquent le principe du dsir puisquil est la rgion vers laquelle le mouvement se dirige . Le mouvement animal ou humain est tout entier pris dans larticulation des mouvements clestes, dans les faisceaux dune cosmologie gnrale. Pour Aristote, Marcher, cest dj mettre le monde en mouvement.

    Les corps ne se meuvent pas deux-mmes, car sils le pouvaient, ils auraient aussi le pouvoir de sarrter. Ils nont pas ce pouvoir. Les corps sont sans cesse anims, jusqu la mort. Or si les corps pouvaient sarrter de se mouvoir deux-mmes, lunivers naurait pas besoin dtre ternel ni toujours en mouvement. Or lunivers est ternel et toujours en mouvement. Il faut donc aux corps un moteur immobile pour se mouvoir, un principe essentiel et incorporel, toujours actif. Ce moteur immobile, cest le dsir, exprim par la phantasia, par la force duquel tous les corps anims sont mus. Le fantasme est donc lquivalent structurel du plan fixe o la marche prend son appui, de larticulation qui maintient lcart du sujet soi-mme en conclut Patricia Falguires dans son texte Mcaniques de la marche, pour une pathtiques des images animes . Pour que la machine animale se mette en branle, il faut que le dsir, cest dire limage, ait rempli son office, quelle ait, comme le dtaille Aristote, prpar, dilat ou contract, fait frissoner de froid ou de plaisir, affect les parties organiques du corps . Limage, prcise le trait sur le mouvement des animaux , a la puissance quont les choses, elle est, littralement altration et pathos .

    Ferra Garcia Sevilla. Loro 1, 1991.

  • A la fin du XIX sicle, lavant-garde du corps mdical, frue de descriptions physiologiques et avide de se donner des modalits analytiques la comprhension des pathologies, sintresse de prs la marche. Gilles de la Tourette, lve de Charcot, analyse en dtail la marche pathologique dans ses Etudes cliniques et physiologiques sur la marche (1886).

    Les militaires sintressent aux faons de rationaliser et doptimiser la marche de leurs fantassins : Mr Felix Regnault et M. Raoult, respectivement mdecin militaire et chef descadron publient en 1898 Comment on marche. Des divers modes de progression. De la supriorit du mode en flexion. , un ouvrage qui fait de la marche un objet stratgique rationaliser, optimiser.

    Jules Etienne Marey (1830-1904) est un physiologiste qui prend le parti dinterposer son objet dtude, la mcanique du mouvement, des processus dobservation analytiques : rtif lintroduction de la subjectivit dans les sciences, suspicieux lgard du caractre faillible des sens de lobservateur, oppos la vivisection, il prfra aux exprimentations en laboratoire des procdures extrieures dobservation, des mthodes graphiques denregistrements, et innova considrablement dans ce domaine. Aprs avoir invent toutes sortes dappareils de mesures graphiques des mouvements ou des rythmes des corps animaux, il emprunte le principe de la chronophotographie Eadweard Muybridge, et dveloppe des systmes automatiques de photographie squentielle de plus en plus rapides et perfectionns, qui aboutiront linvention de la premire camra de cinmatographe. www.expo-marey.com En habillant son modle humain dun costume noir sur lequel sont tracs en lignes blanches les axes schmatiqes des membres, Jules Etienne Marey obtient avec la chronophotographie de la marche ou de la course une modlisation squentielle des phases de la locomotion humaine.

    Les rsultats des tudes de Marey, que celui-ci a diversifi et tendu toutes les formes imaginables de mouvement, ont eu des retentissements dans de trs nombreux domaines : lanatomie, la biomcanique, laviation, la mdecine des pathologies, la physiologie, le sport, les techniques militaires et du travail industriel, le cinmatographe dont il est certainement le vritable inventeur, et enfin, et dans une mesure importante le dbat philosophique et esthtique de son poque.

    Comme technique et comme paradigme intellectuel, la chronophotographie de Marey invente le cinma : cet art absolu du mouvement y trouva donc son origine dans le paradigme de la marche. Lhomme chronophotographi ouvre galement la voie la dconstruction analytique de la vision qui occupera toute la modernit esthtique du sicle suivant.

  • Outre les nombreuses protestations scientifiques qui se sont leves contre les travaux de Marey, il faut noter la vigueur des contestations esthtiques, dont la sculpture Lhomme qui marche 1900 de Rodin, est un exemple. Lorsquon lui opposait que son homme qui marche, les deux pieds au sol, navait pas lair davancer, au contraire de ce que montraient les chronophotographies de Marey, Rodin rpondait que ctait la photographie qui mentait . La photographie nest pas raliste ni vridique car dans la ralit le temps ne sarrte pas, il ne se cristallise pas et nest pas non plus superposable en squences successives. Rodin fait porter laccent sur la mobilit du corps , mouvement que lartiste voudrait dlivrer de la prcarit qui le constitue quand il nest que simple transition dun tat un autre, pour le promouvoir rvlateur de lintriorit .

    Dun point de vue esthtique, la chronophotographie de Jules Etienne Marey est un marqueur de la modernit en ceci quelle opre un dplacement structurel : la figure de lhomme qui marche nest plus seulement un motif allgorique de la peinture, elle devient une figure processuelle, dont lnanalyse des mouvements fonde une nouvelle phnomnologie de la forme et de la perception.

    Les futuristes tels que Giacomo Balla, Umberto Boccioni ou Luigi Russolo se montrrent extrmement sensibles aux travaux de Marey et de Muybridge, et adoptrent les principes du droulement chronophotographique de limage pour faire lapologie de lre moderne, toute entire tourne vers le mouvement et la vitesse. Etrangement, cest sans remettre fondamentalement en cause les techniques de peinture dont ils hritaient quils exprimrent leurs visions analytiques de la modernit, plus proche dune adaptation picturale des photographies de Marey que dune relle acclration du regard.

    Giacomo Balla, dynamisme dun chien en laisse,

    Auguste Rodin, Lhomme qui marche, 1900.

    Umberto Boccioni. Forme unique de continuit dans lespace, 1930.

    Luigi Russolo. Synthse plastique des mouvements dune femme, 1912.

  • Le nu descendant lescalier de Marcel Duchamp (1912), sil adopte le vocabulaire formel du futurisme, rompt en fait avec son esthtique : la thmatique choisie offense les prcepts du futurisme car le nu fminin parat conservateur cette idologie moderniste et la descente soppose aux mouvements ascendants et la glorification du progrs. Lobjet de la critique que Duchamp adresse aux futuristes italiens est que la figure du marcheur ne se restreint pas une question de reprsentation. Attirs comme lui par lextraordinaire corpus photographique de Marey, les futuristes demeuraient, au regard de Duchamp, rivs leur fascination et incapables den tirer davantage quun renouvellement iconographique. En somme ils ne reconnaissaient dans le marcheur quun nouvel objet peindre. Or il y a entre lart et la marche, comme entre lart et toute forme de mouvement, une relation qui ne relve pas seulement de la reprsentation, mais surtout de lhomologie, et qui touche la question de la technique ou du mode humain de produire. Duchamp, dans son projet de redtermination de la figure de lartiste comme producteur ne pouvait pas manquer de saviser de cette relation. Duchamp compulse les ouvrages scientifiques et mdicaux de lpoque, qui dvoilent linvisible et apportent une imagerie renouvele du corps humain : modles mcanistes, squelettes schmatiques, rayons X Or, il ne sagit pas pour lui dune nouvelle source iconographique. Duchamp ironise suffisamment sur lardeur des futuristes semparer des photogrammes de Marey pour rajeunir ce qui demeurait une iconographie dimpressionnistes urbains , et dployer un ftichisme de la vitesse. Ce que Duchamp avoue chercher dans la production photographique de Marey, cest une procdure de rduction : Comme le dcrit Patrcia Falguires llimination des effets picturaux et notamment de la touche, lusage des pointills et des flches, puis des tirets indiquant par une sorte det cetera graphique le jeu des articulations (de la hanche, du coude), et tous les procds dabrviation et de diagrammatisation du mouvement, enfin lenchainement virtuel des volumes dun corps travers par son propre mouvement visent moins crer une sensation rtinienne de mouvement qu en exprimer analytiquement, linstar dune mthode de gomtrie descriptive, les composantes cintiques .

    Peut-tre Duchamp aurait-il aim dessiner cette ligne observe par Marey, qui reprsente lvolution dans un espace tridimensionnel dun point de rfrence associ au centre de gravit dun marcheur. Rduction de la marche une sculpture spculative qui matrialise la loi du mouvement ambulatoire : une ligne continue, sinueuse, aux mandres rguliers, produite par les oscillations ascendantes et descendantes du corps prouves chaque foule une pure rythmique, qui mobilise toutes les dimensions de lespace et donne raison la Physique dAristote : marcher est dj lentiret du mouvement.

  • Merleau Ponty a not, dans sa Phnomnologie de la perception , combien la vision est suspendue au mouvement parce que les yeux qui regardent ne cessent de sorienter dans le champ de vision, quils bougent le plus souvent en cherchant leurs objets, mais aussi parce que, pour le phnomnologue, le corps en gnral, partie prenante du monde, est justement un entrelacs de vision et de mouvement qui ne fait pas face au spectacle des choses mais qui, en tant que corps actif visible et mobile , pris dans le tissu du monde , tient les choses en cercle autour de soi , se dplace pour voir, bouge en discernant.

    Jackson Pollock est connu par lhistoriographie moderne pour avoir rvolutionn les tenants et aboutissants esthtiques de la peinture de chevalet, soit toute lhistoire de la peinture, en couchant au sol sa toile et en laissant sa couleur se rpandre en filet au gr de ses mouvements dambulatoires autour delle. Le passage du plan vertical du tableau une situation de peinture horizontale, lirruption du corps agissant, dansant presque, l o auparavant la vision en perspective tenait son domaine en coupe rgle, le traitement acentr de la surface peinte, sont autant de ruptures formelles et conceptuelles lies la prise en compte de la translation du corps. Les drippings de Pollock articulent ce moment de lhistoire des signes o lon passe de la reprsentation de la figure ambulante (lhomme qui marche) aux potentialisations plastiques illimites que ce mouvement lui-mme peut produire, en acte.

    Carl Andr dclarait propos de son travail quil navait fait que coucher sur le sol la colonne sans fin de Brancusi : dune pure verticalit une horizontalit radicale.Faites souvent de carrs de mtaux ou dautres matires planes assembls en aires sur ou autour desquelles on peut dambuler,

    les sculptures planes de Carl Andr sont en elles-mmes lespace dambulatoire que ncessite la sculpture traditionnelle. Les uvres de Carl Andr couches sur le sol sont parfois presquinvisibles ou supposent pour tre vues un exprience du toucher qui implique le dplacement du corps du spectateur, dont le regard ne produira au mieux quun synthse totalisante. Marcher, est dans ce cas, une intensification de la perception. Je crois quen marchant sur mes uvres, on acquiert certaines de leurs proprits : disons, par exemple, leur timbre et leur toucher quand on les effleure. Je crois mme que lon peut tre sensible la masse du matriau .

    Le fait de marcher sur les uvres permettrait dexercer ou dprouver un sens subtil que, daprs Andr, nous mconnatrions, une sensation de la masse comme un retour perceptif du sol la pression de notre pas.

    En 1969, Robert Smithson dplace et dispose pied, dans 9 endroits diffrents du dsert du Yucatan, des miroirs, pour une performance intitule Nine mirror displacements, Yucatan, Mexico. A cette occasion, il insite sur le fait que marcher conditionne la vue et la vue conditionne la marche, jusqu ce quil semble que les pieds puissent voir .

    Jackson Pollock

    Carl Andr. Sixteen Steel Cardinal, 1974.

  • A la suite des artistes sculpteurs minimalistes ou de Land Art, qui indexent la sculpture au lieu, au site ou au paysage, Richard Long et Hamish Fulton indexent la sculpture au dplacement, et plus spcifiquement, la marche pied. Ds 1969, les deux amis partent ensemble faire de longues randonnes dans le Dakota du Sud. Leurs pratiques vont tre un temps associes au Land Art, mais trs vite, ils refuseront dtre confondus avec les artistes amricains de cette mouvance qui, selon eux, outragent la nature en intervenant trop lourdement sur elle, en la transformant (aucun artiste de Land Art na moins de respect queux pour lenvironnement, mais ils considrent que lhomme est un agent de transformation comme un autre, rosion, tremblements de terre, etc. la diffrence se tient sans doute pour Long dans la nuance entre une intervention qui reste, dans son cas, la mesure de lhomme cairns, lignes ou disque de pierres, lignes marques dans le paysage par la seule trace de ses pas - et des transformations profondes, durables, effectues la plupart du temps avec une machinerie lourde, chez Heizer, de Maria, Smithson ) Ce respect quasi-religieux de la nature sexprime dans la rduction de leur geste artistique de simples tmoignages photographiques ou cartographiques de leur passage dans le paysage. Richard Long sautorise cependant des interventions sculpturales, dont les formes reconduisent des modles archaques et universels (cercles, labyrinthes, chemins, carns), et dont la russite est quelles font du paysage tout entier la sculpture elle-mme. Quand il cr la force de son pas un chemin rectiligne, ou quand il se contente de balayer un chemin existant, dont il rvle la beaut sinueuse, Long situe son geste dans une antriorit de lart, relativement un effet premier de lusage du territoire : les chemins se font et se dfont sous les pas des hommes, sans dcision dordre esthtique. Si les sculptures ralises par Long sont abandonnes au paysage, o en tant quapparitions insolites, elles pourraient dailleurs passer pour des survivances rituelles, luvre artistique en tant quobjet se rsume la photographie ou la carte. Long expose aussi en galerie des sculptures quivalentes celles quil conoit dans la nature, mais celles-ci ne sont pas raliss avec des pierres ramasses lors de randonnes, elles le sont avec des blocs quil fait tailler dans des carrires. Le dplacement quil opre ainsi sur luvre, dune forme inscrite dans un paysage une sculpture dans un cube blanc construit ce que Gilles A.Tiberghien appelle une synthse appropriative , cest dire que le cercle de pierre install dans la galerie nous engage en faire physiquement le tour et rcapituler quelque chose de la situation et des gestes qui lui ont donn lieu et forme dans la nature.

    Ricghard Long. Sahara LIne, 1988

    Ricghard Long. Walking a line in Peru,1972 Ricghard Long. Small alpine circle, 1998Ricghard Long. A circle in Alaska, 1977.

  • Hamish Fulton, sil revendique toujours le titre dartiste, en a radicalement dpouill la geste. Il nintervient pratiquement jamais sur le paysage, ou presque imperceptible. Pourtant, dans son cas, on aurait tort didentifier son travail aux seules photographies et titrages quil produit la suite de ses marches : chez Fulton, les photographies des paysages parcourus, les descriptions ditinraires et de temps de parcours, la signature de lartiste-marcheur concourent une identification globale de lacte en tant que ralisation dun sujet. La subjectivation du paysage produite par Fulton dans ses photographies se lie une intriorisation du temps et de lespace du dplacement, mises depuis un corps absent, une centralisation et une vaporisation du moi , comme le dit Baudelaire dans Mon cur mis nu. Ici, et dune faon quon ne peut concevoir plus irrductible, cest une attitude qui devient forme. La marche est luvre. Lnonc en est lattestation. Par une nuit de pleine lune, Hamish Fulton seffora de suivre la bordure dun nuage lors dune promenade sur la lande anglaise. Luvre est la marche en tant que la marche est un acte de prise sur le monde, dans lequel, comme le dit Novalis : les corps sont des penses prcipites et jetes dans lespace . Sans ambition de faire de la littrature, Fulton rduit souvent le tmoignage de ses marches des noncs descriptifs simples qui accdent par le jeu de la typographie et de la couleur au statut de paysage mental. horizon to horizon est un petit livre accordon qui droule une ligne dhorizon sur ses pages et se veut le relev dune exprience mentale atteindre cet horizon qui recule sans cesse exprience prleve sur une marche dans les collines de Donegall, en Ecosse.

    Hamish Fulton. Boulder Shadows, 1995

    Hamish Fulton. Winter nights + A ten day circular walk from Furkapass, 1986.

    Hamish Fulton. Horizon to horizon, 1983

  • Parmi les nombreux regains dintrt qua connu le corps dans les annes 60, il faut mentionner les travaux du Judson Dance Theater de New York, lieu dchange et de cration pluridisciplinaire cre par danciens lves du chorgraphe Merce Cunningham tels que Simone Forti, Lucinda Childs, Steve Paxton, Yvonne Rainer Si le ballet moderne dune Mary Wigman, dun Kurt Joss ou dun Martha Graham avait dans la premire moiti du 20 sicle rvolutionn le langage formel de la danse, si Cunningham avait en outre amen la danse labstraction et au libre jeu de ses propres potentialits, cette gnration des annes 60, fortement imprgne du croisement des arts et de la performance pratiqus par Fluxus, voulut pousser le corps et la danse dans ses retranchements critiques : non la virtuosit, non lmotion, non au spectacle , clame un de leurs manifestes, rdig par Yvonne Rainer. Les travaux du Judson Dance Theater sintressent aux gestes quotidiens, mouvements trouvs ou ordinaires , qui ne tmoignent daucune intriorit, ces mouvements mineurs que leur caractre automatique ou rptitif a exclu du champ artistique, et dont sont susceptibles aussi bien des danseurs professionnels que des gens sans entranement . La marche, comme mouvement primitif et ant-chorgraphique, simposait naturellement comme motif de recherche et de dveloppement. Elle apparat frquemment dcline dans les tasks performances de Simone Forti ou Yvonne Rainer, performances processus ouvert et dmocratiques qui reposaient sur la programmation et leffectuation collective densemble de tches accomplir. En 1965, Robert Morris, associ au Judson Dance Theater cre, en hommage un texte de Becket, Watt, Waterman Switch o il volue, nu avec Yvonne Rainer sur deux poutres, tandis que Lucinda Childs, habille en homme ses cts, semble mouvoir les deux danseurs, elle-mme tire par une corde qui sort des coulisses. En dpit de leur nudit, les corps sont dsexualiss, et nont dautre paisseur que dtre des masses en mouvement sur un axe, des modliations apodictiques de la marche.

    Kierkegaard cite Diogne en exemple : Quand les Elates affirmrent que le mouvement nexistait pas, Diogne, comme chacun sait, savana pour les contrer. Il savana , littralement, car sans prononcer un mot, il fit quelques pas de long en large, prsumant que cette attitude suffisait les rfuter . argument apodictique. Diogne, comme ce sera une habitude chez les stociens, ne dmontre pas, il montre. La marche est une dmonstration en soi du mouvement.

    Robert Morris, Waterman switch, 1965

  • Au dpart dune prolixit joycienne pour finir en actes sans paroles, loeuvre littraire de Samuel Beckett est elle-mme un inexorable processus de rduction, dont tmoigne lamincissement chronologique des tranches de ses livres. Ses personnages, tous marcheurs, errants, vagabonds, sont engags divers stades dans un rtrcissement de leur espace vital, une rduction de leurs mouvements, un puisement du possible qui immobilise leurs corps et porte leur langage lextinction. Molloy, par exemple, ne cesse danalyser la rduction de sa mobilit, qui au cours de son errance le fera dgringoler lentement du cyclisme la reptation, en passant par toutes les phases de la claudiquation : car ses jambes raidissent et se raccourcissent, mais jamais ensemble, et Molloy est pris dans un complexe combinatoire incessant, pour tenter de mesurer ses potentiels de mouvement mesure quils samoindrissent.

    Dans Slow Angle walk (Beckett walk) 1968, Bruce Nauman se filme en train de raliser pendant prs dune heure, mains derrire le dos, une srie de pas grotesques sur une aire de dplacement dlimit par une ligne au sol. Ses jambes sont raides linstar de celles de Molloy, et chaque pas que Nauman invente partir de cette contrainte, emporte tout son corps dans une rengociation de lquilibre. La camra qui filme latelier est renverse sur la gauche, crant une sensation artificielle de flottement qui accentue les dsquilibres de la marche, et en insistant ainsi sur son caractre formel, la vide de toute narration. Le corps de Nauman donne la sensation dtre un automate dont les rouages et la stature auraient du jeu. Et ce corps compense le jeu drgl de sa dmarche par la multiplication des combinaisons auxquelles ses jambes et son corps obissent. Il arrive que Nauman sorte du champ de la camra, et ce sont alors les bruits de ses pas qui prolongent lpuisement combinatoire de sa marche dans la mmoire du spectacteur. Nauman, dans nombre des performances ou installations qui impliquent physiquement le spectateur cherche djouer les attendus de la reprsentation du corps, en trompant par exemple lexpectative de son apparition sur un moniteur ou de son reflet dans un miroir, en jouant sur la mmoire dun corps absent, etc Nauman voque la figure du faux-pas pour donner une sensation perceptive de son travail : La sensation que javais en pratiquant ce type de pice tait celle que lon a quand on arrive en haut dun escalier dans lobscurit et que lon pense quil y a encore une marche ou que lon se heurte au contraire une marche supplmentaire laquelle on ne sattendait pas. Ce type de faux-pas vous surprend chaque fois.

    Je vous propose de regarder un extrait de Quad I, pice pour tlvision ralise par Samuel Beckett en 1981, qui, dune certaine manire, marque lachvement de cette longue rduction au silence dont loeuvre de Beckett aura manifest le penchant. La marche, qui a toujours t le motif et le moyen des personnages de Beckett, devient ici une ultime faon dpuiser lespace, au sens dun puisement combinatoire li un puisement des corps et de la forme. Latelier que je vous propose demain se voudra une ractivation et un dplacement de cette figure du Quad, comme forme ouverte dpuisement de lespace ou de possibilit dvnement.

    Bruce Nauman. Slow Angle Walk (Beckett Walk), 1968.

    www.mediaartnet.org/works/quadrat/video/1/

  • Lhomme des foules , dEdgar Allan Poe trane sa silhouette dsincarne dans le sillage des foules londoniennes, dont suit les trajets quotidiens, dont il hante les rassemblements, dont habite la chaleur anonyme: son existence est toute entire fonde sur sa facult de se fondre dans la foule, den tre toujours une partie indistincte, au point que seul le narrateur qui le suit 24 heures durant dans les rue de Londres peut lui dcouvrir une singularit : Ce vieil homme, me dis-je la longue, est le type et le gnie du crime profond. Il refuse dtre seul. Il est lhomme des foules. Il serait vain de le suivre ; car je napprendrai rien de plus de lui ni de ses actions. Ce texte est sans doute une des premires drives vritables de la littrature : on y erre dans les rues de Londres, la poursuite dun mystre qui na dautre intrt dramatique que la saisie de lerrance elle-mme.

    Un rapport de la police parisienne du dbut du 19, cit par Walter Benjamin, pourrait servir dart potique Edgar.A.Poe, comme son traducteur Charles Baudelaire : Il sera toujours presque impossible de rappeler et de maintenir les bonnes murs dans une population amoncele o chaque individu, pour ainsi dire, inconnu de tous les autres, se cache dans la foule et na rougir aux yeux de personne. La foule apparat ici comme lasile qui protge lasocial de ses poursuivants, poursuit Benjamin dans son texte Le Paris du second empire chez Charles Baudelaire . Cest cet aspect qui, de tous les aspects menaants de la grande ville, est devenu le plus tt manifeste. Il est lorigine du roman policier, du detective novel.

    Le flneur, dtective priv de la vie quotidienne, dont loisivet se justifie socialement de ce rle de peintre de la vie moderne , apparat sur la scne littraire parisienne avec Balzac, Dumas, et surtout Baudelaire : Lobservateur, dit Baudelaire est un prince qui jouit partout de son incognito . Il herborise le bitume dit Benjamin. Il va oisif comme un homme qui a une personnalit ; il proteste ainsi contre la division du travail qui fait des gens des spcialistes. Il proteste galement contre leur activit industrieuse .

    Virginia Woolf, dans un texte intitul Au hasard des rues, une aventure londonienne , dcrit remarquablement cette ouverture du sujet quapporte la promenade urbaine. Quittant la maison entre 4 et 6 par une belle soire dhiver, nous dpouillons le moi que nos amis connaissent et nous nous assimilons cette vaste arme rpublicaine de trimards anonymes dont la compagnie est si plaisante aprs la solitude de notre chambre Dans chacune de ces vies on pouvait cheminer un peu, assez loin pour se donner lillusion de ntre pas prisonnier dune seule forme de pense, mais de pouvoir pour un court instant revtir le corps et la pense des autres, devenir laveuse, cabaretire, chanteuse des rues.

    Kurt Buchwald. Un jour Berlin-Est

    Herboriser le bitume

    Gustave Caillebotte. Le pont de lEurope, 1877.

  • Cette investigation du flneur dtective, dont chacun peut faire lexprience en contexte urbain, se prptue dans nombres dactes artistiques contemporains fonds sur la dambulation : Dans les Following pieces , Vito Acconci suit simplement une personne dans la rue jusqu ce quelle entre quelque part. La performance dpend donc des dplacements de lautre, de son temps et de son espace propre, jouant ici des limites entre hasard et ncessit, espace public et espace priv. On pense videmment aux filatures de Sophie Calle, qui suit jusque dans les rues de Venise un homme rencontr Paris, ou fait engager par sa mre un dtective cense la suivre dans ses dplacements quotidiens pour tablir, via le rapport policier quil en aura tir, une objectivation de son existence prive .

    The Dppelganger est une proposition de dambulation de Francis Alys dans trois villes, Mexico, Istanbul et Londres. Il sagit, pour le touriste Alys arrivant dans lune de ces trois villes, de chercher parmi les passants anonymes son sosie, ou quelquun lui ressemblant par un trait particulier. Une fois trouv, il suffit de suivre ce double jusqu apparier ses propres pas ceux du piton suivi, cest dire en intgrer la dmarche, le rythme, les qualits qui lui sont propres, autrement dit imiter son sosie. Si aucun sosie napparat au bout dun certain temps, le touriste peut poursuivre sa qute dans une des deux autres mgalopoles choisies.

    Dans son texte au hasard des rues Virginia Woolf exprimait son dsir de dissoudre sa propre identit pour se rendre permable celle des autres. Alys, en cherchant un sosie dont il puisse absorber la dmarche, prolonge ce dsir jusqu le boucler littralement sur lui-mme, suivant la rgle qui veut que lon voyage dabord pour se trouver soi-mme au loin. Voir ailleurs si on y est.

    Vito Acconci, following piece, 1969

    Francis Alys, the dppelgnger, Mexico 1998 the dppelgnger, Istanbul, 1999

  • La modernit saccompagne dune obsession ambulatoire : Rimbaud sexclame La crevaison pour le monde qui va. Cest la vraie marche. en avant, route ! ou dpart dans laffection et le bruit neuf Si tu aimes, il faut partir , prconise Cendrars. Bref, la vie est ncessairement ailleurs. Lhomme qui apprend tre abat chaque jour des kilomtres de ville mentale crit Georges Henein dans ses Notes sur un pays inutile. Un titre dAndr Breton lui vaut manifeste: les pas perdus. La distraction est le mode dtre de cet artiste ambulant. A lpoque o lcoute analytique dbusque dans le discours les refoulements de lme, cest en pratiquant une sorte dattention flottante que les artistes surralistes reconstituent luvre esthtique de linconscient des villes : il se manifeste travers des formations culturelles stratifies, dans les vitrines, sur les murs ou les enseignes des magasins : dpts de mmoire auxquels lil saimante selon les caprices du dsir.

    La valeur des villes se mesure au nombre de lieux quelles rservent limprovisation observe Siegfried Kracauer en 1930 dans les Rues de Berlin et dailleurs.

    Les surralistes prenaient volontiers possession de la ville la nuit, comme ils prendraient possession de son corps ou des ses rves, car marcher la nuit offre de sabandonner aux apparitions, de se mler elles pour en tre, leur tour et de quelque obscure manire, possds.

    Brassa,

    Paul Delvaux. Lcho, 1943.

    Hannah Hch. Dada-Ernst, 1920.

  • Mais la post-modernit guette, et dj lennui dune mdiation spectaculaire menace de transformer la vie prive en privation vcue. Nous nous ennuyons dans la ville, il faut se fatiguer salement pour dcouvrir des mystres sur les pancartes de la voie publique, dernier tat de lhumour et de la posie , dclare Gilles Ivain en 1953, dans le formulaire pour un urbanisme nouveau. Dans les projets de villes-nomades quentrevoient les membres de lInternationale Situationiste lactivit principale des habitants sera la DRIVE CONTINUE. Le changement de, paysage dheure en heure sera responsable du dpaysement complet.

    En 1954, emmen par Guy-Ernest Debord, un schisme du groupe lettriste dIsidore Isou fonde linternationale lettriste et exprime aussi confidentiellement que radicalement ses vues dans le bulletin gratuit Potlatch. Ce mouvement se voulait une runification de la cration culturelle davant-garde et de la critique rvolutionnaire et entendait oprer le dpassement de lart, considr comme achev,

    dornavant vers dans la marchandise culturelle, pour entreprendre une rvolution de la vie quotidienne : il sagissait de quitter la passivit du spectacle pour construire des situations rellement vcues, insurrectionnelles et joyeuses. En 1957, linternationale lettriste allait se dissoudre dans linternationale situationniste dont les thses critiques sur la socit du spectacle, dfaut dtre jamais ralises dans laction, fourniraient les slogans et les nvroses les plus violentes au mouvement tudiant de 68.

    La formule pour renverser le monde, nous ne lavons pas cherch dans les livres, mais en errant dit Debord dans un de ses films. Si la posie est morte dans les livres, elle est maintenant dans la forme des villes , elle se lit sur les visages , et il ne suffit plus de chercher la beaut dans les replis cachs de la ralit, des rves ou de linconscient, il faut au contraire la produire, construire la beaut des villes et des visages. La beaut nouvelle sera de SITUATION . La psychogographie est une de leurs tudes favorites : elle observe la manifestation de laction directe du milieu gographique sur laffectivit . Le moyen de la psychogographie est la drive, ou technique du passage htif travers des ambiances varies. La drive situationniste soppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade . Cest une marche ralise en petit nombre, sans plan, dune dure dune journe, au cours de laquelle on se se laisse aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent Le hasard et laccident que suscite la drive situationniste ont des attendus opposs ceux des surralistes, contre lesquels le groupe de Debord mne une campagne parricide ; il sagit, plutt que de glaner dans la ville les apparitions de linsolite sorcier, de heurter entre elles les situations dune ville, de construire un montage dambiances singulires, de moments dacclration et de ruptures. A cet gard, les psychogographes sautorisent lusage intermittent du taxi comme aide au dpaysement automatique pour rendre plus nerveux et plus vif le montage des ambiances, lequel produit ds lors un regard cinmatique directement vcu, et non plus consomm en salles obscures. La drive psychogographique donne lieu linvention de cartes, de compte rendus ou de livres, qui ne sont pas considrs comme uvres artistiques, les membres de lI.S se refusant le statut dartiste, mais comme archives situationnistes, attestant du mouvement historique rvolutionnaire dans lequel sont impliques ces situations construites. Le territoire quexplorrent les situationnistes, outre Venise et Amsterdam, fut essentiellement Paris, son cur historique, et sils tentrent quelques incursions touristiques dans les banlieues ouvrires du Nord, Ralph Rumney rapporte que leurs circumnavigations de bistrot en bistrot, les ramenaient immanquablement au quartier latin. A lexception de Constant, qui consacra la majeure partie de son existence aux maquettes de la cit utopique de New Babylon, cit nomade, organique et changeante, et qui fut exclu de lIS pour cause de maintien dactivit dartiste , aucun situationniste ne se risqua jamais une tentative dapplication des thories de lurbanisme unitaire : devant le risque de la marchandise culturelle queux-mmes avaient tendu toutes les sphres de la production, ils inhibrent chez eux la puissance mme dagir. Seules subsistent de cette rduction totalitaire les uvres compltes de Guy Debord chez Gallimard, en livre de poche et quelques tracts dits en posters.

  • Frederic Winslow Taylor, pionnier du libralisme, avait en son temps dclar la guerre la flnerie pour mettre les ouvriers au travail sur ses chanes de montage. Henri Ford, son comparse, fondait son argumentaire de vente pour ses automobiles sur le fait que la marche pied nest pas rmunratrice . Les flneries du 19, les errances surralistes, les drives situationnistes et les dambulations des artistes de la fin du 20 sont des moments de vacance dans lesquels les logiques utilitaires ou quantitatives sont suspendues ou mises en pril. Elles ouvrent dans le grouillement de la ville un espace et un temps labiles une attention flottante, linvention et aux devenirs. Ds le milieu du XXs un certain nombre de pratiques artistiques disqualifient les relations stables de production qui lient latelier la galerie ou au muse, et lartiste producteur au spectateur consommateur, sous lautorit dune institution marchande ou de lgitimation. Il sagit au contraire pour ces artistes de mettre en mouvement des attitudes et des actes dans des contextes incertains, de crer des situations exprimentales et dchanges, dont la mobilit est une dimension importante. Jean-Pierre Criqui parle propos de ces attitudes contemporaines de cinmatique.

    Le 25 juin 1974, Andr Cadere invite le public parisien une prsentation de son travail, visible vingt endroits trs prcis de la ville, auxquels il donne des rendez-vous chelonns entre 16 h et 17 h 28. L se trouve Cadere lui-mme, prsentant une barre de bois rond forme de plusieurs anneaux de diffrentes couleurs empils les uns sur les autres daprs un systme de permutations mathmatiques, avec lequel il dambule ; une sorte de bton de plerin charg de mystres chiffrs. Ce type de vernissage ou d exposition aura toujours excd dans tous les sens du terme- le monde de lart, car il tait insaisissable par ses catgories, ses systmes de production et de march. En 1975, Gnes, la Saman Gallery annonce, pendant les six jours de lexposition, la prsence dune barre de bois rond dans un endroit prdtermin de la ville, chaque jour la mme heure, sans pour autant que cela empche lartiste de se manifester sa guise le reste de la journe l o bon lui semble. 2 ans plus tard, pour une exposition avec la mme galerie, Cadere ne fixe aucun endroit prcis : il part chaque jour la drive dans les rues, si bien que lart advient au gr des diffrents mouvements quune ville peut susciter : rencontres, curiosits fatigue, ennui . La promenade de lartiste doit croiser celle du visiteur pour que lart naisse dune occurrence fortuite, dun hasard ou dune enqute dont lun et lautre sont les dtectives-flneurs.

    Moins demi-mondain, plus dlibrment politique, le bton dtranger alien staff (1992) ou bton dimmigr de Krystof Wodiczko est un outil de mise en relation sociale lusage des immigrs qui marchent sans fin dans les rues des grandes mtropoles occidentales, la recherche dun travail, dun logement ou simplement dun contact. Equip dun cran vido et dun magntoscope embarqu, le bton diffuse, hauteur du regard des passants ou des personnes croises, un tmoignage de lhistoire de la personne qui le porte. Le bton interpose donc entre le marcheur et ses ventuels interlocuteurs, un rcit suppos capable de briser lisolement et lincomprhension pour crer les conditions dune possible relation publique, dune reconnaissance sociale, en tout cas dun change. 2 ans plus tard, Wodiczko propose avec le porte-parole , de ballonner ltranger avec un systme de moniteur et de haut-parleurs ports hauteur de la bouche, qui diffuse le rcit que cette personne aura prenregistr, afin que sa parole sexpose et soit reue en place publique.

    Andr Cadere. Bton, 1977.

    Kristof Wodiczko. Alien Staff, 1992

  • Gabriel Orozco est une figure emblmatique de ces pitons plantaires, nomades de lart, ou immigrs comme lui-mme aime aussi se dfinir. Sans programme, sa vie dartiste le mne dambuler travers le monde, dont il fait la scne de ses actions motives par le hasard, la rencontre, les contextes. Orozco, en marcheur invtr, cre le plus souvent l o ses pas le mnent, en fonction des circonstances et des occasions, des sculptures dont la seule trace demeure photographique. Turista maluco ralis au brsil en 1991 est une trs lgre perturbation dune situation touristique banale (qui lui valu les quolibets des personnes prsentes : Turista maluco ! il est fou ce touriste) : Orozco dispose des oranges sur des tables et des lments en bois dun march dsert, dans une sorte de bidonville. Cette intervention colore et rythmique opre sur un espace sans qualit, littralement abandonn, le requalifie comme scne, milieu de production de rapports actifs de rythmes et de couleurs.

    Orozco refuse toute indication dsignant sur place ce type dinstallation comme de lart. Ces insertions dans le rel, qui ne sont pas des impositions, et qui sopposent toute forme de monumentalit ou de sacralisation, reoivent toute leur forces de leur discrtion mme, de leur lgret. Orozco multiplie les dispositifs sculpturaux de ce type, laissant parfois planer une ambigut sur leur caractre ready-made ou labor par lartiste.

    Gabriel Orozco. Turista maluco, 1991

    Gabriel Orozco. Island within an island, 1993.

    Gabriel Orozco. At the door of tne volcano,1993

    Gabriel Orozco. Sand on table, 1992.

  • Piedra que cede (1992), une boule de pte modeler grise dun diamtre de 50 cm et dun poids quivalent celui de lartiste, est, selon Criqui lautoportrait parfait de lartiste en nomade , un double de son corps, de par son poids et sa capacit dabsorption. Orozco la roule devant lui dans les rues des villes quil parcourt, et la surface tendre de cette boule recueille et absorbe les poussires, menus fragments et autres minuscules dbris qui jonchent les sols des villes. A linstar dOrozco, cet objet pouse le contexte dans lequel il volue, il en est une empreinte souple.

    Le hros du livre dAlexandre Dumas, Les Mohicans de Paris, dcide de partir laventure en suivant un morceau de papier quil a livr au jeu des vents , investigation hasardeuse pour dtective dsoeuvr, qui se rvlera en fait le dpart dune longue enqute dans Paris. Orozco dans une vido de 40 min, intitul From dog shit to Irma Vep, ralise dans les rues dAmsterdam, commence par filmer une crotte de chien et se laisse driver par les mouvements que capte sa camra, les plus drisoires, anodins ou imperceptibles (sacs plastiques ballotts par le vent, traces doiseaux dans le ciel), ou encore par des associations formelles ou dides, rafales de dtails, impacts, dfil de puncta (un punctum, des puncta). Il suit une ritournelle visuelle de dtails dont les cheminements hasardeux voquent immanquablement lerrance du discours dans la cure psychanalytique, et ses trouvailles langagires jaillies subitement de la rsurgence de dtails ou de fragments mnsiques. La psychanalyse est habitue deviner des choses secrtes et caches partir des traits sous-estims ou dont on ne tient pas compte, partir du rebut du refuse- de lobservation. dit Freud. Orozco prcise quil recherche la liquidit des choses, comment une chose vous conduit la prochaine et que ses uvres portent sur la concentration, lintention, les trajectoires de la pense : le flot de la totalit dans notre perception, la fragmentation de la rivire des phnomnes qui arrive tout le temps . Il se laisse ainsi guider par de tels jeux en menant son enqute comme un flneur, cest dire comme un dtective occup scruter, valuer les dbris de la ville, le laiss pour compt, le refus, son refoul ou ce qui sy drobe, ses lapsus .

    Gabriel Orozco. Piedra que cede, 1992

  • Francis Als est un artiste qui a fait de la marche une vritable heuristique, cest dire quil pratique la flnerie partout et sous toutes ses formes et quil la met en uvre autant comme reprsentation que comme acte, afin den dcouvrir le pouvoir de dplacement .

    Sinterrogeant sur les dterminations du travail et de loisivet, du productif et de limproductif, Alys a ralis en 1998 une sorte de manifeste de lutilit en art. Paradox of Praxis se compose de deux actions filmes, ralises Mexico : dans la premire, une journe durant, Alys pousse devant lui dans les rues de la ville un gros bloc de glace jusqu ce quil ait fini de fondre. Cette premire action porte le sous-titre

    Sometimes makings something leads to nothing (parfois faire quelque chose ne mne rien),

    leon consternante quAlys tire de la vanit de son geste. La seconde action est un gag urbain vieux comme la ville, qui consiste se poster au centre dune place trs passante, le nez en lair. Lattitude dAlys intrigue plusieurs passants qui sattroupent autour de lui et cherchent en lair ce qui peut capter ainsi son attention. Au bout de quelques minutes, Alys sclipse et laisse la contagion de la curiosit agir, les badauds sagglutiner encore longtemps pour essayer de voir quelque chose qui nexiste pas. Cette seconde action sintitule

    Sometimes Making nothing leads to something (quelque fois ne rien faire mne quelque chose).

    Install Mexico, Francis Alys est dorigine belge, et si son travail Mexico sinscrit dans une tradition dambulatoire du thtre et des arts urbains propres cette ville, il est surtout un artiste nomade, pour lequel Mexico est une sorte de laboratoire urbain : Le Mexique cest le prsent ltat pur, dit Alys. Marcher dans la rue signifie tre dans un constant rajustement du rapport de forces, accepter un code de conduite. Oui, Mexico comme paradigme du milieu urbain peut tre un immense laboratoire. Il y a toute une srie de paramtres concentrs : le thtre social de la rue, une capacit de rsistance au concept europen de modernisme et son idal de progrs.. On peut galement y prouver une grande sensation de libert, mme avec un appareil politique extrmement contrl.

  • Francis Alys arpente, selon des protocoles prcis, les limites ou les lisires de ce que permet physiquement, psychiquement, politiquement et socialement la dambulation. Dans une des ses vidos rcentes, Francis Alys, sort dune armurerie de Mexico avec un pistolet Beretta de 9 mm et se met marcher dun pas vif dans les rues de la ville. Son parcours, film par un comparse, dure douze minutes avant quil ne se fasse violemment interpeller par la police. Par la suite, Francis Alys a reconstitu dans un deuxime film le trajet et la scne darrestation avec les policiers qui lavaient interpell, pour interroger la diffrence entre laction premire et son remake documentaire. La vido sappelle Reenactement (reconstitution). Cette marche provocatrice et violente rvle les failles possibles que lespace urbain recle entre ses potentiels dordre et de dsordre, de ralit et de fiction. Une telle action, dans son insaisissable violence, a au moins la vertu statistique de mesurer lefficacit ou, cest selon, limpritie des forces de lordre : il aura fallu 12 minutes la police pour localiser et matriser un individu potentiellement dangereux dans le cur de Mexico Francis Alys dmontre avec quelle facilit le dsordre le plus inquitant peut surgir dun simple geste, dun simple dplacement : dans une ville comme Mexico, mais cela est vrai pour toute mtropole occidentale, le statu quo de lordre urbain peut tre boulevers en un instant. Comme le dit Alys : la ville est un espace favorable toutes sortes de rencontres possibles, elle est propice laccident. Celui qui se promne dans la rue est quelquun hors de tout contrle, quelquun qui peut, nimporte quel moment, exploser . Ensuite, cette action laisse planer un doute sur la ralit de la violence mise en uvre : si les passants croiss sur le moment pouvaient avoir de srieuses raisons de sinquiter, les spectateurs de la vido savent dj quAlys ne fera pas usage de son arme. Ce qui est bien rel, en rponse cette fable , cest la violence, lgitime ou non, de linterpellation policire. En prenant le risque de faire jouer entre eux le symbolique et le rel sur le plan de friction de la violence, Alys fait un travail politique sur le mythe urbain (le mythe de la violence Mexico participant dj des actes de violence quotidienne). Les statuts diffrents de laction filme et de sa reconstitution policire exacerbent encore plus ces tensions entre fable et danger rel, tmoignage documentaire et fictionnalisation cinmatographique.

    Francis Alys questionne le mythe urbain en laborant des fables, cest dire quil cre des vnements capables dimprgner la mmoire des passants, dtre ventuellement colportes comme rumeurs, de troubler en tout cas lordonnancement des choses, de fracturer le rel.

    Francis Alys. Reenactment, 2000.

  • Dans la vido Cuentos Patrioticos (conte patriotiques) Alys questionne la mmoire du mythe urbain, et plus particulirement de ce fait pripatticien qui se trouve loppos de la flnerie, la manifestation politique. Sur la place Zocalo de Mexico, thtre des grands pisodes historiques de la ville, Alys a fait marcher en cercle autour du gigantesque mt sur lequel est hiss chaque jour le drapeau mexicain, un homme suivi dun mouton. A chaque tour effectu, un nouveau mouton rejoint la marche circulaire jusqu ce que le cortge boucle un trs drolatique cercle de Panurge qui poursuit son mouvement giratoire autour du mt. Cette action filme constitue pour nimporte quel mexicain une allusion froce un pisode politique fameux : En 68 , au moment des jeux olympiques de Mexico, et alors que le pays tait agit de rvoltes sociales, le pouvoir en place avait organise, en direction des mdias internationaux, une grande manifestation de soutien populaire au gouvernement, laquelle les participants taient amens sous la contrainte policire. Lorsque la foule se trouva rassemble sur la place Zocalo, elle se tourna comme un seul homme vers le palais gouvernemental, et se mit bler en signe de protestation contre cet embrigadement. Le motif de la conduite grgaire des foules est ici ironiquement dnonc par une ribambelle de moutons de Panurge qui suivent connement leur guide.

    Ractivant habilement le geste de Pollock qui avait ouvert, quelques 60 ans plus tt, la voie la mdiation du corps et du mouvement dans lacte de peindre, Francis Alys ralise Sao Paulo en 1995, avec laction The Leak un dripping labyrinthique lchelle de la ville. Quittant la salle dexposition pour y revenir la fin de sa promenade, Alys a parcouru la ville en tenant renvers un pot de peinture bleue perc dun trou. La flnerie dAlys inscrit en bleu le dessin de ses mandres au sol, permettant dautres flneurs de se dtacher leur tour du flux des circulations urbaines pour suivre sa trace dans la ville (laquelle les mnera in fine une exposition dart contemporain). On ne peut rver plus bel hommage Pollock. A Stockhom en 98, Alys tire encore sur le fil de cette action : The Loser/the Winner est un trajet ralis entre deux muses de la ville : Quittant le premier muse, Alys accroche un fil de laine de son pull bleu et le dvide le long de son itinraire jusquau second. A larriv, le pull a t entirement dtricot, il a disparu, ainsi que le corps mystrieux qui le portait pour devenir un fil dArianne que lon peut suivre dans la ville. Ce fil mne les pas du curieux jusqu un muse, sans quil ne sache qui la tir jusque l, ni pourquoi.

    Que les passants dune ville soient tmoins des actions dAlys ou quils en suivent les traces, celles-ci peuvent devenir pour eux des fables quils transmettront leur tour : insrer une fable dans le rcit de la mgapole, produire une apparition, mme fugace, mme inexplicable, laisser la trace dun geste qui trouble lordre des choses, lancer des rumeurs ou des mouvements immatriels de circulation, voil quels peuvent tre les agissements politiques du flneur. Fictionner le rel pour arrter le regard du passant et susciter une interrogation quant ses propres dplacements dans la ville, ses usages ou ses reprsentations de lespace public.

    Francis Alys. Cuentos patrioticos, 1997

    Francis Alys. The Leak, 1995

    Francis Alys. The Loser / The Winner, 1998

  • Le groupe Stalker, association ou laboratoire romain gomtrie variable, qui accueille selon les projets des architectes, artistes, anthropologues, sociologues ou citoyens, fait de la marche collective le principal acte dune rflexion urbanistique sur la ville rsiduelle et plus gnralement sur ce que Francesco Carreri appelle des amnsies urbaines : des territoires de rebut, oublis et rays des cartes mentales des habitants parce que refouls de la conscience : une sorte de cit inconsciente qui vit ct du quotidien. Ces territoires forment des espaces vides qui se ramifient dans les pleins. (Francesco Carreri. New Babylon. Le nomadisme et le dpassement de larchitecture). Terrains vagues, zones intermdiaires et indcidables entre ville et campagne, espaces dlaisss ou interstitiels, dont lidentit est suspendue. Stalker, en rfrence une expression de Michel Foucault, appelle ces espaces les territoires actuels , ladjectif actuel dsignant pour Foucault le devenir et non ltat : devenir-autre, lieux autres ou htrotopies.

    Ces appellations ne se limitent pas des adjectifs potiques ou vainement conceptuels ; quand elle se rapportent un lieu tel que le Campo Baorio, terrain vague occup dont Stalker a fait un lieu de dexprience sociale, elle manifestent limplication concrte de ce groupe citoyen dans la construction sur ses lisires dune autre ville. Le campo boario est un immense terrain vague -anciens abattoirs, actuels parcs chevaux-, quoccupent plusieurs communauts dimmigrs africains, de rfugis kurdes, de Gitans et de militants de gauche. Sans se lapproprier ni vouloir imposer au camp la moindre influence dans son fonctionnement auto-gr, Stalker en a fait un lieu dobservation et dexprimentation dune urbanit en marge. Ils y ont cr un centre culturel multiethnique appel Ararat, et ralisent souvent, en collaboration troite avec les acteurs de ce territoire, des actions dchange social de type repas collectif ou des ralisations artistiques nomades : Ainsi, le Tapette volante, tapis volant, est une reconstitution collective des volumes du plafond de la chapelle palatine de Palerme, en bouts de corde et de cuivre, qui a voyag tout le long du pourtour mditerranen pour revenir Palerme, (faon de dmontrer que les flux migratoires du bassin mditerranen ont historiquement, toujours t porteurs de culture et de civilisation).

    Leurs dambulations travers les territoires rsiduels de la ville implique non seulement une vision critique de lurbanisme fonctionnaliste, du zonage, et des effets de contrle social quils prennisent, mais surtout une exprience physique et collective de la saisie dun territoire, bien diffrente de lexamen des cartes ou de ltude des plans damnagement du territoire : ici, marcher invente le territoire et permet, dans la foule, dexprimenter le rel. Laccs ces territoires actuels suppose bien souvent des franchissements (de murets, de cltures), gestes que Stalker emblmatise dans des sries photographiques en une sorte dacte de passage, dincitation au dpassement des limites et la dcouverte.

    Accder aux territoires. Percevoir lcart en accomplissant le passage entre ce qui est sr, quotidien, et ce qui est incertain, dcouvrir, gnre une sensation de dpaysement, un tat dapprhension qui conduit une intensification des capacits perceptives. Soudain lespace assume un sens ; partout la possibilit dune dcouverte, la peur dune rencontre non dsire ; le regard se fait pntrant ; loreille se met lcoute. extrait du Manifeste Stalker.

    Stalker. Franchissements, 1998

  • Le laboratoire Stalker a inaugur une srie de drives urbaines en Europe et aux Etats-Unis par une premire marche de 4 jours dans Rome en 1995. Une quinzaine de personnes ont parcouru cette occasion 70 kilomtres travers des terrains abandonns, dlaisss, sur lesquels ils ont camp le temps du priple. Ils ont dcouvert que la somme des territoires actuels de Rome reprsentait une superficie plus tendue que la ville construite.

    Ils ont tir de lexprience un planisphre de Rome, Planisphro roma, tendant mtaphoriquement le plan de la ville aux dimensions dun globe terrestre : La ville formate, connue, le fait urbain persistant y est colori en jaune, en bleu sont les territoires actuels , qualifis ici de mers par les driveurs de Stalker, en blanc le trac de la drive. La carte ainsi produite sapparente une constellation darchipels mergeant dun milieu fluide et indcidable quest la mer de lamnsie urbaine.

    Ces cartes de Rome ou de Milan dsorientent les lectures apprises des cartes touristiques, routires ou statistiques de ces villes. Ce type de cartographie napporte pas tant une nouvelle reprsentation de lurbain, mme singulire, mme dcale, quelle expose le diagramme dune exprience de la ville.

    Gilles Deleuze et Flix Guattari ont magnifiquement exprim cette distinction en opposant les modalits du calque et de la carte : si la carte soppose au calque, cest quelle est tout entire tourne vers une exprimentation en prise sur le rel. La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, dmontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut tre dchire, renverse, sadapter des montages de toute nature, tre mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale. On peut la dessiner sur un mur, la concevoir comme une uvre dart, la construire comme une action politique ou une mdiation une carte est affaire de performance, tandis que le calque revoie toujours une comptence prtendue.

    (Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, p20.)

    Stalker. Planisfero Roma, 1995

    Stalker. Routes dAbandon travers larchipel milanais, 1996.

  • partir des annes soixante, et principalement dans le sillage de lart conceptuel, nombre de plasticiens se sont intresss la cartographie. La carte sest impose comme la documentation primordiale des uvres de Land Art, que leurs auteurs, loin des ateliers, galeries ou muses, produisaient dans le paysage. Mais elle a aussi et surtout t considre, pour ses proprits cognitives et plastiques, comme un territoire artistique part entire. Emmanuel Hocquard, dans le texte Il rien, donne une dfinition intressante de la carte : Nous savons bien ce quest une carte. Cest la transposition dune ralit abstraite (le terrain) une fiction concrte (sa reprsentation). Autrement dit, cest une mtaphore. Mais cette mtaphore a ceci de particulier quelle offre des garanties concernant la vrit quelle est cense charrier : cest une mtaphore chiffre. La carte varie toujours entre lallusion pure et ladquation simple, de sorte, comme le pense Robert Smithson, quil ny a rien qui existe comme une carte compltement adquate car linadquation est intrinsque la cartographie. Quelle que soit sa prtendue prcision, la carte gnre un cart entre lespace et sa reprsentation, par o peut sengouffrer la fiction. Le fantasme de ladquation dfinitive de la carte a t brillamment cont par Jos Luis Borgs dans un texte clbre intitul Muse. De la rigueur scientifique . Les cartographes dun empire imaginaire poussent lart de la cartographie jusqu raliser une carte lchelle 1/1 du territoire, qui le recouvre donc intgralement et du mme coup le dtruit. Quelques annes plus tt, Lewis Caroll, dans son roman Sylvie et Bruno, imaginait un personnage, Mein Herr, qui venait dun pays , o racontait-il, les gographes avaient ralis une carte lchelle dun kilomtre pour un kilomtre. Mais celle-ci navait jamais t droule, car les paysans avaient protest quen couvrant le territoire elle ferait obstacle au soleil et empcherait toute culture de pousser. Aussi, dit Mein herr, nous utilisons le pays lui-mme comme sa propre carte, et je vous assure que a marche trs bien.

    La carte nest pas le territoire, et cest cet cart qui fascine.

    Tom Sawyer et Huckleberry Finn, dans Tom Sawyer travers le monde, de Mark Twain, sont embarqus malgr eux dans un ballon dirigeable. Aprs stre merveill des paysages verdoyants de lIllinois, le pilote qui les conduit prtend quils survolent prsent lIndiana. Huck ne veut pas le croire, car il sait que lIndiana est peint en rose. Lindiana rose ! quel btise scrie Tom Sawyer. . Ce nest pas une btise, je lai vu sur la carte, et il est rose. rpond Huckleberry, qui se dfend avec vhmence de passer pour un nigaud, car selon lui les cartes servent nous apprendre des faits rels, elles ne peuvent mentir, et il ne peut donc y avoir deux tats de la mme couleur.Dennis Oppenheim, Gallery Transplant, 1969.

  • Si lon considre la carte comme un schme intermdiaire entre le sensible et le conceptuel, elle est susceptible daccepter aussi des dterminations temporelles. Avec A walk of Four hours and four circles (1972), Richard Long trace des cercles concentriques au centre dune carte, dont les circonfrences dsignent des mesures temporelles. Chacun des cercles porte la mention one hour . On voit que ce qui est reprsent ici ne correspond aucun trajet rel, la carte dtermine ou enregistre plutt une aire exploratoire relative une dure et une vitesse de dplacement. Pour atteindre depuis le centre lextrmit du dernier cercle en un heure, le pas du marcheur doit tre quatre fois plus rapide que pour atteindre le premier cercle. La carte ici reprsente une porte temporelle, un pur potentiel de mouvement.

    Robert Smithson a cre en 1968 le concept dialectique de site / non-site pour articuler dans son travail les deux espaces de production et de significations que sont lespace non-artistique la nature, les dserts, les paysages et lespace artistique de la galerie ou du muse. Ce concept a non seulement t utile de nombreux autres artistes de Land-Art mais aussi une rflexion esthtique globale de tout lart conceptuel. Pour le dire trs brivement, site et non-site, termes qui jouent volontairement sur lhomophonie sight / non sight (vison, non-vision) distinguent deux espaces la fois concrets et spculatifs : lespace artistique le non-site - o les matriaux prlevs, photos, cartes ou films renvoient de faon indiciaire au site, lespace non artistique o se trouve la sculpture, laction ou lopration ralise sur le territoire. Lexprience artistique na lieu que dans le va-et-vient intellectuel entre ces deux espaces, dont la dialectique procde littralement de la lecture cartographique : un ensemble dindices me permet de construire une reprsentation ncessairement spculative ou fictive dun espace. Cet espace, lorsque jai les deux pieds dedans reste informe , cest dire non-inform, si je ne dispose pas pour my reprer dune reprsentation extrapole : la carte.

    On peut distinguer dans luvre de Richard Long deux types de cartes-tracs : les cartes - mnmoniques qui rendent compte aprs-coup dun trajet effectu, et les cartes diagrammatiques sur lesquelles lartiste projette lavance le dessin ou le programme dune marche. Si le premier type de trac peut se rapporter encore la comptence du calque, le deuxime est dj une production dcart, le non-site de la projection spculative, un espace intermdiaire de fiction entre la carte et le territoire. Certaines uvres de Long consistent en une carte sur laquelle il dessine un parcours effectuer, lequel na de sens que dans la friction quil oppose, en tant quacte de reprsentation, aux usages de la carte et du territoire. Two walks est une carte accompagne dune photographie. On y voit deux lignes de mme longueur se croiser en X, leur exacte moiti. Chaque ligne est lgende dune indication de temps son point darrive : 2 h 37 minutes pour lune, 2 heures 52 minutes pour lautre. La photo montre lendroit o les deux trajectoires rectilignes se sont croises, aux abords dune croix sculpte dans une pierre leve, signal qui indique un croisement de chemins et qui symbolise traditionnellement lintersection des royaumes terrestres et clestes. Les deux marches rectilignes et quidistantes de Long constituent une double performance: La ligne droite est un trac peu compatible avec les donnes complexes de la carte, et cest une ligne de trajet quasi-impraticable sur le terrain. Pourtant Long ralise, sur le territoire et sur la carte, ces deux lignes, et cest ce double titre quil sagit dune performance, dans le sens o lentendent Deleuze et Guattari , une invention, une exprimentation en prise sur le rel .

    Richard Long. A walk of four hours and four circles, 1972

    Richard Long. Two walks, Dartmoor, 1972

  • Dautres artistes ont tent de dcoller ou de manifester les lignes abstraites, spatiales ou temporelles qui structurent la cartographie. Piero Manzoni a conu en 1959 le projet utopique de tracer une ligne blanche tout au long du mridien de Greenwich. Cette inscription littrale et lchelle 1/1 de la carte sur le territoire, dont le dessin naurait t perceptible que depuis un satellite, ne pouvait se pratiquer comme exprience que par la marche pied sur son long. En 1994, Jan Dibbets a ralis, plus modestement, un monument immatriel Arago, le savant qui avait rsolu les calculs astronomiques dune mridienne de France, devant servir de longitude de rfrence pour les marins et les gographes, avant dtre dtrne en 1884 par le mridien de Greenwich. Cette mridienne de France traversait Paris et passait sur le site de lobservatoire o travaillait Arago. Jan Dibbets a insr dans le sol parisien le long de cette ligne une srie de 135 mdaillons en bronze, portant le nom dArago et les repres cardinaux du Nord et du Sud. Quasi-invisible, reconstituer mentalement au gr des dcouvertes de mdaillons, cette ligne constitue, selon les termes de