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Des acteurs

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rgent et éthique, tel était le thème du colloque international organisé dernièrement à Rabat par le CESEM

(Centre de recherche de HEM), en partenariat avec la fondation CDG. Il faut reconnaître que, lorsqu’on traite de la question de la morale ou de l’éthique, vient tout de suite à l’esprit l’un des domaines les plus concernés, à savoir l’argent, le capital. Légitimité du capital et sens de l’éthique, peut-on dire que l’un explique l’autre ?

Il est certain que, chez nous, le comportement de bon nombre de détenteurs de richesses ne semble pas répondre aux normes de l’éthique, telles que reconnues et ressenties collectivement, ce qui affaiblit la légitimité du capital si indispensable pourtant en ces temps de mondialisation. Mais il faut reconnaître que l’ampleur du phénomène et le fait qu’il touche également les élites du pays - dont celles qui gouvernent et qui doivent normalement être conscientes que la légitimation du capital est fondamentale pour le développement – occultent le fait que ce juste ressentiment trouve aussi ses racines, plus profondément, dans notre imaginaire et nos croyances profondes.

C’est que beaucoup de religions privilégient la recherche du pain quotidien et non l’accumulation

du capital. Que se passe-t-il lorsque la morale est transformée en normes ? Celles-ci s’accommodent-elles de la conscience individuelle ? C’est d’ailleurs pour des raisons, liées historiquement à la mise en œuvre de normes rigides et parfois intégristes, que l’on parle désormais, de plus en plus, d’éthique, et non de morale. Certains vont jusqu’à affirmer que l’éthique (ou la morale) peut varier en fonction du temps et de l’espace ; d’autres, sans renier la perception nouvelle de la morale, parlent d’une

continuité profonde qui repose en fait sur l’idée du respect de l’autre. Dès lors, apparaît le concept de « sens de la mesure », dérivé du bon sens religieux ou de la théorie du juste

milieu de la philosophie grecque. L’être humain est pourvu d’un instinct, d’une conscience et d’une raison qui lui permettent de tout entreprendre, à condition de respecter l’autre dans sa liberté morale et ses droits matériels.

Le capital et son accumulation sont donc légitimes, à condition qu’existe un comportement social conciliateur entre, d’une part la nécessité d’accumulation et d’entreprise, et d’autre part l’indispensable attitude de responsabilité à l’égard d’autrui.

A

Le Capital en mal de légitimité

et d’éthique

EDITO

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La Revue Economia est éditée par HEM, à travers le Centre d’Etudes Sociales, Economiques et Manageriales (CESEM)

Directeur de la publicationAbdelali BenamourDirecteur de la rédactionDriss KsikesComité scientifique de lectureFouad Ammor - Mohamed Bouslikhane Noureddine Cherkaoui – Abdelmajid Ibenrissoul – Jamal Khalil – Abdellah Labdaoui - Halima Ouzzif – Ali Serhrouchni Ismaïl ZaghloulComité de rédactionFadma Aït Mous - Hicham Benjamaâ Loubna Chiguer – Laetitia Grotti Sara Khalladi - Saad Maâzouzi ChroniqueursNadia Alaoui Hachimi – Omar Aloui Mouhcine Ayouche – Alfredo ValladaoOnt collaboré à ce numéro Abdeslam Aboudrar - Najib Akesbi - Driss Benali - Driss Benatya - Ahmed Bendella Raymond Benhaïm - Francis GhilèsHubert Landier - Véronique ManryMichel Peraldi - Ahlam RahmiRéécriture et éditing :Catherine Alix-MascartCorrection et relecture : Habib El AmraniConception maquette : Tristan LastennetDirecteur artistique : Hicham Zemmar Mise en page : Amine KhalilPhoto couvertureHicham Zemmar / HydrogenePhotos presse : AFP et AIC pressAbonnements : KMC consultantsAssistante : Selma BouazzaouiDocumentation : Khadija BoutalebImpression : IdéaleDistribution : SochepressAdresse 2, Rue Jaafar Essadik – Agdal, Rabat (Maroc)Tél : 00 212 37 673746Fax : 00 212 37 670422http://www.cesem.ma Dépôt légal : 2007 / 0137ISSN et Dossier de presse : En coursCe numéro a été tiré à 3000 exemplaires

Qui décide quoi ? Comment? Quelle incidence de la concentration du pouvoir sur l’autonomie de la sphère économique ? Quellehiérarchisation entre l’international, le national et le local ? La réponse par des analyses, des récits et des réflexions. Débat fentre hommes et femmes de terrain, d’un côté, hommes et femmes de savoir, de l’autre.

Une première lecture du plan “Maroc vert” et du discours qui l’accompagne, réalisée à l’aune des réalités agricoles et du potentiel existant, souligne les limites de la philosophie qui y préside.

Notre système fiscal marche sur la tête. On s’en doutait un peu. Najib Akesbi nous le démontre avec maestria : TVA, IS, IR… Tout y passe. Dans cette deuxième et dernière partie de l’évaluation de la réforme fiscale entamée en 1984, cette étude documentaire interroge les objectifs préconisés et les résultats atteints, sous le double angle de la simplicité et de l’équité. Voyage au bout du fisc !

La Bourse de Casablanca est un marché survalorisé, en proie à un grand nombre de transactions spéculatives. Son autarcie financière explique pourquoi elle a été épargnée par la crise américaine des subprimes et par les répercussions de cette dernière sur les marchés boursiers du monde entier. Pour autant, est-elle réellement à l’abri d’un krach et jusqu’à quand ?

Sur la couverture

Une fiscalitéincohérente et injusteNajib Akesbi

L’autarcie boursièrenous sauve-t-elle ?Par Hicham Benjamaâ

Les coûts sociauxdu laisser-allerPar Hubert Landier

Les zones grisesdu Maroc vert Par Driss Benatya

Carnet de bordAgenda, colloques, études…par Laetitia Grotti

Le point sur la conjoncturePar Ismaïl Zaghloul

Mon point de vueRéflexions sur le “noir” Par Driss Ksikes

Les zones d’ombre de la décision économiqueAbdeslam Aboudrar

Les aléas empiriques de la décision économique B. Rachdi, K. Tazi, M. Hora-ni, L. Jaïdi et A. Benamour

Frontières floues entre le politique et l’économiqueLarabi Jaïdi, El Hassan Benabderrazik, Mounia Bennani Chraïbi, Azeddine Akesbi, Béatrice Hibou

Débat et Commentaires

Chronique du stratège Eau, énergie, aliments :le nouveau triangle stratégiue Par Alfredo VALLADAO

COLLECTIF STRATÉGIELA FABRIQUE DE LA DÉCISION ÉCONOMIQUEPrésentation de Driss Ksikes

Du tout makhzen aux systèmes complexes par Omar Aloui

Des acteurs autonomes à l’ombre du PrincePar Driss Benali

L’opacité de la décision publiquepar Raymond Benhaïm

Le retour des compétences, mythe ou réalité ? Entretien avecSaad Benkirane Par Sara Khalladi

L’ascension d’un revenant atypique Par Michel Peraldi

Les modèles d’intégration des diasporas Par Nadia Alaoui Hachimi

Le modèle asiatique,une utopie maghrébinePar Francis Ghilès

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Consacré à « l’argent et l’éthique », le premier colloque international du CESEM, a connu un foisonnement d’idées, par l’apport de diverses disciplines (économie, gestion, sociologie, science politique, anthropologie, philosophie) et permis la rencontre de scientifiques, d’hommes et de femmes de terrain, et de dirigeants associatifs. LRE publie les grandes lignes de ces communications.

Depuis ses premiers travaux aux côtés de Paul Pascon, jusqu’à son dernier livre, Le sujet et le mamelouk, l’économiste Mohamed Ennaji s’est libéré des carcans académiques et remonté chaque fois encore plus loin dans le passé, pour cerner la servitude d’aujourd’hui, comme il s’est approché des cercle du pouvoir actuel pour ne pas trop se tromper de jugement.

Comment construirel’école de la modernité ? Coordination et synthèse par Laetitia Grotti

Champ libre“Il faut un torrent économique pour briser les résistances culturelles” Grand entretien avecMohamed Ennaji par D. Ksikes et F. Aït Mous

Essai de réflexionLe Maroc vu parses spécialistes Par Driss Ksikes

Thèses et synthèses Par Fadma Aït Mous

Dernier mot Chroniques tunisiennesPar Nadia Alaoui Hachimi

L’argent et l’éthiqueRésumé Fadma Aït Mouset Ahmed BendellaAvec la participation de :F. Abdelmoumni - A. Aboudrar S. Assidon - D. C. JaydaneA. Dahmane Saïdi - A. B’chirM. Doukkali - N. El AoufiB. Hibou - H. IlahianD. Khrouz - A. LabdaouiH. Laroussi - D. LyonR. Mejjati Alami - K. MesbahiM. Peraldi - A. SabirB. Théret O. Vallée

pages 110-119

pages 130-137

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La revue ECONOMIA n°3 / Mai - Aout 2008

Les énarques,une élite trop discrètePar A. Rahmi & V. Manry

L’entreprise face àses risques financiersPar Abdelmajid Ibenrissoul

Chronique du manager Management et sérénitéPar Mouhcine Ayouch

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Maroc vertLes zones grises

Commençons par quelques termes utilisés dans le plan «Maroc vert». Le document

parle d’une «stratégie établie en concertation avec toutes les parties prenantes (qui) permettra d’établir un plan d’action, en clarifiant les priorités». Or, définir une stratégie, c’est d’abord définir des priorités. Sinon, les actions peuvent aller dans tous les sens. Le projet utilise de façon répétitive l’adjectif «colossal». Le terme évoque quelque chose de grand, de fantastique, qui relève de la science fiction et renvoie au my-the californien1. Le document traite l’agriculture d’activité économique «comme les autres». Or, au Maroc, l’agriculture n’est pas une activité économique comme les autres, elle est d’abord un mode de vie. Cette emphase peut se concevoir si le but est d’ouvrir les portes à de nouveaux investisseurs qui entreraient dans le secteur. Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Le projet évoque des «enjeux sociaux et économiques colossaux». C’est normal, près de la moitié de la population vit de l’agriculture et, il ne faut pas l’oublier, nous sommes toujours un pays aux fortes attaches rurales.

En prétextant ces mêmes enjeux co-lossaux, le «Maroc vert» prétend à «la stabilisation de la population». Mais pourquoi veut-on stabiliser la popu-lation rurale ? Tous les pays qui ont fait le saut vers l’urbanisation se sont inscrits dans un processus historique de modification des équilibres entre les deux espaces, le rural et l’urbain. La différence pour les pays dévelop-pés est que la transition s’est faite avec une forte articulation entre les secteurs, agricole et industriel, et un transfert de la ressource humaine du rural vers l’urbain. Dans les pays en développement, comme le Maroc, la migration de la campagne vers la ville est portée par ce qu’on pourrait appeler «la crise des opportunités» en milieu rural. Mais est-ce que la ré-ponse à ce problème est d’ériger des barrières économiques et/ou sociales pour empêcher les gens de quitter le

monde rural ? C’est chercher à aller contre le sens de l’histoire.

La sempiternelle dualité entre tradition et modernitéDans ce projet, il y a deux «piliers» : le premier, dit «à haute valeur ajou-tée», nécessiterait 10 milliards de dirhams d’investissement annuel, alors que le deuxième, à vocation sociale, demeure sans chiffres à l’appui. Ce vide est troublant, car il renvoie à une démarche d’acteurs qui culpabilisent sur leurs richesses, d’autant que dans le document, il est dit que «la nouvelle stratégie agricole doit rompre avec le para-digme traditionnel opposant un sec-teur moderne à un secteur social.» (ndlr : l’approche binaire oppose normalement le secteur moderne et le secteur traditionnel) Deux pages plus loin, il est écrit que la stratégie est articulée de manière à toucher un maximum d’exploitants, tant acteurs modernes que «petits agriculteurs». Où est la rupture avec la démarche

Pour le moment, le plan du « Maroc vert » concocté par le cabinet Mc Kinsey se décline en 17 diaporamas

et dans des entretiens accordés à la presse par le ministre de tutelle. Une première lecture du projet et

du discours qui l’accompagne, réalisée à l’aune des réalités agricoles et du potentiel existant, souligne les

limites de la philosophie qui y préside.

Driss BENATYAEconomiste, Institut agronomique

et vétérinaire Hassan II, Rabat

C

ÉVÈNEMENT

du

«L’exploitation familiale» n’a de statut ni dans les statistiques, ni dans les analyses, ni même dans le discours.

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dualiste ? Le secteur moderne et le secteur traditionnel sont simplement rebaptisés «acteurs modernes» et «pe-tite agriculture», chacun calé sur un pilier ! L’un des gros problèmes de l’approche politique des questions agricoles réside dans cette ambiva-lence. Quand on aborde l’analyse stratégique, le secteur agricole est toujours réduit à deux catégories alors que, dans les discours, on dit avoir une agriculture diversifiée sur des territoires contrastés. La réalité agricole est-elle réductible à des di-chotomies traditionnel / moderne ou gros / petit ? Malgré le foisonnement d’expressions, pourquoi est-il si dif-ficile de se débarrasser de l’approche dualiste ?

Le modèle dominant de l’entreprise agricoleOn peut se demander pourquoi le plan «Maroc Vert» ignore la forme sociale dominante d’organisation de la production agricole au Maroc: l’exploitation familiale. Il est vrai que l’objet «exploitation familiale» n’a de statut, ni dans les statistiques, ni dans les analyses, ni même dans le discours. Or, il suffit de jeter un coup d’œil sur la loi d’orientation de l’agriculture française de 1960 pour constater que l’agriculture familiale, citée et ciblée de manière explicite, a bénéficié d’un ensemble de me-sures adaptées à sa modernisation. Contrairement à l’entreprise, qui est une unité de production visant à générer du profit, l’agriculture fami-liale a pour finalité la reproduction du complexe famille-exploitation : la sécurité de la famille est souvent prioritaire, par rapport à la sécurité de l’unité de production. Il suffit d’écouter attentivement «l’agricul-teur des reportages». Ce n’est certai-nement pas un entrepreneur !

Il est donc erroné d’opposer l’entre-prise agricole à la petite agriculture. L’entreprise agricole se démarque avant tout de l’exploitation agricole familiale. L’entreprise agricole est mue par la logique de la rentabi-

lité. Elle doit avoir une dimension minimale, en terme de surface ou d’équipement ou d’investissement (en fonction du système de pro-duction: extensif, intensif, irrigué, goutte à goutte, etc.). En revanche, l’agriculture familiale se caracté-rise par une extraordinaire capacité d’adaptation: elle se déploie sur tous les types de systèmes agraires et traverse toutes les dimensions, de la micro-exploitation à la très grande exploitation (que l’on confond sou-vent avec l’entreprise).

Cette occultation de l’agriculture familiale entraîne plusieurs quipro-quos. Les études ont montré que l’intensification a priori se fait aux extrêmes, au niveau de la petite exploitation, inférieure à 10 ha, et de la grande, qui dépasse les 50

ha. La dynamique d’évolution de l’exploitation familiale moyenne (entre 10 et 50 ha) est très souvent mitigée. Quand on calcule le coût de production des cultures, notamment pour les céréales, en utilisant le prix de marché de la main d’œuvre, il s’avère que très souvent «la renta-bilité est négative». Or, il suffit de tenir compte du modèle familial pour réaliser que le coût d’un actif familial équivaut au coût de sa prise en charge et non à la rémunération de ses heures de travail. Avec cette démarche, les chiffres deviennent plus parlants. Des études pointues ont montré que l’aide familiale «per-

çoit» in fine l’équivalent de la moitié de la rémunération d’un salarié agricole occasionnel (qui est en-deçà du SMAG, faut-il le rappeler). Les activités sont réparties selon des règles de gestion du collectif familial de travail et, au bout du compte, le résultat n’est pas affecté selon la quantité de travail fournie car le revenu de la famille exploitante est indivisible, comme dans le modèle de l’épicerie traditionnelle. Lié par la parenté, aucun des actifs familiaux n’a de perception individualisée de la relation entre travail et revenu. Tout le monde est à la peine, mais c’est le chef de famille qui décide de l’affectation du résultat.

Le document parle d’enjeux énormes pour les 30 millions de consomma-teurs. Encore une fois, la vision est

inspirée du modèle de l’entreprise. On ne peut parler de 30 millions de consommateurs comme d’un tout que si l’espace productif est largement dominé par l’entreprise agricole. Mais quand on assume le modèle de l’exploitation familiale, la famille, le ménage agricole a une double identité de producteur et de consommateur. De plus, il est bien évident que le modèle de consom-mation, sans parler du pouvoir d’achat, diffère du monde citadin au monde rural. Même dans le monde rural, les modèles de consommation alimentaire diffèrent d’une région à l’autre, simplement parce qu’ils sont

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intimement liés aux productions de leur territoire. C’est l’urbanisation massive qui harmonise les modèles de consommation. Sans cela, il est absurde de parler en bloc de 30 millions de consommateurs.

L’illusoire notion de chômage endémiqueLe fait de tout analyser à partir du modèle de l’entreprise nous vaut ce chiffre alarmant diagnostiqué selon les critères du «Maroc vert» : 8 à 10

millions de chômeurs endémiques. Or, dans l’espace rural, 80% des mé-nages ruraux sont des ménages qui tirent leurs revenus de l’activité agri-cole (ménage producteur / consom-mateur). Dans ces conditions, le concept de chômage pose problème. Dans toutes les études sur le terrain, on en arrive à considérer l’occupa-tion plus que l’emploi, parce que les actifs familiaux en agriculture (adultes – enfants) mènent une ac-tivité discontinue, marquée par une forte saisonnalité et par des pointes de travaux. Du coup, on ne peut pas utiliser les indicateurs du chômage dans leur acception classique.

Le concept de chômage pose surtout problème quand on parle de céréa-les, culture dominante à l’échelle na-tionale, mais n’offrant pas beaucoup de travail, contrairement à l’irrigué intensif, ou à la culture sous serre. En revanche, lorsqu’on passe à un système céréalier intensif, la rationa-lisation par la mécanisation signifie

le plus souvent une réduction des opportunités d’emploi.

Qu’est-ce qu’un chômeur dans le domaine agricole ? Est-ce quelqu’un qui, pour des raisons liées au système de production agricole, tra-vaille 100 jours éparpillés sur les 300 jours de l’année ? Est-ce celui qui ne peut bouger au-delà d’un certain seuil d’activité ou celui qui ne peut se reconvertir ? Dans les petites ex-ploitations qui ne peuvent avoir de revenus suffisants, un jeune chef de

famille va temporairement travailler dans le bâtiment puis retourner dans son douar pour y travailler la terre. S’il a accès à la mécanisation, il peut se consacrer ponctuellement à son activité agricole, tout en ayant une activité stable en ville (bâtiment ou services).

En évoquant le potentiel existant, le plan «Maroc vert» affirme que le coût de la main d’œuvre est com-pétitif par apport aux concurrents. Or, la main d’œuvre non qualifiée, si abondante chez nous, intéresse peu de monde. Les investisseurs que le Maroc veut attirer cherchent une main d’œuvre à bas prix, mais ayant un minimum de qualification.

Le mythe obsolète de la duplicationLe plan énumère les success stories. La COPAG (coopérative de produc-tion de lait) en est une indéniable-ment. Ses chiffres sont suffisamment

éloquents : 170 millions de litres, 11% de la production nationale. En plus, elle défend les intérêts de ses adhérents, génère une forte valeur ajoutée et distribue des subventions. Elle a tellement de succès que, pour diminuer sa capacité concurrentielle (par rapport à la Centrale laitière), elle a été taxée. En revanche, la mise en avant de l’ANOC (Association nationale ovine et caprine) est un peu forcée. Contrairement à la COPAG, le résultat de l’encadrement techni-que de l’ANOC n’est pas visible sur les étals avec des produits «d’origine certifiée», seul moyen de vérifier le succès d’un élevage permettant «d’augmenter considérablement le revenu» des éleveurs.

Au sujet des deux exemples précités et de produits pour l’export (toma-tes, fraises, agrumes), le plan parle de «succès à dupliquer». C’est une méthode qui a fonctionné pendant un temps, sous certaines conditions, dont principalement une forte in-tervention de l’Etat, car on en était encore à l’Etat-providence. Est-il concevable d’imaginer une stratégie coûteuse pour la collectivité, au mo-ment où l’on parle de libéralisation des marchés et de désengagement de l’Etat ?

Tout en restant sur l’exemple des produits laitiers, on peut se de-mander pourquoi, parmi toutes les coopératives laitières d’envergure, seule la COPAG est une réussite. Dupliquer les façons de faire de ceux qui ont réussi est une vieille recette, mais les conditions nécessaires sont sévères : toutes choses doivent être égales par ailleurs et le processus doit être entièrement maîtrisé. On peut implanter une usine «clé en main», partout, avec tout ce que cela nécessite comme matériel, forma-tion et processus de production. En

Les zones grises du Maroc vert

Dupliquer les succès est une métho-de qui a fonctionné, sous condition d’une forte intervention de l’Etat, car on en était encore à l’Etat-providence.

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revanche, la réussite n’est pas garan-tie, quand le processus dépend de systèmes de production où les condi-tions du milieu sont déterminantes. En milieu réel, non pas artificiel et contrôlé, les agriculteurs n’adoptent une innovation que lorsqu’ils ont vérifié qu’elle est adaptée à leurs conditions particulières.

L’agrégation, une réponse utopique au problème foncierD’abord, que signifie agrégation ? D’une manière générale, l’agré-gation désigne étymologiquement l’action de regrouper des éléments. Il est amusant de noter que ce mot a pour origine le latin adgregatio qui signifie réunion d’éléments, dérivé de grex, le troupeau ! Et quand le plan parle de «modèles d’agrégation équitables», on a du mal à décrypter le contenu du concept.

Dans une interview accordée au quotidien, Le Matin du Sahara, le ministre de l’Agriculture dit que «l’agrégation constitue une réponse au problème du foncier» et il évoque l’exemple unique et rare de la CO-PAG. Or, cet exemple, justement, montre que la question foncière ne peut pas être réglée par l’agrégation, parce que le lait est le produit qui illustre le mieux la faible connexion avec le foncier. Il suffit de rappeler le modèle des «exploitations-usines laitières» aux Pays-Bas, avec des éle-vages fonctionnant principalement à partir d’intrants à bas prix acquis sur le marché mondial. Il est vrai que les 20% de fruits et légumes exportés profitent d’une agrégation en aval, à partir des stations de conditionne-ment. Justement, quel est l’impact de cette forme d’agrégation sur l’amont, puisqu’elle ne touche que les phases de conditionnement et de stockage ?

Tout cela nous ramène au foncier. La question centrale est l’absence de véritable marché foncier. Les tran-

sactions sur le foncier continuent de se développer à partir d’éléments endogènes à la société rurale. Et avec le temps, le démembrement et la parcellisation augmentent. A la veille de la publication des résultats du dernier Recensement général agricole (RGA), tout le monde s’attendait à (ou appréhendait) des données confortant l’hypothèse souvent avancée de la concentration foncière. C’est le contraire qui en est ressorti : la seule classe-taille dont la surface moyenne a diminué (-42%) est celle des exploitants… de plus de 100 ha ! Etant donné la réalité des exploitations familiales et le fait que les règles successorales sont intouchables, il aurait fallu que les pouvoirs publics déploient une institution qui agisse comme une

interface pour assurer la régulation du foncier, chose qui n’a jamais été faite.

Citons l’exemple de la production sucrière dans les Doukkala. A la veille du désengagement de l’Etat, la question qui se posait était la suivante : est-ce que les agriculteurs vont abandonner la betterave à sucre? Or, qu’avaient-ils comme alternative ? Elle a été le socle sur lequel a été conçu le projet d’irriga-tion du périmètre. Les vulgarisateurs qui devaient accompagner la trans-formation du système passaient leur temps à discuter avec les cohéritiers pour calculer ce qui revenait à cha-cun. Sur des terres indivises, on a vu des agriculteurs s’occuper d’une seule ligne de betterave. Donc, le

Le foncier de la discorde

En guise d’illustration des différends familiaux qui naissent à pro-pos du foncier, ce témoignage recueilli auprès d’un agriculteur du Haouz qui a exploité pendant 20 ans des terres en indivision entre sa femme et ses beaux-frères (émigrés en ville et à l’étranger). Après les avoir consultés, il y a planté 20 oliviers et 20 pieds de vigne et les a entretenus pendant toute cette période. Au moment du partage de l’héritage indivis, ses beaux-frères ont racheté la part qui revenait à leur sœur (l’épouse de notre interlocuteur) à un prix dérisoire (500 dirhams effectivement versés). Sachant que le droit du «planteur» à une part sur les plantations est expressément reconnu dans le «droit coutumier agricole», notre agriculteur s’est fait spolier du fruit de 20 ans d’investissement, sous la pression de son épouse qui ne vou-lait pas d’un conflit avec ses frères, source de honte dans le douar (s’agissant de la propriété immobilière, la règle veut que la primauté revienne toujours aux hommes). Cette histoire montre les biais qui résultent de règles successorales intouchables, du pouvoir du mâle et de l’absence de solidarité, même entre frères et sœurs.

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problème n’est pas seulement la taille des exploitations (87% des pro-priétés dans les Doukkala font moins de 5 hectares), mais la multiplicité des interlocuteurs et des décideurs. Dans le cas de la betterave à sucre, la tentative d’agrégation n’a pas donné les résultats escomptés, parce qu’en termes de consommation et de besoins, les agriculteurs familiaux

gardent une large autonomie de décision. Ainsi, ils consacrent près de la moitié de la surface irriguée au blé, alors que le projet n’avait prévu que le quart, tout au plus.

Les agriculteurs savent qu’en s’organisant, ils peuvent dépasser le handicap de leur atomisation et constituer ainsi un interlocuteur puissant. Mais ils ne passent pas à l’acte. Assez souvent, quand on questionne sur leur manque d’organisation les agriculteurs qui se plaignent de leur dispersion, ils ne répondent rien. Les seuls sites où l’agrégation traditionnelle fonc-tionne encore sont les périmètres de petite et moyenne hydraulique en zones de montagne. Cela mon-tre que la cohérence de la société rurale a été brisée pour l’assujettir à un spectre d’intérêts nouveaux et contradictoires. Faut-il rappeler que la création massive des coopératives

résulte de la politique de planifica-tion qui s’est développée à partir des années 1970 ? Les coopératives ont été voulues par les pouvoirs publics, davantage que par leurs membres. Pour la plupart d’entre elles, le di-recteur est en fait un agent désigné et rétribué par l’administration. Sous couvert d’assurer un encadrement technique et administratif, il détient

en réalité la totalité des pouvoirs de gestion. Ces dépendances ont eu un effet d’étouffement de l’initiative individuelle. Dans ce cas, comment lever le discrédit jeté sur une forme d’organisation qui a pourtant fait ses preuves dans les pays les plus développés ?

Entre l’enjeu céréalier et les cultures de substitutionL’enjeu des céréales au Maroc, contrairement à ce qu’insinue le «Ma-roc vert», concerne le consommateur urbain avant tout. C’est principale-ment vrai pour le blé tendre, céréale panifiable par excellence. Depuis le milieu des années 1980, l’objectif de porter très vite la surface du blé tendre à un million d’hectares a été soutenu sans discernement, notam-ment par le financement du Crédit Agricole, pour satisfaire les villes.

Depuis l’avènement de la sécheresse des années 1980, que s’est-il passé dans la campagne ? Les agriculteurs ont reconfiguré l’affectation de leur production céréalière. Ils utilisent le blé tendre pour l’autoconsommation et comme une monnaie d’échange de tous les jours. En revanche, certains ont construit ou restauré des matmo-ras (silos souterrains traditionnels) pour «thésauriser» le blé dur et l’orge qui peuvent être facilement conser-vés pendant 3 à 10 ans. On peut se demander pourquoi un agriculteur, même aisé, garde une bonne partie de sa production de blé dur dans les matmoras, au lieu de transformer le grain en argent placé en banque ou ailleurs ? L’un d’entre eux m’a répondu, un jour : «Voulez-vous que le système financier (sous-entendu le Crédit agricole) sache ce que j’ai? Où est le problème ? Pour les gros besoins de liquidités, un simple coup de fil me suffit pour disposer dans la journée de l’équivalent en billets de banque d’un chargement de trois tonnes. Mon blé en matmora, c’est une ressource quasi liquide sous mon contrôle exclusif, c’est aussi avoir un produit noble à offrir à mon réseau social et c’est enfin ma sécurité alimentaire». Partant des différentes études que nous avons menées sur les exploitations agricoles céréalières, il nous semble utile de rappeler que l’exploitation agricole céréalière se caractérise par trois grands traits fondamentaux. Premièrement, elle est le plus souvent de type familial. Cela implique notamment des relations complexes entre le ménage et l’unité de production agricole. Deuxièmement, c’est une unité de production agro-pastorale. Cela signifie que l’élevage est un élément structurant du système de produc-tion agricole. Troisièmement, elle est

Les zones grises du Maroc vert

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souvent située en zone d’agriculture pluviale. De ce fait, la variabilité interannuelle des conditions climati-

ques se traduit par des fluctuations importantes du niveau de la pro-duction agricole en général, et de la production céréalière en particulier.

En Australie ou aux Etats-Unis, l’idée principale est que, pour accepter les risques du climat et du marché, les acteurs doivent pouvoir passer un contrat avec un organisme susceptible d’amortir les risques identifiés. Véritable institution d’étude, de crédit et d’assurance, cet organisme ne doit pas se subs-tituer aux volontés individuelles. On pourrait parler d’une institution «agrégative» de l’offre de paquets technologiques performants, de financement et d’assurance. Loin d’avoir les moyens de ces deux puissances économiques, le Maroc pourrait au moins cibler les territoi-res où le potentiel de production est bridé par l’incertitude du climat et les aléas du marché. Qu’en est-il alors des cultures de substitution ? Prenons le cas de l’olivier, fort rentable sur le moyen et le long terme. Malgré les offres allé-chantes de financement, l’agriculteur familial, sauf des cas marginaux, ne s’y engage que si la diversification de son système de production n’est

pas mise en danger, tant il est mar-qué par le risque climatique et l’aléa politique. De plus, reste la question

des conditions de production et de transformation qui, dans un système de modernisation par standardisa-tion, demandent une nouvelle lo-gistique. En revanche, cela intéresse l’investisseur, l’entrepreneur dans le sens schumpétérien, prêt à attendre 6 à 8 ans pour atteindre la pleine production. Avant de se lancer dans l’aventure, l’entrepreneur va baser sa décision sur une évaluation financière de son projet. Il va non seulement planter une oliveraie, mais également investir dans une unité de transformation, afin d’optimiser la rentabilité de son investissement (obtenir directement de l’huile de très bonne qualité destinée à l’export par exemple). La logique d’une firme mue par la rentabilité va-t-elle nécessairement dans le bon sens de l’agrégation (point nodal du plan Maroc vert) ?

Au fond, «le plan Maroc vert» est un business plan qui ne peut concerner que les business acteurs. C’est un appel conçu pour donner aux investisseurs les moyens de venir s’inscrire dans l’espace agricole car on est convaincu que l’investisse-ment entrepreneurial peut assurer des résultats économiques «colos-

saux» (en termes de PIBA, export, etc.), comme ce fut le cas pour le tourisme, l’immobilier. Pourquoi n’y a-t-il pas suffisamment d’inves-tisseurs dans le domaine agricole ? L’entrepreneur attend-il que l’Etat lui envoie des signes et lui balise le chemin pour savoir où il va investir ? L’Etat ne l’a-t-il pas déjà fait depuis deux décennies, avec l’exonération du secteur de tout impôt sur le revenu ? Par ailleurs, dans ces «mo-dèles d’agrégation», que deviennent les agriculteurs non performants ou qu’on juge inefficients ? Même en écartant l’hypothèse extrême de l’exclusion pure et simple des agriculteurs familiaux, la tendance irait vers une mise hors jeu de ceux qui ne suivent pas le rythme de «l’agrégateur». Ces pans entiers de la société rurale seront-ils alors pris en compte au niveau du second «pilier», celui de «l’accompagnement solidaire» ?

Le Maroc pourrait au moins cibler les terres où le potentiel de production est bridé par l’incertitude du climat

Page 13: Des acteurs

12

Les législatives, sans complaisance En septembre 2007, et pour la pre-mière fois de son histoire, l’Exécu-tif marocain a décidé d’ouvrir les élections législatives à l’observation nationale et internationale. Celle-ci, dont la gestion a été déléguée au CCDH, a été assurée, côté national, par un Collectif associatif réunissant 70 associations et côté international, par l’Institut démocratique natio-nal pour les affaires internationales (NDI/National Democratic Insti-tute). En avril dernier, le Collectif associa-tif pour l’observation des élections a rendu public son rapport tant at-

tendu et dont le grand mérite est ce-lui d’exister. En effet, sur plus d’une centaine de pages sont décortiqués le déroulement de la période de pré-campagne électorale, le dépôt des candidatures, la période de campa-gne ; sont analysés la réaction des autorités, le déroulement du scrutin, le dépouillement, la proclamation des résultats, le contrôle de la régu-

larité du processus électoral… Autant dire, une véritable radioscopie du dernier rendez-vous électoral, com-plétée par la mise en perspective du contexte dans lequel se sont dérou-lées les élections législatives (rappel du cadre constitutionnel et juridi-que, découpage électoral, finance-ments…), ainsi que la présentation des acteurs de ce processus (partis politiques, mais aussi nouveaux ve-nus comme la HACA…).Peu soupçonnable de complaisance à l’égard des partis comme des auto-rités administratives, le Collectif, mené par Kamal Lahbib, président du Forum social - Alternatives, re-vendique près de 3 000 observateurs indépendants déployés sur l’ensem-ble du territoire marocain. Toutefois,

près du tiers de cet effectif n’a pu accomplir sa tâche et ce, en raison de plusieurs difficultés rencontrées sur le terrain. Ainsi, apprend-on que le Collectif n’a pu recevoir que «2825 badges d’accréditation du CCDH, mais seulement la veille du scrutin, ce qui n’a pas permis de les achemi-ner à travers l’ensemble du territoi-re, et a empêché plus d’un tiers des

observateurs d’accéder aux bureaux de vote ». Par ailleurs, certains mem-bres, victimes d’agressions verbales ou physiques n’ont pu mener à bien leur mission. Du coup - et c’est là l’une des principales réserves que l’on puisse émettre - seuls 9% des bureaux de vote ont pu être couverts par des observateurs indépendants.Reste que les irrégularités consta-tées ont été nombreuses (dont 448 cas de corruption), ce qui fait écrire aux rapporteurs que «l’honnêteté des élections a été compromise par les pressions exercées sur de larges secteurs de l’électorat, notamment par l’usage illicite de l’argent et l’ex-ploitation des mosquées, lors de la campagne et le jour du scrutin». Tableaux, chiffres, toutes les obser-vations sont étayées et détaillées par des données terrain, d’où le grand mérite de ce rapport, qui bien qu’in-complet, permet (comme il l’affiche d’emblée dans son préambule) de «renforcer la prise de conscience et la vigilance de la société civile quant à l’enjeu de la protection des élec-tions contre toute manipulation» et de «susciter une réaction positive en faveur de la transparence, la liberté, l’honnêteté et l’intégrité du scru-tin».

Quid des MRE ? Le Haut-Commissariat au Plan, dirigé par Ahmed Lahlimi Alami, vient de publier l’analyse des résul-tats de l’enquête de 2005 sur l’in-sertion socio-économique des MRE dans les pays d’accueil. S’articulant autour de cinq principaux axes – le profil sociodémographique et la mobilité géographique des MRE,

Par Laetitia GrottiJournaliste, CESEM, Rabat.

ETUDE

RAPPORT

Page 14: Des acteurs

La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008 13

leur insertion par l’éducation et la formation, par l’accès au marché du travail des pays d’accueil, les liens économiques et sociaux avec les pays d’accueil et d’origine et enfin leur insertion socioculturelle dans les pays d’accueil -, les grilles d’analyse dégagées visent à mieux connaître cette catégorie de popula-tion, hier seulement courtisée pour ses apports en devises. Aujourd’hui, les problématiques migratoires oc-cupent un large champ de l’espace public et politique et sont appelées à devenir l’une des principales com-posantes de la dynamique démogra-phique, économique et géostraté-gique de l’avenir. Aussi, alors que «se profile à l’horizon un très fort besoin de main d’œuvre en Europe face à une réserve de force de tra-vail manquant d’emplois dans les pays jeunes et plus significativement dans la rive sud de la Méditerranée, cette situation pourrait engendrer des flux migratoires soutenus, dont les conditions d’une gestion concer-tée doivent être d’ores et déjà pré-parées». Rappelons que la migration internationale concerne aujourd’hui et selon les statistiques des Nations unies quelque 200 millions de per-sonnes dans le monde. Le Maroc n’est pas en reste et compte parmi les pays les plus concernés par ces problématiques. L’intérêt qu’il ac-corde aujourd’hui à cette question ne «procède pas uniquement du nombre élevé de ses citoyens qui vivent à l’extérieur et qui porte sur plus de 10% de sa population, ni en-core de l’importance des transferts de fonds de l’émigration dans son économie, mais également des pers-pectives de l’évolution de ce phé-nomène et de ses retombées, aussi bien économiques que sociétales sur la communauté nationale, en termes de potentiel de développement, de cohésion socioculturelle et de stabi-lité politique». Une étude à lire avec la plus grande attention….

Le foncier décortiqué par la Banque mondialeDans quelle mesure les problèmes fonciers constituent-ils au Maroc une entrave à l’investissement et à l’efficacité économique ? Et plus particulièrement au niveau du sec-teur agricole ? Partant, quelles sont les mesures susceptibles d’y remé-dier ? Le cadre juridique permet-il de sécuriser les droits des proprié-

taires, les incitant ainsi à faire fruc-tifier leurs biens ? Permet-il aussi de contribuer au bon fonctionnement des marchés des terres agricoles et d’assurer une bonne allocation de la ressource «terre» aux agents éco-nomiques susceptibles de la mieux mettre en valeur? Autant de ques-tions aujourd’hui primordiales, alors que la demande apparaît lar-gement supérieure à l’offre, créant d’une part, une tension sur les prix, d’autre part, les conditions d’une spéculation, particulièrement pour ce qui est des terres agricoles. Une fois encore, la Banque mondiale s’est attaquée à ces épineuses ques-tions et a réalisé une étude intitulée Marchés fonciers pour la croissance économique au Maroc.

Forgé par les apports successifs des coutumes préislamiques, de la loi foncière musulmane et de la légis-lation moderne de la période colo-niale et post-coloniale, le système foncier marocain se caractérise par une grande complexité : diversité des statuts juridiques, dualité du ré-gime de droit foncier et variabilité du mode de preuve, multiplicité des intervenants dans la gestion du fon-cier et étendue du phénomène d’in-division. S’il est généralement admis que des droits de propriété sûrs et transféra-bles sont supposés encourager l’in-vestissement et la fluidité du marché foncier, l’enquête approfondie, me-née par la Banque mondiale en mars 2007 auprès de 536 exploitants agri-coles des régions de Meknès et de Sefrou, montre que les choses sont loin d’être aussi simples. Ainsi, parmi les principales pistes proposées par la Banque mondiale pour réformer de manière efficiente le foncier marocain : reconnaître la «melkisation» des terres collectives en proposant aux exploitants des mécanismes de sortie par le haut, sous la forme de baux à longue du-rée, instaurer la protection juridique de la propriété collective et assainir la situation juridique des terres col-lectives, améliorer l’efficacité et le ciblage de l’immatriculation rurale, tout en renforçant la moulkiya, afin de créer des passerelles entre ces deux types de sécurisation foncière et les rapprocher, réintroduire une fiscalité agricole et un impôt foncier rural, afin de lutter contre les inves-tissements non agricoles sur des ter-res agricoles et, par là-même, rédui-re les opportunités d’évasion fiscale, procéder à une réforme du fermage qui permettrait également de déve-lopper le marché locatif agricole et favoriser la circulation des biens fon-ciers, enfin identifier et mettre en place des mesures ambitieuses pour permettre la sortie de l’indivision.

RAPPORT

Page 15: Des acteurs

14

Le point sur la conjoncture

LA PRODUCTIONStagnation sur les trois tableaux

Les analyses portant sur l’activité productive nationale, réalisées par différents intervenants sur la base de données forcément parcellaires, continuent de déboucher sur les mêmes conclusions générales, sans qu’elles puissent mettre valablement en relief les points forts ou faibles de l’évolution générale. Voilà ce que l’on peut noter au terme du premier trimestre 2008 :

• Selon les estimations avancées par le ministère de l’Agriculture, la production céréalière atteindrait le niveau moyen de 50 millions de quintaux (contre 24 millions en 2006-2007), la production de légumi-neuses resterait stationnaire et celle

de la betterave sucrière enregistrerait une hausse de 80%, passant de 15 millions de quintaux en 2006-2007 à 27 millions de quintaux en 2007-2008. Les primeurs, avec 1,8 million de tonnes, réalisent une augmenta-tion de 18% (1,6 million de tonnes en 2006-2007), tandis que les agru-mes accuseraient une baisse en volu-me de 15,4% (1,1 million de tonnes en 2007-2008 contre 1,3 million en 2006-2007).Il s’agit donc d’une campagne moyenne qui vient estomper le triste souvenir laissé par la précédente.

• En ce qui concerne le secteur se-condaire, la tendance générale est à la poursuite d’une évolution légère-ment haussière, qui s’inscrit dans le vécu habituel avec, cependant, deux observations notables : les indus-tries du textile et du cuir marquent un fléchissement persistant, tandis

que la branche du bâtiment et des travaux publics maintient son dyna-misme, comme le souligne la hausse de 17,3% des ventes de ciment, au premier trimestre de cette année.

• Pour le secteur tertiaire, le dyna-misme se poursuivrait en se conso-lidant, avec une mention spéciale pour les télécommunications et en dépit du fléchissement accusé par le tourisme. Les importants inves-tissements engagés dans ce secteur devraient, à terme, venir renforcer la tendance observée.

De manière générale, on ne relève aucun signe annonciateur d’un mieux. Les poussées inflationnistes viendraient écorner la résistance de l’économie nationale aux chocs ex-ternes, aggravant le déficit de la ba-lance commerciale et renforçant le rôle de la demande intérieure.

Par Ismaïl ZaghloulEconomiste, HEM. Casablanca

06 T4

138,6 141,5

22,6 18,2

07 T4 07T3/06T3

2,1 2,1

- 17,5 - 19,4

07T4/06T4

janv-mars 07

31 087

56 800

- 25 713

33 479

71 008

-37 529

+12,7

+17,9

+24,9

+7,7

+25,0

+46,0

janv-mars 08 3mois 073 mois 06

3 mois 083 mois 07

100,3

146,2

106,3

153,3

5,7

4,7

6,0

4,9

Page 16: Des acteurs

La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008 15

COMPTE EXTERIEURLes effets conjugués du pétrole et du blé

Evaluée en termes CAF/FOB, la balance commerciale des biens affiche un taux de couverture de 47,1%, contre 54,7% lors du pre-mier trimestre de l’année 2008. La tendance sensible à la dégradation se confirme donc et s’explique,

notamment, par le peu de dyna-misme, voire la stagnation et même le recul de la quasi-totalité de nos exportations, exception faite toute-fois des phosphates qui continuent à progresser très sensiblement, le renchérissement des prix des trois groupes de biens que sont les produits énergétiques, les produits alimentaires et les biens finis de consommation et enfin, le peu de diversification apporté au choix de

nos partenaires commerciaux, tant à l’importation qu’à l’exportation. A ce propos, il convient de noter que la répartition par devise des recettes et des dépenses a continué à suivre une évolution favorisant la dégradation de la balance com-merciale. Ainsi, la part de nos recettes en euro est passée de 64 à 61,8% du premier trimestre 2007 au premier trimestre 2008, alors

que celle du dollar est passée de 31 à 33,5%. Pour ce qui est des dépenses, le mouvement inverse a pu être observé : la part de l’euro est passée de 48,9 à 49% et celle du dollar s’est maintenue au même niveau. La montée de l’euro vis-à-vis du dollar a donc exercé un effet mécanique aggravant sur le solde de la balance commerciale.Il faut, par ailleurs, noter qu’au niveau des importations, la part

des deux groupes de produits que sont les produits alimentaires et les produits énergétiques est pas-sée de 26,0% au terme du premier trimestre 2007 à 34,1% à fin mars 2008, les suites de la sécheresse 2006-2007 mais, également et sur-tout, le renchérissement des prix de ces biens au niveau international expliquant le phénomène.

La balance commerciale des biens a, par contre, affiché un solde excédentaire à hauteur de 12 885,2 millions de dirhams, soit l’équivalent de 34,33% de son solde déficitaire et une améliora-tion du taux de couverture des exportations globales, lequel res-sort globalement à 65,3%.

La contribution de la balance des services à la réduction du déficit de la balance commerciale des biens vient conforter la thèse selon laquelle les efforts devraient porter plus sur le développement des services à défaut d’un possible redressement des exportations de biens. Deux types de limites devront cependant être levés pour accorder quelque droit à cette même thèse : le caractère vola-tile des activités de services, qui devrait être levé par l’adoption de mesures favorisant leur ancrage dans l’économie et donc leur pérennité ; l’absence, ou à tout le moins, les insuffisances d’une politique réellement volontariste d’ouverture économique.

11 853

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Source : O�ce des changes

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Source : O�ce des changes

Commerce extérieur des services (janvier-mars 2008)*

* Chi�res provisoiresSource : O�ce des changes

Page 17: Des acteurs

16

L’EMPLOILe chômage baisse à peine

Selon le HCP, l’économie nationale a créé 74 000 emplois nets entre le premier trimestre 2007 et la même période de 2008. La population ac-tive (15 ans et plus) est restée quasi stationnaire à quelque 11 274 000 personnes et le taux de chômage est passé de 10,1% au premier tri-mestre de l’année 2007 à 9,6% au cours de la même période de 2008. La baisse du taux de chômage a touché essentiellement les citadins âgés de moins de 35 ans, passant de 25,4% à 23,7%. Au niveau de l’évolution des salaires du secteur privé, le HCP fait état

d’un indice de salaire moyen du quatrième trimestre 2007, établi sur la base de statistiques fournies par la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) avec, comme année de référence, le salaire moyen de l’année 2004.

A titre tout à fait indicatif, compte tenu du caractère provisoire et par-tiel des statistiques en question, cet indice a enregistré une hausse de 2,5% par rapport à la même période de l’année 2006, contre une baisse de 1,3% concernant le trimestre précédent.

L’ENVIRONNEMENT INTERNATIONAL :Pas de resserrement monétaire au Nord

Globalement, les données macroé-conomiques devenues disponibles permettent d’escompter pour 2008 une croissance mondiale du PIB modérée en volume mais, sans se démonter, les économies dites émergentes continuent de jouer le rôle de locomotive de la croissance mondiale. Les risques de poussées inflationnistes consécutives au nou-veau renchérissement du pétrole et des produits alimentaires demeurent présents et se traduisent même par une nette orientation à la hausse des prix, confortant ainsi les prin-cipales banques centrales dans leur attitude de vigilance en matière de

contrôle des marchés monétaires.

Dans les pays de l’OCDE, les prix à la consommation ont augmenté de 3,5% en glissement annuel en mars dernier, contre 3,4% le mois pré-cédent. Hors produits alimentaires et énergie, cette hausse est restée globalement inchangée à 2,1% en rythme annuel en mars 2008. Mais en dépit des tensions observées ou prévues, les banques centrales des pays développés n’ont pas pris de mesures de resserrement monétaire et ce en considération de la phase de ralentissement de l’activité économique sur fond de crise sur le marché du crédit américain. Ainsi, la Banque centrale européenne (BCE) et la Banque d’Angleterre ont-elles maintenu leurs taux di-recteurs inchangés, tandis que la Réserve fédérale américaine a ra-mené son taux directeur de 3% à 2,5%, dans une nouvelle tentative d’amener une détente sur le mar-ché du crédit.

Enfin, deux observations impor-tantes méritent d’être formulées. Les tendances haussières du pé-trole et des produits alimentaires revêtiraient désormais un caractère structurel et devraient, de ce fait, exercer des effets déséquili-brants sur le commerce mondial, l’ordre monétaire international et l’activité économique en général. La deuxième observation a trait à la résurgence de l’interventionnisme des Etats et des organisations in-ternationales en vue de juguler ou, tout au moins, de limiter les dé-séquilibres économiques et moné-taires menaçants

FINANCES PUBLIQUES : Dopage fiscal et flou compensatoire

Au terme du premier trimestre 2008, il est trop tôt pour se faire une idée

Source : O�ce des changes* Chi�res provisoires

Evolution du prix moyen de la tonne importée de pétrole brut

Importations de blé par pays (janvier-mars 2008) (graphique)

Page 18: Des acteurs

17La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

valable de l’état d’évolution des finances publiques. Des observa-tions contrastées s’imposent cepen-dant. Les recettes ordinaires se sont élevées à 59,1 milliards de dirhams, marquant une hausse importante de 30,3% en glissement annuel par rap-port à la même période de l’année dernière. Cette évolution est due, notamment, aux recettes fiscales qui ont enregistré une hausse de 39,3% par rapport aux prévisions, passant de 41 à 57,1 milliards, alors que la loi de finances 2008 prédisait une baisse de ces recettes.

Les dépenses courantes se sont ac-crues à un rythme, certes moins rapide, 20,7%, mais demeurant malgré tout important, compte tenu des impératifs d’économie que l’on pouvait espérer voir se réaliser. Les frais de personnel ont augmenté de 11,0% et les dépenses des autres biens et services de 17,8%.Dans la conjoncture difficile que traverse actuellement le pays, on pouvait s’attendre à plus de ferme-té et de responsabilité en matière de maîtrise des dépenses. Quant à celles qui seront engagées au titre de la compensation des prix des denrées de première nécessité, elles sont d’ores et déjà estimées à quelque 30 milliards de dirhams. Sur ce chapitre, la position du gou-vernement manque encore de clarté et on ne voit pas où pourraient se situer les possibles recours de ce dernier pour y faire face.

Selon le Haut commissariat au Plan (HCP), l’indice du coût de la vie a enregistré, au cours du mois d’avril 2008, une augmentation de 3,7% par rapport au même mois de l’année précédente. Comparé au mois de mars 2008, il a augmenté de 1,3% au cours d’avril 2008, avec une hausse de l’indice des produits alimentaires de 2,5% et une lé-gère hausse de 0,2% de celui des produits non alimentaires.

L’indicateur de l’inflation sous-ja-cente arrêté par Bank Al-Maghrib à fin avril 2008 ressort à 4,8% par rap-port à la même période de l’année précédente. Ce qu’il faut surtout

retenir en matière d’évolution des prix, c’est que la tendance haussière a été alimentée aussi bien par le renchérissement de certains produits à l’importation, notam-ment les produits énergétiques et alimentaires, que par les effets con-

jugués d’une demande soutenue et d’une offre réduite sur le marché intérieur. Les perspectives à moyen terme en matière d’évolution des prix écartant toute possibilité d’accalmie, il apparaît comme tout à fait réaliste désormais de consi-dérer la hausse des prix comme un phénomène structurel. Ceci est d’autant plus vrai que les fluctua-tions monétaires sur les marchés internationaux et leurs effets sur la position du dirham contribueront à l’exacerbation des tensions.

Du côté des prix à la production in-dustrielle, énergétique et minière et d’après l’enquête mensuelle (mois

de mars 2008) menée par le HCP, l’indice des prix dans le secteur des «industries manufacturières» a en-registré une hausse de 3,5%, tandis que celui du secteur des «industries extractives» a connu une augmenta-tion de 0,2% seulement.

0,9

mars 08/fév.08 avril 08/mars 08

Variation en %

avril 08/avril 07

0,9

1,3

0,3

3,7

4,8

* Source : Haut commissariat au Plan** Calcul BAM

Page 19: Des acteurs

ercredi 4 juin, la retrans-mission des questions orales des parlemen-

taires a été moins monotone que d’habitude. Bien sûr, il y avait cette même voix cassante du président de séance qui intervenait chaque fois qu’un élu dépassait d’un cheveu le politiquement correct « maison » (entendez le début de frémissement d’une critique possible). Mais cela n’a pas empêché l’un d’entre eux d’entonner : «Il faut cesser d’appeler ce qui se passe dans le domaine de l’immobilier des dessous-de-table. Il faut appeler un chat un chat, c’est de la CORRUPTION !». Pris par un désir subit de se mettre en scène, notre homme s’est mis à répéter la même phrase, comme pour s’assurer qu’elle n’allait pas passer inaperçue.

Je la saisis au vol. Ce que dit ce vail-lant élu est un doux euphémisme. Ce qui se passe dans le foncier et l’immobilier est de l’ordre du racket, du vol caractérisé et de la dissimula-tion de crime. Mais pour comprendre le mécanisme par lequel tout cela s’orchestre, il faudrait agencer tous les éléments du puzzle : comment les promoteurs achètent-ils les terrains? Que se passe-t-il sur les terrains au statut flou ou archaïque ? Comment l’autorisation de construire est-elle délivrée ? Qui renchérit sur les prix de vente ? Pourquoi tout le monde se tait-il ?

L’achat de terrain. Bienvenue dans la zone sombre de l’Etat. Un exemple en vaudrait dix. Le gros promoteur, Addoha (qui, comme son nom l’indique, s’est levé de bonne heure pour rafler la mise) a acquis une bonne dizaine de terrains, initialement domaines de l’Etat, soit directement, soit en les rachetant à

la CDG, sans avoir à transiter par un appel d’offres. Cela fait de lui un privilégié notoire. Mais Addoha n’est que l’arbre qui cache mal la forêt. Parmi la masse de promoteurs, l’accès au terrain, quand il n’est pas soumis à une vente aux enchères ou une soumission réglementée, néces-site parfois des années de tractations, de marchandages et autres pratiques occultes que la bureaucratie a l’art de dissimuler. A la base, déjà, le noir naît dans le foncier, avec parfois, la complicité et la bénédiction des autorités et des élus locaux.

Il y a terrain et terrain. La dernière étude de la Banque mondiale sur le foncier a révélé qu’il y avait six statuts pour les terrains au Maroc. La part titrée et immatriculée est loin d’être dominante et, même à ce niveau, les quelque un million d’hectares du patrimoine privé de l’Etat ne sont pas toujours cédés en toute transparence. Le reste demeure sujet à du noir négocié (c’est le cas des terres collectives qui constituent en tout 12 millions d’hectares), à du noir imperceptible (les 100 000 hectares catalogués Habous ne sont pas toujours cédés dans les règles de l’art), voire du noir sauvage (la

mafia de la forêt est responsable de la dilapidation et de la spolia-tion de domaines forestiers, avec la complicité avérée de responsables et d’élus). Dernièrement, le gouverne-ment a bien voulu soumettre à une taxe les terrains nus, non bâtis, pour les sortir de l’anonymat public. Pour le reste, préconise la Banque mondi-ale, il lui faudra 15 ans pour sortir de l’anarchie. D’ici là, le foncier restera largement dans le noir.

Les “petits” et les gros prix. Dans le domaine de l’immobilier, l’Etat marocain n’aime pas inviter les «petits» et même les moyens à jouer dans la cour des grands. Pour se lancer dans le logement social, par exemple, il faut avoir 2 500 logements à son actif. Résultat, ce sont des promoteurs qui cherchent de «grandes» marges de bénéfice pour maintenir leur «grande» taille qui monopolisent le marché. En face, les petits, n’ayant ni la même facilité d’accès aux terrains, ni la même capacité concurrentielle, sont obligés de faire monter les prix, avec une grosse part (15 à 30%) qui ne transite pas par les circuits visibles de la finance publique, même si elle est prise en compte par les banques. Aujourd’hui, ils sont 100 promoteurs seulement à avoir signé «la charte contre le noir». Les autres, qui n’en ont pas les moyens, en veulent à tous les intermédiaires (ils sont parfois 15) qui les rackettent, avant l’obtention du permis de construire et avant d’habiter.

Aujourd’hui, tout le monde (gou-vernement, Parlement, promoteurs) parle de la partie visible de l’iceberg (le noir à la vente). Or, le noir est une chaîne interminable qui finira par étrangler la paix sociale.

MRÉFLEXIONS SUR LE «NOIR»

18

Gouvernement,Parlement, promo-teurs parlent tous de la partie visible de l’iceberg (le noir à la vente). Or, le noir est une chaîne qui finira par étrangler la paix sociale.

Page 20: Des acteurs

19

ECONOMICUS

DIASPORA ECONOMIQUE : VARIATIONS SUR UN IMPROBABLE RETOUR

Entretien avec Saad Benkirane : Le retour des compétences, mythe ou réalité ?

Propos recueillis par Sara KhalladiL’ascension d’un revenant atypique par Michel Péraldi

Les modèles d’intégration des diasporas par Nadia Alaoui HachimiLa diaspora asiatique, une utopie maghrébine

par Francis Ghilès

Page 21: Des acteurs

20ECONOMICUS

Qu’en est-il du retour des compétences marocaines de l’étranger ? Effet d’annonce, véritable lame de fond ? Chassé-croisé entre ceux qui partent et ceux qui revien-nent? En ces temps de globalisation irréversible des marchés et des compétences, la donne a considérablement évolué. Fort de son expertise d’homme de terrain, Saad Benkirane nous livre le fruit de son expérience.

mythe ou réalité ?Le retour des compétences,

Propos recueillis par Sara KhalladiChercheuse, consultante KMC Experts, Rabat.

vez-vous remarqué actuelle-ment une tendance au retour des compétences ?

D’un point de vue quantitatif, il n’y a pas de réel retour massif des com-pétences. En effet, en comparaison avec les années 80-90, le nombre de personnes qui rentrent au Maroc est actuellement plus faible que le nombre de partants. Il faut dire que les conditions d’intégration du monde du travail, durant cette période, étaient particulièrement difficiles, ce qui facilitait le retour des diplômés vers leur pays, malgré le contexte d’accueil nettement moins favorable qui existait, notam-ment en matière d’opportunités de développement et d’environnement interne et externe de l’entreprise.Les jeunes rentraient et une partie non négligeable le faisait faute d’alternative, tout en appréhendant le retour. Avec l’arrivée du nouveau règne et surtout la mise en place d’un gouvernement d’alternance, de nouveaux espoirs ont émergé et

l’on a assisté à une dynamique so-cio-économique et surtout politique, qui a suscité un regain d’intérêt pour le retour chez des Marocains qui s’étaient déjà installés en Eu-rope et entrevoyaient la possibilité de participer à la dynamique nou-velle impulsée. Il y a eu un espoir identifié qui a fait qu’une partie

des Marocains commençait à voir le Maroc différemment. En effet, plusieurs opportunités s’ouvraient et de multiples projets étaient en cours de mise œuvre et, donc, bien travailler était devenu possible.Parallèlement à ce regain d’in-térêt, les compétences locales commençaient de leur côté – sous l’effet notamment de la demande d’informaticiens de la part des pays européens et nord-américains - à migrer vers les pays du nord, en Eu-rope et, surtout, au Canada. Nous avons assisté au développement de la migration vers ces pays de la part de cadres et techniciens confrontés à des difficultés de développement et d’amélioration de leurs condi-tions générales de vie, sociales et professionnelles.Nous avons, à ce moment-là, assisté, aux premiers signes sérieux de globalisation du marché de la demande et de l’offre de compé-tences. Les évolutions actuelles ne sont que les signes visibles de cette tendance lourde, dont l’impact sur

A

Entretien avec Saad Benkirane

DIASPORA ECONOMIQUE :Variations sur un improbable retour

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la disponibilité des compétences se fait déjà sentir sérieusement.

Est-ce que, selon vous, la raison du retour est uniquement politique ?Il serait erroné de ramener cette dynamique à l’intérêt pour le contexte politique. Toutefois, le Maroc a vécu de longues années où les conditions d’épanouissement professionnelles étaient tributaires également des conditions plus générales de vie. N’oublions pas que ces diplômés des pays du nord ont eu l’opportunité d’éprouver les avantages de vivre en démocratie et dans des pays qui mettent à la dis-position du citoyen des conditions sociales et culturelles qui favorisent l’expression et l’affirmation de ses compétences, dans un marché concurrentiel et imprégné d’une certaine culture du professionna-lisme et de la performance.Ces cadres qui arrivaient à travailler et ceux en fin de formation rece-vaient des échos et des informations peu attractifs sur les conditions de travail et de développement profes-sionnel dans leur pays. Ces échos trouvaient un impact particulier qu’ils tendaient à amplifier à dis-tance, surtout quand ils n’avaient pas été au contact de la diversité de la réalité existante, avec ses avanta-ges et ses contraintes.Les changements politiques surve-nus durant la période de transition de règne et les discours qui les ont accompagnés ont fait émerger de nouveau un désir manifeste de retour pour une bonne partie des cadres vivant à l’étranger, dans le but de progresser et de contribuer au développement de leur pays. Ce désir a exprimé une certaine moti-vation citoyenne et qui attendait des signes visibles et concrets, lesquels se sont manifestés, particulièrement

à travers le dynamisme économique qui a caractérisé ces dernières an-nées.Toutefois, les signes politiques restent importants, mais non suffi-sants pour générer un afflux où la motivation citoyenne croise l’iden-tification de réelles opportunités de développement.

D’où vient donc ce discours propagan-diste sur le retour ?Ce discours me semble moins pro-pagandiste qu’il n’y paraît. Il s’agit, de mon point de vue, d’un discours sincère et fondé sur la volonté politique et la détermination des autorités à solliciter la contribu-tion des Marocains du monde à participer aux grands chantiers de développement qui sont en cours. Elles éprouvent de réelles difficul-tés à trouver les compétences en qualité dont elles ont besoin. L’Etat marocain s’est rendu à l’évidence que les compétences marocaines à l’étranger pourraient être utiles, tout en restant là où elles résident, et qu’une partie d’entre elles pour-rait trouver des conditions réelles de développement dans leur pays d’origine.Cette lucidité atteste d’une

conscience, plus ou moins claire, de deux aspects : le Maroc ne présente pas suffisamment d’atouts pour faciliter un retour massif, malgré les efforts fournis en matière de créa-tion d’un environnement d’accueil plus favorable aux investisseurs et au fonctionnement normal des entreprises. La globalisation irréver-sible du marché et, par conséquent, de la mobilité des compétences, relativise les progrès internes en comparaison avec d’autres régions du monde qui connaissent une évo-lution similaire, voire qui sont plus attractives. L’afflux des Marocains sur les marchés du Golfe s’inscrit dans cette perspective.

Cette tendance est-elle, à votre avis, associée au développement économique du pays ? Evidemment, la croissance affichée du pays et les opportunités de déve-loppement qui marquent le Maroc d’aujourd’hui attirent la jeunesse résidant à l’étranger et redonnent l’envie de rentrer s’installer au pays et d’y faire une carrière. Les der-nières années ont été marquées par un réel dynamisme qui a touché différents secteurs de l’économie, dont principalement les infrastruc-

Biographie Saad Benkirane en quelques lignes

Docteur en psychologie sociale, Saad Benkirane est, depuis 2000, directeur du cabinet IDOINE. Il prépare un ouvrage sur le retour des compétences (à paraître avant fin 2008). Fort de son expérience auprès de nombreuses entreprises, dans la gestion des ressources humaines, en particulier, ce consultant dans les domaines de la formation de formateurs, de l’évaluation psycho-professionnelle, du recrutement et de la gestion de groupes, a acquis une grande expertise et un savoir-faire reconnus. D’une humilité exemplaire, naturellement enclin à se remettre lui-même en formation (coaching à Paris en 2005), il est l’un des rares fins connaisseurs du marché de travail au Maroc.

La revue ECONOMIA n°3 / Juin - Septembre 2008

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tures, le tourisme et les services. Ces évolutions ont permis de faire émerger de nouveaux besoins et la demande de certaines compétences spécifiques qui se sont mieux dé-veloppées dans les pays du Nord et que les entreprises locales, elles-mêmes engagées dans des dynami-ques internationales ou incitées à se doter de standards techniques et de gestion de niveau international, recherchent de plus en plus. La bonne évolution de certains indicateurs de croissance et le ren-forcement de la délocalisation de certaines activités industrielles et de service ont fini par rapprocher les profils d’exigence des deux côtés de la Méditerranée, ce qui a favorisé l’ouverture d’opportunités pour des Marocains travaillant en Europe, opportunités qu’ils tendent à observer à distance respectueuse.

Ont-ils vraiment envie de rester ?Les multiples contacts que avons avec des compétences travaillant à l’étranger montrent bien la volonté de retour pour une certaine catégo-rie d’entre eux. Cependant, à deux ou trois heures d’avion, ils ne sont plus prêts à rentrer à n’importe quel prix. A opportunité égale ou moins rémunératrice, une bonne partie se dit prête à revenir pour bénéficier d’une qualité de vie qu’ils voient s’améliorer, quand ils rentrent pour leurs vacances.Cependant, par-delà cette attracti-vité première, ils se montrent plus regardants sur la qualité de l’en-vironnement de travail, d’accueil, ainsi que sur les possibilités réelles qu’ils auront pour valoriser et mettre en œuvre leurs compétences auprès de leurs employeurs.Le contexte est en train de changer pour eux, surtout, compte tenu de la rareté des compétences qui

affecte l’Europe actuellement ; leur choix n’en sera que plus difficile.Les choix économiques du Maroc actuel butent sur une pénurie de res-sources humaines. Est-ce que le retour des compétences ne devient pas une nécessité ?Il l’était déjà depuis plusieurs an-nées. Maintenant, nous pouvons dire qu’il devient critique et crucial pour le développement du pays et le maintien de sa cadence actuelle, bien que celle-ci soit elle-même insuffisante pour accompagner les exigences d’un développement durable et de la réduction de la pauvreté.Par contre, le véritable défi se situe, à mon humble avis, au niveau de la formation des ressources internes du pays, particulièrement en ma-tière d’éducation et de formation professionnelle. Chaque année de retard dans la réforme de l’éduca-tion nous éloigne encore plus du développement.Le gisement de potentialités que re-

cèle notre pays et la jeunesse de sa population constituent des atouts encore trop malmenés, ce que nous ne pouvons nous permettre dans le contexte actuel, surtout si l’on sait que certains secteurs n’arrivent plus à se développer au rythme voulu, par déficit de ressources humaines.

Pensez-vous que le gouvernement fasse suffisamment d’efforts pour attirer les jeunes ? Et quelles sont les stratégies mises en œuvre ? Certes, il y a plusieurs efforts fournis par le gouvernement et ce, avec la création de structures telles

que la direction des investissements étrangers, par exemple, ou encore la création du ministère des MRE… Mais le Maroc a déjà initié ce genre d’efforts dans le passé et ça n’a pas abouti, car le plus important est le suivi, l’accompagnement de ces actions et pas seulement leur mise en place.Concrètement, l’accompagnement des actions visant à attirer les jeunes est une condition incontournable pour assurer leur retour. Le plus im-portant est de leur offrir un environ-nement adéquat pour leurs projets d’épanouissement professionnel. Cependant, l’environnement ne dépend pas uniquement du gou-vernement. Il dépend de plusieurs facteurs liés à la compétitivité du pays en général et à la structuration de son tissu économique, qui reste encore insuffisamment outillé pour attirer et développer des compéten-ces expertes et de hauts potentiels. Il s’agit de la mise en place d’un environnement où les règles profes-

sionnelles structurent les relations de travail, en créant par exemple un cadre social et légal où règnent les pratiques de transparence, d’équité et de valorisation des performances. Plusieurs acteurs sont concernés, dont les dirigeants des PME/PMI qui constituent l’essentiel de ceux qui produisent de la richesse et concourent au développement de l’emploi.En somme, le Maroc fournit des efforts pour attirer la jeunesse mais, face à cela, il n’instaure pas de suivi et de dispositif adapté. Le problème est que les autres pays sont beaucoup

Le retour des compétences, mythe ou réalité ?

A deux ou trois heures d’avion, les compétences ne sont plus prêtes

à rentrer à n’importe quel prix

DIASPORA ECONOMIQUE :Variations sur un improbable retour

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plus actifs. En effet, en France, par exemple, plusieurs mesures ont été mises en place, afin de conserver les grandes compétences et d’en attirer de nouvelles. En outre, des instances telles que la HALDE (Haute autorité de lutte contre la discrimination à l’embauche) ont été créées à cet effet et s’activent déjà.

Selon vous, le contexte mondial est donc beaucoup plus attractif … ?Le contexte mondial est présent dans notre quotidien et les entre-prises d’autres pays n’ont qu’à faire un clic pour se mettre en contact, via les sites d’emploi, avec des compétences marocaines et tester leur intérêt pour l’expatriation.Le fait que nous connaissions un développement positif de notre attractivité pour les compétences est à comparer avec les évolutions plus conséquentes que connaissent d’autres régions comme Dubaï ou Londres. Tout est question de rythme de développement et d’attractivité globale : économique, sociale, politique et culturelle.Des Marocains se déploient sur des régions pour des raisons variées qu’il serait difficile de ramener à un seul facteur. Le Maroc a mis en place plusieurs structures pour attirer la jeunesse vivant à l’étranger mais très peu

de résultats concrets sont atteints. Qu’est-ce qui manque à votre avis au niveau du suivi ? La création de ces structures est une bonne chose en elle-même. Reste que, à l’instar d’autres secteurs, ce n’est pas l’inflation de structures qui favorisera ce retour, mais l’éla-boration d’une vision partagée et déclinée au niveau d’une stratégie adaptée et congruente, avec des objectifs réalistes et des moyens pour les réaliser par-delà les effets d’annonce et les évènements hauts en couleurs qui donnent l’impres-sion d’une montagne qui accouche d’une souris.

Concernant le départ des compétences, trouvez-vous que le Maroc ne fait pas assez d’efforts pour éviter ce phéno-mène?Il est difficile de ramener cette ques-tion à la responsabilité du Maroc officiel, à savoir le gouvernement ou les institutions de l’Etat. Un Marocain qui décide de s’expatrier effectue le même calcul que n’im-porte quel être humain sur Terre. Il analyse l’opportunité et la compare à sa situation actuelle pour aboutir à une décision.Les sources de sollicitation sont tel-lement diverses et nombreuses que ce serait pratiquement un leurre que de prétendre les contenir ou même les contrôler par le Maroc officiel, et de plus en contradiction

avec le droit des personnes à circu-ler librement. Par contre, si efforts il y a à fournir, c’est plutôt dans l’amélioration de l’environnement juridique, fiscal, social et économi-que de l’entreprise, notamment par la création de réelles conditions de protection de la libre concurrence et de stimulation de la modernisation de notre tissu économique.Une stratégie nationale de lutte contre la fraude fiscale et la cor-ruption constitue un levier clé pour garantir aux entreprises profession-nelles de s’épanouir et d’attirer ces compétences. Cette stratégie per-mettrait de créer l’environnement propice à une réelle compétition et à l’émergence d’acteurs forts et structurés, qui se développeraient grâce à leur dynamisme et leur sa-voir-faire et non au moyen d’autres «compétences» que les cadres sérieux refuseraient de cautionner ou d’investir.

Les formations à l’étranger sont-elles meilleures ?Ce sont plutôt les capitalisations en fait d’image qui font que ces formations restent attractives, particulièrement les formations françaises. Les écoles de commerce ou d’ingénieurs marocaines se sont également affirmées et se construi-sent une réputation appréciable, voire bonne pour certains établisse-ments. Cependant, c’est plutôt l’en-vironnement dans lequel se forment les étudiants qui reste très différent et tend à impacter leur différence de notoriété. Cette tendance reste à relativiser pour les formations supérieures de base, compte tenu de la plus forte intégration des enseignements, depuis quelques années, à travers les multitudes de partenariats, entre établissements marocains et français notamment.Par contre, si l’on se situe au niveau des qualités génériques et de la culture générale, la différence reste

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assez forte en général, excepté pour une minorité, ce qui favorise encore les diplômés venus d’ailleurs, plus appréciés par les recruteurs.

Quelles sont les structures qui attirent le plus les compétences ? Les multina-tionales ? Les groupes marocains ? Ou le gouvernement?Il fut un temps où seuls les grands groupes nationaux et les multina-tionales attiraient les compétences marocaines de l’étranger. Cette tendance s’atténue progressivement pour évoluer vers d’autres critères de choix, plus centrés sur la qualité des projets et des conditions de travail, d’évolution proposées par le recruteur, d’où l’intérêt pour la direction de PME venant de cadres qui ont fait l’expérience multinatio-nale et en ont éprouvé les qualités et les limites.En dehors de ces considérations générales, les motivations pour le choix du recruteur restent variées et font intervenir plusieurs facteurs: la nature du poste à pourvoir et des opportunités offertes ; la qua-lité des dirigeants et de leur vision managériale ; les perspectives de développement du secteur et de l’employabilité du candidat sur le marché (méfiance oblige par rapport au premier recruteur); les conditions sociales de vie environnantes pour le poste, d’où l’intérêt pour certaines villes où il est possible de retrouver quelques conditions socioculturelles de vie privée proches de l’environnement de provenance.

En tant qu’organisme d’intermédia-tion, l’ANAPEC joue-t-elle vraiment son rôle pour assurer l’adéquation poste/profil ?Honnêtement, je ne vois pas en quoi l’ANAPEC est en mesure de contribuer à attirer les compétences

marocaines résidant à l’étranger. Ce que je constate, par contre, c’est qu’elle prépare des compétences pour les marchés de l’emploi à l’étranger, particulièrement vers l’Europe. S’agit-il d’une vision élaborée de la gestion des compé-tences et de réponse aux besoins en compétences du pays ? Je suis dans

l’incapacité de décrire, voire de comprendre la stratégie de l’ANA-PEC à ce sujet. Ce serait utile de les interpeller à ce propos.

Existe-t-il à votre avis, un lien entre la motivation de créer une entreprise et l’expérience à l’étranger ? Une partie non négligeable des ca-dres opérant à l’étranger se trouve attirée par le retour, en raison des opportunités d’entreprendre qu’offre un pays aussi jeune, où les besoins en développement et les niches d’investissement sont aussi nombreux que variés. Ces cadres et techniciens se trouvent souvent en déficit d’information sur les possi-

bilités réelles et sur les contraintes qu’ils peuvent rencontrer. Notre constat, qui reste partiel, est que les formations et les expériences anglo-saxonnes préparent mieux à l’entrepreneuriat. Cette tendance se retrouve plus chez les candidats provenant de ces pays, ce qui n’a pas été sans effets sur les difficultés rencontrées par certains d’entre eux lors de la recherche d’emploi au Maroc. D’ailleurs, les premiers diplômés venant de ces pays n’ont pas eu la situation facile. Il a fallu plusieurs années aux diplômés ca-nadiens et américains pour trouver une place sur le marché de l’emploi, en raison de la différence de culture académique et de travail dont ils sont porteurs.

Est-ce que le patriotisme est un motif de retour ?Aujourd’hui, le marché du recrute-ment est globalisé et le patriotisme, s’il n’est pas accompagné par un environnement attractif et un ac-compagnement réel et conséquent, ne suffit plus, quand on sait que l’on peut prendre l’avion en quel-ques heures et visiter sa famille pour garder le lien social avec son pays. Il est très important d’offrir aux jeunes des opportunités de dé-veloppement plus conséquentes et moins enveloppées de «retour aux sources» et de patriotisme verbal. Ils sont pragmatiques et demandent à être traités comme tels, sans privi-lèges particuliers.En somme, au cœur de la question du retour des compétences se pose celle de la gouvernance d’entreprise et de son environnement, de façon plus générale. La promotion de la recherche s’impose également comme un préalable pour le déve-loppement durable et pour créer un cadre propice à l’épanouissement de ces compétences dans leur pays.

ECONOMICUS DIASPORA ECONOMIQUE :Variations sur un improbable retour

Le retour des compétences, mythe ou réalité ?

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Hay Mohammadi, Béthune (Pas-de-Calais) puis retour au pays. Des marchés du nord de la France jusqu’au firmament de la délocalisation, ce Marocain, parti de peu, revenu de loin, a su, avec un sens aigu des opportunités, allier ambition et ténacité, flexibilité et obstination. Parcours atypique d’un des plus grands confec-tionneurs de la place marocaine.

d’un revenant atypiqueL’ascension

Michel PéraldiAnthropologue, directeur du Centre Jacques Berque, Rabat

vient me chercher à la gare de Casa Port. « Vous verrez, m’a-t-il dit au téléphone,

le Range Rover noir de l’autre côté de la rue. » Noire effectivement est la voiture qui, je l’apprendrai plus tard, concrétise un rêve d’enfant. Noirs le costume, les chaussures et les lunettes. Une apparence compo-sée, entre l’esthétique des nouveaux héros transnationaux - Xmen, Matrix - et le lissage de toute forme d’appartenance à un clan ou une famille urbaine. L’homme signale ainsi qu’il appartient à une géné-ration, plus qu’à un groupe social local. S’y ajoute ce marquage d’une apparence d’austérité, laquelle, on le sait depuis Max Weber, est une dimension symbolique essentielle à l’acceptation par la société des aven-tures capitalistes. Tout le contraire en somme du « parvenu », tel que se le représente l’opinion, typifié par des films à succès, dans un secteur industriel, celui de la confection, où ils ne sont pas rares. C’est un domaine réputé pour la fragilité

des acquis, et quand on gagne de l’argent, parfois très vite, on a tendance à le montrer et à flamber. Nombre de ceux qui connaissent le secteur savent que c’est aussi une manière d’impressionner le client et de le rassurer du même coup sur la solidité de l’entreprise. Cet entre-preneur-là, n’est pas un flambeur, mais un joueur, on y reviendra. Autant d’aspects auxquels les éco-nomistes s’intéressent très peu.

Un grand confectionneur de la placeVoici donc un des trois plus impor-tants confectionneurs à façon du Maroc. Il dirige, en association, une vingtaine d’entreprises installées à Casablanca. Son groupe emploie aujourd’hui près de 8000 personnes, ses usines fabriquent des millions de vêtements pour les plus grandes marques françaises, anglaises, espagnoles. L’homme est à la tête d’un holding familial qui gère des entreprises de confection. Il s’est lancé récemment dans l’immobilier pour monter des usines, (nous avons construit nos propres usines, nous pouvons donc monter celles des autres), et un hôtel de grand luxe à Marrakech. Il se prépare à lancer sur Internet une marque marocaine de mode féminine.

Ce complexe d’entreprises a été monté en un peu moins de quinze ans, si l’on entend que l’entrepre-neur a débarqué au Maroc au début des années 90, déjà fort sans doute

M.

DIASPORA ECONOMIQUE :Variations sur un improbable retour

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d’un premier cycle de réussite en France, mais sans rien d’autre qu’un petit capital et des promesses de commande. Cet exemple présente donc deux intérêts pour étayer la ré-flexion sur les formes de l’économie marocaine contemporaine. Il illustre parfaitement ce qu’est aujourd’hui un «entrepreneur transnational», si l’on entend par là un type de réussite fondé non seulement sur l’imbrication de collaborations internationales à tous les moments et niveaux du processus productif, mais plus anthropologiquement parce que cette réussite passe par une expérience migratoire. Il vient aussi éclairer ce qui est probable-ment l’énigme sociologique la plus profondément plantée au cœur de l’économie politique moderne : ce processus social par lequel un individu «ordinaire» se transforme en entrepreneur capitaliste lorsque rien, dans son destin familial ne l’y prédispose. Il donne en somme une idée de comment on devient entrepreneur, à une taille et une échelle qui est d’emblée capitaliste, c’est-à-dire à l’échelle du monde et en milliards de dirhams, alors qu’on n’est ni un héritier, ni un inventeur.

Hay Mohammadi – Béthume – Paris Le parcours professionnel de notre homme commence à Béthune, Pas-de-Calais. Son père y est installé depuis la fin des années cinquante, employé dans l’une des mines de charbon qui font alors l’essentiel de l’industrie locale. M. est le troi-sième d’une fratrie de dix enfants, tous nés dans le quartier populaire de Hay Mohammadi. Ils y vivent avec leur mère jusqu’au début des années 70, lorsqu’ils peuvent enfin rejoindre leur père en France. M. a quatorze ans au début des années

80, quand la crise des industries traditionnelles s’avère inéluctable. L’enfant ne sera pas mineur comme son père. Il est à la fois condamné et libre de se chercher un nouveau

destin. Certains choisissent l’école, M. s’embauche sur le marché de Béthune, chez un Algérien qui vend des vêtements. Tous les mi-grants ne sont pas ouvriers, tous les commerçants ne sont pas épiciers. Discrètement, dans les années 70, alors que les Français désertent le commerce ambulant, des migrants prennent les places libres, au sens strict du terme : le marché est un espace clos, l’un doit s’en aller pour qu’un nouveau le remplace. Gitans, sépharades rapatriés, puis Algériens, vont restructurer la fi-lière confection aux deux bouts de la chaîne, dans la production d’une part, avec le développement du Sentier parisien, dans le commerce, avec des réseaux de grossistes et de

détaillants, filière dont le dernier maillon est donc le marché forain.

M. devient l’alter ego de Karim. Il le suit à Paris dans le Sentier,

achète avec lui, apprend à négocier chaque matin avec les placiers, à jouer des coudes et de la ruse avec les concurrents qui sont aussi des partenaires, à haranguer et séduire les clientes. Toutes les opérations de ce métier ne sont, de bout en bout, que relations personnelles en face-à-face. M. «apprend» le Sentier, monte sa première affaire grâce au «crédit» que lui accorde un fabricant qui accepte un paiement différé. Au stade suivant, le jeune homme s’associe directement à un fabricant et fait tomber encore les prix de ces fameuses robes en éponge dont les femmes de l’époque raffolent. Il gagne son premier million d’euros à 18 ans, s’associe avec un direc-teur financier employé d’une boîte

M. monte sa première affaire grâce au «crédit» que lui accorde un fabricant

qui accepte un paiement différé.

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L’ascension d’un revenant atypique

locale de confection, ces entreprises du Nord qui, en intégrant le « mo-dèle Sentier», vont être à la pointe du dynamisme de la confection «grande surface».

Sur le Sentier des délocalisationsToutes ces marques, Promod, Camaïeu, Pimkie, se trouvent dans la région où vit M.. Il monte une chaîne de magasins, deux, trois puis dix boutiques, toutes dans le département. Il est un exemple, de modestie, d’acharnement au travail, de douceur, de gentillesse et de disponibilité. Il réussit, un prodige en ce milieu, à ne pas se fâcher avec ceux-là même qu’il concurrence, ou qu’il trahit : Karim, dont il s’est très vite affranchi, son premier fournis-seur, qu’il «double». Le métier est en train de se transformer en intégrant les contraintes de la mode flexible et les «réponses» techniques et orga-nisationnelles du modèle «Sentier». L’externalisation des tâches de production et leur délocalisation, vers les bassins de main d’œuvre à bas coût, devient un impératif de survie pour les marques.

M. est «approché» par des repré-sentants de ces grandes marques, pour tester la route marocaine des délocalisations. Il part pour ce pays, qu’il a quitté quinze ans auparavant, et recommence un cycle de rencontres. C’est d’abord un entrepreneur de Benslimane, patron d’une usine de confection, croisé sur le bateau vers le Maroc, qui sera son premier associé. Puis à Casablanca, lorsque le modèle se développe, ce seront d’autres associés à qui M. donne cette fois leur chance, comme on lui a donné la sienne : Pierre, un ancien tailleur parisien, virtuose de la coupe, qui sait refaire un modèle en un clin

d’œil, sur un mannequin ; Hichem, le Tunisien, qui a appris au Maroc la gestion des usines délocalisées, puis, un par un, ses frères et sœurs qui rejoignent le groupe, au fur et à mesure de son épanouissement.

Entre fordisme et artisanatIl faut donc, pour comprendre toutes les dimensions de cette aventure entrepreneuriale, deux clefs d’interprétation : l’une qui ouvre l’évolution de ce «métier» prodigieusement complexe qu’est devenue l’industrie de la mode, l’autre qui concerne les ressorts anthropologiques de l’ambition personnelle. La délocalisation n’est

en effet qu’une pièce d’un proces-sus de reconfiguration globale du secteur de la confection qui s’est opéré progressivement depuis les années 70 et qui a imposé ce qu’on pourrait appeler le modèle Sentier.

Si la chaîne technique est très com-plexe, la gageure est assez simple à formuler : il faut produire des séries courtes, des produits le plus déclinés possible, pour séduire une clientèle à qui il faut offrir le paradoxe de la mode contemporaine, à la fois du conformisme et de la singula-rité. Suivre la mode, c’est en effet aujourd’hui ressembler aux icônes auxquelles on s’identifie, tout en étant soi-même unique. Autrement dit, les grandes entreprises doivent réussir le difficile pari d’une sou-plesse et d’une réactivité totale aux fantaisies de la demande, tout en assurant des séries abondantes.

Pour réussir, les entreprises doivent coupler fordisme et artisanat. Bien sûr, cette combinaison résulte d’une révolution technique, puisqu’il suf-fit aujourd’hui d’envoyer par mail un modèle pour le faire exécuter dans la plus reculée des usines chinoises, et le retrouver quinze jours après dans les boutiques de la marque. La confection s’est mise elle aussi à l’heure du capitalisme cognitif. Le produit doit être aussi déconstruit en une infinité de tâ-ches pour être réalisé. Dans l’une des usines que je visite avec le frère de M, une veste est posée sur un mannequin. C’est l’un des modèles de la future collection d’hiver d’une marque américaine de vêtements.

Il a fallu reporter pas moins de 54 mesures pour réaliser ce modèle, qui, une fois décomposé, pourra passer à la chaîne et y être fabriqué à quelques milliers d’exemplaires seulement. Pour l’entrepreneur, c’est donc devenu une opération d’une formidable complexité que de faire à la chaîne des produits semi-artisanaux. Il faut parfois démultiplier les modèles : cols identiques qui seront posés sur cinq modèles différents de vestes dont 5000 seulement seront vendues au même client sous la même marque, organiser des chaînes très courtes et reconfigurer tout un atelier en une semaine, ou bien fabriquer en grande série un modèle qui sera ensuite décliné (couleur différente, ajout de marqueurs spécifiques, et qui devra donc entrer et sortir plusieurs fois de l’usine pour être adapté, etc…).

Suivre la mode, c’est ressembler aux icônes auxquelles on s’identifie,

tout en étant soi-même unique

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Se diversifier et s’adapter pour survivreS’il est facile d’entrer dans ce monde de production, d’y gagner même son premier million parce que les «morts» y sont nombreux et une place ou une autre souvent libre, il est très difficile de s’y maintenir et d’y durer. C’est d’ailleurs en le sachant que notre entrepreneur investit aujourd’hui dans l’immo-bilier. La capacité des industriels fabricants et sous-traitants à faire des bénéfices, tient à celle qu’ils ont à assurer des gains latéraux, tout au long de la filière : fournir leur propre marque ou sous-marque aux boutiques, trouver des «seconds» ou tiers marchés parallèles à ceux des boutiques, à rallonger les séries, etc… Pour faire bref, un confection-neur qui veut faire des bénéfices aujourd’hui doit sortir souvent de son usine pour se faire négociateur, marchand, commerçant. Il doit savoir passer parfois du formel à l’informel, négocier, marchander avec la diversité des acteurs, du douanier au commerçant informel, du couturier français au vendeur de Derb Ghallef.

Et cette compétence demande du temps, une disponibilité de fauve à l’affût, sans doute, mais plus fon-damentalement une maîtrise d’une grande quantité de codes sociaux, moraux, culturels de comportement qui, outre leur diversité, ont aussi pour point commun d’être impli-cites. Cette capacité à passer d’un univers à l’autre concerne d’abord des acteurs sociaux qui ont vécu en marge de ces mondes, ni immergés, ni étrangers, au bord : ils les ont observés jusqu’à s’en approprier, théâtralement, les codes. M. l’a appris dans sa cité, sur les marchés, dans ses premières affaires, en ayant su se mettre dans la peau mo-deste du second, de l’associé fidèle, discret et dévoué, confident: cette

position d’où l’on observe mieux, en saisissant sa chance, comme le joueur, à l’intuition, au bon moment. Car si l’ambition tient d’abord au désir d’être différent, d’aller plus haut et plus fort, elle n’a d’efficacité qu’accompagnée de son contraire : un sens modeste de l’imitation, un désir puissant d’être l’autre que l’on voit supérieur, de lui ressembler, de le suivre…

Aux origines d’une ambition L’ambition disait le philosophe, c’est d’abord de savoir imiter. M. raconte deux épisodes qu’il juge formateurs dans sa vie. D’abord les longues parties de cartes dans les escaliers de la cité, où l’on apprend à croire ses rêves possi-bles en les confrontant à ceux des autres, comme on apprend aussi la logique des coups, des opportunités et de l’intuition, bref la science du joueur. Ensuite sa fascination et son amitié admirative pour l’un de ces joueurs justement, jeune garçon du même âge mais qui venait d’en face, d’un château perdu dans un parc immense, jouxtant la cité, fils d’une riche famille d’industriels locaux dont M. va devenir l’ami et le protégé. C’est avec eux qu’il part souvent en week-end, dans les ter-

res du père, passionné de chasse… en Range Rover. Cette histoire n’a d’autre intérêt que de mettre en évidence la for-midable complexité des dispositifs économiques modernes, mais aussi de montrer ce que cette dernière, à tous les stades du dispositif, incorpore, telles des boîtes noires, des conditions sociales, culturelles, comportementales, très complexes elles aussi. Nous aurons fait œu-vre utile si nous avons démontré, d’une part que la compréhension de ces phénomènes s’accommode mal d’une lecture univoquement économétrique, et d’autre part que ces phénomènes se ramènent beaucoup plus à des histoires, des universels singuliers, qu’à des lois et des routines.

Un confectionneur qui veut faire des bénéfices aujourd’hui doit sortir souvent de son usine pour se faire négociateur, marchand, commerçant

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30 ECONOMICUS

Ce n’est qu’à la fin des années 90, que le gouvernement indien s’est intéressé au «people of In-dia», terme officiel désignant les expatriés indiens, soit environ 20 millions de personnes, (2% de la population indienne) représentant un revenu annuel estimé à 160 milliards de dollars. L’Inde ayant privilégié pendant plus de trente ans une politique prônant le non-engagement dans sa communauté émigrée (éparpillée sur plus de 130 pays), le mot d’ordre était à l’intégration des populations émi-grées dans leur pays d’accueil. Le renversement de politique s’est fait en 2000. Conscient du bénéfice que le pays pouvait retirer des réseaux de sa diaspora pour intégrer l’Inde sur la scène internationale, le lien entre l’Etat indien et ses expatriés a été institutionnalisé par la création d’une Haute commission de la diaspora indienne. En premier lieu,

celle-ci a été chargée d’évaluer la situation des «personnes originaires d’Inde» (toute personne ayant eu au moins un bisaïeul résidant en Inde est concernée par le qualificatif), leurs aspirations et le rôle qu’elles pourraient jouer dans le développe-ment du pays, afin de définir une nouvelle politique à leur égard. Une série de recommandations ont guidé ainsi la politique du gouvernement. Résultat, depuis 2003, l’Inde consacre une journée nationale à sa diaspora, le Pravasi Bharatiya Divas, et a multiplié les mesures pour attirer ses capitaux. Mais les liens ne sont pas à sens unique. Le renversement de la po-litique indienne a été aussi le fruit d’un intense lobbying de la part d’organisations nationalistes in-diennes originaires des Etats-Unis. La mobilisation d’un noyau de diplômés indiens installés dans ce pays (10% des employés de Micro

soft et près de 800 cadres dirigeants dans les entreprises de la Silicon Valley sont d’origine indienne) a été décisive pour l’émergence d’une industrie du logiciel en Inde et l’expansion de l’offshoring. «Grâce aux contacts qu’ils ont maintenus avec leur famille ou leurs camara-des de promotion, ils choisissent d’investir en Inde dans un secteur qu’ils connaissent bien, les NTIC. (..)Première conséquence de la présence massive de la diaspora indienne dans ce secteur, l’externa-lisation des activités des entreprises américaines se fait au profit de so-ciétés indiennes. Le plus souvent, la société choisie a été fondée par un ancien employé de retour au pays».

En tout cas, la mobilisation en faveur du pays d’origine a surtout été rendue possible par le sentiment d’appartenance des communautés à une identité indienne, cultivée par les

Un simple constat chiffré suffit pour évoquer la situation au Maroc : les dépôts des RME sont le plus souvent reconvertis en placements immobiliers (près de 70%), ou en petits commerces (10%) alors qu’un transfert d’expertise et de connaissances dans des secteurs productifs de l’économie serait aujourd’hui bien meilleur. Qu’en est-il pour les autres diasporas ?

des diasporasLes modèles d’intégration

Par Nadia Alaoui HachimiJournaliste, chroniqueuse.

DIASPORA ECONOMIQUE :Variations sur un improbable retour

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31ECONOMICUS La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

communautés émigrées elles-mêmes.Avec l’immigration massive des étudiants sud-coréens vers les universités américaines, dans les années 60, le gouvernement a très vite mis en place des politiques d’incitation visant à ramener au pays ces cerveaux exilés. Bourse d’études avec obligation de retour, prise en charge des frais de démé-nagement pour tout retour au pays, aide à l’installation, les mesures incitatives ont enregistré malgré tout peu de succès. Entre 1970 et 1980, à peine 10% des diplômés sont revenus s’implanter dans leur pays d’origine. Le retournement de tendance s’est situé à la fin des années 80, avec l’expansion écono-mique connue par la Corée du Sud. Depuis, en moyenne, deux tiers des doctorants sud-coréens émigrés aux Etats-Unis rentrent s’installer en Corée. Le même cas de figure s’est posé pour Taïwan, pays pionnier dans la mise en place de politiques incitatrices visant à privilégier l’op-tion du retour et dont les succès ont été enregistrés avec le décollage économique du pays. «L’expansion économique régulière durant ces trente dernières années

a permis une réduction du décalage de niveau de vie entre les pays dé-veloppés et le pays d’origine, ainsi que le développement de l’indus-trie et du système scientifique et technique autorisant les titulaires de diplômes étrangers originaires de Taïwan et de Corée à trouver un travail dans leur domaine, dans leur pays, sans avoir à redouter une baisse considérable de leur niveau de vie.»

Si, à Taïwan comme en Corée du Sud, le retour des compétences a été fonction de la «capacité d’ab-sorption» de l’économie de ces deux pays, on ne doit pas sous-estimer les efforts des autorités publiques. C’est aussi pace qu’il y a eu conver-gence entre les attentes du pays qui avait clairement identifié et concen-tré ses énergies sur les secteurs des nouvelles technologies (électroni-que, informatique), gourmandes en cerveaux, et les attentes de ceux qui désiraient rentrer, que l’alchimie a pu se faire. Les deux Etats ont ainsi créé des opportunités de recherche, de nouveauté et d’entreprise pour stimuler le retour du capital humain comme financier.

Le transfert des compétences n’est pas toujours tributaire du retour «physique» de ses ressortissants d’origine. Dans de nombreux pays, l’obsolescence de la recherche et de l’université, la faiblesse du tissu économique empêchent «l’utili-sation» appropriée des cerveaux exilés dans le cadre des structures du pays d’origine. En Colombie par exemple, où un scientifique sur deux ne rentre pas au pays après ses études, un réseau d’ingénieurs et de scientifiques, le réseau Caldas, s’est mis en place pour l’échange d’informations et de compétences entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés. En l’absence de toute incitation du gouvernement, le réseau Caldas compte plus de 1000 chercheurs et ingénieurs et est régu-lièrement cité pour sa participation au transfert des connaissances et son accélération dans le processus de développement du pays. Au sein des institutions internationales, l’ac-cent est d’ailleurs mis aujourd’hui sur un programme contribuant à la reconnexion des élites expatriées avec leur pays d’origine, sous l’an-gle du transfert de connaissances, plus que du retour au pays. Pour chacun de ces modèles, une constante se dégage : chaque pays a fait l’effort de mieux connaître sa population expatriée, afin d’en mieux cibler les attentes. Le secret est peut-être là et souligne l’appro-che souvent trop homogène que fait le gouvernement marocain de ses Marocains résidant à l’étranger, tenant le même discours souvent compassionnel aux 1ère, 2ème et 3ème générations d’émigrés qui n’entretiennent pourtant pas la même relation avec leur pays d’ori-gine.

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32 ECONOMICUS

Pourquoi Chinois et Indiens de la diaspora investissent-ils massivement dans leur pays, alors que les Marocains qui travaillent hors de chez eux ne le font pas as-sez ? La diaspora maghrébine pourrait-elle s’inspirer de ces exemples dont le rôle d’encouragement de la libéralisation économique dans leur pays d’origine est si important depuis une génération ?

une utopie maghébineLa diaspora asiatique,

Francis Ghilèsest Senior Fellow, IEMED, Barcelone.

orce est de constater qu’au Maghreb, le rôle économique des diasporas

est mineur, l’essentiel des fonds rapatriés par les travailleurs émigrés étant consacré à acheter des biens de consommation. En Chine en revanche, le rôle de la diaspora a pris une ampleur exceptionnelle, à la mesure de la croissance très forte de l’économie : on estime que deux tiers des investissements directs étrangers proviennent d’elle. Même si un tel phénomène a peu de chan-ces de se reproduire au Maghreb avec une telle ampleur, pourrait-il influer sur le rythme de croissance économique de cette région ?Le sujet est d’actualité, tant les mouvements de population et de fonds vers les pays d’origine ont pris d’ampleur à travers le monde, depuis dix ans. Reflet d’une éco-nomie mondiale de plus en plus dominée par l’échange commercial, financier et humain, légaux ou non, ils sont amenés à s’amplifier dans les années à venir.

Comparaison n’est pas raison Asie du Sud-Est et Maghreb n’ont pas la même histoire. Les chiffres de population et de richesses sont très différents. La Chine et l’Inde retrouvent aujourd’hui le rang qu’elles occupaient dans les échan-ges internationaux jusqu’au milieu du 19ème siècle : ce sont deux pays où le savoir-faire technique et la sophistication financière et marchande des élites n’avaient rien à envier à ceux de la France ou du

Royaume-Uni jusqu’au milieu du 18ème siècle. La diaspora chinoise en Asie, en An-gleterre et aux Etats-Unis remonte à plus d’un siècle, tout comme la diaspora indienne dans les ter-ritoires de l’empire britannique (Afrique du sud et de l’Est), puis vers le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Ces diasporas ont accumulé quatre générations de savoir-faire moderne, sans parler de celui que leurs ancêtres avaient déjà dans la manufacture d’objets élaborés, de tissus et de porcelaine, d’armes et de papier. En reprenant leur place dans le commerce mondial, la Chine et l’Inde sont en train de refaire leur monde et le nôtre.

Au Maghreb, tout reste à construireTel n’est bien évidemment pas le cas des diasporas maghrébines dont l’héritage est infiniment plus mince. Il y a bien sûr une tradition commerçante vis-à-vis de l’Afrique et un héritage phénicien en Tunisie,

F

DIASPORA ECONOMIQUE :Variations sur un improbable retour

* Cet article a fait l'objet d'une conférence à l'IFRI, Paris

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33ECONOMICUS La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

mais ce sont de lointains souvenirs. Les premiers entrepreneurs de la diaspora maghrébine en Europe émergent depuis une décennie tout au plus. Ils doivent tout inventer : l’histoire de la région n’offrant pas depuis la fin du Moyen âge d’équi-valent des réussites de l’Empire du Milieu ou des Mogols.

En 1996, je m’étais posé la question de savoir si la Tunisie était un tigre nord-africain, lors d’une conférence à la School of Oriental and African Studies de l’Université de Londres. La réponse était négative, même si la Tunisie a mieux su gérer ses affai-res économiques que les autres pays maghrébins, producteurs de pétrole ou non. Deux autres phénomènes avaient alors attiré mon attention. Après la crise de l’endettement qui conduisit les trois pays de la région à engager à partir de 1983 des ré-formes pour mettre fin au triomphe du tout Etat, les gouvernements ont su stabiliser le cadre macroéconomi-que, mais n’ont guère su ou voulu libéraliser en profondeur la gestion de l’économie, ce qui aurait exigé d’accorder à l’entreprise privée et publique une place respectée dans la cité et, à la justice un cadre qui lui permette d’arbitrer les conflits d’un monde économique libre d’in-terférences politiques et de toute vénalité. De telles réformes sont les clés pour ouvrir la voie à la prise de risque individuel et à son corollaire, une croissance économique plus rapide.

Le pouvoir des réseauxBien évidemment, l’expérience tunisienne n’est pas la même que l’algérienne ou la marocaine, mais l’Etat reste infiniment présent dans sa volonté de contrôle, ce qu’il fait souvent de manière implicite, mal-gré la libéralisation de la gestion de

son économie. Sans l’aval explicite de la présidence, de nombreuses décisions ne peuvent être prises. La Tunisie sait fort bien vendre son image de pays à la législation moderne, mais elle est gouvernée par un parti unique.

En Algérie, un flou artistique règne entre le politique, l’économique et le militaire ou le sécuritaire. Peu de privatisations ont été menées à

bien. Les banques publiques qui sont régulièrement recapitalisées continuent à contrôler l’attribution du crédit, mais ceux qui sont bien introduits savent parfaitement sur quels leviers informels il convient d’appuyer.

Au Maroc, le gouvernement gou-verne, sauf que le Palais reste le maître du jeu, ce qui induit une irresponsabilité certaine au niveau de la gestion de toute une série de dossiers économiques. Dans cer-tains pays, la presse, mais pas la té-lévision, peut émettre des critiques vis-à-vis de certains acteurs, mais jamais de l’acteur principal ou de ses conseillers, d’autant plus puis-sants qu’ils ne sont comptables de leurs actes devant aucune instance démocratiquement élue. Ces coda-ges, nuancés à l’infini, expliquent que le réseau personnel de chaque acteur est plus important que le rapport institutionnel. Ce type de fonctionnement reste archaïque : sans débat public et contradictoire, deux clés du monde moderne,

l’absence de responsabilisation des acteurs contribue au manque de lisibilité du futur de chaque pays.En Chine, depuis le début des an-nées 1980, en Inde, depuis le début des années 1990, les options éco-nomiques du gouvernement sont clairement affichées, la lisibilité du projet de l’Etat est grande. En Chine, cela s’est fait malgré le poids du parti unique, dans un contexte de croissance rapide, en Inde plus

lentement, mais dans un contexte de consensus démocratique. Or la lisibilité d’un projet, qu’il soit éco-nomique ou politique, est le socle essentiel à partir duquel attirer des investisseurs privés.

Flux et refluxLe corollaire du manque de lisibilité qui a caractérisé les projets maghré-bins, certains plus que d’autres, et d’un contrôle politique des grandes entreprises que l’on ne peut ignorer, est que les facteurs économiques pèsent encore peu dans la gestion de ces pays : la conséquence en est une fuite des capitaux que j’avais chiffrée à 180 milliards de dollars, lors de la conférence de Barcelone en 1995. On estime que le capital privé détenu hors des frontières par les résidents des pays du sud de la Méditerranée est aujourd’hui de l’ordre de 800 milliards de dollars, une moitié de ce chiffre provenant des pays du Maghreb. L’ampleur de cette estimation explique une croissance économique encoura-geante, mais pas spectaculaire, et la

Le capital privé détenu hors frontières par les résidents des pays du sud de la Méditerranée est aujourd’hui de l’or-dre de 800 milliards de dollars, dont

la moitié provient du Maghreb

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34 ECONOMICUS

La diaspora asiatique, une utopie maghébine

mauvaise insertion de ces pays dans l’économie mondiale.

Pourquoi tant de méfiance vis-à-vis de son pays ? Pourquoi tant de haine et de jalousie vis-à-vis de réussites individuelles dont les pays d’Afrique du Nord devraient s’enorgueillir ? Sans doute le poids de vieilles habitudes – la jamaâ, le respect dû aux anciens, la solidarité du clan, mais aussi l’habitude dé-testable de la rumeur pour détruire les réputations. Aujourd’hui, les critères de réussite sont américains: les jeunes générations s’assument individuellement, sont fières de leur réussite et l’affichent. Le succès de l’Amérique, c’est que le talent y compte plus que les réseaux. Le succès de la Chine et de l’Inde, c’est que ces deux pays ont injecté une dose d’américa-nisme dans une culture qui était, il y a peu, tributaire des inerties du passé. Tant qu’au Maghreb, et au Moyen-Orient, les élites dirigean-tes persisteront à s’accrocher au pouvoir, elles détruiront le futur de leurs enfants : ces derniers fuiront ailleurs et les capitaux suivront. Les frontières sont perméables : à force de volonté, les jeunes Maghrébins peuvent mener leur vie ailleurs. Et ils le feront de plus en plus et la redistribution des cartes économi-ques aura lieu en l’absence des pays de la rive sud de la Méditerranée.

Une attractivité limitéeCe manque de lisibilité est certes le résultat des incertitudes qui frap-pent la région dans son ensemble: terrorisme, questions d’identité, médiocre niveau d’éducation et rivalités anciennes entre Etats qui ne semblent déboucher sur aucune solution, tant au Moyen-Orient qu’au Maghreb. Malgré ces diffi-cultés, de plus en plus de jeunes

entrepreneurs de nationalité fran-çaise, belge et néerlandaise tentent l’aventure. Il ne faut pas non plus exagérer les incertitudes liées à la conjoncture internationale : le plus grand frein à un rôle plus important au Maghreb de la diaspora maghré-bine d’Europe et au développement économique plus rapide des pays d’Afrique du Nord réside dans les pays d’origine, ceux qui sont censés accueillir les investissements de leurs enfants partis vivre outre-mer. C’est pourquoi il convient de se demander pourquoi le phénomène des entrepreneurs binationaux est si peu visible au Maroc, en Tuni-sie et en Algérie. La pénurie des ressources humaines est criante : malgré cela, la capacité à attirer les compétences et à les conserver est très limitée, le cas de l’Algérie étant sur ce point proprement tragique.

En Europe, des millions de Maro-cains sont principalement établis, en France, en Belgique et aux Pays-Bas, mais de plus en plus en Espagne, en Italie et au Royaume-Uni. C’est bien évidemment de France, et souvent de milieux modestes, que viennent les jeunes entrepreneurs qui, ayant réussi, veulent faire quel-que chose pour ou dans leur pays d’origine. La diaspora marocaine transfère au pays plus de 4 milliards d’euros chaque année et la part qui

va aux investissements, fortement minoritaire aujourd’hui, croît régu-lièrement aux dépens des dépenses courantes. En parallèle, de plus en plus de Marocains de l’étranger ou de citoyens européens d’origine marocaine rentrent au pays pour tenter leur chance dans les affaires.

Reach for the starsL’attachement au pays d’origine reste très fort, même après plusieurs générations. Les Indiens ont quitté le sous-continent voici plus d’un siècle pour aller travailler dans les anciennes colonies anglaises d’Afrique de l’Est qu’ils ont ensuite fuies pour se réfugier au Royaume-Uni, après qu’elles eurent obtenu leur indépendance, il y a quarante ans : ils investissent maintenant à Bangalore dans les technologies de l’information. Fondé en 1992 par un groupe d’entrepreneurs indiens installés dans la Silicon Valley en Californie, The Indus Entrepreneurs (TIE) rassemble 12 000 membres, répartis en 45 chapitres aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Inde. La devise de TIE est Reach for the Stars - Les étoiles sont à portée de main – et ses membres possèdent des entreprises capitalisées en bourse à hauteur de 100 milliards de dollars. Ils jouent un rôle essentiel d’impul-sion de l’investissement étranger vers le sous-continent indien.

DIASPORA ECONOMIQUE :Variations sur un improbable retour

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La revue ECONOMIA n°3 / Juin - Septembre 2008 35ECONOMICUS

Des Chinois qui ont essaimé en Asie du Sud-est et puis aux Etats-Unis à la même époque font de même. Si les critiques du capitalisme l’ont souvent accusé d’être apatride, quel que soit l’attachement au pays d’origine, même après plusieurs générations de par le monde, ce ca-

pital ne se place que dans des pays dont les gouvernants ont clairement indiqué qu’ils étaient prêts à laisser une chance aux nouveaux venus et dont les dirigeants ne se conduisent pas systématiquement comme des prédateurs, comme c’est parfois le cas.

Des réformesclairement affichéesLes étrangers qui investissent en Chine et en Inde n’ignorent pas l’existence du parti unique dans la première, d’une infrastructure défaillante dans l’autre. Ils savent que la justice des affaires est loin d’être au dessus de tout soupçon et n’ignorent rien de la capacité de nuisance de la bureaucratie et des grandes compagnies publiques. Mais ces obstacles sont surmonta-bles dans un contexte de réformes

clairement affichées. Dans les pays arabes au contraire, notamment au Maghreb, le pouvoir politique affi-che trop une politique économique libérale - ce qui lui vaut les applau-dissements de l’Union européenne et de la Banque mondiale – mais, dans la gestion des affaires au quo-

tidien, il continue à agir de manière traditionnelle. Ainsi, les banques publiques squattent-elles trop sou-vent les lignes de crédit ouvertes au titre de l’aide européenne et les distribuent-elles en fonction de critères de clientélisme politique et non pas selon la rationalité de prise de risque économique. Les banques veulent toutes gager leur prêt sur des biens immobiliers, si rarement sur une idée nouvelle ou un plan de développement d’entreprise.

La Tunisie et le Maroc ont fait des progrès, mais trop souvent encore les administrations et les banques freinent l’initiative privée, surtout quand elle trouve son origine chez des investisseurs venant de familles n’ayant guère d’appui à l’intérieur du système. Tout est codé, tout est implicite, peu de situations sont

claires. L’environnement adminis-tratif et social est loin de ce que ces jeunes entrepreneurs ont connu en Europe : trop souvent les adminis-trations ne les respectent pas pour ce qu’ils sont, pour l’expérience à l’international qu’ils ont acquise de par leurs années en Europe, et se refusent à comprendre qu’ils pourraient être des ambassadeurs de qualité, pour ouvrir plus encore les fenêtres sur le monde.

Au Maroc, on constate pourtant un changement : le roi s’intéresse à l’économie et, pour tout dire, la famille royale n’adopte pas une atti-tude prédatrice face aux nouveaux talents : vivre et laisser vivre est devenu une réalité pour les inves-tisseurs. D’autre part, vu le coût de l’investissement en Europe, le prix de l’immobilier, la délocalisation de certains secteurs notamment dans l’agroalimentaire et l’informatique, des occasions d’investir se multi-plient aujourd’hui. Une liberté plus grande des médias, un discours officiel qui insiste sur l’apport que les Marocains de l’étranger peuvent représenter pour le pays, y contri-buent. En Algérie, les ministres en sont encore à diaboliser les Al-gériens de l’étranger – ce sont des enfants ingrats. Et puis l’absence de réformes en profondeur n’est guère encourageante, pour ne rien dire de la situation sécuritaire.

Comment encouragerau retour ?Revenons au Maroc, car il semble qu’il se passe quelque chose d’in-téressant dans ce pays : les jeunes binationaux qui réinvestissent, en quelque sorte, leur pays d’origine développent des projets dans les nouvelles technologies, la com-munication et l’évènementiel, de manière plus large dans le tourisme et l’immobilier. Leur savoir-faire peut être précieux dans des sec-

En Algérie, les ministres en sont encore à diaboliser les Algériens de l’étranger, tels des enfants ingrats.

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36 ECONOMICUS

teurs où le taux de croissance est important. Le défi pour les autori-tés du royaume et, de façon plus large pour les élites marocaines, se résume en quelques propositions. Si le gouvernement marocain souhaite vraiment profiter des avantages nombreux que peuvent lui offrir sa politique d’ouverture sur le monde, il devrait réfléchir aux propositions suivantes :

• Offrir aux entrepreneurs binatio-naux les mêmes avantages qu’aux étrangers. Un investisseur français ou espagnol peut rapatrier ses bénéfices en devises, un Franco-marocain est avant tout considéré comme un Marocain et ne bénéficie donc pas de ces avantages.

• Mettre en place, dans les Centres régionaux d’investissement qui jouent le rôle de guichet unique pour tout créateur d’entreprise, et à la direction des investissements, des personnes en charge des MRE. Ceux-ci ont l’inconvénient de venir de l’étranger et donc de ne pas connaître les us et coutumes locaux, sans avoir les avantages d’être européens ou américains – nationalités qui sont bien mieux reçues et écoutées par les officiels marocains.

• Encourager les responsables à rompre avec une mentalité qui a tendance à infantiliser ces binatio-naux dont les codes sont occiden-taux, tout en étant profondément marocains. Les traiter comme de potentiels investisseurs et non comme des porte-monnaie tout juste bons à transférer des devises, pour acheter un appartement à Paris ou à Marbella.

• Il faudrait enfin que les entre-preneurs binationaux créent une

structure à l’image du TIE pour s’entraider, accueillir les nouveaux arrivants et faire du lobbying.

Pour une diasporadécomplexéeAux Etats-Unis et au Royaume-Uni, les entrepreneurs indiens et chinois ont pignon sur rue. Le succès dans les affaires est accepté, quelle que soit sa couleur, ou sa religion. Laskmi Mittal est membre de la Chambre des Lords, de nombreux universitai-res d’origine indienne occupent des postes prestigieux dans les écoles de management. La reconnaissance sociale et politique au Royaume-Uni et aux Etats-Unis est sans doute fa-cilitée par une réalité que l’on oublie trop souvent, le conservatisme des

dynasties d’entrepreneurs en Eu-rope continentale. La liste des cent premières entreprises en France ou en Allemagne n’est guère différente de ce qu’elle était il y a une géné-ration. Le capitalisme anglo-saxon est beaucoup plus adepte de la destruction créatrice qui encourage l’émergence de nouveaux capitaines d’industrie : personne n’a honte de s’enrichir dans ce monde-là.

La France tarde à reconnaître ses enfants d’origine maghrébine et à leur accorder la place qu’ils méritent dans la cité. Or la reconnaissance sociale et politique dont bénéficient les entrepreneurs issus des diasporas chinoise et indienne, à New York et à Londres, les conforte dans les rapports qu’ils entretiennent avec les classes dirigeantes de leur pays

d’origine. La proximité, la mémoire coloniale et le terrorisme, sans parler de la peur du futur qui semble ca-ractériser certains pays Européens, dont la France, n’aident guère à bousculer les mentalités. Peut-être sommes-nous ici en présence d’un aspect particulier de ce refus d’accepter le monde tel qu’il est. Cette attitude caractérise certains membres de ce qui, vu de l’étranger, ressemble plus à une caste qu’à une élite dirigeante.

L’Indien, le Chinois, le Marocain ou l’Algérien qui pense investir dans son pays d’origine est décomplexé, il veut être traité en égal, avec dignité, il ne veut pas avoir, comme c’est trop souvent le cas au Maghreb, à

passer son temps à négocier avec l’implicite, comme sont condamnés à le faire ses pairs entrepreneurs privés qui sont restés au pays, y compris au Maroc. Malgré les discriminations qu’il a sans doute subies en Occident, l’entrepreneur de la diaspora est une femme ou un homme moderne, qui a des attentes occidentales : un gouvernement qui assume ses responsabilités devant l’opinion et, éventuellement des assemblées élues, une justice qui soit à l’abri de l’arbitraire et de la corruption. Tant qu’au Maghreb, les makhzens en place n’auront pas ac-cepté des règles du jeu plus claires, il est à craindre que le levain que pourrait constituer l’entrepreneur issu de la diaspora ne pourra pas apporter sa contribution pour faire lever la pâte.

La diaspora asiatique, une utopie maghébine

L’Indien, le Chinois, le Marocain ou l’Algérien qui pense investir dans son pays d’origine est décomplexé, il veut

être traité en égal, avec dignité

DIASPORA ECONOMIQUE :Variations sur un improbable retour

Page 38: Des acteurs

37

LE STRATÈGE

LA FABRIQUE DE LA DÉCISION ÉCONOMIQUE

Du tout-makhzen aux stratégies complexes par Omar AlouiDes acteurs autonomes à l’ombre du Prince Par Driss Benali

L’opacité de la décision publique Par Raymond BenhaïmLes zones d’ombre du pouvoir économique Par Abdeslam Aboudrar

Les aléas empiriques de la prise de décision Karim Tazi, Bachir Rachdi, Mohamed Horani, Larabi Jaïdi, Abdelali Benamour

Frontières floues entre les sphères de décisionLarabi Jaïdi, Azeddine Akesbi, El Hassan Benabderrazik, Mounia B. Chraïbi, Béatrice Hibou

La chronique du stratège Par Alfredo Valladao

Page 39: Des acteurs

38 LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

Par Driss KsikesDirecteur du CESEM, Rabat

éviction sommaire et sans préavis de Saad Bendidi avec, à la clé, un commu-

niqué de discrédit, amène plusieurs observateurs avérés à s’interroger sur les dessous de la décision actionnariale au sein du «makhzen économique». Les processus de privatisation inachevés (Banque populaire…) et de régulation contro-versés (huiles, sucre…) exigent une réflexion sérieuse sur les logiques qui sous-tendent les décisions stra-tégiques censées accompagner la libéralisation en marche. La multipli-cation des études et plans concoctés par Mc Kinsey, dans les coulisses du pouvoir politique, suscitent des inter-rogations sur la validité du sceau des experts internationaux et la prise en compte des acteurs locaux dans le tracé des choix à suivre. La mise en route des stratégies sectorielles (tex-tile, tourisme, offshoring …) pose des interrogations sur l’autonomie des opérateurs économiques et la force du lobbying dans la dynamique de prise de décision.

En somme, la fabrique de la déci-sion économique est le nœud où se recoupent les résistances politiques, les ambitions de modernisation, les logiques clientélistes et les hiérarchies à l’œuvre, par rapport à l’international, au national et au local. Pour appréhender ces différentes dimensions, le Col-

lectif stratégie a recueilli des récits d’acteurs politiques et économiques, a invité des spécialistes à en déduire la logique et la chaîne de décision, a sollicité des économistes et des sociologues une lecture distanciée des mécanismes en place, et a ouvert le débat avec l’ensemble des participants. Il en a résulté un dossier à plusieurs étages où la décision économique est analysée, racontée, mise en perspective avec le politique et interrogée au niveau méthodologique.

En partant de l’exposé de Omar Aloui et de plusieurs récits inspirés de la pratique économique, les

membres du collectif stratégie sont partagés au sujet de quatre questions nodales: le processus de rationalisa-tion de la décision économique est-il irréversible, sinon qu’est-ce qui lui permettrait de le devenir ? La con-centration du pouvoir veut-elle dire que le fait du prince est toujours prédominant dans les décisions majeures ? Ne fait-elle pas subsister, malgré la pluralité des intervenants dans la sphère économique, des verrous administratifs et politiques? Et dans leur quête ambivalente d’autonomie et d’allégeance, les acteurs privés marquent-ils leur ter-ritoire et participent-ils efficacement à la décision ?

La fabrique

L’Qui décide quoi ? Comment ? Quelle incidence de la concentration du pouvoir sur l’autonomie de la

sphère économique ? Quelle hiérarchisation entre l’international, le national et le local ? La réponse par

des analyses, des récits, des réflexions et un débat entre hommes et femmes de terrain, d’un côté,

hommes et femmes de savoir, de l’autre.

de la

décision économique

INTRO

Page 40: Des acteurs

39LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

La revue ECONOMIA n°3 / Juin - Septembre 2008

n événement d’actualité situe bien le cadre général dans lequel je propose

de placer cette réflexion sur les lieux et les acteurs de la décision économique : il s’agit de la dernière crise de gouvernance de l’ONA. Au-delà des lectures immédiates1, celle-ci reflète bien un change-ment dans ‘’l’économie politique marocaine’’ et illustre le fait que les centres ‘’hérités’’ du pouvoir économique, pris entre les effets des réformes libérales et la montée des acteurs contrôlant les ressources de proximité, se sentent obligés de revoir leurs décisions et leurs straté-gies. Difficilement envisageable du temps de l’économie vivant en vase clos2 et dans la ‘’répression financière3” , cette crise soulève la question plus générale, pour para-phraser Rémy Leveau, de l’apparent rétrécissement du ‘’domaine économique auquel peut donner accès le régime4’’.

La présente note cherche à ap-porter des précisions sur ce qu’il y a de nouveau dans cette économie politique marocaine en matière de répartition des pouvoirs économiques. Elle présente les sources de pouvoir économique (conçu comme un ensemble de normes, d’incitations et de sanc-tions plus ou moins ‘soft’), dotées

d’autonomie et n’obéissant pas à la légitimation étatique. A ce titre, elle s’intéresse au pouvoir détenu par les acteurs globaux économiques, par la société civile globale et par les institutions multilatérales et à celui détenu par les acteurs de proximité: nouvelle bourgeoisie, ‘’barons‘’ lo-caux politico-économiques, réseaux indépendants divers.

Ensuite, je tenterai d’identifier le type de jeu stratégique auquel s’adonnent les acteurs. Je soutiendrai que ce n’est pas un jeu à somme nulle, ni un simple jeu de recom-position / reproduction des classes dominantes liées au pouvoir étatique. C’est un jeu complexe, dans lequel l’émergence des uns ne signifie pas disparition des autres mais plutôt résilience, redéploiement, anticipa-tions, etc. J’argumenterai cette idée par une relecture rapide des initia-tives de l’Etat marocain, qui fait preuve, à la fois, de résilience dans certains secteurs (comme le pouvoir

financier,…) et d’anticipation dans d’autres, ouvrant de nouveaux espaces de pouvoir, avec plus (dans la gestion des migrations), ou moins (stratégies sectorielles, question foncière,..) de succès. La note se termine par une réflexion sur l’issue du processus de restructuration des pouvoirs économiques au Maroc, pays marqué plus par des traditions de collusion que par la compétition entre projets économiques et so-ciaux qu’exige la nouvelle donne économique.

OMAR ALOUIEconomiste, consultant,’Agro Concept, Rabat.

U

Du tout-makhzenaux stratégies

Cet exposé introductif, présenté sous forme de notes de lecture, revient sur l’essentiel de la littérature abordant la question du pouvoir et de la décision

économique au Maroc et avance l’hypothèse que, face aux nouveaux acteurs, nationaux,

internationaux et locaux, la théorie du tout-makhzen ne tient plus la route…

complexes

EXPOSÉ

Page 41: Des acteurs

40 LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

Le tout-makhzen obsolète Depuis les indépendances, l’Etat a été au cœur des processus développementalistes au Maghreb, comme macro-acteur politique, économique et social. Comme le soulignait John Waterbury, cité par Hibou et Martinez5.

«Dans les trois Etats du Maghreb, le centre de gravité de l’activité économique s’est trouvé localisé dans un secteur public en expan-sion constante. Celui-ci est dominé par des cadres technocratiques, généralement civils, sur la com-pétence desquels le régime doit compter pour sa survie économique. En ce sens, il importe peu que la Tunisie et le Maroc accordent une place importante à l’investissement étranger direct ou que le Maroc ait encouragé l’émergence d’une puissante bourgeoisie indigène car le capital, qu’il soit étranger ou national, est dépendant de l’Etat, des contrats qu’il accorde, du capital qu’il investit et du soutien logistique qu’il assure. [...] Le jeu de la légitimation se joue entre une élite du pouvoir restreinte et une technocratie d’Etat (y compris, na-turellement, sa branche militaire) qui contrôle le reste de la bureau-cratie. Les masses ne jouent guère de rôle dans ce jeu 6».

Dans la tradition des grands clas-siques des années 70, toute une série de chercheurs analysent les décisions économiques à l’aide d’un schéma explicatif politique largement défini par un Etat ma-rocain qualifié successivement de néo-patrimonial7, de clientéliste8, puis d’Etat ‘’privatisé9’’. Plusieurs écrits se rapportant à la période de

pré-ajustement (1960-198210) font explicitement ou implicitement référence au concept de néo-patrimonialisme. Ses indices les plus significatifs sont «la prépon-dérance des transferts financiers Etat/entreprises, surtout non industrielles, la filialisation non contrôlée des entreprises publiques et la perte presque totale des fonds octroyés par l’Etat pour le finance-ment de ces entreprises». La notion d’une gestion étatique fondée sur le clientélisme, compatible avec les privatisations, a été formulée

par Mark Tessler11 comme suit : «Hassan II préside une machine politique qui opère sur une base clientéliste. En s’installant à la tête de ce réseau hiérarchique de patron – clients, le roi récompense ses supporters, punit ses ennemis, et laisse généralement les autres en état de dépendance par rapport à ses faveurs». Quant à la privatisation de l’Etat, elle traduit des “proces-sus concomitants de diffusion de l’usage d’intermédiaires privés pour un nombre croissant de fonctions antérieurement dévolues à l’Etat et le redéploiement de ce dernier”. Ayant favorisé le pouvoir politique et les fortunes personnelles liées à la politique, ces privatisations constituent une “multiplication des points d’exercice du pouvoir étatique”.

L’idée commune à ces diverses constructions théoriques est bien celle de l’inexistence de pouvoirs économiques autonomes (lire com-mentaires de Larabi Jaïdi, Béatrice Hibou et Abdeslam Aboudrar).

Les sources non étatiques de pouvoir économique Depuis quelques années, on a l’impression que la pièce économique ne se joue plus dans le même théâtre, ni avec les mêmes acteurs. A ce propos, Myriam Catusse12 a écrit des choses assez claires, dès la fin des années 90 : ‘’En effet, l’internationalisation de l’économie marocaine, ainsi que le discrédit d’un utopique Etat distributeur (discrétionnairement) d’allocations et de richesses, ont mis à mal les ressorts néo-patrimoniaux du système politico-économique. Dès lors se sont créés des espaces autonomes, où les interlocuteurs économiques pourraient dialoguer avec leurs partenaires étrangers, mais aussi avec les acteurs sociaux nationaux, en échappant aux incon-tournables pesanteurs étatiques’’.

Si on définit le pouvoir économique par analogie au politique comme la capacité à formuler des normes ou règles, à en piloter l’exécution et à sanctionner les défaillances, alors on peut convenir assez facilement que les sources de pouvoir se sont multipliées au cours de la dernière décennie au Maroc, du fait des réformes libérales et des mutations liées à la globalisation. Qui sont donc les nouveaux acteurs, dont l’arrivée modifie les règles et le sens du jeu ?

Sources globales de pouvoir économiqueOn se limitera à commenter rapi-

Du tout-makhzen aux stratégies complexes

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41LE STRATÈGE La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

dement la ‘’nature’’ des pouvoirs exercés par les institutions multila-térales, la société civile globale et la gouvernance économique privée, exercée notamment par les entre-prises leaders dominant les ‘’chaînes de valeur globales’’ (CVG). Les institutions multilatérales, dont les plus connues sont l’OMC, le FMI et la Banque mondiale, sont dirigées par des instances dépendantes des gouvernements. En réalité, en raison de la technicité des questions et des processus de construction de leurs ‘’recommandations’’, leur pouvoir de définition des règles du jeu est important.

Il est intéressant de noter, à propos de cette catégorie d’acteurs, qu’une part importante de leurs décisions ne fait que reprendre des consensus élaborés en dehors des assemblées ‘’ordinaires’’. Ils fonctionnent donc aussi quelque part comme des caisses de résonance. Si on prend le secteur agricole, que je suivais beaucoup il y a quelques années, on s’aperçoit que l’accord de Marrakech de l’OMC renvoie sur les questions non tarifaires à des références établies dans le cadre d’autres instances, tels que le Codex Alimentarus13, l’UPOV14 ou l’OIE15. De même, si on se réfère aux directives de la Banque mon-diale en matière de financement de

projets, on se rendra compte qu’elles reprennent en grande partie les recommandations établies par des commissions ad hoc (Commission mondiale des barrages), ou par des ONG (Oxfam).

Une chose est sûre : de par l’ouverture de sa politique économique, le Maroc est un terrain où les normes des acteurs multilaté-raux exercent une influence sur la décision économique. Il n’est pas utile d’aller plus loin sur cet aspect connu des choses.

Le deuxième domaine d’influence économique réside dans le pouvoir de ‘’notation’’ que certaines or-ganisations ont réussi à acquérir16. On peut également associer à ce pouvoir de notation, le pouvoir de blocage exercé par les organisations non gouvernementales sur les ac-cords multilatéraux ou bilatéraux (échec de Doha, compromis sur les génériques en matière de protection de la propriété intellectuelle AMPIC, mobilisation contre les ALE des paysans ou des militants des droits de l’homme, …) ;

Identifier les domaines d’expression du pouvoir de création, de notation ou de blocage des organisations de la société civile ne doit pas nous conduire à exagérer (rêver),

car à travers la plupart des études sérieuses, il transparaît que leur influence est pour l’essentiel récu-pérée par la routine des affaires ou

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42 LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

par la souveraineté des Etats17. Le Maroc, y compris.

L’Etat face aux gros investisseurs étrangersLes relations entre les Etats et les investisseurs étrangers étaient analy-sées depuis R. Verno18, à l’aide de la théorie dite du ‘’pouvoir négocia-teur obsolescent’’. L’auteur montre que la répartition du pouvoir entre investisseurs et Etats passe par deux moments :• Avant la réalisation de l’investissement, les Etats se sen-tent affaiblis face à la mobilité des capitaux, le rapport de forces est favorable aux investisseurs sous la forme d’un chantage.• Après la réalisation de l’investissement, les capitaux de-viennent otages des Etats, de leur pouvoir fiscal notamment.Cette théorie a été dépassée par les conditions actuelles de ce que plusieurs auteurs appellent la gouvernance économique privée, dans laquelle le pouvoir des multinationales ne se réduit plus au ‘’chantage’’ à l’investissement initial. L’expression du pouvoir actuel des firmes-leaders découle de l’organisation des relations économiques entre les maillons d’une même chaîne de valeur, dans laquelle existe des dispositions de ‘’sanction’’ et de ‘’récompense’’ des opérateurs qui font partie de la chaîne et des territoires qui les accueillent.

Plusieurs auteurs ont travaillé sur cette question de la gouvernance économique privée. R Kaplinsky, par exemple, a formulé les termes de la gouvernance privée des chaînes de valeur19, en la comparant à la gouvernance politique. Il propose d’en analyser les trois volets : lé-

gislatif (à travers les normes ISO), judiciaire (à travers les systèmes d’audit et de contrôle) et exécutif (il concerne les démarches proactives d’assistance à la mise en conformité des opérateurs, soit par des inter-ventions directes du leader auprès de ses fournisseurs, soit indirectes en obligeant un sous-traitant de premier rang à assister un fournis-seur de deuxième rang).La présence au Maroc des acteurs de cette gouvernance privée mondiale s’est accentuée avec les privatisa-tions et les programmes sectoriels en partenariat public-privé dans le

tourisme, l’automobile, l’agriculture, les services. Elle se ressent égale-ment avec force dans les secteurs de la sous-traitance industrielle, comme l’habillement.

Acteurs nationaux et territoriaux, détenteurs de pouvoirs économiques ?La thématique de l’émergence d’une bourgeoisie sous forme de groupes, d’entrepreneurs lettrés, ou de capital désobéissant a fait couler beaucoup d’encre, alors que celle du pouvoir économique territorial est moins bien documentée.

De la bourgeoisie bureaucratique au capitalisme désobéissantL’historique du secteur privé marocain a été marqué par une accumulation externe fondée sur la marocanisation et la privatisa-tion, pilotées par le régime. Ce

secteur a par la suite évolué dans un cadre protectionniste et réprimé dépendant des pouvoirs politiques20. Cette thèse que l’on trouve dans les travaux précédents de Mohamed Berrada (1968, 1992), M.Saïd Saïdi (1989, 1992) ou A. Benhaddou (1989, 1997) commence à être revisitée dès 1993 par Saïd Tangeaoui (199321).

En 1999, Saaf22 évoque l’apparition plus ou moins récente de puis-santes dynamiques économiques de «désétatisation» favorisant, entre autres, «le développement d’une

base d’accumulation propre de la grande bourgeoisie privée », preuve irréfutable, à ses yeux, de la force de nouvelles tendances consolidant le secteur privé.

Myriam Catusse23 soutient, quant à elle, que ‘’c’est l’hypothèse d’une dérégulation de ces dernières – et plus largement du circuit de dis-tribution des rentes sur lesquelles s’appuieraient l’économie étatique et la faible autonomie des institu-tions économiques – qui expliquerait la formation de coalitions, la mise en œuvre de réformes partielles, et l’apparition de gagnants et de perdants de la libéralisation.

Les entrepreneurs lettrés S. Perrin24 va associer l’indépendance des élites plus à leur ‘’culture’’, qui serait porteuse d’un projet politique: ‘’Les élites économiques nouvelles (ou ces « entrepreneurs lettrés » par opposition à l’ancienne génération

Du tout-makhzen aux stratégies complexes

Les entrepreneurs lettrés font de la politique, en offrant à la société des projets sociétaux, dont ils légitiment l’efficacité par leur réussite

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43LE STRATÈGE La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

d’entrepreneurs dépendante des faveurs ou des sanctions de l’Etat) font de la politique. Ils font de la politique autrement, en offrant à la société des projets sociétaux, dont ils légitiment l’efficacité à travers les exemples de leurs réussites indi-viduelles en affaires’’.

L’auteur reconnaît la fragilité du processus : ‘’Il serait sociologique-ment dangereux d’affirmer que cette évolution est «naturelle» et détachée, d’une part, de quelque volonté politique makhzénienne déterminante, sinon influente, et de l’autre, d’un contexte au caractère à la fois national et international, dans lequel tendent à s’imposer de nouveaux référents sociaux et de nouvelles logiques de développe-ment’’.

Les pouvoirs territoriaux : siba ou makhzen, siba et makhzen ?La proximité géographique, or-ganisationnelle et institutionnelle est analysée de plus en plus par les économistes comme facteur de croissance économique, grâce aux effets ‘’marshalliens25’’ (externali-tés dues à la concentration spatiale d’activités similaires), aux effets ‘’jacobiens26’’ (externalités dues à l’urbanisation et à la diversification des activités qu’elle induit) et aux effets spill-over à la Rohmer27 (ex-ternalités de connaissance). Dans cette hypothèse, le contrôle de la proximité économique devient une source de pouvoir.

L’expression de ce pouvoir est très liée aux enjeux de la politique locale et des formes de décentralisa-tion/déconcentration. En tout cas, on peut dire que ces pouvoirs ont aujourd’hui des relations plus complexes avec les élites centrales que celles décrites et analysées

par R Leveau dans le cas des élites rurales en termes de ‘’collusion’’. Une des expressions qui définis-sent au mieux ce processus de constitution de pouvoirs locaux est celle de Myriam Catusse qui parle d’une ‘’économisation’’ de la vie publique locale28 (lire commentaire de Mounia Bennani Chraïbi).

Des jeux simples aux jeux complexesLa pluralité des sources de pouvoir économique va donner lieu, à travers le jeu stratégique des ac-teurs, à des combinaisons multiples et variées qui vont démultiplier le potentiel de rupture des équilibres de l’ancienne économie politique marocaine centrés sur la toute-puissance du régime. Ainsi, il en va de la consolidation mutuelle qui existe entre les pouvoirs des acteurs privés globaux et ceux des accords interétatiques bilatéraux ou multilatérau29, ou de l’accès à l’international, réservé auparavant aux seuls acteurs étatiques, des acteurs économiques et politiciens

locaux. Il existe trois ‘’lectures’’ des interactions entre les acteurs déten-teurs de pouvoirs économiques, globaux, locaux et nationaux, que nous allons rapidement exposer, avant de présenter quelques élé-ments plus concrets sur les rapports

Face à la mondialisation et aux effets du néolibéralisme triomphant, le système marocain réaffirme sa stabilité à travers la préservation d’espaces rentiers et clientélistes

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44 LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

de force qui s’expriment dans la conduite des politiques sectorielles, qui sont utiles pour se forger une idée.

Jeu à somme nulle et évanescence des EtatsLes auteurs qui conçoivent les interactions dans le cadre d’un jeu à somme nulle sont obligés de conclure à l’affaiblissement des Etats en matière économique. En

ce sens, l’Etat ne ferait que perdre du pouvoir économique, que les acteurs locaux et globaux ont réussi à ‘’arracher30 ’’. Cette hypothèse n’arrive pas à rendre compte de l’hyperactivité économique du régime marocain. Serait-on alors dans un simple pro-cessus de recomposition ou plutôt de reproduction de la domination politique de la scène économique ?

Recomposition ou reproductionL’hypothèse de la ‘’recomposition’’ des Etats, insiste sur les astuces d’une classe dominante qui serait capable de contrôler les retombées des mutations. Ainsi, Riccardo Bocco, par exemple, résume les con-clusions de la recherche de Simon Perrin31 en écrivant dans la préface ce qui suit : ‘’Il nous montre en particulier la capacité de reproduc-tion d’un système qui (….) a besoin de tout changer afin que tout reste inchangé : face à la mondialisation et aux effets du néolibéralisme triomphant, le système marocain

réaffirme sa stabilité à travers la préservation d’espaces rentiers pour les élites et grâce à la reproduction de logiques de clientèle’’.

Le système économique et institu-tionnel marocain serait caractérisé par la prégnance du modèle pro-tectionniste et interventionniste, où les positions économiques se construisent à partir des positions de pouvoir ou du moins de la

proximité avec celui-ci; donc aussi par les résistances à la dérégulation, par la nature ambivalente d’un sec-teur privé surpolitisé et par sa faible internationalisation32.

Amar Drissi33 exprime cette vue après s’être interrogé sur la réalité du processus de libéralisation des télécommunications au Maroc, souvent présenté comme un modèle tant en termes d’indépendance de l’autorité de régulation qu’en termes de montants récoltés par le pays pour la deuxième licence de téléphonie mobile ou la vente de l’opérateur historique. Selon son analyse, et s’appuyant sur une cartographie des acteurs du sect-eur, il montre que ceux-ci sont les mêmes que ceux d’avant la réforme mais qu’ils ont adapté leur com-portement, à l’image de l’ancien ministre des Télécommunications qui se retrouve directeur général de l’opérateur historique privatisé et vendu à Vivendi. En lieu et place d’une déréglementation réelle, on serait ainsi en présence d’une

«numérisation de l’extraction de la rente» parée d’un vernis de légit-imité envers les bailleurs de fonds et révélatrice de l’importance du comportement des hommes dans un Etat marqué par le manque de stratégie.

Il est vrai, comme on le verra, ci-après, que la multiplication des points d’intervention du régime marocain en matière économique donne une certaine crédibilité à ce point de vue. Mais malgré cette capacité explicative en apparence, cette présentation ne nous semble pas convaincante, car elle réduit les nouveaux pouvoirs à des appen-dices manipulables par les forces étatiques ou liés aux puissances publiques, alors que nous avons essayé de montrer ci-dessus juste-ment qu’ils disposent d’une marge de manœuvre irréductible.

Paul Wapner34 nous explique à ce propos la chose suivante: ‘’Avec le temps, il est apparu clairement que les acteurs non-étatiques (…) exer-çaient une influence politique pro-pre. Les multinationales modifient le paysage des affaires. Les organisa-tions de la société civile modifient la compréhension des enjeux so-ciétaux et ne se limitent pas à faire pression sur les Etats. Les réseaux de media globaux construisent en grande partie la représentation des problèmes du monde. Les réseaux terroristes instillent la peur et al-tèrent les agendas politiques dans plusieurs régions du monde. Bref, loin d’être des acteurs marginaux, les acteurs non étatiques sont des acteurs-clés’’.

Restructuration des espaces de pouvoirLa troisième lecture, celle de la

Du tout-makhzen aux stratégies complexes

Loin d’être marginaux, les acteurs non étatiques (multinationales, ONG ...) sont des acteurs-clés qui exercent une influence politique propre

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45LE STRATÈGE La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

restructuration, insiste sur le fait que la perte de souveraineté des Etats d’un côté et l’émergence de nouveaux acteurs ne signifie pas une perte de pouvoir des Etats, car le jeu n’est pas à somme nulle. L’émergence de nouveaux acteurs de la gouvernance économique ne signifie pas la réduction des pou-voirs des autres acteurs, mais plutôt un redéploiement, une restructura-tion. Pour concrétiser les termes de ce débat, je m’intéresserai aux enjeux sectoriels du jeu stratégique tels qu’ils se présentent au Maroc. On va d’abord s’intéresser à un sec-teur où l’Etat marocain cherche à consolider une position dominante, celui de la gestion économique des flux migratoires. On dira un mot, ensuite, sur un secteur où il fait plutôt de la résistance au change-ment (secteur financier), avant d’aborder des secteurs où il essaie avec des résultats variés, d’être le promoteur du changement de la gouvernance économique (télécom, tourisme, industrie, artisanat, agri-culture, énergie,…) et de terminer par des secteurs où la résistance vient plutôt des acteurs que du régime (social, foncier,…).

Le filon migratoire La gestion économique des migra-tions a été analysée comme un succès35 en termes de rétention de pouvoir économique et social, grâce au réseau de collecte de l’épargne,

au réseau consulaire, à la politique d’accueil des investissements au Maroc (Banque Amal) et à la prio-rité donnée à la question migratoire dans les relations bilatérales. La capacité du régime à maintenir cet avantage36 a été renforcée par encore plus d’initiatives récem-ment, notamment par la création d’un ministère, d’un conseil et l’engagement de l’agence publique de l’emploi dans la gestion des flux des saisonniers. Le pouvoir en matière de gestion étatique des flux de capitaux, et de gestion de l’emploi de manière générale, s’en trouve renforcé, en dépit du caractère global du phénomène migratoire.

La locomotive financièreLa réforme du système financier, démarrée en 1993, a réduit en partie la confusion des genres qui prévalait en la matière entre institutions de régulation, entre-prises publiques et groupes privés nationaux et étrangers. Le système est mieux gouverné suite à la priva-tisation, à l’indépendance accordée à la Banque centrale, à la mise en place de nouveaux instruments et marchés financiers.La prochaine étape, réclamée par certains acteurs, celle de la libéralisa-tion du compte capital rencontre de la résistance de la part de ceux qui sont en mesure de capter à moindre coût les ressources financières du pays, tant que les mouvements de

capitaux sont réglementés avec précision.

Visions sectoriellesL’histoire des réformes sectorielles dans les secteurs productifs démarre avec celle des télécoms37. Elle s’est poursuivie avec celles du tourisme, de l’industrie, en attendant celles du commerce, de l’énergie et de l’agriculture. Cette démarche volon-tariste des technocrates du régime38, obéit à un portait-type commun.

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46 LE STRATÈGE

Les programmes sectoriels sont inspirés par les mêmes écoles de pensée managériales appliquées au développement. Ils ont recours à des ‘’recettes’’ qui ont fait leur preuve, et dont les principes sont résumés ci-dessous.1. Des programmes fondés sur des ‘’visions’’ : ils traduisent des choix et une volonté fondée sur une prospective, autrement dit une ‘’vi-sion’’. Ce double souci se retrouve explicitement dans le vocabulaire utilisé (Vision 2010, Vision 2015, Vision 2020, Maroc Vert) et dans les méthodologies des études de stratégie qui les précèdent.2. Des programmes conduits en ‘’partenariat public-privé’’ : Ils expriment ‘’le nouveau rôle de l’administration qui doit passer d’une administration de gestion à une administration de développe-ment. En d’autres termes, l’Etat devient un entraîneur qui choisit des axes de développement et oriente et encadre les acteurs privés. Le secteur privé, pour sa part, se voit investi de la mission de mise en œuvre de ces axes de développe-ment et de création d’emplois39 ’’. La mise en œuvre de ce partenariat se réalise en général au moyen de contrats-programmes.3. Des programmes d’ancrage à la globalisation : cette dernière est

conçue comme une course de vi-tesse dans laquelle les règles du jeu sont de plus en plus formatées par les leaders globaux qui deviennent les ‘’locomotives’’ d’une intégration réussie. 4. Des programmes gérés selon des méthodes ‘’managériales’’ : Ils con-tiennent des objectifs chiffrés qui deviennent des résultats à atteindre et des plans d’actions annuels avec des indicateurs de performance et des évaluations.

Secteurs en résistance Je me limiterai au ‘’secteur’’ social et au ‘’secteur’’ foncier pour aller à l’essentiel. Dans ces deux cas, les résistances des acteurs locaux à ‘’perdre des zones d’opacité gérées de manière autonome’’ s’avèrent beaucoup plus importantes que les pressions des réformateurs. Ces échecs en disent assez long, à mon avis, sur la réalité des rapports de force actuels40.

Questions en suspensIl y a quelques années encore une conclusion élaborée sur le thème de la réversibilité des réformes parais-sait encore pertinente au Maroc. Plus du tout aujourd’hui ! Ce sentiment traduit bien la nature du moment économique et politique que nous vivons, marqué par une

pluralité des sources de pouvoir, qui rend effectivement difficile la réversibilité de certaines réformes (lire commentaire de El Hassan Benabderrazik).

Cette pluralité des acteurs et des coalitions crée, à son tour, les condi-tions d’une ouverture réelle du jeu politique articulé autour de projets économiques alternatifs, portés par des coalitions d’acteurs locaux crédibles, jugés sur leur capacité à dénouer certains blocages (social, foncier) ou à améliorer certaines performances (finances, productifs). L’économique serait ainsi en train de prendre sa revanche sur les étapes antérieures.

Si le régime décide de bloquer cette ouverture, alors il aura intérêt à réussir la restructuration de son élite pour la transformer en une vé-ritable ‘’classe capitaliste’’, capable de rentabiliser son capital à des niveaux supérieurs à la moyenne, d’imposer ainsi le respect aux autres groupes d’hommes d’affaires et de refonder le contrat social autour de la recherche de la productivité.

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47LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

près la libéralisation amor-cée dans les années 80, on a eu l’impression que le

Maroc engageait une rupture avec le régime néo-patrimonial qui le caractérisait auparavant et dont le fonctionnement était centré sur un modèle d’allocation des ressources, entièrement contrôlé par le pouvoir politique qui l’utilisait comme moyen de s’assurer des appuis, en distribuant des prébendes.Aujourd’hui, après plusieurs années de mise en œuvre de ces réformes, les avis restent partagés. Pour plusieurs observateurs de la réalité marocaine, le pays demeure caractérisé par «des marchés intérieurs peu concurren-tiels, à tendance rentière, mais aussi des acteurs capitalistes fragiles, très dépendants des ressources et de la protection apportées par les acteurs publics. Ils ne forment pas au Maroc une force sociale autonome, assise sur des ressources et une légitimité propres, capable d’entrer dans un dialogue réglé avec l’Etat, «de puis-

sance à puissance», sur les enjeux de taxation, de régulation des marchés ou, plus généralement de dével-oppement. Il n’y a dans ce pays ni capitaines d’industrie, ni prolétaires, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de riches et pas d’exploités, ou que l’appât du gain soit méconnu.

C’est la règle du jeu social et institu-tionnel dans laquelle s’exprime cet appétit qui fait toute la différence ». En somme, pour ces observateurs, les logiques des acteurs apparaissent comme discursives plutôt que comme rationnelles, calculs insérés dans les structures politiques, économiques

à l’ombre du princeDes acteurs

Par Driss BenaliEconomiste, membre du collectif stratégie, CESEM, Rabat

A

L’analyse des mécanismes en place, à travers des cas précis (PAS, privatisations…), de l’expérience

plus récente des stratégies sectorielles, met à jour flux et reflux entre centralisation monarchique

et autonomisation des lobbies, blocages en tous genres et laborieuses recherches de consensus et permet d’établir une typologie des nombreux

avatars de la prise de décision.

autonomes

ANALYSE

Page 49: Des acteurs

48 LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

et sociales qu’ils configurent eux-mêmes. Conclusion, l’Etat en tant que structure institutionnelle et administrative, mais aussi comme centre de décision, demeure pri-mordial en amont et en aval de la compréhension. Loin de satisfaire tout le monde, cette explication suscite des réactions nuancées, voire

contradictoires. Notre propos ici est d’alimenter le débat par quelques réflexions à partir d’une analyse globale sur la prise de décision et de ses mécanismes à partir d’une analyse sectorielle.

Ambivalence des ambitions et des structuresBien qu’ayant opté pour une économie de marché dès le début des années 1960, l’Etat marocain est resté omniprésent dans la vie économique. Outre ses prérogatives classiques (prélèvement de l’impôt, mise en place d’infrastructures, émission et gestion de la monnaie), l’Etat jouait le rôle de premier entrepreneur du pays, du premier employeur et de premier banquier. Cette omniprésence du pouvoir dans l’économie traduisait sa vocation à encadrer l’ensemble des segments de la société et, par conséquent, à présider au processus de prise de dé-cision. Mais la règle du jeu implicite, selon laquelle un Etat intervention-niste garantit par ses dépenses un taux de croissance satisfaisant et mène une politique clientéliste généreuse, ne pouvait plus être

opérante en période de crise. Aussi, la généralisation du clientélisme d’Etat débouche, inéluctablement, dans le contexte de pénurie de res-sources, comme cela était le cas du Maroc de la décennie 1990, sur une surcharge des demandes et une crise de légitimité de l’Etat. D’autre part, l’ouverture au marché mondial et la

libéralisation économique engagée par le pouvoir ont, en partie, remis en cause le fonctionnement du système donnant lieu à des compor-tements et des pratiques d’un type nouveau, où l’affirmation d’acteurs sociaux et économiques autonomes devient nécessaire.Dans ce contexte, des brèches ont été ouvertes et ont permis à de nouveaux acteurs de s’affirmer et de participer à la prise de décision économique. C’est dans ce cadre, par exemple, que les entrepreneurs ont émergé en tant qu’acteurs de la vie économique et parties prenantes de la décision. Ayant vécu à l’ombre de l’Etat (marocanisation, privatisa-tion…), ils avaient du mal à se don-ner une autonomie et une légitimité qui en auraient fait des partenaires à part entière de la vie publique. Toutefois, depuis le début de la décennie 90, ils ont essayé de sortir de leur discrétion pour faire entendre leur voix et occuper une place dans le paysage social. C’est l’époque où l’on entendait dire : «Le secteur privé national doit être l’acteur prin-cipal de ce changement. L’entreprise comme moteur du développement et espace principal de la vie sociale

doit être repensée pour devenir un instrument de développement national et d’épanouissement de la vie individuelle». Que reste-il de ce discours ?Aujourd’hui, on peut dire que le Maroc se trouve dans une période transitoire dans laquelle deux logiques se font concurrence : la logique traditionnelle qui puise ses racines dans l’organisation héritée du passé et qui s’exprime à travers une administration puissante qui a beaucoup à promettre et beaucoup à donner, et une logique moderne dont le fondement se trouve dans la séparation des pouvoirs, la transpa-rence et le respect des règles du jeu. Cette ambivalence et cette dualité traversent tout le système politique et imprègnent fortement la marche de l’Etat, au point où le système de gouvernance, comme les structures politiques, requièrent en perma-nence une double lecture.De ce fait, le dialogue entre acteurs privés et publics est faible. Le processus de décision est arbitré et contrôlé nettement de l’intérieur de l’Etat par l’institution monarchique. En fait, toute décision qui comporte une dimension stratégique ou un risque politique, comme cela a été le cas pour Tanger-Med, le projet Bouregreg, l’INDH, les décisions fiscales majeures, l’accord de libre-échange avec les Etats-Unis, les monopoles injustifiés… (Lire le texte d’Aboudrar), reste concentrée entre les mains du souverain. En d’autres termes, le pouvoir royal reste l’arbitre en dernière instance d’une quantité énorme de projets individuels ou collectifs. «Ainsi, on retrouve au sommet de l’Etat le constat d’une informalité de la règle du jeu et d’une résistance au droit déjà relevées à la base de la pyramide sociale, mais avec des effets

Le dialogue entre les acteurs privés et publics est faible. Le processus de décision est arbitré

et contrôlé nettement de l’intérieur de l’Etat par l’institution monarchique.

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différents»1. Cependant, on ne peut pas parler d’un maître des horloges qui maîtrise tout et qui décide de tout. La libéralisation de l’économie, l’ouverture au marché mondial et les réformes structurelles menées par l’Etat, depuis quelques décennies, ont fait émerger des acteurs con-trôlant des ressources appréciables et disposant d’une influence locale et sectorielle.C’est autour de ces questions que nous entendons orienter cette in-tervention, partant de l’hypothèse selon laquelle, si les évolutions récentes accroissent la probabilité de l’autonomie des acteurs, cette probabilité n’est ni automatique, ni générale. La question qui est con-stamment présente, en creux, dans plusieurs analyses est la suivante: comment l’Etat marocain a-t-il rendu endogènes les changements et quelle est la part d’autonomie dont disposent les acteurs économiques ? Dans ce contexte, la prise de décision revêt souvent les formes suivantes :

Décisions de souveraineté, d’arbitrage et de consensusLa lecture de décisions économiques majeures prises durant les deux dernières décennies montrent que le pouvoir central au Maroc oscille entre quatre modes de décision, dépendant de la nature du sujet, du risque encouru et d’autres paramètres non énoncés.

Les décisions de souveraineté Outre les domaines de la sécurité, de la justice et de la religion, classique-ment dits «de souveraineté», le rôle central du roi peut se vérifier dans des problèmes qui supposent un fort engagement et une grande détermi-nation. A titre d’exemple on peut citer le programme d’ajustement structurel, dont la gestion a été as-surée par le roi.

Dans l’ensemble, le processus de dé-cision a connu les étapes suivantes :

- La première consiste à préparer l’opinion par un discours dans lequel le chef de l’Etat expose le problème. Dans ce premier discours, le roi re-court à la dramatisation et fait appel à la responsabilité du citoyen, tout en promettant une issue heureuse. Ce discours est relayé par celui du Premier ministre et des ministres concernés par cette décision.- La seconde étape consiste à obtenir l’adhésion des différents acteurs économiques en soumettant les réformes à leur appréciation. L’objectif, généralement recherché à ce niveau est l’obtention du con-sensus.- La troisième étape est l’exécution de la décision : cette étape peut donner lieu à une opposition ou des conflits qui génèrent des coûts sociaux parfois très élevés (les émeutes, les grèves…). Dès lors, l’intervention du chef de l’Etat, à travers les media, peut s’avérer nécessaire, étant donné l’importance de l’enjeu et le risque qui l’accompagne.

En définitive, dans toute action ayant un impact politique ou straté-gique, comme cela a été le cas du programme d’ajustement structurel, la décision reste concentrée entre les mains du chef de l’Etat, qui dispose de grands pouvoirs, pour agir avec fermeté et détermination, et qui

dispose d’une marge de manœuvre suffisante pour bien gérer le risque. C’est également dans cette catégo-rie de décision qu’on peut classer l’accord d’association avec l’Europe et celui de libre-échange avec les Etats-Unis. Dans les deux cas, la décision a été prise rapidement par le roi. C’est lui qui a lancé les négociations avec les deux parte-naires et c’est lui qui a décidé en dernier recours. Le Parlement n’a été saisi qu’une fois les négociations terminées et l’accord entre les deux parties conclu. Pour ce qui est de la société civile, son intervention s’est faite surtout à travers la Confédéra-tion générale des entreprises maro-caines, qui a pu donner son avis en faisant partie de la délégation qui a négocié.

Les décisions d’arbitrageChaque fois que l’opposition entre partis, syndicats ou groupes de pression est très forte, ou encore chaque fois que l’opinion publique se trouve très divisée sur une ques-tion donnée, le roi met en avant son pouvoir d’arbitrage. Il en fait usage, également, chaque fois que le consensus est impossible. Ce fut le cas, notamment de la privatisation. Cette réforme a, dès le départ, dé-chainé des passions et des intérêts. Le fait qu’une partie du patrimoine national doive être transférée du secteur public au secteur privé constitue en soi un enjeu majeur

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pour l’avenir du pays. Ce sont les partis politiques et les syndicats qui sont intervenus massivement dans le débat. Par ailleurs, tous ceux qui prospèrent à l’ombre de l’Etat et pour qui les entreprises publiques constituent des «vaches à traire», vont se mobiliser pour s’opposer à l’apparition de cette réforme, ce qui a fait dire à Hassan II : «We will face strong resistance, we thus have to act with tact and softness, but without complexes» (Maghreb Selection, 552, 19/4/1989). De ce fait, le processus suivi s’est déroulé de la manière suivante : le pouvoir central a donné le ton. Dans un discours largement médiatisé, le roi a situé l’intérêt de la réforme et la procédure à suivre pour la réaliser. Après ce discours, la voie était ouverte au travail technique mené par les experts et les spécialistes, une étape destinée à évaluer le patrimoine public et à ras-surer l’opinion sur la suite à donner au patrimoine national.Cette étape a aussi pour objectif de clarifier le jeu et de faciliter la tâche du Parlement. C’est alors qu’interviennent les différents partis et les différents groupes de pression qui cherchent, à travers des amendements et des proposi-tions de loi, à infléchir la réforme dans le sens souhaité par eux. C’est également le moment où les dirigeants d’entreprises publiques et les responsables de l’administration, en général, interviennent. Le débat devient intense, chacun, campe au début sur ses positions. C’est alors que le roi intervient pour arbitrer. En général, sa décision est plus proche du travail des experts.Dans le même ordre d’idées, on peut situer le débat sur la création de zone de libre-échange arabe. Les réserves exprimées par certains groupes de pression notamment l’Association

marocaine des industries textiles (AMITH) est significative de ce point de vue. Sous prétexte que certains pays arabes usent de barrières non tarifaires, on a cherché à retarder la mise en application de l’accord arabe de libre-échange et la limitation des

tarifs douaniers de 40%.Toujours dans le même domaine, même si l’accord relatif à la créa-tion d’une zone méditerranéenne de libre-échange entre le Maroc, la Tunisie, l’Egypte et la Jordanie a été signé au mois de juin 2001, son application a suscité des résistances. Certes l’attitude positive d’autres secteurs comme l’agro-alimentaire, l’électricité et la chimie, ont permis au pouvoir d’arbitrage de s’exercer. De ce fait, l’accord a pu connaître un début d’application.

Les décisions de consensus La nature du régime politique ma-rocain, son évolution au cours des dernières années, le prédisposent dans certains cas à chercher le consensus. D’abord, parce que c’est un régime qui repose sur l’équilibre entre les différentes composantes de la société. Ensuite, parce qu’il cherche à renforcer sa légitimité his-torique, contestée pendant les trois

décennies (1960, 1970 et 1980), par une légitimité démocratique. Enfin, parce qu’il veut minimiser certains coûts sociaux, voire politiques. Dans ce cadre, certaines décisions sont soumises à l’approbation des partis, des syndicats, voire même de certaines associations.Ce type de décision vise à réduire l’opposition à une décision qui risque de se heurter à un refus ou un rejet de la part d’un acteur de la vie sociale et politique. En général, c’est une décision qui touche une partie importante de la population ou des groupes organisés structurés, capables de s’opposer à son application. A titre d’exemple, le code du travail. Comme l’a bien montré Zakaria Aboueddahab dans son intervention, «Le processus d’élaboration du code du travail au Maroc», entre la première tentative d’élaboration du nouveau code du travail en 1979 et son adoption le 23 juin 2003, il s’est écoulé plus de 20 ans. Certes, le nouveau code n’a été réellement mis en circulation qu’au début de 1990 mais, l’hésitation du pouvoir central montre son souci d’obtenir l’adhésion et d’éviter l’affrontement. Il a fallu passer par un pacte social entre différents acteurs de la vie économique, une amélioration sensible des salaires et par quelques concessions de forme, avant d’arriver à un accord. Il faut sans doute ajouter que le lien entre certains partis et les syndicats n’a pas facilité la tâche.

En réalité, les grandes réformes de l’économie et de la société subissent toujours le même sort, sauf quand il y a urgence et pas d’alternative possible. Autrement, l’itinéraire pro-cédural est long et souvent jalonné de rebondissements.

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C’est à travers les mécanismes de prise de décision à l’échelle sectorielle que l’on découvre combien l’autonomie s’exprime parfois avec efficacité et réalisme.

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Les décisions d’orientations stratégiqueset organisationnellesDans cette catégorie de décision, on peut mettre l’élaboration du plan et même la réforme du régime des douanes. La nature de ces sujets, en même temps que leur côté technique, suppose l’intervention d’organismes spécialisés qui disposent de con-naissances et d’un savoir-faire. L’élaboration du plan, ainsi que la réforme de la douane, restent peu accessibles à la compréhension de plusieurs acteurs, même s’ils ont participé à leur élaboration. Certes, dans le cas des douanes, les associations des exportateurs ont eu leur mot à dire et elles ont exercé quelques pressions. En plus, le processus a été facilité par le fait que le Maroc s’est ouvert davantage sur le marché mondial et, que les procédures douanières gênent forte-ment les exportations marocaines. Mais dans l’ensemble, le problème est resté circonscrit et maîtrisé. Les quelques critiques qui ont pu naître, n’ont pas dépassé le cadre de la réunion. En général, l’itinéraire de telles décisions est simple. Il débute par les directives du roi et se termine par le vote du Parlement.A la lumière de ces données, on voit bien que la prise de décision dans un pays où l’Exécutif est bicéphale, où le roi règne et gouverne, reste le fait du monarque. Peut-on en dire autant, dans tous les domaines de la vie économique et sociale ? Comment s’exerce l’autonomie des acteurs à travers les changements connus par le tissu économique ? Comment se réalise-t-elle dans les mécanismes de prise de décision ? C’est donc na-turellement à travers les mécanismes de prise de décision à l’échelle sec-torielle qu’il faut s’orienter, sachant pertinemment que c’est à ce niveau que l’autonomie s’exprime avec ef-ficacité et réalisme.

Les mécanismes de prise de décision dans les secteursLe mécanisme de prise de décision dans le secteur du textile est révéla-teur de la marge d’autonomie dont disposent les acteurs et de la marge de manœuvre des technocrates du pouvoir. Par la place qu’il occupe dans l’économie et surtout les em-plois qu’il procure (210 000), par sa sensibilité à la concurrence interna-tionale, ce secteur dispose de moyens

importants et par conséquent son développement constitue un enjeu de taille. Ainsi, on devrait s’attendre à ce que les acteurs qui l’animent participent effectivement à la prise de décision. En outre, l’organisation dont dispose le groupe qui est représenté par l’AMITH, constitue un instrument efficace pour se faire entendre. Toutefois, ce secteur doit une grande partie de son existence et de son développement à l’Etat, qui lui a servi de promoteur et de protecteur et qui lui a assuré son maintien et son expansion. C’est pourquoi son

rapport à l’Etat, et donc au centre de décision, est à la fois étroit et assez complexe. En général, chaque fois que la décision concerne ce secteur, elle suit un itinéraire marqué par trois étapes :- une première étape consiste à formuler les propositions qui con-stituent l’essentiel des mesures ou des réformes que les acteurs désirent réaliser. Ces propositions reposent, en général, sur des données précises ou sur une étude préalable.

- une deuxième étape consiste dans l’examen de ces propositions par le gouvernement, qui donne une première réponse d’ordre «tech-nique», c’est-à-dire qui ne suscite pas des révisions importantes de la politique économique en cours et qui ne remettent en cause ni les grands équilibres économiques ni la stratégie de développement du pays, ni les accords signés avec les pays étrangers (notamment les accords de libre-échange que le Maroc a signés avec un certain nombre de pays). C’est le cas, notamment, de la dernière décision prise par le

Le mécanisme de prise de décision dans le secteur du textile est révélateur de l’autonomie des acteurs et de la marge de manœuvre des technocrates du pouvoir.

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Premier ministre après les revendica-tions formulées par les représentants du secteur, suite à la fin de l’accord multifibre. La réponse du Premier ministre a été rapide en ce qui con-cerne la baisse des droits de douane sur les matières premières importées par le secteur et la suppression de la tutelle du CMPE.- une troisième étape sera marquée par les décisions stratégiques qui interviennent avec retard et souvent comme des réactions de dernière minute et dont le mécanisme échappe à toute procédure et à toute transparence. Ce type de décision reste le monopole d’une autorité supérieure et se prend en dehors de tout cadre réglementaire et sans aucun délai précis.En revoyant les conditions de genèse et d’élaboration de la vision 2010 née du secteur du tourisme, on découvre un exemple du genre où le parte-nariat public-privé joue pleinement. Le projet est parti de la fondation CGEM, genre de think tank, avant d’être proposé au gouvernement qui l’a adopté. En fait, l’élaboration est passée par trois étapes :- la première a été l’initiation de l’idée par les professionnels du sec-teur, sous forme de réflexion, avant de prendre la forme d’un projet. Les initiateurs de ce projet ont été des professionnels qui ont réussi à se forger une idée d’ensemble du secteur et à le situer à la fois dans la dynamique du temps et dans le contexte mondial.- la deuxième phase consiste à le soumettre à l’approbation du gouvernement qui l’a adopté sous forme de contrat-programme avant de le décliner en accord contractuel signé le 29 octobre 2001 à Agadir.- la troisième phase consiste à mettre en place les instruments destinés à réaliser ce programme : c’est le fait des technocrates. A ce propos, il importe de préciser la col-laboration étroite entre profession-nels et technocrates. Ces derniers

ont bien compris la nécessité du volontarisme dans la conduite de la politique économique et l’intérêt d’un partenariat public-privé dans la conception et la mise en œuvre de ces programmes.Il convient, cependant, de noter que la démarche adoptée a été un mélange d’intuition et de planifica-tion. Au départ, elle a été le fait d’acteurs avertis qui ont perçu les enjeux et élaboré une vision. Une fois celle-ci acceptée et cautionnée par les technocrates, elle a été ap-

puyée par une étude réalisée par un bureau d’études. Enfin, retour aux technocrates qui ont mis en œuvre les instruments destinés à piloter, à négocier et à mettre en œuvre l’étude.De manière générale, ce secteur connaît des acteurs plus actifs et plus déterminés. Ils agissent en vrai groupe de pression qui sait recourir au lobbying pour faire aboutir ses choix. Son autonomie est incontes-tablement plus affirmée que dans d’autres secteurs.

Conclusion Le processus de prise de décision à l’échelle sectorielle reflète les changements en cours dans le tissu économique et social. Il permet de saisir le rôle et le jeu des acteurs en présence et révèle les pouvoirs en gestation et leur manière de s’exprimer et de se faire entendre. Il met en relief, entre autres, le rôle des technocrates et leur contribution à la prise de décision, à la fois en tant qu’intermédiaires entre les acteurs économiques et le pouvoir central, mais aussi en tant qu’éléments qui inspirent des stratégies à suivre.

Depuis quelques années, le rôle de cette catégorie de décideurs publics n’a cessé de croître. Leur forte présence au sein du cabinet royal et leur poids dans le gouvernement leur donnent la possibilité de se faire entendre et accepter. Par ailleurs, leur forte présence au niveau des centres de décision intermédiaires (walis, gouverneurs, secrétaires généraux, directeurs…) en font un groupe de pression non officielle-ment organisé, certes, mais influant et agissant dans le même sens. Leur

force vient du fait qu’ils ont un lieu assez étroit avec le monde des affaires, les acteurs économiques et les institutions internationales avec lesquelles ils partagent les mêmes valeurs, voire souvent la même vi-sion.Tous ces éléments se conjuguent pour aboutir à une «coalition» non officielle mais effective pour la prise de décision. A ce titre, ils contribuent à l’autonomie des acteurs à l’échelle sectorielle, en se faisant leur porte-parole au niveau de l’Etat. A travers eux, les acteurs économiques s’arrogent une autonomie de fait, sans entrer dans un conflit ou un dialogue direct de «puissance à puissance avec l’Etat». L’ensemble de ces éléments fait des acteurs économiques à l’échelle sec-torielle un partenaire à part entière de la décision mais, avec l’existence de pratiques et de procédures assez complexes qui laissent paraître une opacité et une centralité que seule l’absence d’autonomie des acteurs peut expliquer.

La forte présence des walis, gouverneurs, secrétaires généraux, directeurs au niveau des centres de décision intermédiaires en fait un groupe de pression influant et agissant

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La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

out d’abord, quelques re-marques préliminaires sur le sujet de la fabrication de

la décision publique. Cette rencontre est, je crois, l’une des rares fois où la décision a été traitée en tant que telle au Maroc. La décision est un objet insaisissable. Nous sommes dominés par son opacité et non par sa complexité. Elle est opaque, parce qu’elle a comme auteur un

collectif, une zone grise, un entre-deux de décideurs. Elle échappe à la perspective de sanction ou de récompense, c’est-à-dire à la respon-sabilité. Elle ne peut alors apparaître comme digne d’être examinée. Le

corps social porte un savoir collectif de la décision qui en dilue le poids individuel.

La seconde remarque préalable concerne mon sentiment à la lecture de ces textes. Ils font montre, pour la plupart, de la volonté de témoi-gner d’une tension, faite de vouloir comprendre comment cela marche, si cela fonctionne de la même façon ici et là, si cela répond à une vo-lonté explicite, si c’est le produit de «l’indifférence», ou encore, pourquoi c’est ainsi, alors que nous aurions pu faire mieux et autrement. C’est en somme l’histoire d’une frustration.

Troisième remarque : on sait qui est l’acteur dominant. On sait que les institutions ne se comportent pas comme le demandent les textes. On sait que les textes ne sont pas au niveau des attentes. Alors on cherche naturellement où se nichent l’espace, l’interstice, la marge de liberté de la décision, d’une décision responsable, conforme à l’intérêt gé-

néral, qui échapperait à la stratégie de l’acteur dominant. Que peut-on faire, sachant ce qu’il y a comme contraintes institutionnelles ?

On constate alors que, si certaines décisions ne vont pas totalement dans le sens souhaité par l’acteur dominant, si certaines d’entre elles ont pu être adoptées, c’est qu’il y a des marges, c’est que le jeu est plus ouvert qu’on ne le pensait. Mais sommes-nous avancés pour autant sur la fabrication de la décision ?

La décision n’est pas perceptible, n’est pas un objet identifié d’étude. Elle le devient quand la décision de l’autorité est injuste, pas quand elle est erronée ou déficiente. C’’est à partir du bilan de l’Etat, de l’action de l’Etat que la question se pose. Elle demeure alors dans le périmètre de la critique des institutions. Pour aller plus loin, on ne dispose que d’in-formations et de données partielles et partiales, fragmentaires, pas très fiables, que l’on ne sait même pas

Par Raymond BENHAIMEconomiste, consultant, membre du collectif stratégie, CESEM, Rabat

Récits recueillis par Loubna Chiguer et Laetitia Grotti

En préparation de ce travail, le CESEM a réuni un ensemble de récits de décideurs, organisé un focus

group et recueilli, durant la séance du Collectif stratégie, d’autres récits complémentaires.

L’ensemble de ces témoignages est analysé ci-après, pour en dégager les grandes tendances de la décision

publique, en matière économique.

ANALYSE

T

L’opacité de la

décision publique

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54 LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

comment interroger. On est soumis à la rumeur. Au mieux, on s’accro-che à la pénibilité de reconstitutions parfois hasardeuses, d’où l’extrême intérêt des récits sur les secteurs et sur les pôles. En m’attelant à les ordonner, à les croiser les uns avec les autres, et à tenir compte de la diversité des acteurs, selon le niveau de leur participation à l’élaboration, je propose un répertoire de constats, issu de ces mêmes récits.

1. La subordination relative des décisions de l’autorité publique marocaine aux orientations et aux conseils étrangers. La ques-tion est posée par presque tous. Ils ne remettent pas en cause pour autant l’importance et la nécessité d’une expertise étrangère. La perte d’autonomie de la décision natio-nale est relative mais flagrante. Elle serait le fruit direct des incertitudes et des incohérences dans les cir-cuits nationaux de décision, plutôt qu’une perception de la toute puis-

sance de l’expertise étrangère. C’est la volonté politique directrice qui fait défaut. Elle fait alors le lit des orientations «étrangères». C’est vrai dans tous les récits, sauf dans celui d’un ex-ministre qui nous informe que le plan d’ajustement structurel a été une production nationale qui a précédé la recommandation des instances internationales.

Il fait mention de l’étude de Dar Hadassa. Le propos est inquiétant. Nous aurions serré nous-mêmes le

garrot qui a fait disparaître le tissu industriel naissant et fermer des di-zaines d’entreprises industrielles en 1984-86. Que la pensée de certains nationaux rejoigne celle du FMI, c’est une chose. Mais que l’on ac-cepte les conditionnalités du FMI, c’est autre chose. Aujourd’hui, les dirigeants des instances financières internationales, et particulièrement ceux du FMI, font eux-mêmes amende honorable sur les gigan-tesques erreurs imposées à des dizaines d’Etats, dont le nôtre. L’expérience de cette subordination est un enseignement précieux pour nous. Voilà que ceux qui nous im-posaient, au nom de leur savoir et de leurs capitaux, les choix de notre devenir économique, annoncent eux-mêmes qu’ils se sont trompés quelque part.

Dans le même ordre d’idées, la Banque mondiale récusait toute po-litique sectorielle. L’autorité publi-que n’a abordé ce sujet qu’une fois

que la Banque a admis la nécessité sectorielle. Le cabinet McKinsey a concentré et monopolisé les études Emergence qui excluaient la filière construction automobile, parce que notre expérience n’avait, selon McKinsey, aucune attractivité pour les constructeurs. La direction de la Somaca, du temps déjà de Ali Ghannam, avait pourtant déjà sen-siblement exploré cette voie. Il n’en a pas été tenu compte. Et pourtant, le projet Renault-Nissan a eu lieu. Pouvoirs publics et expertise

nationale en sont-ils pour autant au déni de leurs propres choix d’avenir? La participation active et affichée de l’autorité publique et de l’expertise nationale est indispensa-ble. L’un des récits fait état, à juste titre, de l’attractivité vis-à-vis des investisseurs internationaux et de la qualité d’enseigne internationale de Mc Kinsey.

J’ajouterai aussi que le recours à un cabinet international joue en interne une fonction d’arbitrage, vis-à-vis des investisseurs et des professionnels marocains et fait aussi l’économie de leur participa-tion active. Les professionnels et investisseurs marocains ont-ils eu à débattre de la restitution d’une telle étude ? La mobilisation et l’intérêt des investisseurs nationaux pour de telles opportunités d’investissement en souffrent. Le sentiment prévaut d’un face-à-face des autorités publi-ques et des investisseurs étrangers. Conclusion 1 L’autonomie de la décision publique est sujette à une forte interrogation.

2. Décisions inopportunes issues de l’absence de continuité dans la conception et l’élaboration de projets au sein des pouvoirs pu-blics. De l’approche des grappes, on est passé à la mise à niveau, aux nouvelles zones, à la politique sec-torielle, sans que les enseignements des précédents aient été tirés par les suivants. La discontinuité induit, auprès des investisseurs nationaux d’abord et des investisseurs inter-nationaux ensuite, que l’autorité publique ne sait pas ce qu’elle veut. Pourtant, la somme d’expériences et d’études en ce domaine peut fournir une authentique doctrine. Mais qui est là pour donner l’impulsion ? Cette absence de fermeté et de volonté n’est pas un trait du passé

Du tout-makhzen aux stratégies complexes

Le recours à un cabinet international, tel que Mc Kinsey, joue en interne une fonction d’arbitrage, vis-à-vis des investisseurs et des professionnels, et fait aussi l’économie de leur participation active.

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récent. Elle se retrouve dans la vie du Plan Azur du secteur touristi-que. Ainsi le cahier des charges des attributaires prévoyait 70% de lits pour touristes et 30% d’immobilier. Aujourd’hui, la proportion est inverse, et les autorités ont laissé faire (pour certains, l’immobilier au sein des stations était aussi un in-vestissement touristique, sauf qu’en résidentiel, un touriste dépense 30€/j et en hôtel 90€/j). Conclusion 2 L’aptitude à la déci-sion au sein des pouvoirs publics est mise en doute.

3. La décision finalement adoptée est partielle, issue du gap entre l’abondance des instruments et l’arbitraire de la prise de décision. On est impressionné, même quand on le sait, par l’abondance de don-nées disponibles. Les exposés de deux hauts responsables (ministre et directeur central) montrent la pluralité des études et des pilotages engagés. Une idée souvent avancée, celle de l’insuffisance de données et d’études, de connaissances des milieux, paraît alors erronée. C’est plus souvent d’un problème de qualité et de continuité qu’il s’agit. Nous savons que, souvent, les bureaux de nos ministères sont pleins de placards où se sont amoncelées les études. Un état des lieux à ce sujet serait édifiant. Nous ne pouvons que saluer ce qui est nouveau : on fait des études et on passe à l’action. Le passage à l’acte est un fait nouveau du règne actuel. Mais deux questions restent posées ici, concernant la productivité de l’outillage intellectuel, études et instances, et leur impact sur la décision. Et puis il y a aussi celle de «la décision parachutée». Abdeslam Aboudrar pose ainsi pertinemment, avec une cascade d’exemples, la décision par le fait du Prince. L’avalanche de faits qu’il produit montre que c’est là un grand sport national.

Conclusion 3 En dépit des études et des instances, les responsables ne font que «suivre les instructions».

4. Une décision qui tourne le dos au marché intérieur. C’est, je pense, le point capital qui est évoqué sous bien des formes. Mohamed Horani pointe «le mépris du marché local».

A quelques exceptions près, aucun des grands chantiers, aucune des grandes décisions, en dépit des efforts de concertation des indus-triels nationaux, n’a connecté les demandes et les besoins du marché intérieur. Le Plan Azur pour le tourisme, le plan Emergence pour les TIC, Tanger Med, chacun à sa manière, n’ont pas tenu compte de la capacité et de l’aptitude des entreprises, des investisseurs et de l’expertise nationale à être partie prenante de ce potentiel mis en oeuvre par l’Etat. Pourtant, en 2006, 70% des touristes étaient des RME et des touristes nationaux3.

C’est tardivement que les autorités du tourisme se sont intéressées au potentiel local. Par ailleurs, au sein de Tanger Med (TMSA) ou du projet du Bouregreg, aucune instance n’est dédiée pour favoriser la participation des entreprises nationales aux grands travaux. Le Plan Azur a été construit sur une erreur conceptuelle majeure : il a été élaboré à partir d’une concep-

tion du produit touristique qui date des années 80. La consommation touristique n’est plus see, sex and sun. Aujourd’hui, le touriste veut bouger, voir, connaître, rencontrer et le Maroc peut produire une offre de la plus grande diversité. Cela aurait été une exceptionnelle mobilisation de l’ensemble du

marché national de l’offre maro-caine, correspondant totalement à la nouvelle consommation de produits touristiques. Nous n’y répondons pas. C’est le marché qui s’en charge par le bouche-à-oreille. De même, pour le projet Tanger Med, une erreur de conception sur le dimensionnement, à cause du conseil de Mc Kinsey, portait sur une capacité de 3M de containers, alors que la demande de flux sur le range est de 10 M de containers. TMSA a rectifié par une extension de 5 M de containers.Conclusion 4 La décision publique ne mobilise ni les productions, ni les savoirs endogènes. 5. Une décision inadéquate et coûteuse, issue d’une absence de pilotage et de connexion des moyens avec la décision centrale. C’est vrai au niveau de la logisti-que, du transport et des ressources humaines principalement. Ces deux points se retrouvent dans l’ensem-ble des chantiers. Mais les leçons tirées des insuffisances d’un chan-

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tier permettent de mieux préparer le suivant. Cela aussi est nouveau. Le plan 10 000 ingénieurs rattrape le temps perdu pour l’offshoring, mais qu’en est-il pour le Plan Azur, pour le BTP, pour l’automobile ? Tous les secteurs commencent à souffrir de cette grave lacune.

C’est le cas du Plan Azur. L’un des responsables qui ont participé au focus group sur la décision dans la stratégie sectorielle a précisé que la vision 2010 «prévoit des emplois, des compétences, mais qu’il y a un problème de coordination des efforts et des moyens». L’OFFPT est–elle la réponse adéquate aux nouveaux besoins ? L’insuffisance de la coordination est également avérée entre les instances d’un même ministère. Karim Tazi raconte comment ce que décide de faire un ministre, un de ses hauts fonctionnaires décide de ne pas le faire. Les ministres passent, les services ministériels demeurent.

Le manque de coordination est tout aussi patent entre les instan-ces nationale et territoriale. La projection territoriale des chantiers demande paradoxalement une relance du niveau central, le niveau territorial n’étant pas à la hauteur des enjeux ou jaloux de ses préro-gatives. Les entreprises étrangères soumissionnaires dans le Plan Azur avaient sollicité elles-mêmes fermement qu’au niveau central, l’Etat les accompagne. L’absence de compétences, le périmètre des attributions, la non-disposition à l’écoute et au suivi pour le relais de la décision nationale des investis-

seurs auprès des régions créent de l’indétermination et de la confu-sion. C’est une source inépuisable de lassitude chez les investisseurs. C’est d’autant plus étonnant que ce qui est «territoire» au Maroc signifie «ministère de l’Intérieur». Certes ce ministère s’est vu attribuer des

compétences de développement économique. Alors c’est lui qui est en cause. C’est lui qui est responsa-ble d’une nécessaire mise à niveau de ses agents et du pilotage local. Il en résulte souvent de l’incohérence entre les demandes au niveau mi-nistériel et le suivi par les services de ce même ministère.Conclusion 5 Les projets dessinés au niveau central ne sont pas suffisamment relayés et coordon-nés, pour être efficaces une fois appliqués.

6. Une décision opaque. C’est le vice congénital de la décision publique marocaine. L’un des ex-ministres interrogés insiste sur la complexité qui caractérise les circuits de la décision publique. Or ce n’est pas le terme qui convient : c’est plus d’opacité dont les uns et les autres font état. Pas de confusion donc entre complexité et opacité.

Ce dont il s’agit au Maroc provient de l’historique de la prédominance de l’arbitraire dans la décision de l’autorité publique. A un bref moment de l’histoire récente du gouvernement, entre 1998-2003, l’on avait espéré un recul de l’opa-cité et de l’arbitraire avec un carac-tère collectif consensuel et élaboré. Mais cette démarche n’était pas assez visible et rapide. Elle n’était pas pensée comme telle, formalisée,

communiquée. Et l’on a opposé la compétence et la rapidité de déci-sion des technocrates du Cabinet royal à celle, lente et «vaporeuse», des ministères, du gouvernement. Nous payons aujourd’hui une im-patience qui s’exprimait à l’époque par une charge contre le gouver-nement d’alternance «incompétent et lent», et qui faisait écrire à nos journalistes que les changements réels, les décisions ne pouvaient émaner que du Roi. L’on ne peut aujourd’hui que constater les dégâts de cette demande adressée en direct au Cabinet royal. Elle est préjudiciable au monarque et aux institutions élues, le premier est au premier rang donc sans fusible, les secondes sont décrédibilisées.

Abdesslam Aboudrar fait état à plusieurs reprises d’exemples très représentatifs de décisions publiques d’importance majeure qui sont «parachutées», c’est-à-dire venant du Cabinet royal ou des ministères de souveraineté : autant dire un court-circuit permanent qui fait penser à l’inutilité de travailler, d’étudier un dossier, de se réunir, de débattre, pour aboutir à une décision commune, puisque c’est pour la voir remise en cause, et annulée. On encourage ainsi les commis de l’Etat à l’indifférence. Et c’est particulièrement grave.

DEUX CONCLUSIONS La première est relative au faux bicéphalisme de la décision : ca-binet royal et gouvernement. Il ne s’agit pas de deux entités distinctes mais de vases communicants. La seconde issue de la première : le double discours. Il est dange-reux. On peut le lire comme étant dans notre culture. On peut le lire comme l’exercice permanent de l’indécision. Comme le disent les thérapeutes, le double discours est la meilleure façon de rendre l’autre fou.

Ce dont il s’agit au Maroc provient de l’historique de la prédominance de l’arbitraire dans la décision de l’autorité publique.

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57LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

Un processus de décision fonc-tionnant «normalement» se doit d’impliquer la concertation avec/et la participation de toutes les instances en charge ou concernées ou intéres-sées par le projet, le programme ou la politique en question : institu-tions (départements ministériels, organismes publics, Parlement,…) ou parties prenantes (partenaires sociaux, chambres de commerce et d’industrie, société civile…).

De fait, beaucoup de projets, pro-grammes et politiques, s’élaborent en dehors de ces circuits, nonobstant leur qualité ou leur envergure. Il est d’ailleurs significatif que le Conseil économique et social, organe inscrit dans la Constitution dès 1996, n’ait jamais été mis en place !

Quelques exemples de décisions prises hors circuit «normal» : les grands projets d’infrastructure (Tanger Med, Projet Bouregreg) et de politique sociale (INDH), des décisions fiscales majeures (sou-vent prises au détour d’une loi de finances) : l’application de la Taxe sur les profits des produits à revenu fixe (TPPRF) aux caisses de retraite, les changements de taux de TVA, les redressements fiscaux de secteurs entiers.

Décision, ouvertureéconomique et mondialisationLes forces dominantes sur le plan politique et économique, tout en s’engageant dans des réformes majeures, censées instaurer les conditions d’une concurrence ou-verte, libre et transparente, tentent de sauvegarder les conditions de l’hégémonie économique ou de

reproduire de nouvelles niches de rente. Deux attitudes peuvent alors être observées :

Première attitude : l’ouverture à reculons, consistant à adopter les réformes sur le plan formel mais à tergiverser quant au fond, ou à bien aménager celui-ci pour le rendre moins contraignant. Prenons pour exemple les privatisations : le processus n’est toujours pas achevé, près de 20 ans après son lancement! Par ailleurs, alors que c’était censé ouvrir le jeu, nombre de monopoles publics sont devenus des monopoles privés !

Deux autres exemples. Première-ment, le Conseil de la concurrence, acteur-clé dans une politique de libéralisation est resté inactif. Son unique «activation» a eu lieu pour «arbitrer» un conflit entre deux entre-prises privées (Lesieur Cristal d’un

du pouvoirLes zones d’ombre

Par Abdeslam AboudrarGestionnaire, directeur général adjoint de la CDG,

membre du collectif stratégie, CESEM, Rabat.

L’auteur de cet article intervient ici à partir de faits, d’exemples de décisions majeures, à l’impact

économique ou symbolique significatif, pour les expliquer ou en dégager les implications. Une

démarche «bottom up» en complément de celle «top down» adoptée dans l’article introductif : partir

de modèles plus ou moins théoriques, pour les illustrer ensuite par des faits ou des exemples.

économiqueDécision, institutions et parties prenantes

APPROCHE

Page 59: Des acteurs

58 LE STRATÈGE

côté et Savola de l’autre) sur une question de prix. Deuxièmement, la politique des «champions nation-aux», version marocaine du « patrio-tisme économique», par la manière dont elle est déclinée dans les faits, laisse peu de place dans nombre de secteurs à une concurrence interne entre plusieurs pôles et tente de dissuader les partenaires étrangers censés apporter, non seulement des capitaux, mais aussi expertise, rigueur de la gestion, transparence de la gouvernance et … partage des bénéfices.

Deuxième attitude : Une certaine fuite en avant consistant à anticiper l’ouverture pour en tirer parti sur les plans politique et / ou économique. La gestion déléguée de la distribution d’eau et d’électricité a été concédée dans une précipitation que rien n’imposait, sans étude approfondie,

ni appel à la concurrence, ni partici-pation des élus dans l’élaboration du cahier des charges et la prise de décision finale.

Autre exemple de la fuite en avant, l’Association de libre-échange Maroc/Etats-Unis ! Voilà un acte majeur aux répercussions les plus grandes sur l’avenir économique de notre pays, qui aura été conclu tambour battant, sans que l’on ait connaissance des éventuelles études qui l’auraient sous-tendu, ni des acteurs, des enjeux et des stratégies de la négociation. Les inquiétudes et les protestations manifestées par cer-tains secteurs touchés, (agriculture, santé…) laissent présupposer pour le moins un défaut de concertation et de prise en compte de leurs intérêts. (NB : Ce cas mériterait à lui seul une étude approfondie de nature à faire la lumière sur le processus de

décision économique.)

Que les spécialistes y regardent de plus près En conclusion, le processus de dé-cision économique dans sa relation avec le pouvoir mérite une atten-tion toute particulière sur le plan de sa connaissance et sur le plan de l’action pour sa réforme.

Sur le plan de la connaissance, il est nécessaire que la gouvernance économique requière attention et rigueur scientifique de la part des économistes, sociologues, politologues… et chercheurs en général. Aujourd’hui, à certaines exceptions notables près, ce sont des ingénieurs, des managers, des journalistes et des activistes de la société civile qui s’y essaient ; mais ils n’ont ni les outils de recherche et d’étude, ni le recul nécessaire, ni le temps pour le faire avec la pro-fondeur et le systématisme requis.

Les réformes touchant à la décision économique, donc à la gouvernance, concernent :- Le degré de concentration des pouvoirs économique et politique, ainsi que la confusion des rôles : business/pouvoir, public/privé.- La persistance de monopoles injustifiés économiquement.- Le déficit de règles et de procédures claires et stables et l’ineffectivité des lois et règlements existants.- Le défaut de contrôles, garde-fous et contre-pouvoirs, évaluations, sanctions et incitations.

L’attention est à porter sur le contenu même de ces réformes et sur l’application, la fermeté et la célérité de leur mise en œuvre et non pas seulement sur leur adop-tion plus ou moins formelle. La construction et la consolidation de l’Etat de droit économique sont à ce prix.

Il y a dans quelques décisions publiques, une certaine fuite en avant consistant à

anticiper l’ouverture pour en tirer parti sur les plans politique et / ou économique

Page 60: Des acteurs

59LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

Le oui du Premier ministre et le niet du haut fonctionnaireKarim Tazi

Je vais illustrer certaines réalités, à partir de mon expérience. Le 1er janvier 2005, date où prenaient fin les accords multifibres, tsunami chinois sur le textile ! (Pour rappel: 210 000 personnes dans le formel et environ 200 000 dans l’informel, soit 30% des exportations maro-caines). Bizarrement, tout le monde est pris au dépourvu. Le 12 janvier, nous sommes tous convoqués par le Premier ministre. Un premier constat se dessine, le gouvernement est désemparé. Les textiliens sont invités à revenir à une prochaine réunion avec un ensemble de propositions. Nous nous sommes dit qu’il y avait là peut-être une marge d’autonomie pour la profes-sion. Nous sommes donc revenus avec un catalogue de propositions, pour certaines « folles » : suppression de tous les droits de douane sur tous les intrants ; autonomie en terme de promotion ; opérationnalisation de la plate-forme d’exportation avec avantages fiscaux ; baisse de l’IR sur les hauts salaires car le secteur avait besoin d’encadrement (à 42% d’IR, l’encadrement de qualité devient impossible). Nous étions conscients que certaines demandes dépassaient

ce qu’une association profession-nelle peut demander. Nous sommes allés jusqu’à parler de SMIC local et de dévaluation du dirham (les deux points ont soulevé un tollé dans la presse) ; opérationnalisation des ALE avec la Turquie (le texte

avait été adopté, il mais manquait la ratification du roi). La balle était dans l’autre camp, en attente d’une décision économique.A cette occasion, nous avons constaté la marge de manœuvre réelle du Premier ministre, soucieux d’élargir son champ d’action. Très vite, nous avons obtenu l’accord sur la baisse des droits de douane, créant un îlot de démantèlement. Nous avons même obtenu son ac-cord pour l’autonomie de la promo-tion du secteur (nous avons hérité de 60 millions de dirhams à gérer). Un cran en dessous, nous avons été confrontés au flou artistique : qui décide quoi ? Les ministres ne décidaient de rien, même pas des plus menus détails. Il n’y a pas de philosophie économique à laquelle on se réfère pour dire oui ou non. Ainsi, à la douane, le DG a dit oui à la catégorisation des entreprises et à la plate-forme d’exportation. En revanche, à la CNSS, le DG a

de la prise de décision

Les aléas empiriques

Membres du collectif stratégie, CESEM, Rabat :Bachir Rachdi : Gestionnaire, PDG de Involys,

Karim Tazi : Gestionnaire, DG Richbond,Mohamed HORANI : Gestionnaire, Président Directeur Général HPS,

Larbi Jaïdi : Economiste, Université Mohamed V à Rabat,Abdelali Benamour : Economiste, Président HEM

Afin de bien identifier les mécanismes de la prise de décision économique, voici quelques récits d’acteurs de premier plan, amenés de par leur

expérience à gérer ou observer de l’intérieur des dossiers cruciaux. Souvent ballotés entre décideurs

politiques et hauts fonctionnaires, acteurs et spectateurs à la fois, ils sont aux premières

loges pour décortiquer les aléas du système.

RÉCITS

Page 61: Des acteurs

60 LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

dit non, puis a été remplacé, et son successeur a dit oui. A la Direction générale des investissements, le DG a dit non à tout. Tout cela au nom de quoi ? Nous remarquons là l’impuissance de l’Etat à faire fonc-tionner ses propres instruments. Prenons l’exemple extrême de la dévaluation du dirham. Le débat n’a pas eu lieu avec le ministre des Finances, de même qu’il n’y a pas de débat philosophique sur le dirham fort. Mais comme il y a eu une véritable panique dans les salles de marché et dans certaines entre-prises, j’ai été invité par un cadre du ministère de l’Intérieur (je ne sais pas pourquoi l’Intérieur, à vous d’en déduire ce que vous voulez!) à mettre une sourdine sur cette question « question de sécurité et de souveraineté nationale » m’a-t-il dit.Enfin, sur le dossier de l’accord

de libre-échange avec la Turquie, nous avons reçu l’approbation de tout le monde (ministre des Af-faires étrangères, Premier ministre, ministère du Commerce extérieur) mais personne ne savait comment faire activer la signature. Nous avons eu un contact avec un conseiller du roi qui nous a dit : « Ce n’est pas à reculons qu’on entre dans la mondi-alisation !». En fait, l’ALE était déjà ratifié.

Le jeu trouble des consultants et la volte-face des décideursBachir Rachdi

Je voudrais vous raconter mon vécu au niveau du contrat progrès des Technologies d’information et de communication (TIC) et mes inter-rogations sur le rôle de certains

intervenants.Concernant le rôle des cabinets de consulting, je remarque qu’il peut être utilisé à deux niveaux.Primo, le rapport du cabinet peut donner un label, dont le but est de légitimer une stratégie ou une vision préalablement définie. C’est vrai pour l’Etat comme pour le privé (ex: CGEM pour la gestion des proposi-tions fiscales). Nous-mêmes à la fédération, nous savions ce à quoi nous voulions arriver mais nous avons fait appel à un cabinet pour lui donner plus de crédibilité. Secundo, le rôle joué par ces cabinets peut ne pas être tout à fait normal, quand il n’est pas faussé, notamment quand l’objectif reste large et que le cabinet se substitue aux acteurs politiques et définit la politique à suivre lui-même. C’est le cas du plan Emergence. L’idée de rénover la politique industrielle étant un objectif légitime, on a fait appel à un cabinet pour lui donner un contenu. Faute d’expertise auprès du Premier ministre et des ministres, le cabinet définit la politique à suivre mais ne trouve personne en face pour jouer le rôle de balancier.Revenons au cas des TIC pour voir ce que ce biais peut avoir comme ef-fet. Lors de nos premiers entretiens, nous avons énoncé d’emblée ce à quoi on devait arriver. Nous étions conscients que le fait de ne pas tenir compte des réalités terrain et de partir d’idées préconçues à partir de bases de données énormes peut constituer un risque économique pour le pays. D’où le travail mené en parallèle au sein de la fédération pour développer une stratégie pour le secteur : volet local et attraction étrangère. Il n’y avait pas là-dedans de distinction entre «offshoring» et «industrie locale». Nous avons présenté notre vision au Premier

Le rôle joué par les cabinets de conseil peut être faussé, quand l’objectif reste large et que le cabinet se substitue aux acteurs politiques et définit la politique à suivre lui-même.

Les aléas empiriques de la prise de décision

Page 62: Des acteurs

61LE STRATÈGE La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

ministre en juillet 2005. Il y a adhéré tout de suite. En sortant, nous avons abouti à une conclusion commune dont les chapitres sont une politique industrielle très forte, l’offshoring, le développement des TIC et le e-gouvernement. Il y avait surtout une volonté affirmée de faire les choses de manière cohérente. Ensuite, les réunions se sont suivies, entre juillet et août, pour arriver à la conclusion qu’il fallait séparer Emergence et off-shoring, du fait d’interactions entre cabinets de consulting et cabinets ministériels. Nous nous sommes alors vus écartés progressivement du comité stratégique.Se pose là, à mon avis, le rôle des hauts fonctionnaires. On leur demande de mettre en œuvre des orientations politiques. A la place, ils s’amusent à les réorienter. Les grandes lignes avaient été définies avec le Premier ministre, le ministre de tutelle et celui des Finances. Nous devions rédiger le contrat pro-grès. Face aux hauts fonctionnaires, nous nous sommes retrouvés dix ans en arrière. Ils nous disaient, «on est payés pour dire non» et se sont mis à pinailler. Concernant les prêts subordonnés prévus dans le contrat progrès, on a commencé à nous dire que c’était contraire à la loi orga-

nique des Finances. Quelques mois plus tard, nous avons signé selon les termes initiaux.Il y a lieu de s’interroger sur les in-teractions entre décideurs et acteurs dans la phase de mise en œuvre. Le contrat progrès, par exemple, devait être finalisé en juillet 2006. Pour ne pas faire de l’ombre à l’offre Maroc en termes d’offshoring, on nous a demandé de le reporter à septembre 2006. La veille, vers 18 h, Jettou était aux Etats-Unis avec le ministre des Finances, on nous envoie un texte vidé de tous les engagements finan-ciers et précis pris initialement. J’ai proposé de ne pas le signer. C’est le fonctionnaire des Finances qui bloquait et non le ministre de tutelle ou celui des Finances. C’est notre position dans la négociation et nos canaux directs avec le Premier min-istre qui ont dénoué la situation.

«Au nom du roi, laissez tomber !»Larabi Jaïdi

Une des décisions qui figuraient dans la déclaration gouvernemen-tale de Abderrahmane Youssoufi concernait la création d’une agence foncière. Il s’agissait de faire en sorte que tout le domaine de l’Etat

soit transparent, dans son mode de fonctionnement, dans sa mobilisa-tion, dans son affectation et donc de le faire sortir du ministère des Fi-nances et des Domaines, pour créer une agence. J’avais la responsabilité de négocier cela avec les Domaines et les Finances. 1ère 2ème, 3ème moutures rejetées pour différentes raisons : les domaines sont une structure extrêmement importante présente sur tout le territoire et qui regroupe des milliers de personnes. Que vont-elles devenir ? On me dit que le foncier est un secteur névralgique, qu’il y a aussi l’agence du tourisme qui va être créée, mais aussi celle de l’habitat… Est-ce qu’avec une agence centralisée, on ne va pas créer un mastodonte ?… Finalement, on arrive à régler toutes ces questions et à trouver la formule institutionnelle la plus adaptée. Fin de parcours, que s’est-il passé ? Je sors d’une réunion avec le dossier sous le coude. Le directeur des Domaines me prend à part et me dit, «Pourquoi voulez-vous ça ?». Je lui réponds spontanément : «dans la logique de la clarté, de la stratégie de l’Etat dans le domaine du foncier…». Il me dit alors : «Vous allez priver le roi de gérer ce dossier, le foncier ?». Pourquoi prononce-t-il le nom du roi

Page 63: Des acteurs

62 LE STRATÈGE

? Qui l’y autorise? Cela veut dire : «Vous allez toucher à un des centres de la reconstruction ou de la restitu-tion, de la relation de clientélisme.» Finalement, le projet a été laissé de côté, puis il a été enterré.

Les quatre tares de la décision économiqueMohamed Horani

La note de lecture proposée par Omar Aloui montre bien l’évolution dans le temps, sous la pression de facteurs internes et externes, de la répartition du pouvoir économique et de la typologie des acteurs qui l’exercent. L’influence de l’Etat sur la décision économique, en tant qu’Etat néo-patrimonial, tend effectivement à diminuer sous l’effet des réformes qu’il s’est imposé pour exercer son nouveau rôle, mais aussi des mar-ges de manœuvre exploitées par les nouveaux arrivants qui renforcent lentement et sûrement leur pouvoir économique. La mondialisation, qui avance à pas de géant, est sans doute un des facteurs majeurs à l’origine des réformes opérées ces dernières années.La stratégie des TIC au Maroc obéit à son tour au portrait-type commun décrit dans les notes de lecture

proposées par Omar Aloui. Elle a aussi des traits communs avec les programmes sectoriels existants :

La négligence du marché localSi le tourisme local constitue le parent pauvre du plan Azur, l’industrie locale des technologies de l’information est tout simplement absente du plan Emergence.La confiance exagérée dans les grands cabinets internationaux: depuis des années, le Maroc est un terrain privilégié pour les grands cabinets internationaux de consulting. Leurs méthodologies favorisent la cohérence de leurs rap-ports, sans tenir compte des réalités du terrain qui sont, volontairement ou non, ignorées.

Des projets individuels au détri-ment d’une véritable stratégie nationale Bien qu’il soit légitime de marquer des points à son crédit, le porteur du projet se doit d’inscrire son ac-tion dans une stratégie globale qui privilégie l’intérêt national. Une des conséquences négatives de cette at-titude individualiste réside dans la perte de temps due à l’immobilisme qui s’installe systématiquement après chaque changement de ministre (commande de nouvelles études, élaboration d’une nouvelle

stratégie,…).

Difficultés d’implémentation Une phrase revient souvent dans la bouche des responsables pour expliquer les retards dans la mise en œuvre des différentes stratégies : «La vision est bonne, mais sa mise en œuvre est difficile». Peut-on parler de vision bonne quand elle s’avère irréalisable ? Au lieu de copier des modèles inadaptés, ne faut-il pas inverser la démarche en partant des contraintes de mise en œuvre pour aboutir à des stratégies réalisables ? Est-ce possible quand ces stratégies sont soufflées par les organisations internationales influentes et formali-sées par des cabinets internationaux qui ignorent les réalités du terrain, et ce en l’absence de centres nation-aux de recherche chargés de valider la pertinence desdites stratégies ?

«La signature de ministres ne suffit pas»Abdelali Benamour

En 2003, Driss Jettou a contacté le secteur de l’enseignement, prenant l’initiative d’un accord-cadre. Nous avons travaillé avec lui pendant quatre ans. Il était très pragmatique, ouvert. Nous pensions que cela allait durer quelques mois : cela a pris quatre années car il revenait toujours vers l’administration, notamment celle des Finances et il y avait toujours des reports. Le Pre-mier ministre nous a dit qu’il allait créer une commission pour réfléchir à tout cela. Devant sa bonne foi, nous avons signé des textes relatifs au passé et à l’avenir, en sa présence et en celle du ministre des Finances, de celui de l’Education, de 9 as-sociations et de 500 personnes dans une grande salle. Peu de temps après, un responsable des Finances nous a dit, «Est-ce que moi j’ai signé quelque chose ?». Et donc, rien n’a été appliqué.

Page 64: Des acteurs

63LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

Qu’est-ce qui change et qu’est-ce qui reste permanent ? C’est sur cette approche que le texte de Omar Aloui m’a interpellé profondément. A partir de là, quels choix faire sur les sous-questions dérivées de cette problématique ?Première question : est-ce que la libéralisation de l’économie entamée dans les années 80 a changé le fonc-tionnement du néo-patrimonialisme au Maroc ? A partir de 1983, avec le processus de libéralisation qui a touché beaucoup de leviers, on avait l’impression que le cadre d’action des agents économiques allait connaître une évolution importante au sens de nouvelles règles du jeu, d’émergence de nouvelles normes de conduite : donner plus de latitude, plus d’autonomie pour déterminer les choix, concevoir les décisions, gérer les affaires. Est-ce que ce modèle d’organisation a fini par gagner du ter-rain dans le champ économique du Maroc ?

L’alternance était censée prolonger cette métamorphose

économique par un changement insti-tutionnel politique qui consoliderait la transparence, la compétition… Or, que constate-t-on ? Le système continue de se reproduire fondamentalement dans un certain nombre de ses logiques de fonction-nement : un centre de décision déterminant dans les choix, un gouvernement ou des corps élus qui relèvent plus d’une forme de machinerie institutionnelle, sans capacité de décision et d’influence dans le choix stra-tégique. Les mécanismes et procédures du «makhzen» continuent de fonctionner en tant que telles, c’est le lieu où s’exerce le pouvoir réel. Est-ce que ces règles de fonctionnement tendent à affaiblir le gouvernement dans son rapport à la décision ? J’avancerai une seule observation : ce type de gestion quand il se perpétue, discrédite tout le mécanisme institutionnel et affecte la responsabilité des décideurs gouvernementaux.

Deuxième question : est-ce qu’il y a eu des métamorpho-ses dans les comportements du «makhzen économique»? Il existe une double tension à ce niveau : d’un côté, cela reste une façon d’imposer à des communautés auto-nomes des règles de conduite ou formes d’allégeance, de l’autre, cela revêt les formes d’une certaine modernité.Quand l’Etat institutionnalise ses entreprises dans une logique de stratégie, qui peut être dans l’intérêt du pays, avec une vision déterminée, non par le gouvernement, mais par une instance centralisée, cela m’interpelle. Prenons le mode de fonctionnement de la CDG. C’est un levier financier très fort, important : on peut ne pas

entre les sphères de décision

Frontières floues L’exposé de Omar Aloui a

suscité chez les discutants des

réflexions sur l’autonomie de l’acteur

économique par rapport au pouvoir politique, la

concentration des pouvoirs, la complexité

de la décision et des interférences entre les

deux sphères, politique et économique.

RÉFLEXIONS

Des abus en mal d’arbitrageLarabi Jaïdi

Membres du collectif stratégie, CESEM, Rabat :Larbi Jaïdi : Economiste, Université Mohamed V à Rabat,

Azeddine Akesbi : Economiste, membre de Transparency MarocEl Hassan Benabderrazik : Economiste et consultant

Mounia Bennani Chraïbi : Politologue, IEP de LausanneBéatrice Hibou (invitée) : Politologue, IEP et CERI, Paris

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64 LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

discuter le côté managérial et l’opportunité des choix de son redéploiement de stratégie, mais remettre en question le mode de transparence de la décision et la référence aux centres politiques de décision.

La troisième question concerne la concentration du pouvoir économique que l’on n’a pas suffisamment analysée. Comparé aux Etats-Unis, le Maroc a une struc-ture économique beaucoup plus concentrée. Comment fonctionnent les groupes économiques au Maroc? Je veux parler autant des mastodontes publics (OCP, CDG …) que des privés et de leurs rapports à l’Etat. Leur logique de fonctionnement m’intéresse à trois niveaux : y a-t-il compétition ou alliance entre les groupes ? On a tendance à focaliser sur l’ONA, mais d’autres groupes ont émergé. Comment se détermine la relation de ces groupes privés à l’Etat, en termes d’accès à l’information, d’accès aux ressources financières dans la transparence, de modalités d’entente ou d’alliance entre les groupes, autour d’accès ou de division des tâches sectorielles…)? Y a-t-il entente ou alliance entre eux ? Puis, comment se détermine la relation entre ces groupes et le reste de l’économie ? Y a-t-il exercice d’un pouvoir économique par le biais de la sous-traitance, un rapport hiérarchique entre PME-PMI et grands groupes ? Cela passe-t-il par une contractualisation des rapports ? Y a-t-il un pouvoir dominant abusif ?

Le fait que l’économique ait un degré de concentration élevé peut relever de l’efficience économique. Ce n’est pas la concentration qui pose problème, c’est le mode de fonctionnement de la concentration dans son rapport à

l’Etat et aux autres acteurs de terrain. La question se pose par rapport au pouvoir de monopole ou de domination et de l’abus qui peut s’ensuivre. On peut citer plusieurs exemples, dont celui de la concurrence sur les huiles il y a six mois, ou encore sur le sucre aujourd’hui. Cela nécessite une réflexion sur la compétition, le pouvoir abusif de l’acteur dominant (l’ONA, en l’occurrence), le jeu institutionnel qui fonctionne derrière.

Je terminerai par la question de la technocratie. Cela ren-voie à la notion d’efficacité et d’efficience et à l’aspect managérial évoqué par Omar Aloui. Il y a aujourd’hui, dans le secteur public, nécessité de mettre en place de nouvelles règles de gouvernance. Mais est-ce que la gou-vernance est une mécanique dépolitisée ? Est-ce qu’un Premier ministre a aujourd’hui la capacité d’arbitrer réellement et de décider d’un certain nombre de choix de politique économique ; cette notion de capacité à dé-cider, il l’a en tant qu’institution politique, mais est-elle appuyée par une expertise et un conseil autonomes ? Qui prend la décision sur les choix de politique économique au sens large ? Le Premier ministre est démuni face à des technocrates de l’administration. Il n’a pas les outils pour arbitrer entre deux administrations. Cela veut dire qu’en amont, toute la structure du conseil et d’appui à la décision du gouvernement est défectueuse.

Le texte de Omar Aloui m’amène à faire quelques ob-servations. La frontière entre le public et le privé (au niveau de la substance et de la symbolique) est mince. Des exemples nombreux peuvent être fournis : à commencer par la genèse et la forme de la création des institutions comme la Fondation Mohammed V et le Fonds Hassan II… La première institution a été créée à la suite de la campagne de solidarité et de lutte contre la pauvreté. Son statut, la mobilisation des ressources humaines, des médias… ne

permettent pas de savoir s’il s’agit d’une institution pub-lique ou privée. Elle occupe une place considérable dans le champ social, mais ses objectifs et ses interventions sont-ils de promouvoir ou de marginaliser la politique publique sociale ?

La multiplication des sources de pouvoir est un fait difficilement contestable, mais le développement et la diversification des centres de pouvoirs ne se font-ils pas selon le même encadrement et la même logique

Les lois de la proximitéAzeddine Akesbi

Il faut réfléchir au pouvoir abusif de l’acteur dominant (l’ONA) et au jeu institutionnel derrière.

Frontières floues entre les sphères de décision

Page 66: Des acteurs

65LE STRATÈGE La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

d’articulation au pouvoir dominants, au sein de l’Etat? En fait, existe-il des acteurs économiques pleinement autonomes ? Comment se manifeste leur autonomie ? Quelles sont ses limites ?

La proximité économique en tant que source de pouvoir est fort intéressante comme piste à explorer. Ce niveau constitue effectivement un potentiel d’autonomisation relative de certains acteurs économiques et politiques. La convergence d’intérêts parfois mafieux, issus de la drogue, de la contrebande, de spéculateurs fonciers ou blanchisseurs, avec des agents d’autorité et des notables, donne une certaine puissance à ces acteurs et une capac-ité de nuisance au pouvoir central. L’instrumentalisation de ces acteurs par l’Etat est également possible. Ceci a été le cas lors des élections. Par contre, le caractère illicite et frauduleux de leurs activités peut être utilisé pour freiner des velléités d’autonomie.

Une manière concrète de s’interroger ou de tester l’hypothèse de l’autonomie des supposés acteurs nou-veaux ou anciens serait de lister les 30 plus grandes for-tunes, entreprises ou groupes et d’examiner les rapports qu’ils entretiennent avec l’Etat : proximité, rapproche-ment, bienveillance… fidélité. Des succès économiques francs étaient-ils, sont-ils possibles, sans les béquilles du pouvoir, sans l’accessibilité à des rentes ou au mini-mum à la bienveillance du pouvoir central ? Le caractère central, structuré (institutionnalisé par la Constitution) du pouvoir et de la prise de décision est un fait mar-quant dans la situation marocaine. C’est ce qui réduit considérablement les velléités et introduit des limites sérieuses à l’autonomisation des acteurs.

Nominations et révocations. La gestion des conflits, des intérêts divergents, des lobbies et des pressions fait

partie de la pratique courante des Etats, mais le pouvoir central au Maroc dispose d’un levier extrêmement puis-sant : le pouvoir de nomination et de révocation – inscrit dans la Constitution – de tout ce qui compte comme pouvoir politique, économique, juridique, médiatique, sécuritaire… Ce sont des dizaines de milliers de commis de l’Etat (serviteurs) qui reçoivent par dahir royal une délégation de pouvoir qui couvre des champs de décision discrétionnaires immenses mais révocables à tout mo-ment: les ministres et ceux de souveraineté en particulier, les walis, les gouverneurs, les secrétaires généraux, les di-recteurs des administrations, les directeurs et présidents des institutions nationales, les directeurs des entreprises publiques, les responsables des institutions de régulation (ANRT, Cour des comptes, Bourse…), les responsables de l’université, les responsables de l’armée, de la sécu-rité… La liste est vraiment très longue.

Ces «serviteurs» forment une armée de décideurs qui combinent et articulent les décisions économiques et politiques. En général, leur feuille de route explicite se limite à des généralités : absence d’objectifs précis et pas d’obligation de résultats vis-à-vis du public. Ils ont une relation directe avec l’institution qui les nomme : toute l’attention est portée sur sa satisfaction, la compréhen-sion des signaux émis et ses indications. Les exigences restent en général peu précises, sauf quand il s’agit de fidélité et de soumission. Tel est le sens de la bey’a et de son renouvellement annuel. Dans ce cadre, le sys-tème politique dispose d’un appareil et d’une armée de décideurs (délégués) qui interprète la volonté et les intérêts du pouvoir suprême. Mais ils reçoivent égale-ment des instructions, selon une ligne de commande-ment hiérarchique (ministre de l’Intérieur, walis, gou-verneurs…) ou informelle, téléphonique...

Les moyens et outils pour faire tourner cette armée de décideurs dans le sens désiré sont multiples : le statut de la nomination, en tant que privilège qui peut être retiré à n’importe quel moment. Les avantages liés à la position et ceux possibles, illicites ou non, grâce au pou-voir discrétionnaire, sont souvent associés à ce type de position et rappelés en cas de besoin. Même ceux qui ne sont pas dans la machine officielle –du pouvoir et de la décision- et qui en sont de simples bénéficiaires sont souvent rappelés à l’ordre : ce qui est accordé est un privilège et la possibilité d’en être exclu est présente à tout moment. Du coup, pour le fonctionnement de leurs affaires, les acteurs économiques sont souvent dans une grande dépendance de toutes sortes d’autorisations et de contrôles qui présentent souvent des occasions de mise à l’épreuve.

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66 LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

Je voudrais m’interroger sur les conditions de réformes effectives et leurs implications, en rebondissant sur la conclusion de Omar Aloui. Est-ce que nous avons dé-passé le seuil de réversibilité des réformes ? Je citerai deux exemples de réformes conduites par le Prince, con-tre son propre intérêt. C’est le cas de l’ouverture du commerce extérieur et l’affranchissement de la tutelle de l’OCE, alors que celui-ci jouait le rôle de détourne-ment au profit des domaines royaux. Cela constitue un moment important d’émergence de nouveaux entrepre-neurs agricoles et un arbitrage au profit des entrepre-neurs contre les bureaucrates rentiers. Dans ce cas, le Prince est allé à l’encontre du pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires. Même chose avec l’accord UE qui consacre l’ouverture économique. Cela a entraîné la sup-pression de tous les régimes de redistribution politique qui permettaient au Prince de contrôler tous les leviers de richesse. Cela veut dire qu’il y a eu rejet du contrôle politique, au profit de modalités différentes. Mais est-ce que ces avancées définissent le seuil d’irréversibilité ? Assistons-nous à une redistribution des cartes ?

L’un des indicateurs majeurs qui confortent l’hypothèse d’irréversibilité est que nous sommes passés à une situation nouvelle où nous n’avons plus de grève des in-vestissements. A la faveur de la mise en œuvre de l’euro et de la lutte contre le terrorisme, il y a eu rapatriement de capitaux, redéployés dans le champ marocain. Quant au fonctionnement du marché, le Maroc est passé d’une période de méfiance économique (autofinancement par bons de trésor) à une situation de crédibilité sur les

droits de propriété, renforcée par une interpénétration du capital étranger et boursier. De manière délibérée, chez les nouveaux opérateurs, une sanctuarisation a en-traîné l’établissement de règles et de normes renforçant la transparence. Si Savola a pu concurrencer Lesieur, c’est parce que la réforme de mise en concurrence totale du secteur s’est produite à l’international. Si l’opération SODEA, SOGETA a eu lieu, c’est suite à la mise en place d’un mécanisme orienté vers la privatisation de la production. Cela a transformé les relations entre l’Etat et le privé. Et toutes ces réformes ont créé les conditions de règles du jeu pour un environnement transformé, dans lequel le pouvoir d’attribution du Prince est forte-ment réduit.

Frontières floues entre les sphères de décision

Le roi a réduit son espace d’intervention

Les stratégies politiques des hommes d’affaires

El Hassan Benabderrazik

Mounia Bennani ChraïbiA la fin du texte de Omar Aloui, une formule m’a mar-quée : «La revanche de l’économique sur le politique». Je me suis demandé, dans quelle mesure l’économique, malgré toute sa visibilité, prend sa revanche sur le politique ? Sur ce plan, je distingue plusieurs niveaux. Nous remarquons, d’abord, une «économisation» du

politique : avec l’adoption d’un langage qui valorise certaines figures et certains concepts érigés en compé-tences politiques ou en seuils d’excellence politique. Viennent ensuite le rôle des technocrates et la capacité de la monarchie à réunir autour d’elle des compétences technocratiques. Suivent enfin les stratégies adoptées par

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67LE STRATÈGE La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

les acteurs économiques. Il y a eu de la dissidence et des résistances à la CGEM, par exemple en 1996, avec une prise de parole individuelle. On n’est pas unique-ment dans le schéma de «l’entrepreneur, défenseur du Trône», même si, par ailleurs, on peut avoir ce sentiment. Depuis 1998, on observe une nouvelle alliance sociopoli-tique marquée par le ralliement de la gauche et le ras-semblement des entrepreneurs autour de la monarchie, par peur de nouvelles classes dangereuses, représentées par les islamistes.

Dans sa typologie des mouvements sociaux, Albert O. Hirschman distingue trois types de stratégie face aux mécontentements : exit, voice et loyauté. J’ai voulu tes-ter si on pouvait utiliser cette typologie pour les entre-preneurs au Maroc. On réalise justement que certains acteurs optent pour la stratégie «exit» : ils partent, inves-tissent ailleurs ou pratiquent l’évasion fiscale. D’autres choisissent le retrait ou le silence. Quand on a imposé une nouvelle direction à la CGEM, suggérant une sorte de retrait, on a laissé un seul candidat en lice. Il arrive aussi que certains acteurs économiques donnent de la voix (voice) pour protester. Ils le font, soit de manière ouverte dans le cadre légal, organisationnel (CGEM 96-97), soit par une prise de parole individuelle à travers les médias (Hassan Chami). La protestation peut se faire aussi de manière larvée : informel, clientélisme. Il arrive aussi qu’il y ait des moments de dialogue (Hirchman n’en parle pas beaucoup) comme cela semble avoir été le cas de 1998 à 2002, entre gouvernement et entrepre-neurs ? Enfin, il y a la stratégie, dominante aujourd’hui, qui consiste à ne pas remettre en cause le pouvoir, soit en participant activement à la relation de loyauté, soit en empruntant une stratégie d’accommodement ou d’apathie.

Pour comprendre davantage cet enchevêtrement du poli-tique et de l’économique, je vous invite à observer la montée en flèche des entrepreneurs à la Chambre des représentants. Certaines filières de recrutement ont bais-sé. Si on considère la scène électorale, instituée comme reflet de la mise en ordre social, les ruraux, qui ont joué un rôle important à un moment donné comme défen-seurs du Trône, sont en perte de vitesse. A partir de 1993, la catégorie hétéroclite d’entrepreneurs devient dominante au sein de la scène électorale. Cela est vrai y compris au sein d’un des partis de gauche qui a le plus grand groupe parlementaire. Ainsi, entre 2002 et 2007, celui qui passait pour être le parti des militants est en train de se transformer en parti de notables. Il y a toujours deux filières rivales au sein du Parlement : les enseignants et les entrepreneurs. Ce qui m’a frappé,

c’est cette transformation. Mieux, entre 2002 et 2007, les hommes d’affaires deviennent dominants. Comment lire tout cela ?

Un premier niveau de lecture montre que des entre-preneurs n’ayant pas une véritable place, ni un champ

d’autonomie, cherchent leur place là où les règles du jeu sont soumises à des logiques collusives. Ils investis-sent différentes stratégies en fonction de leur profil. Mais pour accéder à la prise de parole individuelle, ils optent pour l’investissement clientéliste de la scène politique instituée.

Parallèlement, dans un cadre de libéralisation économique et politique, on a toujours tendance à codifier les seuils d’accès à la scène politique instituée. Ainsi, la figure du technocrate, le langage de la compétence économique érigée en signe d’excellence politique, tout ce langage néo-managérial, serait une mise en ordre. Cela favorise-rait d’une part une a-politisation de certaines questions par leur technicisation et d’autre part, le discrédit et la dévaluation des autres acteurs, qui eux sont élus et qui ont d’autres capitaux pour se faire élire.

Je conclurai sur une chose : Lisa Anderson, politologue américaine, parlait des monarchies arabes en disant qu’elles étaient en affinité avec la construction des Etats nations. En faisant un clin d’œil à l’ouvrage de Boltanski et Chiapello (qui a maintenant dix ans, Nouvel esprit du capitalisme), je dirai pour la monarchie marocaine et pour ne pas utiliser le terme de makhzen, qu’elle est en affinité avec le nouvel esprit du capitalisme : elle se renforce grâce aux critiques qu’on lui fait.

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68 LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

Il est très important d’insister sur l’hypothèse de la complexité, de la pluralisation des acteurs, des sources de pouvoir et des règles, et de ne pas rester prisonnier de l’hypothèse, en vogue au Maroc, qui se base sur la manipulation et l’instrumentalisation et présuppose que «tout change pour que rien ne change». Au Maroc, on évoque souvent la cooptation pour évoquer cette hy-pothèse. Or, comme le dit Gramsci, la cooptation est un phénomène complexe ne pouvant être réduit à la seule initiative du pouvoir central. Le terme même de coopta-tion cache souvent des mouvements plus complexes et occultes : les rapports de force, négociations, violence des situations et incertitudes.

Autre précision, il est nécessaire de ne pas confondre décision et processus de décision, ou encore processus de décision et décision au sommet d’une seule autorité. Il est important de regarder le processus en détail, avec ce que cela implique comme consultations, discussions, négociations, expérimentations. D’où le besoin de mettre en récit la décision : montrer la pluralité des histoires de la décision, pour voir apparaître des activités, des cal-culs, des rationalités différentes, des compréhensions, des choix et des insertions dans des problématiques dif-férentes. Dans les travaux de Yannick Bart sur le nuclé-aire et ceux de Graham Alisson sur la crise des missiles à Cuba, on voit bien comment une décision qu’on croit prise par une personne ou un groupe est en fait, si on prend la totalité des acteurs, beaucoup plus complexe. C’est pourquoi il est important d’écrire l’histoire des décisions en décrivant la pluralité des points de vue.

Cela nous montrerait qu’il n’y a plus seulement le principe de l’allégeance, même s’il existe massivement. Attention à l’illusion volontariste. Il n’y a pas un ac-teur qui fait la décision, fût-il le roi. Parallèlement, s’il s’agit de dire qu’aujourd’hui le Prince a moins de mo-dalités d’actions directes, l’important est de regarder précisément les nouvelles articulations et les nouvelles manières d’être politique : il faut entrer dans le concret, ce que Michel Foucault appelle l’anatomie politique du détail.

Quels sont donc les différents rapports au politique et les manières d’être politique ? Tout est politique. Prenons la figure de l’expert (nécessairement partiel et partial). Il n’est ni indépendant, ni hors du politique, mais toujours en relation avec le pouvoir et du coup, non objectif. Quand il évoque la gouvernance : prône-t-il la dépolitisation ? Pour moi, c’est une autre forme politique. Prenons une de ces composantes, la transpar-ence : tous les travaux qui entrent dans le détail de la gouvernance montrent qu’il y a déplacement des lieux d’opacité. L’exercice du pouvoir est tellement complexe qu’il ne peut être un lieu de totale lisibilité. L’autre figure, aujourd’hui prisée, est celle du manager. A travers tout ce qui est new public management et gestion entrepreneuriale appliquée à tous les organ-ismes humains et donc la raison gestionnaire comme art rationnel et pragmatique de gouverner, il n’y a pas évacuation du politique, mais modification du lieu du politique avec plusieurs éléments. Le préjugé im-plicite dans le new public management est l’exigence d’objectivité scientifique en politique, impliquant une confiance dans les chiffres et dans le langage commun de la quantification.

Tous les travaux de l’économie politique du chiffre (ex: Isabelle Bruno sur le benchmarking et les transforma-tions des modes de coordination dans l’UE) montrent que la quantification est une forme d’objectivité qui semble faire disparaître la décision politique au profit d’une décision gestionnaire. Mais quand on analyse la construction de cette quantification ou ces tableaux, on observe un déplacement de la décision politique qui se niche dans la quantification elle-même.

Frontières floues entre les sphères de décision

La cooptation ne se fait pas dans un seul sensBéatrice Hibou

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69LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

Mohamed SoualL’impact de la non-décisionJe voudrais signaler ce qui souvent contrarie la décision économique, indépendamment des acteurs ou à leur corps défendant. Je veux parler de la non-décision ou de la non-prise en compte du temps dans la prise de décision. Je me contente de l’exemple de la loi sur les sociétés qui a mis une vingtaine d’années entre le ministère du Commerce et de l’Industrie et le Secrétariat gé-néral du gouvernement. Et lorsque la loi fut votée et promulguée, elle mit près de quatre ans pour voir un début d’application.

Il y a également ce que j’appellerai la gestion de minuit par opposition à la gestion du jour, pensée, for-malisée et prévisible. On peut citer aussi et pêle-mêle : la multiplication des contre-pouvoirs négatifs (syn-dicats arc-boutés sur des positions conservatrices et même rétrogrades dans certaines situations, société civile foisonnante mais éclatée, dont les éléments les plus représentatifs agissent plus comme lobbies que comme forces de plaidoyer) ; le des-saisissement de l’Etat, et des Etats, de leurs prérogatives par la norme internationale, implicitement ou explicitement internalisée, ce qui en fait plus un inhibiteur qu’un moteur.

Je citerai aussi l’inertie administra-tive et le jeu de légitimation qui se joue entre l’élite du pouvoir et la technostructure de l’Etat, ce qui contrarie souvent la prise de décision. Enfin, la presse spectacle et la presse d’opinion, voire de ma-

nipulation au détriment de la presse d’information, ne permettent pas aux contre-pouvoirs de fonctionner normalement et sereinement.

Mouna Cherkaoui Tout dépend de l’impact de la décisionIl y a 2 - 3 ans, nous avons réalisé avec l’université de Bonn une étude sur la libéralisation des marchés dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord. Nous sommes partis d’exemples concrets : accords d’association avec l’Union europée-nne, code des douanes, loi sur la privatisation, code du travail…, pour voir comment les économies de ces pays avaient été libéralisées. Nous avons étudié qui était à l’initiative de ces lois, comment elles sont passées par l’administration, par le SGG, par le Parlement, leurs décrets d’application…Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait beaucoup d’intervenants et que chacun avait un rôle particu-lier : ce qui rejoint ce qui a été dit au niveau de la pluralité des acteurs. En revanche, ce qui n’a pas été dit, c’est que les réticences et les réactions des différents intervenants varient en fonction de la nature de

la loi. Plus elles sont technocratiques (ex du code des douanes), moins il y a de résistances. Plus leur impact économique ou politique est impor-tant, comme l’accord avec l’UE, plus il y a de résistances. En fonction du type de loi dont on parle, on observe des différences au niveau du temps nécessaire pour les faire passer et les appliquer.

Abdelhay MouddenLibéraux versus conservateurs ?Les points communs entre libérali-sation économique et libéralisa-tion politique sont, d’une part le pluralisme : dans les deux cas, on parle d’un pluralisme de centres de décision. D’autre part, le fait qu’Etat et société ne sont pas des entités monolithiques : il existe des acteurs avec des positions et des stratégies différentes dans les deux sphères. Adam Przeworski a identi-fié au niveau politique deux types d’acteurs: les libéraux ou réforma-teurs et les conservateurs (hard-

liners). Ne peut-on pas reproduire une catégorisation similaire tant au niveau des décideurs, qu’au niveau de l’Etat et au niveau de la sphère économique ? Dans les exemples

Débat et commentaires

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70 LE STRATÈGECOLLECTIF STRATÉGIE

écoutés, on voit qu’au niveau de l’Etat, il y a des décideurs qui étaient pour certains changements et pour l’autonomie de l’entreprise économique et d’autres, contre. De la même manière, je ne pense pas qu’au niveau des décideurs économiques, nous soyons face à une entité monolithique.

Mohamed TozyDéplacements plus que changements

Jusqu’à maintenant, il était très facile de parler - et en sciences politiques on l’a fait beaucoup -, d’instrumentalisation des réformes, de cet horloger qui décide de tout, du grand stratège qui planifie tout, alors que les choses s’analysent plus en termes de configurations, d’offre de compétences des acteurs et de demande de compétences. Je pense que ce qui se déplace (ce qui ne veut pas dire évoluer), c’est ce cadre général, cet épistémè qui définit ce qu’est la culture politique. Ce n’est pas ce qui est légal ou illégal mais ce qui est légitime ou pas, faisable (au sens de culturellement faisable) ou pas, possible ou pas. Ce qui est possible aujourd’hui, c’est de négo-cier sa compétence (la loyauté vient après) avec les cercles du pouvoir,

de pouvoir les quitter en étant dans la disgrâce, mais aussi de les quitter autrement. Il existe des possibilités de sortie qui sont autres. Les élé-ments présentés rendent compte de ce paradigme. Ce qui ne veut pas dire que les autres ont disparu, mais il existe des niches où les choses peuvent se jouer autrement.

Michel PeraldiL’importance de la mise en récitSi on est perplexe sur les processus de décision économique, il y a une méthodologie simple : les mettre en récit. Aujourd’hui, il y a une certaine obsolescence à regarder les acteurs économiques comme s’ils étaient autre chose que des acteurs sociaux. Mettre en récit la stratégie économique, c’est considérer que les acteurs économiques sont des acteurs sociaux comme les autres et donc pris dans des processus très complexes d’interactions, de rela-tions….Par ailleurs, la décision participe de deux processus :- un 1er processus de formation d’institutions de la décision qui suit un certain nombre de cascades hiérarchiques, de statuts et passe par des routines administratives, d’application qui rendent complète-ment invisible la dimension person-nelle.- un 2ème processus de formation des décisions qui passe par des interactions, ce que les sociologues appellent de l’interaction en face-à-face, de l’échange entre personnes… Tout fonctionne comme ça, la décision économique plus que les autres.Or, j’ai souvent l’impression que les économistes pensent que tout ce qui relève de l’interaction person-

nelle et personnalisée en face-à-face, c’est mal. C’est soupçonnable de prévarication, de corruption. Il faut arrêter avec ça. D’abord parce que, plus les processus de décision se complexifient, plus les dispositifs d’acteurs, c’est-à-dire les cascades de relations se complexifient aussi. Il faut essayer d’être plus curieux, moins soupçonneux par rapport aux processus. Comment comprendre Tanger-Med en analysant simple-ment les processus institutionnels ou légalistes ? Comment voir les acteurs espagnols, le rôle de Sebta, dans la formation de la métropole tangéroise, si on se contente des mé-canismes institutionnels ? Comment voir l’importance du couple Algé-siras-Tanger Med sur le port, si on ne va pas chercher un certain nom-bre de processus d’acteurs… Il faut admettre, accepter qu’aujourd’hui il y a des coins sombres de l’économie et qu’ils ne sont analysables qu’avec des méthodes sociologiques.

Nezha Guessous Politique nationale ou politiques individuelles?La thèse sur la multiplicité des centres de décision est plausible,

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71LE STRATÈGE La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

même si les questions posées sur les sources du pouvoir, en termes de lé-gitimité, et l’étendue, voire la réalité du pouvoir à chaque niveau, restent en suspens. Y a-t-il une cohérence, une rationalité, en d’autres termes, une orchestration de ces différents niveaux de pouvoir, de ces dif-férentes sphères de pouvoir ? Y a-t-il une stratégie économique ? Les exemples donnés sont intéressants. J’en tire un certain nombre de ques-tions :1. Existe-t-il une politique nationale ou des politiques personnelles, indi-viduelles ?2. Y a-t-il une dispersion des sphères de décision ? Une volatilité voire une versatilité des différents niveaux de décision ?On a parlé de copinage, de proxi-mité géographique ou biologique.

Je voudrais citer les paroles d’un ancien ministre limogé qui déclarait récemment : «Ce qui caractérise la situation actuelle, ce sont des per-sonnes qui ne sont pas aux postes correspondant à leurs compétences». Soit on nomme des personnes sur-compétentes pour un poste donné, soit on nomme des personnes à des postes de haute responsabilité mais sans les compétences nécessaires. C’est toujours un moyen d’affaiblir et de réduire le pouvoir de la per-

sonne.Bachir RachdiLe lobbying jouera un rôle plus importantQuelle est l’influence des personnes par rapport à l’influence des sys-tèmes ? C’est un élément important à approfondir car, tant que cela dépend des personnes, cela signifie qu’il y a un degré de réversibilité et de retour en arrière. Si on se pose la question au niveau d’un Premier ministre en allant jusqu’au bureau-crate, si on s’intéresse au processus de transmission de dossiers, je pense que l’influence des personnes reste trop forte par rapport aux systèmes eux-mêmes. Concernant les lobbies, je pense qu’ils se structurent et se professionnalisent de plus en plus. Au niveau des acteurs économiques et des secteurs, de plus en plus de travail est fait pour maîtriser les ré-seaux de décision (pas les centres) et d’influence, aussi bien en termes de blocage que pour pousser une déci-sion à aller plus loin. Le lobbying jouera un rôle de plus en plus im-portant car on peut élargir le cercle des acteurs influents, faire aboutir une décision et grignoter sur les cercles d’influence, contrairement aux rapports de force qui restent très fortement en faveur du pouvoir central.

Karim Tazi L’exemple CGIOn n’a pas parlé de la manière avec laquelle les pratiques néo-patrimo-niales se sont adaptées à la situation nouvelle, comment elles ont muté, et comment une affaire comme celle de la CGI - qui n’a pas été évoquée - démontre l’extraordinaire capacité de ces pratiques néo-patrimoniales à se réadapter aux situations modernes. On profite de l’euphorie boursière pour mettre sur le marché 30% (je ne me souviens plus exactement du pourcentage) d’une filiale de la

CDG, 30 % cédés de gré à gré à une multitude de holdings créées à la va-vite dans différents paradis fiscaux… Quinze jours après l’introduction en bourse, le titre n’est coté nulle part, le pays bruisse de rumeurs, puis le titre réapparaît sur le mar-ché central à une valeur qui laisse penser qu’une plus-value de 3 ou 4 milliards de dirhams s’est réalisée et a changé de main. Et que reste-t-il comme traces du crime ? Rien. Un malaise très profond s’ensuit où on attend que l’autorité de régulation du marché se prononce. On sait, après avoir cloué la directrice du CDVM au pilori, qu’en réalité, elle veut parler mais qu’elle ne le peut pas. Et puis, un acteur sort - et c’est là l’atomisation des centres de pouvoir et des contre-pouvoirs -, le gouverneur de la Banque centrale, qui pilonne sur le caractère absolu-ment scandaleux de ce qui est en train d’arriver au Maroc et qui crée une situation terrible, à l’issue de laquelle le CDVM fait porter tout le chapeau à une seule entité, mais re-connaît implicitement que quelque chose de très grave s’est passé. Ce que j’ai retenu de la condamnation du CDVM, ce n’est pas qu’Upline était coupable mais c’est que ce que la rumeur avait dit, était vrai. Comme quoi, il n’y a pas de situa-tion irréversible qui se soit créée et les pratiques néo-patrimoniales sont en train de se réadapter, avec une ef-ficacité extraordinaire, à la situation nouvelle créée par la libéralisation.

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amines, sécheresses, catastro-phes naturelles, problèmes d’accès à l’énergie existent

depuis longtemps. Dans les années 1960, beaucoup d’experts pensaient que le monde allait mourir de faim, jusqu’à ce que la «révolution verte» permette une extraordinaire aug-mentation de la productivité agri-cole. Dans les années 1970, ce sont les chocs pétroliers qui ont nourri la panique. Quelques années plus tard cependant, avec le succès des poli-tiques d’économie d’énergie et les découvertes de nouvelles réserves de pétrole et de gaz, les prix se sont écroulés. En réalité, dans tous ces cas, les crises étaient circonscrites : elles étaient indépendantes l’une de l’autre, touchaient certaines régions et pas d’autres.Aujourd’hui, la crainte et le sentiment d’urgence proviennent de la conjonc-tion de tous les problèmes et de tous les manques. Pour la première fois, on peut commencer à s’inquiéter d’un réel «risque systémique» pour l’humanité, d’autant plus que l’économie, la politique et même tous les rapports humains sont de plus en plus dépendants des liens que les dif-férentes sociétés de la planète entre-tiennent. La globalisation n’est pas un vain mot. L’extraordinaire – et concomitante – hausse actuelle des prix agricoles et des hydrocarbures, couplée aux phénomènes de change-ment climatique et d’urbanisation ga-lopante (dont la rareté des ressources hydriques est peut-être l’aspect le plus grave), constitue un mélange explosif. Eau, énergie, aliments (pour l’homme et l’élevage) : voilà bien le nouveau

triangle stratégique qui va dominer les relations internationales, au cours de la prochaine décennie.Quelles que soient les causes de la raréfaction des ressources nécessaires au fonctionnement du monde tel qu’il est, il est certain qu’elles sont tout sauf «naturelles». Produit de l’activité humaine, ce problème aura des solu-tions éminemment politiques. Et dans un monde interdépendant, le succès dépendra de l‘entente entre les dif-férents responsables politiques de la planète. Il n’y a plus de voie solitaire.Les chemins pour sortir de la crise sont connus. Seule une nouvelle «révo-lution verte», renouant avec de forts taux de productivité agricole, pourrait faire baisser les prix et nourrir une pla-nète dans laquelle les grandes masses asiatiques accèdent aux régimes pro-téinés. La difficulté est qu’il faudra que cette nouvelle révolution soit in-finiment plus économe en eau, ferti-lisants et pesticides que la première. La solution passera probablement par la biotechnologie et les OGM – s’il est possible de vaincre les résistances des opposants. Quant à l’énergie, il faudra à la fois promouvoir les énergies de

substitution (dont les biocarburants représentent la solution la plus pro-metteuse à court terme), modifier en profondeur les modes de consom-mation de masse, afin d’économiser l’énergie, trouver et mettre en ex-ploitation de nouveaux gisements d’hydrocarbures. Or, certaines catégo-ries de biocarburants ont un impact sur les prix agricoles et il n’y a rien de plus difficile que d’essayer de changer des modes de vie. Par ailleurs, entre la découverte d’un champ de pétrole et la mise sur le marché du premier baril, il faut environ sept à dix ans.Les décisions seront donc toutes dif-ficiles à prendre, mais les alternatives sont encore plus inquiétantes. La course aux ressources de plus en plus rares risque d’aboutir à des affronte-ments militaires, boycotts politiques et pressions en tout genre. Déjà l’on s’inquiète des bruits de bottes en mer de Chine méridionale pour le con-trôle des réserves sous-marines. Con-frontées au manque de ressources, les grandes puissances – anciennes et nouvelles – pourraient jeter leur dévolu sur des régions qui en ont en abondance (rappelons que l’Amérique du Sud constitue la dernière grande frontière agricole du monde, qu’elle possède un quart de l’eau potable de la planète, ainsi que d’importantes réserves d’énergie, sans parler du rôle de la forêt amazonienne dans l’équilibre climatique). Des régions pauvres pourraient être laissées à l’abandon, provoquant des tragédies et des mouvements de population incontrôlables. Le monde global est donc finalement confronté à l’urgence d’une gouvernance globale.

Eau, énergie, aliments : le nouveau

triangle stratégiqueF

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Evaluation du système fiscal(Deuxième et dernière partie)

UNE FISCALITÉ COMPLEXE, INCOHÉRENTE ET INJUSTE

Par Najib Akesbi

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ETUDE DE TERRAIN

artie intégrante de la politique d’ajustement structurel des années 80, la

réforme fiscale engagée à partir de 1984 a été profondément marquée par ses principes, ses objectifs, et même ses «recettes». En pratique, cette réforme a abouti à l’institution de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA, 1986), l’impôt sur les sociétés (IS, 1988) et l’impôt général sur le revenu (IGR, 1990). Comme on l’a vu dans la première partie de cette étude, c’est ce triptyque qui représente à lui seul aujourd’hui près des trois-quarts des recettes fiscales totales.1

Il est donc normal que ce soit à travers ces trois principaux im-pôts que nous nous proposions de poursuivre l’évaluation de la réforme, plus de deux décennies après son lancement. Ayant choisi de ne l’évaluer que par rapport à ses propres objectifs, rappelons que ces derniers peuvent se résumer en trois mots-clés qui sont : simplicité, efficacité et équité. Nous avons déjà

amplement examiné la question de l’efficacité dans la première partie, et même si nous y reviendrons au cours des développements qui suivent, ceux-ci seront surtout con-sacrés à montrer combien la réforme fiscale a raté aussi ses objectifs de simplicité et d’équité.

Avant d’entrer dans le détail de chaque impôt, on peut cependant commencer par quelques appré-ciations générales, observées au niveau du système fiscal, dans son ensemble. Celui-ci a-t-il été simpli-fié ? A-t-il été harmonisé ? Est-il

mieux «lisible» pour le commun des contribuables qui doit en pratiquer les dispositions ? Certes, personne ne contestera que, çà et là, des ef-forts aient été faits pour rendre plus explicite telle ou telle disposition fiscale, intégrer telle taxe «cédulaire» à tel impôt dit «synthétique», ou encore harmoniser tel dispositif de sanction ou tel mode de paiement. Mais de là à en conclure que le sys-tème fiscal marocain est aujourd’hui plus simple et plus harmonieux serait une affirmation pour le moins hasardeuse, aussitôt condamnée à être sans cesse démentie par les faits.

Quiconque doit prendre connais-sance de la législation fiscale peut apprécier combien celle-ci reste en-core trop souvent complexe, ardue, ambiguë, quelquefois déroutante. Pour illustrer un tel état de fait, il n’y a pas besoin d’aller au-delà de l’actualité «brûlante» puisque la loi de finances pour 2008 offre de véri-tables «perles» en la matière, comme celle de l’imbroglio qui s’est noué

fiscalitéincohérente et injusteNotre système fiscal marche sur la tête. On s’en doutait un peu. Najib Akesbi nous le démontre avec maestria : TVA, IS, IR… Tout y passe. Dans cette deuxième et dernière partie de l’évaluation de la réforme fiscale entamée en 1984, cette étude documentaire interroge les objectifs préconisés et les résultats atteints, sous le double angle de la simplicité et de l’équité. Voyage au bout du fisc !

Najib Akesbi Economiste, Institut Agronomique

et Vétérinaire Hassan II, Rabat.

P La loi de finances 2008 offre des «perles» en matière fiscal, tel l’imbroglio noué au sujet de la TVA (leasing, non rétroactivité, passage de 20 à 10% pour les signataires de LOA ...)

Une

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au sujet de la TVA sur les opéra-tions de leasing et du principe de non-rétroactivité des lois (comment appliquer un taux de TVA de 20% à des clients qui avaient signé des contrats de LOA comportant un taux de 10% ?!), ou des controverses suscitées par le relèvement du taux de la TVA «immobilière» de 14 à 20% (qui doit supporter les 6 points supplémentaires pour les compromis de vente signés avant 2008, le pro-moteur ou l’acquéreur?), sans parler de la risible bourde du taux de taxation à l’IR des plus-values de cession, fixé à 15% pour les actions, et à 20% pour les OPCVM-actions !

Le nombre d’impôts qui continuent à encombrer le système fiscal reste impressionnant. Même si, là encore, des impôts ont certes été supprimés ou formellement intégrés dans d’autres, la densité du système reste excessive au re-gard du rendement de la grande majorité de ses composantes. Ainsi, en s’en tenant au seul chapitre du «ministère de l’Economie et des Finances» dans la loi de finances pour 2008, on compte encore plus d’une quarantaine de lignes budgé-taires «actives», correspondant à des «prélèvements», «impôts», «droits» et «taxes», alors que nous savons bien que 4 impôts seulement (TVA, IS, IR et DD) rapportent plus de 80% des recettes fiscales totales (cf. «Top six fiscal», première partie…). A quoi servent les neuf dixièmes des autres impôts? Quel est leur ef-ficience ? Ne coûtent-ils pas à l’Etat plus qu’ils ne lui rapportent ? En-core que la disparition de certains impôts n’est en réalité que parfaite illusion puisque leur intégration dans un autre impôt est purement formelle, ne signifiant suppression ni de leurs taux spécifiques, ni de

leurs modes d’imposition, ni même de paiement ! A titre d’exemple, on prétend que les taxes sur les profits immobiliers, les produits des ac-tions, ou les placements à revenu fixe ont été supprimées et intégrées à l’IR, alors que, comme on le verra plus loin, elles ont été en fait seule-

ment «chapeautées» par ce dernier, gardant quasiment toutes leurs caractéristiques originelles (taux, assiette, mode de paiement…) ! De sorte que l’impôt sur le revenu (qui du reste n’a plus la prétention d’être «général») ressemble plus à une addition d’impôts cédulaires, coexistant sous un même «chapi-teau», qu’à un véritable impôt synthétique, comme cela semblait en être l’ambition affichée par la réforme des années 80.

Qu’en est-il de l’équité ? Là encore nous reviendrons plus en détails sur cet aspect, mais on peut déjà constater que sur ce terrain, la méprise est congénitale. En effet, on peut se demander comment on a pu croire à un tel objectif, quand on sait le peu de cas que les poli-tiques néo-libérales –qui ont inspiré la réforme fiscale et continuentde le faire- font de cette dimension du développement. Réduction des taux d’imposition sur les revenus élevés et maintien d’une charge relative-ment forte sur les bas et moyens revenus; concentration de la pres-sion sur les revenus salariaux, à l’avantage d’autres catégories de revenus, du capital en particulier; accentuation de la taxation des dépenses de consommation, encore plus forte sur les biens et services de grande consommation, voire

de base, que sur ceux qui sont liés à un niveau de vie élevé; forte imposition de certains secteurs et quasi-défiscalisation d’autres (l’agriculture)… En somme, on voit bien que l’orientation générale est exactement le contraire de ce que devrait être celle d’un système qui

se voudrait seule-ment moins inéqui-table. Encore plus que celui d’hier, le système fiscal actuel est bien un des plus injustes qui

soient : plus on est riche, moins on paie d’impôts en proportion de sa richesse; et plus on est pauvre, plus on paie d’impôts au regard de sa pauvreté. En tout cas, on ne s’étonnera guère de constater que la «réforme» à ce niveau a carrément tourné à la «contre-réforme», accen-tuant le caractère inégal et régressif d’un système qui l’était déjà assez.

Nous allons donc dans cette deuxième partie examiner plus attentivement les trois principaux impôts, successivement, par ordre de recettes décroissant : la TVA, l’IS et l’IR.

Taxe sur la valeur ajoutée : un concentré de contradictions et d’iniquités

Entrée en vigueur le premier avril 1986, la taxe sur la valeur ajoutée fut le premier nouvel impôt mis en place dans le cadre de la réforme fis-cale2. Il devait d’abord matérialiser la fusion des deux précédentes taxes

Plus on est riche, moins on paie d’impôts en proportion de sa richesse;

et plus on est pauvre, plus on paie d’impôts au regard de sa pauvreté.

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76

sur le chiffre d’affaires et la générali-sation du système des déductions, puisque tel est son principal apport, par rapport au système antérieur des “taxes cumulatives”3 . Si son champ d’application devait également être élargi et ses taux d’imposition amé-nagés, force est de constater que les difficultés de mise en œuvre et les dysfonctionnements apparurent très vite et n’ont depuis jamais cessé.

Difficulté de définition d’une assiette adéquate

La première difficulté a porté sur la délimitation du champ d’application. Celui-ci s’étend aux opérations de nature industrielle, commerciale, artisanale ainsi qu’aux professions libérales. Outre le secteur agricole, le commerce de détail aussi était maintenu hors du champ de cet impôt. Mais par la suite, compte tenu du développement du com-merce moderne, on allait étendre l’application de la TVA au com-merce de détail réalisant un chiffre d’affaires supérieur à deux millions de dirhams… Que représente un tel seuil? Est-ce une indication adé-quate pour justifier la soumission à une telle taxe ? En tout cas, dans un pays où les activités commerciales se caractérisent par une grande désor-ganisation, il est rapidement apparu que les critères retenus pour définir les commerçants assujettis (chiffre d’affaires, inscription à la patente, vente à des revendeurs) manquent de pertinence. De sorte que ceux qui ont été “décrétés” soumis à la TVA -alors que très souvent leurs concurrents directs ont été laissés hors de son champ- se sont sentis lésés et, considérant le nouvel impôt comme une sorte de prélèvement supplémentaire sur leurs marges bé-néficiaires, l’ont plutôt jugé comme un facteur de concurrence déloyale.

Cette délimitation du champ de la TVA est apparue par la suite d’autant plus problématique, et pour ainsi dire suspecte, quand elle a commencé à être mise au service de règlements de compte, au profit de puissants lobbies politiques et économiques. En effet, alors que les coopératives sont généralement ex-onérées de la TVA en vertu même de leur statut, on se souvient encore de cette étrange disposition introduite dans la loi de finances pour 2005, soumettant à la TVA les coopéra-tives qui se livrent à des activités de transformation de matières premières et dont le chiffre d’affaires dépasse 5 millions de dirhams ! En fait chacun avait bien compris que ce texte était taillé sur mesure pour “mater” la coopérative laitière Copag/Jaouda, la seule qui commençait à menacer sérieusement l’omnipotence de la Centrale laitière, filiale de l’ONA… Bref, le makhzen économique en action et dans toute sa splendeur !

Cette question du champ d’application, et de son corollaire que sont les exonérations, est en la matière d’une importance capitale, car il faut bien comprendre qu’en toute rigueur, le système de la TVA, par essence, ne produit pleine-ment ses effets -économiquement bénéfiques- que dans la mesure où il est généralisé à toute la chaîne de valeur. Il en est ainsi puisque, dès lors qu’une entreprise est “hors champ” ou exonérée, elle ne collecte plus de TVA à travers ses ventes, et , en principe, ne peut donc guère récu-pérer les taxes supportées à l’amont, ce qui l’amène à les ajouter à son prix de revient, et nous ramène au système antérieur des taxes cumula-tives ! Or, quand on examine les

textes de la TVA, on est frappé par l’étendue du champ… des exonéra-tions. Dans la seule catégorie des exonérations “sans droit à déduc-tion” (art.93, CGI), on ne compte pas moins de 44 cas de figure, allant des plus compréhensibles (pain, lait, appareils pour handicapés, microcrédit) aux plus fantaisistes, parce que vestiges d’un autre âge (bougies, crin végétal, figues, ham-mams et fours traditionnels…). A cette liste s’ajoute une autre, celle-là très avantagée puisqu’elle accorde

une exonération assortie d’un “droit à déduction”, en fait de rembourse-ment de la TVA supportée à l’amont. Cette liste, qui comprend également plus d’une quarantaine de cas, est, à quelques exceptions près (exporta-tions, quelques intrants agricoles, logement social), le domaine par excellence des privilèges, si ce n’est des passe-droits. Qu’on en juge par ces quelques exemples d’une très longue liste d’heureux élus: Fonda-tion Mohammed VI, Fondation Hassan II, Fondation Cheikh Zaïd Ibn Soltan, Université Al Akhawayn, sociétés holding offshore, et surtout une série de pas moins de 59 ma-tériels agricoles nommément cités et dont, de toute évidence les neuf dixièmes ne risquent d’être connus et utilisés que par une poignée de gros agriculteurs4...

De surcroît, avec une assiette autant amputée, la TVA marocaine souffre de graves distorsions au niveau de ses propres mécanismes de déduc-tion. Alors que ceux-ci doivent normalement être généralisés, on s’aperçoit que le dispositif actuel

Sont exonérés de TVA les fondations Mohammed VI, Has-san II, Cheikh Zaïd Ibn Soltan,

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est encombré d’exceptions à cette règle, trop souvent motivées par leur impact financier, quand ce n’est pas par les marchandages conclus au Parlement entre les différents groupes de pression et le gouverne-ment. La règle est que ne sont pas déductibles les taxes ayant grevé les biens et services “non utilisés pour les besoins de l’exploitation”. Une liste des biens et services, dont les taxes ne sont en tout état de cause pas déductibles, a ensuite été établie, parmi lesquels on trouve pêle-mêle les locaux non liés à l’exploitation, les véhicules de transport individuel, les produits pétroliers non utilisés dans la production ou le transport collectif et des marchandises, les dépenses revêtant un caractère de libéralités, les frais de mission et de réception, les prestations des cour-

tiers d’assurances… On a du mal à suivre la logique de tels choix, car on peut tout de même se demander pourquoi les primes d’assurance ou les déplacements auprès de la clientèle ne seraient pas nécessaires aux “besoins de l’exploitation” et au fonctionnement normal d’une entreprise. Comme on peut se demander pourquoi autoriser la déductibilité des taxes grevant la constitution d’un somptueux siège social et la refuser pour une modeste petite voiture de service…

Des listes et des taux consacrant un système plus complexe et plus régressif

Les considérations financières et les marchandages au Parlement

sont souvent aussi à l’origine d’une multiplication désordonnée et incohérente de listes et de taux d’imposition, alors que les mots d’ordre de la réforme à ce propos n’étaient que réduction et simplifi-cation. Ainsi, il y a d’abord le plus important, le taux “normal” de 20%, qui s’applique à la quasi-totalité des biens et services, puisque la règle est que, est soumis à ce taux tout ce qui n’est pas exonéré ou soumis explicitement à un autre taux particulier. Doit-on relever que ce taux est parmi les plus élevés au monde ? En tout cas, l’essentiel est là et, selon des statistiques relatives à l’année 2004, ce taux aurait à lui seul rapporté 77% des

Tableau 1 - Produits de luxe dont les taux ont baissé entre 1986 et 2008

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78

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1,9

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1,7

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1,4

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0,9

0,8

0,8

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0,3

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0,3

1

2,3

0,9

100

recettes de la TVA durant la même année. Ensuite, en 2008 encore, on ne compte pas moins de 7 listes particulières comportant chacune un régime et surtout un taux dif-férent: 14% avec droit à déduction, 14% sans droit à déduction5, 10%, 7%, produits exonérés sans droit à déduction, produits exonérés avec droit à remboursement, produits soumis à taux spécifiques6 ... Ainsi, si on s’était empressé de supprimer l’ancien taux majoré de 30% (LF 1993), on s’est par contre appliqué à créer un nouveau taux réduit de 10% (LF 1996-1997), et même à différencier deux taux identiques en permettant à l’un de donner «droit à déduction» et pas à l’autre ! De sorte qu’on se retrouve aujourd’hui dans une situation, à cet égard au moins, aussi compliquée que celle d’avant la réforme…

En réalité, les changements opérés au niveau des taux et des reclasse-ments de certains produits et services importants mettent en évidence une véritable régression du système, accentuant son caractère injuste et

socialement régressif. En effet, il faut d’abord rappeler que la TVA étant par essence “aveugle”, puisque contenue dans le prix d’un bien ou d’un service, elle ne tient guère compte de la capacité contributive de l’acheteur - contribuable (qu’on soit riche ou pauvre, on paie le même impôt sur le litre d’huile ou le pot de yaourt qu’on achète)7. Et c’est précisément pour atténuer cet aspect si peu équitable que les concepteurs de la TVA avaient introduit dans le système le principe de la différenciation des taux, avec un taux majoré applicable aux biens et services dits de “luxe”, acquis par des contribuables plutôt aisés, et des taux réduits, voire des exonérations, pour les biens et services de con-sommation courante, sinon vitale. Or, au Maroc et depuis les vingt

dernières années, on a pris exacte-ment le chemin inverse : au moment où l’on a purement et simplement supprimé le taux majoré de 30% (réduisant d’un coup de 10 points le taux d’imposition de nombreux produits de luxe, (cf. tableau1), on s’est appliqué à alourdir la charge fiscale pesant sur les biens et ser-vices les plus ordinaires, et même particulièrement ceux de première nécessité (cf. tableau 2).

Comme on peut le constater sur le tableau 2, alors que le taux général a été encore relevé de 19 à 20% (LF 1996), de nombreux produits de base ont vu leur charge fiscale s’alourdir sensiblement. Des produits qui étaient exonérés ont vu leur taux

passer à 7% (sucre raffiné, savon de ménage, aliments de bétail), à 10% (pâtes alimentaires, sel de cuisine, riz usiné…), à 14% (beurre), et même à

20% (alcool à brûler). Des produits soumis à 7% ont vu leur taux passer à 10% (huile alimentaire), à 14% (électricité, graisses alimentaires, thé, transport), et même à 20% (café, aliments composés pour enfants, confitures, allumettes, bicy-clettes). Pour leur part, des services essentiels ont accusé des hausses sensibles de leurs taux d’imposition, lesquels sont passés de 12% à 14% (courtiers et agents d’assurance) et surtout à 20% (télécommunications, leasing, professions libérales -autres que médicales et juridiques…).

Encore plus injuste, le système est-il au moins plus cohérent ? Nous avons déjà apporté une première réponse, lorsque nous avons souligné les inconséquences du système de déduction. La distribution des

Tableau 2- Biens et services dont les taux de TVA ont augmenté entre 1986 et 2008

Les produits exonérés en 1986 l'étaient sans droit à déduction (à l'exception des aliments de bétail qui béné�ciant du droit au remboursement.

Tableau confectionné à partir du texte de base la TVA (1986), du Code général des impôts (CGI) et de la Loi de �nances 2008. Cf. Dahir portant Loi n°1-85-347 du 20 décembre 1985, BO n°3818 du 1er janvier 1986; Loi n°43-06, Dahir n°1-06-232 du 31 déc.2006, LF 2007, BO n°5487 bis du 1er janvier 2007; Dahir 1-07-211 du 27 décembre 2007, BO n°5591 bis du 31 décembre 2007.

19%

Exonération

Exonération

Exonération

7%

7%

7%

12%

20%

7%

10%

14%

10%

Exonération 20%

14%

20%

14%

12% 20%

14% 20%

On s’est appliqué à alourdir la charge fiscale pesant sur les biens et services les plus ordi-naires, et de première nécessité

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79La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

%

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1,9

1,9

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1,7

1,7

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1,4

1,4

1,1

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0,9

0,8

0,8

0,8

0,6

0,5

0,5

0,4

0,4

0,3

0,3

0,3

0,3

0,3

1

2,3

0,9

100

biens et services entre les différentes listes, et donc les différents régimes d’imposition, offrent une autre illustration des incohérences du dis-positif de la TVA. Ainsi, on peut se demander par quelle logique l’huile d’olive (un produit devenu depuis longtemps plutôt “de luxe”, vu son prix) reste exonérée alors que l’huile de graines (produit de première nécessité, et à ce titre subventionné jusqu’en 2000 !) est imposée au taux de 10%... Pourquoi les raisins secs resteraient-ils exonérés et pas le sel de cuisine, le riz usiné ou le savon? Pourquoi l’eau serait-elle imposée à 7% et l’électricité à 14% ? Pourquoi le thé serait-il soumis au taux de 7% et le café à 20% ? Pourquoi la “voiture économique” serait-elle taxée à 7% et le cyclomoteur ou le véhicule utilitaire, tout autant “économiques”, le seraient à 14% ? Pourquoi les prestations de l’avocat seraient-elles assujetties à 10%, alors que celles de l’architecte ou de l’expert comptable le seraient à 20%?!... On pourrait ainsi allonger à l’envi cette liste de questions de simple bon sens, mais qui restent malheureusement sans réponse.

En fait, pour comprendre quelque chose à tout ce désordre, il faut encore une fois garder à l’esprit que chaque loi de finances, surtout lorsqu’elle propose des amende-ments en la matière, donne lieu au Parlement à un véritable branle-bas de combat de la part des multiples lobbies intéressés, face à un ministre des Finances qui lui n’est obnubilé que par le coût financier pour le bud-get de l’Etat de chaque concession qu’il devrait leur faire. Finalement, l’épisode se termine généralement par un compromis plus ou moins boiteux, qui satisfait d’abord les lobbies les plus influents, ignore les autres ou ne leur laisse que des miettes, et tente tant bien que mal de préserver les recettes de l’Etat :

chacun gagne quelque chose, mais c’est le système dans son ensemble qui perd en cohérence et en ef-ficience…

Au total, on voit bien qu’on est là face à une taxe qui, objective-ment, apparaît comme une sorte de concentré de contradictions, d’incohérences et d’iniquités. Elle reste en tout cas bien éloignée d’une véritable taxe sur la valeur ajoutée, tant par les limites de son champ d’application et de ses mécanismes de déduction que par la complexité de son barème d’imposition. Com-me lors de son institution en 1986, la “version marocaine” de la taxe de Maurice Lauré reste une copie bien pâle des TVA en vigueur dans les pays développés.

Impôt sur les sociétés : entre exonérations et évasion, quelle marge d’imposition ?L’impôt sur les sociétés (IS)8 s’était substitué en 1987 à l’impôt sur les bénéfices professionnels (IBP) en ce qui concerne les sociétés, les person-

nes physiques étant alors promises dans le cadre de la réforme fiscale à être assujetties à l’impôt général sur le revenu. En réalité, on savait déjà depuis longtemps que toute réforme à ce niveau ne se justifiait réellement que dans la mesure où elle devait permettre d’élargir et de maîtriser de manière conséquente l’assiette d’un tel impôt. En ef-fet, les statistiques disponibles indiquaient déjà que 54,5% des sociétés soumises en 1985 à l’IBP déclaraient des déficits, et cette pro-portion était encore en progression

Le laxisme des textes de l’IS laisse la porte ouverte aux pratiques d’évasion fiscale,

Tableau 3- Diversité des situations d’exonérations fiscales dans le cadre de l’IS, 2008

27 cas

3 cas

3 cas

2 cas

2 cas

3 cas

4 cas

Source : CGI, 2008, éd. Legis Plus.

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puisqu’elle atteignait «seulement» 46,7% en 1982 et 38,8% en 19779. Par ailleurs, la multiplication des codes d’investissement (des codes de plus en plus généreux…), dans une véritable course à la séduction des investisseurs, avait conduit à réduire encore plus l’assiette de l’impôt, au point qu’il était déjà permis de parler d’une assiette en forme de «fromage de gruyère»…

Une assiette réduite à peau de chagrin par les exonérations et l’évasion fiscale

Sur ce dernier aspect du problème, celui de l’ampleur des «dépenses fiscales» et de leur faible efficacité, tout ce qui est «révélé» aujourd’hui et présenté par les responsables comme une «découverte» avait déjà été dit et mille fois répété au cours des années 80, enquêtes nationa-les et rapports internationaux à l’appui… A tel point qu’on finit en 1987 par prendre la décision de supprimer en deux étapes tous les avantages fiscaux des codes des investissements existants. Effective-ment, sur les deux pas qui devaient être faits, le premier l’avait été précisément en 1988, lorsqu’on s’appliqua systématiquement à diviser par deux tous les avantages fiscaux qui étaient alors octroyés par les divers codes existants (telle exonération totale était ramenée à une réduction de 50% du montant de l’impôt, telle exonération de 10 ans était réduite à 5 ans…). Aussitôt ce premier pas franchi, Mohamed Berrada, ministre des Finances de l’époque, s’engagea solennellement à faire le deuxième pas dès l’année suivante… Le fait est que, sous la pression des lob-bies qui se mobilisèrent contre ce projet, non seulement ce deuxième et dernier pas ne fut jamais fait,

mais on attendit 1995 pour conso-lider et consacrer le tout dans une «charte d’investissement» dont les nombreux privilèges fiscaux se sont encore étendus depuis et perdurent à ce jour !

Pour prendre la mesure de l’éten-due de ces privilèges fiscaux (et par ailleurs aussi de la complexité du dispositif…), il suffit de constater que, dans le texte de l’IS tel qu’il est en vigueur aujourd’hui, et sous le chapitre «Exo-nérations», on ne compte pas moins de sept cas de fi-gure différents –ou listes- recouvrant 44 catégories de bénéficiaires (voir tableau 3) :

Là encore, la liste de ces privilégiés de l’IS apparaît tout à fait impres-sionnante, avec un très large éven-tail, allant des entreprises exporta-trices ou hôtelières jusqu’à celles qui sont simplement localisées dans certaines régions, en passant par les fameuses –et inévitables- «fonda-tions souveraines», les Agences de développement, les zones franches et les banques offshore, etc.

Quant au premier aspect, congé-

nital en quelque sorte, puisque lié à la définition même de l’assiette de l’impôt sur les sociétés, et à la capacité du système mis en place à en maîtriser le contenu et les déterminants, force est de consta-ter qu’il a été pour l’essentiel purement et simplement ignoré, comme si de rien n’était… Ainsi, alors qu’on s’attendait à l’établis-sement de règles plus rigoureuses, notamment pour la détermination du résultat imposable, les textes de

l’IS se caractérisent toujours par un laxisme qui laisse grandes ouvertes les portes aux pratiques d’évasion fiscale les plus dévastatrices. Pré-cisons qu’il n’est pas question ici de fraude, mais d’évasion fiscale, celle-ci étant après tout «légale», parce que fondée sur une exploi-tation astucieuse des textes de loi et de rien d’autre. L’objectif étant la minimisation du résultat impo-sable, les pratiques d’optimisation fiscale consistent à traquer sys-tématiquement toutes les «failles» laissées dans la réglementation

Tableau 4- Taux de l’IS en vigueur en 2008

Il y a une jolie expression qui illustre notre situation : les taux aboient mais ne mordent pas…

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pour les mettre à contribution en vue de réduire les produits imposa-bles et surtout gonfler les «charges déductibles». Gestion optimale des stocks, manipulation des «prix de cession» au sein d’un même groupe, rémunérations larges et variées des propriétaires, déguisées en «frais de personnel», avantages et gratifications de toutes sortes des cadres et dirigeants, dissimulées en «frais divers de gestion» (missions, réceptions, représentation…), dons généreusement distribués10 en contrepartie d’avantages «hors bilan», dotations aux amortisse-ments judicieusement ordonnées, dotations aux provisions exagéré-ment évaluées, avances en «compte courant associés» rémunérées au mieux possible… on le voit, la liste peut être longue des mille et une possibilités dont usent et abusent les entreprises pour se soustraire le plus légalement du monde à l’impôt.

La preuve que la «réforme» qui a engendré l’IS n’a rien réglé est qu’elle a permis de faire encore mieux que l’IBP ! C’est ainsi que de 55% en 1985, le taux des en-treprises déclarant des résultats nuls ou déficitaires monte encore à 63% deux décennies plus tard (figure2)... C’est dire que le pro-blème de la maîtrise de l’assiette de l’IS reste entier. En tout cas, dans ces conditions, tout focaliser sur le niveau des taux revient à se rendre coupable d’une véritable escroquerie intellectuelle, quand ce n’est pas à organiser une campagne de désinformation pour seulement arracher encore et toujours plus de privilèges fiscaux. Car on le sait bien, dans une telle situation de déliquescence de l’assiette de l’impôt, les taux ont beau être élevés, ils restent sans conséquence pour la charge fiscale effective. Il y a longtemps qu’on a inventé cette

jolie expression pour illustrer un tel état de fait : les taux aboient mais ne mordent pas…

Multiplicité des taux et inanité des baissesEn ce qui concerne les taux pré-cisément, il faut d’abord savoir que, contrairement aux pratiques en cours dans la plupart des pays, il n’y a pas un mais de nombreux taux qui coexistent avec le taux commun, de sorte que le système n’en est que plus complexe et plus incohérent. Ainsi, comme on peut le constater sur le tableau suivant (n°4), en 2008, on ne compte pas moins de 6 taux qui viennent s’ajouter au taux normal. Un seul taux est supérieur à ce dernier (37%, applicable aux établissements de crédit et organismes assimilés), les cinq autres étant sensiblement inférieurs.

Ceci étant, et pour s’en tenir au taux normal, il faut tout de même rappeler que, conformément aux dogmes néolibéraux ayant déter-miné la réforme fiscale des années 80, l’avènement de l’IS avait déjà marqué une forte désescalade des taux d’imposition. Alors que l’ancien IBP comportait un ba-rème progressif compris entre 40

et 48%11, l’IS lui substitue un taux uniforme de 45%, puis ce dernier sera progressivement abaissé à 40% en 1988, puis à 38% en 1993, et ensuite à 36% en 1994, et encore à 35% en 1996 (figure 1). La baisse à 30% intervenue dans la loi de finances pour 2008 n’est donc que le couronnement d’un processus engagé depuis plus de 20 ans. A qui de telles baisses ont-elles profité ? Avec quel résultat ? Pour répondre à la première question, nous avons déjà, dans la première partie de cette étude, essayé de réunir les quelques données disponibles et d’en recouper d’autres pour abou-tir à ce résultat que nous pensions «édifiant» : sur les quelque 80 000 entreprises concernées par l’impôt sur les sociétés, on en compte à peine 77 qui assurent 44% de ses recettes totales, et par extension,

%

Figure 1.

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3635

30

Baisse des taux de l’IS

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«une centaine d’entreprises seu-lement devrait assurer entre la moitié et les deux tiers des recettes de l’impôt sur les sociétés». En fait, il nous faut reconnaître maintenant que nous étions encore en deçà de la réalité ! En effet, des données plus précises et plus complètes, relatives à l’année 2005, nous permettent à présent d’affirmer que les 100 premières entreprises contribuables ont assuré 86% de l’ensemble des recettes de l’IS (voir figure n°3). Ces 100 plus gros

contribuables se répartissent ainsi: 10 établissements publics, 12 éta-blissements bancaires, 30 sociétés de financement et d’assurances, et 48 entreprises pour l’essentiel de l’industrie et des services. Par ailleurs, 35 entreprises étaient cotées à la Bourse des valeurs de Casablanca.

Nous sommes donc face à une situation de concentration des recettes de l’IS encore plus déme-surée qu’on ne pouvait l’imaginer. Car une centaine d’entreprises, cela représente à peu de choses près 0,1% de l’ensemble des entre-prises assujetties à l’IS ! Autrement dit, 0,1% des entreprises assurent 86% des recettes, et 99,9% des entreprises à peine 14% des mêmes recettes… Même s’il est assez cou-rant dans différents pays que les recettes de cette catégorie d’impôt se caractérisent par une certaine concentration, il faut reconnaître qu’on atteint là un record dont on a du mal à imaginer qu’il puisse

être dépassé.En tout cas, on a, avec ces chiffres, une réponse claire à la première question : la baisse du taux de 35 à 30% n’a de sens que pour l’infime minorité d’entreprises qui déclarent et paient un impôt tant soit peu significatif, autant dire et dans le meilleur des cas moins de 1% de la population concernée.

Cette baisse du taux, qui est la sixième en 20 ans, peut-elle pro-duire les résultats qu’on prétend

lui attribuer ? Rap-pelons que, pour les avocats de telles baisses, celles-ci sont de nature à inciter les entre-prises à épargner plus pour investir

plus, et partant, à devenir plus compétitives, créer des emplois, distribuer des revenus… Par ailleurs, une baisse du taux encouragerait les entreprises qui fraudent ou se complaisent dans l’informel à nor-maliser leur situation et procéder à des déclarations plus conformes à la réalité, ce qui conduirait à élargir l’assiette de l’impôt et finalement

améliorerait son rendement. On ne peut ici entrer au fond d’un débat aux dimensions théoriques et empiriques d’ailleurs anciennes et connues. On se contentera simple-ment de souligner quatre faits, des évidences que personne ne peut nier parce qu’aisément vérifiables par tous.

La première est que, au regard de l’extrême concentration des recettes de l’IS que nous venons de mon-trer, il va de soi que l’importance et l’évolution des recettes de cet impôt sont surtout dues aux profits –de plus en plus considérables- de la toute petite minorité de grosses entreprises concernées, plutôt qu’à une quelconque amélioration de la contribution de l’immense majorité des autres. C’est une centaine d’en-treprises qui peut faire ou défaire les recettes de l’IS et ce sont donc leurs résultats qui comptent, et non ceux des 80 000 autres, virtuelle-ment assujetties à l’IS, mais jamais significativement contributives à ses recettes. La seconde évidence est que, au cours des années qui ont suivi les cinq premières baisses du taux de l’IS, disons au cours des

la baisse du taux de l’IS de 35 à 30% n’a de sens que pour 1% des entreprises qui paient 86% de l’ensemble des impôts.

%

Figure 2 Hausse des entreprises réfractaires à l’impôt

39

47

55 55

62 63 63

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83La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

années 90, personne (à commencer par les comptables nationaux) n’a jamais signalé un accroisse-ment significatif de l’épargne de l’entreprise, et encore moins de la contribution du secteur privé à l’effort global d’accumulation dans le pays (matérialisé par la part de l’investissement privé dans le taux brut de formation du capital fixe). La troisième évidence est que l’économie informelle, sous ses dif-férentes formes, ne recule pas mais progresse, notamment depuis les 15 ou 20 dernières années. Enfin, la quatrième évidence apparaît claire-ment à travers un simple coup d’œil jeté sur les deux figures 1 et 2 : tout au long des vingt à trente dernières années, alors que la courbe des taux d’imposition baisse, celle des entreprises déclarant des résultats nuls ou déficitaires monte… c’est exactement le contraire de ce que l’on prétendait obtenir !

Une grande majorité d’entreprises qui ne déclarent pas de résultat les soumettant au paiement de l’impôt, et des taux qui baissent fortement, amputant en consé-quence la contribution de la toute petite minorité d’entreprises effec-tivement redevables de l’impôt… on comprend aisément qu’une telle évolution était porteuse de gros risques pour le niveau des recettes fiscales. C’est pour prévenir un tel inconvénient que les responsables vont commettre une autre «curio-sité» toute «marocaine», tant elle est pour le moins singulière de par son principe comme par ses modalités. Ainsi, toutes les sociétés, au-delà des trois premières années de leur existence, sont obligatoirement et même en l’absence de bénéfices, tenues de s’acquitter d’une «coti-sation minimale» égale à 0,50% de leur chiffre d’affaires12. De toute évidence, c’est la logique financière qui reprend ses droits, fût-ce au dé-triment de l’équité, voire du simple bon sens. Car face à un immense problème qui est celui de la fraude et l’évasion fiscales, l’Etat a préféré la solution de facilité, qui est aussi une solution inique, voire cynique: niveler par le bas en soumettant tout le monde aveuglément à un «minimum», quitte à imposer des entreprises –plutôt les petites et moyennes- sur des bénéfices qu’el-les n’ont vraiment pas réalisés, et laisser d’autres –plutôt les grandes et plutôt bien organisées- continuer à faire ce qu’elles veulent, dès lors que le Trésor public est assuré de recevoir les ressources requises…

Finalement, cette cotisation mi-nimale reflète bien la réalité de l’impôt sur les sociétés auquel elle correspond : un impôt outrageuse-ment vidé de sa substance par des textes défaillants et des pratiques d’évasion et de fraude fiscales à grande échelle, et néanmoins assez

productif de ressources, grâce à la contribution conséquente d’une poignée de grosses entreprises et celle plutôt minimale de toutes les autres…

IR ou impôt sur les petits et moyens salaires ?Le système cédulaire au niveau des impôts directs, qui avait cours jusqu’à la fin des années 80, cumu-lait sans doute de trop nombreux défauts pour être maintenu. Fondé sur le principe qu’à chaque caté-gorie de revenus doit correspondre un impôt spécifique, ce dispositif multipliait les inconvénients : à revenus équivalents, barèmes d’imposition différents, modes de détermination de l’assiette diffé-rents, modes de paiement, sanction et règlement des litiges différents, impossibilité pour l’Administration fiscale de globaliser les revenus au niveau de chaque contribuable, difficulté de procéder à des recou-pements… Bref, incohérences et disparités étaient telles qu’aucune réforme fiscale digne de ce nom ne pouvait ignorer cette composante des anciens dispositifs fiscaux. Le passage d’un système dit «analyti-que» vers un système «synthétique» matérialisé par l’institution en 1990 de «l’Impôt Général sur le Revenu» ne pouvait donc qu’être accueilli comme une réforme salutaire et un progrès certain.

En unifiant les anciens impôts cé-dulaires par leur fusion en un seul et même impôt synthétique, l’IGR13

Figure 3

100 entreprises seu-lement pèsent sur les recettes de l’IS. Leurs résultats comptent, plus que les 80 000 autres, virtuellement assujetties à l’IS

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devait certes d’abord homogénéi-ser, harmoniser et simplifier les dispositifs pré-existants (ce qui déjà n’était pas rien), mais surtout devait conduire à la fois à plus d’équité (désormais on devait au moins réaliser le principe «à revenu égal, impôt égal») et plus d’efficacité, puisque la globalisation des revenus devait nécessairement améliorer le rendement de leur imposition.

Où en sommes-nous aujourd’hui de toutes ces belles promesses ? L’examen approfondi et objectif du dispositif existant est hélas acca-blant : cet impôt n’est aujourd’hui ni simple, ni cohérent, ni équitable, ni même efficace. Appliquons-nous à apporter la démonstration de cette affirmation.

Un assemblage hétéroclite et sans vision d’ensemble

L’impôt sur le revenu couvre théori-quement cinq catégories différentes de revenus : les revenus salariaux, professionnels, agricoles, fonciers et financiers. Dans les faits, nous savons que les revenus agricoles sont exonérés de tout impôt sur le revenu depuis le début des années 80 et cela devrait continuer au moins jusqu’en 2010. Pour les autres catégo-ries de revenus, nous avons montré, dans la première partie de ce travail, que leur contribution aux recettes globales de l’impôt est très inégale : alors que les revenus salariaux y contribuent pour 76%, ceux prove-nant des activités professionnelles, immobilières et financières n’en représentent approximativement que 11%, 5% et 8% respectivement. De sorte qu’il nous était déjà clairement apparu que cet impôt,

loin d’être «général»14 était d’abord et principalement un impôt sur les salaires.

Cet état de fait est la conséquence de plusieurs facteurs liés à la définition de l’assiette de chaque catégorie d’impôt, au mode de détermination du revenu impo-sable, aux taux d’imposition, au mode de paiement de l’impôt, aux possibilités de fraude ou d’évasion fiscale… Nous reviendrons sur tous ces facteurs mais, d’ores et déjà, il faut souligner que tous ont un dé-nominateur commun et procèdent d’un même péché originel : dès sa création, cet impôt n’a jamais été conçu comme un véritable impôt unique, général et synthétique pour l’ensemble des revenus. Déjà lors de son institution, le nouveau dispositif se présentait plutôt comme une addition des anciens impôts cédulaires, chaque catégorie de revenu gardant dans le cadre du nouvel impôt ses propres règles et finalement sa propre charge fiscale. C’était notamment le cas des revenus salariaux et

professionnels. Quant aux revenus et profits immobiliers et des capi-taux mobiliers, ils restaient pour l’essentiel tout bonnement soumis aux anciennes taxes spécifiques. Ainsi, jusqu’en 2001, formellement et explicitement, l’IGR a «coexisté» avec toute une ribambelle d’impôts et taxes de nature on ne peut plus cédulaires : taxe sur les profits im-mobiliers, taxe sur les produits des actions ou parts sociales et revenus

assimilés, taxe sur le produit des placements à revenu fixe, taxe sur les profits de cession d’actions et parts sociales… Par la suite, ces im-pôts ont été «intégrés» à l’IGR, mais cette intégration est restée en fait tout à fait artificielle, puisque cha-que taxe a gardé son propre mode d’imposition, et notamment son propre taux d’imposition ! De sorte que même aujourd’hui, l’impôt sur le revenu apparaît comme un «assemblage» d’instruments fiscaux de type plus ou moins cédulaires, hétéroclite, sans cohérence ni vision d’ensemble.

Illustrons nos propos en passant en revue les principales catégories de revenus. Les revenus salariaux d’abord. Alors que la principale caractéristique de tout impôt sur le revenu est d’être déclaratif (c’est-à-dire payé a posteriori et sur la base d’une déclaration annuelle), l’impôt marocain sur les revenus salariaux est payé «à la source» par l’employeur, au moment même où le revenu est distribué, et le plus souvent sans que le salarié, le prin-

cipal concerné, ait son mot à dire sur quoi que ce soit. Du coup, et dans un contexte où la fraude et l’évasion fis-cales sont si largement répandues parmi les détenteurs des autres

catégories de revenus, les salariés peuvent à juste titre estimer ne pas être équitablement traités… Ils ne le sont pas non plus au regard de la question de l’inflation, puisqu’un même impôt payé au moment où il est perçu est, en dirhams constants, évidemment supérieur à celui qui serait payé plusieurs mois, voire plusieurs années plus tard. Les salariés peuvent en revanche procéder à certaines déductions sur

Les salariés peuvent procéder à des déductions sur leur revenu brut que les détenteurs d’autres catégories de

revenus ne peuvent se permettre

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leur revenu brut que les détenteurs d’autres catégories de revenus ne peuvent se permettre, du moins dans les mêmes proportions. C’est notamment le cas des cotisations aux organismes de prévoyance et de sécurité sociale, ainsi que des cotisations pour constitution de retraite et du remboursement en principal et intérêts des prêts contractés pour l’acquisition d’un logement social (sur lesquels nous reviendrons plus loin). Quant à la déduction pour frais professionnels de 17%, elle est plafonnée en valeur absolue à 24 000 DH, valeur qui n’a pas été réévaluée depuis 1989 ! Pour leur part, les pensions de re-traite bénéficient d’un abattement de 40%, non plafonné…

En dépit de ces particularités, il reste que certaines catégories de revenus salariaux sont traitées de manière encore plus «particulière» puisqu’elles font l’objet de pré-lèvements à la source à des taux spécifiques forfaitaires. Ainsi sont successivement soumis au taux de 17%, «libératoire» de tout autre impôt sur le revenu, les rémunéra-tions des enseignants vacataires, à 18% «libératoire», les rémunérations versées aux salariés des banques et sociétés holding off shore, à 30% «libératoire», les honoraires des médecins non patentables interve-nant dans les cliniques, et encore à 30% mais «non libératoire»15 les rémunérations et indemnités versées à des personnes ne faisant pas partie du personnel permanent d’une entreprise, les cachets des artistes en représentation, ainsi que les rémunérations payées aux voyageurs, représentants et placiers de commerce ou d’industrie…

Les revenus professionnels peuvent être soumis à trois régimes d’im-position : le régime du résultat net réel, le régime du résultat net

simplifié et le régime du forfait. Les deux premiers régimes (à quelques variantes simplificatrices près pour le second) s’apparentent au régime applicable à l’impôt sur les sociétés, ce qui signifie que les observations et critiques déjà émises à l’encontre de ce dernier restent en l’occurrence également valables (notamment au niveau de l’ampleur des exonérations et de l’évasion fiscale…). En fait, le régime de loin le plus répandu est celui du forfait. Ce régime auquel est soumise l’écrasante majorité des petites, voire micro-entreprises, permet de calculer l’impôt à payer en appliquant au chiffre d’affaires déclaré un coefficient forfaitaire censé refléter le profit réalisé et imposable. Le problème est que les coefficients en question déterminés par activité restent trop globaux pour exprimer la variété des situa-tions, en fonction des réalités des marchés et des régions, ce à quoi il faut ajouter le fait que, là encore, les coefficients en question n’ont guère été actualisés depuis plus de vingt ans ! Dans ces conditions, les «taux de profit» attribués à de nombreuses activités et en particu-lier aux petits contribuables qui les exercent (forcément plus faibles et

plus fragiles) s’avèrent autrement supérieurs à ceux qu’il est possible de réaliser effectivement. Le résultat

en est que, au moment où d’autres s’amusent à déclarer systémati-quement des déficits imaginaires, des centaines de milliers de petits

Figure 4.

Les revenus et les profits fonciers et financiers bénéfi-cient de régimes si particuliers, qu’on se demande ce qui justifie leur maintien largement formel au sein de l’impôt sur le revenu.

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entrepreneurs, commerçants et arti-sans sont imposés sur des bénéfices qu’ils n’ont tout simplement pas réalisés… Là où le bât blesse, c’est que, au moment où les médias et le débat public sont encombrés par le bruit des lobbies d’une centaine d’entreprises désireuses de voir baisser leur taux d’imposition de 35 à 30%, personne ne lève le petit doigt pour déplorer la situation de surimposition de ces cohortes de petits contribuables sans voix.

Les revenus et les profits fonciers d’une part, et financiers d’autre part, bénéficient de régimes privi-légiés et si particuliers, qu’on peut légitimement se demander ce qui justifie leur maintien largement formel au sein de l’impôt sur le revenu. Ainsi, les revenus locatifs profitent d’emblée d’un abattement forfaitaire de pas moins de 40%, de sorte que seuls 60% de ces derniers sont en fait ajoutés aux autres catégories de revenus pour le calcul de la base d’imposition à l’IR. Les profits réalisés sur les opérations immobilières pour leur part, et après avoir été réduits pour tenir compte de l’effet de l’inflation, ne sont soumis en tout et pour tout qu’à un prélèvement de 20%, et ce taux est de surcroît «libératoire» de toute autre imposition. Quand on connaît l’ampleur des profits réa-lisés sur le marché de l’immobilier ces dernières années, on mesure l’intérêt d’un tel cadeau fiscal pour ceux qui en sont les heureux bé-néficiaires, et le manque à gagner que cela représente pour le Trésor public…

Les revenus et les profits financiers (capitaux mobiliers) sont, pour leur part, soumis à un régime d’imposition qui, tout en bénéfi-ciant d’un traitement notoirement

privilégié, n’en demeure pas moins particulièrement complexe, confus, incohérent… C’est ainsi que, au niveau des revenus d’abord, alors que ceux des actions et parts so-ciales ne supportent qu’un taux de 10%, ceux des placements à revenu fixe sont soumis à une retenue à la source qui s’élève, soit à 20% «non libératoires»16 pour les détenteurs de revenus professionnels assujettis au régime du net réel ou simplifié, soit à 30% «libératoires» pour les autres personnes physiques et les revenus de source étrangère… s’il est déjà bien difficile de comprendre la logique de telles disparités dans le traitement fiscal de catégories de revenus pourtant globalement de même nature, on a encore plus de mal à saisir le sens des inégalités d’imposition ayant cours au niveau

des profits réalisés sur les cessions des capitaux mobiliers. Ainsi depuis le 1er janvier de cette année, avec la loi de finances 2008, les profits sur les cessions d’actions sont imposés à 15% s’ils sont réalisés par des particuliers, et à 20% s’ils le sont dans le cadre d’un OPCVM ! Quant aux profits résultant de cessions d’obligations, ils sont aussi soumis à 20%, mais au même titre que les cessions de toute valeur mobilière, à revenu fixe ou variable, pour peu qu’elle soit émise par des organis-mes de placements en capital-risque (OPCR) ou des fonds de placements collectifs en titrisation (FPCT)… Il faut dire que –comme nous l’avons déjà indiqué dès l’introduction de ce texte-, ce sont là seulement quelques unes des nombreuses bourdes dont les responsables ne se

Tableau 5- Barème et taux spécifiques de l’IR

CGI, 2008, éd. Legis Plus.

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87La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

sont rendu compte qu’une fois la loi de finances publiée au bulletin officiel !

Deuxième et troisième «étage» : Déductions et incohérences

Au total, lorsqu’on additionne ce qui reste à additionner parmi les différentes catégories de revenus reçus, pour obtenir le «revenu glo-bal imposable», et donc finir tout de même par rejoindre le cadre naturel d’un «impôt général sur le revenu», on se trouve avec une assiette fiscale dont la consistance peut déjà être notablement dimi-nuée puisque, outre les multiples exonérations, abattements et autres déductions, elle est aussi ampu-tée des nombreux revenus déjà imposés de manière «libératoire». Pourtant dans le processus devant conduire au calcul final de l’impôt, nous n’en sommes encore qu’au «premier étage» ! Car ce «revenu global» va ensuite faire l’objet d’une deuxième série de déductions pour obtenir –au «2ème étage»- le revenu à soumettre effectivement au ba-rème d’imposition et donc l’impôt lui-même. Mais cet impôt calculé ne sera pas encore celui effective-ment dû puisqu’il pourra encore –au «3ème étage»- être diminué à raison de certaines déductions (dites «sur impôt») pour aboutir enfin à la contribution à verser au Trésor public au titre de l’impôt sur le revenu…

Il nous reste donc à faire quelques observations sur ces deux dernières séries de déductions puis nous attarder quelque peu sur le barème et les multiples taux spécifiques d’imposition.

Les déductions à opérer sur le revenu global sont au nombre de trois : 1. les dons qui ne souffrent quasiment d’aucune limitation et

dont on a déjà évoqué plus haut les risques de dérive dans le cadre de l’IS ; 2. le montant des intérêts des prêts contractés pour l’acquisition d’un logement à usage d’habitation principale, dans la limite de 10% du revenu global imposable ; 3. les cotisations pour constitution de retraite, dans la limite de 6% du même revenu. On peut noter

ici au moins trois incohérences qui sont pour les contribuables autant de situations de traitement inégal devant l’impôt.

La première a trait à la déduction au titre du prêt pour acquisition de logement principal. On peut noter que le salarié dispose de deux possibilités en ce domaine : soit acquérir un logement dit «social» et déduire la totalité des rembourse-ments en principal et intérêts, soit s’offrir tout autre type de logement et ne déduire que les intérêts du prêt dans la limite de 10% de son revenu imposable. Le non-salarié par contre ne dispose que de cette dernière possibilité. De sorte que les contribuables non-salariés, de condition modeste (évidemment de loin les plus nombreux) sont de fait exclus d’un tel encouragement

à l’accès à la propriété de leur lo-gement. La deuxième incohérence concerne la cotisation pour consti-tution de retraite, limitée à 6% du revenu global pour les non-salariés, alors que dans le cas des salariés, la cotisation déductible est régie par les différents régimes de retraite existants, lesquels peuvent être dans certains cas plus favorables.

Mais c’est la troisième incohérence, en fait une énorme lacune, qui nous paraît ici la plus lourde de consé-quences. Il s’agit de la possibilité de déduction des cotisations aux organismes de prévoyance sociale, de sécurité sociale ou primes d’as-surance - groupe (maladie, mater-nité, invalidité, décès…). Selon les textes, cette possibilité n’est prévue qu’au niveau des revenus sala-riaux, alors qu’elle est purement et simplement absente au niveau de toutes les autres catégories de revenus, du moins explicitement17. Normalement, comme c’est le cas pour les cotisations de retraite, on

Devant une scolarisation de plusieurs dizaines de milliers de dirhams par an,

les montants déduits pour charges de famille s’avèrent dérisoires

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aurait dû, à tout le moins, chercher à «se rattraper» au niveau des dé-ductions sur le revenu global impo-sable, en permettant à ceux parmi les contribuables non-salariés qui souhaitent s’assurer une couverture sociale, surtout médicale, de le faire d’autant plus volontiers que leurs cotisations seraient déduites de la base imposable à l’IR. Malheu-reusement il n’en est rien, et au moment où les pouvoirs publics rappellent tous les jours leur désir

d’étendre l’assurance maladie obli-gatoire (AMO), il y a là un singulier paradoxe qui donne la mesure du grand écart entre les discours et les réalités.

La dernière série des déductions est opérée sur l’impôt lui-même, une fois calculé à partir du ba-rème d’imposition («3ème étage»..). De ce dernier, on peut en effet déduire les impôts déjà payés à l’étranger sur les revenus de source étrangère (pour éviter la double imposition), une réduction égale à 80% du montant de l’impôt dû au titre des pensions de retraite de source étrangère reçues par des contribuables résidant au Maroc, et surtout des déductions dites pour «charge de famille», arrêtées à 180 DH par personne à charge, dans la limite d’un plafond de 1080 DH (soit 6 personnes). Cette der-nière déduction mérite quelques commentaires. On peut d’abord rappeler que ce montant de 180 DH par personne remonte à 1987,

lorsqu’il s’appliquait dans le cadre de la taxe urbaine. Ensuite repris tel que dans le texte de l’IGR, il n’a depuis jamais fait l’objet de la moindre réévaluation… Même si ce montant avait été réévalué à raison de la hausse du coût de la vie, il est évident qu’il ne continuerait pas moins de paraître aujourd’hui tout à fait dérisoire, tant il est vrai que le désengagement de l’Etat de fonctions économiques et sociales essentielles et les carences de celles

encore existantes ont acculé les parents à prendre à leur charge de plus en plus de services auparavant assumés par la puissance publique, à commencer par l’enseignement et la santé. Quand la seule scola-risation annuelle d’un enfant peut coûter plusieurs dizaines de milliers de dirhams, on mesure combien les montants autorisés au titre des «charges de famille» s’avèrent insi-gnifiants. Enfin, on peut s’étonner que par «personne à charge» on n’entende que le conjoint et les en-fants, ce qui exclut notamment les parents, alors que chacun sait que la prise en charge de ces derniers par leurs enfants reste encore, dans la société marocaine, une tradition vivace et une pratique très répan-due.

Cacophonie des taux et progressivité régressive du barème

Alors que l’IR devait marquer l’harmonisation et l’unification de

l’imposition des différentes catégo-ries de revenus, à travers un barème unique et progressif, comme c’est le cas de tout impôt de ce genre, on constate aujourd’hui qu’on se trouve devant un désordre diffici-lement descriptible, fatras chaoti-que de taux, sans lien ni logique compréhensibles, et dont les uns sont de surcroît «libératoires» alors que les autres ne le sont pas… On pourra apprécier cette cacophonie en observant le tableau n°5 où

nous avons essayé, non sans diffi-cultés, de reconstituer la –presque- quinzaine de taux actuellement en vigueur dans le cadre de l’IR.

Ceci étant, il reste le barème qu’on hésite à qualifier de «général», puisqu’il s’applique en fait à la partie des revenus qui n’ont pas été «happés» à la source par un taux spécifique et «libératoire». Ce barème qui fait beaucoup parler de lui depuis quelques années, et dont on déplore les taux supérieurs qui seraient excessivement élevés, au point de faire de leur baisse une revendication majeure du «dialogue social», essayons de mieux l’analy-

Figure 5.On peut dire qu’après avoir été «progressi-vement progressif» au niveau des trois pre-mières tranches, le barème de l’IR marocain devient «régressivement progressif»

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ser pour mieux en comprendre les caractéristiques et les enjeux.

Comme on peut le constater sur le tableau 5 et la figure 4, le barème de l’IR repose sur un seuil de non-imposition fixé actuellement à 24 000DH. La première tranche d’im-position apparaît relativement étroite puisqu’elle n’est que de 6000 DH et se voit de prime abord soumise à un taux de 15%. La deuxième tranche, qui va de 30 000 à 45 000 DH voit son taux s’alourdir de 10 points et passer ainsi à 25%. La troi-sième tranche, de même «largeur» que la précédente, est soumise à un taux qui «gagne» encore 10 points supplémentaires, passant à 35%. La quatrième tranche par contre s’étend de 60 000 à 120 000DH et ne voit son taux s’alourdir que de 5 points, se situant à 40%. Enfin, tous les revenus supérieurs à

120 000 DH supportent un taux marginal de 42%. Au total, cet éventail offre une courbe d’évolu-tion tout à fait curieuse puisqu’elle présente une allure de type «loga-rithmique», disons concave, alors qu’elle devrait être plutôt convexe, voire parabolique…

En effet, il faut bien comprendre que l’essence de tout impôt sur les revenus est d’être progressif, même s’il est vrai que l’appréciation de la progressivité d’un barème n’est pas un exercice facile. Au fond, cette appréciation est tributaire de la vision que l’on se fait du rôle de l’impôt dans le nivellement de la distribution des revenus et, au-delà, du degré et de la nature des inéga-lités sociales que l’on tolère dans une société. Il reste qu’on s’accorde aisément sur une idée simple et de bon sens : la contribution fiscale

devrait être minimale, voire nulle au niveau des bas revenus, puis augmenter faiblement au niveau des tranches de revenus encore modestes ou moyens, et s’accentuer ensuite «progressivement» pour de-venir relativement forte au niveau des tranches de revenus élevés, voire très élevés. C’est ce schéma qui renvoie à la forme convexe de la courbe de la progressivité (cf. figure 5). On peut certes discuter la «pente» de la courbe, c’est-à-dire le degré d’accentuation de la progres-sivité à partir de tel ou tel niveau de revenu, mais l’allure générale reste bien celle-là. Au demeurant, on rappellera que tel était le cas des systèmes d’impôt sur le revenu dans les pays développés tout au long des trois décennies postérieures à la seconde guerre mondiale, avec des taux marginaux qui dépassaient souvent 70%, ce qui, du reste, ne les a pas empêchés de connaître la phase de croissance la plus forte et la plus longue de leur histoire…

Que constatons-nous dans le cas du Maroc ? Pratiquement un schéma inversé, le contraire de ce qui de-vrait être, un peu comme si nous marchions sur la tête… De prime

Figure 6

L’assiette de l’IR n’est guère plus substantielle que celle qu’elle a remplacée. Les revenus agricoles sont exonérés d’impôt et les revenus fonciers et financiers subissent des taux spécifiques plus cléments

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90

abord, un seuil d’imposition déjà trop faible, mettant à contribution même les quasi-smicards, voire les «pauvres absolus», puis dès le premier dirham imposable, le choc est réellement brutal puisqu’on passe d’un seul coup de zéro à 15%, puis très vite l’accélération se fait encore plus brutale, alors qu’on en est encore au niveau des tranches de revenus modestes, avec des taux de 25%, dès le premier dirham dépassant 30 000 DH de revenus annuels, 35%, à partir de 45 000 DH… Puis, là où l’on pense que la progressivité aurait pu logi-quement commencer à s’accélérer quelque peu, elle décélère presque tout aussi brutalement qu’elle avait commencé au niveau des basses tranches : le barème n’augmente que de 5 points à partir de 60 000 DH, puis de 2 points seulement à partir de 120 000 DH, niveau à par-tir duquel la progressivité s’arrête tout net, et le taux devient propor-tionnel (cf. figure 6). En somme, pour reprendre la terminologie de L.Mehl et P.Beltrame, on peut dire qu’après avoir été «progressivement progressif» au niveau des trois pre-mières tranches, le barème de l’IR marocain devient «régressivement progressif»18 . Autrement dit, le ba-rème marocain est construit de ma-nière à produire une «progressivité régressive»19 : fortement progressive sur les bas et moyens revenus, puis d’autant moins progressive que le niveau des revenus augmente.

C’est dire que si nous savions déjà que l’IR concerne essentiellement les salariés, nous savons aussi maintenant que, par la grâce d’un barème d’imposition contre-nature, il pèse largement sur les petits et moyens revenus. C’est dire aussi combien l’évolution observée de-puis quelques années, focalisée

sur la baisse des taux supérieurs, est proprement aberrante : la «pro-gressivité régressive» en est encore plus accentuée, concentrant encore plus la charge fiscale sur les bas et moyens revenus, alors que seuls les hauts revenus tirent avantage de tels cadeaux fiscaux. Peut-on imaginer politique fiscale plus injuste ?

Finalement, on voit bien que ce qui fait fonction d’impôt sur le revenu au Maroc est bien loin de ce qui était promis lors de son institution. Cet impôt était censé venir regrou-per les anciens impôts cédulaires,

pour les soumettre à des règles homogènes de détermination de l’assiette imposable, de déductions fiscales, d’imposition… Or, ce que nous constatons aujourd’hui encore est que chaque catégorie de revenus continue d’obéir à des rè-gles particulières qui consacrent les distorsions et les disparités qu’on voulait précisément éliminer, des revenus qui bénéficient de déduc-tions particulières et d’autres pas, des revenus qui sont soumis au barème général, alors que d’autres bénéficient de trop nombreux taux spécifiques ou sont exonérés, des revenus qui sont imposés à la source, alors que d’autres le sont par voie de rôle…

L’assiette de l’IR n’est guère

qualitativement plus substan-tielle que celle à laquelle elle s’était substituée. Les revenus agricoles demeurent exonérés de tout impôt et les revenus fonciers et financiers sont pour l’essentiel taxés à des taux spécifiques plus cléments. Les revenus professionnels restent aussi mal appréhendés, amenant le fisc à se «rattraper» arbitrairement sur les petits forfaitaires, en les soumettant aveuglément à des contributions iniques. De sorte que seuls les revenus salariaux semblent conti-nuer à être appréhendés avec une certaine rigueur et tout indique que l’IR reste largement un impôt sur les salaires, les petits et moyens sa-laires devrait-on ajouter, puisque le barème d’imposition a été aménagé pour peser de manière fortement progressive et relativement lourde –15, 25, 35%- sur les revenus com-pris entre 24 000 et 60 000 DH par an, alors que les hauts revenus (200 0000 DH et plus), soumis à 52% lors de la création de l’IR, ne le sont plus qu’à 42%, et le mouve-ment de «baisse par le haut» devrait continuer, puisque l’engagement a déjà été pris pour aller vers 38% très prochainement…

ConclusionUne déconnexion qui reste au cœur de la problématique fiscale

Nous avons souligné au début de cette contribution que la réforme fiscale des années 80, celle qui a accouché du système actuel, s’était fixé des objectifs de simplification et d’harmonisation des dispositifs existants, d’amélioration du rende-ment des impôts prélevés et de réa-lisation de la justice fiscale. Deux décennies plus tard, alors que la réforme a pris le temps de mûrir et de produire ses effets, tout exercice

Les revenus pro-fessionnels étant mal appréhendés, amènent le fisc à se «rattraper» arbitrai-rement sur les petits forfaitaires en les taxant aveuglément

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91La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

d’évaluation de ses résultats doit reposer les questions qui procè-dent des objectifs qu’elle s’était elle-même donnés : le système fiscal marocain est-il aujourd’hui plus simple ? Plus efficace ? Plus équitable ?

Plus simple ? Difficile d’en convenir lorsque, comme nous venons de le faire tout au long de l’examen des principaux impôts du système, on n’a pas arrêté de mettre en éviden-ce l’extraordinaire complexité des règles et des mécanismes existant à tous les niveaux, l’incroyable accumu-lation d’incohérences, d’inconséquences et de contradictions, tant au niveau de la définition des assiettes des impôts en question, que des règles de détermination des bases imposables, ou encore de l’éventail des taux et barèmes d’imposition.

Plus efficace ? Difficile d’en conve-nir quand on a montré comment, sur une longue période, la pression fiscale, comme l’élasticité du système qui permet de l’asseoir, a globalement peu évolué ; comment le système fiscal demeure de moins en moins capable de couvrir les dé-penses de l’Etat, ouvrant la voie à un endettement toujours massif et dangereux ; comment les structu-res de ce système restent largement concentrées sur les prélèvements opérés sur les dépenses de consom-mation, les revenus salariaux et les profits déclarés par une centaine de grandes entreprises… Difficile d’en convenir aussi quand on a montré à quel point l’assiette fiscale de chacun des impôts examinés est rongée par la multiplicité des exonérations, abattements et autres régimes d’exception, érodée par l’ampleur des possibilités de fraude

et d’évasion fiscales (au point que la proportion des redevables à l’IS qui peuvent tranquillement déclarer des résultats négatifs ou nuls atteint le record de 63%…). Difficile d’en convenir encore, quand on connaît le potentiel de «gisements fiscaux» laissé toujours en friche, faute d’une fiscalisation appropriée : absence d’imposition des successions et des grandes for-tunes dans un pays où les inégalités sont ce qu’elles sont, défiscalisation des revenus agricoles dans un pays où l’agriculture demeure capitale à

tous égards, faible imposition des revenus et profits financiers et fonciers, dans une conjoncture où la Bourse s’envole et la spéculation immobilière fait rage…

Plus équitable ? Difficile d’en convenir, d’abord quand on connaît le poids encore pesant des impôts et taxes à la consommation (par définition aveugles et insensi-bles aux capacités contributives des citoyens), la surcharge fiscale qui grève le pouvoir d’achat des petits et moyens salariés ou des com-merçants, prestataires de services et autres professionnels soumis au souvent inique régime du forfait, alors que le capital et les grandes fortunes restent ignorés par l’im-pôt. Difficile d’en convenir ensuite, quand on constate comment les taux de la TVA baissent sur les pro-duits de luxe et augmentent sur les produits de grande consommation, sinon de grande nécessité. Difficile d’en convenir encore, quand on compte les nombreuses disparités

–et donc iniquités- au niveau des régimes d’imposition des différentes catégories de revenus, de sorte que plus que jamais la règle reste bien «à revenus égaux, impôts inégaux!». Difficile enfin d’en convenir, quand on voit la forte pression qui pèse sur les bas et moyens revenus, alors que la focalisation sur la baisse des taux supérieurs de l’IR accentue encore la «progressivité régressive» de son barème…

Un système fiscal qui n’est ni simple, ni efficace, ni équitable, ou

si peu… Le bilan de la réforme fiscale des an-nées 80 reste finalement bien loin des objectifs tracés. Au fond, cette réforme a échoué, parce qu’elle s’est contentée de recomposer «l’allure» du système, mais s’est

bien gardée d’en changer signifi-cativement les structures. Elle n’a cherché ni à élargir qualitativement l’assiette fiscale et en investir les parties non ou mal fiscalisées, ni à élever le niveau du prélèvement là où il est encore relativement faible au regard de la réalité de la capacité contributive des uns et des autres. Comme on l’a bien vu, le terrain de prédilection de l’impôt au Maroc demeure fondamentale-ment le même : les dépenses de consommation et, au-delà, d’une manière ou d’une autre, les revenus moyens et modestes de la grande majorité de la population.

Comme les problèmes de fond demeurent, les mêmes causes continuent de produire les mêmes effets. Depuis longtemps déjà, nous soutenons l’idée que le grand handicap d’un tel système fiscal

Cette réforme a échoué, car elle s’est contentée de recomposer «l’allure» du système, et s’est gardée d’en changer

significativement les structures.

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est qu’il est largement en décon-nexion avec le modèle économique à l’œuvre20 . Celui-ci favorise la génération de revenus élevés et de fortunes dans l’économie, notam-ment dans des secteurs tels que ceux des activités exportatrices, de l’agriculture intensive, de la promo-tion immobilière, des spéculations financières… Or, ce sont ces mêmes composantes prospères de l’assiette fiscale que le système d’imposition en vigueur ignore ou ne met que très faiblement à contribution. En revanche, le système fiscal repose essentiellement sur les dépenses de consommation de masse d’une part, et sur les petits et moyens revenus –notamment salariaux- d’autre part, ceux-là mêmes que le modèle économique, en toute logique «clas-sique» qui est la sienne, cherche en permanence à comprimer, sinon à contenir dans des limites plus ou moins étroites21 . De sorte que, au-delà de la question de l’équité du système, c’est aussi celle de son efficacité qui est posée, puisqu’on voit bien que son rendement est contrarié par les effets -directs et indirects- de la politique économi-que à l’honneur.

Certes, ce système fiscal continue pour l’instant de produire des recettes, et quelquefois même assez pour susciter bien des mé-prises. Mais outre les faits et les analyses développés tout au long de la première partie de ce travail (cf. Economia n°2), il nous faut ajouter ici que l’évolution récente a tout l’air d’une véritable fuite en avant. Car chacun sait bien que le pseudo « bon comportement » des recettes fiscales de ces derniers temps n’est qu’une dangereuse illusion, puisqu’il ne procède pour l’essentiel que d’une exacerbation de vieux «moteurs» plus ou moins

remis à l’ordre du jour. Ils sont principalement au nombre de trois: 1. Les importations qui explosent et rapportent, au-delà des droits de douane, surtout des recettes de la TVA, en en faisant de loin la pre-mière source de recettes fiscales; 2. Une masse salariale, en bonne partie publique, et donc maîtrisée par… les pouvoirs publics qui re-prennent ainsi d’une main une part de ce qu’ils donnent de l’autre ; 3. Les fabuleux profits d’une poi-gnée de grandes entreprises qui, même en ne versant à l’Etat que ce qu’elles veulent bien lui «allouer», n’en assurent pas moins la plus grande part des recettes de ses impôts dits «directs».

Le problème est que chacune de ces sources de recettes est en elle-même un cri d’alarme annonciateur d’une périlleuse dérive. La forte hausse des importations rapporte des recettes fiscales, mais en même temps creuse le déficit de la ba-lance commerciale, pour le porter à des niveaux records et des limites dont on conçoit mal comment ils pourraient être encore dépassés. La masse salariale publique garantit automatiquement des recettes fiscales mais doit elle-même être contenue dans les limites que lui imposent les dogmes de la gestion orthodoxe des finances publiques, sous peine de voir le déficit bud-gétaire dépasser le «seuil tolérable». Quant aux quelques dizaines de grandes entreprises, leur puissance et leur poids en tant que «gros contributeurs» les placent dans un rapport de force tel que, n’hésitant guère à mettre leur «apport» en otage, elles peuvent se permettre d’user et d’abuser de leur position pour obtenir de nouveaux privilè-ges, généralement peu compatibles avec les exigences de l’intérêt général…

Un système fiscal qui sous-exploite les gisements fiscaux favorisés par les politiques économiques et sociales, et sur-exploite l’assiette fiscale que ces mêmes politiques tendent plutôt de contenir… telle est la déconnexion qui reste au cœur de la problématique fiscale du Maroc, ainsi que de nombreux pays en développement. C’est dire que tout reste à faire, et que la véri-table réforme fiscale n’a pas encore commencé.

La forte hausse des importations rapporte des recettes fiscales, mais en même temps creuse le déficit de la balance commerciale, pour le porter à des niveaux records

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LE MANAGER

L’autarcie boursière nous sauve-t-elle ?par Hicham Benjamaâ

Les coûts sociaux du laisser-allerpar Hubert Landier

Les énarques marocains : une élite discrètepar Ahlam Rahmy & Véronique Manry

L’entreprise face à ses risques financierspar Abdelmajid Ibenrissoul

La chronique du stratègeManagement et sérénité par Mouhcine Ayouche

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94 LE MANAGER

indice Masi a enregistré une croissance de 34%, au cours de l’année précé-

dente. Le volume des transactions boursières est passé de près de 50 milliards de dirhams en 2003, à plus de 350 milliards en 2007. Le Per de la place casablancaise dépasse, d’au moins deux fois, le Per moyen des marchés émergents. Une santé financière éclatante ! C’est le moins que l’on puisse dire de la Bourse des valeurs de Casablanca. Cette santé financière n’est cependant pas générale : depuis plusieurs mois en effet, les places financières internationales subissent de plein fouet les conséquences de la crise des subprimes. Faut-il parler d’ex-ception casablancaise ou de bulle à éclatement différé ?

Une crise financière mondiale

Chute de Wall Street, baisse des bourses européennes et asiatiques, pertes pour les banques estimées à plusieurs centaines de milliards de dollars, menaces de récession aux Etats-Unis… la situation financière internationale s’est considérable-ment détériorée, du fait de la crise des subprimes (crédits immobiliers à haut risque, accordés à des ménages américains à revenus mo-destes et à la solvabilité douteuse et ce à des taux d’intérêts élevés et le plus souvent variables). Ces

particuliers, qui bénéficiaient d’un délai (deux ou trois ans) pour le remboursement du capital de leurs emprunts, revendaient généralement les biens acquis au bout de cette période, profitant de la hausse des prix du secteur immobilier. Mais une grande partie de ces emprunteurs s’est trouvée dans l’incapacité de rembourser ses dettes, en raison d’une part, de la

hausse des taux d’intérêts et d’autre part, de la baisse des prix des actifs immobiliers. Les pertes liées à cette crise ne se sont pas limitées aux banques. Elles ont aussi touché l’ensemble des institutions qui possédaient des titres adossés aux créances subprimes, ainsi que celles qui assuraient les titres en question. De ce fait, un grand nombre

L’ La Bourse de Casablanca est un marché survalorisé, en proie à un grand nombre de

transactions spéculatives. Son autarcie financière explique pourquoi elle a été épargnée par la crise

américaine des subprimes et par les répercussions de cette dernière sur les marchés boursiers du

monde entier. Pour autant, est-elle réellement à l’abri d’un krach et jusqu’à quand ?

L’autarcieboursière

Par Hicham BenjamaaChercheur, CESEM.

noussauve-t-elle ?

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95LE MANAGER La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

d’institutions financières ont vu les cours de leurs actions chuter de manière vertigineuse. En outre, les banques ont cessé de se refinancer entre elles : chacune doute de la solvabilité des autres, un bon nombre d’établissements bancaires, à travers le monde, détenant des produits dérivés des subprimes. En conséquence, l’assèchement du marché monétaire a contraint de nombreuses entreprises à vendre une partie de leurs portefeuilles d’actions, afin de se procurer, en toute urgence, de la liquidité, ce qui a aggravé davantage la chute des indices boursiers. Selon les estimations du FMI, le total des pertes issues de la crise des subprimes s’élèverait, à terme, à près de 945 milliards de dollars. Il n’empêche que la Bourse de Ca-sablanca, ainsi que l’ensemble du secteur financier marocain n’ont, en aucun cas, été touchés par cette crise. Qu’est-ce qui les a épargnés ? Et pour combien de temps ?

Un marché boursier survalorisé

Alors que le taux de croissance moyen de l’économie nationale ne

dépassait pas 5%, l’indice Masi a progressé de plus de 380%, au cours de ces cinq dernières années. Aujourd’hui, la capitalisation de la Bourse de Casablanca avoisine les 680 milliards de dirhams, pour 75 sociétés cotées. L’afflux massif de

capitaux dans le cadre d’un marché de petite taille, auquel s’ajoute un nombre important de valeurs peu liquides, explique, à première vue, la hausse de la place casablancaise. Cette dernière figure actuellement parmi les places financières les plus chères au monde. En 2007, son Per (Price earning ratio) était supérieur d’environ 25 fois à la capacité béné-ficiaire des sociétés cotées, soit plus du double du Per moyen des mar-chés émergents qui n’a pas dépassé 12. Sur les 75 sociétés inscrites à la cote, 7 ont des Per d’au moins 40 fois supérieurs à leurs capacités bénéficiaires. C’est notamment le cas de la CGI et d’Addoha, dont les

Per ont respectivement dépassé les 190 et 70 fois leurs capacités béné-ficiaires, au cours de l’année 2007. Le secteur immobilier dont le Per moyen est de 120, et qui représente plus de 15% de la capitalisation boursière, est donc, en grande par-tie, responsable de l’emballement du marché et du niveau de valori-sation élevé de la place financière casablancaise. La survalorisation de la Bourse de Casablanca s’explique également par l’engouement sans précédent que connaissent les opérations d’in-troduction en Bourse, notamment auprès des petits porteurs dont les banques constituent la principale source de financement, pour l’ac-quisition de titres. Les IPO (initial public offering) donnent désormais lieu à une inflation de la demande sur les titres, du fait de l’octroi massif par les banques, membres des syndicats de placement, de «crédits leviers» aux particuliers. Par ce biais, les banques dopent

la demande, en proposant à ces souscripteurs des crédits pouvant aller jusqu’à dix fois les montants qu’ils sont prêts à investir. Par ailleurs, les banques autorisent les souscriptions par procuration, ce qui gonfle encore plus la demande. A cela s’ajoute le phénomène de surdimensionnement des syndicats de placement. En effet, lors des opérations d’introduction en Bour-se, un grand nombre de banques s’associent, ce qui fait exploser la demande, la taille des syndicats de placement étant, le plus souvent, disproportionnée par rapport au vo-lume de l’opération. Cette demande excessive sur les titres conduit à

Alors que le taux de croissance moyen de l’économie nationale ne dépassait pas 5%, l’indice Masi a progressé de plus de 380% ces cinq dernières ans.

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96 LE MANAGER

des taux de satisfaction très faibles (parfois inférieurs à 1% et génère une situation inflationniste qui fait grimper les cours des actions à des niveaux astronomiques.

Des pratiques douteuses protégées La place financière casablancaise est également un lieu propice aux tran-sactions les plus douteuses. Ainsi, par exemple, lors des opérations d’introduction en Bourse, des Hed-ge Funds (fonds d’investissements) sont utilisés, par des investisseurs étrangers, pour acheter massive-ment des actions et les revendre, quelques jours après, aux sociétés de Bourse qu’ils ont mandatées. Les ventes en question, qui portent sur un nombre important de titres, se font sur le marché de blocs, inac-cessible aux petits porteurs, à des

cours inférieurs au prix du marché central. De même, lors des IPO, il arrive que des sociétés de bourse utilisent, en toute illégalité, les fonds déposés par leurs clients, afin de permettre à des investisseurs, notamment étrangers, de régler leurs souscriptions. Ces irrégularités ont été à l’origine

des sanctions prises dernièrement par le Conseil déontologique des valeurs mobilières, à l’encontre de la société de bourse Upline Securities (10 millions de dirhams d’amende et proposition de retrait de son

agrément de dépositaire), ainsi que du blâme, de l’avertissement et de la mise en garde adressés respecti-vement aux sociétés Safa Bourse, Attijari Intermédiation et BMCE Capital Bourse. Ces mesures n’en restent pas moins très partielles, car les pratiques illégales, dont les manipulations de cours et les

délits d’initiés, sont, dans une large mesure, favorisées par la défaillance du «gendarme du marché». En témoignent les enquêtes soi-disant menées par le CDVM et qui n’ont jamais abouti «faute de preuves», au sujet de plusieurs soupçons de dé-lits d’initiés, concernant un certain nombre de sociétés cotées, dont no-tamment Financière Diwan, Agma, Managem ... et surtout Addoha, dont le cours a fortement progressé en 2006, à la veille de l’annonce de la signature d’un partenariat entre cette dernière et des investisseurs étrangers.

En dépit des corrections enregis-trées, au cours des premiers mois de l’année, les indices de la place casablancaise devraient continuer leur progression en 2008, confortés par la croissance de certains sec-teurs d’activité économique, dont notamment le secteur de l’immobi-lier, de la construction, ainsi que le secteur bancaire. Le marché devrait également bénéficier de l’entrée en bourse, à partir de mai 2008, d’un certain nombre de valeurs, telles que Delta Holding, Label Vie, Chaâbi

L’autarcie boursière nous sauve-t-elle ?

Aucun organisme marocain ne se trouve en possession de produits dérivés des créances

hypothécaires, dites subprimes.

Et l’autarcie bancaire ?

A l’instar de la Bourse des valeurs de Casablanca, le secteur bancaire marocain vit en parfaite autarcie financière. En dépit des efforts entamés, dès le début des années 90, en faveur de sa libéralisation (déspécialisation des structures bancaires, fin de l’encadrement du crédit, déréglementation des taux d’intérêts…), ce secteur continue de bénéficier, jusqu’à aujourd’hui, d’une situation de confortable rente. Les établissements bancaires marocains évoluent, en effet, dans un environnement peu concurrentiel et leurs prises de risque sont réduites au strict minimum. Leurs bénéfices sont, pour l’essentiel, constitués de marges d’intérêt (différence entre taux débiteurs et créditeurs) élevées, ainsi que de commissions importantes prélevées sur les services offerts. Cependant, dans l’éventualité du passage à un régime de convertibilité totale de la monnaie nationale, les établissements bancaires marocains risqueraient de perdre une partie de leur clientèle. Celle-ci préférerait, sans doute, pour diverses raisons, placer son argent dans des banques à l’étranger, ce qui priverait les banques marocaines d’une part non négligeable de leurs ressources. La libéralisation du compte capital pourrait aussi avoir des retombées négatives sur la Bourse de Casablanca. Un grand nombre d’investisseurs risquerait, en effet, de s’en retirer, au profit des places financières internationales, jugées plus transparentes.

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97LE MANAGER La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

Lil Iskane, et surtout le holding d’aménagement Al Omrane qui, à l’instar d’Addoha et de la CGI, promet des performances records.

La bulle spéculative et le risque immobilier

Il apparaît que la Bourse des va-leurs de Casablanca est un marché survalorisé par un grand nombre de transactions spéculatives. Celles-ci s’en trouvent d’autant plus facilitées que c’est une place financière fermée car, en l’absence d’un régime de convertibilité totale du dirham, les investisseurs locaux désirant placer leur argent en bourse, à l’exception de certains institutionnels, n’ont d’autre alter-native que la place casablancaise. Cette autarcie financière explique aussi pourquoi celle-ci a été épar-gnée par la crise des subprimes. En effet, la réglementation maro-caine des changes n’autorise pas les institutionnels à acquérir les titres émis par les fonds communs de placement en titrisation, ceux-ci n’étant pas considérés comme suffisamment sûrs. Par conséquent, aucun organisme marocain ne se trouve en possession de produits dérivés des créances hypothécaires, dites subprimes.

Il n’en reste pas moins que, si la crise des subprimes trouve son origine dans un excès de liqui-dité, la survalorisation de la Bourse casablancaise résulte également d’un surplus de capitaux. Dans le cas de la crise des subprimes, des produits dérivés ont été créés sur la base de la hausse des prix des actifs immobiliers. Afin d’augmen-ter la rentabilité de ces produits financiers, les banques ont favorisé les transactions immobilières, en octroyant abondamment des cré-dits. En ce qui concerne la Bourse de Casablanca, la hausse exagérée du marché s’explique aussi par

les sommes énormes investies sur certaines valeurs, dont notamment celles des sociétés immobilières. Comme dans le cas de la crise des subprimes, cette spéculation financière est basée sur la hausse des prix des actifs immobiliers. Il a suffi que les prix de ce même secteur chutent aux Etats-Unis, pour que la bulle financière éclate. Au Maroc, la pression sociale affec-tera-t-elle les prix de ce secteur ?

Si tel est le cas, la bulle spéculative responsable de la survalorisation du marché éclatera et le krach, tant redouté, de la Bourse des valeurs de Casablanca sera alors inévitable ! L’expérience a montré que toute bulle spéculative finit, un jour ou l’autre, par éclater. Pour combien de temps encore, notre autarcie financière sauvera-t-elle les spécu-lateurs de chez nous ?

Le dico des termes techniques

MASI (Moroccan All Shares Index) : Principal indice de la place, le MASI intègre la totalité des valeurs cotées à la Bourse de Casablanca. Il traduit, de ce fait, l’évolution quotidienne de la capitalisation boursière. Depuis décembre 2004, et à l’instar des principales places financières internationales, ce n’est plus le capital total mais le capital flottant, autre-ment dit la fraction de capital détenue par le public, qui est pris en compte pour le calcul des indices boursiers.Per (Price earning ratio) : Appelé aussi multiple de capitalisation des bénéfices, le Per est le rapport entre le cours boursier d’une société et son bénéfice net. Le Per se calcule uniquement pour les sociétés bénéfi-ciaires. Lorsque le Per d’une entreprise dépasse le Per moyen du marché, il est prévu une croissance importante de ses bénéfices. A l’inverse, lorsque le Per d’une entreprise est inférieur au Per moyen du marché, les analystes prévoient, pour celle-ci, une faible croissance, ou encore un recul de ses bénéfices.Marché central-Marché de blocs : Le marché central est un marché où les prix des actions sont déterminés par la confrontation des ordres d’achat et de vente. Le marché de blocs est un marché de gré à gré où sont négo-ciés des blocs de titres, à des conditions de cours issues du marché cen-tral. Les opérations sur le marché de blocs doivent porter sur un nombre de titres au moins égal à la Taille minimum des blocs (TMB). Celle-ci est définie pour chacune des valeurs cotées à la Bourse de Casablanca, par référence à l’historique du volume des transactions.

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aradoxalement, les effets du laisser-aller managérial peuvent s’observer dans

des entreprises qui, selon toute ap-parence, se portent très bien d’un point de vue purement financier. Ils ne se soldent pas moins par un double déficit. Déficit d’efficacité, bien entendu, celui-ci pouvant at-teindre plusieurs dizaines de points de rentabilité par rapport aux résul-tats d’exploitation ; déficit humain, d’autre part, la dégradation des rapports de travail aboutissant à un mal-être générateur d’insatisfac-tion, de frustrations et de stress. Chacun parmi les salariés déclare aimer son métier, mais déplore en même temps les conditions dans lesquelles il est obligé de l’exercer.

Les manifestations du laisser-allerLes manifestations de ce laisser-aller managérial n’apparaissent pas, le plus souvent, aux yeux des dirigeants, tout au moins de ceux d’entre eux qui se sont enfermés dans une vision abstraite (et finan-cière) de l’entreprise. Ils en voient certains effets, mais ils n’en analy-sent pas les causes ou les attribuent à des facteurs qu’ils ne maîtrisent pas et qu’ils doivent subir : poids de la réglementation qu’ils doivent respecter, comportements négatifs venant du personnel. Les syndicats jouent souvent le rôle de boucs émissaires : s’il y a des problèmes,

c’est parce que le délégué syndical est un fou furieux, porteur de dé-sordre et d’opposition systématique à la Direction, qu’il «ne comprend rien» et qu’il sème la révolte en permanence.Ceci, bien entendu, peut n’être pas totalement faux. Les enquêtes de climat social laissent toutefois apparaître bien d’autres éléments. Interrogés sur leur vie de tous les jours, les membres du personnel évoquent en effet, au fil des entre-tiens, toutes sortes d’aberrations qui leur semblent aller de soi ou qu’ils n’ont pas l’occasion d’exprimer :

• dans telle usine, il n’est prati-quement pas possible d’obtenir le changement d’un néon défectueux; il faudra des mois, que l’on s’adres-se au chef d’équipe ou que l’on ait recours au délégué ; • dans telle entreprise de presse, il n’est pas possible à la personne chargée du montage des petites annonces de se procurer du scotch double face, il lui faut faire une de-mande, qui sera traitée au siège ;• ailleurs, on explique que la procé-dure relative aux entretiens annuels d’évaluation s’est considérablement améliorée depuis qu’on utilise un formulaire que remplit préalable-ment le chef et que le salarié n’a plus qu’à signer, ce qui représente un gain de temps, sachant que de toute façon il ne servira à rien ; • bien entendu, les augmentations de salaires individualisées «au mé-rite» semblent décidées sans aucune relation avec l’effort ou avec la performance de l’intéressé, aucune information ne les accompagnant afin de les justifier ;• dans un magasin, l’absence

PDysfonctionnements d’apparence anodine,

brimades, supposées ou non, frustrations diverses, stress, manque de communication… autant de

signes d’un flottement managérial, autant de portes ouvertes au malaise social et à ses effets

délétères pour l’entreprise. L’auteur, à l’appui d’enquêtes sur le climat social en entreprise,

analyse et propose des solutions.

Par Hubert Landier Economiste, directeur de la Lettre du management social et

co-directeur de la revue Management et conjoncture sociale, Paris.

Les coûts sociaux du laisser-aller

Chacun des salariés déclare aimer son métier, mais déplore les conditions où il est obligé de l’exercer.

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d’efficacité de l’encadrement et des délégués conduit le personnel à s’adresser directement à l’Inspec-tion du travail (par courrier ou par téléphone) pour obtenir, par exem-ple, la remise en état du chauffage dans les réserves ;• dans une usine de mécanique, un jeune fraiseur affirme : «La grève, c’était bien, ça nous a permis de visiter et de faire connaissance».

Ici, deux observations s’imposent :• d’une part, cette multiplica-tion des « irritants » est, le plus souvent, ignorée de la Direction générale, voire de la Direction du site ; celle-ci est persuadée que la procédure d’intégration des jeunes, telle qu’elle a été formalisée par une procédure ad hoc, se fait dans de bonnes conditions ; en réalité, si elle interrogeait les jeunes, elle apprendrait qu’il n’en est rien et que, faute de temps, ils ont été mis à leur poste de travail sans même avoir visité l’établissement et que personne ne leur a indiqué où se trouvait la cantine ;• d’autre part, les intéressés, faute d’explication, imputent volontiers les dysfonctionnements qu’ils su-bissent à une mauvaise volonté de la direction ; s’il n’est pas possible d’obtenir que l’on change un néon défectueux, c’est bien que «la di-rection nous méprise», moyennant quoi la seule façon de se faire en-tendre est de faire grève ; comment pourraient-ils savoir que le rapport d’un contrôleur de gestion venu du siège, constatant une dérive des dé-penses de maintenance, a conduit à l’externalisation de la fonction «entretien des éclairages» à une entreprise sous-traitante qui s’est engagée par contrat à intervenir sur le site deux fois par an ?• bien entendu, ces dysfonctionne-ments s’accompagnent de part et d’autre de procès d’intention qui ne font qu’aggraver la situation : «On ne peut pas travailler correcte-

ment, sachant qu’on demande en vain à la direction les transpalettes dont on aurait besoin» ; «ils nous en demandent sans cesse, mais ils n’en prennent aucun soin et on se demande ce qu’ils en font». Ces incompréhensions nourrissent un imaginaire social privilégiant la confrontation : «De toute façon, ils ne veulent rien entendre».

Des dysfonctionnements quotidiens aux carences du managementVoilà pour le constat ; reste à expli-quer cette dérive et ces aberrations. Dans les entreprises où l’on observe de tels dysfonctionnements, l’ana-lyse laisse apparaître de graves ca-

rences de haut en bas de la chaîne d’encadrement :• dans telle usine occupant pourtant plus de 2 000 personnes, jamais les membres de la direction générale de l’entreprise ne se sont déplacés; ou alors, ils l’ont fait sans se faire connaître du personnel ; et s’ils ont traversé les ateliers (toujours rapidement), c’est en s’abstenant de saluer les salariés présents sur leur passage. Commentaire de ces derniers : «C’est qu’ils ne s’intéres-sent pas à nous» ;• l’encadrement de proximité ne dispose d’aucun pouvoir ; face à des négligences ou à des fautes pro-

fessionnelles, il ne peut proposer de sanction par crainte de se faire désavouer ; face à une demande justifiée, venant du personnel, il ne peut apporter de réponse, faute de pouvoir lui-même se faire enten-dre ; face à des rumeurs ou à un sentiment d’incertitude, il ne peut apporter d’information, faute d’en disposer lui-même ;• ce même encadrement est peu visible, étant accaparé de tâches administratives (le fameux « repor-ting») qui ne lui permettent pas de jouer son rôle d’animation ; par fa-cilité, il «laisse faire», laissant la voie ouverte à toutes les dérives, quand il n’y participe pas lui-même ; son autorité est réduite et se réduit à

des tâches purement techniques ou administratives ;• l’anarchie au quotidien tend à s’installer ; par conscience profes-sionnelle, certains s’efforcent de faire aller les choses, sans être pour autant reconnus dans les efforts qu’ils consentent ; d’autres en pro-fitent pour se mettre en roue libre, sachant que de toute façon, ils n’ont aucune sanction à redouter ; l’ambiance devient délétère, chacun se dissimulant derrière un rideau de silence ;• chacun s’enfermant dans sa fonction, les dysfonctionnements se multiplient ; les tâches de coor-

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dination n’étant pas assurées, les retards et les erreurs se multiplient; ceux qui voudraient travailler en sont empêchés ; et chacun de s’en prendre au service voisin, qui «n’a pas fait son travail» ; • dans ce contexte, les représentants du personnel jouent un rôle impor-tant ; certains d’entre eux s’effor-cent, bien ou mal, d’exprimer ce qui, à leurs yeux, ne va pas. Leurs critiques sont généralement mal re-çues ou interprétées par la direction comme un signe de mauvais esprit de leur part, d’autant plus qu’elles sont exprimées avec force, sinon avec agressivité ; d’autres en pro-fitent pour abuser de la situation, dépassant allègrement les heures de délégation auxquelles ils ont droit à des fins qui ne sont pas forcément liées à leur mandat ; le sentiment s’installe que «ce sont les syndicats qui font la loi» ;• les relations collectives de travail tendent ainsi à se détériorer ; l’in-compréhension, la méconnaissance des situations réelles, nourrissant de part et d’autre les accusations: «mé-pris», «mauvaise volonté», «compor-tement inacceptable»… Il ne s’agit plus de rechercher des solutions mutuellement avantageuses, encore moins de contribuer à la réussite commune, mais de dénoncer l’autre et de chercher à le faire plier ou à le réduire au silence.

Un tel contexte se caractérise à la fois par une détérioration des rapports sociaux, par un repli de chacun sur ses droits et par un fonctionnement largement bureaucratique, laissant peu de place à l’initiative et à l’innovation. Il en résulte une perte d’efficacité qui n’apparaît nulle part dans les comptes, mais qui n’en est pas moins, dans certains cas, extrê-mement importante, au point de

mettre en cause l’existence même de l’entreprise ou de l’institution.

Les coûts du manque de managementCe délabrement managérial a d’abord des effets sur le bien-être de l’homme au travail ; par exemple, il peut se traduire par une sensation de stress et avoir des conséquences sur la santé, ceci débouchant sur une progression de l’absentéisme. Il se traduit également par des sur-coûts pour l’entreprise. Les tensions sociales qui en résultent peuvent déboucher sur des mouvements de grève et sur la perte de journées de travail. Mais ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg. Les surcoûts les plus élevés résulteront des retards, des erreurs, des malfa-

çons ou des négligences résultant du désengagement des personnes, du laisser-aller, du désordre et du manque de coordination dans le travail.

Ces surcoûts sont bien réels, mais parfois difficiles à détecter. Seule une analyse fine du process de travail permet de les appréhender. Supposons un chantier, dans le BTP, pour lequel l’entreprise a prévu 10 semaines de travail pour une équipe de 10 compagnons, soit 500 jour-nées de travail. Cette prévision, qui aura servi de base au devis présenté au client, peut être compromise par toute une série de dérives qui auront pour effet de faire exploser les coûts :• retards pris dans le lancement et dans la conduite du chantier, par

suite d’une programmation mal maîtrisée de la mise à disposition des compagnons et du matériel qui leur est nécessaire, ce qui se traduira en fin de chantier par des indemnités de retard ;• nécessité de refaire plusieurs fois un travail déjà fait, les plans n’étant pas disponibles au moment du lan-cement du chantier ou par suite de modifications exigées par le client, mais qui ne pourront pas toujours lui être facturées ;• retards résultant de l’indisponibi-lité, au moment voulu, du matériel (engins de levage, par exemple) ou des matériaux nécessaires, ceci par suite d’une commande tardive ou d’erreurs dans la commande ou dans la programmation de leur mise à disposition ;

• retards résultant d’un manque de coordination entre divers corps de métier et différentes entreprises intervenant simultanément sur le même chantier ;• pertes de temps résultant de né-gligences répétées et non sanction-nées dans la conduite du chantier (retards répétés à l’arrivée au tra-vail, temps de pauses exagérés) et coulage en ce qui concerne le petit matériel et certains matériaux coû-teux et faciles à faire disparaître…

De tels surcoûts peuvent facilement conduire à un doublement du nom-bre de jours de travail initialement prévu. Si la masse salariale s’élève à 50% du prix de revient, tel qu’il aura été calculé et sera facturé, il en résulte un dépassement de 50%. A cela s’ajoute le coût d’immobili-

Les coûts sociaux du laisser-aller

Les surcoûts les plus élevés résulteront des négligences résultant

du désengagement des personnes

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sation inutile du gros matériel et les pertes de matériaux qui auraient pu être évitées. Et c’est ainsi qu’une marge d’exploitation de 5% peut se transformer en une perte de 45%. Comment l’expliquer ?• par l’absence de coordination avec les différents services qui concourent à l’ordonnancement du chantier ;• par le manque d’autorité de la maîtrise, qui «laisse faire», sachant qu’elle ne sera pas soutenue par l’encadrement ou par crainte de réactions syndicales ;• par le désengagement d’une partie importante du personnel, tel qu’il résulte d’habitudes qui se sont progressivement enkystées ou d’une absence d’informations sur la dimension économique du chantier et sur les enjeux qui en résultent pour l’entreprise.

Chaque métier génère ainsi ses pro-pres dysfonctionnements. Dans les industries mécaniques, il s’agira par exemple du temps de changement des outillages, dans le commerce, de la disponibilité manifestée à l’égard du client. Tous ces dysfonc-tionnements ont pour effet de peser sur les coûts, donc sur la rentabilité de l’entreprise.

Comment redresser la situation ?Ce manque à gagner considérable passe souvent inaperçu aux yeux de la direction générale ; en effet, il est difficile à mesurer et ne figure pas dans les comptes. La vision purement financière de l’entreprise conduit à négliger la réalité, dès lors que celle-ci n’est pas réductible en chiffres bien identifiés. Le «so-cial» est perçu comme une source de coûts par rapport à la dimension commerciale ou technique de l’en-treprise, qui seraient seules «créatri-ces de valeur». Dans ces conditions, la DRH peine à se faire entendre ; sa fonction est perçue d’une façon

restrictive : recrutement, adminis-tration du personnel, respect des dispositions légales, relations avec les représentants du personnel, formation, le tout volontiers assai-sonné d’appellations plus ou moins prétentieuses.

Et pourtant, il y a tout lieu de penser que c’est précisément la qualité du management humain de

l’entreprise qui est susceptible de « faire la différence» :• le rôle de l’encadrement intermé-diaire doit être valorisé ; il doit se sentir soutenu, disposer du temps nécessaire et des informations indispensables, faire l’objet d’une appréciation sur la qualité de son animation, indépendamment des objectifs opérationnels qui lui sont assignés, et disposer d’outils et de méthodes ;• cela suppose que toute la chaîne hiérarchique soit sensibilisée à l’importance qu’il convient d’ac-corder à la dimension humaine de l’entreprise, en tant que vecteur de réussite durable ; cela suppose une gouvernance fondée sur le respect de valeurs qui ne soient pas que financières ;

• les progrès réalisés dans la qualité du management humain doivent être autant que possible mesura-bles, les efforts en ce sens récom-pensés et les négligences ou les fautes effectivement sanctionnées. Cela suppose le courage de passer outre les menaces que celles-ci peuvent susciter, venant de certains représentants du personnel.• la direction doit se garder de l’il-lusion qui la pousse à croire que ce qu’elle a décidé est effectivement appliqué. Il lui faut disposer de canaux d’information remontante.Tel est notamment le rôle des repré-sentants du personnel : faire savoir «en haut» ce qui se passe «en bas» et qui, autrement, ne serait pas connu des dirigeants ;• cette rigueur de gestion demande à être soutenue dans le temps ; toute dérive dans le sens de la négligence implique par la suite des efforts considérables lorsqu’il s’agit de re-venir à de saines pratiques, compte tenu du poids des habitudes qui se sont installées.

La mise en oeuvre de telles actions suppose la conception d’un plan d’ensemble, et celui-ci doit être considéré comme un investisse-ment, comme une contribution à la performance globale de l’entreprise. Reste à définir les priorités. Cela suppose un diagnostic préalable. Or, la plupart des entreprises ne sont pas équipées pour réaliser un tel diagnostic. Il leur faut alors faire appel à des experts. Ceux-ci devront procéder à un audit social, procéder à une analyse de la situation, définir des priorités d’action et participer à leur mise en oeuvre en faisant appel aux experts susceptibles d’accom-pagner l’entreprise dans son effort de progrès. Cet accompagnement peut paraître coûteux. C’est pour-quoi il importe de souligner que ce coût est souvent réduit par rapport aux gains que l’entreprise est sus-ceptible d’en tirer.

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102 LE MANAGER

ENA accueille chaque année des étudiants étrangers1. Depuis l’in-

dépendance, une quarantaine de fonctionnaires marocains y ont suivi une formation2. Dans les trente dernières années, l’effectif des énarques marocains est resté relativement faible et irrégulier. Depuis la fin des années 90, chaque promotion compte régulièrement deux à quatre stagiaires marocains, principalement issus du ministère des Finances (IGF, TGR) et du mi-nistère des Affaires étrangères.

Cette étude3 permet de tracer un portrait de ces énarques marocains et d’en suivre les trajectoires socio-professionnelles. L’adoption d’une méthodologie qualitative (réalisa-tion d’entretiens biographiques) est une démarche peu fréquente pour ce type de population et permet de mettre en évidence les déterminants sociaux et relationnels, autant que les aspects professionnels de la formation. Aussi, ce travail de ter-rain livre-t-il quelques éléments de compréhension sur la formation des élites au Maroc et sur les modalités de son renouvellement.

Représentatifs de la classe moyenne ?

Le constat premier est que les énarques marocains, contrairement à leurs homologues français, ne

s’inscrivent pas dans une logique de reproduction sociale d’un corps élitaire. Originaires du milieu urbain des diverses régions du royaume, ils sont en majorité issus de la classe moyenne qui a émergé dans les années 70. Plus de la moitié ont un, voire deux parents employés de l’administration publique et près de 60 % signalent au moins un mem-bre de leur famille occupant un poste de fonctionnaire (enseignants dans le primaire et le secondaire, employés administratifs, militaires). La forte proportion d’enseignants

L’ Voici la synthèse d’une étude qualitative menée par deux jeunes chercheuses, sur le statut des Marocains qui ont fait l’ENA en France. Quelle

différence, en fait d’influence et de réseau, avec les diplômés d’écoles d’ingénieurs ? Pourquoi ces gestionnaires de la chose publique demeurent-ils marginalisés dans les mécanismes de décision et

de transformation des élites ?

Les énarques trop discrète

une élite

Véronique Manry : Sociologue (Centre Jacques Berque, RabatLaboratoire méditerranéen de sociologie, Aix-en-Provence)Ahlame Rahmi : Démographe, doctorante en sociologie,

Université d’Aix-Marseille 1.

Les énarques marocains, contrai-rement à leurs homologues français, ne s’inscrivent pas dans une logique de reproduction sociale d’un corps élitaire.

L'étude donnant lieu à cet article est financée parle service culturel de l'Ambassade de France au Maroc

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103LE MANAGER La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

dans leur entourage a très certai-nement contribué à la valorisation de la promotion sociale par l’ins-titution scolaire et les diplômes. Titulaires de diplômes universitaires (troisième cycle en droit pour la plupart), parfois en complément d’un titre d’ingénieur, ils ont inté-

gré la fonction publique pour les garanties de stabilité et d’emploi qu’elle procure, poursuivant ainsi la trajectoire ascendante entamée par la génération précédente.

Ces parcours dans la fonction publi-que sont particulièrement représen-tatifs de l’émergence d’une classe moyenne urbaine qui a profité de l’accès à l’institution scolaire et du recrutement nécessaire au fonction-nement de l’administration après l’indépendance. L’accession de certains de ses enfants à des postes à responsabilités s’inscrit alors dans une logique de promotion sociale collective et transgénérationelle.

IGF mis à part, l’ENA ne mène nulle part

Cependant, l’examen des carrières montre que le diplôme de l’ENA et le statut d’énarque ne jouent pas le rôle stratégique que garantit le passage par d’autres grandes écoles françaises, Polytechnique, Mines, Ponts & Chaussées notamment. La

faible importance numérique des énarques marocains est très certai-nement un frein à l’effet de réseau qui peut permettre l’accès à des postes à très hautes responsabilités dans les sphères décisionnelles. Cinq ans après l’obtention de leur diplôme à l’ENA, la moitié des lauréats occupe le même poste ou un poste à responsabilités équiva-lentes. Il faut cependant souligner que, parmi eux, se retrouve une large majorité de jeunes inspecteurs généraux des finances. Leur statut particulier dans l’administration marocaine ne les incite pas véri-tablement à changer de fonction. Les IGF bénéficient en effet d’une grille de salaire avec des primes conséquentes, plus avantageuses que dans d’autres administrations. En outre, leur fonction d’audit des services et entreprises publiques les amène à se déplacer souvent, à varier leur travail et à être relative-ment autonomes par rapport à leur hiérarchie.

Pour les énarques qui ont pu obte-nir un avancement ou qui, à grade équivalent, ont pu accéder à des postes plus valorisants en matière de responsabilités, tous font valoir qu’il leur a fallu beaucoup de ténacité pour se mettre en avant et que le diplôme de l’ENA n’a joué qu’un rôle secondaire. C’est d’ailleurs souvent le supérieur hiérarchique qui les a encouragés à partir à l’ENA qui continue à veiller à leur promotion. Ceux des énarques qui parviennent à faire avancer leur carrière, jouissent du soutien de hauts fonctionnaires ou

de responsables ministériels qui reconnaissent leurs compétences et leur dynamisme. Ils peuvent aussi bénéficier de relations privilégiées qui leur permettent d’être remar-qués professionnellement (relations familiales, amicales). Ainsi, le statut d’énarque n’a pas, au Maroc, le prestige qu’il a en France et semble manquer de reconnaissance institu-tionnelle4.

Concurrence intenable des ingénieurs

Les énarques sont confrontés à la concurrence des autres diplômés de grandes écoles françaises, beaucoup plus nombreux, et dont la présence dans les corps d’État est ancienne. Cette «tradition» des polytechniciens ou des «X-ponts» aux plus hautes fonctions politiques ou administra-tives manque aux énarques pour faire valoir leurs compétences. Les associations d’anciens élèves de ces grandes écoles sont particuliè-rement influentes et jouent un rôle important dans la constitution de réseaux relationnels et dans la coop-tation professionnelle. On pourrait aussi s’interroger sur le rôle que peut jouer l’image attribuée à la formation à l’ENA, celle d’une for-mation réputée généraliste dirigée vers des métiers d’administration publique et de gestion et qui se trouve confrontée à des formations telles que celles de Polytechnique et Ponts & Chaussées, reconnues par leur côté technique et polyvalent.

En 1990, une association d‘anciens élèves (AMAENA) a été fondée,

Cinq ans après l’obtention de leur di-plôme à l’ENA, la moitié des lauréats occupe le même poste ou un poste à

responsabilités équivalentes.

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104 LE MANAGER

Les énarques une élite trop discrète

afin de permettre une meilleure reconnaissance. Elle vise à promou-voir les relations entre les énarques, les administrations marocaines et l’ambassade de France. Elle vise aussi à mettre en œuvre une poli-tique de lobbying pour encourager les administrations à valoriser la carrière des énarques. Cependant, leur faible nombre au Maroc limite la portée de ses activités (invitation de personnalités politiques ou intellectuelles, organisation de ma-nifestations sportives, participation aux activités de la Confédération des anciens élèves de l’ENA, etc…), d’autant que, jusqu’à présent, seuls y étaient admis ceux qui ont suivi le cycle international long.

Le corps fragile des énarques

En fait, si les énarques marocains expriment un fier sentiment d’ap-partenance au corps des énarques en général, en référence à leurs camarades de promotion qui ont atteint des postes importants (minis-tres et intellectuels français, hauts diplomates et ministres étrangers), cet attachement ne signale pas pour autant l’existence d’un corps constitué au Maroc. L’ENA, en tant qu’espace de production d’un ré-seau relationnel, trouve ses limites dans le faible nombre et la présence récente d’énarques marocains à des postes décisionnels, ainsi que dans la différenciation entre élèves du cycle long et du cycle court et dans une sociabilité entre énarques souvent limitée à des relations indi-viduelles et promotionnelles.

Il n’existe pas encore de corps constitué des énarques marocains, ni de revendications corporatistes, malgré les efforts des membres de

l’AMAENA pour les promouvoir.Ceci n’empêche pas l’émer-gence d’une nouvelle génération de fonctionnaires ayant suivi le cursus de l’ENA, qui s’inscrit dans une dynamique plus globale de renouvellement des élites au sein de la société marocaine. Cette nouvelle génération qui s’ajoute et se confronte à d’autres profils de formation, tels par exemple ces jeu-nes fonctionnaires issus des grandes écoles marocaines de formation des cadres administratifs, ou d’autres grandes écoles françaises ou étran-gères. L’ensemble de ces nouvelles élites administratives se différencie des anciennes par une maîtrise des nouveaux modes internationaux de gouvernance publique, par une méthodologie de travail innovante et par un désir d’ouverture interna-tionale.

Pour prolonger cet élargissement de la réflexion sur les processus de transformations des élites, il faudrait s’interroger sur le rapport de ces nouvelles générations avec les traditions clientélistes qui ca-ractérisaient les anciennes élites. La nécessité de modernisation de l’Etat et de l’administration publique a permis à ces jeunes fonctionnaires de mettre à profit leurs compétences technocratiques et leurs diplômes.

La question qui se pose désormais est celle de savoir si cette nouvelle génération de fonctionnaires, for-mée dans les meilleures écoles et universités marocaines et françaises, va pouvoir accéder à des postes à très hautes responsabilités et influer comme vecteur de changement dans les processus de réformes de l’État.

Quel rapport entretiennent ces nouvelles générations avec les traditions clientélistes qui caractérisaient les anciennes élites ?

L’ENA en quelques lignes

L’École nationale d’administration française (ENA), créée à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, a pour mission de former les hauts fonctionnaires de l’administration publique aux fonctions d’encadrement et de gestion de projets, dans tous les champs des politiques publiques (réforme et modernisation de l’État, ressources humaines, gestion, gouvernance, appui budgétaire et fiscal, affaires européennes et internationales,…). Considérée comme une des grandes écoles françaises les plus prestigieuses, l’ENA forme donc les futurs préfets, les ministres, les directeurs de cabinet, les attachés d’ambassade et hauts cadres de tous les ministères. Les énarques constituent une élite administrative, parfaitement organisée par le biais d’associations d’anciens élèves et de réseaux de connaissance par lesquels certains ont pu accéder aux plus hautes fonctions des instances politiques et économiques françaises.

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105LE MANAGERLa revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

e dernier quart du siècle dernier a été marqué par des changements de l’envi-

ronnement financier international. Ces transformations dans les mar-chés ont favorisé l’accroissement des risques de l’entreprise. Ceux-ci sont de plusieurs types. Le risque de signature, autrement nommé risque de défaillance, c’est-à-dire le risque de disparition partielle ou totale de solvabilité de l’entreprise. Le risque de liquidité, c’est-à-dire l’impossibilité de céder ou d’ac-quérir un instrument financier sans subir de pénalités de délai ou de prix. Le risque humain, nommé également risque en contrepartie, résidant dans le comportement des personnes qui prennent des décisions ou des engagements au nom de l’entreprise, entraînant la responsabilité de celle-ci et, éventuellement, par voie de consé-quence, des pertes financières très importantes. Le risque politique, ou risque pays, qui affecte l’entreprise importatrice, exportatrice ou ayant investi à l’étranger. Et le risque de marché ou des prix financiers, c’est-à-dire lié à la volatilité des principaux prix financiers : les taux d’intérêts, le prix des devises et le prix des matières premières. Il existe des mesures assez fines du risque des prix financiers et de liquidité. Quant aux trois autres risques, leur mesure est beaucoup plus embryonnaire. Dans un

contexte mondialisé, l’un des risques majeurs auxquels l’entre-prise est confrontée est le risque des prix financiers. La compétition internationale constitue un risque aussi bien pour la firme dont les opérations sont dites «globales», que pour la firme «domestique» qui voit les grandes entreprises envahir son marché.

Pour l’entreprise, quelle que soit sa taille et sa nature, les risques des prix financiers sont perceptibles à différents niveaux : dans la gestion des parts de marchés, l’allocation des ressources limitées à l’intérieur de son portefeuille d’activité, lors des décisions de diversification ou de recentrage, de fusion-acquisi-tion, d’alliances, dans le choix de sites de production ou encore celui de la structure du capital.

Le profil du risque : une nouvelle donne

Les bouleversements observés dans l’environnement financier interna-tional montrent l’importance de mesurer l’impact des risques de prix financiers sur la valeur de la firme. Dans ce sens, l’une des dé-marches à entreprendre réside dans le développement d’une mesure appropriée pour estimer le profil de risque stratégique de l’entreprise multinationale. Afin d’identifier et d’estimer l’exposition aux risques des prix financiers, certains travaux

L Dans un conteste de mondialisation et de turbu-lences économiques, la maîtrise des risques est

devenu un enjeu déterminant que les entreprises, de plus en plus exposées, de moins en moins pro-

tégées par l’espace national, ont encore parfois du mal à appréhender. Parmi ces risques, majeur en ces temps de volatilité, celui des prix financiers…

Par Abdelmajid IBENRISSOULEconomiste. Université Hassan II

L’entreprise face à ses risques

financiers

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106 LE MANAGER

ont introduit le concept de profil de risque. Ce profil est représenté par une pente (droite) dans un plan ayant pour abscisse, la variation du prix financier, et pour ordonnée la variation de la valeur de la firme. Une pente négative indique l’exis-tence d’une relation inverse entre la valeur de la firme et le prix du risque. L’évaluation de la pente de cette droite forme la mesure d’esti-mation de l’exposition au risque.Toutefois, on ne peut pas compren-dre l’impact des prix financiers sur la valeur de la firme, sans analyser les facteurs spécifiques susceptibles d’expliquer le choix du niveau d’ex-position au risque d’une entreprise ou encore d’un secteur d’activité. Plusieurs études ont montré que ce choix peut ne pas être indépendant de la structure de propriété de l’entreprise ou de certains autres déterminants, mis en évidence dans la théorie financière d’agence. La compréhension du profil de risque et de ses déterminants peut ensuite être utilisée comme base pour la mise en place de stratégies globales de gestion des risques de prix financiers. Certaines firmes ont d’ailleurs reconnu l’importance stratégique de leur exposition aux risques de prix financiers. C’est ce qui les a poussées à adopter diver-ses pratiques susceptibles de mieux gérer leur niveau d’exposition.Pour ce faire, l’entreprise peut uti-liser des moyens «comptabilisables». Ainsi, pour le risque de change résultant d’une forte compétition étrangère, elle peut réaliser des emprunts dans la devise des com-pétiteurs ou encore, si elle est une grande entreprise, déménager des unités de production à l’étranger. Une autre alternative, qui est d’ailleurs à la base des principales techniques de gestion des exposi-

tions aux risques est l’utilisation des outils de gestion «hors bilan», comme les produits dérivés : contrats à terme bancaires, contrats à terme boursiers, swaps et op-tions. En saisissant correctement les interactions possibles entre ces instruments, l’entreprise peut les considérer comme des pièces d’assemblage et les organiser selon

un profil désiré, afin de créer des instruments plus performants dans la gestion des risques financiers.

Stratégies de gestion de l’exposition aux risques

La question qui se pose est de se de-mander quelle est la considération première pour la réalisation d’une

L’entreprise face à ses risques financiers

Un modèle à développer

Sur un plan méthodologique, l'étude à mener se déroulera en deux étapes. (i) diagnostic des risques de prix financiers pertinents : l’exposition de la firme aux risques financiers peut être observée par une analyse des rapports financiers et des activités de la firme. L’analyse de ces données primaires permet de déterminer le(s) type(s) de risque(s) de prix financiers au(x)quel(s) la firme est exposée et d’évaluer si cette exposition a une signification au plan comptable ; (ii) estimation de l’exposition aux risques de prix financiers : l’estimation de l’exposition de la firme aux risques s’appuie sur l’élaboration d’un modèle de régression utilisant des indicateurs tels que les rendements des bons de trésor, les fluctuations de diverses devises, le prix de base de certaines denrées et le taux de globalisation, comme variables indépendantes, en relation avec le rendement boursier des actions de la firme. Le modèle en question s’inspire des travaux de Jorion (1990) et Smithson et autres auteurs (al) (1995) ; l’impact de chacun des risques de prix financiers sur le rendement boursier des actions d’une firme est estimé à l’aide de l’expression suivante :

Rit = i + i R mt + ri ( r\r)t + FXi ( PFX\PFX) t + Ci ( PC\PC) t + gi(TAUXG)t+ t

Où :

Rit: Rendement d’une action de la firme i au temps t ;i: Rendement minimal de l’action i ou son taux de croissance

i: Mesure du risque de marché de l’action i (Bêta)R mt: Rendement du marché (indice du marché) au temps tri: Mesure d’exposition de la firme i au risque de taux d’intérêt

( r\r)t: Variation du taux d’intérêt non anticipé au temps tFXi : Mesure d’exposition de la firme i au risque de taux de change

( PFX\PFX) t: Variation du taux de change au temps tCi: Mesure d’exposition de la firme i au risque de prix de denrées de base

( PC\PC) t: Variation du prix de la denrée au temps t gi : Mesure d’exposition de la firme i au niveau de globalisation

(TAUXG) t : Ratio de globalisation de la firme au temps tt: Erreur dans la régression.

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107LE MANAGER La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

stratégie de gestion de l’exposition aux risques ?La théorie financière classique en matière d’évaluation des actifs sou-tient que les gestionnaires prennent les décisions en fonction de l’utilité maximale des propriétaires de la fir-me. Toutefois, des conflits d’intérêt sont susceptibles d’apparaître entre gestionnaires et propriétaires, dès l’instant où il existe une séparation entre propriété et contrôle (gestion) de la firme. C’est ainsi que la théorie financière d’agence atteste que les gestionnaires tendraient à choisir un niveau de risque moindre (pro-jets d’investissement moins risqués) que le niveau de risque souhaité par les propriétaires. Ce sont ces diffé-rences de préférence pour le risque entre gestionnaires et propriétaires, de même que d’autres problèmes d’agence documentés dans la littéra-

ture, qui sont présentés comme des facteurs susceptibles d’être fonction des relations d’agence existant dans l’entreprise. Dans ce sens, Hirigoyen (1993) note que, dans le cadre de la théorie d’agence, toute insuffisance dans la recherche de la maximisation de la création de valeur est un indice d’un comportement managérial non conforme aux intérêts des actionnaires. Elle peut s’interpréter comme la manifestation de l’incom-pétence des dirigeants ou comme la recherche délibérée du pouvoir au détriment de l’efficacité. La gestion des risques stratégiques dépend donc des choix de structure des pouvoirs et délégations, de structure du capital et du niveau d’exposition aux risques.

Les modèles utilisant le ratio de Tobin peuvent constituer de bons instruments pour estimer la créa-tion de valeur par une stratégie d’immunisation des risques straté-giques. Ce ratio se définit comme

le rapport entre la valeur boursière et la valeur comptable d’une entre-prise. Plusieurs auteurs considèrent cependant préférable d’utiliser des modèles financiers basés sur l’actualisation des flux monétaires disponibles (free cash-flow).Une étude d’estimation de l’impact des risques des prix financiers sur la valeur de la firme doit viser plusieurs objectifs. Premièrement, diagnostiquer et mesurer le degré d’exposition aux risques des taux de change, des taux d’intérêt et des prix de denrées de base pour un certain nombre de secteurs d’activité qui seront sélectionnés, en fonction de leurs relations à l’international (ex-portation/importation). Les risques stratégiques des secteurs précités sont estimés dans un contexte de

firmes transnationales. Deuxièmement, mettre en place une étude clinique de certaines en-treprises des secteurs concernés. Ce volet doit viser à offrir aux entre-prises divers outils pour la gestion de cette exposition, à partir d’un assemblage de quelques produits financiers dérivés, afin d’accroître la valeur par la réduction de la volatilité des cash-flows.Une telle étude doit se faire dans le cadre du postulat d’efficience des marchés. Dans ce contexte, ce dernier sous-entend que les inves-tisseurs incorporent, rapidement et correctement, l’impact de toutes les stratégies et tactiques d’immunisa-tion du risque sur la valeur de la firme.

Bibliographie sommaire

• C. BROQUET, R. COBBAUT Gestion de portefeuille, De Boeck-Wesmael, 2004.• J. CABY, G. HIRIGOYEN, «La création de valeur de l’entreprise», Economica, 2005.• H. PHAM, «Gestion mathématique des risques financiers», CNRS info, n°393, mai-juin 2001• P. VERNIMMEN, P. QUERY, Y. LE FUR, Finance d’entreprise, Dalloz, 2002.

Des conflits d’intérêt naissent entre gestionnaires et propriétaires, dès l’instant où il y a séparation entre propriété et gestion de la firme

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par Mouhcine AYOUCHECoach et consultant

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ace à l’accélération ver-tigineuse de l’ensemble des mouvements sociaux,

communicationnels, d’innovation, d’ouverture des marchés …, le manag-er doit-il accélérer son propre rythme ou au contraire se donner le temps de mûrir sa compréhension du monde, sa réflexion personnelle et partant, ses comportements quotidiens, dans les situations qu’il doit gérer ?

Si une telle question peut paraître su-perflue, voire déplacée, et la réponse à y apporter couler de source -à savoir qu’un dirigeant doit agir au rythme du monde, sinon plus vite, pour ne pas se mettre en retard- on se place au degré zéro de la réflexion qui fait de l’acte managérial une simple course contre la montre et contre les autres. Une telle approche conduit à un mode de management au coup par coup, à la va-vite, au détriment d’un manage-ment au long terme, inscrit dans une vision cohérente et portée par des valeurs solides, constamment clarifiée et partagée par l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise.

Face à un retournement de conjonc-ture, à un coup dur, à des résultats qui ne sont pas au rendez-vous, notre dirigeant (individu ou collectif de déci-sion) adepte des rythmes rapides, de la non-hésitation, va confondre urgence et précipitation, agir dans la panique et non avec la sérénité nécessaire à tout acte managérial stratégique.

Or c’est justement en période de crise, ou tenue pour telle, qu’il doit s’extraire de l’agitation ambiante, éviter de réagir à fleur de peau, se

donner la latitude d’examiner plus d’une éventualité avant de « trancher » par une décision qui, de toute façon, lui revient de droit, sinon de fait.Hors de ce cheminement intellectuel et comportemental, un dirigeant va souvent avoir tendance à imputer le retournement de conjoncture, le coup dur, les résultats qui ne sont pas au rendez-vous, à l’un des managers qu’il a lui-même mis en place. Alors qu’il l’a choisi auparavant pour ses qualités réelles ou supposées, il trouve aujourd’hui une relation sinon causale, du moins de responsabilité entre la crise et les «agissements» de ce manager, opportunément devenu le bouc émissaire.

La «bouc-émissarisation», comme mode de fuite en avant et de transfert de responsabilité, dénote un manage-

ment féodal ou paternaliste, fondé sur la toute puissance du détenteur de la décision, exempté de toute erreur de management ou de jugement, y compris de celle d’avoir nommé hier le manager débarqué aujourd’hui. Elle va entraîner, dans l’ensemble de la structure, à la fois une peur de déplaire aux dirigeants et un appel constant à la protection, le loyalisme étant vite assimilé à de la soumission, dans toute l’échelle hiérarchique.

Le dirigeant aura ainsi réaffirmé et rassis sa prééminence, rappelé à tout le monde que c’est lui le détenteur du véritable pouvoir, l’unique leader. Il aura ainsi oublié que le leadership ne se décrète pas mais qu’il s’acquiert à force de porter le sens, l’éthique, l’excellence, le respect des valeurs et des principes de l’organisation, l’initiative, l’engagement, l’enthousiasme, le dévouement, la valorisation des membres. A force surtout d’humilité, d’écoute, d’autocritique et d’équité.

A manager dans la précipitation et la panique, on s’éloigne d’une culture d’entreprise moderne, qui intègre la logique économique de valorisation de la performance individuelle et col-lective, de règles du jeu transparentes et équitables, de l’initiative et de la responsabilisation.

Le cercle vertueux entre l’actionnaire, le management et le personnel, dans cet ensemble humain qu’est supposé être l’entreprise, est rompu au pre-mier accroc, car l’on a décidé dans l’agitation et non dans la sérénité que requiert tout management stratégique, sinon opérationnel.

Management et sérénité

C’est en période de crise que le leader doit s’extraire de l’agitation ambiante et ne pas confondre rapidité, efficacité et précipitation

F

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COLLOQUE INTERNATIONAL

L’ARGENT ET L’ÉTHIQUEArgent, éthique et mondialisation, par Bruno Théret

Morale, culture(s) et argent (D. Khrouz, D. Lyon, A. B’chir, A. Aboudrar)Argent sale, argent propre (M. Doukkali, O. Vallée, B. Hibou, H. Ilahiane)

Argent transparent, argent juste ( N. El Aoufi, M. Peraldi, D. C. Jaydane, H. Laroussi)Le Maroc entre moralisation financière et justice sociale

(Azeddine Sabir, S. Assidon, A. Dahmane Saïdi, Fouad Abdelmoumni)Modération : D. Ksikes, R. Mejjati, K. Mesbahi, A. Labdaoui

Résumé des interventions : F. Aït Mous et A. Bendella

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COLLOQUE INTERNATIONAL110

L'argentl'éthique

Argent, éthique et mondialisation

Répondant aux questionnements soulevés par l’argu-mentaire, Bruno Théret concède, dès la conférence introductive, que le sujet est doublement compliqué. En effet, il s’agit de mettre ensemble argent, éthique et mondialisation, trois catégories elles-mêmes compliquées et de natures différentes. Cette complexité aurait pu être dissimulée par la condamnation aristotélicienne de la chrématistique, critique reprise d’ailleurs par d’autres, de Marx jusqu’aux altermondialistes. En effet, Théret part de l’idée que l’ar-gent est d’abord, en tant que monnaie, un moyen de créer des liens sociaux. Mais la transforma-tion de la monnaie en argent (support métallique) a favorisé l’accumulation de l’argent en soi, en d’autres termes, l’accumulation du capital. Cet état de fait va rendre nécessaire l’invention d’un gouvernement civil au sens voulu par John Locke, afin de pouvoir gérer les conflits créés par l’accumulation et permettre la conservation de la valeur. Cette définition se trouve exacerbée par la dimension monétaro - finan-cière de la mondialisation, qui inverse le rapport de force entre régulateur et régulé. Seulement, cette idée de chrématistique reste insatisfaisante, car elle pose le

problème de l’utilisation d’idées universalisantes pour des choses changeantes. Il est donc nécessaire d’éclaircir les catégories de base, ainsi que les implications de leur mise en relation. D’ailleurs, «les mettre en relation ne peut se faire directement comme s’il s’agissait de catégories similaires, homogènes ; il faut envisager leur enchevêtrement et leur coévolution, plutôt que des relations causales entre elles».

La démonstration de Théret s’articule autour de trois points. D’abord, une présentation succincte de la notion

d’éthique à la lumière de l’ana-lyse des relations entre économie, éthique et droit, suivant l’éco-nomiste institu-

tionnaliste J.-R. Commons. Ensuite, l’adoption d’une approche de l’argent, dissociant la monnaie en tant que fait social total universel, et l’argent en tant que nom donné à la monnaie spécifique aux sociétés capitalistes. Sur ce point, l’argent et la monnaie comportent une di-mension éthique, dans la mesure où ce phénomène social est bâti sur la confiance, surtout après le passage en 1971 à une monnaie autoréférentielle. Enfin, présentation des premières hypothèses concernant l’impact de la mondia-lisation sur les dimensions éthiques de la monnaie et les

Résumés des interventionsFadma Ait Mous et Ahmed Bendella

L’argent et la monnaie comportent une dimension éthique, dans la mesure où ce

phénomène social est bâti sur la confiance

Consacré à « l’argent et l’éthique », le premier colloque international du CESEM, a connu un foisonnement d’idées, par l’apport de diverses disciplines (économie, gestion, sociologie, science politique, anthropologie, philosophie) et permis la rencontre de scientifiques, d’hommes et de femmes de terrain, et de dirigeants associatifs. Voici les grandes lignes de ces communications.

&

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COLLOQUE INTERNATIONAL La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008 111

dimensions financières de l’éthique.

Concernant le premier point, il commence par distinguer entre éthique, droit et économie en terme de rationalité du comportement. Pour lui, l’éthique, comme le droit, concourent à l’assujettissement de l’individu. Cependant, dans le cas de l’éthique, il s’agit d’un assujettis-sement volontaire dont la sanction est l’exclusion du groupe, alors qu’il s’agit d’un assujettissement par la coercition dans le cas du droit. Il traduit le flou de l’éthique par quatre conceptions correspondant à des niveaux différents de socialité : transaction, organisation, types d’or-ganisation et la société comme un tout. Concernant le premier niveau, il faut distinguer entre «transactions autorisées, dotées d’un caractère légal qui garantit la corrélation nécessaire entre les droits et les obligations respec-tives des parties prenantes, et les tran-sactions non autorisées, dans lesquelles cette corrélation n’est pas assurée». Au niveau des organisations dynamiques (entreprises, collectivités publiques, associations), l’éthique est considé-rée comme une forme de persuasion, assurant la «conformité de la conduite individuelle aux règles communes coutumières, sous peine d’exclusion des transactions et des organisations». L’éthique peut être aussi un prin-cipe d’action rationnelle structurant certains types d’organisation. Dans ce cas, elle peut constituer, selon Commons, un principe de rationalité alternatif à celui du calcul utilitaire. Enfin «l’éthique est vue par Commons comme la forme de l’autorité supérieure, clef de voûte symbolique de la société, ensemble des valeurs sociales constitu-tives du bien commun». Malgré leur contradiction apparente, ces quatre définitions peuvent être conciliées, en considérant les différents niveaux de socialité que fait valoir chacune d’elles. D’ailleurs, l’argent peut com-porter plusieurs éthiques. Il illustre

cette position par deux exemples (la santé, la finance internationale).

Une perspective interdisciplinaire permet de mieux saisir les distinc-tions entre monnaie et argent. La monnaie est considérée dans ce sens comme un fait social total universel, un invariant anthropologique, une pré-condition du développement capitaliste. Elle peut être rapportée

à la structure symbolique universelle de la ‘‘dette de vie’’, dans le sens où la société est considérée comme un tissu de dettes constituant les liens sociaux entre individus en conflit et en coopération. La monnaie «est donc confiance, sa valeur dépend de la légitimité de ses émetteurs et de ses règles d’émission. Les di-mensions symboliques et politiques de la monnaie sont donc cruciales dans l’établissement de la confiance qu’on a en elle». Dans ce sens, l’ar-gent devient la monnaie spécifique du capitalisme, dans la mesure où il devient une réserve de valeur, interrompant du coup le cycle de circulation des dettes, et créant une contradiction dans la reproduction sociale. Cette contradiction peut

être surmontée en réintroduisant l’accumulation dans le circuit de la production économique, et donc en faisant place à «l’éthique dans la reproduction des monnaies territoriales menacées par leur usage en tant que capital-argent».

Dans une tentative d’objectivation de la notion de mondialisation, Théret la considère comme : manière pour les Etats de se dégager des contrain-tes des compromis fordistes-keyné-siens ; expression d’un ensemble contrasté de stratégies politiques gouvernementales ; représentation discursive d’un effet sociétal, multi-causal, d’un système de transforma-tions économiques et politiques ou métaphore d’une troisième guerre mondiale entre puissances centrales, menée avec les armes de l’économie. Et il se demande quels sont les prin-cipes éthiques qui peuvent réguler la société financière internationale (société sans Etat) ? Car il faut une éthique de la monnaie pour stabiliser la mondialisation.

Il en arrive ainsi, concernant «ce qui fait la spécificité du rapport de l’argent à l’éthique dans la phase actuelle de la mondialisation», à la thèse suivante : «l’argent est une monnaie dont l’usage est contraire, non pas à toute éthique, mais à l’éthique domestique et politique du monde vécu, de la reproduction du cycle anthroponymique vital des socié-tés modernes. En effet, son usage en réserve, la préférence pour la liquidité, interrompt ce cycle vital au lieu de l’en-tretenir, par le paiement ininterrompu des dettes constitutives des liens sociaux et territoriaux, entravant ainsi la relance de ces dettes que les paiements

“L’argent est une monnaie dont l’usage est contraire, non pas à toute éthique

mais à l’éthique domestique et politique du monde vécu” (B. Théret)

La revue ECONOMIA n°3 / Juin - Septembre 2008

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permettent, en fondant la confiance dans le fait que les dettes sont honorées».Plusieurs des idées-clés de cet exposé introductif ont structuré les interventions suivantes.

Morale, culture(s) et argent

Pour Driss Khrouz (Les regards d’aujourd’hui sur la conception de l’argent et de la richesse depuis Adam Smith et Max Weber), la relation ar-gent / éthique peut être appréhen-dée à un triple niveau. D’abord, l’argent est à la fois monnaie, accu-mulation et symbole de richesse et

fait social. Ensuite, l’argent est souvent articulé avec une morale, dans le sens normatif. Enfin, l’argent consti-tue un fait de culture. La question est donc de savoir comment s’articulent les liens entre argent et pouvoir à travers le prisme de l’éthique. La thèse développée dans cette communication est que c’est «l’argent qui a fait le capitalisme, même si l’argent ne relève pas simplement de la genèse du capitalisme. La façon dont ce dernier a repris la dynamique de l’argent pour l’intégrer dans son système de valeurs a fait que le capitalisme est devenu un système d’accumulation, un système de richesse, qui s’est approprié la mécanique, l’industrie, l’informatique, la cybernétique… pour que l’argent soit tout simplement un mécanisme d’or-ganisation du travail social». Cette situation a pu émerger dans un contexte historique particulier, marqué par l’autonomisation du champ économique par rapport au champ religieux. Ainsi, une relecture de M. Weber et d’A. Smith montre que le «vrai moteur de développement» se trouve dans la rupture qui, dans le domaine écono-mique, a libéré l’Homme par rapport à la religion et a légitimé la relation à la monnaie et à l’argent. Donc l’éthique renvoie finalement à un code normé. Ainsi, la non-autonomisation du champ économique par rapport au champ religieux constitue un frein au développement économique et social. Par conséquent, «il faut revisiter le paradigme religieux, le réinterpréter pour conférer une légitimité au travail et à l’argent et c’est là qu’éthique et argent deviennent tout à fait compatibles». Aujourd’hui, on assiste, au nom de l’éthique, à des glissements à la marge de la légalité. On arrive finalement à faire reculer

les limites de l’illégal, et c’est le système qui s’adapte à l’argent. La mondialisation pose ainsi certains pro-blèmes, tels que les entreprises faisant des profits au détriment des droits sociaux. «Et par rapport à cela, il n’y a pas d’éthique en soi, dans l’absolu. Il n’y a d’éthique que dans le système dans lequel on est». Les conclusions s’articulent autour de trois idées. Les notions d’éthique et d’argent renvoient à la conception du savoir et du pouvoir, à l’importance de la question de la recherche par rapport à ces éléments, et au fait que l’éthique et l’argent sont soumis à la négociation. En dernier ressort, poser la question de la relation entre argent et éthique revient à poser la question de l’équité sociale, sachant que cette dernière se négocie également.

Avec D. Lyon (Raconter sa carrière : Frontières morales et socio-économiques des élites en France et Angleterre), on assiste à un changement de focale, pour passer à une approche micro. Elle a essayé, suivant Michèle La-mont, de voir comment «à travers le marquage de frontières symbo-

liques, nous affirmons qui nous sommes, et comment nous souhaitons être reconnus». C’est un travail qui part d’entretiens réalisés auprès «d’hommes et de femmes à des postes de haut niveau, dans le milieu des affaires et de la politique en Grande-Bretagne et en France». Il s’en dégage que les frontières symboliques que les interviewés établissent entre eux et les autres sont de deux ordres, moral ou culturel et socio-économique et se déclinent autour de deux thèmes : le service public et les gains matériels et symboliques. Pour le premier point, il ressort que c’est une frontière morale entre ambition personnelle et service public. C’est «un repère particulièrement saillant pour les politiciens, surtout en France». Ce sont plutôt les femmes interviewées qui sont dans cette posture. Dans ce cas, nous sommes dans l’éthique, dans la justification. S’agissant des frontières socio-économiques, elles sont «plus saillantes dans le milieu des affaires, beaucoup plus marquées aussi chez les hommes, surtout en Grande-Bretagne». On souligne par exemple le triomphe du mérite sur le privilège, mais aussi la dévalorisation du gain personnel dans l’aristo-cratie et chez les détracteurs du capitalisme. Dans les processus de construction de ces frontières symboliques,

L'argent et l'éthique

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les ressources culturelles des acteurs sont mobilisées pour créer du sens.

Abdelkhaleq B’chir (Cultu-res d’argent et morales d’enri-chissement chez les entrepreneurs m a g h r é b i n s ) se propose, à

travers le cas de l’entrepreneuriat tunisien, «d’aborder une problématique plus large, celle de la dynamique de changement social dans une société, au travers de ses structures, de ses acteurs et de ses représentations», mais aussi la «problématique des rapports à l’argent, de l’image de l’argent et des rapports à l’enrichissement». Ainsi, l’ethos ou l’éthique comme représentations et références ne sont pas auto-nomes, excluant donc une vision déterministe. Le comportement de l’acteur dans ce domaine, est «stratégique. Il obéit à une rationalité où même le discours moral, éthique et les motivations ne sont que des outils et des moyens». Les rapports sociaux des acteurs renvoient à la trilogie : avoir (argent), savoir et pouvoir. Les sociétés maghrébines ont connu des mutations profondes et structurelles qui ont aussi touché le rapport de la société à l’argent. Ainsi, on pouvait constater l’absence d’une classe éco-nomique autonome dans la société tunisienne traditionnelle, ce qu’allait reproduire l’Etat providence postco-lonial. Aujourd’hui, nous assistons à des changements dans les rapports de l’Etat aux entrepreneurs, marqués par le binôme protection / endette-ment, et où la classe politique a une prétention sur l’argent. Les données de terrain concluent que la classe moyenne «est aujourd’hui structurée par le salariat, elle s’alimente par les projets familiaux (micro et informels). Il s’agit d’une situation de transition. On assiste au développement d’une masse de petits métiers, de plusieurs

profils d’entrepreneurs». D’autre part, on assiste à une ‘‘mafiotisation’’ de la classe politique, et à une ‘‘sou-kisation’’ de l’économie, «processus sociaux qui apparaissent en marge de l’Etat». Il conclut que l’image de l’argent et ses représentations sont assimilées à l’idée d’une intervention providentielle et note l’absence de souci de pérennisation des structures économiques, de la part de l’Etat, et l’absence de mécanismes de trans-mission et de reproduction sociale, du côté des entrepreneurs.

A b d e s l a m A b o u d r a r , (Éthique et per-formance. Quelle place pour l’éthique dans l’entreprise ?), commence son

exposé en citant A. Smith, mettant en perspective un principe : l’intérêt gé-néral, l’intérêt personnel. Il interroge ensuite l’apparente contradiction entre les valeurs de l’éthique et de la performance. La première entendue comme standard de comportement correct, la seconde comme capacité de l’entreprise à créer de la valeur à long terme. Néanmoins, l’éthique constitue un facteur déterminant de la performance, puisque la non-éthi-que sape la capacité de l’entreprise à créer et à consolider des avantages compétitifs durables. «L’entreprise sans éthique peut réaliser des gains ra-pides et consistants mais [est] incapable d’en assurer la pérennité». L’entreprise est, dans ce sens, l’objet de deux ordres d’incitation au comportement éthique, externe et interne. Le «be-soin d’ancrer l’éthique dans la culture

d’entreprise» est ensuite formalisé dans des documents, sachant que «le processus d’élaboration, de suivi d’application, d’évaluation et de mise à jour est plus important que le contenu même». Ceci dit, l’entreprise ne peut constituer un îlot d’intégrité, et l’action doit se situer au niveau des secteurs et au niveau de l’économie et de la société. Concernant l’éthi-que et la responsabilité sociale de l’entreprise, cette dernière passe par une action de l’entreprise prenant en compte les impératifs relevant des principes édictés par A. Smith, intérêts et devoirs, ce qui permet de conclure avec Kant que l’éthique est d’agir par intérêt conformément à un devoir, ce qui nous ramène au dilemme «éthique de la responsabilité» ou «éthique de la conviction».

Argent sale, argent proprePar-delà le légal et l’illégal

M o h a m e d Doukkali (Le toucher d’ar-gent?) s’inter-roge sur «le tou-cher d’argent.» Aristote décrit parfaitement

les liens entre argent et plaisir, consi-dérant ce dernier comme le Souve-rain Bien, illustré par la constante du comportement humain qu’est la poursuite du plaisir. Cette dernière se matérialise à travers les objets corporels, qui admettent l’excès. Le problème devient donc une question de mesure (ou de démesure). L’argent est aussi un bien en soi, et sa posses-sion constitue une jouissance. Il est donc source de plaisir. «Mais l’argent

“Il faut réinterpréter le paradigme religieux pour conférer une légitimité au travail et à

l’argent. C’est là qu’éthique et argent deviennent tout à fait compatibles” (D. Khrouz)

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comme dynamique d’échange permet ou ne permet pas l’accès aux jouissances et aux réjouissances. Les plaisirs corporels (propres ou sales, légaux ou pas…) dépendent principalement de lui. Car pour accéder au plaisir, il faut d’abord payer. D’où toute la puissance actuelle du capitalisme dans sa logi-que fatalement naturaliste». Et parmi tous les plaisirs, il en est un qui ne s’éteint jamais, même en s’accomplissant, c’est le pouvoir qui «rime parfaitement bien avec argent. L’argent crée le pouvoir. Le pouvoir politique et même celui de la séduction reposent sur la puissance magique de l’argent (…) Et le pouvoir de l’argent tout le monde le poursuit, et souvent dans la démesure et par n’importe quel moyen». Voilà qui traduit l’idée platonicienne de manque, un proces-sus où la satisfaction reconduit chaque fois au manque. L’argent est donc «un des phénomènes qui affectent et par leur présence et par leur absence». Dans ce sens, le pauvre est celui qui ne touche pas l’argent ou que les effets et les bienfaits de l’argent ne touchent pas. L’argent concerne toute la gamme des relations que nous pouvons avoir. Les sociétés modernes sont constituées par trois profils que l’on peut distinguer par rapport à leurs relations à l’argent. Il s’agit du mendiant, du voleur et du salarié. Ces trois figures ne sont pas séparées et peuvent se rejoindre. Il conclut que les rapports à l’argent maintiennent et consolident l’accord indispensable avec la cohésion sociale, sachant qu’il n’y a aucune disposition naturelle que l’Homme soit politique, c’est-à-dire social.

Pour Olivier Vallée (L’argent sale : une «commodité» entre les nuances de la finance et la menace de la criminalité organisée), l’argent sale «n’est souvent défini que par le spectre de sa criminalisation. Celle-ci a tendance à se dessiner et à se dé-cider quand l’argent illégal voudrait se blanchir, contaminer le système financier, dit légal». Ainsi, l’éthi-que, en œuvre dans la définition

négative de l’argent, obéit dans ce cas «à beaucoup de considérations qui proviennent d’autres champs que celui de la seule morale». En partant d’une définition de l’argent

sale comme commodité ou matière première, le propos ici est de s’interroger sur «comment les définitions de sa configuration portent sur les formes multiples qu’il prend, sur les étapes - comme pour tout autre matière première - de sa transformation matérielle et symbolique» d’une part, et de se demander d’autre part si la criminalisation de l’argent repose sur les personnes qui le manipulent ou sur sa nature intrinsèque. Il souligne particulièrement la «période contemporaine avec l’édiction aux États-Unis d’un corpus de doctrines de l’argent sale, des lois souvent sans application et leur reprise internationale, dans des conventions mondiales, souvent sans

efficacité». Cette apparente faillite des normes peut être davantage clarifiée à travers la problématique de leur énoncia-tion, sachant

que le périmètre de l’argent sale n’est pas arrêté. Depuis la fin des années 1980, il y a eu une mobilisation in-ternationale contre ‘‘l’argent sale’’ conduisant à la mise en place d’un dispositif global, autrement dit «un en-semble de principes, de normes, de règles et de procédures de décision, implicites ou explicites qui tendent à définir un champ du blanchiment d’argent sale». Seulement, les analyses d’ordre juridique, économique ou sociologique relatives à ce sujet «partent presque toutes d’un consensus présupposé sur la démarche à suivre au niveau international, afin de remédier à ce «mal» que constituerait le blanchiment d’argent, perçu comme le nerf des organisations criminelles en tout genre et, plus récemment, des groupes terroristes. En revanche, la construction de ce consensus et les acteurs qui en sont à l’origine sont plus ou moins occultés dans ces mêmes publications, au profit de la diffusion de cette démarche proactive vis-à-vis d’un argent impie».

Ainsi, le G7/8 a créé un régime global anti-blanchiment auquel ont participé plus tard le FMI et la Banque mon-diale. Le GAFI (Groupe d’action financière internatio-nale) a été mis en place pour lutter contre le blanchiment d’argent abordé sous l’angle spécifique du seul trafic des stupéfiants. Ce système s’est ensuite étendu pour englo-ber ‘‘le crime transnational’’, et enfin le terrorisme dans la notion de CTO (Criminalité transnationale organisée).

L'argent et l'éthique

Les sociétés modernes sont constituées par trois profils que l’on peut distinguer par rapport à leurs relations à l’argent :

le mendiant, le voleur et le salarié.

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«Il s’agit plutôt de l’édiction de normes générales et de l’association d’experts de plusieurs pays mais surtout aux cultures spécialisées spécifiques et dotés de référentiels peu homogènes. Le fameux régime global semble plutôt un mécanisme incertain de coordination de cellules nationales, aux contours jamais identiques mais chargées de traiter le blanchiment, dans les frontières de leurs Etats respectifs». La constitution de cette catégorie d’acteurs non étatiques, conjuguée à l’autonomie grandissante des marchés en voie de mondialisation, a amené les grandes puissances à mettre en place un programme de lutte contre le crime et le blanchiment d’argent sale. Mais ce dispositif international s’occupe principalement de sa circulation, essayant d’éviter qu’il ne souille l’argent propre, mais ne se situe pas au niveau des actifs ou des or-ganisations qui sont derrière lui. La lutte contre l’argent sale, notamment contre la corruption, finit par être ‘‘privatisée’’ et introduit un nouvel acteur, l’entreprise.

Béatrice Hibou (Au-delà du purita-nisme moral, la légitimité de l ’ int é g ra t i on borderline en Méditerranée) s’intéresse à l ’ intégrat ion internationale,

dans le cadre de la mondialisation, un processus compliqué dont les modalités sont souvent à la marge de la légalité. Pour elle, ce puritanisme moral apparent, cette montée du juridique et du judiciaire dans l’en-treprise, se double par la constitution de la non-norme en norme. La pos-ture ici n’est ni morale, ni juridique, mais sociopolitique. Elle cherche à comprendre. Dans les exemples traités dans ce cadre (le Portugal et la Grèce pour le nord de la Médi-terranée, le Maroc et la Tunisie pour

le sud), elle constate une visibilité d’activités et de comportements à la marge de la légalité. Et ce n’est pas un jeu contre l’Etat, mais avec lui. Ainsi, elle relève dans les quatre pays évoqués, une participation par omission de l’Etat, illustrée par le contrôle historiquement faible (non-contrôle des placements en bons de Trésor, création de zones off-shore, règles de préférence nationale, par-ticipation de l’Etat à des activités floues, emploi de travailleurs au noir dans les grands chantiers, secret bancaire). Elle fait également le constat d’un choix de laisser-faire concernant des activités comme la contrebande, le blanchiment ou la drogue. D’autres mécanismes contribuent à cette situation, comme les jeux entre les logiques étatiques (évasion et exonérations fiscales), ou encore les mécanismes personnalisés de redistribution et enfin les moda-lités d’intervention des institutions européennes. Dans sa conclusion, elle avance cette idée que l’européi-sation se fait aussi par les marges, contournant et confortant simulta-nément les Etats, démultipliant les allégeances, accroissant les marges de manœuvre et les choix possibles.

Hsaïn Ilahiane (Quel-les représenta-tions de l’argent «halal» dans l’imaginaire des Marocains?) a présenté les éléments d’une

recherche qui s’insère dans une étude sur l’avenir de la monnaie. Comment l’argent est-il représenté

dans les institutions sociales, cultu-relles et religieuses ? Comment le sens de la monnaie est-il construit individuellement et socialement ? Comment le pragmatisme économi-que et les idéaux éthiques et moraux sont-ils liés ? L’étude est le résultat de travaux de terrain et de recherche documentaire. L’argent est entendu ici comme un moyen d’échange, une réserve de valeur, une unité de mesure et un moyen de paiement. C’est une invention sociale que G. Simmel qualifie d’acide permettant de dissoudre les liens traditionnels, pour les remplacer par d’autres, impersonnels. La monnaie en islam est, en dernier ressort, un moyen d’échange. Sa place dans le circuit commercial est basée sur la prohibition de l’intérêt et de l’aléa. Une étude minutieuse du corpus doctrinal permet de dégager que l’interdiction du riba vise l’enrichis-sement injustifié et dénonce l’écart excessif et injustifié entre l’échange d’un objet et sa contre-valeur. Les alternatives qui s’offrent aux taux d’intérêt usuraires sont la musha-raka, la murabaha et l’ijara. Les entretiens permettent de dégager certains résultats. Les frontières entre religion et économie sont floues ; l’interdiction de l’intérêt usuraire est vivement débattue et interprétée entre musulmans séculaires et mu-sulmans pieux ; ce débat provoque un état d’anxiété sur la définition du comportement halal, qui débouche sur un bricolage financier ; l’argent, outre son acception économique et sociologique, comporte une dimen-sion culturelle et religieuse et obéit à une distinction morale entre halal (licite) et haram (illicite).

“Les États-Unis éditent à propos de l’argent sale, des lois souvent sans application et leur reprise, dans des conventions mondiales, est

souvent sans efficacité” (O. Vallée).

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Argent transparent, argent justeDilemmes éthiqueset socio économiques

Noureddine El Aoufi (Les limites économiques de la responsabilité so-ciale de l’entreprise marocaine) s’est proposé de discuter l’établissement d’un lien analytique entre «les principes de gouvernance et de respon-sabilité sociale de l’entreprise, mis en avant par les organismes financiers

internationaux et contenus, de façon implicite ou explicite, dans les accords de libre-échange conclus par le Maroc, d’une part, et les limites liées à la fois aux structures des entreprises marocaines, à l’architecture institutionnelle et aux modes de développement de l’économie nationale et de son insertion internationale, d’autre part». Ceci pourrait éclairer les limi-tes internes qui s’opposent à l’incorporation par l’entre-prise marocaine de ces principes. La réflexion s’articule autour de trois points : les relations entre économie et éthique ; éthique, droit et faits, ou les limites essentielles, structurelles et managériales de l’incorporation de ces principes ; réaffirmation de la primauté du droit sur l’éthique. Concernant le premier point, il est rappelé les origines morales de l’économie politique. Si le mot economicus est un mot rationnel, cette rationalité peut parfois être limitée. C’est ainsi qu’Ibn Khaldoun parle plutôt de la notion de raisonnable. Ainsi, l’économie est déterminée par un déficit de rationalité. Sur le deuxième point, l’éthique peut performer la réalité. La moderni-sation se traduit par la mise à niveau par les normes, ainsi que par la mise en place de normes et de dispositifs d’évaluation. Dans le contexte marocain, El Aoufi em-prunte à P. Pascon le concept de société composite pour parler d’entreprise composite, caractérisée notamment par la pluralité des régimes de justification. Il illustre ceci par l’exemple de l’incendie récent d’une usine de textile à Casablanca, qui met en exergue le télescopage des valeurs et des logiques, et où les normes sociales introduisent un dualisme (formel / informel) et exacer-bent la séparation entre les entreprises éligibles et celles qui ne le sont pas. Enfin, sur la primauté du principe de droit, on se trouve en face d’un droit virtuel, posant ainsi un problème d’effectivité du droit et un problème

de confiance. Il faut donc réhabiliter le droit par rapport à l’économie, mais aussi à l’éthique et à la morale. En économie politique, il ne faut pas oublier que l’économie doit obéir à la politique. L’Etat a une dette vis-à-vis de la société, une responsabilité de développement. Il est aussi responsable de la re-crédibilisation du droit. Il doit enfin protéger les entreprises, en leur donnant une autonomie par rapport au pouvoir politique.

Michel Peraldi (Nouveaux riches, inventeurs, héritiers : quelle morale économique ?) Le propos ici est de parler anthropologiquement d’une série d’activités économiques qu’on peut décrire à partir de deux caractéristiques. D’abord, il s’agit d’activités aberrantes par rapport

aux normes de l’économie politique, menées par des acteurs illégitimes par rapport aux normes sociales, et qui sont récalcitrantes à la mesure. D’autre part, il s’agit d’activités transnationales, affranchies du cadre des Etats-nations d’où elles émergent. Peraldi propose d’uti-liser à leur propos le concept wébérien de « capitalisme aventurier » ou de « capitalisme de paria », un capitalisme marchand fonctionnant sur des schémas ethniques. L’étude d’exemples concrets comme la délocalisation de l’industrie textile en Tunisie ou à Istanbul, ou encore la superposition d’une multitude d’activités économiques, permet de mettre à jour la complexité des processus d’informatisation, ou dans le dernier exemple l’émer-gence d’une classe moyenne mercantile caractérisée par un entre-soi ethnique qui ne va pas au-delà d’un certain pragmatisme. Il conclut sur la «véritable énigme économi-que, conséquence de la mondialisation qu’est l’émergence de ce capitalisme», aventurier ou encore d’économie de bazar, au sens de C. Geertz.

Driss C. Jaydane (L’inquiétante étrangeté de la finance)essaie, en décortiquant «le discours qui dénonce le monde de la Finance, de la Bourse, des marchés, de ce qu’il est convenu d’appeler le système financier et qui comprend ceux qui évoluent à l’intérieur de ce monde, de relever la

part de l’irrationnel dans ce discours qui perdure, même

L'argent et l'éthique

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COLLOQUE INTERNATIONAL La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008 117

après l’avènement de la raison. Pour démontrer ce fait, des exemples sont sollicités dans trois mondes différents : la littérature, le cinéma et ailleurs. C’est ainsi qu’est sollicité le roman boursier du XIXe siècle, le cinéma du XXe, ainsi que la presse spécialisée et les essais sociologiques. Cette brève présentation, quoique n’épuisant pas le sujet, permet toutefois d’observer cette tendance, qui n’a même pas besoin du monde imaginaire de la littérature ou du cinéma pour se manifester. Mais «en fin de compte, ici et là, à travers tout un langage imagé, et puisant dans un uni-vers de l’impossible, la finance, d’une certaine manière, nous place devant une forme d’impensé. Comme si, juste en dessous de ces mots, de ces adjectifs de toutes sortes, tirés des mythes ou des contes, existait une strate, dont ce langage peut être un symptôme». Cet état de fait est qualifié par ‘‘l’in-quiétante étrangeté’’ de la finance, terme emprunté à la psychanalyse, et que Freud fait coïncider avec ce qui provoque l’angoisse. D’ailleurs, pour la psychanalyse, l’angoisse n’a aucun support, elle est ce à quoi l’on ne peut donner aucun objet véritable. D’où l’hypothèse que cette réaction est due au fait que la finance «vient, très tôt, transgresser un ordre, une mo-rale, des habitudes, tout un ensemble de règles constitutives de l’équilibre des sociétés, de leur harmonie, de leur vie même. C’est-à-dire de leur survie».

HoudaLaroussi (La redistribution d’argent par le microcrédit : la symbolique du prêt, entre la dette et le don)

essaie de montrer, à partir du cas tu-nisien que si le microcrédit est bien un outil financier considéré comme un stimulant économique, sa circula-tion en tant que système d’échange

entre des institutions et des indivi-dus, réside aussi dans sa capacité à créer du lien social. En partant du concept générosité / don, on peut considérer le prêt d’argent comme un échange réciproque et, dans ce cas, la circulation de l’argent revêt un sens social. Le microcrédit est alors considéré comme une nouvelle forme de don réciproque, impliquant l’obligation de donner, d’accepter et de rendre. En abandonnant la vision utilitariste, on constate qu’il y a im-plication d’un groupe solidaire dans un prêt assorti de services, avec des règles de dépendance sociale. Dans le cas étudié, il y a cohabitation de deux dispositifs, l’un associatif et l’autre étatique. Pour ce dernier, on est plutôt devant une forme de don déguisé, d’assistanat, de gratification sociale. L’Etat ne s’engage pas dans un partenariat, mais dans de l’as-sistanat. Le système est financé par une ‘‘adhésion’’ solidaire, mais une solidarité forcée. En contextualisant et en invoquant la tradition de redistribution de l’Etat providence postcolonial, on saisit mieux la portée de ce système de circulation d’aide, dans une culture politique de gratification. Le don joue ainsi un rôle central. Donner, c’est un attribut du pouvoir, et le présent du souverain ne déshonore pas, mais il crée des liens d’assujettissement.

Le Maroc entremoralisation financière et justice sociale

A z e d d i n e Sabir (Quelles chances d’appli-cation et d’effi-cience pour la loi marocaine contre le blanchiment

d’argent ?) commence par rappeler le contexte dans lequel le Maroc a adopté le dispositif de prévention et de lutte contre le blanchiment de capitaux. Les pré-requis pour l’appli-cabilité et l’efficience de ce dispositif comportent : conformité du dispositif aux normes et aux standards inter-nationaux ; aptitude des assujettis à prendre en charge leurs obligations ; mise à la disposition des autorités de contrôle des moyens adéquats pour assurer les fonctions de veille et de contrôle ; mise en place d’un mécanisme national de coopération et de coordination institutionnelle ; promotion de la coopération interna-tionale avec les autorités judiciaires et les CRF étrangères.

Sion Assidon ( C o m m e n t établir des garde-fous effi-caces au Maroc, par rapport à l’usage privé des fonds publics ?)

se propose de replacer cette question du comment «dans la problématique de la lutte contre la corruption prise elle-même dans une constellation qui inclut une série de pratiques, difficiles à dissocier juridiquement : corruption, détournement, abus de confiance, enri-chissement illicite». L’instauration de garde-fous efficaces est-elle juste une question technique ? Elle serait plu-tôt liée au mode de gouvernance qui a ses défenseurs et ses détracteurs. Le phénomène de corruption renvoie à la notion d’Etat néo-patrimonial, prolongement de la domination traditionnelle patrimoniale et repo-sant sur la confusion public / privé. S. Assidon nous livre «un inventaire à la Prévert» des mesures d’ordre institutionnel, juridique, procédural,

La finance transgresse tout un ensemble de règles constitutives de l’équilibre des sociétés

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COLLOQUE INTERNATIONAL118

communicationnel dans ce domaine, justifié «par le fait que ces mesures ne sont pas articulées dans une stratégie nationale et portées par une volonté politique». Enfin, il pose la question de savoir pourquoi la lutte contre cette corruption systémique que connaît le pays n’a pas été posée à l’ordre du jour de l’agenda politique, comme on l’a fait pour la violation des droits humains avec l’IER.

Abdeslam Dahmane Saïdi (Quelle conception équitable de la finance dans des sociétés en développement ?) ne raisonne pas en terme de finance, mais de répartition et de partage de la richesse, donc de la pauvreté. La méthodologie appliquée consiste à prendre l’unité sociétale de base qui

fonctionne de manière solidaire, à la considérer comme un système inséré dans un environnement, et à étudier les interactions entre les flux. Les flux sortants sont les revenus. Les flux entrants sont l’accès aux biens et aux services. L’environnement est constitué par la régulation étatique qui se concrétise par des subventions, donc des transferts forfaitaires, dont le volume est proportionnel aux dépenses, et qui ne bénéficient donc que faiblement aux plus pauvres. Cependant, l’idée d’un ciblage parfait pour toucher directement les plus faibles est une idée dangereuse, parce que cela reviendrait à fragiliser une large frange caractérisée par sa vulnérabilité et qui ne résisterait pas à une privation de ces subventions. Les revenus sont fonction de la vocation territoriale. La valorisation par l’Etat, comme pour le périmètre irrigué par exemple, ne touche qu’une faible portion, et a contribué elle-même à transformer la population concernée en paysans sans terre. Dans tous les cas, le constat est la grande disparité entre les revenus. Concernant les infrastructures de base, il est vrai qu’un grand effort a été fait depuis le début des années 1990, mais on est en droit de se demander qui a payé la facture. Ainsi par exemple, le montage retenu pour l’électrification rurale est le suivant : 20% à la charge des foyers ; 25% à la charge des communes

rurales ; et 55% à la charge de l’ONE, sachant que la contribution des communes rurales l’empêche d’utiliser ces fonds dans le développement. Ainsi, on peut calculer que les populations ont contribué par 22MM de dirhams sur 10 ans. Ce chiffre pousse à relativiser les 3MM de dirhams de l’INDH programmés sur cinq ans. Il en ré-sulte qu’il est nécessaire de mettre à plat tout le système pour pouvoir dépasser cette situation.

Pour Fouad Abdelmoumni (Ca-pacités et limites du microcrédit au Maroc en matière de redistribution des richesses), le microcrédit remplit une fonction de financement pour une population non éligible aux sources de financement classiques. Il contribue également à la création

d’activités génératrices de revenus, de micro-entrepri-ses... Il concerne les hommes et les femmes, les ruraux et les urbains. Les impacts revendiqués du microcrédit sont: la prévention des chocs financiers, l’encouragement d’activités économiques, la participation à la production des richesses, l’amélioration des incidences sociales, le renforcement de l’autonomisation et de la visibilité. Les principaux attributs économiques du microcrédit sont : des prêts remboursables avec des risques calculés, une

facturation au prix réel de la prestation, un attrait significa-tif. Les gratuités dans le domaine du microcrédit contribuent à l’amorçage de

la recherche et du développement dans ce domaine, au franchissement de nouveaux paliers, à faire face à des crises. Le microcrédit ne constitue toutefois pas un vecteur de redistribution puisque, par rapport à la masse et à la durée, il y a primauté de la performance de marché, mais aussi parce que le microcrédit ne bénéficie que très faiblement des fonds destinés à la solidarité, et ce comparé à d’autres secteurs.

N.B : Les actes du colloque

seront publiés en intégralité ultérieurement

L'argent et l'éthique

Le montage retenu pour l’électrification rurale est le suivant : 20% à la charge des foyers ; 25% à la charge des communes rurales ; et 55% à la charge de l’ONE

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COMMENT CONSTRUIRE L’ÉCOLE DE LA MODERNITÉ

Quels contenus / Quelle(s) identité(s) ?Repenser les ressources de l’école et sa gouvernance

Présentation & synthèse Laetitia GrottiModération : Mouhcine Ayouche

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120 Workshop de la compétitivité

Comment construire une école de la modernité ?

Coordonné et rédigé par Laetitia GrottiJournaliste, CESEM, Rabat.Synthèse

apport après rapport, le constat ne change pas, on peut même dire qu’il

empire : l’enseignement public au Maroc est l’un des plus mauvais élèves de la classe MENA. Pour-tant, depuis 1957, huit tentatives de réforme se sont succédé: de la marocanisation du corps en-seignant, entamée au début de l’indépendance, jusqu’à la Charte de la COSEF, proposée en 1999, en passant par l’arabisation forcée des années 80 et le changement du système d’examen du baccalauréat au cours des années 90. Aucune de ces tentatives n’a pu introduire de réforme de fond du système ou n’a connu d’application réussie sur le terrain.

Dans son chapitre relatif au système de l’éducation, le rapport sur les cinquante ans de développement humain au Maroc, confirme cet état des lieux : «le système éducatif a, de tout temps, été en quête d’une stratégie claire, globale, à long terme. Les différentes réformes intervenues ont été largement tributaires du contexte politique qui leur servait de toile de fond. La mise en application des déci-sions prises dépendait du rapport des forces et survivait rarement au départ du ministre».

L’instabilité politique du pays, du-rant les 30 ans qui ont suivi l’indé-pendance, a aussi été déterminante dans cet échec. Le diagnostic des rédacteurs du rapport est sans ap-pel: «l’instabilité des choix fondateurs,

qu’illustrent plusieurs problématiques, s’est souvent accompagnée de décisions de portée stratégique sans réelle appré-ciation de leurs conséquences à long terme sur le système. Les probléma-tiques de la langue d’enseignement, de l’enseignement des langues, de la gestion des ressources humaines et de la formation des cadres constituent les exemples les plus frappants sur ce plan. Aucune réforme n’a apporté de solution réelle, complète et défini-tive à la problématique de la langue d’enseignement. Aucune réforme, n’a

pu mettre en place un cadre légal qui place l’intérêt de l’enfant au-dessus des intérêts corporatifs et individuels».Le résultat ne s’est pas fait attendre. A partir des années 80, le système est entré dans une longue crise

dont les symptômes les plus patents sont : les déperditions scolaires, la chute des déscolarisés dans l’illet-trisme, le recul du sens civique et de l’esprit critique, le chômage des diplômés de l’université, la faiblesse des apprentissages fondamentaux (lecture, écriture, calcul, langues, communication). «En dépit, et par-fois à cause d’une série de réformes parfois improvisées et le plus souvent inachevées, note le rapport sur le développement humain, le système éducatif est devenu une lourde machine

peu rentable, productrice de diplômés mal préparés au changement…».

«Sur le plan du développement humain, nous sommes classés par le PNUD 126ème sur 177 pays, et

R«Nous sommes le seul pays au monde

à ne pas avoir un système d’évaluation des apprentissages» déplore

Ahmed Akhchichine.

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121Workshop de la compétitivité La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

Comment construire une école de la modernité ?

c’est la scolarité qui nous pénalise», admettait il y a quelques semaines Meziane Belfkih, conseiller du roi et président délégué du Conseil supérieur de l’enseignement, avant d’ajouter «dans le parcours du pri-maire à la faculté (…) nous perdons pratiquement un tiers des élèves à chaque cycle». En sciences comme en lecture, les élèves du primaire marocain terminent en queue de classement. Le Programme interna-tional de recherche en lecture sco-laire (PIRLS), basé à Québec, vient

de montrer qu’ils étaient moins performants en 2006 que cinq ans auparavant. Lors de la discussion du budget de son département par la commission des affaires sociales au sein du Parlement, Ahmed Akhchi-chine, le ministre de l’Education, a révélé que le taux de scolarisation des enfants dans le primaire ne dé-passait pas 60%. Pourtant l’objectif tracé par la COSEF était d’arriver à un taux de scolarisation de 100%...

en 2004 ! Autres chiffres alarmants, près de 400 000 élèves ont quitté l’école au cours de l’année scolaire 2005-2006. En outre, dans la même année, plus de 240 000 collégiens et lycéens ont mis prématurément fin à leurs études. Si la scolarisa-tion jusqu’à 11 ans ne semble pas acquise, elle se complique encore davantage après : sur 100 élèves au primaire, seuls 13 obtiennent le bac, dont 10 après avoir redoublé au moins une fois. «Nous sommes le seul pays au monde à ne pas avoir un

système d’évaluation des apprentissa-ges» déplore Ahmed Akhchichine.

Comparé à ses voisins maghrébins, le Maroc fait figure de mauvais élève et l’UNESCO a déjà appelé Rabat à «opérer un changement ra-dical de politique pour garantir l’éducation pour tous en 2015», lors d’une récente rencontre à Tunis. Pourtant, le Maroc qui compte près de 7 millions d’élèves et 300 000

Le dernier rapport de la Banque mondiale préconise une refonte globale des systèmes

éducatifs, pour répondre aux demandes d’un monde de plus en plus concurrentiel

Les participants

Modérateur :Mouhcine Ayouche,bmh coach

• Rita Aouad,enseignante d’histoire au lycée Descartes, Rabat• Mohamed Azouzi,agrégé de lettres, enseignant Ecole normale supérieure • Nadia Benayad,directrice de l’école « Au présent » • Hamid Benbrahim Andaloussi, président délégué du groupeSAFRAN • Khadija Chakir,inspectrice générale des affaires pédagogiques du MEN • Rachida Doukkali,enseignante de français, lycée Al Ayoubi, Salé • Albain Duthoit,directeur d’Averroès, école de soutien scolaire • Abdallah Labdaoui,vice-doyen de la faculté des sciences juridiques et économiques d’Aïn Sebaâ• Nasseredine Lhafi,directeur de l’Académie régionale de l’éducation et de la formation du Grand Casablanca, membre du Conseil supérieur de l’enseignement• Nadia Raïssi,enseignante de mathématiques, univer-sité Ibn Tofaïl, Kénitra• Hassan Sayarh,directeur général adjoint HEM• Abdellatif Zakhbat,membre du comité directeur de la Fondation BP • Imane Zerouali,directrice pédagogique de l’école « Au présent » • Hicham Zouali,répétiteur collège Ibn Al Abbar, Tanger

Page 123: Des acteurs

122 Workshop de la compétitivité

Comment construire une école de la modernité ?

professeurs consacre à l’enseigne-ment 31 milliards de dirhams en 2008 soit 26% du budget de l’Etat (sur les quarante dernières années, il faut compter une moyenne de 20% du budget de l’Etat). Malgré ces «investissements» colossaux, «les dépenses pour un élève marocain sont de 525 dollars par an, contre 700 en Algérie et plus de 1300 pour un élève tunisien» confiait Meziane Belfkih. De fait, comment espérer réformer le secteur lorsque 95% du budget sont alloués aux dépenses de fonctionnement ? Comment pallier les problèmes structurels, sans cesse énumérés par les acteurs de l’Education ? Surcharge des classes

de cours (une moyenne de 41 élè-ves par classe dans plus de 24 000 classes dans les niveaux primaire et secondaire), un phénomène aggravé par l’opération des départs volontaires, selon A. Akhchichine. Ainsi, 2900 enseignants man-quent dans les cycles primaire et

secondaire. Mais aussi vétusté des infrastructures, avec 9000 classes déclarées insalubres notamment en milieu rural où 60% des écoles ne sont pas raccordées au réseau élec-trique, 75% à celui de l’eau potable et plus de 80% ne disposent pas de sanitaires.

Face à l’impartialité et à la dureté de ces chiffres, le dernier rapport de la Banque mondiale, intitulé «L’autre voie : réforme de l’Educa-tion au Moyen-Orient et en Afrique du Nord» préconise une refonte globale des systèmes éducatifs, si les pays de la zone veulent répon-dre aux demandes d’un monde de

plus en plus concurrentiel et réa-liser le potentiel d’une population jeune dont les effectifs importants ne font qu’augmenter. «Dans cette région, les étudiants ont besoin d’un apprentissage encourageant la capacité d’interrogation et d’un nouvel éventail de « compétences non

techniques» – la résolution de problè-mes, la communication, les langues étrangères – qui sont essentielles pour promouvoir un avancement futur. (…) Pour devenir concurrentiel, il faut passer de la capacité à effectuer des tâches routinières à l’acquisition de compétences non techniques qui sont absolument essentielles à l’augmenta-tion de la productivité», a déclaré M. Rutkowski. «Les pays commencent à remédier à ce décalage, mais ils se doivent d’accélérer le processus afin de rester concurrentiels».

Les auteurs du rapport encouragent ainsi les décideurs politiques à favoriser les mesures d’incitation, la responsabilisation du secteur public, des programmes d’études et une réforme du marché du travail, afin de dynamiser l’économie régio-nale. Ainsi, les incitations telles que des récompenses pour une bonne performance des élèves aussi bien que des enseignants et la responsa-bilisation du secteur public seront des outils indispensables pour la réalisation des objectifs en matière d’éducation. « Les autorités scolaires doivent s’informer auprès d’un cer-tain nombre de personnes concernées, notamment les organisations non gouvernementales, les groupes de pres-sion, les organismes de surveillance, les parents, les organisations profes-sionnelles et autres. Le financement public doit être beaucoup plus lié aux résultats et à l’innovation, a ajouté M. Rutkowski, avant de préciser: «Il est très important que l’éducation devienne un secteur caractérisé par l’obligation de rendre compte à l’opinion publique». Pour beaucoup, le Maroc est aujourd’hui acculé à réussir les réformes de son système éducatif. Y parviendra-t-il?

Il faut passer de l’exécution de tâches routinières à l’acquisition de compétences

non techniques, essentielles à l’augmentation de la productivité

Page 124: Des acteurs

123Workshop de la compétitivité La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

Quels contenus /Quelle(s) identité(s) ?

a mission de l’actuel ministre de l’Education nationale est de réactiver

la charte de la COSEF. Texte con-sensuel s’il en est, il traduit selon le sociologue Mohamed El Ayadi «un compromis porteur de beaucoup d’ambiguïtés au niveau des principes et annonce des difficultés insurmont-ables quant à son application». Un pronostic vérifié par la COSEF elle-même, dans son rapport de mi-étape en 2005.

D’emblée, la charte de la COSEF assigne à l’école le rôle de «former un citoyen vertueux, modèle de rectitude, de modération et de tolérance, ouvert à la science et à la connaissance et doté de l’esprit d’initiative, de créativité et d’entreprise, et ce, en se fondant sur les principes et les valeurs de la foi islamique». Toujours selon notre sociologue, «cette dualité de principes traduit la recherche d’un équilibre et l’ambition d’une complémentarité entre le spécifique et l’universel». Or, citant Abdallah Laroui, il estime qu’une «véritable réforme de l’éducation fait nécessairement partie d’une révolution culturelle, d’un divorce douloureux avec le passé».

Faut-il chercher dans le rôle même assigné à l’école l’origine des maux dont elle souffre ? Les ambiguïtés au niveau des principes, dénoncées par M. El Ayadi n’expliquent-elles pas, pour partie au moins, les tristes résultats de l’école marocaine ? Très vite, s’interroger sur le rôle dévolu à l’école a amené les participants

à s’interroger sur la question de l’identité des «citoyens» à former. Même pour ceux qui cherchaient à l’évacuer, au motif qu’elle ne relève pas de l’école mais d’un débat de société, cette question de l’identité a été omniprésente.

«Avez-vous déjà entendu un jeune se définir comme Marocain ?» s’interrogeait ainsi Abdallah Lab-

daoui, politologue et vice-doyen de la faculté de Aïn Sebaâ. «Non, il se définit toujours par la région, la tribu… Or, le rôle de l’école et du collège est précisément de donner des repères pour que les jeunes aient le sentiment d’appartenir à la nation». Un point de vue que son collègue, Hassan Sayarh, directeur adjoint de HEM, est loin de partager. Ce dernier a en effet insisté sur la nécessité d’appliquer un «contenu régionalisé», la fameuse marge de 30% prévue dans la charte de la COSEF. «C’est important, car cela permet d’enraciner l’élève dans sa cul-ture et ses traditions. L’uniformisation des programmes, d’Oujda à Laâyoune est un facteur bloquant. Aujourd’hui, avec les supports pédagogiques stan-dardisés, on finit par ne plus toucher personne. Je reçois beaucoup de jeunes bacheliers. Or, il me semble que la définition du profil est à nuancer dans le temps et l’espace. C’est une ques-tion à laquelle on doit apporter une réponse évolutive, via les programmes et les méthodes pédagogiques». Des programmes et des méthodes pédagogiques qui ont toujours été façonnés par des dirigeants dont aucun n’avait son enfant scolarisé dans le public. Ce qui, pour celui qui se définit comme un pur produit de l’école marocaine, Nasseredine Lhafi, actuel directeur de l’AREF du Grand Casablanca, est une véritable aberration. «J’ai été enseignant, inspecteur, délégué, directeur d’académie et aujourd’hui, je suis à la tête de l’AREF Casablanca. J’ai participé à toutes les réformes.

L Nos programmes et méthodes pédagogiques ont toujours été façonnés par des dirigeants dont aucun n’avait son enfant scolarisé dans le public. Vu par Nasseredine Lhafi, actuel directeur de l’AREF du Grand Casablanca, qui se définit comme un pur produit de l’école maro-caine, cet état de fait est une véritable aberration.

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124 Workshop de la compétitivité

Quels contenus / Quelle(s) identité(s) ?

Prenons celle de 1985. La littérature pédagogique était parfaite, mais parmi les décideurs, personne n’avait son enfant à l’école publique. Idem en 1994, sur la réforme pédagogique. Pas un seul individu participant aux dé-bats ne scolarisait son enfant à l’école publique. Souvent, je leur demandais: Mais de quelle école parlez-vous ?».

Citoyenneté nationale, ancrage régional….entre les deux, Imane Zerouali, directrice pédagogique de l’école privée «Au présent», s’interroge : «A-t-on le droit, en tant qu’enseignant, d’imposer une identité ? Aujourd’hui, on ne laisse

plus le choix aux élèves de se poser des questions». Et de rappeler que l’école ne donne pas le savoir, elle donne le chemin du savoir. Pour elle, il faut surtout donner le choix aux élèves, ne pas isoler l’école de la société.

Mais pour ne pas l’isoler, Albain Duthoit, professeur de philosophie et directeur d’Averroès Soutien scolaire, rappelle à juste titre qu’«assigner un rôle à l’école, c’est déjà définir un projet de société».

Et de relever le hiatus existant entre l’objectif de vouloir former un «cit-oyen vertueux, modèle de rectitude…dans les principes et les valeurs de la foi islamique» et celui de former «des citoyens ouverts à la science et à la connaissance….». Enseignant de philosophie en prépa HEC, il témoigne des difficultés rencon-trées auprès de ses élèves lorsque le thème de l’année était «les sci-ences » et qu’il évoquait avec eux la

théorie de Darwin. «Mes étudiants ne sont pas des créationnistes, loin s’en faut, mais ils refusent d’entendre parler de concepts qui contredisent leur religion».

Des difficultés que rencontrent également les enseignants de lettres, à l’instar de Mohamed Azzouzi, agrégé de lettres et enseignant à l’ENS. Selon lui, il s’avère de plus en plus difficile d’étudier certains thèmes comme la sensualité, «sen-sibles» du point de vue religieux mais aussi des auteurs, comme Vol-taire, qui posent un regard critique sur les religions. Pour lui, l’Etat a une politique religieuse discutable, dont l’école n’est qu’une victime parmi d’autres. Ce qu’un des mo-

dérateurs a formalisé de la manière suivante, en citant le sociologue M. El Ayadi : «Après la réforme de 1975, l’islamisation de l’enseignement est devenue une entreprise à la charge du MEN. Les programmes ont été revus avec des contenus manifestement plus idéologiques que cognitifs. (…) La spécificité de ce discours religieux scolaire est qu’il s’agit d’un discours global dont la principale caracté-ristique est l’apologie de l’Islam. Le but de cette apologie n’est plus l’investigation mais l’embellissement, non l’exactitude intellectuelle mais la satisfaction émotive. (…) Ce discours religieux est aujourd’hui hégémo-nique. Sa diffusion se fait principale-ment à travers les cours d’instruction

«Il est nécessaire de donner à un jeune les moyens de se libérer des attaches

régionales, tribales et religieuses pour être capable de penser par lui-même».

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125Workshop de la compétitivité La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

Quels contenus / Quelle(s) identité(s) ?

islamique mais il est aussi présent dans les autres matières, notamment les manuels de langue et de littérature où la religion est présente à travers ce discours englobant».

Nadia Raïssi, enseignante de mathématiques à la faculté Ibn Tofaïl souhaite, comme d’autres l’ont affirmé lors des débats, aller vers une école laïque. «La question de l’identité est dangereuse. Nous n’avons pas qu’une seule identité, nous en avons plusieurs. Mon idéal, c’est d’aller vers une école laïque. La charte veut mettre en avant des valeurs musulmanes. Je suis enseignante de mathématiques et je peux vous dire qu’on constate tous les jours des effets pervers incroyables : les enseignants prennent les concepts scientifiques et les déforment». Une des rares propo-sitions émises, formulée par Abdal-lah Labdaoui, consiste à introduire les sciences de l’Homme et de la société dès le primaire. En effet, pour ce politologue, «il est nécessaire de se donner les moyens de se libérer des attaches régionales, tribales et religieuses. Quand un jeune n’est pas capable de penser par lui-même, il lui manque une partie de lui-même». Et d’ajouter, «l’identité peut aussi être libératrice, car la modernité, c’est la recherche infinie de libertés».

S’il est apparu à tous primordial de créer les conditions d’un débat de société sur le rôle qui doit être dévolu à l’école, il est clairement ap-paru par ailleurs que les questionne-ments étaient tout aussi prégnants en ce qui concerne les finalités de l’enseignement. Pour Rita Aouad, enseignante d’histoire géographie au lycée Descartes, section OIB (bi-lingue), «il faut se demander quelles

sont les finalités de l’enseignement de l’histoire ? Il est important pour les enseignants de les hiérarchiser car, quand on ne sait pas ce qu’on doit enseigner, on l’enseigne mal. Or, non seulement «il n’y a pas de débat dans le milieu enseignant» mais qui plus est «ces questions ne sont pas portées par la formation continue». Loin de ces débats «théoriques», l’homme d’affaires et de terrain qu’est Hamid Benbrahim a, quant à lui, souligné qu’il manquait à toutes ces questions le préambule. A savoir, «dans quel environnement vont se retrouver ces jeunes que l’on

va former ? Le Maroc n’est-il pas con-cerné par la mondialisation ? Dans les métiers nouveaux choisis par le Maroc comme l’offshoring, l’aéronautique, l’automobile…il existe un grave décal-age entre les besoins et les diplômes». Pour lui, une véritable école doit se préoccuper avant tout de dif-fuser les valeurs du «travail et des compétences, l’esprit d’entreprendre, l’ouverture sur la culture et le monde, la créativité et l’innovation, la res-ponsabilité personnelle et collective, le sens du service public et le refus des privilèges». ce en quoi, tous les participants l’ont rejoint.

Restait l’épineuse question : qui pour les transmettre ? Les ensei-gnants sont-ils formés pour cela ? La réponse est venue du directeur de l’AREF du Grand Casablanca, «pen-dant une longue période, l’enseignant du primaire n’avait aucune forma-tion. C’était un technicien. Quand il y a eu des réformes comme celle mise en place pour la pédagogie par objectifs, il n’y a pas eu de formation. Le problème essentiel est d’assurer une formation de fond valable». Une mise en cause que nombre d’enseignants jugent trop facile. Ainsi, pour Rachida Doukkali, enseignante de français au lycée Al Ayoubi de Salé «la question de l’école est celle de la confiance en l’avenir. Elèves, étudi-ants n’ont plus confiance en l’avenir. Ils se disent, je vais avoir mon bac mais pour quoi faire ? On doit former des citoyens responsables, qui ont des valeurs. Mais le vrai problème, c’est le comment ? Et de rappeler, «depuis l’indépendance, il y a eu je ne sais combien de réformes. Mais que les décideurs descendent sur le terrain ! Qu’ils nous consultent avant la mise en place des réformes».

«Pendant une longue période, l’enseignant du primaire n’avait aucune formation, c’était un technicien. Quand il y a des réfor-mes comme celle de la pédagogie par objectifs, il n’y a pas eu de for-mation. Le problème essentiel est d’assurer une formation de fond valable».

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126 Workshop de la compétitivité

Repenser les ressourcesde l’école et sa gouvernanceImpliquer les enseignants et décentraliser la gestionNadia Raïssi Il faut identifier les responsables et les personnes en mesure d’apporter ce qu’on attend à l’école. C’est toute la société qui est intéressée par le produit de cette école. Toutes les entreprises devraient s’y intéresser et ne pas se contenter de parrainer les écoles supérieures. Il existe un centre national

d’innovation pédagogique qui dé-ploie beaucoup d’efforts pour aller sur le terrain. Aujourd’hui, on nous parle du projet GENIE qui concerne la généralisation de l’informatique dans toutes les écoles au Maroc. Mais cela me fait rire quand on sait que 60% des écoles du rural ne sont pas raccordées à l’eau et à l’électricité et que 80% d’entre elles sont dépourvues de sanitaires! Le problème est qu’aujourd’hui, l’enseignant ne se sent ni concerné, ni sensibilisé. Il y a une vraie absence de débat, de prise de posi-tion, de valorisation de son travail.

Il y a une absence d’intérêt vis-à-vis de l’enseignant.

Hassan Sayarh : Il existe aujourd’hui près de 300 000 enseignants, tous niveaux confondus. Autant dire qu’il s’agit d’une entreprise ingérable. Il faut absolument décentraliser. On cherche à piloter de Rabat, or il n’y a pas d’outils de gestion (rétribution, sanction…). Pour atteindre l’efficacité, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la gouvernance, entre ce qui doit relever du ministère, de l’AREF, de l’établissement, pour aller beaucoup plus vite. Une récente enquête a montré que des familles dont le revenu avoisine les 5000 DH par mois se disent prêtes à consacrer 10% de ces revenus au financement de la scolarité. Aujourd’hui, on crée un système à 2, 3 vitesses. Il existe une grande différence entre un lycée central de Casablanca et un lycée de la périphérie.

Partenariats public - privé

L’existantNasseredine LhafiDans le monde entier, les moyens de l’école sont toujours insuffisants. Aussi, nous avons réalisé une première expérience de partenariat écoles/entreprises, dénommée Al Jisr. Ce travail, mené en partenariat avec la CGEM, nous a permis de parrainer 110 établissements. Puis, l’AREF a lancé une 2ème expéri-ence, cette fois avec l’ADS et des ONG. Nous avons mis en place un «forum de la citoyenneté» pour la logistique et les contacts. Nous avons demandé aux enseignants, par le biais du conseil de gestion, ce qu’il fallait faire pour améliorer les infrastructures et les équipements. Une enveloppe de trois millions de dirhams a été débloquée pour les établissements scolaires qui savent ce qu’ils veulent. Cette année, nous sommes passés de 11 à 42 établissements. Cette expérience est importante, car nous avons

Page 128: Des acteurs

127Workshop de la compétitivité La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

consulté les enseignants et une réponse immédiate a pu être ap-portée à ceux qui en faisaient la demande (matériels, data show, ordinateurs, livres, espaces pour les enseignants…). Nous travaillons avec une vingtaine d’entreprises citoyennes. Actuellement, il existe un programme international pour créer des entreprises au sein de l’école, les élèves occupent ainsi les fonctions de DG, directeur marketing… L’accompagnement de ce programme est fait par l’ONA. Tous les samedis, un cadre de cette entreprise vient former élèves et enseignants. L’objectif est de former 30 000 élèves sur cinq ans et de doubler l’enveloppe allouée. On essaie de faire la même chose à Oujda et à Laâyoune.

Abdellatif Zakhbat : En 2002, la BP a été appelée à prendre part à ce chantier. Nous avons fait un don de PC. Il existe aussi un programme en matière d’environnement, 30 écoles pren-nent part à ce genre d’initiatives. Par ailleurs, dans le cadre de notre fondation, nous gérons deux écoles, à Tanger et à Agadir. Nous y appliquons bien évidemment les programmes du ministère mais nous mettons l’accent sur la forma-tion des enseignants.

Le souhaitableHamid Benbrahim : Ce qu’on constate aujourd’hui avec le Plan Emergence, c’est qu’il existe d’un côté des besoins pour lesquels nous n’avons pas de profils. De l’autre, une demande remarquable qui n’est pas adaptée à nos besoins. Pourtant, nous sommes face à une chance historique au niveau du bassin méditerranéen et européen. Notre jeunesse peut être un atout si elle est formée et qualifiée. Le Maroc jouit d’une nouvelle compétitivité. Dans une perspective de 10 ans, nous avons la capacité de former ces jeunes pour les besoins du Maroc, mais aussi pour les exporter. Il existe

une divergence entre un système qui fonctionne, ce qu’on produit et ce qu’il y a au bout. Je ne crois pas à la capacité du système global de se ré-former. Nous avons besoin de vraies ruptures à la périphérie. Je crois que nous sommes à un moment où il y a une prise de conscience grave et générale, il faut multiplier les initia-tives privées, que les entreprises prennent en charge la formation des étudiants qu’elles emploieront par la suite.

Hicham Zouali : Dans la réalité, il existe des conseils de gouvernance dans les lycées mais sans aucune marge de manœuvre. Il y a des projets qui peuvent hi-berner trois ans. Il est important de commencer par la formation adaptée à l’emploi afin de faire face aux grands projets qu’a choisis le Maroc : Tanger-Med, Nissan.

Hassan Sayarh : Il faut être clair. On parle des dif-ficultés que rencontre le ministère en fait de budget, des moyens con-sidérables dont l’école a besoin et pourtant la politique du gouverne-ment va aujourd’hui à l’encontre du système privé. Cette année, les établissements privés se voient imposer un IS à 35%. Quand le gouvernement a voulu promouvoir l’immobilier, il l’a subventionné. Au lieu d’encourager le privé afin qu’il décharge le public, on le ponctionne toujours plus. Et que se passe-t-il concrètement ? Les directeurs répercutent directement cette augmentation sur les frais de scolarité payés par les familles.

Repenser les ressources

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128 Workshop de la compétitivité

Rachida Doukkali : La formation des enseignants doit les aider à mieux comprendre leur mission. En ce qui concerne la for-mation continue, il faut des ses-sions courtes en fin d’année. Les programmes sont par ailleurs beau-coup trop longs. Si l’objectif est la qualité de l’enseignement, il faut les réduire. Par ailleurs, je voudrais dire que l’argent existe. Dans la charte, il est dit qu’on peut faire appel aux collectivités locales, aux associa-tions de parents d’élèves… Il faut revaloriser l’enseignant, améliorer l’équipement, instaurer un con-trôleur financier dans les établisse-

ments pour qu’il demande des comptes sur la gestion. Il y a aussi un problème en ce qui concerne la formation des directeurs. Ils sont généralement mutés à l’ancienneté. Il faut prôner la compétition par et pour le mérite. On peut très bien imaginer qu’ils soient choisis sur un projet d’établissement. C’est cela qui va motiver les gens.

Rita Aouad : J’ai travaillé avec le Centre d’études arabes sur la réalisation de sup-ports pédagogiques en histoire. Malgré la diversité des manuels, ils restent assez limités et pauvres. Dernièrement, j’ai été contactée par l’association Dar Al Hikma pour travailler sur un projet de fascicule visant à introduire et à contextua-liser la philosophie d’Averroès. Elle a en effet réussi à convaincre des responsables pour qu’ils adoptent des supports pédagogiques dif-férents, car l’un de nos problèmes, c’est que nous travaillons toujours avec les mêmes supports.

Albain Duthoit : Il me sem-ble que jusqu’en CE9 (fin du col-lège), l’école doit transmettre des savoirs fondamentaux et que par-tant, il faut maintenir l’entreprise loin de l’école. Il vaut mieux créer des classes passerelles, à l’instar de ce qui se fait par exemple aux Pays-Bas, où les élèves sont réu-nis par classes de niveaux et où ils peuvent, en fonction des progrès réalisés, changer de niveau. En revanche, dans le supérieur, il faut

créer de véritables ponts entre les entreprises et les universités… Par ailleurs, il est nécessaire de créer une institution de formation des maîtres pour sortir de l’évaluation à l’ancienneté. De même que, pour avoir une véritable évaluation au mérite, il faut sortir du système de l’évaluation ponctuelle qui ne fait que valider une ancienneté. Pour cela, on peut très bien imaginer avoir un corps d’inspecteurs qui travaillent pendant trois ou quatre ans sur un même site.

Mohamed Azouzi : Le problème n’est pas technique, mais intellectuel. Il faut mettre en place des formations d’excellence. Il y a 20 ans, on a importé de France l’agrégation. Cela a très bien com-mencé, puis le projet a été aban-donné. 20 ans après, il n’existe toujours pas de statut particulier pour les agrégés (NDLR : c’est le ministère des Finances qui est à l’origine de ce refus). Aujourd’hui, le vivier de recrutement s’est rétré-ci, puisqu’il n’existe aucune incita-tion financière particulière.

Nasseredine Lhafi : Le salaire n’est pas le seul problème des agrégés. Quand un instituteur plafonne à 3 500 DH, quand un professeur du second cycle, échelle 10 plafonne à 4 500 DH, on peut parler d’un problème général. Par ailleurs, on a évité jusqu’à présent d’évoquer la question des horaires, car nous avons un manque terrible de ressources humaines. Avant la réforme, nous avions 9 000 postes budgétaires chaque année. Depuis, ce sont 3 000 à 3 500 postes par an. Cette année, nous avons réussi à en obtenir 6 000 car de nouvelles disciplines ont été créées, mais sans aucune formation.

Repenser les ressources

Gestion des ressourceset formation

Page 130: Des acteurs

129

GRANDE INTERVIEW DE MOHAMED ENNAJI « Il faut un torrent économique

pour briser les résistances culturelles »Propos recueillis par Fadma Aït Mous & Driss Ksikes

Essai de réflexion

Thèses et synthèses

Dernier motChroniques tunisiennes par Nadia Alaoui Hachimi

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130 CARTE BLANCHE

Il faut un torrentéconomique

pour briser

«

»les résistances culturelles

Propos recueillis par Fadma AIT MOUS : Chercheuse, CESEM, Rabat.

et Driss KSIKES : Directeur du CESEM, Rabat.

Votre dernier essai, Le sujet et le mamelouk –Esclavage, pouvoir et religion dans le monde arabe, retrace la genèse de la sujétion dans le monde arabe. Vous ne parlez pas du 20ème et du 21ème siècles, mais votre analyse laisse croire qu’il y a constance et continuité dans ces histoires de servitude. S’agit-il d’un déterminisme historique ?

C’est une certaine insatisfaction ressentie après tous les travaux sur le Makhzen et ne rendant pas fonda-mentalement compte de la sujétion au Maroc, qui est à l’origine de ce travail. Comprendre les mécanismes de domination, aller au fond des choses pour en saisir l’essence, voilà l’objectif. Il va de soi qu’il est ques-tion du présent avant tout, sinon il s’agirait d’une lecture historique sans intérêt. Car il y a une constante entre hier et aujourd’hui : la sujétion est toujours là. Et l’histoire est d’autant plus importante qu’une autre question se pose, liée à l’is-lamisme et à son «projet social», où le passé pèse très lourd. Ce sont ces

deux éléments conjugués qui m’ont ramené à la matrice, à la genèse. Ceci dit, je suis arrivé à ce sujet sans même m’en rendre compte. C’est cette histoire du caïd Abdallah qui m’y a conduit, après des années de tâtonnement.

Voilà qui nous ramène à une autre question, planifiée plus loin. Dans Soldats, domestiques et concubines, vous dites modestement que vous ne pouvez tirer de votre analyse une théorie de l’esclavage, tant qu’elle n’est pas généralisée au monde arabe. Après Le sujet et le mamelouk, pensez-vous avoir développé cette théorie ? Et si oui,

laquelle ?Je crois que le fait d’avoir jusque-là perçu l’esclavage dans la même perspective que le modèle occiden-tal, c’est-à-dire sous l’angle exclusif du système productif, a enfermé la réflexion dans la perspective étroite de l’esclavage domestique et a éliminé toute possibilité d’attribuer à cette institution une fonction im-portante et essentielle dans le monde arabe, particulièrement dans le sys-tème politique. Cet état des choses a profondément appauvri la pensée politique. Et voilà que le fait d’avoir laissé de côté l’esclavage productif s’est révélé fructueux. Parce qu’il y a

Depuis ses premiers travaux au côté de Paul Pascon, jusqu’à son dernier livre, Le sujet et le mamelouk, à travers tout son parcours, l’économiste Mohamed

Ennaji se révèle être un universitaire libéré des carcans académiques, qui cherche à remonter à chaque fois encore plus loin dans le passé, pour

mieux comprendre la servitude d’aujourd’hui, et un intellectuel qui s’approche des cercles du pouvoir

actuels pour ne pas se tromper de jugement.

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131CARTE BLANCHE La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

quand même des choses… il est sûr que les pays arabes sont différents, il y a cependant une caractéristique commune aux monarchies comme aux républiques, c’est le pouvoir illimité du chef ; c’est la référence à l’islam quant à la légitimité du pouvoir. Ce sont des invariants.

Sommes-nous condamnés à l’auto-ritarisme ? Est-il véritablement une fatalité?C’est le fait d’appliquer mécanique-ment des recettes «démocratiques» empruntées à l’Occident qui est à l’origine de telles croyances qu’on pourrait qualifier de grossières bêtises. On n’était pas du tout dans une logique d’évolution européenne et on ne peut en conséquence créer aussi facilement de toutes pièces des institutions qui sont le fruit de plusieurs siècles d’évolution ailleurs. Aussi, nous faut-il comprendre les fondements de l’autoritarisme chez nous, afin d’y voir clair et de penser l’avenir de façon lucide.

Vous écrivez dans l’un de vos articles que «la réponse primordiale à l’en-semble des questions actuellement en jeu – de la stratégie de développement, aux différents aspects liés aux modalités d’exercice du pouvoir et aux droits de

Les questions stratégiques

qui gravitent autour de

l’économique pur

concernent le retour de

la logique de guerre, les

confrontations par media

interposés, et les questions territoriales (Sahara) et régionales

Bibliographie sélective de Mohammed Ennaji

LIVRES

• Le sujet et le mamelouk. Esclavage, pouvoir et religion dans le monde arabe. Préface de Régis Debray. Essai. Mille et une nuits. 2007.• L'amitié du prince, suivi d'autres textes. Casablanca : Editions Aïni Bennaï, 2005. 137 p.• Serving the master : slavery and society in nineteenth-century Morocco ; transl. by Seth

Graebner. - London : Macmillan Press, 1999. - 166 p.• Expansion européenne et changement social au Maroc, 16ème-19ème siècles. - Casablanca : Eddif, 1996. 174 p.• Soldats, domestiques et concubines : l'esclavage au Maroc au 19ème siècle ; préf. de Ernest Gellner. - Casablanca : Eddif, 1994. - 220 p.• Le Makhzen et le Sous al-aqsa : la correspondance politique de la maison d'Illigh, Avec Paul Pascon, 1821-1894. Paris : CNRS éditions, 1988. - 248 p• Les paysans sans terre au Maroc - Casablanca : Toubkal, 1986. - 133 p.

ARTICLES

• «Crises de subsistances, endettement de la paysannerie et transformations sociales : le cas du Maroc au 19ème siècle» In Maroc actuel : une modernisation au miroir de la tradition ? / Etudes réunies par Jean-Claude Santucci. Paris : CNRS éditions, 1992. - p. 17-43. • «Le trône du roi et la chaise de l'ambassadeur : à propos d'un incident diplomatique à la cour de Hassan 1er» In Travaux de la rencontre nationale sur la réforme du droit et le développement humain, [tenue à] Rabat, les 30 juin et 1er juillet 2005 / [organisée par] la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de Rabat-Agdal ; en partenariat avec le Centre marocain des études juridiques et l'Institut marocain des juristes francophones ; préface de Farid el Bacha, 2006 . - Vol. 2, p. 94-103.• «Culture et changement social au Maroc» In Le Maroc en mouvement : créations contemporaines / sous la direction de Nicole de Pontcharra et de Maati Kabbal, Paris : Maisonneuve et Larose, 2000. - p. 27-32.• «De l'ancien sous couvert du nouveau» In Les Cahiers de l'Orient : revue d'étude et de réflexion sur le monde arabe et musulman. - N. 58 (2000). - p. 135-144.• «Réforme et modernisation technique dans le Maroc du 19ème siècle» In Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée. - N. 72 (1994). - p. 75-83.• «Une science sociale au Maroc, pourquoi faire ?» In Peuples méditerranéens : revue trimestrielle Mediterranean peoples. - N. 54-55 (1991). - p. 213-220.

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132 CARTE BLANCHE

l’homme… est étroitement conditionnée par le traitement réservé au problème culturel au sens large». Faut-il lire que la citoyenneté ne s’acquiert pas mais se mérite, une fois que les conditions culturelles sont réunies ?À mon sens, c’est essentiel. Il n’y a pas eu une révolution philosophique en Europe pour rien, il n’y a pas eu une révolution culturelle en Chine pour rien. Sans cela, les sociétés ne changent pas et surtout ne prennent pas conscience de leur changement. Mais quand je dis «culture», il faut qu’on s’entende bien. Pour moi, la culture au Maroc relève de l’in-frastructure. Durant tous les siècles de ce qu’on appelle la formation du nationalisme marocain ou de la nation marocaine, la culture a été déterminante. Ce ne sont pas des pôles industriels et des pôles éco-nomiques qui ont structuré l’espace national, ce sont des pôles religieux. La culture fondamentalement reli-gieuse a structuré l’espace. Malgré tous les débordements économiques contemporains, nous ne sommes pas définitivement sortis de ce modèle. Les problèmes viennent justement de là: l’économie a changé, la société aussi, mais la culture reste, dans ses profondeurs, inchangée, malgré l’usure dont elle fait l’objet. Je veux dire la culture en tant que représentation du monde. Or, c’est ce qui détermine toutes les réponses de notre société, de notre Etat. Jusqu’au début du 20ème siècle, tout a été déterminé par des réponses culturelles, sans qu’il y ait de rupture à ce niveau.

En quoi consisteraient ces ruptures «culturelles» ?Elles nous permettraient justement d’échapper à cette prééminence du religieux, à ne pas nous y engluer en-core plus, ce qui serait faire le jeu des

islamistes et un signe de l’absence de projet social réellement moderniste. Alors que la question est de passer d’un paradigme à l’autre, celui de la modernité, de la raison scientifique.

Il y a quelques années, nous écoutions tous l’adhan (l’appel à la prière) sur la radio de la RTM. Aujourd’hui, alors qu’il existe de très nombreuses chaînes, il est exclusivement disponible sur la chaîne Mohammed VI pour le Coran. Est-ce qu’il n’y a pas quand même (comme une étude de Tozy, El Ayadi et Rachik le montre quelque part), une certaine sécularisation en marche. Cette usure dont vous parlez, est-ce que vous ne la sous-estimez pas un peu ?J’ai écrit quelque part que nous som-mes au seuil de la rupture culturelle, ce qui veut dire que la culture domi-nante n’est plus en mesure de conte-nir parfaitement, sans problèmes, les changements intervenus dans notre société. Le problème est qu’on ne franchit pas le seuil et qu’on ne pense même pas à l’éventualité de le franchir. Les conditions n’y sont

pas encore propices. Il faut d’abord que l’économique joue pleinement son rôle. En Europe, l’économie a déferlé, tel un torrent qui a tout brisé sur son passage. Ici, elle est encore anémique, elle n’atteint pas ce seuil qui fait éclater les barrières. Parce que les campagnes ont toujours été très faibles, ce sont les villes qui, à un certain moment, ont été des centres, mais animés par le commerce, non par la production, ce qui est la pre-mière condition. La deuxième, c’est le culturel. Aujourd’hui je veux bien qu’on me montre qui, dans ce pays,

a un projet culturel clair qui pose le problème, qui pose les liens entre les différentes instances. Personne n’ose affronter la religion…Et puis regardez les campagnes, même aujourd’hui ! Quel contraste avec la ville ! L’emprise de celle-ci sur les campagnes est encore faible : c’est un héritage historique et l’une des causes du sous-développement du Maroc.

Vous écrivez dans Expansion euro-péenne et changement social au Maroc (16ème-19ème siècles) que l’économique «est une source de souci pour le pouvoir. Jugé subversif, il est bridé et contenu. Un système de verrous est mis en place pour le contrôler». Pensez-vous que le système politique marocain ne puisse réellement favoriser un libéralisme économique ? Autrement dit, l’Etat marocain, qui a un soubas-sement religieux, a-t-il lui-même peur du torrent ? J’ai en tête une citation du Prophète qui s’inscrit dans ce cadre : «ettabban li dhahabi wa alfidda» (lit. malédic-

tion sur l’or et l’argent). C’est très profond : en fait, c’est tout simplement l’ef-fet de désagrégation des structures, des rapports personnels de façon géné-rale. Et c’est exactement ce qui se passe jusqu’à la

fin du 19ème siècle. Pourquoi l’Etat marocain ferme-t-il les portes et tient-il toujours à contrôler les cir-cuits de passage et de circulation des marchandises ? Pourquoi centralise-t-il les relations avec l’étranger ? Et à l’intérieur, pourquoi contrôle-t-il les différents centres marchands ? C’est tout simplement parce qu’il sait que ce sont pratiquement des sources de subversion contre lui. Aujourd’hui, avec la mondialisation, c’est très difficile, mais il contrôle quand même. D’abord par la maîtrise du processus de décision dans l’ad-

Le pouvoir fascine toujours, pas seulement comme objet de recherche, mais plus encore par son pouvoir d’hypnose.

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133CARTE BLANCHE La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

ministration, qui est essentiel aux entreprises, ensuite par le contrôle de pôles économiques puissants, et enfin, par la distribution de richesse et de légitimité à ceux qui en sont déjà pourvus.

En tant qu’économiste, pensez-vous, comme Weber, que c’est la réforme économique qui entraînera le besoin de réforme religieuse ?Pour moi, c’est central. J’ai beau-coup travaillé sur le Moyen Age et je suis fasciné par la force avec laquelle l’économie a desserré les rapports sociaux. Et c’est vraiment l’agricul-ture qui a relâché tous les étaux et préparé de loin la faillite de l’Eglise et l’économie dans l’agriculture ! L’Etat européen moderne est né sur ce terreau-là. Le jour où, chez nous, l’économie fonctionnera à plein régime, elle fera sauter les verrous… On peut voir dans des choses très simples, par exemple dans les rap-ports familiaux, comment l’écono-mie vient à bout des comportements et des rapports. Le fils ou la fille qui émigre, se marie à l’étranger… tous les blocages religieux sautent, mal-gré le respect de façade. Economie oblige.

Et là encore, vous pensez qu’on n’est «pas en mesure de», ou pensez-vous qu’il y ait un mouvement latent en train d’agir ?La croissance économique reste faible et irrégulière, elle n’est pas suffisante pour accélérer le changement. Nous ne sommes plus au stade de sécula-riser par morceaux, entre nous, dans le secret de la pratique quotidienne. Nous devons passer au stade de la rupture réfléchie et explicite. Notre discours dans les années soixante-dix, très radical en apparence, ne prenait pas en compte ces lenteurs, le poids des structures… Il l’a payé cher. Dans Islam et esclavage, Malek Chebel conclut que L’islam «dit l’inverse de ce

que les musulmans pratiquent, et c’est une énigme en soi. La duplicité humaine qui consiste à transformer un message d’émancipation en goulag humain fait partie intégrante de ce paradoxe». Votre livre vient à un moment où l’on accable les fondamentaux de l’islam de biais produits par l’histoire des musulmans. Pensez-vous que l’autocratie ait une origine textuelle ou contextuelle ?Pour moi, l’islam n’a pas tout bouleversé. Sur certains plans, il y a non seulement continuité mais même retour en arrière, comme sur la question de la liberté. Le monde

arabe était une société tribale au moment de la naissance de l’is-lam. Et de l’islam, dans une telle société, est né un Etat, ce qui est déjà révolutionnaire. Mais comment mettre en place une structure autori-taire aussi impressionnante dans ces conditions? Le seul lien d’autorité efficace et existant à l’époque était l’esclavage. Alors, il fallait s’appuyer dessus. Mais dire que l’islam a posé les bases de la libération des esclaves et que les sociétés n’ont pas suivi est une erreur provenant d’une mécon-naissance des textes.

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134 CARTE BLANCHE

Dans mon livre, la nouveauté consiste dans une autre lecture des textes, moins conditionnée par les représentations. Voyez : Al-mou-harrar (l’affranchi) n’est pas le horr (l’homme libre) ; il s’agit de deux statuts différents, on est loin de l’abolition de l’esclavage…

Vous écrivez dans l’Amitié du prince que le pouvoir «est friand de servitude». C’est la «société de cour» qui produit les mécanismes de servitude ou bien le réflexe de «servitude volontaire» qui l’alimente ?La servitude volontaire est commune et l’on peut s’en rendre compte de nos jours, même dans les régimes modernes occidentaux, en observant les cercles du pouvoir. Dans la cité arabe, ce phénomène existe évidem-ment. C’est tout à fait clair. Pour ma part, j’ai voulu insister sur les mécanismes de servitude contrainte, c’est-à-dire la mainmise du pouvoir sur des richesses limitées, notam-ment l’eau, les terres fertiles, le commerce. Tout cela fonctionne sur la base de la servitude, et il n’y a pas, en dehors d’elle, d’autres modalités pour accéder à la société de cour et d’approcher le roi. Nous sommes en présence d’un autre système social, différent de l’européen.

Vous avez toujours été personnellement au seuil de l’espace qui tourne autour du pouvoir. En quoi cette position vous a-t-elle ou pas aidé dans la compréhen-sion de la servitude ?Le rapport d’autorité est fascinant. Il ne faut pas se faire d’illusions. Même des observateurs européens sont fascinés par le Palais et ses alentours, par ses éclipses et ses apparitions. Observer de près ce rapport en mouvement est certes une chance qui aide à mieux formuler ces ques-tions, à mieux se rendre compte de la complexité du lien d’autorité et

de ses mystères. C’est intéressant au niveau de la psychologie de la servitude.

Pour le scientifique et l’essayiste qui travaille sur des éléments comme ceux-là, quel type d’empathie (ou non) cela crée-t-il ? Et quelle distance faut-il observer ?Le hasard fait beaucoup de choses dans la vie. Pour moi, il faut lui rendre grâce. Je ne crois pas qu’il y ait une attitude claire, tranchée et définitivement figée. C’est rare dans l’histoire: il n’y a que les saints ou les gens privilégiés destinés à une mission qui relèvent d’un tel état. Pour la plupart, le basculement d’un côté ou de l’autre peut intervenir à n’importe quel moment, parce que le pouvoir fascine toujours, pas seulement comme objet de recherche, mais plus encore par son pouvoir d’hypnose.

Vous êtes un passionné du 19ème siècle, pensez-vous comme Abdallah Laroui que (presque) tout a été déterminé par ce siècle-là ? Est-ce de la distance aca-démique ou de la prudence politique ?Non, je ne le pense pas. Je pense en revanche que la fin du Moyen Age, le 16ème siècle en particulier, a été déterminant pour la formation de la société. L’Etat chérifien est né durant cette période, le chérifisme n’est pas né au 19ème siècle. A mon avis, ces siècles qu’on a négligés sont absolument fondamentaux… A ce sujet, le livre récent de Rosen-berger sur le 16ème siècle1 comme celui de Mohamed Kably sont très importants. Cependant la transition vers le capitalisme moderne a été entamée au 19ème siècle et, sur ce plan, Abdallah Laroui a raison.

Ce retour au passé importe pour vous, parce qu’il permet d’éclairer le présent. Mais est-ce que ce sont les mêmes struc-tures qui continuent ? Quelle relativité faut-il avoir par rapport au présent ?Revenir au passé est important pour mieux comprendre. Par exemple pour lire les mécanismes autori-taires, pour lire la nature de l’Etat etc, il faut revenir au passé pour mieux comprendre. Évidemment, les choses ont structurellement beaucoup changé. C’est tout à fait clair, nous ne sommes plus dans une

société tribale, nous n’avons plus des économies archaïques, même si l’agriculture reste faible, les gens ne sont plus aussi ignorants… Mais le mécanisme du pouvoir, quant à lui, est resté le même dans son essence.

Vous évoquez dans vos écrits plusieurs types de résistance à la modernité. Par ailleurs, vous affirmez, en concluant votre premier livre sur l’esclavage (Sol-

Nous ne sommes plus au stade de séculariser par morceaux,

entre nous, dans le secret de la pratique quotidienne.

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135CARTE BLANCHE La revue ECONOMIA n°3 / juin - septembre 2008

dats, domestiques et concubines), que ce phénomène finira par dispa-raître. Ces résistances à la modernité disparaîtront-elles aussi par la force des choses ou bien nécessitent-elles une intervention du politique ?Je ne crois pas qu’un changement social radical puisse s’opérer comme ça, sans frottement, sans vision d’avenir, sans initiative et projet social. Or, notre société est encore captive d’anciennes représentations du monde, ce n’est pas simplement un problème politique. Il y a néces-sité d’une révolution culturelle. Et quand je dis révolution culturelle, c’est avec tout son contenu, parce que la notion suppose une écono-mie autrement gérée, autrement expansive… Ce qui veut dire rompre avec les représentations surannées et archaïques du monde, œuvrer pour une société qui maîtrise son évolution et mettre ainsi en place les bases d’une vraie citoyenneté, tout cela de façon explicite et sans que ce soit encore enrobé dans un tissu de considérations religieuses. Autrement dit, des décrets d’un Etat moderne et non des fatwas. Un exemple parmi tant d’autres : l’égalité de la femme et de l’homme, sur tous les plans, et notamment et particulièrement sur celui de l’héritage.

Votre étude lexicale des termes en rapport avec le pouvoir présente le monde arabe comme une catégorie en soi. Le monde arabe est-il culturellement homogène ?Bien sûr que non, c’est clair ! Mais là, je donne des éléments, des pistes. Après, il faut faire des comparaisons pour arriver à des choses beaucoup plus approfondies, plus affinées, mieux construites. Cela dit, il est quand même étrange que l’étude du lexique arabe permette d’expliquer bien des choses au Maghreb ! Il est important de noter que des agisse-ments « locaux » (esclavage, sujétion, soumission, etc.) trouvent leur expli-cation dans un passé lointain et dans les replis de la langue arabe.

Votre approche lexicale semble être inspirée par la philologie, qu’en est-il réellement ? Et en quoi cette méthode est-elle fructueuse ?Fructueuse elle l’est, assurément ! Et pour cause : les sources classiques investies traditionnellement par la re-cherche historique se taisent sur bien des aspects. Alors j’ai préféré, pour ouvrir des pistes nouvelles, adopter une démarche autre, qui consiste à questionner les mots et à les faire parler. Et ils ont une prodigieuse mémoire, comme vous voyez.

On a l’impression que vous êtes un éternel autodidacte.Oui. Parce que je n’ai pas de forma-tion philosophique, je n’ai pas de formation à proprement parler his-torique. Mais en même temps cette posture d’autodidacte libère. Elle ne castre pas et incite à l’aventure, aux tâtonnements qui peuvent se révéler très productifs.

Donc pour vous, les cadres théoriques sont des carcans qui nous empêchent d’avancer…A un certain moment, sur un certain plan, quand la réflexion est bloquée, quand elle n’avance plus. C’est le cas de la recherche sur le Makhzen.

Alors, il faut poser de nouvelles questions, réfléchir sur la démarche à suivre, c’est essentiel.

Est-ce votre compagnonnage avec Paul Pascon qui a été à l’origine de cette démarche du «flair» ? Oui, de toute façon, tout vient de cette aventure avec lui. Et cela a déjà commencé par exemple dans La correspondance politique. Il fal-lait lire de grandes sommes, tel le Maassoul de Moukhtar Soussi. C’est pourquoi je pense que les choses ont commencé avec Paul et grâce à lui. C’est un vrai maître qui vous porte au-delà de ce que vous êtes. Vous êtes, donc, l’un des disciples/com-pagnons de Paul Pascon. Vous avez été de l’expérience de Lamalif. Pensez-vous que le croisement du politique et du culturel, possible à l’époque, ne puisse plus se reproduire ?L’université ne me semble plus aussi productive qu’elle l’était dans les années soixante-dix. On raconte beaucoup de mensonges sur le nom-bre de publications, sur la richesse culturelle, c’est tout à fait faux. Aujourd’hui, nous sommes dans la logique d’une évolution qui a vu disparaître le Bulletin économique et social, de Lamalif, et ce n’est pas

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uniquement à cause du ministère de l’Intérieur. C’est vraiment une évolution beaucoup plus grave, parce que si c’était uniquement Basri qui avait interdit, cela pourrait repren-dre. Regardez Hespéris, qui paraît au compte-gouttes. C’est le signe d’une grave crise de la pensée chez nous. Voyez combien le politique est pau-vre à ce niveau, ce qui est une des conséquences de la morosité régnant dans les universités. Le champ scien-tifique doit être refondu, restructuré, afin que la recherche puisse repren-dre sérieusement et sur des bases nationales. Regardez-la aujourd’hui:

elle est l’œuvre d’individus, reliés la plupart du temps à des structures non nationales. Les mécanismes d’incitation n’existent plus au niveau national. Ce n’est pas pour rien que l’université a perdu son rôle politique d’avant-garde progressiste et que les islamistes l’ont investie aujourd’hui. Elle a perdu en même temps son rôle de formation et d’espace de recherche.

Il y a une littérature libérale abondante écrite en arabe. Mais parce qu’elle a été cataloguée de gauche, elle est aujourd’hui oubliée. Vous inscrivez-vous dans la même lignée ?C’est un cheminement de longue haleine. Et ce n’est pas le travail d’un ou deux chercheurs. Il y a bien longtemps que des chercheurs ont parlé de lecture rationnelle du Coran…, mais on doit aller un peu plus loin et secouer les idées reçues un peu plus fort.

Ça veut dire déconstruire la matrice culturelle ?Remettre en question les origines, penser l’impensé, désacraliser les hommes et les textes fondateurs. S’en prendre au «quartier général», en un mot.

Sur cette question, deux noms, Laroui et Jabri : pour aller vers la modernité, l’un prône une relecture de l’intérieur, l’autre de l’extérieur. Vous semblez opter pour la voie de l’intérieur. Pourquoi ? C’est une déformation d’économiste. La force des néo-radicaux a été d’être d’excellents connaisseurs de

l’économie néoclassique, de prendre ses hypothèses et de les critiquer. Donc, c’est une critique interne qui déconstruit tout. Je pense que c’est vraiment ce qu’on doit faire. Parce que la question n’est pas de dire : «C’est vrai ou c’est faux !» Là n’est pas la question… Mais il y a lecture de l’intérieur et lecture de l’intérieur. La mienne est d’un certain côté extérieure, c’est-à-dire qu’elle ne s’empêtre à aucun moment dans le discours dominant.

Dans un beau texte, Autant en em-porte le vent, vous décrivez l’agitation du vent et évoquez Essaouira comme une sorte de «germe de dissidence créatrice». D’après vous, où se situent les lieux de cette dissidence créatrice ?Essaouira, pour moi, c’est le mou-vement hippie et c’est le vent dans le sens de la liberté et du refus du conformisme. C’est cette plage immense qui semble ouvrir tant de perspectives de liberté. Je me situe

d’emblée, non pas dans la cité de la jet-set, mais dans celle, plus sou-terraine, des marginaux. Le mot est lâché, j’adore les marges créatrices. J’ai un ami qui est le guide parfait dans cet espace, c’est le peintre Houssein Miloudi. Il détient les secrets des lieux.

Vous êtes un mélomane. Dans vos écrits, on sent un rapport très particu-lier au rythme et au silence. Comment définissez-vous le lien entre la musique et l’écriture ?Je ne travaille jamais sans la musi-que. Et curieusement, je pense que l’école coranique n’a pas été sans effet à ce niveau. Parce que l’école coranique, c’est d’abord le rythme. J’écoute beaucoup le Coran, et il y a des lectures (tartil) qui sont absolu-ment fantastiques. Le prophète Mo-hammed avait une conscience aiguë de l’importance du chant et recom-mandait de chanter le texte sacré. Le chant a été fondamental pour séduire et convaincre les croyants. L’amour de la musique me vient sans doute de loin, même si je n’organise pas de festival soufi. J’aime la musique, un point, c’est tout.

L’amour de la musique me vient sans doute de loin, même si je n’organise pas de festival soufi. J’aime la musique, un point, c’est tout.

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Le Marocvu par ses spécialistes par Driss KsikesDirecteur du CESEM, Rabat.

Parlant un arabe oriental mais avec assez de mots du terroir pour se faire comprendre, l’arabisante Paola Gandolfi a accumulé suffisamment de connaissances sur le Maroc migra-toire, en particulier, pour tenter de saisir «les flux et reflux» et, partant, les mutations qui traversent l’ensem-ble du pays. Elle a donc invité en janvier 2005, à l’université de Venise, un groupe hétérogène de spécialistes (sociologues, économistes, politolo-gues, anthropologues, critiques litté-raires, berbéristes, artistes), pour se mettre au chevet du patient chérifien et tâter le pouls de ce Maroc pluriel, en mutation, voire en processus irréversible d’ouverture, mais im-possible à capter sans un retour sur la mémoire et le passé. Le résultat s’appelle «Le Maroc aujourd’hui», un ouvrage, aux regards multiples, qui nous aide à peine à en saisir l’essence

Enseignements polyphoniques«Les voix polyphoniques, explique-t-elle, et les formes de parcours in-dividuels et collectifs, les fragments d’histoire et les tentatives incertaines de narration du présent brossent un

portrait flou du Maroc d’aujourd’hui». Que ressort-il de cette nébuleuse ? Que le Maroc ouvre des brèches, qui peuvent se refermer si l’on ne sait pas enfoncer le clou. Exemple évo-qué par Mohamed Tozy, en rapport avec l’IER, «ces mémoires collectées par l’IER constituent un important matériau pour l’écriture de l’histoire, à condition d’en faire une histoire». Il estime, à juste titre, que même si le travail de l’IER en fournit les

moyens, sans une contextualisation des auditions et une «ethnographie des témoignages», on n’arriverait pas à écrire l’histoire contemporaine du Maroc, œuvre salutaire pour mieux avancer. Autre exemple, en lien avec l’affaire du Sahara, mis en exergue par Khadija Mohsen-Finan, «l’auto-nomie … peut constituer une sortie de crise … mais elle implique pour le Maroc une transformation relative à son assise territoriale et à son régime

Dans ce livre collectif, Le Maroc aujourd’hui, orchestré par Paola Gandolfi, se dessinent quelques

traits distinctifs du pays, sous la plume de spécia-listes reconnus et suffisamment légitimes pour en

dresser le portrait présent. Sauf que l’image qui se dessine manque visiblement de netteté.

Essais de réflexion

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interne qui peut affecter son identité politique».

En somme, la prise en compte des risques, l’engagement réel dans la voie des réformes ébauchées ou annoncées, tout cela semble encore marqué par une dose d’hésitation (ou d’incertitude) manifeste. Pourquoi? Dans son article, «sortie d’autori-tarisme : le Maroc à la recherche d’une voie», Abdellah Hammoudi estime que les «libertés acquises n’embrayent guère sur les leviers de transformation : la Constitution n’a connu aucune modification, le Parle-ment continue sa tâche d’enregistre-ment, et l’insertion de la monarchie dans les structures locales, aussi bien que dans l’économie, est puissante, voire étendue». Autrement dit, le Maroc de la nouvelle ère se donne en spectacle, mais n’arrive pas à effectuer de ruptures. Mais est-ce uniquement une affaire de pouvoir ? En lisant l’article de l’anthropologue Hassan Rachik, sur «la marocanité», on est tenté de croire que la neutra-lité, l’ambivalence et l’instabilité des Marocains compliquent fortement la donne du changement.

Vous avez dit «réforme» !Qu’en est-il alors des réformes en chantier, promises, annoncées ou à peine amorcées ? Sur le volet écono-mique, fort déterminant pour le reste, Larabi Jaïdi énumère les raisons qui freinent le processus de réforme : «le faible impact de la privatisation, la timidité des réformes fiscales et la volonté de sauvegarder les intérêts des clientèles politiques du régime». Si l’économiste socialiste énumère les privilèges indus qui montrent pourquoi le développement sans démocratie restera amputé, l’histo-rien Mohamed El Ayadi demeure sceptique quant à la capacité des ministères des Habous et de l’Educa-tion nationale à moderniser l’ensei-gnement religieux et à se débarrasser

de l’idéologisation de l’éducation dans sa globalité. Les raisons de son incrédulité sont de deux sortes : le contenu des manuels et la formation des enseignants, également mis en cause dans les rapports de l’OMDH et de l’AMDH.

Au fond, que ce soit d’un point de vue social ou économique, le Maroc d’aujourd’hui semble être au bord d’une rupture possible, mais s’avère être à cours de ressources, humaines en particulier, pour franchir le pas. Mais l’un des contre-exemples, bien élucidé par l’anthropologue Hayat Zirari, est le statut des femmes. Sur ce chapitre, tout aussi crucial que celui de la sécularisation, il s’avère que les préalables juridiques et institutionnels, requis pour l’amorce d’un changement, ont été établis, avec plus ou moins de bonheur. Mais, comme le montre l’historienne Yolande Cohen, sur ce même cha-pitre, la question de la domination masculin / féminin demeure encore un frein structurel majeur. Pas seule-ment au Maroc, d’ailleurs.

Des témoignages pour changerAu-delà de tout déterminisme culturel, le livre nous invite, par

ailleurs, à lire des témoignages individuels, singuliers, de migrants, de créateurs et autres acteurs de la scène socioculturelle. A côté des femmes qui se battent pour que le «je» individuel existe face au «nous» conjugal et familial, le poète Jalal Hakmaoui explique comment les manieurs du verbe font exister le «je» trash, inclassable, face au nous tribal en régression. Et le «nous» dogmatique, religieux ? De bout en bout, Gandolfi a évité, sciemment, de mêler les islamistes à ce puzzle déjà assez composite. Est-ce une omission, une exclusion ou un acte manqué ? Elle en est suffisamment consciente, mais elle a voulu sortir des sentiers battus. Au-delà des stéréotypes ressassés, elle invite le lecteur, étranger principalement, à découvrir un Maroc empêtré dans une dynamique complexe de chan-gement. N’aurait-il pas fallu intégrer la donne islamiste pour montrer combien l’équation est difficile à résoudre ? Par optimisme mais aussi pour favoriser l’approche culturelle, elle fait l’impasse sur l’instrumenta-lisation politique de la culture. Cela donne un Maroc d’aujourd’hui, assez partiel.

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Thèses et synthèsesLe culte de la marqueLahoucine Berbou

La thèse d’Etat en sciences de la gestion de Lahoucine Berbou est intitulée Contribution à la connaissance des effets de la confiance et de l’attachement à la marque sur le capital de marque : Rôle de la fidélité à la marque - Cas de produits de grande consommation-. Elle traite de la marque, outil stratégique de marketing et phénomène central des économies modernes. L’auteur s’intéresse tout particulièrement «au rôle joué par les fac-teurs affectifs (tels que la personnalité et l’attachement) et cognitifs (comme la confiance) dans la création et la consolidation de la valeur de la marque, en consi-dérant la fidélité comme une variable médiatrice». Le principal apport de cette recherche réside dans le fait «d’avoir identifié et analysé les relations qui existent entre l’univers psychologique de l’individu (exprimé par sa personnalité et sa prédisposition à faire confiance à la marque) et celui de la marque (exprimé par son identité, son image et ses caractéristiques intrinsèques)». L’auteur démontre ainsi que la performance d’une marque réside moins dans ses caractéristiques intrinsèques que dans

ses relations d’échange avec son environnement.

L’autre apport, non moins important, de cette thèse est d’avoir construit un modèle de mesure du capital de la marque. Lahoucine Berbou considère à ce propos que «très souvent, on mesure la fidélité à la marque à partir des achats précédents des consommateurs en négligeant ses composantes attitudinales. Le présent travail a permis de prendre en considération les deux niveaux, mais des développements restent à faire dans ce sens ou dans un autre. Autrement, en plus de ces mesures de la part dumarché et du prix relatif, d’autres indicateurs de la performance de la marque, comme la contribution directe de la marque au profit, devront être estimés». Ce modèle agrégé utilisant les marques comme unités d’analyse «a été validé via une étude des trajectoires allant de la fidélité comportementale vers la part de marché et de la fidélité attitudinale vers le prix relatif».

Le 21ème siècle est-il celui de l’ingérence ?Mohamed Saïd Alj Bentires

La thèse de doctorat d’Etat ès sciences politiques de Mohamed Saïd Alj Bentires s’intitule Genèse et développe-ment du principe de non-intervention en droit international public. Elle a pour objectif d’étudier le principe de non-interven-tion en droit international, en tant que principe juridique servant à contrôler la légalité des actes internationaux, le principe de non-intervention étant défini comme une obligation négative, dans la mesure où il constitue la né-gation de la pratique d’intervention. Ce principe consti-tue un «standard minimum de protection, de sécurité pour l’avenir des Etats et des peuples qu’ils abritent et un contrepoids nécessaire à l’exercice du pouvoir discré-tionnaire des Etats». L’auteur a minutieusement retracé la genèse de ce principe et son développement, aussi bien dans la doctrine que dans la pratique des Etats ; son évolution, son contenu en tant que principe juridique fondamental. Il est fondamental, car «immanent à l’Etat comme l’est le principe de la souveraineté ou celui de l’intégrité territoriale». Mais sur le plan pratique, c’est l’intervention qui domine, ce qui a suscité de grands débats au sein de l’ONU et parmi les théoriciens des

par Fadma Aït MousChercheuse, CESEM, Rabat.

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relations internationales. L’apport de cette thèse étant de rappeler l’importance cruciale du principe de non-intervention à l’heure de la mondialisation, l’auteur discute ici de la thèse de la faillite de l’Etat et conclut que la mondialisation «n’est pas en train de faire disparaître l’Etat, mais de l’affaiblir… Cela signifie que l’Etat s’annonce comme seule forme d’abri et de protection de l’individu, par conséquent le principe de non-intervention s’avère d’une extrême importance ; car la souveraineté des Etats et la pérennité de ces derniers en dépend». Dans le contexte actuel, les violations de ce principe dominent la scène internatio-nale sous forme d’invasion (question d’Orient, Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, Panama, Irak, etc.). L’auteur affirme que cela «ne diminue en rien sa propre valeur déterminante d’ailleurs du sort de l’Etat et par ricochet de l’individu. L’ignorer, c’est sombrer dans le chaos et l’incertain». Mohamed Saïd Alj se demande, à juste titre, si le 21ème siècle ne serait pas un siècle de l’ingérence sous prétexte de garantir «la paix», la «démocratie» et le «respect des droits de l’homme» ?

Booster le tourisme par la formationFatima Zohra Guertaoui

La thèse de Fatima Zohra Guertaoui s’intitule Formation et compétences, vecteurs de développement du tourisme au

Maroc. Elle a pour objectif principal d’étudier la probléma-tique de la formation professionnelle, dans le secteur du tourisme au Maroc. L’ONU définit ce domaine d’activité comme étant «l’ensemble des activités éco-nomiques consistant à fournir des produits et services aux voyageurs et aux touristes». Au Maroc, le tourisme a été consacré locomotive du développement depuis l’ac-cord-cadre de 2001 entre gouvernement et secteur privé qui s’est fixé pour objectif d’atteindre le chiffre de 10 millions de touristes à l’horizon 2010. Cette consécration a mobilisé plusieurs acteurs autour de la problématique de la formation professionnelle de ce secteur. Le défi à relever est double. «D’une part, il manque une certaine réactualisation des connaissances scientifiques inhérentes aux nouvelles technologies et à leur évolution et, d’autre part, l’innovation dans les méthodes d’enseignement et de formation fait défaut». En plus de cette insuffisance de la formation, il faut noter aussi la «précarité de l’em-ploi, le turn-over de la main d’œuvre dans le secteur et la faiblesse des salaires». Fatima Zohra Guertioui met l’accent sur ce qu’elle appelle une «crise des motivations dans les métiers du tourisme» qui, selon elle, s’oppose à la pérennité des emplois et à la fidélisation des ressources humaines. Le défi consiste à développer ces dernières en quantité et en qualité, en vue de créer de vrais emplois durables et «professionnalisables».

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Avenue Bourguiba, mardi 29 avril.

Drapeaux, banderoles, en moins de quelques heures, cette coquette artère du centre ville tunisois se remplit de centaines de personnes. Le président Ben Ali, dont les affiches sont pla-cardées dans toute la ville en vue des élections de 2009, s’apprête à s’offrir un bain de foule avec son «ami» Nicolas Sarkozy, en visite au pays du jasmin. Aux alentours du centre ville barricadé, aucun camion n’est venu transporter la horde de jeunes, bardés de drapeaux tunisiens. La spontanéité en Tunisie se monnaye. Une journée de salaire en moins, une ligne de crédit supprimée du fonds de solidarité nationale (le fa-meux 26-26 source d’inspiration) pour tout manquement à un déplacement officiel. C’est un journaliste tunisien, en grève de la faim à l’occasion de la visite du président français, qui nous l’affirmait. Info, intox, la pratique, en tout cas, sonne vrai, dans un pays où, depuis cinquante ans, paradoxa-lement, l’incroyable déploiement de filets sociaux a servi progressivement de filets sécuritaires. Par nature, les dictateurs sont rarement bienveillants.

Les chiffres trompeurs

Il était professeur d’économie à la faculté de Tunis. Son domaine de recherche : la pauvreté. Un thème en soi peu subversif, comparé à celui des libertés politiques ou des droits de l’homme. Pourtant ses travaux aca-démiques lui ont coûté sa place. Une mise à la retraite tombée un peu plus tôt que prévue, à la suite d’une publi-cation sur le taux de misère en Tunisie. Officiellement, le taux de pauvreté est

de 3%. Par une méthodologie de calcul différente de celle de l’Etat, intégrant les critères entrant dans la composi-tion de l’IDH, l’universitaire voit le taux multiplié par 2. 6% de pauvres contre 3% officiels, rien d’exorbitant, ni même de déshonorant, comparé notamment à la moyenne des pays arabes. Mais en Tunisie, on ne joue pas avec le miracle économique. Notre universitaire l’a compris à ses dépens.

Le chômage, la plaie du miracle économique tunisien

Ils donnent rendez-vous dans un café populaire de Tunis. Un album-photo, témoin de la centaine de manifes-tations qu’ils ont organisées ces six derniers mois, leur sert de carte de visite. Elle a 32 ans, il en a 28. Une maîtrise en sciences de la vie pour elle et un master en histoire pour lui, tous deux sont membres fondateurs de l’Union des diplômés chômeurs. Le miracle économique tunisien leur a permis de faire des études supérieures, comme 30% de la population, mais pas de trouver du boulot à la sortie de l’université. Ils ne sont pas les seuls : en Tunisie, 20% des jeunes diplômés sont sans emploi. Conséquence du formidable effort de formation de ces 20 dernières années, le chômage des diplômés reflète aussi le manque de souffle de l’économie tunisienne. Alors à Tunis aujourd’hui, tous les espoirs du gouvernement se tournent vers les investissements émiratis pour lesquels une loi vient tout récemment d’autoriser la concession au dinar symbolique de centaines d’hectares du domaine public. Mais en attendant le ton monte. A Gafsa, au sud-est du pays, dans le bassin phosphatier, la co-

lère de jeunes ingénieurs de la région a tourné, en avril dernier, après trois mois de sit-in et de marches pacifistes, en émeutes.

Cité Ibn Khaldoun, quartier populaire d’El Bardo, Tunis.

Sa spécialité, c’est la petite cylindrée. La fourgonnette ou la petite 4 portes à 20 000 dinars. Il y a encore cinq ans, Najib, responsable commercial chez Citroën depuis près de 20 ans, en vendait une cinquantaine par mois contre une vingtaine aujourd’hui. Mais en Tunisie, les temps changent et l’acquisition d’une voiture, même dans sa version basique, est devenue un luxe. Résultat : une baisse de revenus de près de 30%, et avec 1 200 dinars en moyenne, pas toujours facile pour ce père de trois enfants de boucler les fins de mois. Et à Ibn Khaldoun, cité populaire où se côtoient immeubles de quatre étages et petites maisons indivi-duelles, il n’est pas le seul. En Tunisie, depuis quelques années, le marché intérieur repose essentiellement sur les banques, placées sous la coupe d’une banque centrale sous contrôle «politique». Une économie de l’endet-tement qui concerne consommateurs comme entreprises, où les créances sont très souvent douteuses. 25% de celles des entreprises ne seraient pas provisionnées dans les banques à capitaux tunisiens. «Face au poids de la dette, écrit la chercheuse Béatrice Hibou, tout le monde fait comme s’il n’existait pas de risques systémiques, comme si leur ampleur ne posait pas de graves problèmes». Sans contre-pouvoir, les régimes ont toujours les moyens d’ali-menter la fiction.

Chroniques tunisiennes

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