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Descartes, philosophie et sens commun

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Descartes philosophie et sens communLouis Rouquayrol

To cite this version

Louis Rouquayrol Descartes philosophie et sens commun Philosophie 2017 dumas-01706888

Louis ROUQUAYROL

DESCARTES

PHILOSOPHIE ET SENS COMMUN

Meacutemoire de Master 2 en Histoire de la Philosophie

(sous la direction de Denis KAMBOUCHNER)

Universiteacute Pantheacuteon-Sorbonne (Paris I)

UFR de Philosophie

Anneacutee acadeacutemique 2016-2017

1

laquo Et enfin jrsquoy apporte toutes les raisons desquelles on peutconclure lrsquoexistence des choses mateacuterielles non que je lesjuge fort utiles pour prouver ce qursquoelles prouvent agrave savoirqursquoil y a un monde que les hommes ont des corps etautres choses semblables qui nrsquoont jamais eacuteteacute mises endoute par aucun homme de bon sens (de quibus nemounquam sanœ mentis seria dubitavit) raquondash Reneacute Descartes laquo Abreacutegeacute des six meacuteditationssuivantes raquo Meacuteditations Meacutetaphysiques AT-IX-12 et AT-VII-16

Don Quichotte et Sancho Panza Honoreacute DaumierVers 1855 huile sur panneau de checircne (National Gallery Londres)

2

Remarque preacuteliminaire

Nous citons les textes de Descartes dans lrsquoeacutedition de ses Œuvres par Charles Adam et PaulTannery Les reacutefeacuterences sont reporteacutees en note de bas page AT-X-y signifie eacuteditionAdam-Tannery volume X page y Lorsque cela nous a sembleacute neacutecessaire nous avonspreacuteciseacute la ligne Toutes les reacutefeacuterences bibliographiques sont preacuteciseacutees dans la sectionpreacutevue agrave cet effet en fin de volume

INTRODUCTION 3

INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES

laquo Nous ne saurions oublier pour notre part que la premiegravereligne eacutecrite par un philosophe dans notre langue nationaleest un appel au bon sens raquondash Leacuteon Brunschvicg Spiritualisme et Sens Commun 1897

sect1 Une facette philosophique

En lisant les pages qui vont suivre on pourrait ecirctre tenteacute de se demander si leur

auteur nrsquoavait pas le projet mesquin de peindre un immense philosophe moins grand qursquoil

ne le fut Il est certain que lrsquoon ne trouvera point chez notre Descartes les traits drsquoun

laquo heacuteros raquo comme dans le portrait de Hegel1 Quand agrave celui de Franz Hals nous ne lui

ferons pas dire ce qursquoil nrsquoa pas dit bien qursquoAlain ait cru le lire dans ses yeux2 Est-ce agrave dire

que nous sommes insensibles agrave ce qursquoil y a chez Descartes de superbe Ce que lrsquoon va lire

bientocirct il est vrai ne parlera pas de Dieu de lrsquoacircme de la conscience ou de lrsquoessence de la

liberteacute Nions-nous cependant que Descartes en fasse le cœur de sa penseacutee Agrave aucun

moment Mais celui qui se tait nrsquoest-il pas coupable

Disons-le une fois pour toutes si nous ne traitons pas ces matiegraveres ici crsquoest

qursquoelles ne nous inteacuteressent pas Ou du moins pas pour le portrait que nous allons donner

dans les pages qui viennent Un portrait au crayon auquel il manquera les couleurs mais la

facette que nous mettrons ainsi en avant en laquo ombrageant les autres raquo ne sera pas tout agrave fait

la moins importante3 Autrement dit crsquoest agrave un art de peindre carteacutesien que nous

emprunterons notre inspiration

1 Ou du moins ce portrait tel qursquoil est geacuteneacuteralement vu de loin Hegel avec une grande peacuteneacutetration eacutecrit eneffet juste apregraves la trop fameuse phrase sur lrsquoheacuteroiumlsme du commencement radical laquo lrsquoinfluenceconsideacuterable que Descartes a exerceacute sur son eacutepoque et sur la formation de la philosophie en geacuteneacuteral tientprincipalement agrave la maniegravere libre et simple et en mecircme temps populaire par laquelle eacutecartant toutepreacutesupposition il est parti de la penseacutee populaire elle-mecircme et des propositions tout agrave fait simple () raquo(GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne tradP Garniron Vrin 1985 p1384) Passage agrave comparer drsquoailleurs avec ce qui est dit de Montaigne etCharron dont les laquo eacutecrits populaires raquo ne peuvent ecirctre consideacutereacutes comme laquo de la philosophie veacuteritable raquo laquo ils sont plutocirct du domaine du bon sens raquo (Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 5 Laphilosophie du Moyen-Acircge trad P Garniron Vrin 1978 p1145)

2 laquo Son œil ironique semble dire ldquoEncore un qui va se tromperrdquo raquo (Alain Histoire de mes penseacutees 1936in Les Arts et les dieux Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade p 181)

3 Discours VI AT-VI-4142

INTRODUCTION 4

Nous espeacuterons ainsi mettre en lumiegravere un facette qui montrera que Descartes fut

sinon un penseur du sens commun ndash du moins qursquoil en fit un problegraveme philosophique mais

encore un problegraveme en un sens tout agrave fait nouveau

Nous tacirccherons de ne jamais surestimer cet aspect sous preacutetexte que personne ne lrsquoa

encore suffisamment envisageacute ndash tendance agrave laquelle sont confronteacutes tous ceux qui ayant

deacutecouvert une petite veacuteriteacute voudraient en faire une grande Car il nous faudra reconnaicirctre

que le sens commun agrave quelques exceptions pregraves est theacutematiseacute marginalement chez

Descartes (crsquoest-agrave-dire litteacuteralement dans les marges de ses grands textes) et crsquoest

pourquoi il sera souvent neacutecessaire de marquer ce qui chez lui est parfois probleacutematique

ou insuffisant du fait mecircme de cette marginaliteacute pour in fine proposer des chemins sucircrs et

coheacuterents pour une philosophie du sens commun

Pourquoi degraves lors choisir Descartes Crsquoest qursquoil est sans doute le premier grand

penseur agrave srsquointerroger aussi reacuteguliegraverement et profondeacutement sur des problegravemes qui

inteacuteressent la philosophie du sens commun sa dimension morale et politique lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique son rapport au deacuteveloppement des sciences au consentement universel ou

aux preacutejugeacutes etc Mais ce qui le rend encore plus inteacuteressant crsquoest qursquoen deacutepit de ce souci

constant du sens commun Descartes nrsquoa jamais rien eacutecrit qui fut systeacutematique sur ces

sujets crsquoest pourquoi il lui arrive de se contredire ou de nrsquoen pas dire assez pour se rendre

tout agrave fait coheacuterent et intelligible Le sens commun est chez lui toujours un aspect qui

risque drsquoentrer dans la peacutenombre peacutenombre du commencement radical du doute de la

rupture avec les preacutejugeacutes et les opinions communes La facette qui nous inteacuteresse a ainsi

bien plus souvent eacuteteacute plongeacutee dans lrsquoombre que mise systeacutematiquement en lumiegravere ndash et

pour cause Descartes nrsquoest pas Buffier ni Reid ou Moore autrement dit il ne possegravede en

aucune maniegravere une philosophie du sens commun Il ouvre plutocirct des voies tregraves

nombreuses que nous emprunterons chacune en son lieu et srsquoil ne va pas toujours au bout

de la route crsquoest qursquoainsi est faite sa peacutedagogie qursquoil lui suffit de laquo tracer le chemin raquo de

nous y mener pour quelques pas et de faire en sorte que nous nrsquoayons plus qursquoagrave le

laquo suivre raquo deacutesormais4

Crsquoest pourquoi si lrsquoon veut deacutegager des principes nouveaux pour une philosophie

du sens commun crsquoest avec Descartes qursquoil faut se mettre marcher plutocirct qursquoavec les

4 laquo () in posterum viam tantum quam ingredi debes tibi sum commonstraturus raquo Recherche de la veacuteriteacutepar la lumiegravere naturelle AT-X-518 et pour la traduction depuis le neacuteeacuteerlandais eacuted Carraud et Olivo Puf2013 p297 (pour la faccedilon dont nous consideacuterons la Recherche de la veacuteriteacute dans le corpus carteacutesiencf infra sect3) Nous donnerons par ailleurs une preacutesentation plus deacutetailleacutee de la peacutedagogie carteacutesienne icieacutevoqueacutee dans le chapitre 7

INTRODUCTION 5

Eacutecossais ou les Analytiques nous serons ainsi plus libres tout en faisant deacutecouvrir un

Descartes qui nrsquoest pas celui que lrsquoon connaicirct habituellement5 de faire de la philosophie

Pour cela il nous faudra donc poursuivre des chemins seulement entrrsquoouverts et ce

faisant parfois lire laquo entre les lignes [du] philosophe raquo afin que sa laquo conviction

(Uumlberzeugung) raquo finisse par laquo monter sur scegravene raquo6 Ce que nous indiquera cette lecture

sera qursquoil y a chez Descartes sinon la laquo conviction raquo drsquoune adeacutequation de sa penseacutee avec

les sens commun du moins une certaine preacuteeacuteminence philosophique de celui-ci Crsquoest

donc sur les pas drsquoun homme qui avoue deux fois que ses opinions sont laquo si simples et si

conformes au sens commun raquo7 que nous nous lanccedilons ici

sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze

Mais avant il nous faut solder une dette en reconnaissant que Gilles Deleuze le

premier a systeacutematiquement preacutesenteacute Descartes comme lrsquoauteur drsquoune penseacutee du sens

commun Bien que nrsquoayant jamais consacreacute agrave ce dernier le moindre ouvrage en deacutepit de

son inteacuterecirct pour lrsquoacircge classique il a essaimeacute dans son œuvre quelques remarques8 qui si

elles ne font guegravere eacutetat drsquoune quelconque sympathie pour notre auteur sont parmi celles

qui affirment avec le plus de force lrsquointeacuterecirct de lire Descartes avec les yeux du sens

commun Avec Deleuze donc nous reacute-affirmons cette possibiliteacute de lecture dont nous

chercherons agrave donner un certain nombre drsquoattestations

Si parmi les lecteurs de Descartes les premiers agrave proposer une telle piste furent les

philosophes du sens commun eux-mecircmes (au XVIIIegraveme) crsquoest Hegel qui en historien de la

5 En cela nous nous opposerons peut-ecirctre agrave laquo lrsquoideacutee traditionnelle que lrsquoon srsquoest faite de Descartes raquo celleque voulait restituer Martial Gueroult (Descartes selon lrsquoordre des raisons I Aubier 1953 p13)Nonobstant le caractegravere embrouilleacute de la place du sens commun dans la philosophie de Descartes nousaurons agrave remarquer que les commentateurs dans leur grande majoriteacute ont tregraves largement recouvert lapossibiliteacute de poser correctement cette question Non seulement la confusion est grande car peu drsquoentreeux se sont pencheacutes sur les significations du laquo sens commun raquo chez Descartes mais eacutegalement car ungrand nombre considegravere que la philosophie de Descartes est au-delagrave de tout deacutetail une laquo reacutefutation de lathegravese du sens commun raquo (Ibid p167) Nous aurons lrsquooccasion de rendre compte par la suite de certainesde ces meacuteprises et par contraste de la clairvoyance de certains commentateurs sur ces questions

6 Friedrich Nietzsche laquo Des preacutejugeacutes des philosophes raquo Par-delagrave bien et mal sect3 et sect8 Gallimard tradC Heim 1971

7 Discours VI AT-VI-77 et Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-3278 Les jalons de la lecture deleuzienne sont les suivants 1) Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 chapitre III 2) le

cours du 02121980 sur Spinoza disponible sur Internet (httpwww2univ-paris8frdeleuzearticlephp3id_article=131) 3) (avec Feacutelix Guattari) Qursquoest-ce que la Philosophie chapitres 2 et 3 1991

INTRODUCTION 6

philosophie a assureacute (ouvrant ainsi la voie agrave Deleuze) qursquoen deacutepit drsquoune tentative de

commencement radical Descartes a reconduit tout une seacuterie de preacutesupposeacutes en faisant

intervenir laquo dans la meacutetaphysique () de la maniegravere la plus naiumlve les raisonnements les

plus empiriques agrave partir de raisons drsquoexpeacuteriences de faits de pheacutenomegravenes raquo ordinaires9

Degraves Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Deleuze eacutetudiait cet ensemble de preacutesupposeacutes inavoueacutes en lui

donnant un nom que lrsquoon ne trouvait pas encore chez Hegel le sens commun ou la penseacutee

naturelle La philosophie carteacutesienne aurait donc un laquo preacutesupposeacute implicite raquo celui du

laquo sens commun comme cogitatio natura universalis raquo10 elle serait roturiegravere en son fond

de telle sorte que laquo la philosophie ne [puisse] aller plus loin ni dans drsquoautres directions que

le sens commun lui-mecircme ou ldquola raison populaire communerdquo raquo11

Avant de revenir agrave lrsquoanalyse deleuzienne dans notre dernier chapitre

(laquo Personnages raquo) nous deacutevelopperons cependant cette intuition sans Deleuze pour deux

raisons qursquoil nous semble essentiel drsquoexposer ici (1) Drsquoabord la poleacutemique contre le sens

commun (et sa dimension presque politique chez Deleuze) ne nous concerne pas et eacutetant

venus agrave Descartes apregraves avoir eacutetudieacute la penseacutee de Claude Buffier12 nous pensons au

contraire que la philosophie a tout inteacuterecirct agrave srsquointerroger sur le laquo sens commun raquo et les

rapports qursquoelle entretient (ou doit entretenir) avec lui Nous nous garderons donc drsquoavoir

des preacutejugeacutes contre le sens commun

(2) Des raisons meacutethodologiques nous contraignent eacutegalement agrave nous eacuteloigner de la

lecture de Deleuze Pour ce dernier en effet le sens commun est lrsquoobjet drsquoun preacutejugeacute

inavoueacute tout agrave la fois laquo dans lrsquoombre raquo et laisseacute sur un plan laquo preacutephilosophique raquo

preacutesupposeacute par la philosophie13 Nous montrerons preacutecisement le contraire agrave savoir que le

sens commun nrsquoest pas cacheacute (ce qui suppose de lire preacutecisement les textes) mais constitue

bien au contraire une constante de penseacutee laquelle fait par ailleurs lrsquoobjet drsquoune

eacutelaboration philosophique diverse et multiforme Au soupccedilon drsquoune preacutesupposition

toujours dans lrsquoombre nous preacutefeacuterons donc lrsquoideacutee nietzscheacuteenne drsquoune laquo conviction raquo qui

monte parfois sur la scegravene ndash ce qui suppose pour la deacutecouvrir en pleine lumiegravere un fin

9 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 Ibid p143510 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17111 Gilles Deleuze Ibid p178 et GWF Hegel op cit p1384 pour le rapport avec la penseacutee populaire12 Claude Buffier (1661-1737) pegravere jeacutesuite et philosophe peut ecirctre consideacutereacute comme le vrai fondateur de la

philosophie du sens commun Cf notre Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude BuffierTravail drsquoEacutetude et de Recherche p10-11 et p61-69 sur le rapport avec Descartes Cf aussi FrancisqueBouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du pegravere Buffier Charpentier Paris 1843

13 Gilles Deleuze Ibid p172 Certes Descartes ombrage comme il lrsquoavoue du reste lui-mecircme ndash maisjustement pas son rapport au sens commun

INTRODUCTION 7

repeacuterage textuel qui la saisisse agrave chaque fois qursquoelle surgit pour lrsquointerroger sans relacircche

Pour autant cela ne signifie pas que cette laquo conviction raquo carteacutesienne ne soit pas parfois

inexpliciteacutee ou embrouilleacutee ndash et cependant elle a laisseacute dans son œuvre de tregraves nombreuses

traces qui srsquoexpriment de multiples faccedilons agrave diffeacuterents niveaux drsquoanalyse et avec une

grande complexiteacute Crsquoest pourquoi du point de vue meacutethodologique il apparaicirct que lrsquoeacutetude

de lrsquoœuvre nous renseignera mieux que la preacutesupposition sans attestation textuelle

deacuteterminante drsquoun preacutejugeacute inavoueacute chez Descartes

Pour que ce retour au texte soit pertinent il nous fallait suivre une meacutethode propre agrave

mettre en lumiegravere la complexiteacute dont il vient drsquoecirctre question et ce faisant agrave saisir les

manifestations eacuteparpilleacutees du sens commun Pour cette raison nous avons fait le choix de

consacrer chaque chapitre agrave un niveau diffeacuterent drsquoapparition et de probleacutematisation du sens

commun chez Descartes Ainsi le premier se situe sur le plan du laquo Corps raquo et rend compte

de la techniciteacute physiologique du sens commun meacutedieacuteval le second analyse les diverses

articulations possibles avec lrsquolaquo Histoire raquo pour chercher agrave comprendre le rapport entre la

philosophie carteacutesienne et laquo les plus anciennes opinions raquo que le sens commun nous a

livreacute le troisiegraveme eacutelucide le rapport entre le sens commun et la laquo Nature raquo (autant la

lumiegravere naturelle que lrsquoimpetus naturalis) le quatriegraveme se deacuteveloppe au niveau de la

laquo Morale raquo carteacutesienne le cinquiegraveme eacutepouse le plan de la laquo Science raquo et envisage une

(im)possibiliteacute drsquoun scheacutema de rupture eacutepisteacutemologique le sixiegraveme considegravere les reacutequisits

du postulat de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens ou de la laquo Raison raquo dans le Discours de la meacutethode le

septiegraveme srsquoattache agrave deacutemontrer que la laquo Peacutedagogie raquo de Descartes est agrave la mesure du sens

commun enfin le huitiegraveme eacutetudie les laquo Personnages raquo qui traversent la penseacutee de

Descartes (le paysan lrsquohonnecircte homme lrsquoidiot le fou) et les caracteacuterise comme membres

drsquoune assembleacutee du sens commun

Agrave chaque chapitre quelques textes de premiegravere importance (relativement agrave notre

sujet mais pas toujours consideacutereacutes comme tel) sont invoqueacutes agrave partir desquels drsquoautres

qui peuvent sembler secondaires pour nous font lrsquoobjet drsquoune relecture agrave la lumiegravere de

notre hypothegravese Ainsi on privileacutegiera une approche intensive de quelques passages

disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre (et geacuteneacuteralement sous-commenteacutee) en vue de deacutegager des nœuds

probleacutematiques des formes argumentatives des laquo convictions raquo et parfois mecircme des

preacutesupposeacutes sous-jacents Ce faisant par recomposition on pourra formuler certaines

thegraveses geacuteneacuterales agrave partir drsquoautres indications dans lrsquoœuvre de Descartes Agrave chaque chapitre

INTRODUCTION 8

donc ses textes fondamentaux agrave eacutelucider (agrave lrsquoexception des chapitres 1 et 8 qui adoptent

une strateacutegie de laquo survol raquo assumeacutee) parfois avec lrsquoaide des commentateurs plus souvent

encore avec celle de penseurs qui eurent une influence directe sur Descartes (Bacon ou

Montaigne) qui furent influenceacutes par lui (Pascal ou Leibniz) ou qui parce qursquoils

appartiennent agrave la philosophie du sens commun (Buffier ou Reid) peuvent nous aider agrave

mieux comprendre ce qui chez Descartes est en germe Pour se guider un peu dans ces

sentiers carteacutesiens au fond assez peu deacutefricheacutes nous proposerons dans le sect3 un eacutetat des lieu

chronologique et dans le sect4 une cartographie lexicale du problegraveme pour tacher par la suite

de ne pas nous perdre

On espegravere ainsi que lrsquoon aura donneacute agrave la penseacutee carteacutesienne du sens commun une

formulation suffisamment geacuteneacuterale pour couvrir certains grands problegravemes philosophiques

et suffisamment preacutecise pour rendre compte des diffeacuterents deacutetails disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre

de Descartes et qui pourraient permettre de donner une nouvelle approche de sa penseacutee

ndash mecircme si lrsquoeacuteclatement qui caracteacuterisera notre propos risquera toujours de compromettre

lrsquouniteacute de cette approche Car contrairement agrave Deleuze nous ne chercherons pas agrave dessiner

une Image de la penseacutee laquelle risquerait trop univoque drsquoeffacer la complexiteacute propre

au problegraveme qui nous preacuteoccupe

sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration de la notion depuis le XVIegraveme siegravecle

Avant drsquoen venir agrave notre propos quittons un instant encore Descartes pour se faire

une ideacutee de ce que lrsquoon entend au XVIIegraveme siegravecle par laquo sens commun raquo Il est impossible ici

de proposer autre chose qursquoun simple aperccedilu des emplois de cette notion neacutecessairement

arbitraire et incomplet avec le seul objectif de donner agrave penser les conditions dans

lesquelles il est possible drsquoenvisager et drsquoemployer le laquo sens commun raquo agrave lrsquoeacutepoque ougrave

Descartes eacutecrit14

14 On se reportera avec profit au releveacute monumental de William Hamilton (1788-1856) philosophe eacutecossaisde lrsquoeacutecole du sens commun Dans une perspective nettement eacuteclectique il prouve laquo lrsquouniversaliteacute raquo de laphilosophie du sens commun et sa preacutesence chez tous les auteurs classiques Cf Note A on thephilosophy of common sense (en particulier les points V et VI) in Thomas Reid Philosophical WorksGeorg Olms Verlag 1983 p755-803 On peut eacutegalement lire agrave ce sujet lrsquoeacutetude seacutemantique et historiquedrsquoAntonio Livi plus en survol dans lrsquolaquo Introduction raquo agrave son livre Filosofia del senso comune 1990 tradfr F Livi et D Luglio Philosophie du sens commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 p13-31

INTRODUCTION 9

La lecture drsquoun vieux dictionnaire de langue franccedilaise du XVIegraveme siegravecle nous indique

en effet qursquoagrave lrsquoeacutepoque si on utilise deacutejagrave la tournure laquo il a perdu le sens raquo (comme on dit de

quelqursquoun qursquoil est laquo hors de son bon sens raquo) ougrave laquo sens raquo est synonyme drsquoentendement au

sens large alors mecircme que lrsquoexpression sensus communis nrsquoest pas encore traduit par

laquo sens commun raquo mais par laquo sentiment naturel raquo le syntagme nrsquoapparaicirct tout simplement

pas encore en franccedilais15 Pourtant Montaigne lrsquoavait employeacute (probablement sur la base

drsquoune eacutequivalence avec le sensus communis des stoiumlciens)16 Charron eacutegalement lagrave ougrave

Rabelais encore trop impreacutegneacute de culture meacutedicale classique ne parle jamais que du sens

commun en un sens scolastique et aristoteacutelicien agrave deux exception remarquables pregraves17

pour le reste il parle beaucoup plus aiseacutement de bon sens et peut-ecirctre faut-il voir chez ce

dernier une origine probable de la reacutehabilitation du bon sens en langue franccedilaise dans le

cadre de la ligneacutee humaniste18 Agrave cette eacutepoque et pour longtemps encore le sens commun

prend un sens agrave la fois positif et limitatif positif en tant qursquoil est un laquo trait distinct

drsquohumaniteacute raquo limitatif en ce qursquoil constitue un reacutequisit minimum pour appartenir agrave la

socieacuteteacute des ecirctres raisonnables19

Toujours est-il que pregraves drsquoun siegravecle plus tard le laquo sens commun raquo a fait son entreacutee

15 Treacutesor de la langue franccedilaise Jean Nicot 1606 article laquo Sens raquo16 Michel de Montaigne Les Essais eacuted Villey I 25 139 couche A I 42 258A III 8 997A et en III 8

931B Montaigne cite le ceacutelegravebre vers de Juveacutenal Satire VIII 73 laquo Rarus enim ferme sensus communisin illa Fortuna raquo Par ailleurs il utilise agrave deux reprise le terme laquo sens raquo en II 17 656 et 657 agrave chaque foisen ayant remplaceacute le mot laquo jugement raquo qui se trouvait originellement dans lrsquoeacutedition de 1580

Des emplois proches se trouvent chez La Boeacutetie notamment dans le Discours de la servitude volontaire laquo Cela est-ce vivre heureusement cela srsquoappelle-il vivre est il au monde rien moins supportable quecela je ne dis pas agrave un homme de cœur je ne dis pas agrave un bien neacute mais seulement agrave un qui ait le senscommun ou sans plus la face drsquoun homme raquo (Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p49) Agrave notercependant la possibiliteacute de trouver chez La Boeacutetie des sources aristoteacuteliciennes agrave cette notion Dans satraduction des Eacuteconomiques drsquoAristote en 1600 en effet La Boeacutetie rend κοινὸς νόμος par sens commun(Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p509)

17 Entraicircner dans sa ruine la ruine de son voisin est un comportement dit hors de la raison laquo tant abhorrentede sens commun que agrave pene peut [il] estre par humain entendement conceue raquo (Gargantua XXIX laquo Laharangue faicte par Gallet agrave Picrochole raquo 1534 eacuted Juste p109-110) Par ailleurs Antiphysis personnagerabelaisien sur lequel nous reviendrons dans le sect11 est deacutecrit comme eacutetant laquo en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun raquo (Quart-Livre XXXI)

18 Rabelais se situe directement dans lrsquoantinomie de toute penseacutee du sens commun entre reacutehabilitation de cequi est populaire et valorisation drsquoune certaine forme de sagesse inaccessible agrave tout un chacun laquo Lareacutehabilitation de la prose vulgaire portait naturellement du cocircteacute drsquoEacuterasme Rabelais est un eacuterasmien ()peut-ecirctre cependant garde-t-il de Budeacute le sens de lrsquoinspiration enthousiaste puisant directement auxsources de lrsquoorigine feacuteconde en meacutetaphores et en alleacutegories qui enveloppent la richesse cacheacutee auvulgaire des ldquochosesrdquo ultimes de la sagesse raquo (Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo resliteraria raquo de la Renaissance au seuil de lrsquoeacutepoque classique 1980 Paris Albin Michel coll Bibliothegravequede lrsquoEacutevolution de lrsquoHumaniteacute ndeg 41994 p 450-451)

19 Crsquoest laquo a distinctive trait of humanity one to be equated with facial characteristics It is sens communthat distinguishes man from the underprivileged category of animal life as well as from the state ofinsensate madness raquo (Raymond C La Chariteacute The concept of judgment in Montaigne Martinus Nijhoff1968 p122) Cette dimension persiste dans la philosophie de Descartes

INTRODUCTION 10

dans le dictionnaire selon une deacutefinition radicalement transformeacutee par le carteacutesianisme il

laquo se dit () de ces notions ou ideacutees geacuteneacuterales qui naissent dans lrsquoesprit de tous les hommes

de certaines lumiegraveres naturelles qui les font juger des choses de la mecircme maniegravere raquo20 Entre

temps crsquoest surtout par le biais drsquoune expression proverbiale que le laquo sens commun raquo est

veacutehiculeacute et crsquoest peut ecirctre agrave partir de cette forme du discours populaire qursquoil srsquoest

conceptualiseacute philosophiquement

Agrave ce sujet un petit opuscule de La Mothe le Vayer qui circule dans les anneacutees 1650

est un indicateur preacutecieux il nous apprend qursquolaquo il nrsquoy a rien qui sois plus aujourdrsquohui dans

la bouche de tout le monde raquo que cette expression laquo nrsquoavoir pas le sens commun raquo21 Il

semble donc qursquoau XVIIegraveme siegravecle lrsquoexpression ait eacuteteacute agrave la mode En apparence La Mothe le

Vayer eacutetablit entre lrsquoexpression en vogue et lrsquoacception technique meacutedieacutevale et

aristoteacutelicienne une forte continuiteacute En reacutealiteacute il nrsquoen est rien pour que lrsquoon puisse

offenser quelqursquoun en lui reprochant de ne pas avoir le sens commun il ne faut pas que

celui-ci soit seulement ce sens inteacuterieur qursquoavait deacutecrit Aristote et que possegravedent mecircme les

animaux22 Il faut donc que par sens commun lrsquoon entende autre chose de plus noble et qui

appartienne au fond commun et indubitable de lrsquohumaniteacute en tant qursquoelle est rationnelle

car manquer de sens commun crsquoest manquer agrave la connaissance des premiers principes et

faire preuve drsquoextravagance voire de folie23 Dans lrsquoexpression proverbiale La Mothe le

Vayer a donc compris cette nouvelle signification technique qui est exactement celle qui

preacutevaudra dans la philosophie du sens commun

Degraves le XVIIegraveme siegravecle il est agrave noter que le laquo sens commun raquo sera le lieu drsquoun

antagonisme fort entre drsquoune part les sceptiques qui ne veulent pas suivre les chemins

communs et drsquoautre part un auteur comme Descartes qui nous allons le voir laquo [accorde]

une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans les limites du sens commun raquo24 Ce qui

20 Dictionnaire universel Furetiegravere 1690 article laquo Sens commun raquo21 La Mothe le Vayer Petit traiteacute sceptique sur cette commune faccedilon de parler laquo Nrsquoavoir pas le sens

commun raquo Paris 1646 p122 La Mothe le Vayer Ibid p1123 La Mothe le Vayer Ibid p13 Eacutevidemment il faut ajouter agrave ces principes (qui sont peu nombreux)

drsquoautre connaissances simples et dont lrsquoignorance serait meacuteprisable Du reste dans la perspectivesceptique qui est la sienne lrsquoauteur ne pouvait en rester lagrave il reacuteduit le sens commun agrave lrsquoensemble de nosopinions et preacutejugeacutes et voit dans la maxime laquo manquer de sens commun raquo la seule expression drsquolaquo uneanimositeacute ordinaire contre ceux qui nous contrarient raquo (Ibid p20) Dans le mecircme coup et preacutefigurant lacritique deleuzienne du sens commun voyant dans ce dernier un ensemble de preacutejugeacutes populaires indignesdrsquoecirctre suivis (cf infra chapitre 8) La Mothe le Vayer promeut lrsquoideacutee drsquoune penseacutee originale et srsquoeacutecartantdes laquo grand chemins [qui sont ceux] des becirctes raquo (Ibid p22)

24 laquo Dans ses Dialogues faits agrave lrsquoimitation des Anciens apregraves avoir compareacute sa deacutemarche intellectuelle aulibre cheminement de la chegravevre le sceptique La Mothe Le Vayer contemporain de Descartes se propose

INTRODUCTION 11

est patent drsquoabord dans son vocabulaire comme nous allons le voir agrave lrsquoinstant

sect4 Approche lexicale

Notre approche lexicale de la notion carteacutesienne du sens commun se veut la plus

large possible agrave la fois pour donner agrave penser une base textuelle importante (qui srsquoeacutetend des

premiers eacutecrits connus de Descartes dans les anneacutees 1620 jusqursquoaux derniegraveres lettres et au

traiteacute des Passions de lrsquoAcircme) et en mecircme temps dans la mesure ougrave une approche

philosophique du sens commun ne srsquoattache pas seulement agrave la preacutesence du mot chez

Descartes mais agrave son esprit lequel se disseacutemine dans tout un champ lexical (de la faciliteacute

de la simpliciteacute du commun etc) Crsquoest pourquoi nous prendrons en consideacuteration cinq

formes diffeacuterentes du laquo sens commun raquo formes entre lesquelles les frontiegraveres ne sont pas

fixes et comme nous le verrons les eacutechanges permanents (notamment entre le latin et le

franccedilais) et les porositeacutes incontestables

Par ordre drsquoapparition chronologique les occurrences qui valent la peine drsquoecirctre

releveacutees sont les suivantes

(1) Les Studium bonaelig mentis introduisent la bona mens comme un objet

proprement carteacutesien (AT-X-191) dont on retrouvera des traces notables quelques anneacutees

plus tard dans les Regulaelig qui se fixent pour objectif de donner tout son poids au laquo bon sens

(bona mente) crsquoest-agrave-dire agrave cette sagesse universelle (sive de hac universali Sapientia) raquo

(AT-X-360) et proposent ainsi une eacutequivalence (cependant moins marqueacutee) avec laquo la

lumiegravere naturelle de la raison raquo (AT-X-361) Agrave partir des anneacutees 1630 la bona mens

carteacutesienne subit une reacuteorientation conceptuelle lorsque dans quelques passages de la

correspondance (lettre de rupture avec Beeckman AT-I-167) dans la traduction latine du

Discours (AT-VI-553) ou dans lrsquoEpistola ad Voetium (AT-VIII-51) elle prend un sens tantocirct

poleacutemique tantocirct eacutepisteacutemologique pour deacutesigner au final quelque chose comme

drsquoemprunter les chemins eacutecarteacutes crsquoest-agrave-dire de contrevenir deacutelibeacutereacutement au sens commun ce dont il sejustifie dans son opuscule sceptique intituleacute Sur cette commune faccedilon de parler nrsquoavoir pas le senscommun De maniegravere geacuteneacuterale Le Vayer oppose la sotte multitude qui suit le sens commun auxextravagances libertines et refuse drsquoaccorder une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans leslimites du sens commun pratiqueacute par Descartes raquo (Sylvia Giocanti laquo Descartes face au doute scandaleuxdes sceptiques raquo Dix-septiegraveme siegravecle 42002 ndeg 217 p663)

INTRODUCTION 12

lrsquoentendement sain25 Bona mens a donc drsquoembleacutee ce double sens moral (comme Sagesse)

et eacutepisteacutemologique (tantocirct poleacutemique tantocirct positif) qui persistera

(2) en franccedilais dans lrsquoexpression laquo bon sens raquo qui fait son apparition notable en

1635 dans une lettre agrave Golius (que nous aurons lrsquooccasion de rencontrer agrave nouveau AT-I-

315) et surtout dans les Discours de la Meacutethode (AT-VI-1 et pages suivantes) Dans ces

deux cas le bon sens signifie avant tout la laquo puissance de bien juger raquo et srsquoapparente agrave la

lumiegravere naturelle On en retrouve de nombreuses occurrences dans la correspondance dans

cette acception eacutepisteacutemologique qui nrsquoest jamais deacutenueacutee drsquoune dimension poleacutemique

comme recourt agrave lrsquoentendement sain par opposition agrave une certaine extravagance (AT-I-366

AT-II-583 AT-III-499) Il arrive cependant qursquoil reprenne son sens moral (laquo il nrsquoy a aucun

bien au monde excepteacute le bon sens qursquoon puisse absolument nommer bien raquo AT-IV-237)

et se rapproche agrave nouveau de la Sagesse

(3) En approfondissant lrsquoaspect laquo sanitaire raquo le latin deacutebouche sur lrsquoexpression

laquo sanus sensus raquo dont lrsquoascendance est stoiumlcienne (comme du reste les acceptions

preacuteceacutedentes) et que lrsquoon retrouve de faccedilon marqueacutee dans la Rechercher de la veacuteriteacute (AT-X-

521) juste agrave cocircteacute de la double apparition de lrsquoexpression laquo sensum communem raquo (AT-X-

517 et AT-X-527)26 La formulation latine du laquo sens commun raquo apparaicirct eacutegalement dans les

Principes (AT-VIII-85) et en une lettre cruciale pour nous (AT-IV-697) Cela permet

drsquoouvrir un champ lexical latin du sanus (agrave nouveau dans la lettre de rupture avec

Beeckman) et de la sana mens (dans le synopsis des Meacuteditations AT-VII-15 traduit en

franccedilais par laquo bon sens raquo et qui aurait pu ecirctre traduit par laquo sens commun raquo) champ

lexical

(4) de ce que le franccedilais nomme le laquo sens commun raquo terme qui apparaicirct en ce

sens chez Descartes dans lrsquoœuvre publieacutee depuis le Discours (et ces ideacutees laquo conformes raquo

ou pas au sens commun AT-VI-10 et AT-VI-77) jusqursquoaux Passions (article 77) ainsi que

25 Selon Gilson cette puissance de bien juger (ou de jugement sain) trouve son sens avant tout danslrsquoexpression franccedilaise laquo bon sens raquo lagrave ougrave la bona mens signifie la laquo Sagesse raquo Par conseacutequent il parledrsquoun laquo gallicanisme bona mens raquo importeacute depuis le franccedilais pour qualifier la formulation latine du senscommun consideacutereacute non pas moralement mais eacutepisteacutemologiquement dans ces textes (cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82) ougrave lrsquoexpression latine sanus sensus eucirct peut ecirctre eacuteteacute plusadeacutequate

26 Le texte de la Recherche de la Veacuteriteacute par la Lumiegravere Naturelle pose des problegravemes speacutecifiques Dans lamesure ougrave nous nous y reacutefeacutererons reacuteguliegraverement un point srsquoimpose cf Annexe 1

INTRODUCTION 13

dans correspondance depuis 1639 et avec une grande reacutegulariteacute (AT-II-599 AT-III-389 AT-

III-499 AT-IV-161 AT-V-208 AT-V-327) On voit que la limite entre le terme latin et

franccedilais nrsquoest pas eacutevidente si bien que le terme latin sensus communis est parfois traduit

par laquo bon sens raquo plutocirct que par laquo sens commun raquo ndash les frontiegraveres sont brouilleacutees et les

porositeacutes reacuteelles Par ailleurs comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer dans le chapitre

4 le sens commun srsquoentend en un sens objectif (il deacutesigne alors un ensemble drsquoopinions

communeacutement admises de croyances et autres contenus de penseacutee) et subjectif (il deacutesigne

alors une faculteacute et srsquoapparente plus clairement au bon sens) Geacuteneacuteralement dans la

litteacuterature philosophique on preacutefegravere lrsquoexpression bon sens dans le second cas et sens

commun dans le premier27 mais Descartes ne respecte pas toujours avec preacutecision cette

distinction Pour ne pas ecirctre dupeacute par ces ambiguiumlteacutes il faut ecirctre attentif agrave la forme des

expressions dans lesquelles le sens commun apparaicirct et par exemple distinguer les emplois

du type laquo avoir le sens commun raquo nettement subjectif (AT-III-389 agrave propos de Gassendi) et

laquo ecirctre conforme au sens commun raquo clairement objectif (AT-VI-77)

(5) Lrsquoacception qui nous inteacuteresse le moins devra cependant ecirctre traiteacutee il srsquoagit

du laquo sensus communis raquo aristoteacutelicien des scolastiques qui srsquoeacutepanouit avec enthousiasme

depuis la Regravegle XII (AT-X-414) jusqursquoagrave la Dioptrique (AT-VI-109) ainsi que dans la

correspondance avec Mersenne dans les anneacutees 1630 (AT-III-263 et suivantes) avant de

tomber en deacutesueacutetude degraves les Meacuteditations (deux apparitions AT-IX-25 l28 et 69 l4) et de

nrsquoecirctre plus que repris en passant dans les Principes comme un rappel (AT-IXB-310) Il est

tregraves probable que devant la mise en place massive du sens commun dans les significations

(3) et (4) Descartes ait abandonneacute le syntagme scolastique

On le voir donc le lexique carteacutesien nrsquoest pas marqueacute par un emploi stable de la

notion de sens commun il faudrait parler drsquoun reacuteseau (bilingue ) de signifiants plutocirct que

drsquoun veacuteritable concept stabiliseacute Dans ce reacuteseau srsquoinscrit tout un vocabulaire conseacutequent et

buissonnant auquel nous nrsquoavons pas reacuteserveacute de place particuliegravere dans ce repeacuterage lexical

et que lrsquoon rencontre avec les laquo opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo (AT-I-194) les

laquo notions communes raquo (AT-II-629) la laquo creacuteance commune raquo (AT-X-502) etc termes qui

constitueront le (tregraves) riche mateacuteriau secondaire de nos deacutemonstrations

27 Cf Andreacute Lalande laquo le sens commun () nrsquoest pas une faculteacute de lrsquoesprit un instrument judicatoire crsquoest objectivement un ensemble drsquoopinions reccedilues raquo (Vocabulaire technique et critique de laphilosophie Alcan 1926 II p765) alors que laquo le bon sens () deacutesigne la puissance de bien juger avecsang-froid et justesse dans les questions concregravetes qui ne comportent pas une eacutevidence logique simple raquo

CORPS 14

1) CORPS

laquo au moment ougrave le sens externe est mucirc par un objet lafigure qursquoil reccediloit est transporteacutee agrave une autre partie ducorps celle qursquoon appelle le sens commun (quaelig vocatursensus communis) dans le mecircme instant et sans qursquoil y aitpassage reacuteel drsquoaucun ecirctre de lrsquoune agrave lrsquoautre partie raquo ndash Reneacute Descartes Regravegle XII AT-X-413414

Le vocabulaire drsquoun philosophe les mots qursquoil emploie et la signification qursquoil leur

donne sont autant drsquoeacuteleacutements deacuteterminants pour saisir le sens de sa penseacutee On verra ainsi

dans le vocabulaire de Descartes un mot disparaicirctre et avec lui tout un pan de la

philosophie meacutedieacutevale Un autre apparaicirctra le mecircme mais diffeacuterent qui srsquoimposera jusqursquoagrave

srsquoinstaller au cœur des deacutebats philosophiques pour les anneacutees agrave venir

Pour rendre compte de cette substitution il faudra prendre la pleine mesure de la

rupture entre Descartes et ses preacutedeacutecesseurs rupture qui srsquoinscrit dans le temps long des

transformations conceptuelles et de lrsquohistoire de la notion de sens commun laquo promise agrave

eacuteclatement par la nouvelle distinction carteacutesienne des fonctions corporelles et intellectuelles

mais aussi agrave tardive meacutetamorphose par sa rencontre avec lrsquoideacutee drsquoun entendement

commun raquo1 Avant drsquoen venir dans les parties suivantes aux meacutetamorphoses nous allons

nous installer un instant au point de jonction ou plutocirct de disjonction entre ces deux

notions ndash au moment ougrave le divorce srsquoopegravere et est rendu possible interdisant tout amalgame

Crsquoest lrsquohistoire du passage drsquoun sens commun agrave lrsquoautre du scolastique au moderne (qui

attribueacute aux fonctions intellectuelles prend un sens eacutepisteacutemologique nouveau) que Descartes

nous aide agrave comprendre en se situant preacutecisement au moment ougrave le premier disparaicirct

laissant la place au second

Cette substitution ne semble pas devoir laisser un quelconque heacuteritage ndash et si nous

partons agrave la recherche de la conceptualiteacute aristoteacutelicienne et meacutedieacutevale du laquo sens commun raquo

nrsquoayons pas lrsquoespoir drsquoy trouver des pistes de compreacutehension du sens commun dans la

signification moderne du terme Nrsquoespeacuterons pas en lisant Aristote dans Descartes qursquoil y

aura plus qursquoune simple homonymie Et cependant quand bien mecircme il nrsquoy aurait aucun

1 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoRevue de Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p435

CORPS 15

rapport entre lrsquoun sens commun et lrsquoautre (ce que lrsquoon montrera) peut-ecirctre en eacutetudiant le

sens commun pour lui-mecircme saurons-nous ce que nrsquoest pas le sens commun

meacutetamorphoseacute Et preacutecisement ce que nous apprendrons crsquoest que le sens commun que

lrsquoon eacutetudiera par la suite ne sera en aucun cas assimilable agrave quelque chose de corporel au

contraire de la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne corporaliseacutee agrave lrsquoexcegraves par Descartes puis

abandonneacutee

Certes nous accordons que lrsquoacception technique nrsquoest pas laquo lrsquoacception qui nous

inteacuteresse raquo2 ndash mais il nous faut aussi lrsquoeacutetudier comme dans une parenthegravese

sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique

Agrave part deux ou trois lettres agrave Mersenne de 1640 la correspondance de Descartes ne

fait pas mention du sens commun dans la signification que lui avait donneacute la scolastique

drsquoinspiration aristoteacutelicienne et degraves les Meacuteditations Meacutetaphysiques mais surtout agrave partir

des Principes de la Philosophie il nrsquoen sera guegravere plus question sous la plume de

Descartes Les Passions de lrsquoAcircme ne srsquoy reacutefegraverent eacutegalement pas au moment drsquoeacutevoquer la

glande pineacuteale qui eacutetait pourtant anteacuterieurement consideacutereacutee comme laquo le siegravege du sens

commun raquo3 La signification de cette disparition est difficile agrave deacuteterminer faut-il y voir un

deacutesaveu de sa theacuteorie de la connaissance des Regulaelig ou plutocirct un deacutesinteacuterecirct pour la

localisation physiologique des fonctions cognitives Certes la psycho-physiologie

meacutedieacutevale drsquoinspiration aristoteacutelicienne qui localisait le laquo sens commun raquo dans le premier

ventricule est resteacutee en vigueur jusqursquoau XVIIegraveme siegravecle et fut abandonneacutee lorsque les

dissections permirent drsquoattribuer les fonctions mentales agrave des localisations plus preacutecises que

les seuls ventricules4 mais faut-il penser que Descartes participa agrave ce mouvement

drsquoabandon

La disparition de cette approche physiologique du sens commun lors du

deacuteveloppement drsquoune science du cerveau plus preacutecise nrsquoest en effet sans doute pas eacutetrangegravere

2 Antonio Livi Philosophie du sens commun Ibid p133 Agrave Mersenne le 24 deacutecembre 1640 AT-III-263 Dioptrique V AT-6-129 On ne saurait donc accorder agrave

Geneviegraveve Rodis-Lewis que le sens commun laquo se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre deDescartes p474) Certes il y apparaicirct mais il a deacutejagrave un autre sens cf infra chapitre 6 pour lrsquoanalyse dePassions de lrsquoAcircme art 77

4 Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted 2012 Pluriel p23

CORPS 16

agrave la deacutesueacutetude conceptuelle du sens commun dans son acception traditionnelle Cependant il

pourrait nrsquoecirctre pas certain que Descartes ait eacuteteacute concerneacute par ce genre de deacutebat meacutedical en

vertu drsquoune certaine indiffeacuterence de sa penseacutee physiologique au deacutetail des questions

anatomiques5 Agrave cet eacutegard il est agrave noter que selon une technique assez typique chez

Descartes lrsquoapparition du sens commun dans les consideacuterations sur les fonctions de la

connaissance et leur rapport avec les laquo parties du corps raquo est preacutesenteacutee comme un ensemble

de laquo suppositions (suppositiones) raquo6 Crsquoest pourquoi si Descartes nrsquoest pas revenu sur sa

conception de la glande pineacuteale et si entre les textes scientifiques les lettres agrave Mersenne de

1640-41 et les Passions de lrsquoAcircme crsquoest le mot seul de laquo sens commun raquo qui srsquoest envoleacute et

non pas la structure anatomique qui le soutenait crsquoest qursquoil faut trouver un autre niveau

drsquoexplication de cette disparition Pour cela il faut revenir au deacutebut de lrsquohistoire crsquoest-agrave-dire

aux Regulaelig

Que dans ce texte qui ne fut pas publieacute du vivant de Descartes il soutienne une

laquo psychologie () encore proche de celle de lrsquoEacutecole raquo7 crsquoest ce qui semble se confirmer agrave

premiegravere vue agrave propos du sensus communis ainsi laquo qursquoon [lrsquo]appelle (quaelig vocatur) raquo8 En

1628-1629 on ne trouve pas encore cette mise agrave distance radicale vis-agrave-vis de la

conceptualiteacute traditionnelle du sens commun qui se trouvera dans les Meacuteditations

Meacutetaphysiques9 mais deacutejagrave lrsquoindeacutetermination du quaelig vocatur dans la Regravegle XII indique

que Descartes se pose en simple heacuteriter reconduisant un terme technique geacuteneacuteralement

accepteacute dans les milieux savants

Pourtant ne nous y trompons pas la rupture est en reacutealiteacute deacutejagrave nettement

consommeacutee avec la tradition degraves les Regulaelig dans lesquelles Descartes a rendu

5 Raphaeumlle Andrault note de ce point de vue lrsquoambiguiteacute de la reacuteception meacutedicale du carteacutesianisme Lapenseacutee fonctionnaliste qui srsquoinspire de lrsquoesprit de la penseacutee meacutedicale de Descartes peut aboutir agrave desargumentations du type laquo il nrsquoest () pas pertinent drsquoopposer agrave lrsquoexplication des fonctions ceacutereacutebralesproposeacutees par [Descartes] les donneacutees actuelles de lrsquoanatomie raquo (La raison des corps Vrin 2016 p48)

6 Regravegle XII AT-X-412 Nous utilisons sauf mention contraire la nouvelle traduction des Œuvrescomplegravetes sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner (Gallimard 2016) Il ne fautpas neacutecessairement croire que laquo rem ita se habere raquo mais laquo quid impediet quominus easdemsuppositiones sequamini raquo Cette approche leacutegitime par exemple chez La Forge en bon carteacutesien laquo lerecourt aux hypothegraveses non attesteacutees par les dissections raquo (Raphaeumlle Andrault Ibid p46-47)

7 Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes et lemoyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p182

8 Regravegle XII AT-X-414 l29 laquo sensu communi ut vocant raquo (Meacuteditation II AT-VII-32 l18) Sur le ut vocant cf la remarque de

Geneviegraveve Rodis-Lewis (in Lettres agrave Regius Paris Vrin 1959 p168 note 1) selon laquelle lrsquoemploi parDescartes du concept meacutedieacuteval de sensus communis est toujours fait modulo une prise de distanceexplicite que lrsquoon ne trouve pas dans les cas ougrave le sens commun prend sa dimension meacutetamorphoseacutee etmoderne

CORPS 17

meacuteconnaissable la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne Chez Aristote en effet le sens commun

eacutetait la fonction de synthegravese des donneacutees de diffeacuterents sens pour produire des sensibles

communs (tels que le mouvement la grandeur ou le nombre) Cette fonction nrsquoeacutetait pas

corporelle justement parce qursquoil nrsquoy a pas laquo pour les sensibles communs quelque organe

sensoriel propre raquo10 Et si deacutejagrave les philosophes arabes situaient systeacutematiquement le sens

commun (al-ẖiss al-muštarak) depuis au moins Avicenne dans la concaviteacute anteacuterieure du

cerveau Descartes est le premier agrave affirmer aussi radicalement que celui-ci est une laquo partie

du corps (corporis partem) raquo qursquoil situe tregraves tocirct dans la glande pineacuteale (ou glande H)11 Le

sens commun est alors le lieu physique ougrave sont traceacutees les ideacutees des choses (crsquoest-agrave-dire

leur forme laquo figuras vel ideas raquo12) en tant qursquoun objet exteacuterieur est preacutesent (sinon crsquoest

lrsquoimagination qui est mobiliseacutee) Le sens commun est donc comme le veut une vieille

comparaison semblable agrave un cachet qui imprime instantaneacutement dans le cerveau la figure

qui est apparue aux sens exteacuterieurs et les a mis en mouvement Cependant chez Descartes

lrsquoaspect meacutediateur de la koinegrave aisthesis va disparaicirctre dans la mesure ougrave il laquo passe

entiegraverement sous silence la fonction syntheacutetique du sens commun raquo13 en soulignant

lrsquoimmeacutediateteacute de lrsquoimpression de la figure dans celui-ci

Qursquoil ne faille pas degraves lors surestimer le rocircle du sens commun dans cette premiegravere

preacutesentation carteacutesienne drsquoune theacuteorie de la connaissance cela a eacuteteacute rigoureusement

deacutemontreacute par Jean-Marie Beyssade Le sens commun nrsquoest plus consideacutereacute en effet comme

une instance drsquoabstraction active du sensible laquo de purification de la figure corporelle par la

mens qui la spiritualiserait en la deacutecorporeacuteisant raquo14 Les figures arrivent dans le sens

commun deacutejagrave deacutecorporeacuteiseacutee laquo puras et sine corpore raquo15 parce que Descartes refuse agrave la

fois (a) lrsquoideacutee que des espegraveces intentionnelles crsquoest-agrave-dire des laquo petites images voltigeantes

par lrsquoair raquo16 se transmettent corporellement via les sens externes et (b) lrsquoideacutee que ces

10 Aristote De lrsquoAcircme III 1 425b13 (trad R Bodeacuteuumls GF 1993) Drsquoougrave les difficulteacutes de localisation de lakoinegrave aisthesis chez Aristote qui la situe laquo dans le cœur () mais suggegravere parfois aussi le cerveau raquo (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise de Descartes sect20 Vrin 2000 p122)

11 Regravegle XII AT-XI-414 l2 et Traiteacute de lrsquoHomme AT-XI-17712 Regravegle XII AT-XI-414 l1713 Jean-Luc Marion op cit p12314 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p50915 Regravegle XII AT-XI-414 l18 Jean-Marie Beyssade commente laquo lrsquoexpression ne vise pas ce qursquoopeacutererait

speacutecifiquement ldquole sens communrdquo mais un caractegravere des figures telles qursquoelles parviennent au senscommun raquo (Ibid p508-509)

16 Dioptrique I AT-VI-85 laquo les informations voyagent aucun voltigeur ne les transporte avec lui raquo (Jean-Marie Beyssade Ibid p509)

CORPS 18

figures corporelles soient syntheacutetiseacutees et spiritualiseacutees par un sens commun actif Puisque

ce nrsquoest pas le sens commun qui eacutelabore la figura (elle est deacutejagrave lagrave lors du contact avec les

sens exteacuterieurs) laquo le rocircle syntheacutetique du sens commun [disparaicirct] raquo17 et il ne jouera plus

deacutesormais que le rocircle de stock drsquoespace de centralisation des informations rendues

disponibles agrave lrsquoacircme

Crsquoest pourquoi il est tout agrave fait envisageable de rendre compte de la disparition

progressive du sensus communis aristoteacutelicien dans le corpus carteacutesien (et en particulier

dans les Passions de lrsquoAcircme) par son inutiliteacute fonciegravere Le sens commun est en effet devenu

superflu en tant que faculteacute et se confond finalement avec son support physique la glande

pineacuteale qui suffit amplement agrave elle seule agrave rendre compte de la base mateacuterielle de nos

processus cognitifs Crsquoest au niveau de cette glande que lrsquoacircme comme laquo force cognitive

(vis cognoscens) raquo laquo exerce immeacutediatement ses fonctions raquo18 Cette mise en disponibiliteacute

du sens commun pour lrsquoacircme qui le rend inutile comme faculteacute eacutetait deacutejagrave en creux dans les

Regulaelig qui statuant sur le rapport de la raison aux donneacutees mateacuterielles fournies par les

sens concluaient agrave la distinction radicale du spirituel et du corporel Deux cas sont

cependant agrave distinguer (1) lorsque la laquo force cognitive () [reccediloit] les figures venues du

sens commun (accipit figuras a sensu communi) raquo (AT-X-45 l17) elle est certes

comparable agrave la cire informeacutee par le cachet du sens commun mais seulement per

analogiam car laquo on ne trouve dans les choses corporelles absolument rien qui lui soit

comparable (neque enim in rebus corporeis aliquid omnino huic simile invenitur) raquo (l26-

27) (2) lorsqursquoelle laquo srsquoapplique (se applicat) raquo (l19) aux figuras du sens commun cette

force joue le rocircle du cachet Cependant nonobstant cette distinction il est manifeste que la

vis cognoscens reste toujours en situation drsquoexteacuterioriteacute par rapport au sens commun19

Autrement dit la mens ne laquo [srsquoinsegravere] pas dans la chaicircne physiologique au niveau du sens

commun raquo justement en vertu de cette distinction radicale qui cantonne ce dernier au

corps20 et affirme au contraire que crsquoest seulement la vis cognoscens qui est laquo purement

spirituelle (pure spiritualem) raquo (l14)

17 Jean-Luc Marion Ibid p124 Au fond Beyssade ne dit pas autre chose laquo Si Descartes a le sentimentdrsquoune originaliteacute crsquoest agrave la fois parce qursquoil dissocie radicalement mental et corporel (ce qui rend absurdelrsquoideacutee drsquoune spiritualisation) et qursquoil geacuteomeacutetrise radicalement le corps raquo (Ibid p514) Jean-Luc Mariondans Lrsquoontologie grise y voit laquo lrsquoeacutepipheacutenomegravene drsquoune fondamentale et constante spatialisation(meacutecanique) des faculteacutes autant que de ce qursquoelles eacutelaborent raquo (Ibid p125) Cf le programme des Traiteacutede lrsquoHomme qui refuse de loger dans le corps des laquo acircmes raquo de quelque nature qursquoelles soient (AT-XI-202)

18 Regravegle XII AT-X-415 l23 et Passions de lrsquoAcircme I art32 AT-XI-35219 Regravegle XII AT-X-415 l1720 Jean-Marie Beyssade Ibid p509

CORPS 19

La preacuteeacuteminence chez Descartes revient donc agrave lrsquoentendement laquo par rapport agrave tout ce

que peut un corps ou ce qui en lrsquooccurrence revient au mecircme un sens commun raquo21 lrsquoacircme

se rapporte en effet immeacutediatement aux figures traceacutees dans ce dernier (et cela nrsquoest jamais

aussi bien marqueacute que dans la Dioptrique ougrave lrsquoacircme sent laquo en tant qursquoelle est dans le

cerveau ougrave elle exerce cette faculteacute qursquoils appellent le sens commun raquo22) et meacutediatement

aux objet exteacuterieurs Doublement passif face aux objets et face agrave lrsquoinspection de lrsquoesprit le

sens commun est au fond videacute de tout fonctionnaliteacute speacutecifique par la distinction reacuteelle et

radicalement nouvelle de lrsquoacircme et du corps dans les processus cognitifs Crsquoest cette

distinction meacutetaphysiquement fondeacutee dans les Meditationes qui rendra neacutecessaire la

disparition du sensus communis et sa meacutetamorphose agrave venir

sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations

Les Meacuteditations Meacutetaphysiques justement ne mentionnent deacutejagrave plus que deux fois

le sens commun Mais elles le font dans le cadre drsquoune laquo transition raquo globale23 puisque le

sens commun est pour la premiegravere fois assimileacute agrave lrsquoimagination et pour la derniegravere fois

mentionneacute dans son sens technique-meacutedieacuteval24

(1) En un premier lieu lors de lrsquoeacutetude du morceau de cire Descartes mentionne le

sens commun et disqualifie sa preacutetention agrave nous donner une connaissance de lrsquoobjet en

question Reconduisant ses affirmations des Regulaelig il ne placera que dans lrsquoesprit la

laquo force par laquelle agrave proprement parler nous connaissons les choses (vim illam per quam

res proprie cognoscimus) raquo25 Reprenons lrsquoargument ceacutelegravebre sous cet angle la cire

approcheacutee de la flamme change drsquoapparence et cependant crsquoest laquo la mecircme cire raquo qui

demeure laquo et personne ne peut le nier (nemo negat nemo aliter putat) raquo26 Or pour les sens

21 Jean-Marie Beyssade Ibid p51422 Dioptrique IV AT-VI-10923 En accord avec Jean-Robert Armogathe nous pensons qursquoagrave partir de ce moment le sens commun ne

signifiera plus que laquo bon sens raquo La psychologie meacutedieacutevale est derriegravere Descartes (Jean-RobertArmogathe Ibid p183)

24 Agrave noter la preacutesence du sens commun dans les Principes IV art189 Cependant le renvoi explicite agrave laDioptrique (laquo ainsi que jrsquoai assez amplement expliqueacute au quatriegraveme discours de la Dioptrique raquo AT-IXB-310) va dans le sens de ce que nous affirmons Sans changer ses positions physiologiques Descartes secontente simplement drsquoabandonner un mot dont au fond il nrsquoa plus besoin pour cet usage

25 Regravegle XII AT-X-415 l14-1526 Meacuteditation II AT-IX-24 AT-VII-30 l20

CORPS 20

externes et a fortiori pour le sens commun en lequel se rassemble ce divers ce nrsquoest plus

la mecircme chose dans la mesure ougrave la configuration spatiale de la cire donneacutee dans les sens a

radicalement changeacute

Autrement dit le laquo langage ordinaire (usu loquendi) raquo27 embrouille notre penseacutee en

attribuant au laquo sens commun raquo la puissance de voir le Mecircme alors que preacutecisement dans

la sensation (externe et commune) nous ne voyons pas la mecircme cire Au contraire nous

laquo jugeons raquo que crsquoest la mecircme crsquoest pourquoi le langage ordinaire est dans lrsquoerreur28 Mais

pas seulement le langage ordinaire chez Aristote lui-mecircme le sens commun est consideacutereacute

comme une instance de jugement puisqursquoil laquo exprime [λέγειν] la distinction raquo et

reacuteciproquement la mecircmeteacute29 Nouvelle subversion drsquoAristote le sens commun nrsquoest pas

une instance de jugement mais tout au plus un lieu de laquo transmission raquo et de laquo stockage raquo

avant mecircme laquo le processus de connaissance raquo30 crsquoest pourquoi le laquo sens commun raquo qui en

cela ne nous distingue guegravere des animaux subit une nouvelle deacutegradation dans la seconde

Meacuteditation En effet qursquoest-ce que nous donne le sens commun laquo qui ne pourrait pas

tomber en mecircme sorte dans le sens du moindre des animaux (a quovis animali haberi

posse videretur) raquo (AT-IX-25 l30-31 et AT-VII-32 l24-25)

Son association agrave la laquo puissance imaginative (potentia imaginatrice) raquo (AT-IX-25

l28) laquo un hapax dans les traiteacutes de Descartes raquo31 ne lui donne drsquoailleurs pas un statut

nouveau Degraves les Regulaelig en effet le sens commun jouait laquo le rocircle drsquoun cachet pour former

dans la fantaisie ou imagination comme dans la cire ces figures ou ideacutees raquo32 Certes pour

un lecture drsquoAristote il pourrait nrsquoy avoir lagrave rien drsquoeacutetonnant et la deacutefinition de

lrsquoimagination chez le Satgirite (laquo ce qursquoon imagine est une affection du sens commun raquo33)

semblerait au contraire confirmeacutee Mais si chez Descartes il y a une laquo [meacutediatisation] du

27 Meacuteditation II AT-IX-25 AT-VII-32 l228 laquo car nous disons que nous voyons la mecircme cire si on nous la preacutesente et non pas que nous jugeons

que crsquoest la mecircme (dicimus enim nos videre ceram ipsammet si adsit non eam adesse judicare) raquo (AT-IX-25 AT-VII-32) Cependant laquo un homme qui tacircche drsquoeacutelever sa connaissance au delagrave du commun(supra vulgus) doit avoir honte de tirer des occasions de douter des formes et des termes de parler duvulgaire (formis loquendi quas vulgus invenit) raquo (AT-IX-25 et AT-VII-32 l14-15) Ce faisant Descartessrsquoinscrit dans lrsquohistoire de la laquo deacutevalorisation eacutepisteacutemologique du ldquocommunrdquo raquo selon Dardot et Laval lesauteurs de Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle Srsquoappuyant sur ce texte de la Meacuteditation IIles auteurs reprochent agrave Descartes de dissocier le bon sens du laquo commun raquo qui serait rejeteacute du cocircteacute duvulgus crsquoest-agrave-dire du peuple (cf le chapitre laquo Le commun entre le vulgaire et lrsquouniversel raquo inCommun La Deacutecouverte 2014 p41-42) Nous soutenons au contraire des auteurs (cf en particulierinfra chapitres 2 et 6) que Descartes ne laquo meacuteprise raquo pas le commun

29 Aristote Traiteacute de lrsquoacircme III 2 426b2130 Jean-Luc Marion Ibid p124 et 12631 Jean-Robert Armogathe Ibid p18332 Regravegle XII AT-X-41433 Aristote De la meacutemoire 450a10-11

CORPS 21

rapport entre sensation et imagination par le sens commun raquo crsquoest plus pour enlever agrave

lrsquoimagination aristoteacutelicienne son dynamisme propre (et corporaliser lrsquoimagination) que

pour revaloriser le sens commun et lui restituer une certaine forme drsquoactiviteacute34 Chez

Descartes en effet et depuis 1633 avec lrsquoHomme srsquoest mise en place une laquo unification

corporelle des lieux raquo de lrsquoimagination et du sens commun laquo qui ne sera plus jamais remise

en question raquo35 La meacutecanisation de la sensation srsquoacte donc dans la Meacuteditation II qui en

retirant tout espoir de jugement au sens eacutelimine deacutefinitivement le sens commun de lrsquoespace

de la connaissance ndash ce que confirme eacutegalement la theacuteorie carteacutesienne de la sensation

eacutevoqueacutee dans les Sixiegravemes reacuteponses qui enlegraveve aux sens toute capaciteacute judicative laisseacutee agrave

lrsquoentendement seul

(2) En un second lieu le laquo sens commun raquo reacuteapparaicirct dans le cadre de lrsquoexamen du

rapport entre la laquo bonteacute de Dieu raquo et la possibiliteacute drsquoun dysfonctionnement dans la nature

de lrsquohomme Le sens commun fait partie de ce dispositif corporel propre agrave la conservation

de lrsquohomme il est par deacutefinition le sens de la normaliteacute de laquo ce qui est le plus propre et le

plus ordinairement utile agrave la conservation du corps humain (ad hominis sani

conservationem quammaxime et quam frequentissime conducit) raquo36 dans la mesure ougrave il

laquo fait sentir la mecircme chose agrave lrsquoesprit (menti idem exhibet) raquo quand il est dispositionneacute dans

une mecircme configuration par la preacutesence drsquoun objet identique Attention cependant comme

nous venons de le voir ce nrsquoest pas lui qui juge de la mecircmeteacute mais lrsquoacircme puisque en effet

la disposition du sens commun nrsquoest que la disposition drsquoune partie du cerveau (et mecircme

laquo une des ses plus petites parties (una tantum exigua ejus parte) raquo) parcelle de matiegravere qui

drsquoelle-mecircme ne juge pas Cependant pour le bien de la survie du composeacute il incline agrave

juger de la mecircmeteacute ce qui est fort utile laquo comme en teacutemoignent une infiniteacute

drsquoexpeacuteriences raquo Et en effet lorsque par exemple le composeacute est mis en danger la

reconnaissance drsquoune douleur deacutejagrave eacuteprouveacute fait que laquo lrsquoesprit est averti et exciteacute agrave faire son

possible pour en chasser la cause raquo37 Nous aurons lrsquooccasion de revenir plus tard (cf infra

chapitre 3) sur ce lien fondamental entre le sens commun et lrsquoimpetus naturalis dans le

cadre de la conservation du composeacute humain

34 Jean-Luc Marion Ibid p124-12535 Jean-Marie Beyssade art cit p503 Ainsi Descartes est celui qui pousse le plus avant le rapprochement

du sens commun et de lrsquoimagination par opposition aux manuels scolastiques qui insistent sur la laquo dualiteacutedes sens internes raquo laquo deacutesormais deacutefinitivement abandonneacutee raquo par les consideacuterations sur la glande pineacuteale

36 Meacuteditation VI AT-VII-87 AT-IX-70 Sur la relation entre sens commun et conservation du corpsnotamment dans la sixiegraveme Meacuteditation cf infra chapitre 3

37 Meacuteditation VI AT-IX-70

CORPS 22

sect7 Deux possibiliteacutes de transition

Si lrsquolaquo eacuteclatement raquo de la notion de sens commun est le fait de sa corporalisation sa

laquo meacutetamorphose raquo intellectuelle semble nrsquoavoir gardeacute aucun heacuteritage de son passeacute

aristoteacutelicien38 Nous voudrions cependant avant drsquoabandonner le sensus communis

envisager succinctement deux hypothegraveses drsquoune continuiteacute possible ou plutocirct drsquoune

transition (toute continuiteacute eacutetant rendue probleacutematique par la geacuteneacutealogie propre du sens

commun ndash notamment stoiumlcienne cf infra chapitre 4) Le caractegravere marginal de ces

transitions possibles sera attesteacute par le lieu de leur suggestion ndash dans des passages tregraves

court de deux articles de la litteacuterature secondaire

(1) Une note de Jean-Marie Beyssade39 fait allusion agrave la possibiliteacute drsquoune transition

par deacuteplacement Le sens commun en effet dans la mesure ougrave il srsquooppose aux sens

externes peut ecirctre assimileacute aux sens inteacuterieurs Degraves lors dans lrsquoeacuteconomie carteacutesienne du

rapport de lrsquointeacuterieur et de lrsquoexteacuterieur il peut acqueacuterir un statut nouveau Comment

comprendre cette inteacuterioriteacute du sens commun Srsquoil est certain en effet qursquoil peut ecirctre

seulement consideacutereacute partes extra partes en tant qursquoil est un morceau de corps en ce qursquoil

srsquooppose aux sens exteacuterieurs nrsquoy a-t-il pas lieu de srsquointerroger sur lrsquoideacutee drsquoune laquo inteacuterioriteacute

meacutetaphysique qui rapproche sens inteacuterieurs et raison raquo40 Le sens commun serait alors

deacuteplaceacute du corps vers lrsquounion de lrsquoacircme et du corps en tant qursquoil srsquoapparente au sens

inteacuterieur la dissociation nette des fonctions corporelles et intellectuelles en effet a pour

conseacutequence la laquo [reacuteduction] au maximum de la fonction du sens commun raquo (ce que nous

avons constateacute) et degraves lors laquo il ne reste guegravere pour teacutemoigner de lrsquoexistence du travail

inteacuterieur raquo des passions dans le cadre de cette union que le laquo sens inteacuterieur raquo41

38 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoart cit p435

39 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo art cit p508note 3 Sauf mention contraire les citations suivantes sont tireacutees de cette note

40 Il faudrait cependant voir jusqursquoagrave quel point les textes carteacutesiens peuvent soutenir un tel deacuteplacement Encitant lrsquoarticle 85 des Passions de lrsquoAcircme il nrsquoest pas certain que Jean-Marie Beyssade srsquoautorise drsquountexte ougrave les laquo sens inteacuterieurs raquo signifient autre chose que le goucirct et lrsquoodorat par opposition aux sens ditslaquo exteacuterieurs raquo que sont vue ouiumle et toucher (Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute lrsquoinstitutionnaturelle des passions et la notion carteacutesienne du ldquosens inteacuterieurrdquo raquo Revue Philosophique de la France etde lrsquoEacutetranger T 178 No 4 1988 p460-461) Quand agrave lrsquoarticle des Principes qui eacutevoque le rapport entrelaquo passions raquo et sens inteacuterieur (Principes IV art190 AT-IXB-311) son caractegravere insulaire nrsquoautorise agraveaucune conclusion Plus remarquable est au final le fait que dans le traiteacute des Passions le laquo senscommun raquo nrsquoapparaicirct qursquoune seule fois et en un sens tout agrave fait nouveau qui sera examineacute en son lieu (cfinfra chapitre 7)

41 Denis Kambouchner Ibid p482

CORPS 23

Ainsi reconduit vers laquo la troisiegraveme notion primitive raquo le sens commun srsquoinscrit

dans le cadre drsquoune laquo affiniteacute raquo de laquo lrsquointeacuterioriteacute de la penseacutee agrave elle-mecircme raquo et de laquo la

situation agrave lrsquointeacuterieur du cerveau raquo42 Le lien tregraves eacutetroit de la penseacutee avec cette petite partie

du cerveau que constitue le sens commun pourrait justifier une telle laquo affiniteacute raquo et in fine

rendre compte de la possibiliteacute drsquoune spiritualisation du sens commun Inscrire le sens

commun dans le cadre de lrsquounion crsquoest en anticipant les analyses naturalistes du sens

commun (cf infra chapitre 3) majorer la part de lrsquoinstitution de la nature et du sentiment

inteacuterieur dimensions tout agrave fait deacuteterminantes pour la philosophie du sens commun Et si

deacutejagrave Malebranche ouvrait la voie agrave une fondation de lrsquoexistence de soi et de la liberteacute sur

le sentiment inteacuterieur43 Claude Buffier consideacuterera que laquo la premiegravere source et le premier

principe de toute veacuteriteacute dont nous soyons susceptibles est le sentiment intime qursquoa chacun

de nous de sa propre existence et de ce qursquoil en eacuteprouve en lui-mecircme raquo44

(2) Drsquoautre part une remarque de John Morris met en avant la possibiliteacute drsquoune

transition sous le forme drsquoun paralleacutelisme entre les deux sens commun On a deacutejagrave remarqueacute

de nombreux paralleacutelismes entre les fonctions du corps et de lrsquoesprit chez Descartes et il y

a en effet une laquo seacuterie entiegravere drsquohomologies [counterparts] esprit-corps raquo et par exemple

laquo la vis cognoscens ou ldquopouvoir de connaicirctrerdquo dans les Regravegles se dit comme lrsquohomologue

mental du sensus communis purement physique raquo45 Et il est vrai que dans les Regulaelig la

puissance de connaicirctre est comme le sens commun compareacutee agrave un laquo cachet raquo Descartes

cependant on lrsquoa vu nous met en garde et limite a priori cette homologie laquo ce qui

toutefois est agrave prendre ici seulement par analogie (ns) car on ne trouve dans les choses

corporelles absolument rien qui lui soit semblable (quod tamen per analogiam tantum hic

est sumendum neque enim in rebus corporeis aliquid omnio huic simile invenitur) raquo46 Lagrave

ougrave Bossuet consideacuterait par exemple que le sens commun corporel pouvait ecirctre

laquo transporteacute aux opeacuterations de lrsquoesprit raquo voyant une continuiteacute reacuteelle47 nous preacutefeacutererions

42 Jean-Marie Beyssade Ibid p50843 laquo Nous sommes mecircmes convaincus de notre liberteacute par la mecircme raison qui nous convainc de notre

existence car crsquoest le sentiment inteacuterieur que nous avons de nos penseacutees qui nous apprend que noussommes raquo (Ier Eacuteclaircissement agrave la Recherche de la Veacuteriteacute in Œuvres complegravetes I eacuted G Rodis-LewisBibliothegraveque de la Pleacuteiade 1979 p 807)

44 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes et de la source de nos jugements I 1 in Cours de sciencesParis 1732 p558 colonne de gauche

45 John Morris laquo Descartesrsquo Natural Light raquo Journal of the History of Philosophy 11 2 Avril 1973 p18346 Regravegle XII AT-X-41547 Bossuet De la connaissance de Dieu et de soi-mecircme Fayard 1990 p17 Seulement Bossuet eacutetait en

retard sur son temps qui eacutecrivait en 1722 que le sens commun eacutetait eacutetabli dans sa veacuteritable significationen tant qursquoil se rapporte aux opeacuterations du corps

CORPS 24

du point de vue carteacutesien proceacuteder agrave une nette distinction entre les opeacuterations corporelles

et intellectuelles quitte agrave deacuteboucher sur une solution de continuiteacute

Il y a donc deux faccedilons de consideacuterer la question de la transition (a) en soulignant

lrsquoimportance du rocircle de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps et du sentiment inteacuterieur qui rend

preacutesent agrave lrsquoacircme dans le monde un certain nombre drsquoobjets on met en avant la veacuteriteacute de

lrsquoexpeacuterience naturelle qui laquo a raison () contre lrsquoentendement analytique raquo48 drsquoaffirmer

lrsquouniteacute du composeacute et le plan du veacutecu (cf infra chapitre 3) (b) soit lrsquoon reconnaicirct

lrsquoimpossibiliteacute de conclure positivement agrave une continuiteacute et lrsquoon se contente alors

drsquoapporter une reacuteponse neacutegative peut-ecirctre faut-il voir au final dans la laquo tardive

meacutetamorphose raquo du sens commun la seule conseacutequence de la subversion carteacutesienne des

cateacutegories aristoteacuteliciennes Pour que le sens commun fut assimileacute agrave la raison il fallait que

sa conceptualisation aristoteacutelicienne soit tireacutee du cocircteacute du corps et que drsquoun laquo personnage raquo

qui agirait elle devicircnt une partie du corps doublement passive49 Pour que le sens commun

fut assimileacute agrave la raison il fallait que sa corporaliteacute soit eacutetablie et que ainsi corporaliseacute il se

laquo meacutetamorphose raquo et prenne un sens nouveau et rationnel Il fallait comme lrsquoa bien vu

Sartre qursquoil en aille du bon sens comme de lrsquoessence de lrsquohomme et que le reste ne

consiste qursquoen laquo des accidents corporels raquo50

48 Denis Kambouchner art cit p48249 Selon le programme de lrsquoarticle 47 des Passions de lrsquoAcircme AT-XI-36436550 Jean-Paul Sartre laquo La liberteacute carteacutesienne raquo Situations I 1947 p294

HISTOIRE 25

2) HISTOIRE

laquo On ne doit jamais avancer des propositions si eacuteloigneacuteesde la creacuteance commune si on ne peut en mecircme temps fairevoir quelques effets raquo ndash Reneacute Descartes Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-502

Le sens commun dissocieacute de toute corporaliteacute Descartes prend garde agrave ne point le

laisser tomber dans les bras de lrsquohistoire Toutes les figures historiques du sens commun en

sont en effet des figures deacutechues au premier rang desquelles le preacutejugeacute synonyme

drsquoenfance de lrsquohumaniteacute Vient ensuite le consentement universel qui ne supporte pas

lrsquoexception et dont lrsquoillusion finit toujours par choir devant le tribunal du perfectionnement

de la raison Crsquoest dans les mailles de lrsquohistoire que les preacutetentions eacutepisteacutemiques du sens

commun sont ainsi chacirctieacutees il est alors reacuteduit agrave ses expressions les plus neacutegatives et les

plus susceptibles drsquoecirctre disqualifieacutees celles dont il ne fait aucun doute qursquoelles sont le

symbole de lrsquoerreur

Descartes les commentateurs lrsquoont vu nrsquoest pas un penseur de lrsquohistoire Son sens

commun sera donc deacuteshistoriciseacute la connaissance veacuteritable se situe hors du temps parce

qursquoen connaissant le sujet laquo [rejette] lrsquohistoire raquo et creacutee par sa liberteacute une rupture dans

celle-ci1 Il nrsquoy a drsquohistoire que du preacutejugeacute pas de lrsquoexercice libre du jugement qui survole

le temps et ne se laisse pas saisir par lui Le sens commun qui est lrsquoexercice droit de ce

jugement (cf infra chapitre 4) sera donc chez Descartes irreacuteductible agrave lrsquohistoriciteacute propre

aux croyances et aux opinions erroneacutees de lrsquohumaniteacute ndash et en tant qursquoil est un retour

pensant sur ces preacute-connaissances il en sera la neacutegation anhistorique Contrairement agrave

Leibniz qui rend le bon sens agrave la culture et en fait un preacuterogative des nations civiliseacutees

Descartes lui donne le maximum drsquoextension et lui refuse toute restriction historique en le

situant dans la nature de lrsquohomme

Crsquoest en cela qursquoon peut consideacuterer qursquoil a commis le laquo pecirccheacute raquo de toute

philosophie meacutetaphysique et qursquoil nrsquoa pas su voir que laquo lrsquohomme est le reacutesultat drsquoun

1 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes 1950 Puf 2011 p245 Cfeacutegalement page 346 la conclusion de lrsquoauteur laquo Le temps de Descartes explique tout en Descartes saufce que Descartes pensa de ce temps La situation de lrsquohomme explique tout en lrsquohomme sauf le jugementque sa penseacutee libre porte sur cette situation () raquo

HISTOIRE 26

devenir que la faculteacute de connaicirctre lrsquoest aussi raquo2 ndash crsquoest en cela aussi que Leibniz (et

Pascal avant lui3) pourrait ecirctre plus agrave mecircme de donner des pistes pour comprendre dans la

theacutematisation du sens commun lrsquoeacutevolution des donneacutees de lrsquoanthropologie lrsquohistoire des

croyances et une forme de continuiteacute dans le savoir

Solitaire ainsi que lrsquoon se lrsquoimagine geacuteneacuteralement le libre penseur carteacutesien exerce

sans frayeur son jugement en survol de lrsquohistoire passeacutee qui nrsquoest pour lui que lrsquohistoire

des choses qursquoil a reccedilues en sa creacuteance sans y avoir encore appliqueacute avec attention la force

nouvelle de sa raison adulte Cette force qui est proprement ce que Descartes nomme le

laquo bon sens raquo ou la raison il faut pour la comprendre (1) rendre compte des critiques qursquoil

adresse aux preacutejugeacutes ou au consentement universel crsquoest-agrave-dire aux figures deacutechues du

sens commun Mais cela est insuffisant qui risquerait de laisser Descartes dans lrsquoimpasse

drsquoun sens commun par trop abstrait sans contenu et incapable agrave la diffeacuterence de Leibniz

de penser les droits de lrsquoeacutevolution Crsquoest pourquoi contre le mythe du commencement

radical (2) il ne faudra pas neacutegliger que chez Descartes le preacutejugeacute ne se distingue du sens

commun que par sa forme historique autrement dit drsquoun preacutejugeacute agrave une penseacutee du sens

commun le contenu peut rester le mecircme une fois passeacute lrsquoeacutepisode du doute Crsquoest alors un

sens commun historique qui est reacuteintroduit chez Descartes lui-mecircme ce sens commun

objectif qui est la somme de ces opinions simples reccedilues par tous et depuis fort longtemps

et dont la meacutetaphysique carteacutesienne veut ecirctre la reacute-institution

sect8 Preacutejugeacutes et barbares

Dans un premier temps cependant Descartes nrsquoest pas philosophe agrave srsquoembrasser

avec trop de scrupules du passeacute il faut se laquo deacutefaire de toutes les opinions raquo4 leacutegueacutees par

notre histoire Ces opinions ne sont pas toutes en elles-mecircmes fausses et si elles entrent

dans la cateacutegories des preacutejugeacutes ce nrsquoest pas tant par leur contenu que par leur acceptation

sur un mode irreacutefleacutechi Pour le reste Descartes ne cachera pas que ses opinions sont

conformes agrave celles du sens commun mais ce qui vaut pour le sens commun vaut

2 Friedrich Nietzsche Humain trop humain un livre pour esprits libres sect2 trad Robert RoviniGallimard 1988 p32

3 Ferdinand Alquieacute op cit p245 laquo crsquoest Pascal qui pense en historien et Descartes en existentialiste raquo4 Meacuteditation I AT-IX-13

HISTOIRE 27

eacutegalement pour les preacutejugeacutes ndash agrave savoir qursquoils doivent faire lrsquoobjet drsquoun examen attentif

visant agrave les requalifier agrave les positionner agrave leur place dans lrsquoeacutedifice du savoir Il faut alors

reacutepondre agrave deux questions comment srsquoopegravere et que signifie cette entreprise de mise entre

parenthegravese des preacutejugeacutes pour le concept carteacutesien de sens commun Cette mise entre

parenthegravese est-elle seulement possible et Descartes en a-t-il saisi tous les enjeux

Les modaliteacutes drsquoapproche du preacutejugeacute sont dans les diffeacuterents textes ougrave elles sont

abordeacutees toujours de la forme suivant (i) lrsquoenfance lrsquoacircge ougrave lrsquoacircme est laquo si eacutetroitement

lieacutee au corps raquo5 voit se former les premiegraveres opinions drsquoune physique naiumlve (supporteacutee par

une meacutetaphysique inconsciente et une forme drsquoempirisme) concernant le monde exteacuterieur

sa substantialiteacute et la faccedilon dont il agit sur lrsquoacircme Ces premiers rapports avec le monde

exteacuterieur embrouillent les ideacutees inneacutees qui sont en nous degraves le deacutepart et dont il faudra

prendre conscience en apprenant agrave nous deacutetacher des sens (ii) Agrave cela srsquoajoutent les

jugements que nous recevons de nos nourrices de nos percepteurs et de nos professeurs6 Agrave

proprement parler il ne srsquoagit pas encore de preacutejugeacutes puisque ceux-ci apparaissent

deacutefinitivement lorsque (iii) ayant atteint lrsquoacircge de raison nous avons accepteacute en notre

creacuteance ces jugements sans prendre garde qursquoenfants laquo nous nrsquoeacutetions pas capables de bien

juger raquo rationalisant a posteriori des croyances pourtant fondamentalement infra-

rationnelles La force des preacutejugeacutes vient alors de ce que lrsquoancestraliteacute de ces jugements leur

donne pour nous le statut de laquo notions communes raquo7 qursquoil il est difficile de remettre en

cause par la suite

La raison arrive toujours trop tard Et quand bien mecircme elle srsquointroduirait avec

force dans ces preacutejugeacutes pour mettre de lrsquoordre toujours laquo nous manquons agrave nous

souvenir raquo de lrsquoirrationaliteacute de ceux-ci et en deacutepit du bon sens nous laissons emporter par

lrsquoinertie de nos croyances8 Crsquoest drsquoailleurs ce qui rend lrsquoentreprise du doute insenseacutee laquo il

srsquoagit de preacutejugeacutes qui remontent agrave lrsquoenfance et les deacuteraciner ne sera pas une petite affaire raquo

preacuteviens Henri Gouhier9 On se rend bien compte de la difficulteacute qursquoil y a lagrave la lecture des

5 Principes I art71 laquo Que la premiegravere et principale cause de nos erreurs sont les preacutejugeacutes de notreenfance raquo AT-IXB-58

6 Dans la lettre agrave Pollot drsquoavril-mai 1638 Descartes ajoute agrave cette preacutesentation standard une clausesociologique sur laquelle nous aurons lrsquooccasion de revenir Elle affirme que les grands ont plus dechance drsquoavoir de nombreux preacutejugeacutes leurs percepteurs en eacutecoutant leurs caprices ne leurs rendirent passervice (cf infra sect13)

7 Principes I art71 AT-IXB-59 Sur les notions communes cf Annexe 38 Principes I art 72 laquo Que la seconde est que nous ne pouvons oublier ces preacutejugeacutes raquo AT-IXB-60 Cette

inertie est marqueacutee dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques par les nombreuses difficulteacutes que rencontre lasujet meacuteditant agrave se deacutetacher de ses anciennes opinions pour poursuivre son propre chemin

9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes 1962 Paris Vrin 1999 4 p32

HISTOIRE 28

objections du pegravere Bourdin agrave la meacutetaphysique carteacutesienne montre bien que lrsquoon peut

difficilement concevoir le projet de deacuteraciner une agrave une les opinions les plus anciennes et

les plus attesteacutees qui sont partageacutees entre les hommes

Crsquoest qursquoen effet il ne srsquoagit pas seulement des preacutejugeacutes de lrsquoenfance Non

seulement il faut remettre en cause le passeacute de lrsquoindividu mais eacutegalement le laquo passeacute de

lrsquohumaniteacute raquo lequel transmet par laquo lrsquointerdeacutependance des hommes entre eux et des

geacuteneacuterations entre elles () avant tout () des preacutejugeacutes communs raquo10 La rupture est donc

beaucoup plus radicale qursquoune simple mise agrave part drsquoopinions individuelles crsquoest agrave

lrsquoheacuteritage de lrsquohistoire aux preacutejugeacutes qui y sont veacutehiculeacutes que Descartes srsquoen prend Pour

cela il faut donc ecirctre attentif agrave lrsquohistoire seulement en ceci qursquoelle est porteuse drsquoerreurs

plus que de veacuteriteacutes de preacutejugeacutes plus que drsquoopinions droites

Prenons lrsquoexemple du vide Les laquo preacutejugeacutes communs de lrsquoenfance raquo nous ont

persuadeacutes contre le bon sens qursquoil y a du vide lagrave ougrave notre sensation nrsquoatteint rien ndash et le

langage ordinaire rajoute agrave lrsquoillusion de nos sens la force de la coutume en appliquant le

preacutedicat laquo vide raquo agrave tout espace dans lequel aucune sensation ne nous signale lrsquoexistence de

quelque corps11 Le jugement de bon sens12 reconnaicirctra qursquoil ne peut y avoir drsquoespace sans

quelque chose qui lrsquoemplisse drsquoune faccedilon ou drsquoune autre contre les preacutejugeacutes communs il

ne faut pas craindre de penser librement et srsquoexposant agrave la laquo riseacutee des enfants et des esprits

faibles raquo (qui ne sont que les signes vivants des stades anteacuterieurs de la connaissance) laquo se

deacutefier des opinions dont [on a eacuteteacute] ainsi preacutevenus degraves lrsquoenfance raquo13 Du point de vue de

Descartes la supeacuterioriteacute de lrsquoentendement sur les sens nrsquoest autre chose que la supeacuterioriteacute

de lrsquoacircge raisonnable sur lrsquoacircge enfantin Buffier ne pensait pas autrement qui deacutefinissait le

sens commun comme la disposition agrave bien juger pour tout homme laquo parvenu agrave lrsquoacircge de

raison raquo14

Crsquoest Pascal qui le premier reacuteintroduira les droits du temps long Certes il faut se

meacutefier de lrsquoancien mais peut-ecirctre plus encore des theacuteories nouvelles qui produisent des

10 Yvon Belaval Leibniz critique de Descartes Gallimard 1960 p99 et 114 (nous soulignons)11 Agrave Henry More le 5 feacutevrier 1648 AT-V-271 et Principes II art17 pour le langage ordinaire (AT-IXB-72)

et supra note 28 p2012 Sans que cela nrsquoapparaisse en latin dans la lettre agrave Henry More citeacutee ci-dessus Clerselier eacutecrit dans sa

traduction qursquoil laquo reacutepugne au bon sens raquo qursquoil en aille autrement Lrsquoexpression nrsquoest pas ici sous la plumede Descartes mais elle permet de rendre des expressions qursquoon y trouve comme laquo facile omnesimaginantur raquo (AT-V-271 l7)

13 Agrave Alphonse Pollot avril-mai 1638 AT-II-39 Quand au preacutejugeacutes donc laquo les personnes de bon jugement[ie ayant le sens commun] ne doivent jamais srsquoy arrecircter raquo (Agrave J-B Morin le 13 juillet 1638 AT-II-213)

14 Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysique agrave la porteacutee de tout le monde Paris 1725 p100 Et pourDescartes Sixiegraveme Reacuteponses AT-IX-237

HISTOIRE 29

ideacutees tout aussi laquo capables des nous abuser raquo15 Ainsi ceux qui argumentent contre

lrsquoexistence du vide critiquent les sens au contraire pour Pascal crsquoest lrsquoeacuteducation qui a

laquo corrompu [notre] sens commun raquo et pour ce qui est de la veacuteriteacute sur le vide il faut en

revenir agrave un laquo avant raquo agrave une laquo premiegravere nature raquo qui est celle de la vie quotidienne de

lrsquousage ordinaire du langage et drsquoun certain instinct naturel (cf infra chapitre 3) dont

Descartes faisait la critique dans les Principes La laquo premiegravere nature raquo de Pascal se veut

concregravete fondeacutee sur les sens et la coutume

Au contraire lorsque Descartes situe le sens commun dans lrsquoideacutee drsquoune nature

humaine crsquoest sur la base drsquoune opposition sauvage entre laquo la nature raisonnable de

lrsquohomme et sa condition historique raquo16 Sauvage Certes car crsquoest la culture qui est

attaqueacutee et pour que lrsquohomme soit authentiquement raisonnable Descartes recourt agrave une

reacutefeacuterence abstraite agrave une premiegravere nature fantasmeacutee il srsquoagit drsquoune nature raisonnable

consubstantielle agrave lrsquohomme et non drsquoun quelconque impetus naturalis Leibniz ne

manquera pas de voir dans ce proceacutedeacute quelque barbarie et laquo agrave la reacutevolution carteacutesienne ()

ne [cessera] drsquoobjecter les exigences drsquoune eacutevolution raquo17 de la penseacutee par accumulation Il

nrsquoy a rien de moins eacutetrange agrave Leibniz que lrsquoideacutee drsquoune reacutevolution agrave laquelle il oppose la

neacutecessiteacute de refaire valoir les droits des Denkmittel du sens commun (autrement dit de

lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps) neacutecessiteacute soutenue par la comparaison

pascalienne de lrsquohumaniteacute avec un seul homme apprenant continucircment18 La politique

leibnizienne de la connaissance est conservatrice

Si en effet laquo le sujet connaissant est lrsquohumaniteacute toute entiegravere raquo19 lrsquoensemble de tous

les savoir pratiques comme theacuteoriques constitue laquo le plus grand treacutesor du genre humain et

le veacuteritable heacuteritage que nos ancecirctres nous ont laisseacute raquo20 Il nrsquoest nullement question

drsquoentrer en rupture avec cet heacuteritage mais bien au contraire de le conserver jalousement le

15 Blaise Pascal Penseacutees laquo Imagination raquo Fragment Vaniteacute ndeg3138 Sellier 78 Mecircme fragment pour lescitations suivantes Il est remarquable que Pascal mentionne ici le laquo sens commun raquo terme dont il est parailleurs assez avare La plupart des mentions pascaliennes du sens commun seront analyseacutees (cf Index)

16 Henri Gouhier op cit p5017 Yvon Belaval op cit p12518 Blaise Pascal Preacuteface au traiteacute du vide GF 1985 p62 Pour lrsquoideacutee des laquo Denkmittel du sens commun raquo

comme approche de lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps long cf William James laquo Pragmatisme etsens commun raquo in Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad NathalieFerron Paris Flammarion 2007 p211

19 Yvon Belaval Ibidem20 Gottfried Wilhelm Leibniz laquo Discours touchant la meacutethode de la certitude et lrsquoart drsquoinventer raquo Die

Philosophischen Schriften Berlin Weidmannsche Buchhandlung 1890 vol VII p174 et p180-181 pourlrsquoeacutenumeacuteration des parties pratiques de cet heacuteritage

HISTOIRE 30

rassembler et le livrer aux geacuteneacuterations futures Drsquoougrave chez Leibniz une theacuteorie

contextualiseacutee et historiciseacutee du bon sens dans la mesure ougrave ce ne sont que les peuples qui

ont deacuteveloppeacute cet esprit et appris de cet heacuteritage qui ont laquo quelque sujet de srsquoattribuer

lrsquousage du bon sens preacutefeacuterablement aux barbares raquo21 Il y a lagrave chez Leibniz quelque

rancœur agrave lrsquoeacutegard de lrsquoattribution universelle et sans distinction du bon sens chez Descartes

(cf infra chapitre 6) sous la plume duquel on ne trouvera jamais une conception agrave ce

point historique du sens commun Est-ce agrave dire que Descartes aura parleacute laquo pour la barbarie

contre la culture raquo22 On pense plutocirct qursquoil aura reacutegresseacute en-deccedilagrave de cette distinction en

inscrivant le sens commun dans une perspective agrave la fois plus naturelle mais ougrave la

reacutefeacuterence agrave la barbarie et aux anciens temps se veut ecirctre la pierre de touche de lrsquoinneacuteisme

En effet si lrsquoon veut dire que Descartes a parleacute pour la barbarie contre la culture il

faudra aller du cocircteacute du Jugement de Balzac ougrave (laquo ce qui est sucircrement unique dans lrsquoœuvre

de Descartes raquo affirme avec erreur Gouhier23) il est question de situer la preacuteeacuteminence du

laquo bon sens raquo dans le passeacute car lrsquolaquo inculture des premiers temps raquo nrsquoempecircchait guegravere une

espegravece drsquolaquo ardeur pour la veacuteriteacute et lrsquoabondance du sensus raquo24 Reacutegressant en deccedilagrave de

lrsquohistoire (qursquoil identifie pour large partie au preacutejugeacute) Descartes preacutefegravere inscrire son bon

sens dans une nature probablement fantasmeacutee ndash en cela Leibniz et Descartes srsquoopposent

frontalement

21 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I II sect20 Flammarion 1990 eacutedJ Brunschwig p77

22 Ibidem23 Henri Gouhier op cit p102 Nous disons avec erreur car on trouve un thegraveme tregraves proche non seulement

dans la Regravegle IV qui mentionne laquo certaines premiegraveres semences de veacuteriteacutes que la nature a deacuteposeacutees danslrsquoesprit des hommes [et qui] ont eu tant de vigueur dans cette frustre et pure antiquiteacute (prima quaeligdamveritatum semina humanis ingeniis a natura insita tantas vires in rudi ista et pura antiquitatehabuisse) raquo AT-X-376) mais eacutegalement du cocircteacute de La Recherche de la Veacuteriteacute (ougrave laquo les premiers qui ontobligeacute le genre humain agrave croire (primi genus humanum ad haec omnia credenda adegerunt) raquo agrave certainesthegraveses meacutetaphysiques avaient laquo de tregraves fortes raisons pour les prouver raquo (AT-X-504) Par ailleurs il estremarquable que dans les Septiegravemes Reacuteponses le vocabulaire des opinions laquo tregraves anciennes eacutetant tregravesveacuteritable raquo (AT-IX-464) est fondamental comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer par la suite

24 Jugement sur quelques lettre de Monsieur de Balzac AT-I-9 Clerselier traduit sensus par laquo bon sens raquotraduction qui nous semble leacutegitimeacutee par la mention contraire de la laquo dissension raquo Descartes en effetjoue reacuteguliegraverement sur la structure drsquoopposition entre laquo ceux qui ont le sens commun assez bon raquo et ladiscorde produite par ceux qui sont laquo imbus drsquoopinions contraires raquo (par exemple Au Pegravere Charletoctobre 1644 AT-IV-161) Sur le rapport entre inculture et sens commun cf infra chapitre 7 Sur ledimension politique de lrsquoopposition structurelle entre sens commun et dissension cf infra sect29

HISTOIRE 31

sect7 Consentement universel

Une autre figure historique deacutechue du sens commun est le consentement universel

auquel Descartes consacre quelques lignes notoires dans sa correspondance avec

Mersenne Seulement le consentement universel agrave la diffeacuterence des preacutejugeacutes srsquoil srsquoinscrit

dans lrsquohistoire a une historiciteacute ambigueuml car il se rapporte plus agrave ce qui est agrave venir qursquoagrave ce

qui est passeacute en effet sa reacutealisation effective suppose que laquo les notions communes

[pourront] nrsquoecirctre communeacutement partageacutees que dans le futur raquo une fois les laquo preacutejugeacutes

dogmatiques raquo eacutecarteacutes25 Autrement dit dans son expression purement passeacutee le

consentement universel agrave une proposition peut nrsquoecirctre rien drsquoautre qursquoun preacutejugeacute tregraves

geacuteneacuteralement partageacute sur le modegravele des idoles baconiennes Dans ce cas-lagrave nous sommes

reconduits aux critiques du preacutejugeacute exposeacutees ci-dessus

Cette historiciteacute ambigueuml ouvre la question de lrsquoorigine naturaliste du sens commun

(qui sera traiteacutee en son lieu) dans la mesure ougrave le consentement universel revendique le

fait de se rapporter agrave des veacuteriteacutes qui sont si naturellement en nous qursquoelles finiront un jour

ou un autre par recevoir lrsquoassentiment de tous Ces deux eacuteleacutements la critique du

consentement universel en tant que critegravere historicisable de la veacuteriteacute et lrsquoouverture sur la

question du naturalisme du sens commun constituent une charniegravere importante ougrave la

penseacutee de Descartes srsquoarticule agrave partir de la critique drsquoune auteur resteacute depuis meacuteconnu et

peu lu

Ces thegraveses que Descartes reacutecuse on les trouve en effet exprimeacutees dans un style

neacuteo-stoiumlcien chez Herbert de Cherbury (1583-1648) pour lequel laquo une vie selon la nature

eacutequivaut agrave une vie selon la raison raquo26 Autrement dit Dieu ayant mis en nous un instinct

naturel crsquoest sur cet instinct que repose la garantie de lrsquoeacutevidence et que srsquolaquo autorise de

droit raquo le consentement universel27 Une telle conception agrave lrsquoeacutevidence naturaliste trouve

cependant ici son lieu drsquoexamen car le consentement universel se veut justement ecirctre une

laquo confirmation historique de fait raquo de cette theacuteorie intuitionniste et naturaliste de la

connaissance28 Seulement ce rocircle historique de fait est sans eacutequivoque un critegravere tregraves

25 Jacqueline Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury Paris Vrin 1989 p3726 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo in Pierre-Franccedilois Moreau (dir) Le

retour des philosophies antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIe et au XVIIe siegravecle Paris AlbinMichel 1999 p221

27 Ibid p22728 Jacqueline Lagreacutee op cit p37 Pour lrsquoeacutetude de la dimension purement naturaliste de la question cf

infra chapitre 3

HISTOIRE 32

puissant de la veacuteriteacute si bien que Cherbury peut eacutecrire que laquo le consentement universel sera

la regravegle souveraine de la veacuteriteacute raquo29

La logique est donc la suivante la manifestation historique de lrsquoinstinct naturel

qursquoest le consentement universel est une regravegle geacuteneacuterale de veacuteriteacute pour autant que lrsquoinstinct

naturel est infaillible en son genre La tradition carteacutesienne ne pourra ecirctre que fort eacuteloigneacutee

de ce sentiment et Descartes ne le cache pas lorsqursquoil eacutecrit agrave Mersenne que Cherbury tient

laquo un chemin fort diffeacuterent de celui [qursquoil a] suivi raquo30 Parce qursquoil nrsquoaccorde aucune autoriteacute

particuliegravere au consentement universel comme Leibniz apregraves lui (et tout rationaliste qui ne

pourrait pas se reacutesoudre au fait brut du consentement lequel peut toujours venir drsquoune

laquo tradition fort reacutepandue par tout le genre humain raquo une mode comme celle qui consiste agrave

laquo fumer du tabac raquo31) Descartes prend ses distances avec un des aspects fondateurs de la

philosophie du sens commun

Tout au plus chez Leibniz le consentement universel peut-il par exemple jouer le

rocircle de laquo confirmation raquo et il est peut ecirctre imprudent de dire qursquoil en va seulement de mecircme

chez Cherbury32 qui lui accorde beaucoup plus de poids et en fait un critegravere de la veacuteriteacute

drsquoune proposition ndash lagrave ougrave pour Descartes laquo tout criterium qursquoon voudra substituer agrave

lrsquoeacutevidence ramegravenera agrave lrsquoeacutevidence raquo Autrement dit le consentement universel ne peut pas

jouer le rocircle de critegravere et il nrsquoy aura aucune espegravece de leacutegaliteacute de celui-ci dans lrsquoordre de la

connaissance33 Crsquoest la raison pour laquelle drsquoailleurs le passage par le doute est

neacutecessaire en effet en entretenant un soupccedilon mecircme sur les opinions les plus partageacutees

entre les hommes Descartes indique qursquoil faut faire peu de cas du consentement universel

et qursquoil lui refuse tout validiteacute eacutepisteacutemologique

29 Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblable dupossible et du faux Paris 1639 p 51 Cette traduction de Cherbury que lrsquoon doit agrave Mersenne et danslaquelle Descartes a lu lrsquoauteur anglais est parfois modifieacutee par Mersenne (dans le sens de lrsquoorthodoxiereligieuse cf Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40) Nous signalerons les eacutecart mais citons de preacutefeacuterence le textefranccedilais lu de plus pregraves par Descartes que le latin laquo jrsquoy ai trouveacute beaucoup moins de difficulteacute en lelisant en franccedilais que je nrsquoavais fait en le parcourant ci-devant en latin raquo (agrave Mersenne 16 octobre 1639AT-II-599)

30 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59631 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect2 op cit p5932 Jacquelin Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury op cit p36 Pour la reacutefeacuterence agrave

Leibniz cf Nouveaux essais I II sect20 op cit p77 Chez Cherbury le consentement universel estlaquo lrsquoouvrage de la providence divine raquo laquo une veacuteriteacute irreacutefragable raquo (De la veacuteriteacute p52) Certes nousaccordons agrave Jacquelins Lagreacutee que lrsquoappel au consentement universel chez Cherbury ne signifie pas lerecourt paresseux agrave une loi du plus grand nombre Mais il nrsquoen reste pas moins qursquoun consentementuniversel authentique est le critegravere absolu de veacuteriteacute

33 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes Paris PUF 2000 p145 Au contraire Herbert de Cherburyeacutecrit laquo la loi souverain de lrsquoinstinct naturel est le consentement universel raquo (De la veacuteriteacute p81)

HISTOIRE 33

Apregraves Cherbury la philosophie du sens commun (et Thomas Reid en particulier)

accordera une nette confiance au consentement universel tout en consideacuterant que celui-ci

est laquo une autoriteacute du plus grand poids jusqursquoagrave ce qursquoon ait deacutecouvert et deacutemontreacute qursquoil est

fondeacute sur un preacutejugeacute eacutegalement universel raquo34 Pour certaines propositions cependant (par

exemple lrsquoexistence du monde exteacuterieur) le consentement universel des hommes (si lrsquoon

excepte quelques sceptiques) vaut tregraves certainement et il nrsquoest pas envisageable que celui-

ci soit rameneacute un jour agrave un preacutejugeacute universel

Descartes lecteur de Cherbury srsquoinscrit donc comme Leibniz apregraves lui dans la

grande tradition rationaliste qui toujours trouve des arguments contre ces figures deacutechues

du sens commun En cela peut-ecirctre le rationalisme se fait-il une plus haute ideacutee de notre

bon sens en voyant bien qursquoune proposition peut ecirctre commune en ce qursquoelle eacutemane drsquoun

preacutejugeacute ancestral Crsquoest pourquoi le consentement universel ou lrsquoinclination naturelle sont

certes de bons indicateur de veacuteriteacute mais qui doivent faire lrsquoeacutepreuve laquo de lrsquoexpeacuterience et la

raison seuls criteacuteriums de la veacuteriteacute et de lrsquoerreur raquo35 Il faut en effet veiller agrave ce que le sens

commun ne soit pas un preacutetexte pour soutenir laquo ses preacutejugeacutes raquo personnels et laquo srsquoexempter

de la peine des discussions raquo36 raison pour laquelle le criteacuterium ultime ne peut ecirctre le sens

commun objectif et ses diffeacuterentes figures deacutechues

Plus seacutevegravere encore que Leibniz Descartes ne pense pas qursquoil faille voir dans le

consentement universel un indicateur de la veacuteriteacute puisque laquo plusieurs () peuvent

consentir agrave une mecircme erreur raquo on trouvera difficilement critique plus acerbe37

34 laquo A consent of ages and nations of the learned and vulgar ought at least to have great authority unlesswe can show some prejudice as universal as the consent is which might be the cause of it raquo (ThomasReid Essays on the intellectual power of mind I-2 Eacutedimbourg 1785 p43 et pour la traduction Essaisur les faculteacutes intellectuelles de lrsquohomme LrsquoHarmattan 2007 p40) On retrouve une mecircme confiancedans le consentement universel chez Claude Buffier Son eacutediteur Francisque Bouillier (sur ce pointauthentiquement carteacutesien) deacuteplore cette confiance laquo le pegravere Buffier place agrave tord parmi les veacuteriteacutespremiegraveres du sens commun le consentement entre les hommes lorsque ce consentement nrsquoest pasdrsquoailleurs revecirctu du caractegravere de la neacutecessiteacute raquo (Francisque Bouiller laquo Introduction raquo aux Œuvresphilosophiques du Pegravere Buffier pxxix)

35 Francisque Bouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du Pegravere Buffier pxxix36 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect1 op cit p5937 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-598

HISTOIRE 34

sect8 Orthodoxie du sens commun

Cependant en deacutepit drsquoun refus carteacutesien des droits de lrsquoeacutevolution et nonobstant sa

tentative de mettre agrave part toutes nos anciennes opinions il lui arrive drsquoaffirmer agrave plusieurs

reprises non seulement la conformiteacute de sa philosophie avec le sens commun (cf infra

chapitre 4) mais aussi drsquoassurer que les opinions les plus anciennes sont tregraves certainement

les plus veacuteritables (ce que nous nommerons ci-dessous un aveu orthodoxie) En quel sens

faut-il entendre cette tentative carteacutesienne de reacuteintroduire lrsquohistoire dans la connaissance

Pour cela il faut envisager la possible chez Descartes drsquoun sens commun historiciseacute

prenant la figure des opinions les plus anciennes partageacutees entre tous les hommes

Un doute doit drsquoabord ecirctre eacutecarteacute qui confine la deacutefeacuterence de Descartes envers

lrsquoorthodoxie agrave un art drsquoeacutecrire Cette position deacutefendue par certains commentateurs est

soutenue par une assertion de Baillet biographe de Descartes assurant que lrsquoune des

laquo preacuteoccupations principales raquo de ce dernier eacutetait pour eacuteviter la preacutevention du lecteur de le

laquo persuader que sous cet air de nouveauteacute il ne cachait aucune opinion nouvelle raquo38 Ainsi

Descartes conseillait agrave Regius de nrsquoavancer laquo aucunes opinions nouvelles raquo et bien plutocirct

srsquoen tenir laquo seulement de nom aux anciennes raquo se laquo contentant de donner des raisons

nouvelles raquo qui porteraient le lecteur de lui-mecircme sans srsquoen rendre compte agrave la penseacutee

carteacutesiennes39 On voit dans ces passages non sans raison la technique mecircme de la

dissimulation lrsquoaveu drsquoune ancienneteacute de certaines propositions a essentiellement pour fin

drsquolaquo aboutir agrave lrsquoadmission de lrsquoorthodoxie du discours par certains lecteurs raquo

indeacutependamment de ce qui est reacuteellement dit et qui agrave long terme fera son effet40 Sans

entrer dans lrsquoeacutepineuse (et insoluble) question de la laquo sinceacuteriteacute raquo de Descartes41 nous

38 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 1691 vol II p225 Passage citeacute agravelrsquoappui de la thegravese drsquoune orthodoxie de faccedilade par Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de ReneacuteDescartes Presses universitaires de Lille 1994 p66

39 Agrave Regius fin janvier 1642 AT-III-164240 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Droz 2006 p2341 Cette question nous semble drsquoautant plus biaiseacutee que ceux qui deacutefendent la thegravese conjointe de lrsquoironie et

de la dissimulation appliquent deux meacutethodes interpreacutetatives contradictoires et dont le choix de lrsquoune oulrsquoautre peut sembler arbitraire suivant le cas dans lequel on se trouve Dans le premier cas vouloir fairedroit agrave la complexiteacute des arguments reviendrait agrave laquo torturer les textes raquo alors mecircme que lrsquoironie estmanifeste comme dans lrsquoouverture du Discours de la Meacutethode (Philippe-Jean Quillien Ibid p27) Dansle second cas srsquoen tenir agrave la simpliciteacute litteacuterale du texte reviendrait agrave se laisser duper par la strateacutegie dedissimulation ainsi le pas en arriegravere sur le mouvement de la terre (cf infra chapitre 5) Ce qui estennuyeux crsquoest que les deux interpreacutetations sont rigoureusement interchangeables dans de nombreuxcas ainsi lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute du laquo bon sens raquo preacutesenteacutee de faccedilon tortueuse au deacutebut du Discours de laMeacutethode est peut-ecirctre une dissimulation plutocirct qursquoune ironie dissimulation rendue neacutecessaire parlrsquoaudace de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique Notre discussion de ce point (cf infra chapitre 6) se situera en-dehors

HISTOIRE 35

souhaiterions eacutevaluer la porteacutee de cet aveu drsquoorthodoxie dans les textes eacutetant entendu que

en plus de leur complexiteacute propre ils reacuteintroduisent lrsquoideacutee drsquoun sens commun historique

qui semble contraire au mouvement mecircme de deacuteshistoricisation dont ce chapitre aurait pu

ecirctre la deacutemonstration

Pour ce faire il faut bien distinguer deux types de textes ougrave Descartes procegravede agrave un

aveu drsquoorthodoxie ceux ougrave il est question de religion et ceux ougrave il est question de

connaissance ou drsquoopinions anciennes dont le contenu nrsquoest pas religieux

(1) Il est en effet notable que quand il srsquoagit de religion Descartes confesse qursquolaquo en

ces matiegraveres-lagrave les plus communes opinions sont les meilleures raquo42 Le problegraveme des

rapports de Descartes agrave sa religion et agrave la theacuteologie en particulier ne pouvant faire lrsquoobjet

drsquoun deacuteveloppement ici nous nous contenterons de remarquer qursquoun tel aveu drsquoorthodoxie

est agrave la fois compatible avec la theacuteorie carteacutesienne de la foi et qursquoil enrichit notre

deacutetermination de ce qursquoest le sens commun Sur le plan de la foi drsquoabord nous avons

essentiellement agrave faire agrave des laquo choses qui nous sont proposeacutees agrave croire raquo encore qursquoelles

soient obscures43 Indeacutependamment de ce que peut la raison eu eacutegard agrave ces sujets il va de

soi que cette laquo matiegravere raquo obscure laquo agrave laquelle nous donnons notre creacuteance raquo44 est la mecircme

que laquo ces matiegraveres-lagrave raquo agrave propos desquelles les laquo plus communes opinions sont les

meilleures raquo Et crsquoest preacutecisement agrave ce niveau que se situe le sens commun il se fond dans

les matiegraveres obscures Dans le cadre de la foi il y a donc laquo par rapport agrave notre penseacutee un

certain coefficient drsquoexteacuterioriteacute raquo45 exteacuterioriteacute qui se caracteacuterise comme un ensemble

drsquoopinions communes et qui srsquoimposent agrave nous ndash agrave lrsquoopposeacute des objets qui nous sont

donneacutes par la lumiegravere naturelle laquelle est une instance de pure inteacuterioriteacute

Crsquoest en ce sens tregraves preacutecis qursquoavec beaucoup de perspicaciteacute Johano Strasser a

deacutefini le sens commun de Buffier comme laquo un fruit tardif du dogmatisme religieux raquo46

mettant en avant la passiviteacute de lrsquohomme face aux opinions admises par contraste drsquoavec le

de ce deacutebat comme geacuteneacuteralement notre travail qui rencontrera cependant souvent ce problegraveme de lalaquo sinceacuteriteacute raquo que pose geacuteneacuteralement le rapport au sens commun

42 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-374 Sur le rapport entre religion et sens commun cf Annexe 243 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-116 Autrement dit laquo lrsquoobjet est purement deacutesigneacute comme agrave croire par une

instance qui se fait connaicirctre agrave nous de maniegravere speacutecifique raquo (Denis Kambouchner laquo ldquoNous chreacutetiensrdquo le problegraveme de la foi raquo in Descartes et la philosophie morale Hermann 2008 p264)

44 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-11545 Denis Kambouchner Ibid p26446 laquo die Philosophie des sens commun als eine spaumlte Frucht des religioumlsen Dogmatismus raquo Johano Strasser

laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndash Common sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers undReid raquo Zeitzschrift fuumlr philosophische Forschung Bd 23 H 2 (Apr ndash Jun 1969) p184

HISTOIRE 36

laquo pouvoir drsquoauto-reacuteflexion raquo et lrsquoindeacutependance de la lumiegravere naturelle carteacutesienne47 La

prise en charge de lrsquoorthodoxie est donc agrave proprement parler le jeu du sens commun qui

est agrave son aise degraves lorsqursquoil srsquoinscrit dans une dimension sociale laquo la reacuteveacutelation [des veacuteriteacutes

du sens commun] eacutetant pour Buffier un eacuteveil agrave la fois religieux et seacuteculariseacute qui nrsquoest pas

purement priveacute mais est certifieacute et reacutegleacute par lrsquoautoriteacute tregraves speacutecifique de la tradition et du

code de la foi raquo48 La question nrsquoest donc pas de savoir si Descartes en faisant appel aux

opinions communes laquo tient agrave se situer en-deccedilagrave de la theacuteologie raquo selon un processus de

dissimulation49 mais bien celle de savoir jusqursquoougrave va lrsquoempire qui est laisseacute au sens

commun dans ces matiegraveres obscures

Dans la theacuteorisation carteacutesienne de lrsquoimpetus naturalis on retrouvera cette

theacutematisation drsquoun sens commun se fondant dans lrsquoobscuriteacute (cf infra chapitre 3) quand

aux questions qui touchent agrave la foi la place ougrave srsquoautorise la pure instance exteacuterieure drsquoune

Autoriteacute est fonction du champ laisseacute aux choses qui laquo bien qursquoelles appartiennent agrave la foi

peuvent neacuteanmoins ecirctre rechercheacutees par la raison naturelle raquo50 Ce domaine preacutecisement

sera drsquoune importance radicale car il recoupe les questions ougrave se situe une laquo infirmiteacute ()

commune agrave la plupart des hommes agrave savoir que quoique nous veuillons croire et mecircme

que nous pensions croire fort fermement tout ce que la religion nous apprend nous nrsquoavons

pas toutefois coutume drsquoen ecirctre si toucheacutes que de ce qui nous est persuadeacute par des raisons

naturelles eacutevidentes raquo51 Le commun des hommes en appelle touchant certaines matiegraveres

geacuteneacuteralement deacutevolues agrave lrsquoautoriteacute des opinions les plus anciennes agrave un examen de la

raison naturelle qui si elle nrsquoira jamais contre celles-ci pourra donner aux objets du sens

commun en matiegravere de foi un laquo eacutetayage rationnel raquo52 Sensus communis quaeligrens

intellectum Et en attendant la fin de cet examen rationnel des opinions anciennes (ou la

reacuteveacutelation dans un autre monde) la laquo prudence nous oblige de les croire plutocirct aveugleacutement

et au hasard que drsquoecirctre trompeacutes (prudentia nos ad caecam iis fidem potius cum periculo

erroris habendam) raquo crsquoest-agrave-dire de nous en remettre agrave un sens commun orthodoxe53

47 Johano Strasser Ibidem Pour des deacuteveloppements plus conseacutequents sur le rapport entre lumiegravere naturelleet sens commun cf chapitre suivant

48 laquo Offenbarung ist fuumlr Descartes im religioumlsen wie im saumlkularen Bereich nicht eine rein privateErleuchtung sondern ein ganz bestimmter durch Autoritaumlt beglaubigter und durch Tradition gefestigterGlaubenskodex raquo Johano Strasser Ibidem p188-189

49 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Ibid p13850 Notaelig in Programma AT-VIIIB-353 Ainsi lrsquoexistence de Dieu et la distinction de lrsquoacircme et du corps qui

constituent les objets privileacutegieacutes des Meacuteditations Meacutetaphysiques Une nouvelle preuve srsquoil en fallait de ladimension de reacute-institution du sens commun qui est agrave lrsquoœuvre dans cet ouvrage

51 Agrave Huygens le 10 octobre 1642 AT-III-58052 Denis Kambouchner art cit p28553 Recherche AT-X-504 (Poliandre)

HISTOIRE 37

Cependant il faut prendre garde agrave ne pas situer le sens commun sous influence

theacuteologienne ou sous la pure autoriteacute de la Reacuteveacutelation Crsquoest en un sens ce dont eacutetait

conscient Descartes qui affirmait en lisant Cherbury que dans son livre laquo il y a plusieurs

maximes qui [lui] semblent si pieuses et si conformes au sens commun que je souhaite

qursquoelles puissent ecirctre approuveacutees par la theacuteologie orthodoxe raquo54 Autrement dit le sens

commun peut preacuteceacuteder le theacuteologique et en tant que tel forcer lrsquoorthodoxie agrave lrsquoassimiler

Crsquoest que avant de faire partie de lrsquoorthodoxie ces croyances furent deacutegageacutees par

drsquoanciens Sages qui avaient le bon sens tout entier Dans un reacutecit55 qui nrsquoenvie rien aux

genegravese utilitaristes Descartes retrace en effet les eacutetapes de la deacutecouverte de ces tregraves

anciennes opinions de lrsquohumaniteacute comme suit (a) agrave lrsquoorigine certains hommes sages

deacutecouvrent des veacuteriteacutes fondamentales et leurs raisons (b) en conservant ces opinions

rendues orthodoxes lrsquohumaniteacute en oublie cependant les raisons56 (c) le philosophe semel

in vita refonde cette orthodoxie et le sens commun par lrsquoexercice meacutetaphysique qui

redeacutecouvre les raisons des opinions les plus anciennes de lrsquohumaniteacute lesquelles touchent

essentiellement agrave des matiegraveres obscures religieuses (Dieu lrsquoacircme mais aussi laquo les vertus

leurs reacutecompenses raquo comme le preacutecise La Recherche de la Veacuteriteacute) mais souvent

susceptibles drsquoecirctre inspecteacutees par la raison

(2) Que faire du reste des textes ougrave il nrsquoest pas question de religion Que dire de

cette eacutetrange correspondance avec le pegravere Charlet ougrave Descartes affirme ne se servir

laquo drsquoaucun principe qui nrsquoait eacuteteacute reccedilu par Aristote et par tous ceux qui se sont jamais mecircleacutes

de philosopher raquo57 Pour le pragmatisme par lequel un court deacutetour pourra nous eacuteclairer il

nrsquoy a lagrave rien de probleacutematique puisqursquoil faut concevoir le sens commun comme un

ensemble de croyances leacutegueacutees par le temps long et pour cette raison auquel aucune

penseacutee ne peut eacutechapper Crsquoest pourquoi laquo dans la pratique les Denkmittel du sens

commun ont toujours le dernier mot raquo58 Consideacuterant la connaissance agrave la faccedilon

carteacutesienne comme un arbre James remarque qursquoen son laquo cœur inerte raquo se trouvent les

54 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-599 Nous nrsquoentrons pas ici dans la difficile question de lamodification du texte par Mersenne traducteur effaccedilant le trop fort naturalisme religieux de CherburyCf agrave nouveau Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40

55 Que lrsquoon peut retracer agrave partir des trois extraits mentionneacutes ci-dessus dans la note 23 ainsi qursquoapregraves unelecture attentive des Septiegraveme Reacuteponses On srsquoabstient ici de mentionner systeacutematiquement les textes

56 laquo elles ont eacuteteacute depuis si peu souvent reacutepeacuteteacutees qursquoil nrsquoy a plus personne qui les sache raquo (AT-X-504)57 Agrave Charlet 8 octobre 1644 AT-IV-14158 William James Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad Nathalie

Ferron Paris Flammarion 2007 p211

HISTOIRE 38

opinions les plus anciennes celles auxquelles il nous est presque impossible de renoncer et

sur lesquelles sont bacircties toutes les couches de connaissances futures

Avoir le sens commun (au sens philosophique) crsquoest degraves lors laquo le fait qursquoon recoure

agrave certaines formes de penseacutee raquo ou cateacutegories tregraves anciennes celle de laquo chose raquo de laquo moi raquo

laquo drsquoesprit raquo ou de laquo corps raquo59 Les cateacutegories que lrsquoon retrouve dans les Meacuteditations

Meacutetaphysiques sont de celles qui appartiennent au patrimoine intellectuel de lrsquohumaniteacute et

crsquoest en ce sens preacutecisement que contre ses deacutetracteurs et en particulier le Pegravere Bourdin

qui lui reproche de vouloir renverser le grand eacutedifice de nos connaissances Descartes

affirme que ses opinions sont laquo tregraves anciennes eacutetant tregraves veacuteritables raquo60 Chez Descartes

cette ancienneteacute de certaines de nos ideacutees est en lien avec leur inneacuteiteacute qui rend impossible

qursquoelles nrsquoaient laquo jamais eacuteteacute ignoreacutees raquo Lrsquoinneacuteisme devient un gage de lrsquoancestraliteacute et ce

faisant de la veacuteriteacute des opinions communes61 On aperccediloit alors deacutejagrave chez Descartes lrsquoideacutee

pascalienne drsquoune humaniteacute consideacutereacutee comme laquo un mecircme homme qui subsiste toujours et

apprend continuellement raquo62 et repris par Leibniz faisant du bon sens la preacuterogative drsquoune

civilisation parvenue agrave maturiteacute

De plus face au soupccedilon de dissimulation la lettre agrave Chanut du 31 mars 1649

fournit un argument deacutecisif dans celle-ci Descartes ne cherche pas agrave faire passer ses

opinions nouvelles pour anciennes afin de srsquoautoriser drsquoune certaine orthodoxie Il affirme

au contraire que ses laquo opinions surprennent drsquoabord raquo et que crsquoest uniquement en les

regardant de pregraves qursquoon srsquoaperccediloit qursquoelles sont laquo si simples et si conformes au sens

commun qursquoon cesse entiegraverement de les admirer raquo63 On peut difficilement soupccedilonner

Descartes de nrsquoavoir pas dit la veacuteriteacute ou drsquoavoir chercher agrave la dissimuler au contraire

59 William James Ibid p204-20560 Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-46461 Darwin quelque deux cent ans plus tard dans une note eacutecrira que les laquo ideacutees neacutecessaires raquo que des

philosophes depuis Platon attribuent agrave la laquo preacuteexistence de lrsquoacircme raquo et non agrave des donneacutees laquo deacuterivables delrsquoexpeacuterience raquo seraient intelligibles pour comprendre la connaissance humaine dans un cadreeacutevolutionniste seulement si lrsquoon substituait agrave la thegravese drsquoune preacuteexistence dans lrsquoacircme lrsquoideacutee drsquoun partage deces notions avec nos ancecirctres les singes laquo Plato Erasmus says in Phaedo that our ldquonecessary ideasrdquoarise from the preexistence of the soul are not derivable from experience ndash read monkeys forpreexistence raquo (Charles Darwin Notebook M Metaphysics on moral and speculations on expressions 4septembre 1838) Sur lrsquoexpression laquo penser comme un singe raquo qui apparaicirct de faccedilon surprenante dans lecorpus carteacutesien cf Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-484

Agrave Bourdin qui lui reproche drsquoavoir mal deacutemontreacute la distinction de lrsquoacircme et du corps et qui suppose que lrsquoonpeut deacutefinir le corps comme quelque chose qui laquo pense comme un singe raquo Descartes ironique reacutepondque si lrsquoon veut prendre les mots ainsi les deacutetournant de leur sens il nrsquoy voit pas drsquoinconveacutenientparticulier Darwin nrsquoen aurait pas demandeacute tant

62 Blaise Pascal Preacuteface au Traiteacute du Vide eacuted cit p6263 Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-327

HISTOIRE 39

conscient de la difficulteacute des opinions qursquoil propose il reconnaicirct dans sa correspondance

avec Mersenne qursquoil lui faut laquo trouver un biais par le moyen duquel [il] puisse dire la

veacuteriteacute raquo intrinsegravequement difficile laquo sans eacutetonner lrsquoimagination de personne ni choquer les

opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo64 Il faut donc tout agrave la fois dire la veacuteriteacute laquelle

comporte sa complexiteacute propre et lrsquoaccommoder au sens commun non seulement par

orthodoxie mais surtout semble-t-il pour des raisons peacutedagogiques (cf infra chapitre 7)

Drsquoougrave le soupccedilon qui hante lrsquoensemble de lrsquoobjection du Pegravere Bourdin agrave la

meacutetaphysique carteacutesienne la meacutethode de Descartes est probleacutematique en ce que laquo contre

ce qursquoelle avait expresseacutement et solennellement deacutefendu elle retourne agrave ses anciennes

opinions raquo65 Celui-ci laquo voulant recommencer tout de nouveau reacutecupegravere au fil de ses

meacuteditations les mecircmes preacutejugeacutes qursquoil avait avant de les commencer raquo66 et ces preacutejugeacutes

sont justement les cateacutegories du sens commun cateacutegories qui forment lrsquooutillage

intellectuel indeacutepassable de lrsquohumaniteacute et qui srsquoinscrivent dans le temps long Autrement

dit laquo il y a continuiteacute entre les mateacuteriaux qursquoelle [lrsquoattitude critique] eacutelabore et ceux que la

lumiegravere naturelle a de tout temps permis aux hommes drsquoapercevoir raquo67

Il y a donc deux Descartes celui qui affirme au deacutebut de la Premiegravere Meacuteditation

vouloir laquo deacutetruire geacuteneacuteralement toutes [ses] anciennes opinions raquo68 et celui qui

reacuteguliegraverement se deacutefend drsquoavoir professeacute des opinions nouvelles et affirme que celles-ci

sont conformes au laquo sens commun raquo entendu (en un sens objectif) comme un ensemble

drsquoopinions reccedilues par tous et depuis fort longtemps Crsquoest celui-ci qui au cours des

Meacuteditations reacute-institue le sens commun en reconstruisant le bacirctiment de nos

connaissances dont il plus changeacute lrsquoordre que la matiegravere mecircme ne faisant autre chose que

retrouver les principes qui ont eacuteteacute laquo connus de tout temps et mecircme reccedilus pour vrais et

indubitables par tous les hommes raquo69

Il aurait ducirc srsquoil avait eacuteteacute conseacutequent eacutecrire avec son ami Guez de Balzac laquo je ne

64 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-19465 Pegravere Pierre Bourdin Septiegravemes Objections Xegraveme reacuteponse agrave la IIiegraveme question66 Romain Champault Descartes Objections au doute et scepticismes Travail drsquoeacutetude et de recherche

2016 p20-21 En effet preacutejugeacute ne signifie pas neacutecessairement laquo faux raquo justement dans la mesure ougrave laquo forDescartes a prejudice upon examination of reason can very well prove to be true raquo (Donald Ipperciellaquo Descartes and Gadamer on prejudice raquo Dialogue 2002 41 4 p639)

67 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes PUF p3768 Meacuteditation I AT-IX-1369 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10

HISTOIRE 40

veux rien croire de plus veacuteritable que ce que jrsquoai appris de ma megravere et de ma nourrice raquo70

Et ainsi se situer dans lrsquoaxe drsquoune approche pragmatique de la connaissance

Quand agrave la justification eacutepisteacutemologique et morale drsquoune telle adheacutesion au sens

commun en tant qursquoil est un ensemble de jugements droits nous y reviendrons plus tard au

chapitre 4

70 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation V agrave Monsieur Descartes raquo inŒuvres II Paris 1655 p308

NATURE 41

William Blake Newton (1795-1805) 460 x 600 mm Collection Tate Britain

NATURE 42

3) NATURE

laquo Sachez donc premiegraverement que par la Nature jenrsquoentends point ici quelque deacuteesse raquo ndash Reneacute Descartes Traiteacute de la Lumiegravere AT-XI-37

Newton (ci-dessus peint par William Blake) tourne le dos aux attraits de la Nature

agrave ses couleurs et ses formes bigarreacutees Concentreacute sur ses travaux il trace les courbes

geacuteomeacutetriques sur lesquelles se regravegle le cours de lrsquoUnivers qui sont les lois mecircme que Dieu

a institueacute pour la Nature

Descartes avant Newton agrave lrsquooccasion drsquoune meacuteditation peu commune drsquoabord

physique puis meacutetaphysique avait tourneacute le dos agrave cette Nature attrayante pour se consacrer

agrave son eacutetude rationnelle Tout un travail de remise en cause des laquo superstructures du

fallacieux raquo inspireacutees par la Nature-Deacuteesse1 eacutetait alors agrave reacutealiser comme un

deacutesenvoucirctement Lrsquoempirisme et le reacutealisme naiumlf eacutetaient les pendants intellectuels de cette

soumission agrave la Nature-Deacuteesse le sens commun prompt agrave lrsquoadmiration (cf infra chapitre

7) y adheacuterait avec enthousiasme Il fut en ce sens (et en ce sens seulement) lrsquoadversaire

intime des Meacuteditations Meacutetaphysiques incapable de tourner le dos de ne pas reacuteveacuterer cette

Nature agrave laquelle pourtant il faut renoncer Car le sujet meacuteditant deacutepasse le naturalisme et

les inclinations naturelles (impetus naturalis) qursquoil laquo nrsquo[a] pas sujet de () suivre () en ce

qui regarde le vrai et le faux raquo2

La penseacutee carteacutesienne nrsquoest cependant pas en rupture avec tout recourt agrave la Nature

La raison scientifique dont elle trace les grandes lignes nrsquoest pas purement symboliste

conventionnelle et eacuteloigneacutee de la reacutealiteacute naturelle puisqursquoagrave la veacuteneacuteration drsquoune Nature-

Deacuteesse se substitue la laquo constitution rationnelle drsquoune Nature-Dieu dont les lois reacutegulent

les pheacutenomegravenes mentaux physiques et psycho-physiques raquo3 Or si le sens commun se

soumet agrave la Deacuteesse (et pour cette raison eacuteprouve quelque difficulteacute agrave concevoir

1 Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle intuition disposition complexion Vrin 1999 p3632 laquo () quantum ad impetus naturales jam saeligpe olim judicavi me a illis in deteriorem partem fuisse

impulsum cum de bono eligendo ageretur nec video cur iisdem in ulla alia re magis fidam raquo MeacuteditationIII AT-IX-30 et AT-VII-39

3 Andreacute Robinet op cit p76 Pour trouver la trace drsquoun Deus sive Natura carteacutesien autrement dit drsquouneNature-Dieu cf Meacuteditation VI laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral je nrsquoentends maintenant autrechose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam vel Deum ipsum) raquo (AT-VII-80 et AT-IX-64)

NATURE 43

correctement Dieu) quelle est la faculteacute qui deacutevoile la veacuteriteacute si ce nrsquoest par laquo cette faculteacute

que le Dieu non-trompeur avait mise en moi pour remeacutedier agrave la fausseteacute de mes

opinions raquo4 agrave savoir la lumiegravere naturelle Il faut donc distinguer deux degreacutes drsquoapproche

de la nature le premier confus et preacute-meacuteditatif suit toute sorte drsquoinstincts naturels qui

peuvent deacutecevoir tandis que le second clair et distinct accegravede aux vraies lois de la nature

institueacutees par Dieu Le sens commun (srsquoinscrivant dans le plan du veacutecu et de la troisiegraveme

notion primitive) nous donne les principes du premier degreacute la lumiegravere naturelle ceux du

second degreacutes

La lumiegravere naturelle qui nrsquoa rapport qursquoavec des notions laquo qui nrsquoappartiennent qursquoagrave

lrsquoesprit seul raquo est donc agrave distinguer du niveau naturaliste qursquoest celui du sens commun dans

le cadre du composeacute corps-esprit5 Crsquoest pourquoi nous le verrons la lumiegravere naturelle a

plus agrave voir avec le laquo bon sens raquo qursquoavec le laquo sens commun raquo Cependant il faudra rendre

compte du sens en lequel elle peut ecirctre dite laquo naturelle raquo par distinction drsquoavec lrsquoimpetus

naturalis du sens commun eacutemanant de la Nature-Deacuteesse Quelle place restera-t-il alors au

sens commun avec son laquo instinct naturel raquo dans la theacuteorie carteacutesienne et jusqursquoagrave quel point

Descartes le laisse-t-il livreacute au naturalisme en le distinguant radicalement de la lumiegravere

naturelle Drsquoun maniegravere geacuteneacuterale laquo qursquoest-ce qui fait de la lumiegravere naturelle un

instrument pertinent dans la recherche de la veacuteriteacute dans un sens dans lequel notre

inclination naturelle ne lrsquoest pas raquo6

Comment et pourquoi tourner le dos agrave la Nature-Deacuteesse

sect11 Le sens commun et les deux Natures

Il y a chez le Montaigne sceptique un regret de la deacutefiguration chez lrsquohomme de la

loi naturelle laquelle preacutesentait son visage laquo constant et universel () non sujet agrave faveur

4 Andreacute Robinet Ibid p406 Lrsquoideacutee selon laquelle la lumiegravere naturelle est fiable parce que mise en moi parDieu est attesteacutee dans les Principes I sect30 mais reconnue comme probleacutematique agrave juste titre par JohnMorris (laquo Descartesrsquo natural light raquo Journal of the History of Philosophy 1973 11 2 p172-173) qui yvoit un cercle la lumiegravere naturelle servant en effet dans la Meacuteditation III agrave deacutemontrer lrsquoexistence de Dieu

5 Meacuteditation VI AT-IX-65 Le sens commun ne peut ainsi ecirctre conccedilu en tant que purement corporel il sedistingue donc de fait de lrsquoacception physiologique traiteacutee auparavant cf supra chapitre 1

6 John Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p179

NATURE 44

corruption ni agrave diversiteacute drsquoopinion raquo7 Lrsquoinstinct qui prend la forme drsquoune loi naturelle

perdue pour lrsquohumaniteacute serait dans lrsquoideacuteal quelque chose de partageacute de faccedilon universelle

entre les hommes et les animaux Et crsquoest sur lrsquoinstinct que certains ont penseacute eacutetablir le

sens commun en tant qursquoil est naturel il srsquooppose agrave lrsquohabitude agrave tout ce qui susceptible

drsquoecirctre historiciseacute risquerait de tomber sous le coup de la relativiteacute des croyances et des

opinions Ainsi Claude Buffier preacutefeacuterant le mot laquo sentiment naturel raquo agrave celui drsquoinstinct

peut-il eacutecrire laquo crsquoest donc la nature et le sentiment de la nature que nous devons

reconnaicirctre pour la source et lrsquoorigine de toutes les veacuteriteacutes de principe raquo8

Un tel appel agrave lrsquoinstinct aux sentiments de la nature ne se retrouve-t-il pas dans la

conception carteacutesienne de la lumiegravere naturelle Nous verrons dans la suite que

lrsquoenseignement de la nature trouve son lieu privileacutegieacute dans la sixiegraveme Meacuteditation et non

dans les trois et quatre ougrave conformeacutement agrave la correspondance avec Mersenne la lumiegravere

naturelle est soigneusement distingueacute de lrsquoinstinct agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun

laquo instinct raquo tout intellectuel9 Il est inadmissible pour Descartes de se laisser conduire (du

moins dans la theacuteorie de la connaissance) par les inclinations de la Nature-Deacuteesse ndash il faut

au contraire deacutevoiler la Nature-Dieu avec lrsquoaide drsquoune lumiegravere naturelle correctement

distingueacutee des inclinations

La deacutefiance carteacutesienne agrave lrsquoeacutegard de lrsquoenseignement de la nature dans la recherche

de la veacuteriteacute est bien connue Descartes nrsquoa que pu ecirctre marqueacute en lisant Cherbury par ces

questions qui au fond concernent le laquo sujet auquel [il] a travailleacute toute sa vie raquo10 Le

deacutesaccord le plus profond avec Cherbury outre la question du consentement universel (cf

supra sect9) est celle de la distinction de lrsquoinstinct naturel avec la lumiegravere naturelle purement

intellectuelle laquo ou intuitus mentis auquel seul je tiens que lrsquoon se doit fier raquo11 Pour le

reste lrsquoinstinct naturel laquo est en nous en tant qursquoanimaux raquo et ne sert qursquoagrave la laquo conservation

de notre corps raquo (cf infra) Le trait distinctif du sens-communisme de Cherbury est en effet

de consideacuterer qursquoil y a une laquo aperception immeacutediate du vrai dont nous disposons par

lrsquoinstinct naturel raquo laquelle justifie le recourt au fait du consentement universel12 Crsquoest

7 Michel de Montaigne Les Essais III 12 laquo De la Phisionomie raquo eacuted Villey p1050 couche B Cfeacutegalement II 8 laquo De lrsquoAffection des Pegraveres aux Enfans raquo Ibid p386 couche A Quand agrave lrsquoexistence drsquouninstinct universel au sens fort du terme Montaigne garde quelques preacutecautions

8 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I VIII sect71 in Cours de Sciences op cit p579 (colonnede gauche)

9 John M Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p182-18310 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59611 Ibid AT-II-59912 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo art cit p226

NATURE 45

donc au cœur drsquoune discussion avec la philosophie du sens commun que Descartes eacutelabore

sa theacuteorie de la lumiegravere naturelle Et srsquoil cherche agrave se distinguer de lrsquoinstinctivisme du sens

commun Leibniz considegravere au contraire que Descartes nrsquoest pas alleacute assez loin dans cette

direction car si lrsquoon admet qursquoil faut deacutepartager les veacuteriteacutes inneacutees tireacutees par la lumiegravere

naturelle de laquo ce qursquoon approuverait naturellement comme par instinct et mecircme sans le

connaicirctre que confuseacutement raquo alors la connaissance par lumiegravere naturelle eacutetant distincte ne

doit pas srsquoen remettre agrave un intuitionnisme mais approfondir la connaissance de ces

principes et en tirer de multiples veacuteriteacutes13 Descartes ne serait pas alleacute assez loin en

conceacutedant agrave la philosophie du sens commun la leacutegitimiteacute drsquoun recourt reacutegulier agrave lrsquointuition

Si cependant le sens commun (par exemple chez Buffier) est toujours consideacutereacute

comme quelque chose drsquoascendance naturelle et donc drsquoirreacuteductible agrave lrsquoanalyse logique et

srsquoil y a quelque chose de lrsquoordre de la penseacutee du sens commun dans le recourt carteacutesien aux

principes (comme le lui reproche Leibniz) crsquoest uniquement laquo agrave premiegravere vue qursquoil semble

que les premiegraveres veacuteriteacutes [du sens commun] de Buffier et celles de la lumiegravere naturelle de

Descartes sont identiques raquo14 La distinction des deux reacuteside en effet en ceci que le sens

commun laquo a deacutelibeacutereacutement un double sens raquo rationnel et irrationnel de sentiment et de

jugement lagrave ougrave la lumiegravere naturelle de Descartes plus univoque est laquo purement

rationnelle raquo15 Dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle chez Descartes nrsquoentre en ligne de

compte aucun instinct autre que purement intellectuel Selon lui toutes les croyances

baseacutees sur des instincts ou un impetus naturalis doivent recevoir dans lrsquoordre des raisons

une justification plus ultime Il faut pour le dire comme Leibniz chercher laquo la raison des

instincts raquo16

Ces croyances contrairement agrave ce qursquoaffirme la philosophie du sens commun nrsquoont

pas de consistance en soi ne sont ni indubitables ni eacutevidentes par elle-mecircmes Crsquoest

drsquoailleurs la raison pour laquelle Descartes remarque que Cherbury laquo prend beaucoup de

13 Sur lrsquoopposition avec Descartes cf Yvon Belaval op cit p158-159 Gottfried Wilhelm LeibnizNouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 1 sect21 op cit p66-67 Pour la productiviteacute des principes laquo La vraie marque drsquoune notion claire et distincte drsquoun objet est le moyen qursquoon a drsquoen connaicirctrebeaucoup de veacuteriteacutes par des preuves a priori raquo (Ibid II 23 sect4 p171) Sur la question du rapport entreintuitionnisme carteacutesien et sens commun cf infra chapitre 5

14 laquo Auf den ersten Blick sieht es so aus als seien die premiegraveres veacuteriteacutes Buffiers mit DescartesrsquoGrundwahrheiten des lumen naturale identisch raquo (Johano Strasser laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndashCommon sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers und Reid raquo art cit p179

15 laquo rsquosentimentrsquo ist hier bewuszligt in seiner doppelten Bedeutung raquo (Ibid p179) alors que chez Descarteslaquo der Begriff rsquointuitionrsquo ist fuumlr ihn auf die rein ratontale Einsicht beschrraumlnkt raquo (Ibid p183) Paropposition le sens commun garde un laquo fond irrationnel raquo (laquo Grunde irrational raquo Ibid p188)

16 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 3 sect24 p83

NATURE 46

choses pour notions communes qui ne le sont point raquo17 Est-ce agrave dire que le problegraveme du

sens commun naturaliste est de proposer trop de principes Crsquoest ce que lui reprocherait

Leibniz mais il semble que ce ne soit pas le nombre qui pose problegraveme pour Descartes (qui

deacuteclare par ailleurs que lrsquoon peut savoir laquo par la lumiegravere naturelle raquo une laquo infiniteacute raquo de

principes18) mais bien le fait que parmi ces principes il srsquoen trouve qui ne sont pas drsquoune

eacutevidence telle qursquoils ne puissent laquo ecirctre nieacute de personne raquo Et comment cela se pourrait-il

quand le sens commun repose sur des instincts naturels qui par deacutefinition sont plus

obscurs que ce que peut nous donner la lumiegravere naturelle qui agit laquo sans lrsquoaide du corps raquo

Agrave cette lettre agrave Mersenne reacutepond un fameux passage de la troisiegraveme Meacuteditation19 il

semble laquo raisonnable raquo (critegravere important de veacuteriteacute chez les philosophes du sens commun

qui ont une tendance assez force agrave substituer le raisonnable au rationnel20) sur la base drsquoun

enseignement de la nature de croire agrave lrsquoexistence de certaines choses hors de moi

ndash cependant cette inclination (impetus naturalis) ne doit ecirctre suivie qui laquo lorsqursquoil a eacuteteacute

question de faire choix entre les vertus et les vices raquo nous a porteacute plus souvent vers le mal

que vers le bien21 Le verdict est sans contestation possible la veacuteritable puissance de juger

infaillible qui est en nous ne doit pas se fier aveugleacutement agrave ces inclinations naturelles dans

le cadre de la recherche de la veacuteriteacute comme dans celui de la morale

Dans quelle mesure alors est-il encore question drsquoune lumiegravere laquo naturelle raquo

En reacutealiteacute il faut entendre naturel en un sens ici surtout neacutegatif la lumiegravere

naturelle srsquooppose agrave ce qui relegraveve du surnaturel mais aussi (et ce au moins depuis

Rabelais22) agrave tout ce qui regarde le mysteacuterieux et lrsquoobscur On arrive alors agrave une conception

17 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-629 cf Annexe 318 laquo reliqua omnia quae lumine naturali sunt nota raquo (Meacuteditation VI AT-VII-82 et IX-64)19 Drsquoougrave lrsquohypothegravese de Morris laquo the most judicious hypothesis would be to say that Descartes in October

of 1639 when he wrote the letter to Mersenne was also writting the Third Meditation and the commentin the letter represent his attempt to draft a coherent definition for the natural light raquo (Morris art citp182)

20 La cateacutegorie du raisonnable est drsquoailleurs intimement lieacutee agrave celle de la sagesse de notre nature dans lessentiments qursquoelle nous inspire laquo ce que pensent le plus communeacutement les hommes dans les choses ougraveils sont eacutegalement agrave porteacutee de juger avant tout raisonnement est donc justement le sens commun crsquoest-agrave-dire celui que le sentiment de la nature raisonnable (ns) a rendu le plus commun raquo (Claude BuffierTraiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I XII sect93 Cours de sciences op cit p587 colonne de gauche) Leraisonnement nrsquointervenant qursquoapregraves coup il sanctionne ces sentiments inspireacutes par la nature seulementdans la mesure ougrave ces derniers constituent le critegravere ultime de veacuteriteacute

21 Meacuteditation III AT-IX-3022 Agrave la fin du le chapitre XXXII du Quart-Livre Rabelais donne une description saisissante du monstre

Antiphysis (lrsquoenvers de la Nature) qui se termine par ces mots laquo Ainsi par le temoignage amp astipulationdes bestes brutes tiroit tous les folz amp insensez en sa sentence amp estoit en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun () amp aultres monstres difformes ampcontrefaicts en despit de Nature raquo (eacuted Lemerre p385)

NATURE 47

plus large de la lumiegravere naturelle qui ne se limite pas comme crsquoest le cas dans la

Meacuteditations troisiegraveme agrave nous donner le principe de causaliteacute Celle-ci relegraveve de lrsquousage

normal de la raison en reacutegime humain Descartes dit ici srsquoaccorder avec Thomas drsquoAquin

dans la distinction entre lumiegravere naturelle et surnaturelle mais en reacutealiteacute il lrsquoa conccediloit

comme infaillible ce qui nrsquoest pas le cas chez lrsquoAquinate23 tregraves assureacutee la lumiegravere

naturelle en sort valoriseacutee et elle peu ainsi ecirctre radicalement distingueacute des inclinations

naturelles toujours sujettes agrave faillir bien qursquolaquo ordinairement raquo et sur un autre plan (celui du

veacutecu) elles soient fiables24

La lumiegravere naturelle a donc les deux proprieacuteteacutes qui font deacutefaut au sens commun25 de

Cherbury dans la mesure ougrave il srsquoinscrit sur le plan de lrsquoinstinct naturel (a) elle me permet

de distinguer le vrai du faux comme aucune autre faculteacute (b) et laquo je ne saurais rien

reacutevoquer en doute (nullo modo dubia esse possunt) raquo de ce que je vois gracircce agrave elle26 Agrave cet

eacutegard il est remarquable que degraves les Regulaelig le fait drsquoavoir le bon sens eacutetait lieacute agrave la

preacutefeacuterence pour la lumiegravere ndash par diffeacuterence drsquoavec les laquo insenseacutes (male sani) raquo qui eux

laquo cheacuterissent les teacutenegravebres (tenebras chariores) raquo27 Au contraire le sens commun nrsquoest pas

critegravere de veacuteriteacute et par conseacutequent en attente drsquoune examen rationnel plus pousseacute (la

recherche de la laquo raison des instincts raquo) il nrsquoest pas possible de srsquoy fier du point de vue de

la connaissance pour autant que le sens commun trouve son lieu dans le domaine obscur

que constitue le plan du veacutecu28

Sur ces deux points donc il est tout agrave fait justifieacute de rapprocher le bon sens et la

lumiegravere naturelle29 en les distinguant du sens commun pourvu qursquoil srsquoenracine dans un

23 Agrave Mersenne le 31 deacutecembre 1640 AT-III-274 laquo je juge avec saint Thomas qursquoil est purement de la foiet ne se peut connaicirctre par la lumiegravere naturelle raquo Seulement Thomas eacutecrit laquo la science sacreacutee lrsquoemportesur les autres sciences speacuteculatives Elle est la plus certaine car les autres tirent leur certitude de lalumiegravere naturelle de la raison humaine qui peut faillir alors qursquoelle tire la sienne de la lumiegravere de lascience divine qui ne peut se tromper raquo (Somme Theacuteologique I q1 a5 reacuteponse) Ce nrsquoest pas le caschez Descartes laquo pource que nous aurions sujet de croire que Dieu serait trompeur srsquoil nous lrsquoavaitdonneacutee telle que nous prissions le faux pour le vrai lors que nous eu usions bien raquo (Principes I 30 AT-IXB-38)

24 Meacuteditation VI AT-IX-69 Ce plan est celui du veacutecu cf infra sect1225 Sed contra cf William Hamilton laquo what Descartes after the schoolmen calls the ldquolight of Naturerdquo is

only another term for Common Sense raquo (laquo Note A raquo Thomas Reid Works II Edinburgh 1895 p782)26 Meacuteditation III AT-VII-38 et AT-IX-3027 Regravegle IX AT-X-40128 Descartes nrsquoa jamais donneacute textuellement une approche naturaliste du sens commun (sauf eacuteventuellement

en AT-IX-70 Meditatio VI) On verra cependant que des aspects de cette Meditatio VI sont suceptiblesdrsquoune lecture posant lrsquoeacutegaliteacute entre instinct naturel et sens commun On trouve par ailleurs une mentiondans AT drsquoune telle provenance naturelle du sens commun mais sous la plume de la princesse Eacutelisabeth laquo sans leur assistance [elle parle de la lecture des Meacuteditations] les froideurs du nord et le calibre des gensavec qui je pourrais converser eacuteteindrait ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature et dontje reconnais lrsquousage par votre meacutethode raquo (AT-IV-448 Eacutelisabeth agrave Descartes en juillet 1646)

29 Eacutetienne Gilson Commentaire Ibid p82

NATURE 48

instinct naturel comme nous allons lrsquoenvisager dans le paragraphe qui vient Et srsquoil y a

dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle lrsquoideacutee drsquoune inclination celle-ci est moins

produite par un impetus naturalis en geacuteneacuteral que par laquo la spontaneacuteiteacute de ma nature raquo qui

reacuteclame que lrsquoinclination dont il srsquoagit soit libre30 Crsquoest pourquoi lrsquoappel de la lumiegravere

naturelle nrsquoest en rien comparable agrave laquo lrsquoappel agrave la ldquonaturerdquo de Pascal et Hume qui vient

pour suppleacuteer la ldquoraison impuissanterdquo raquo31 Chez ces auteurs en effet le recourt agrave lrsquoinstinct

et au cœur nrsquoa pas drsquoautre objectif que drsquoabaisser la raison et de promouvoir une

connaissance par laquo sentiment raquo (comme chez Buffier et la philosophie du sens commun en

geacuteneacuteral) supeacuterieure aux connaissances par raison ndash ainsi laquo plucirct agrave Dieu que nous nrsquoen

eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et

par sentiment raquo32

sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu

laquo Le bon sensIls sont contraints de dire ldquoVous nrsquoagissez pas de bonnefoi nous ne dormons pasrdquo etc Que jrsquoaime agrave voir cettesuperbe raison humilieacutee et suppliante raquondash Blaise Pascal Penseacutees Vaniteacute 38

laquo Instinct et raison marque de deux natures raquo33 eacutecrivait Pascal comme Descartes

distinguait en nous la nature intellectuelle et lrsquoinstinct naturel qursquoil situait sur deux plans

dissymeacutetriques

Prenons les Meacuteditations Meacutetaphysiques Il srsquoy trouve des lieux ougrave laquo la parole est

() donneacutee au ldquosens communrdquo raquo34 lequel est situeacute sur le plan de lrsquoinstinct naturel Par

exemple sponte et natura duce le sujet meacuteditant considegravere qursquoil est tout un ensemble de

30 Jean Laporte Le Rationalisme de Descartes op cit p14931 Ibid p15032 Blaise Pascal Penseacutees Fragment Grandeur ndeg614 Br sect282 Sellier sect14233 Blaise Pascal Penseacutees Sellier sect144 Ce fragment supporte deux interpreacutetations incompatibles Selon la

premiegravere Pascal distingue simplement ici lrsquohomme de lrsquoanimal (Pol Ernst Approches pascaliennesGembloux Duculot p130) Selon la seconde que nous deacutefendons il srsquoagit de distinguer deux natures enlrsquohomme ou deux instincts diffeacuterents conformeacutement agrave lrsquoesprit de la lettre de Descartes agrave Mersenne du 16octobre 1639 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue dans les notes agrave lrsquoeacutedition eacutelectronique des Penseacutees deD Descotes et G Proust (httpwwwpenseesdepascalfrGrandeurGrandeur8-approfondirphp)

34 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes op cit p247

NATURE 49

choses (un corps mais aussi un agent qui marche et qui sent et certainement une acircme qursquoil

conccediloit confuseacutement comme une matiegravere tregraves subtile) non en se reacuteglant sur quelque

eacuteducation scolastique ou sur lrsquoinfluence drsquoune coutume intellectuelle mais sur le seul

enseignement de la nature35 Tout au long des Meacuteditations cet enseignement de la nature

qui est laquo agrave lrsquoorigine du sens commun raquo36 reviendra sur un plan toujours diffeacuterent de celui

de la laquo lumiegravere naturelle raquo et dans un champ geacuteneacuteralement preacute-philosophique (ou post-

philosophique) Comme le sens commun en effet lrsquoenseignement de la nature se situe agrave un

niveau qui nrsquoest pas purement intellectuel crsquoest ce qui lui octroie un magistegravere si preacutegnant

sur nos opinions et nous donne une laquo tregraves grande inclination agrave croire (magnam

propensionem ad credendum) raquo37 certaines choses De ce point de vue le sens commun se

fond et se fonde dans une certaine obscuriteacute constitutive du plan du veacutecu irreacuteductible agrave

lrsquoapproche ratiocinante Examinons deux de ces champ drsquoapparition du preacute-philosophique

et leur statut dans lrsquoeacuteconomie de la Meditatio VI le problegraveme de lrsquoexistence des corps et

le statut ontologique de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps

(1) Quel creacutedit apporter agrave ce retour du sens commun dans lrsquoexercice meacuteditatif

Quand il srsquoagit par exemple de lrsquounion et de lrsquoexistence du composeacute humain dans sa

normaliteacute crsquoest-agrave-dire en tant qursquoil srsquoagit pour nous de nous conserver laquo lrsquoexpeacuterience ()

suffit qui est si claire qursquoil nrsquoy a pas moyen drsquoassurer le contraire (sed sufficit hic

experientia quaelig hic adeo clara est ut negari nullo modo possit) raquo38 Cette expeacuterience

quoi qursquoinfra-rationnelle semble tregraves assureacutee et se preacutesente comme un fait

ndash meacutetaphysiquement envisageacutee en effet elle ne sera jamais susceptible drsquoecirctre entiegraverement

expliqueacutee Claire cette expeacuterience ne lrsquoest pas eu eacutegard aux reacutequisits de la connaissance

bien au contraire cette expeacuterience qui est celle que fait le sens commun de lrsquounion est

fonciegraverement obscure quand elle est consideacutereacutee drsquoun autre point de vue Autrement dit

Descartes laquo laissant demeurer en son plan le primat du veacutecu raquo ne deacutefend cependant pas

une laquo philosophie de lrsquointuition raquo puisqursquoil se laquo refuse agrave voir dans le primat drsquoune

expeacuterience celui drsquoune certitude raquo39 Crsquoest-agrave-dire que le plan du veacutecu qui est celui ougrave

35 Meacuteditation II AT-VII-26 Selon H Gouhier crsquoest donc une laquo meacutetaphysique preacute-philosophique qui est agrave lafois mateacuterialisme et dualisme raquo qui srsquoexpeacuterimente dans lrsquoexpeacuterience naturelle (Penseacutee meacutetaphysique opcit p367)

36 Henri Gouhier Ibid p37137 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-798038 Entretien avec Burman AT-V-163 trad J-M Beyssade Il srsquoagit bien ici de consideacuterer lrsquohomme laquo tel

qursquoil est agrave preacutesent dans sa condition naturelle (ns) raquo (AT-V-159)39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p305-306

NATURE 50

srsquoexercent les droits du sens commun ne fonde ni nrsquoest fondeacute sur le plan de la certitude

qursquoest celui de lrsquoexercice meacutetaphysique (exercice qui nrsquoest pas deacutenueacute drsquoun caractegravere

expeacuterimental ndash mais dont il faut remarquer la singulariteacute eu eacutegard aux conditions normales

de lrsquoexpeacuterience quotidienne ) Il est ainsi notable que la question de lrsquounion de lrsquoacircme et du

corps ne soit pas traiteacutee dans les Meacuteditations si ce nrsquoest neacutegativement comme le signe drsquoun

lieu ougrave srsquoexercent laquo certaines faccedilons confuses de penser qui proviennent et deacutependent de

lrsquounion et comme du meacutelange de lrsquoesprit avec le corps (quam confusi quidam cogitandi

modo ab unione et quasi permixtione mentis cum copore exorti) raquo40 Le plan du veacutecu ougrave se

joue lrsquounion dans le champ du sens commun est le plan de la confusion ndash du moins en

attendant les deacuteveloppements ulteacuterieurs de la morale carteacutesienne En attendant il va nous

falloir laquo revenir en deccedilagrave de la philosophie ce qui assureacutement consiste moins agrave reacutesoudre

les problegravemes qursquoagrave ne plus les poser raquo et usant laquo de la vie et des conversations

ordinaires raquo laquo srsquoabstenant de meacutediter et drsquoeacutetudier raquo parvenir agrave laquo concevoir lrsquounion de

lrsquoacircme et du corps raquo41

Crsquoest pourquoi laquo ceux qui ne philosophent jamais raquo sont tregraves certains des laquo choses

qui appartiennent agrave lrsquounion de lrsquoacircme et du corps raquo42 dans la mesure ougrave ils suivent

scrupuleusement laquo lrsquoenseignement de la nature raquo et vivent pleinement sur ce mode

naturaliste Le fait de lrsquounion dont le statut est si difficile (voire impossible) agrave cerner

ontologiquement est au contraire drsquoune eacutevidence criante pour celui qui ne philosophe pas

nous nous eacuteprouvons essentiellement comme eacutetant intramondain composeacute et cela drsquoun

point de vue irreacuteductiblement facticiel et ontique lequel pour reprendre la penseacutee de

Heidegger est celui ougrave se situe par excellence le laquo sens commun raquo par diffeacuterence drsquoavec le

plan ontologique (qui est chez Descartes celui du dualisme des substances) qui le

laquo deacuteconcerte raquo profondeacutement43 Sur le plan laquo ontique raquo le sujet se considegravere

essentiellement en tant qursquolaquo ecirctre intramondain que nous deacutesignons par ce pronom

ldquonousrdquo raquo44 ecirctre qui est drsquoabord un ecirctre veacutecu eacuteprouveacute comme union sur la base drsquoun jeu

drsquoimpulsions naturelles drsquoinstincts et de sentiments confus

40 Meacuteditation VI AT-VII-81 et AT-IX-6441 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-692 et Ferdinand Alquieacute Ibid p30942 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-69243 laquo Daszlig den gemeinen Verstand das ontologisch Erkannte mit Ruumlcksicht auf das ihm einzig ontisch

Bekannte befremdet darf nicht verwundern raquo (Martin Heidegger Ecirctre et Temps sect39 trad E Martineaueacutedition numeacuterique p159) Le caractegravere deacuteconcertant de ce plan ontologique pour ceux qui ont lesentiment commun de leur union sur le mode de la quotidienneteacute est bien marqueacute dans la correspondanceavec Eacutelisabeth

44 Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute linstitution naturelle des passions et la notion carteacutesiennedu ldquosens inteacuterieurrdquo raquo art cit p481

NATURE 51

Comme on lrsquoa deacutejagrave remarqueacute laquo cette impulsion (impetus) de la nature est mise en

structure oppositionnelle avec la lumiegravere naturelle raquo45 ndash dans lrsquoinstinct naturel se joue cette

reacutesistance des forces non-rationnelles qui furent mises entre parenthegravese par lrsquoeacutepisode du

doute Et si une eacutetude affineacutee montre que tout ce que la philosophie du sens commun

nomme des premiegraveres veacuteriteacutes correspond agrave laquo pratiquement tout ce que Descartes dans les

Meacuteditations avait deacuteclareacute mettre en doute raquo autrement dit des veacuteriteacutes de fait46 crsquoest que les

veacuteriteacutes que le sens commun admet comme certaines parce qursquoindeacutemontrables (par exemple

lrsquounion laquo laquelle effectivement ne nous est pas connue raquo47) eacutemanent drsquoun instinct naturel

qui ne pouvait qursquoecirctre douteux aux yeux de Descartes Le problegraveme selon Buffier est qursquoil

est impossible de deacutemontrer ces veacuteriteacutes de fait ce qui est particuliegraverement manifeste dans

le cas de lrsquounion qui suppose ce retour au plan du veacutecu Crsquoest pourquoi les veacuteriteacutes que la

philosophie du sens commun pense indeacutemontrables et qui furent mises entre parenthegraveses

par Descartes reacuteapparaissent dans la sixiegraveme Meacuteditation sous la forme drsquoun instinct

naturel Apregraves avoir quitteacute le sens commun la meacuteditation le retrouve car laquo le philosophe

[devait] () partir de ce qursquoil croyait avec lrsquohomme de la rue pour discerner ce qui eacutetait

vraiment dicteacute par la nature raquo48

(2) Crsquoest agrave partir de cet eacuteleacutement naturel eacutepauleacute par la laquo veacuteraciteacute divine raquo que

srsquoadministre la laquo preuve de lrsquoexistence des corps raquo ndash preuve dont les carteacutesiens lrsquoont vu on

peut douter qursquoelle srsquoarrange en toute laquo rigueur geacuteomeacutetrique raquo49 Et cependant

Malebranche affirme que pour ce qui est de lrsquoexistence des corps Descartes nrsquoa pas voulu

laquo la prouver par des preuves sensibles quoiqursquoelles paraissent tregraves convaincantes au

commun des hommes raquo50 On peut en douter dans la mesure ougrave le cœur de lrsquoargument

45 Dans le cadre drsquoune opposition entre la Nature-Deacuteesse et la Nature-Dieu cf Andreacute Robinet op citp354 et supra sect9

46 laquo In dieser Aufzaumlhlung der premiegraveres veacuteriteacutes ist praktisch all das enthalten was Descartes in denMeditationes fuumlr bezweifelbar erklaumlrt hatte raquo (Johano Strasser art cit p181) Sur cette structuredrsquoopposition cf notre deacuteveloppement laquo Quelles sont les veacuteriteacutes du sens commun raquo in LouisRouquayrol Ibid p68-70 Nous remarquions alors laquo Peut-ecirctre de faccedilon poleacutemique Buffier prend pourdes veacuteriteacutes du sens commun ce que Descartes avait deacutemontreacute avec tout un dispositif au long desMeacuteditations Meacutetaphysiques raquo La lecture de lrsquoarticle de Strasser depuis nous a confirmeacute dans notreanalyse

47 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique VI op cit p11748 Henri Gouhier Ibid p37049 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute VIegrave Eacuteclaircissement in Œuvres Bibliothegraveque de la

Pleacuteiade 1979 tI p837 On connaicirct la solution de Malebranche laquo la foi oblige agrave croire qursquoil y a descorps raquo (Ibid p838)

50 Nicolas Malebranche Ibidem Crsquoest au contraire la deacutemarche de la philosophie du sens commun ndash ClaudeBuffier accordera agrave partir drsquoune reacuteflexion malebranchiste que le sens commun ne srsquoembarrasse pas de

NATURE 52

carteacutesien couple lrsquoinclination naturelle agrave croire et la veacuteraciteacute divine mrsquoassurant de la reacutealiteacute

des ideacutees des corps alors mecircme que je nrsquoai en moi aucune laquo aucune faculteacute pour connaicirctre

que cela soit (nullam facultatem mihi dederit ad hoc agnoscendum) raquo51 Dans lrsquoordre

argumentatif donc le sens commun est soutenu par la veacuteraciteacute divine ndash crsquoest que dans

lrsquoordre ontologique la preacutesence en nous de cette puissance drsquoinclination naturelle est

drsquoorigine divine car laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral (per naturam enim generaliter

spectatam) raquo par cette nature qui mrsquoincline agrave croire agrave lrsquoexistence de telle ou telle reacutealiteacute

mateacuterielle laquo je nrsquoentends maintenant autre chose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam

vel Deum ipsum intellego) raquo52 De mecircme dans la philosophie du sens commun nous

tenons notre sens commun tantocirct de Dieu tantocirct de la nature Cependant Claude Buffier

affirme plus volontiers lrsquoorigine naturelle du sens commun que son origine divine ndash son

laquo vague deacuteisme raquo autorise cependant peut-ecirctre une telle ambiguiumlteacute de fondement53

Dans une filiation plus pascalienne que malebranchiste le sens commun buffieacuterien

donne ainsi aux premiers principes le statut de veacuteriteacutes connues par sentiment et instinct en

leur genre laquo claires et entendues de tous les hommes raquo et qursquoil est impossible de

deacutemontrer ainsi le fait que nous ne recircvons pas autrement dit lrsquoexistence reacuteelle du monde

exteacuterieur54

deacutemontrer lrsquoexistence des corps qursquoil y a mecircme quelque chose drsquoabsurde agrave vouloir le faire Le statut qursquoilaccorde agrave lrsquoexistence des corps est donc le suivant il se dit drsquoaccord laquo un philosophe des plus judicieux[lui-mecircme ] qui me parlant de lrsquoexistence des corps disait qursquoon ne pouvait pas en disconvenir sans ecirctrefou mais qursquoapregraves tout ce nrsquoeacutetait point lagrave des veacuteriteacutes ineacutebranlablement certaines et absolumenteacutevidentes raquo (Eacuteleacutements Ibid p127) Cette question leacutegueacutee par le carteacutesianisme est cruciale dans ledeacuteveloppement de la philosophie du sens commun (cf la synthegravese de Maxime Chastaing agrave ce sujet dansson article laquo Lrsquoabbeacute de Lanion et le problegraveme carteacutesien de la connaissance drsquoautrui raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T141 1951 p228-248)

51 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-8052 Meacuteditation VI AT-IX-64 et AT-VII-8053 Selon son ami Jean Meslier (cf Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et

reacutevolutionnaire sous Louis XIV Julliard 1965 p191) Voir eacutegalement sur ce point notre travail drsquoeacutetudeet de recherche Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude Buffier (suivit du texte de 1725)2016 p8-9 La seule fois ougrave srsquoatteste chez Claude Buffier une origine divine du sens commun crsquoestdrsquoailleurs dans le cadre drsquoune discussion du miracle (si nous nrsquoy croyions pas laquo ce serait Dieu mecircme quinous tromperait par la lumiegravere du sens commun qursquoil a mise en nous raquo (Exposition des preuves de lareligion sect246 in Cours de science p1352) ndash lequel deacutepasse notre raison mais preacutecisement pas le senscommun qui est capable drsquoy croire On se trouve dans un contexte remarquablement opposeacute agrave celui de lapenseacutee carteacutesienne dans la Meditatio VI ougrave celui-ci fonde le rapport entre sens commun (ou instinctnaturel) et Dieu sur la reacutegulariteacute naturelle et non sur lrsquoexception (miracle) sans quoi lrsquoassurance de cefondement serait probleacutematique Sur le rapport entre sens commun et miracle cf Annexe 2

54 Blaise Pascal De lrsquoEsprit Geacuteomeacutetrique Section II GF 1985 p86 Il srsquoagit preacutecisement selon Laportedrsquoun laquo appel agrave la nature raquo eacutetranger agrave Descartes que drsquoinvoquer laquo agrave lrsquoappui des principes premiers la forcede lrsquoinstinct et du cœur raquo (Ibid p150-151) Par diffeacuterence drsquoavec Descartes Pascal introduit en effet unediscontinuiteacute entre le domaine de lrsquointuition et celui de la raison (Le cœur et la raison selon Pascalp105-106) Rappelons que chez Descartes lrsquointuitus peut avoir la dimension reacutecapitulatoire drsquoune chaicircnede raisons (Regravegle VII en particulier) Pour ces questions cf infra sect15

NATURE 53

Srsquoil existe donc un champ propre pour lrsquoinstinct naturel dans la Meditatio VI son

ambiguiumlteacute est notable dans le cadre de lrsquounion il semble se dessiner sur son plan propre

impermeacuteable agrave lrsquoenchaicircnement rationnel dans une confusion qui le destitue de tout

exercice meacutetaphysique possible ndash pour ce qui est de la question de la preuve des corps il

srsquoinsegravere agrave nouveau dans la chaicircne argumentative et a valeur de preuve en tant qursquoil est

soutenu par la veacuteraciteacute divine Avec une grande peacuteneacutetration Ferdinand Alquieacute a vu lagrave une

grande leccedilon de la sagesse carteacutesienne Descartes ne srsquoest en effet pas contenteacute drsquoaffirmer

la seacuteparation du plan du veacutecu et du plan philosophique mais il a aussi reconnu dans le

recourt agrave lrsquoEcirctre divin sans donner laquo aux problegravemes aucune solution conceptuelle raquo une

faccedilon de laquo retrouver dans la lumiegravere lrsquouniteacute que la vie preacutesentait dans les teacutenegravebres de

lrsquoinstinct et que la connaissance a dissocieacute raquo55 et ce faisant il aura peut ecirctre contribueacute agrave

reacuteconcilier les plans de la philosophie et du sens commun ndash ouvrant la voie agrave ce que nous

nommerons en conclusion un laquo rationalisme du sens commun raquo

55 Ferdinand Alquieacute op cit p317

MORALE 54

4) MORALE

laquo Le sens commun (sensus communis) cette premiegravereforme drsquoentendement consideacutereacutee drsquoordinaire au seul titrede faculteacute de connaissance pratique une mine de treacutesorscacheacutes dans la profondeur de lrsquoacircme raquondash Kant Anthropologie du point de vue pragmatique sect40

Le carteacutesianisme nrsquoest pas un commencement radical agrave titre de matiegravere premiegravere

de la penseacutee des veacuteriteacutes eacuteternelles et inneacutees sont entrrsquoaperccedilues laquo sans meacuteditation raquo par tout

un chacun1 Ces ideacutees inneacutees sont agrave la fois drsquoordre scientifique (cf infra chapitre 5) et

moral seulement les raisons de ces veacuteriteacutes sont ignoreacutees tant que laquo la reacuteflexion

ulteacuterieure raquo nrsquoa pas laquo [justifieacute] ces intuitions initiales en les fondant sur la systeacutematisation

ordonneacutee de toutes les connexions qui garantissent leur exactitude raquo2

Cependant dans le cas de la morale carteacutesienne la laquo systeacutematisation raquo fait deacutefaut

pour des raisons de fait drsquoabord lrsquoœuvre du philosophe ayant eacuteteacute interrompue par sa mort

pour des raisons de droit ensuite agrave cause de la difficulteacute du discours en reacutegime moral3 La

principale difficulteacute de ce type de discours tient en effet peut-ecirctre agrave son rapport

probleacutematique au sens commun de tout un chacun en matiegravere morale le laquo preacute-connu raquo

(crsquoest-agrave-dire les notions premiegraveres connues de tous) sur lesquelles le philosophe doit faire

reacuteflexion laquo sera essentiellement complexe eacutetendu et diversifieacute raquo4 Srsquoagissant du bien et du

mal en effet mais aussi du rapport entre lrsquohomme et ses conditions sociales drsquoexistence

(les lois et coutumes de son pays) le jugement de chacun srsquoinscrit dans lrsquohorizon de ce que

1 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-52 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Puf 1957 p37 Agrave lrsquoappui de lrsquoinneacuteiteacute des veacuteriteacutes

morales qui en garantit lrsquoobjectiviteacute laquo les premiegraveres semences de veacuteriteacute disposeacutees par la nature danslrsquoesprit humain () avaient tant de force dans cette naiumlve et simple Antiquiteacute que par la mecircme lumiegravere delrsquoesprit qui leur faisait voir qursquoon doit preacutefeacuterer la vertu agrave lrsquoutile tout en ignorant pourquoi il en est ainsices anciens anciens avaient aussi reconnu certaines ideacutees vraies de la philosophie et des matheacutematiques raquo(Regravegle IV AT-X-376) Ce passage et son interpreacutetation par Rodis-Lewis montrent agrave la fois que la reacuteflexionphilosophique reacute-institue les veacuteriteacutes du bon sens (cf supra chapitre 2) et lrsquoascendance stoiumlcienne de cettepenseacutee morale puisque laquo la sapientia stoiumlcienne est indistinctement une vertu et une science raquo contrelrsquoaristoteacutelisme (Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Pierre-Franccedilois Moreau(dir) Le retour des philosophes antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecleParis Albin Michel 1999 p253) mais aussi contre Montaigne et Charron Sur lrsquounivociteacute de la sagessepermettra lrsquoadeacutequation du bon sens et du libre-arbitre cf infra sect15

3 Il y a donc plutocirct chez Descartes en matiegravere morale laquo une coheacuterence qui nrsquoest pas drsquoespegravece dogmatiqueet ne se compromet jamais avec lrsquoesprit de systegraveme raquo (Denis Kambouchner Descartes et la philosophiemorale laquo Introduction raquo Hermann 2008 p17)

4 Denis Kambouchner laquo Introduction raquo Ibid p15

MORALE 55

les anthropologues contemporains nomment un laquo sens commun local raquo et de ce point de

vue local il nrsquoy a pas laquo de speacutecialistes reconnus du sens commun raquo puisque laquo chacun pense

qursquoil est un expert raquo5

De lagrave puisqursquoil nrsquoy a pas de speacutecialiste aveacutereacute de ce preacute-connu moral qursquoest le sens

commun la reacuteticence de Descartes agrave srsquoaventurer aux conseils en matiegravere pratique Il est

douteux cependant que Descartes livre entiegraverement la morale agrave ce preacute-connu il faut degraves

lors srsquointerroger sur le rapport entre celui-ci en tant qursquoil est constitueacute par le sens commun

et la laquo plus parfaite morale raquo6 dernier fruit de la philosophie On peut srsquoattendre agrave ce que le

preacute-connu en matiegravere morale (notamment constitueacute par la laquo conversation raquo avec laquo les

autres hommes raquo mais aussi on lrsquoimagine par certaines laquo notions raquo acquises laquo sans

meacuteditation raquo) diffegravere quelque peu du dernier degreacute de la sagesse que cherche agrave atteindre la

philosophie7 Car srsquoil est vrai que eu eacutegard agrave lrsquoincertitude de la pratique le sens commun

aurait pu y trouver son lieu privileacutegieacute cependant loin de livrer la morale agrave une laquo apologie

du sentiment ou de lrsquoinstinct raquo Descartes laquo tend toujours agrave reacuteduire la part du ldquodouteuxrdquo raquo8

autrement dit agrave deacutepasser ces premiers degreacutes de la sagesse pour en atteindre un

laquo incomparablement plus haut et plus assureacute raquo

Deux niveaux sont donc agrave distinguer (1) en se situant sur le plan du preacute-connu la

morale (notamment par provision) accorde une importance non neacutegligeable au sens

commun mais seulement nous le verrons lorsque celui-ci prend la forme factuelle drsquoun

jugement droit en accord avec la seule deacutefinition rigoureuse qursquoa donneacute Descartes du sens

commun La morale par provision dans cette mesure pourra nrsquoecirctre pas arbitraire et le sens

commun qursquoelle implique entendu en un sens eacuteminent (sens que nous deacutegagerons par la

meacutediation de Kant) pourra menera agrave un autre plan (2) celui du bon sens seul bien que lrsquoon

laquo puisse absolument nommer bien raquo9

5 Clifford C Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo in Savoir local savoir global Puf2012 p132 La reacutefeacuterence agrave Descartes semble ici tacite Lrsquoauteur conclut laquo eacutetant commun le senscommun est ouvert agrave tous le bien commun drsquoau moins comme nous dirions tous les citoyens seacuterieux raquoAutrement dit laquo en matiegravere de morale les hommes savent bien raquo (Denis Kambouchner Ibid p16)

6 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-147 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-58 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p112 On retrouve agrave nouveau ici cette opposition structurelle de la Nature-

Deacuteesse (qui inspirera les theacuteoriciens du sentiment moral) et de la Nature-Dieu (cf supra chapitre 3)9 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-237

MORALE 56

sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore

laquo [Le] sens commun qui nrsquoest assureacutement pas le bon sens raquondash Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle p186

On ne trouve dans le corpus carteacutesien qursquoune seule deacutefinition en forme du laquo sens

commun raquo La difficulteacute est qursquoelle se trouve dans une lettre ou un fragment de lettre dont

on ne connaicirct ni la date ni le destinataire10 Pour notre propos elle a cependant une

importance capitale elle introduit le sens commun dans son acception morale nous

permet de le distinguer du bon sens et ce faisant de clarifier la penseacutee carteacutesienne Citons

in extenso le fragment qui nous inteacuteresse (dont toute la richesse srsquoexprime en latin) et la

traduction que nous en proposons

Nescio utrum fando acceperim an vero divinarim DN Scholae nugas nonmultum curare hocque ingenii acumini et perspicuitati adscribo quam interanimi virtutes eundem locum tenere existimo ac Principes inter homines Ausimvero animus inducere ut credam eandem hanc ingenii vim quaelig vulgarisPhilosophiaelig opinionum contemptus apud illum parit forte commendaturam meassiquidem de iis audivisset meas enim cum sensu communi qui cum rectojudicio idem est conciliare conor contra vero Regentes ut doctiores videanturmulta dicere affectant cum sensu illo communi pugnantia (AT-IV-697 l15-25)

laquo Je ne sais si jrsquoai appris par ouiuml-dire ou si jrsquoai veacuteritablement devineacute que DN nese soucie pas beaucoup des bagatelles de lrsquoEacutecole ce que jrsquoattribue agrave la finesse etperspicaciteacute drsquoesprit que je considegravere tenir la mecircme place entre les vertus delrsquoacircme que les princes entre les hommes Jrsquoose vraiment me persuader agrave croire quecette mecircme puissance de lrsquoesprit qui fait naicirctre chez lui le meacutepris des opinions dela philosophie vulgaire drsquoaventure lui ferait valoir les miennes si vraiment il lesavait entendues en effet je tente de concilier les miennes avec le senscommun qui est la mecircme chose que le jugement droit au contraire en veacuteriteacutedes Reacutegents qui pour paraicirctre plus doctes ambitionnent de dire beaucoup dechoses qui contredisent ce sens commun raquo

Indeacutependamment du fait qursquoil est impossible drsquoen savoir plus sur le mysteacuterieux

Monsieur N dont il est question ce fragment livre le cœur de la conception carteacutesienne le

sens commun est laquo la mecircme chose que le jugement droit raquo (ou laquo la rectitude du

jugement raquo) Crsquoest en effet ainsi qursquoil faut traduire ce passage tregraves alteacutereacute dans la version

10 Lrsquoeacutedition Adam-Tannery la situe en 1646 adresseacutee agrave Boswell (AT-IV-684) Dans la nouvelle eacutedition desŒuvres complegravetes Jean-Robert Armogathe apregraves Costabel et de Waard preacutefegravere les anneacutees 1635-1636 etadresse ces fragments de lettre agrave Mersenne (cf note 1 page 846 de la Correspondance 1 Gallimard2013) en donnant la traduction (probleacutematique) de Clerselier (Agrave Mersenne Lettre 3615 p132)

MORALE 57

franccedilaise de Clerselier qui eacutecrit laquo le sens commun qui est le mecircme que le bon sens raquo Le

bon sens rappelons-le nrsquoest pas rectum judicium mais vim incorrupte judicandi11 crsquoest

pourquoi pour faire droit agrave la speacutecificiteacute de lrsquoexpression carteacutesienne il faut tacirccher de

distinguer le sens commun du bon sens comme le fait de la puissance (ou de la faculteacute)

Une autre lecture confondant les deux rendrait notre travail passablement difficile On

trouve en effet dans ce passage une caracteacuterisation complegravete du sens commun qui

conformeacutement agrave ce que nous avancions en introduction nrsquoest pas seulement une faculteacute

mais aussi quelque chose drsquoobjectif ici le fait drsquoun jugement droit ou drsquoun ensemble de

jugements droits Crsquoest uniquement en un sens subjectif que le sens commun est laquo le mecircme

que le bon sens raquo comme lorsque lrsquoon dit de quelqursquoun qursquoil laquo nrsquoa pas le sens commun raquo12

Avoir le sens commun et se concilier avec lui (ou en faire preuve) signifient deux choses

diffeacuterentes dans le premier cas on possegravede une faculteacute (ou une puissance vim qursquoil

vaudra mieux nommer laquo bon sens raquo) dans le second cas on effectue ou on srsquoaccorde avec

un recto judicio Avec le bon sens on possegravede une vertu autrement dit une puissance qui

tient laquo la mecircme place entre les vertus de lrsquoacircme que les princes entre les hommes raquo et qui

sera plus tard caracteacuteriseacutee comme le seul vrai bien ndash preuve que le laquo bon sens raquo a chez

Descartes une digniteacute supeacuterieure au laquo sens commun raquo

Ainsi en deacutecidant de ne pas recouvrir cette ambiguiumlteacute en refusant de postuler

lrsquoeacutegaliteacute du bon sens et du sens commun on srsquoautorise agrave remonter la ligneacutee stoiumlcienne du

sens commun dans son acception irreacuteductiblement morale et non seulement

eacutepisteacutemologique car crsquoest en ce sens qursquoil faut entendre lrsquoexpression laquo se conformer avec

le sens commun raquo

La dimension morale (et stoiumlcienne) du sens commun se deacutevoile agrave la lecture drsquoun

autre passage remarquable dans lequel Descartes mentionne explicitement ce recto judicio

Il ne srsquoagit pas alors pour notre auteur de parler en son nom mais de citer Seacutenegraveque lequel

11 Autrement dit laquo puissance de juger sainement raquo dans la version latine du Discours (AT-VI-541) quitraduit ainsi la fameuse laquo puissance de bien juger raquo du deacutebut du texte franccedilais

12 Crsquoest agrave ce moment lagrave que lrsquoambiguiumlteacute est la plus forte Cependant Descartes ne nourrit que tregraves peut cetteambivalence en nrsquoutilisant geacuteneacuteralement lrsquoexpression laquo avoir le sens commun raquo (qui exprime lrsquoideacutee drsquounepuissance ou drsquoune faculteacute) que dans des cas poleacutemiques Gassendi ainsi laquo nrsquoa pas le sens commun[= bon sens] et ne sais en aucune faccedilon raisonner raquo (agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389) Poursignifier la dimension objective il aurait fallu dire qursquoil laquo ne fait pas preuve de sens commun raquo ou qursquoillaquo ne juge pas conformeacutement au sens commun raquo Il est tregraves probable que cette reacuteticence chez Descartes agraveparler du sens commun comme drsquoune faculteacute (ce qui nrsquoest pas cas drsquoEacutelisabeth par exemple qui eacutevoquelaquo ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature raquo AT-IV-448) tient agrave sa tentative de se deacutetacherde la scolastique qui justement consideacuterait le sens commun comme une faculteacute

MORALE 58

aurait eu raison drsquoaffirmer que laquo beata vita est in recto certoque judicio stabilita raquo13 La

citation est extraite du texte de Seacutenegraveque De vita beata dont Descartes a recommandeacute la

lecture agrave la princesse Eacutelisabeth pendant lrsquoeacuteteacute 1645 Il srsquoagit lagrave selon Descartes drsquoune

laquo deacutefinition du souverain bien raquo peut-ecirctre la meilleure qursquoa livreacute Seacutenegraveque et dont le sens

est agrave mettre en lien avec la premiegravere deacutefinition qursquoil en avait donneacute (au troisiegraveme chapitre

du De vita beata) selon laquelle le souverain bien reacutesiderait dans le fait que crsquoest laquo agrave la

nature [qursquoil faut] donner [son] assentiment raquo14

Le lien entre les deux deacutefinitions (que lrsquoon laquo ne voit pas assez raquo se plaint

Descartes15) reacutesiderait justement dans le fait que pour vivre conformeacutement agrave la nature en

geacuteneacuteral et agrave notre nature en particulier il faut que laquo lrsquoacircme soit saine raquo16 par quoi Descartes

comprend qursquoil faut laquo vivre suivant la vraie raison raquo agrave nouveau agrave distinguer des

laquo inclinations naturelles raquo qui nous laquo portent ordinairement agrave suivre la volupteacute raquo17 Dans le

domaine moral lrsquoopposition des deux Natures est donc reconduite et le sana mens est

nettement seacutepareacutee de lrsquoimpetus (Nature-Deacuteesse) puisqursquoelle ne se soumet agrave la Nature qursquoen

tant qursquoelle est lrsquoordre que Dieu a mis dans le monde

Crsquoest pourquoi que le sana mens (ou nous le verrons bona mens eacutegalement en

reacutegime stoiumlcien) puisse laquo acqueacuterir toutes les vertus par le seul exercice intellectuel du

jugement raquo est laquo une thegravese dont lrsquoorigine stoiumlcienne est peut douteuse raquo18

13 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-274 laquo La vie heureuse trouve sa stabiliteacute et immutabiliteacute dans unjugement droit et fixe raquo (trad Eacutemile Breacutehier Les Stoiumlciens II Gallimard 1962 p728) La citation esttireacutee du De vita beata sect5 dans le chapitre intituleacute par Breacutehier laquo Diverses deacutefinitions de la vie heureuse etdu souverain bien selon les stoiumlciens raquo

14 laquo Interim quod inter omnes Stoicos convenit rerum naturaelig assentior raquo (De vita beata 3) Crsquoestlaquo lrsquoaxiome moral fondamental du stoiumlcisme raquo (Eacutemile Breacutehier Ibid p1320) Descartes cite eacutegalement lasuite qui va avec cet axiome laquo ab illa non deerrare et ad illius legem exemplumque formari sapientiaest Beata est ergo vita conveniens naturaelig suaelig raquo

15 Ibid AT-IV-274 Le reproche qursquoil fait agrave Seacutenegraveque est de maniegravere geacuteneacuterale de manquer de meacutethode Safaccedilon drsquoexposer nrsquoest laquo pas assez exacte pour meacuteriter drsquoecirctre suivie raquo (agrave Eacutelisabeth le 4 aoucirct 1645 AT-IV-263)

16 laquo Si primum sana mens est et in perpetua possessione sanitatis suaelig raquo (De vita beata 3) On sait que levocabulaire du sanus (raisonnable sain en bon eacutetat) est lieacute agrave celui du sens commun chez Descartes(cf Recherche de la veacuteriteacute ougrave sens commun se dit sanus sensus) Dans la traduction latine du deacutebut duDiscours le incorrupte se rapporte agrave ce champ lexical Dans le latin de Ciceacuteron le bon sens ou la raison(au sens de raisonnable) se dit sana mente Dans ce passage de Seacutenegraveque il semble que sana doive se lireen deux sens meacutedical (la santeacute de lrsquoacircme par opposition agrave la folie) et intellectuel (la raison)

17 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-273 et 274 Pour la structure drsquoopposition des inclinations naturellesdu sens commun et du bon sens cf supra chapitre 3

18 Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Le retour des philosophes antiques agravelrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecle op cit p264

MORALE 59

Est-ce agrave dire que comme Seacutenegraveque il considegravere que le sanus doive ecirctre opposeacute au

champ du sens commun en eacutetant eacuteloigneacute du domaine des instincts Car en effet dans son

traiteacute le maicirctre stoiumlcien met en garde son fregravere Gallion en lrsquoencourageant agrave se deacutetourner de

la foule Pour la premiegravere fois de faccedilon aussi nette la distinction eacutetait faite entre la vie

guideacutee par la croyance la foule et les errements du grand nombre par opposition agrave la vie

selon la pure raison srsquoil faut laquo chercher le meilleur et non ce qui est le plus commun raquo

crsquoest justement parce que au niveau du commun laquo chacun preacutefegravere croire les autres plutocirct

que juger raquo19

Cependant cet ideacuteal autarcique du sage stoiumlcien seacutepareacute de la foule est vivement

reprocheacutee par Descartes qui remarque que lrsquoauteur laquo semble enseigner qursquoil suffit drsquoecirctre

extravagant pour ecirctre sage raquo20 En un sens faible cela signifie seulement que la dissociation

drsquoavec le vulgaire nrsquoest pas une condition neacutecessaire agrave la formulation du jugement droit et

agrave lrsquoacquisition de la vertu En un sens plus fort que lrsquoon peut soutenir ici Descartes semble

consideacuterer que se deacutetourner du sens commun peut ecirctre preacutejudiciable au point de vue moral

Crsquoest drsquoailleurs un thegraveme classique au XVIIegraveme que de reprocher au stoiumlcisme de choquer le

sens commun en voulant srsquoen eacuteloigner ainsi Balzac le correspondant de Descartes apregraves

que la vague neacuteo-stoiumlcienne se soit retireacutee eacutecrit qursquoil est enfin laquo permis de parler librement

de Zenon et de Chrysippe et de dire que les opinions de ces Ennemis du Sens commun

estoient quelquefois plus estranges que les plus estranges fables de la Poeacutesie raquo21

Crsquoest pourquoi Descartes lorsqursquoil se rapproche de la doctrine morale des stoiumlciens

en particulier dans la troisiegraveme regravegle de la morale par provision est sujet agrave des attaques qui

lui reprocheraient de ne pas avoir le sens commun Ainsi sur la distinction toute stoiumlcienne

de ce qui deacutepend de nous et de ce qui nrsquoen deacutepend pas22 on peut lui objecter qursquolaquo un

homme drsquoun sens commun ne se persuadera jamais que rien ne soit en son pouvoir que ses

19 laquo Et dum unusquisque mavult credere quam judicare raquo (De vita beata 1) donc laquo quaeligramus quidoptimum factum sit non quid usitatissimum raquo (3) Breacutehier note laquo la distinction faite ici entre juger(judicare) et croire (credere) preacutesente une netteteacute remarquable qui dans un certaine mesure est un faitnouveau raquo (Ibid p1319)

20 Agrave Eacutelisabeth Ibid AT-IV-27221 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation VI agrave Monsieur Descartes raquo

in Œuvres II Paris 1655 p312 sq citeacute par Adam-Tannery en note agrave la lettre XXXII de Balzac du 25avril 1631 AT-I-201 Les auteurs neacuteo-stoiumlciens ici critiques sont Juste-Lipse et laquo M le Garde des Sceauxdu Vair raquo

22 Le Manuel drsquoEacutepictegravete srsquoouvre sur cette distinction laquo il y a ce qui deacutepend de nous il y a ce qui ne deacutependpas de nous raquo (Les Stoiumlciens II Ibid p1111) Il y a lagrave laquo comme une reacuteminiscence de cette lecture[drsquoEacutepictegravete] raquo souligne Victor Brochard dans un article qui a ouvert agrave lrsquoeacutetude des rapports de Descartes austoiumlcisme (laquo Descartes stoiumlcien contribution agrave lrsquohistoire de la philosophie carteacutesienne raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T 9 Janvier agrave Juin 1880 p549-550) Reacuteminiscence drsquoautantplus remarquable qursquoelle laquo reste toutefois sans justification speacutecifique raquo (note 231 Œuvres IIIGallimard 2009 p637)

MORALE 60

penseacutees raquo certes il a quelque chose du bon sens populaire dans lrsquoideacutee de faire laquo de

neacutecessiteacute vertu raquo (selon lrsquoexpression du Discours) cependant on peut objecter qursquoayant le

sens commun on peut laquo meacutepriser les choses possibles () sans les feindre impossible raquo agrave

moins drsquoecirctre lagrave dans une laquo fiction raquo ou une extravagance philosophique23

La reacuteponse de Descartes agrave cette objection srsquoest voulue bienveillante il est vrai que

les choses exteacuterieures sont en notre pouvoir mais pas absolument parlant ndash et drsquoailleurs

dans un passage absolument remarquable du point de vue sociologique Descartes affirme

par la neacutegative qursquoil est de la preacuterogative des gens du peuple drsquoen ecirctre averti eux qui ne

virent pas enfants leurs caprices combleacutes par les nourrices et les percepteurs24 Certes

cela va contre nos laquo appeacutetits naturels raquo que de le reconnaicirctre ndash mais comme la vraie raison

nous lrsquoindique il nrsquoy a laquo personne qui puisse faire difficulteacute agrave lrsquoaccorder raquo25 En effet nos

inclinations encourageacutees par notre eacutegoiumlsme drsquoenfants aguerris par le temps ougrave tout le

monde tournait autour de nous nous aura empecirccheacute de bien concevoir cette veacuteriteacute de la

raison et ainsi drsquoautant plus serons nous trompeacutes que nous avons eacuteteacute eacuteleveacute parmi les

Grands De ce point de vue la maxime de la reacutesignation prend toute sa dimension pour

ceux qui ont eu un rapport plus grand agrave la neacutecessiteacute dans leur enfance maxime toute

populaire donc et finalement peu eacuteloigneacutee du sens commun

sect14 Se concilier avec le sens commun

Srsquoil est hors de doute que la reacutefeacuterence au recto judicio est drsquoascendance stoiumlcienne

lrsquoeacuteloignement qursquoaffecte Descartes avec ces theacuteories de lrsquoAntiquiteacute et lrsquoideacuteal drsquoaccessibiliteacute

morale laquo aux plus ignorants raquo qursquoil inscrit en structure drsquoopposition avec cette preacuteciositeacute

des Anciens26 demande agrave repenser le sens de ce stoiumlcisme en lien avec lrsquoideacutee drsquoun sens

23 Pollot agrave Descartes feacutevrier 1638 AT-I-513 (pas de nom du destinateur dans AT J-R Armogathe enaccord avec lrsquoeacutedition reacuteviseacutee drsquoAT donne Pollot agrave Reneri pour Descartes)

24 Agrave Pollot avril ou mai 1638 AT-II-37 Ainsi laquo ce sont ordinairement [les grands] qui supportent le plusimpatiemment les disgracircces de la fortune raquo Lrsquoideacutee drsquoun laquo stoiumlcisme populaire raquo qui est ici preacutesent encreux fera lrsquoobjet de deacuteveloppements sociologiques notables agrave commencer par Pierre Bourdieu lasagesse populaire stoiumlcienne est laquo acquise agrave lrsquoeacutepreuve de la neacutecessiteacute de la souffrance de lrsquohumiliation() forme drsquoadaptation aux conditions drsquoexistence et () deacutefense contre ces conditions raquo (La DistinctionCritique sociale du jugement 1979 Minuit p458-459)

25 Agrave Reneri pour Pollot avril ou mai 1638 AT-II-3738 On remarque agrave nouveau agrave la lecture de cette lettreque lrsquoopposition du bon sens (tout le monde accorde que) aux instincts est une constante de lrsquoanneacutee1638 Cf agrave ce sujet supra 3a)

26 Dans un passage du Discours I AT-VI-8 Le thegraveme exprimeacute en termes explicitement chreacutetiens (Matthieu

MORALE 61

commun le tout en conservant lrsquoideacutee carteacutesienne selon laquelle laquo la vie heureuse trouve sa

stabiliteacute et immutabiliteacute dans un jugement droit et fixe raquo Une fausse solution consiste agrave en

effacer les traces en eacutetablissant comme le fait Clerselier lrsquoeacutequation du bon sens et du sens

commun On retombe alors sur des formules du type de celles que lrsquoon trouve dans la lettre

agrave Eacutelisabeth de juin 1645 (AT-IV-237) Agrave consideacuterer au contraire le sens commun dans sa

speacutecificiteacute (et en reportant lrsquoexamen de la place du bon sens dans cette derniegravere lettre agrave plus

tard) deux autres solutions sont envisageables ou plutocirct deux versions de la mecircme solution

suivant qursquoon se situe du cocircteacute de la morale par provision ou de la morale laquo deacutefinitive raquo Si

en effet le sens commun est le jugement droit et que ce dernier donne sa stabiliteacute au

bonheur crsquoest que le bonheur est indissociable drsquoune conciliation (conciliare) avec le sens

commun Cela srsquoentend en deux sens

(1) Drsquoun point de vue conformiste on peut consideacuterer que se concilier avec le sens

commun revient agrave accepter la premiegravere maxime de la morale par provision Or celle-ci est

abandonneacutee dans la morale deacutefinitive27 Cela signifie-t-il quelque eacutechec de cette tentative

de se concilier avec le sens commun tentative qui reviendrait trop agrave se compromettre (agrave

moins de voir dans le conformisme carteacutesien un art drsquoeacutecrire et dans les deacuteclarations

drsquointention agrave lrsquoeacutegard du sens commun un pure couverture ndash ce qui du point de vue mecircme

de la meacutethode de la dissimulation est impensable attendu que crsquoest la correspondance qui

le plus souvent livre les vues de Descartes sur le sens commun) Certainement pas et il

nrsquoest agrave ce eacutegard pas sans utiliteacute de rappeler que dans la premiegravere maxime de la morale

provisoire Descartes srsquoengage agrave suivre les laquo opinions les plus modeacutereacutees raquo qui sont

laquo communeacutement reccedilues en pratique par les mieux senseacutes raquo28

Contrairement agrave Geneviegraveve Rodis-Lewis nous nrsquooserions pas affirmer qursquoil y a lagrave

quelque chose drsquoarbitraire et que dans le choix des croyances qui sont suivies la volonteacute

agit laquo sans preacutejuger de la valeur intrinsegraveque de ces opinions raquo29 Srsquoil srsquoagit de suivre les

11 25) est cependant eacutegalement montanien (Essais II 12 497A) En accord avec Rodis-Lewis (Lamorale de Descartes Ibid p122) nous soutiendrons seacuterieusement cet ideacuteal drsquoaccessibiliteacute morale ausens commun en parallegravele des deacuteveloppements agrave venir (chapitre 6) sur lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

27 laquo le contenu de cette premiegravere morale [par provision] agrave lrsquoexception de la premiegravere maxime du Discourssrsquoy trouve [dans la morale laquo deacutefinitive raquo] tregraves largement repris raquo (Denis Kambouchner laquo Morale deslettres et morale des Passions raquo in Descartes et la philosophie morale op cit p293)

28 Discours III AT-VI-23 Dans la version latine laquo les mieux senseacute raquo est traduit par prudentissimi laquo ce quiconfirme le caractegravere prudentiel du ldquobon sensrdquo carteacutesien raquo (note 214 Œuvres III Gallimard p635)Rappelons simplement que la faccedilon dont on conccediloit au XVIIegraveme le laquo bon sens raquo ou au contraire le laquo manquede sens raquo se deacutevoile dans un dictionnaire de lrsquoeacutepoque agrave lrsquoarticle laquo Sens raquo Dans le Treacutesor de la languefranccedilaise de Jean Nicot (1606) il nrsquoy a pas encore drsquoentreacutee laquo Bon sens raquo ou laquo Sens commun raquo

29 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p16

MORALE 62

plus senseacutes crsquoest-agrave-dire ceux qui srsquoaccordent le plus avec le sens commun crsquoest qursquoil y a

quelque confiance agrave mettre dans leur jugement Et puisque ce serait laquo commettre une

grande faute contre le bon sens raquo que de srsquoaccorder avec ce qui ne nous semble pas senseacute

en agissant de la sorte nous pourrons laquo perfectionner de plus en plus [notre] jugement raquo30

Ce qui nous amegravene agrave la deuxiegraveme solution que nous nommerons kantienne

(2) Avant drsquoentrer dans cette solution kantienne quelques mots srsquoimposent sur la

relation qursquoeacutetablit Kant entre sa morale et le sens commun Celle-ci est en reacutealiteacute beaucoup

plus nette que chez Descartes si pour Kant le recourt au sens commun est probleacutematique

drsquoun point de vue eacutepisteacutemologique31 du point de vue moral on a pu parler pour sa

philosophie drsquoun veacuteritable laquo appel au sens commun raquo32 A minima on peut dire que le cœur

de la morale agrave savoir la distinction entre ce qui est et ce qui nrsquoest pas proprement une

maxime universalisable laquo lrsquoentendement le plus commun peut le discerner sans

instructions particuliegraveres raquo33

Et cela srsquoexplique tregraves bien par le fait qursquoil y a en lrsquohomme une faculteacute reacutesolument

pratique le sens commun (qui ne doit pas ecirctre confondu avec un sens vulgaire faute qui

srsquoattribue agrave lrsquoambiguiumlteacute essentielle au mot commun) ou sensus communis qui nrsquoest autre

qursquoune puissance laquo drsquoeacutetayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine en son

entier raquo34 On imagine agrave quel point cette faculteacute doit ecirctre importante dans une philosophie

morale qui repose sur la capaciteacute agrave se constituer en leacutegislateur universel du genre humain

Kant en tire trois maximes du sens commun pour chacune de nos faculteacutes et celle qui se

rapporte en nous au jugement qui est la maxime de la laquo penseacutee ouverte raquo est justement

une capaciteacute pour chaque homme aussi limiteacutes soient ses laquo dons naturels raquo de se placer du

30 Discours III AT-VI-24 Il ne srsquoagit en effet pas de croire ce que tout le monde dit en disant ironiquementqursquoun laquo homme de bon sens croyt tousiours ce qursquoon luy dict raquo Rabelais nous invite preacutecisement agrave fairelrsquoinverse (Franccedilois Rabelais Gargantua V laquo Comment Gargantua nasquit en faczon bien estrange raquo)

31 Parfois positif dans un rocircle essentiellement critique laquo pierre de touche pour deacutecouvrir les fautescommises dans lrsquousage technique de lrsquoentendement raquo (Logique laquo Introduction raquo 7 AK-IX-57) parfoisneacutegatif en tant qursquohistoriquement il est un recourt vulgaire contre les tentatives de lrsquointelligence laquo voilagraveune des subtile invention des temps modernes gracircce agrave quoi le plus fade bavard peut se mesure avecassurance agrave lrsquoesprit le plus profond et lui tenir tecircte raquo (Proleacutegomegravenes laquo Preacuteface raquo 2 AK-V-259)

32 Crsquoest en ces termes que srsquoexprime Franccedilois Picavet dans une note agrave sa traduction de la Critique de laraison pratique (chez Feacutelix Alcan Paris 1921 p315) Ainsi laquo on verra nettement les rapports de lamorale kantienne avec celle de lrsquoeacutecole eacutecossaise qui fait dans la speacuteculation comme dans la pratique sifreacutequemment appel au sens commun () on comprendra beaucoup mieux pourquoi Kant a voulu parlerdu caractegravere populaire de la connaissance traiteacutee dans la Critique de la raison pratique raquo (Ibid p316)Sur le caractegravere laquo populaire raquo de lrsquoobjet traiteacute cf laquo Preacuteface raquo AK-V-10

33 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Analytique raquo scolie du theacuteoregraveme III AK-V-27 Dans lemecircme sens laquo la voix de la raison () tellement claire tellement impossible agrave couvrir et mecircme pourlrsquohomme le plus vulgaire tellement perceptible raquo (deuxiegraveme scolie du theacuteoregraveme IV AK-V-35)

34 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger laquo Analytique du sublime raquo sect40 AK-V-293

MORALE 63

point de vue de lrsquouniversel35

On voit qursquoune telle faccedilon drsquoenvisager les choses peut rendre compte drsquoune certaine

dimension de la morale provisoire carteacutesienne en ce qursquoelle ne doit pas ecirctre consideacutereacutee

comme un pur conformisme mais au contraire comme une eacutethique du perfectionnement du

jugement par la meacutediation du jugement des plus senseacutes Autrement dit lrsquohomme qui dans

le Discours de la Meacutethode deacutecide de voyager drsquoentrer dans lrsquoart de la conversation (qui est

un des premiers degreacutes de la sagesse dans les Principes de la philosophie) pour apprendre

les veacuteriteacutes qui sont connues laquo naturellement raquo par un laquo homme de bon sens touchant les

choses qui se preacutesentent raquo36 obeacuteit agrave ce principe drsquoun eacutetayage du jugement par la meacutediation

drsquoautrui qui constitue le fondement mecircme du principe de chariteacute au cœur de la theacuteorie

morale du sens commun37

Cependant qursquoen est-il de la morale laquo deacutefinitive raquo Denis Kambouchner a

remarqueacute qursquoil fallait distinguer chez Descartes entre une laquo confiance pratique en

autrui raquo notamment pour lrsquoavancement de la science et une laquo confiance morale raquo ndash et pour

la premiegravere la certitude que Descartes eacutetait plus que sceptique sur la possibiliteacute de srsquoen

remettre agrave autrui tandis que pour la seconde laquo il y aura lieu de srsquointerroger sur la relation

() entre les conseils de la prudence et les postulats de la geacuteneacuterositeacute avec peu de chance

drsquoaboutir agrave des conclusions trancheacutees raquo38 Autrement dit jusqursquoagrave quel point la confiance

placeacutee dans le sens commun relegraveve du conformisme ou drsquoun postulat pratique du reste peu

deacuteveloppeacute chez Descartes drsquoune eacutegaliteacute de la bonne volonteacute entre tous les hommes

Descartes eacutetait-il kantien avant lrsquoheure

En reacutealiteacute il nrsquoest pas certain qursquoil y ait ici une alternative difficile agrave trancher et sur

ce point preacutecis on pourrait presque dire que laquo sa morale deacutefinitive nrsquoest autre que sa morale

provisoire raquo39 ndash avec quelques reacuteserves cependant eacutetant donneacute que la morale deacutefinitive

preacutecise et donne des armes theacuteoriques agrave la morale provisoire en introduisant le thegraveme de la

35 Emmanuel Kant Ibid AK-V-29429536 Discours II AT-VI-1213 Cf eacutegalement Discours I AT-VI-910 et infra note 43 Crsquoest un thegraveme qui aura

une grande fortune dans la philosophie du sens commun Buffier eacutecrit ainsi laquo tous pensent sur certainsarticles en excellents meacutetaphysiciens ce qui vient de la connaissance et de lrsquousage des sujets aveclesquels ils se sont le plus familiariseacutes raquo (Eacuteleacutements de Meacutetaphysique op cit p8)

37 Toute philosophie du sens commun est reconnaissable agrave lrsquoimportance qursquoelle accorde agrave la penseacutee desautres crsquoest au milieu des autres que la connaissance drsquoun individu prend racine

38 Denis Kambouchner laquo Lrsquohumanisme carteacutesien un mythe philosophique raquo op cit p359-360 Cfeacutegalement laquo un veacuteritable postulat carteacutesien (ns) de la raison pratique que tous les hommes ont eacuteteacutecreacuteeacutes avec la mecircme lumiegravere naturelle qui les hausse au-dessus des autres creacuteatures et les rend tous aumoins capables de bonne volonteacute raquo (laquo La loi morale vue par Descartes raquo op cit p185)

39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes p339

MORALE 64

bonne volonteacute Ce thegraveme eacutetablit la possibiliteacute theacuteorique drsquoune confiance pratique dans le

jugement drsquoautrui Gracircce agrave la geacuteneacuterositeacute qui srsquoinscrit dans un laquo paralleacutelisme [avec le] bon

sens raquo40 il est possible de consideacuterer que la bonne volonteacute est eacutegalement reacutepartie entre tous

les hommes (laquo ce qui les rend eacutegaux en droit raquo41) et crsquoest pourquoi au contact de ceux qui

en ont deacutejagrave fait une expeacuterience reacuteguliegravere (qursquoils soient des proches ou des Anciens avec

lesquels nous conversons dans les livres) on peut apprendre agrave en bien user les autres

jouent comme le rocircle drsquoune laquo institution [qui] sert beaucoup pour corriger les deacutefauts de la

naissance raquo lesquelles seuls sont responsables de creacuteer des ineacutegaliteacutes de fait42 Il ne srsquoagit

donc pas de trancher entre la prudence de la deuxiegraveme maxime et la geacuteneacuterositeacute de la

morale finale la premiegravere est justifieacutee par la seconde

Par ce deacutetour on voit que loin de renforcer le stoiumlcisme eacuteloigneacute du sens commun de

la troisiegraveme maxime de la morale provisoire du Discours en deacutepassant le conformisme de

la deuxiegraveme gracircce agrave une analyse plus pousseacutee de la geacuteneacuterositeacute (dont la caracteacuteristique

essentielle est en effet aussi une certaine maicirctrise de soi) cette derniegravere permet en fait (au

moins par la neacutegative43) de (a) retrouver la confiance dans cet ensemble de jugements droit

que constitue le sens commun et (b) de fonder la leacutegitimeacute drsquoune entreprise philosophique

cherchant agrave sa laquo concilier raquo avec lui comme lrsquoavanccedilait deacutejagrave notre mysteacuterieuse lettre On

voit agrave quel point le sens commun est ici finalement distingueacute des preacutejugeacutes

Et crsquoest au final agrave cette conscience profonde de la communauteacute morale des

hommes de ce sens-communisme de la bonne volonteacute que le geacuteneacutereux doit une partie de

sa vertu Crsquoest agrave ce sens commun que Kant attribuait dans des pages admirables de la fin

de la Critique de la raison pratique le goucirct de chaque homme pour la discussion morale et

la mise en commun du jugement pratique Il y voyait eacutegalement une opportuniteacute pour

40 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Ibid p83 Sur notre analyse du bon sens cf infrachapitre 6 Le paralleacutelisme eacutevoqueacute par Rodis-Lewis trouve son expression la plus claire dans lrsquoarticle 154des Passions de lrsquoAcircme qui considegravere que les geacuteneacutereux supposent que la bonne volonteacute laquo [est] ou dumoins [est peut ecirctre] en chacun des autres hommes raquo (AT-XI-447)

41 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p121 Nous verrons que pour le bon sens la partition eacutegaliteacute endroiteacutegaliteacute en fait peut ecirctre deacutepasseacutee

42 Passions de lrsquoAcircme art 161 AT-XI-45343 Il est vrai que dans lrsquoarticle 154 si significatif pour nous il apparaicirct qursquoil est consubstantiel au geacuteneacutereux

de ne meacutepriser personne Par la neacutegative cela montre que le geacuteneacutereux est susceptible drsquoadmirer (en unsens faible ici) tout le monde pour ce qui est de la volonteacute Ce sera un moyen pour lui de consolider cettegeacuteneacuterositeacute par lrsquoinstruction des gens senseacutes Ceux-ci ne sont pas neacutecessairement des gens de lettre et leDiscours dans une tradition que lrsquoon retrouvera apregraves dans la philosophie du sens commun considegravereqursquoil y a laquo beaucoup plus de veacuteriteacute dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui luiimportent et dont lrsquoeacuteveacutenement le doit punir bientocirct apregraves srsquoil a mal jugeacute raquo (nous soulignons Discours IAT-VI-910)

MORALE 65

lrsquoeacuteducation morale de laquo [mettre] agrave profit cette tendance qursquoa la raison drsquoentrer avec plaisir

dans lrsquoexamen le plus subtil des questions pratiques raquo44

On est ici agrave des lieues de ce que disait Hegel du sens commun y voyant un laquo appel

au sentiment raquo un recourt agrave lrsquolaquo oracle inteacuterieur raquo un rupture de laquo tout contact avec qui

nrsquoest pas de son avis raquo qui laquo [foulerait] aux pieds la racine de lrsquohumaniteacute raquo et irait en sens

inverse de la laquo pression en direction de lrsquoaccord avec drsquoautres raquo45

sect15 Bon sens et sagesse

Sur un plan supeacuterieur qui se deacutegage dans la lettre dont il est question dans ce

chapitre se situe le bon sens Le recto judicio trouve en effet sa source dans une

laquo puissance de lrsquoesprit raquo (ingenii vim) dont la manifestation la plus directe est une certaine

finesse (acumini) et perspicaciteacute (perspicuitati) qui tend agrave eacuteloigner lrsquointerlocuteur inconnu

Monsieur N des opinions discordantes de lrsquoeacutecole et le rapprocher de celles du sens

commun (pour les raisons eacutevoqueacutees ci-dessus) Cette laquo puissance de lrsquoesprit raquo est ce que le

Discours de la meacutethode nomme le bon sens en effet si degraves les Regulaelig la perspicaciteacute (ou

la finesse) est compteacutee au rang des opeacuterations fondamentales de lrsquoesprit pour laquo saisir

distinctement chaque chose (res singulas distincte intuendo) raquo46 il faudra attendre la

Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle pour que ces deux vertus intellectuelles

soient associeacutees au bon sens sans qursquoaucun doute soit possible Poliandre avoue tenir laquo le

peu de perspicaciteacute (perspicaciaelig) raquo qursquoil a agrave son laquo faible bon sens (sani sensus) raquo47

Crsquoest une vertu eacuteminente principielle et princiegravere par ailleurs indeacutependamment

des revers de la fortune et des accidents du corps Descartes dit explicitement que la seule

chose qui soit agrave reacuteveacuterer est ce laquo bon sens raquo que le Discours de la meacutethode comme le savait

44 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Meacutethodologie de la raison pure pratique raquo AK-V-153156 pour la passage entier Pour la peacutedagogie carteacutesienne cf infra chapitre 7

45 G W F Hegel laquo Preacuteface raquo agrave la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit trad B Bourgeois Vrin 2006 p11046 Regravegle IX AT-X-400 Sur lrsquoeacutequivalence postuleacutee entre perspicaciteacute et laquo finesse raquo soutenue par

lrsquoaffirmation de la Regravegle IX selon laquelle est perspicace celui qui est capable de laquo distinguerparfaitement des choses aussi menues et aussi fines que lrsquoon voudra (usu capacitatem acquirunt resquantumlibet exiguaas et subtiles perfecte distinguendi) raquo AT-X-401) cf Jean Laporte Le rationalismede Descartes op cit p30-31

47 AT-X-514 Relisant la preacutetendue lettre agrave Boswell nous serions donc tenteacute drsquoaffirmer que le bon sens estcette puissance de lrsquoesprit (ingenii vim) qui nous rend capable de rejoindre le sens commun entenducomme jugement droit

MORALE 66

Eacutelisabeth nommait justement une puissance de bien juger48 Cette vertu semble donc

reacutesider dans cet empire sur nos penseacutees en tant qursquoelle est au service de lrsquooptimisme de

celui qui par contraste avec le laquo jugement populaire raquo considegravere les eacuteveacutenements mecircme les

plus deacutesastreux laquo par le biais qui fera qursquoils lui paraicirctront favorables raquo49 On retrouve dans

cette approche sans doute motiveacutee par la correspondance particuliegravere avec Eacutelisabeth (dont

les maux sont nombreux) une opposition entre le jugement de ceux qui ont de lrsquoesprit et le

jugement commun qui avait eacuteteacute reprocheacute agrave Descartes au nom du sens commun et contre le

stoiumlcisme par Pollot (cf supra) Avec le bon sens contrairement au sens commun on entre

donc de plein pied dans la conception stoiumlcienne de la Sagesse comme eacutetant peu commune

Eacutelisabeth jalouse de laquo ce petit rayon de sens commun [qursquoelle tient] de la

nature raquo50 ne tarde pas cependant agrave objecter agrave Descartes que par certaines causes

exteacuterieures (la maladie par exemple) on peut perdre laquo le pouvoir de raisonner raquo et nrsquoavoir

plus la capaciteacute de suivre laquo les maximes que le bon sens aura forgeacutees raquo51 Descartes

conceacutedera plus tard agrave la princesse qursquoil faut mettre agrave part les hommes dont les

laquo indispositions raquo troublent laquo le sens raquo et le bon usage que nous pouvons faire de notre

liberteacute52 La discussion avec Eacutelisabeth dans les anneacutees 1645-1546 confirme donc pour

partie lrsquoassimilation du bon sens autrement dit puissance de bien juger agrave une vertu capitale

ndash en mecircme temps que lrsquoassimilation plus ou moins pousseacutee de cette vertu avec la liberteacute

Crsquoest pourquoi laquo Descartes peut-il poser comme bien suprecircme tantocirct le bon sens

tantocirct la sagesse tantocirct la liberteacute raquo53 Il y a donc dans la morale carteacutesienne lrsquoideacutee drsquoune

Sagesse qui prend successivement la figure du bon sens et celle de la liberteacute Des Studium

bonaelig mentis jusqursquoagrave la correspondance avec Eacutelisabeth deux points doivent par conseacutequent

ecirctre eacuteclaircis (1) lrsquoassimilation du bon sens et de la Sagesse laquelle a permis drsquoinvestir

le bon sens de son caractegravere eacuteminent sur le plan moral sur la base drsquoune distinction

implicite entre deux bon sens (2) la substituabiliteacute du bon sens et de la liberteacute srsquoexpliquant

par des homologies de structure entre les deux

48 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-23749 Ibidem50 Eacutelisabeth agrave Descartes juillet 1646 AT-IV-44851 Eacutelisabeth agrave Descartes le 16 Aoucirct 1645 AT-IV-26952 Agrave Eacutelisabeth 1er septembre 1645 AT-IV-282 Ce qui confirme en partie notre tentative dans le dernier

chapitre de soutenir lrsquointerpreacutetation foucaldienne dans la querelle de la folie sur la question du partageentre lrsquoinsenseacute et le bon sens (cf infra sect26)

53 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes p121 De mecircme Nicolas Grimaldi dit dans sa lectureavoir laquo assimileacute ldquole bon sensrdquo agrave ldquola liberteacute drsquoespritrdquo raquo (laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo inEacutetudes carteacutesiennes Dieu le temps la liberteacute Vrin 1996 p153)

MORALE 67

(1) Que le bon sens ne soit rien drsquoautre que la sagesse universelle la Regravegle I

lrsquoaffirme comme un postulat presque comme une deacutefinition possible de la bona mens54 Et

cette Sagesse est le reacutesultat drsquoun processus qui aura consisteacute agrave toujours laquo augmenter la

lumiegravere naturelle de la raison (nautrali rationis lumine augendo) raquo et cela agrave des fins

pratiques et non scolaire crsquoest-agrave-dire pour toujours savoir laquo quel parti eacutelire raquo in singulis

vitaelig casibus55 Par diffeacuterence drsquoavec le Discours de la Meacutethode ougrave le bon sens est un fait

universel qui en droit est eacutegalement reacuteparti au deacutepart la bona mens des Regulaelig est

essentiellement un horizon (et lrsquoon ne peut laquo commettre lrsquoeacutequivoque drsquoattribuer agrave tous les

hommes une parfaite et eacutegale Sagesse raquo56) lrsquohorizon pratique par excellence dans la

mesure ougrave il faut que tous laquo srsquoappliquent seacuterieusement agrave srsquoeacutelever au bon sens (serio student

ad bonam mentem pervenire) raquo57 Srsquoil faut donc distinguer deux bon sens lrsquoun comme

point de deacutepart lrsquoautre comme horizon de la Sagesse universelle la distinction nrsquointroduit

pas entre les deux de solution de continuiteacute crsquoest par les forces de la bona mens humaine

comme raison naturelle et puissance de bien juger que lrsquoon srsquoeacutelegraveve par degreacutes jusqursquoau Bon

Sens ndash autrement dit laquo la Sagesse nrsquoest que le bon sens parvenu au point de perfection le

plus haut dont il soit susceptible raquo58

Seulement force est de constater que ce thegraveme disparaicirct par la suite de lrsquoœuvre de

Descartes Et il est vrai que dans la mesure ougrave il suppose une conception des rapports entre

lrsquoentendement et la volonteacute qui eacutevoluera consideacuterablement dans le reste de lrsquoœuvre ce

modegravele ne sera plus opeacuteratoire par la suite

Lrsquoentendement de la Regravegle I ou cette bona humana mens qui doit nous mener vers

la Sagesse viole en effet explicitement deux de ses caracteacuteristiques fondamentales des

Meacuteditations il deacutecide (eligere AT-X-361 l21) et il est capable de porter son jugement

avec assurance dans les affaires de la vie (singulis vitaelig casibus l20) Dans les

Meacuteditations au contraire crsquoest la volonteacute qui deacutecide et lrsquoeacutevidence est bannie de la conduite

54 laquo bon mente sive () universali Sapientia raquo (Regravegle I AT-X-360) On retrouve une postulation similairedes anneacutees plus tard dans un texte qui mentionne laquo ce veacuteritable usage de la raison [qui] contient toutsavoir tout bon sens (omnis bona mens) toute sagesse humaine (omnis humana saptientia) raquo (Ad VœtiumAT-VIII2-43)

55 Regravegle I AT-X-36156 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p8257 Regravegle VIII AT-X-39558 Eacutetienne Gilson Ibidem p82-83 De mecircme selon Jean-Luc Marion il semble laquo difficile de maintenir une

distinction reacuteelle raquo dans la mesure ougrave laquo la bona mens comprend indissolublement les deux acceptions raquo(annotation (9) et (10) aux Regravegles utiles et claires pour la direction de lrsquoesprit et la recherche de la veacuteriteacute La Haye 1977 p95-96)

MORALE 68

de la vie59 Au fond il y avait dans cette laquo sagesse assez formelle de la bona mens raquo60

quelque chose de preacutematureacute qui devait ecirctre reacutevoqueacute devant lrsquoeacutevolution de la theacuteorie

carteacutesienne de la liberteacute la recomposition de la notion de bon sens et leur adeacutequation dans

lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute en droit

(2) On lrsquoa deacutejagrave mentionneacute il y a une homologie de structure entre le bon sens et la

volonteacute libre cette homologie permettait en introduisant lrsquoideacutee drsquoune estime du geacuteneacutereux

pour lrsquoensemble des hommes (en ce qursquoil pense que la volonteacute libre est ou peut ecirctre laquo en

chacun des autres hommes raquo61) de donner des armes theacuteoriques agrave lrsquoideacutee drsquoun sens commun

comme meacutediatisation et eacutetayage de son propre jugement pratique par celui des autres

Crsquoest que la geacuteneacuterositeacute est laquo comme par une qualiteacute universelle en son principe elle est

accessible agrave chaque homme raquo62 et la vraie eacutegaliteacute en morale consiste en ce que

indeacutependamment des dons de lrsquoesprit chacun peut devenir maicirctre de ses penseacutees Nous ne

nous aventurons pas plus sur le chemin de cette homologie elle a fait lrsquoobjet de certains

deacuteveloppements dans ce chapitre et sera sans doute mieux comprise quand nous

reviendrons sur le deacutebut du Discours de la meacutethode et lrsquointerpreacutetation que nous donnerons

de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens dont elle est le pendant

59 Meacuteditation IV AT-VII-60 et AT-IX-46 et IInd Reacuteponses AT-IX-116117 Au fond ce dont pacirctissent lesRegulaelig sur le plan strictement moral crsquoest drsquoune prise en consideacuteration laquo agrave cocircteacute des speacuteculationsrationnelles raquo de laquo cette vie concregravete raquo qursquoil laquo ne faut pas meacuteconnaicirctre raquo (Geneviegraveve Rodis-Lewis Lamorale de Descartes op cit p7)

60 Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936 p2861 Passions de lrsquoAcircme art 154 AT-X-44644762 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p89

SCIENCES 69

5) SCIENCES

laquo Il divisait les sciences en trois classes les premiegraveres qursquoilappelait sciences cardinales sont les plus geacuteneacuterales qui sedeacuteduisent des principes les plus simples et les plus connusparmi le commun des hommes raquondash Reneacute Descartes Studium bonaelig mentis AT-X-202

Dans sa Vie de Galileacutee Bertolt Brecht plonge le lecteur au cœur des vicissitudes de

la science moderne naissante Galileacutee dans son cabinet reccediloit un jeune homme peu

enthousiaste agrave lrsquoideacutee drsquoeacutetudier laquo dans les sciences raquo affirme-t-il laquo crsquoest toujours diffeacuterent

de ce que nous dit le bon sens raquo1 Il nrsquoa pas tord parce qursquoil entend par laquo sciences raquo celles

de la reacutevolution scientifique en effet il existe un consensus chez les eacutepisteacutemologues pour

remarquer que lrsquoaristoteacutelisme laquo srsquoaccorde raquo beaucoup mieux que la physique galileacuteenne

laquo avec le sens commun et lrsquoexpeacuterience quotidienne raquo2

En effet les rapports de la science et du sens commun ont fait lrsquoobjet dans la

tradition de lrsquoeacutepisteacutemologie historique franccedilaise drsquoune interrogation constante Et tout

questionnement sur la naissance de la science moderne ne pouvait que srsquoarrecircter sur laquo les

reacutesistances qursquoil fallait vaincre agrave un Descartes un Galileacutee raquo autrement sur ces laquo ennemis

puissants raquo agrave outrepasser que furent laquo lrsquoautoriteacute la tradition et ndash le pire de tous ndash le sens

commun raquo3

Il y a en reacutealiteacute essentiellement trois faccedilons drsquoenvisager ce rapport entre la science

et le sens commun qui semble a priori conflictuel

(1) soit on se situe dans la ligneacutee bachelardienne avec lrsquoideacutee drsquoune laquo rupture

eacutepisteacutemologique raquo selon laquelle le passage de la connaissance (ou pseudo-connaissance)

1 Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990 p172 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique 1966 reacuteeacuted Gallimard 1973 p201 Sont ici

mentionneacutes Paul Tannery Pierre Duhem avec lesquels Alexandre Koyreacute est en accord laquo le senscommun est ndash et a toujours eacuteteacute ndash meacutedieacuteval et aristoteacutelicien raquo Nous nrsquoentendons pas ici entrer dans lesdeacutetails de ce qui dans la physique moderne choque ce laquo sens commun raquo lrsquoessentiel est agrave chercher dansla substitution drsquoune physique de la quantiteacute agrave une penseacutee qualitative le deacuteveloppement drsquoabstractionsdifficilement repreacutesentables (par exemple le principe drsquoinertie) la refus drsquoune theacuteorie du mouvementlaquo naturel raquo (il est naturel pour un corps lourd de tomber) la meacutefiance dans lrsquoexpeacuterience sensible de lastabiliteacute de la Terre etc Le cœur de la laquo crise raquo agrave laquelle a donneacute lieu la reacutevolution scientifique dans sarupture avec le sens commun entendu comme faccedilon naturelle de se rapporter au laquo monde de la vie raquo estlrsquoobjet des deacuteveloppements de La crise des sciences europeacuteennes de Edmund Husserl

3 Alexandre Koyreacute Ibid p22 et p209

SCIENCES 70

commune agrave la connaissance scientifique se reacutealise par une solution de continuiteacute La

conseacutequence de cette thegravese est bien connue la connaissance commune ou vulgaire est un

laquo obstacle eacutepisteacutemologique raquo agrave la constitution de la science et le sens commun laquo a en droit

toujours tort raquo4 Et srsquoil est certain que la physique moderne dans son deacuteveloppement a ducirc

se confronter au laquo problegraveme de son rapport agrave la ldquofoulerdquo raquo et aux arguments du

laquo consentement universel raquo qui accablegraverent notamment les Coperniciens5 il devient

neacutecessaire de rendre compte du fait que tout acteur de la reacutevolution scientifique du XVIIegraveme

siegravecle a eacuteteacute sensible agrave la neacutecessiteacute de cette coupure eacutepisteacutemologique de ce point de vue

Descartes nrsquoa pas eacuteteacute eacutepargneacute par le mouvement de deacutefiance des savants agrave lrsquoeacutegard du sens

commun

(2) Agrave lrsquoinverse on peut consideacuterer qursquoil nrsquoy a pas de veacuteritable rupture entre le sens

commun et la science dans la mesure ougrave le premier donne par intuition les laquo premiers

principes raquo de toute science possible6 Degraves lors la science ne peut rien soutenir de si

paradoxal que le sens commun ne le fasse sien agrave partir du moment ougrave les regravegles du

raisonnement contraignant sont remplies7

(3) Une troisiegraveme faccedilon drsquoenvisager ce rapport se situe dans la promotion par les

sciences du raisonnement hypotheacutetique qui laisse une certaine marge de manœuvre au sens

commun tout en introduisant progressivement les nouvelles ideacutees de la reacutevolution

scientifique comme le montrera lrsquoexemple du mouvement de la terre

4 Gaston Bachelard La formation de lrsquoesprit scientifique Vrin 1938 p175 Note de Michegravele Le Dœuf in Francis Bacon Du progregraves et de la promotion des savoirs Gallimard Tel

1991 p305 De maniegravere geacuteneacuterale chaque grande laquo reacutevolution raquo scientifique entraicircne ce genre dequestionnement

6 La physique classique est attentive agrave remplir cette condition et suffit-il pour srsquoen convaincre de lire audeacutebut du Livre III des Principia de Newton les Regulae philosophandi texte qui formule des axiomes desens commun fondamentaux pour la physique newtonienne Par exemple tout le monde accorde aiseacutementavec Newton que laquo Les effets du mecircme genre doivent toujours ecirctre attribueacutes autant qursquoil est possible agravela mecircme cause raquo (Regravegle II Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle II tradfranccedilaise de 1759 par Eacutemilie du Chacirctelet)

7 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Thomas Reid op cit VI-2 p531 nous traduisons)

SCIENCES 71

sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales

laquo Copernicien agrave outrance raquo8 Descartes nrsquoa pu ignorer qursquoil fallait au scientifique

renverser laquo le jugement des siegravecles raquo crsquoest-agrave-dire laquo lrsquoopinion que la terre est immobile au

milieu du ciel comme son centre raquo9 et faisant preuve de courage laquo oser raquo aller laquo agrave

lrsquoencontre du bon sens raquo10 en deacutefendant une thegravese qui semble agrave tous absurde Mais pour

eacuteviter tout risque Descartes a-t-il peut-ecirctre adheacutereacute temporairement agrave la tentation

pythagoricienne drsquoeacutesoteacuterisme telle qursquoelle fut notamment soutenue par Copernic11

tentation dont lrsquoexpression aurait eacuteteacute le larvatus prodeo penseacutee confuse drsquoun jeune homme

de vingt-trois ans12 pour qui lrsquoeacutesoteacuterisme constitue une solution pour ainsi dire dans lrsquoair du

temps

La solution la plus commune pour rendre compte de lrsquoerreur geacuteneacuteraliseacutee des

hommes est en effet de mettre en place une theacuteorie de la veacuteriteacute du petit nombre Le critegravere

de la veacuteriteacute ne pouvant en effet ecirctre le sens commun (en deacutepit de lrsquoadage vox populi vox

dei13) il faut que ce soient les savants qui seuls capable de se deacutefaire de leurs preacutejugeacutes

parviennent agrave faire progresser les sciences Comme Bouvard et Peacutecuchet agrave la recherche du

critegravere philosophique ultime lors de leurs eacutetudes le reconnaissent sans difficulteacute apregraves avoir

envisageacute lrsquoerreur systeacutematique dans laquelle se trouve le sens commun il faut conceacuteder

que laquo crsquoest au contraire le petit nombre qui megravene le Progregraves raquo14

8 Gottfried Wilhelm Leibniz Essais de Theacuteodiceacutee II sect186 GF 1969 p2299 Nicolas Copernic laquo Au tregraves Saint Pegravere le pape Paul III raquo Preacuteface agrave Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes

Alcan 1934 p3610 Ibid p4011 laquo [Les] Pythagoriciens () avaient lrsquohabitude de ne transmettre les mystegraveres de la philosophie qursquoagrave leurs

amis et leurs proches et ce non par eacutecrit mais oralement seulement Et il me semble qursquoils le faisaientnon point ainsi que certains le pensent agrave cause drsquoune certaine jalousie concernant les doctrines agravecommuniquer mais afin que des choses tregraves belles eacutetudieacutees avec beaucoup de zegravele par de tregraves grandshommes ne soient pas meacutepriseacutees par ceux agrave qui il reacutepugne de consacrer quelque travail seacuterieux aux lettresndash sinon agrave celles qui rapportent ndash ou encore par ceux qui mecircme si par lrsquoexemple et les exhortations desautres ils eacutetaient pousseacutees agrave lrsquoeacutetude libeacuterale de la philosophie neacuteanmoins agrave cause de la stupiditeacute de leuresprit se trouvent ecirctre parmi les philosophes comme des frelons parmi les abeilles raquo (Copernic Ibidp36-37) Agrave comparer avec la situation de Descartes lui-mecircme face agrave laquo lrsquoignorance militaire raquo du milieudans lequel il se trouve lorsqursquoil est jeune (Abreacutegeacute de Musique AT-X-141) et agrave la faccedilon dont Leibnizsemble le soupccedilonner de feindre tandis qursquoil laquo se preacuteparait quelque eacutechappatoire raquo (Ibid sect186)

12 AT-X-213 et Ferdinand Alquieacute Ibid p44 Alquieacute agrave bien noteacute lrsquoeacutelitisme du jeune Descartes loin delaquo lrsquoideacutee selon laquelle une meacutethode universalisable pourrait eacutetendre la science agrave tous ceux entre lesquelsest partageacute le bon sens raquo (p46)

13 Cf la remarque de Darwin laquo When it was first said that the sun stood still and the world turned roundthe common sense of mankind declared the doctrine false but the old saying of Vox populi vox Dei asevery philosopher knows cannot be trusted in science raquo (The origine of species VI 6egraveme eacuteditionLondres 1873 p143)

14 laquo Une fois maicirctres de lrsquoinstrument logique ils passegraverent en revue les diffeacuterents criteacuteriums drsquoabord celuidu sens commun Si lrsquoindividu ne peut rien savoir pourquoi tous les individus en sauraient-ilsdrsquoavantage Une erreur fucirct-elle vieille de cent mille ans par cela mecircme qursquoelle est vieille ne constitue

SCIENCES 72

Un texte exemplaire dans le corpus carteacutesien dont lrsquoascendance baconienne est tregraves

marqueacutee teacutemoigne de la persistance agrave lrsquoacircge classique de ce thegraveme de la rupture

eacutepisteacutemologique Il srsquoagit de la Regravegle III celle-ci on srsquoen souvient remet en cause

lrsquoheacuteritage du passeacute en matiegravere de sciences et lrsquoautoriteacute des Anciens La sinceacuteriteacute de ces

derniers est remis en cause et agrave supposer mecircme qursquoils le furent ils nous ont livreacute tant

drsquoopinions contraires qursquoils nous laissent dans lrsquoincertitude (laquo semper essemus incerti raquo15)

On retrouve ici la critique baconienne du deacuteregraveglement laquo chicanier raquo du savoir (contentious

learning16) par excellence celui de lrsquoEacutecole qui laquo induit neacutecessairement des thegraveses

opposeacutees et de lagrave des questions et des disputes raquo17 Jusque lagrave rien que de tregraves classique

Seulement parmi ces laquo opinions du passeacute raquo toutes contraires il est fort probable

que le temps nous aura leacutegueacute laquo plutocirct ce qui est populaire et superficiel raquo18 ndash et crsquoest

pourquoi en matiegravere de recherche de la veacuteriteacute laquo il ne servirait agrave rien de compter les

suffrages pour suivre lrsquoopinion qui a le plus de reacutepondants raquo autrement dit le plus

drsquoautoriteacute19 Agrave lrsquoeacutetat deacutemocratique dans lequel se trouve le savoir laquo ougrave lrsquoemporte ce qui est

le plus en accord avec le sentiment et les ideacutees du peuple raquo20 il faudrait substituer une

aristocratie du savoir eacutetant donneacutee qursquolaquo il est plus croyable que ce soit le petit nombre et

non le grand raquo qui deacutecouvre laquo la veacuteriteacute (magis credibile est ejus veritatem a paucis inveniri

potuisse quam a multis) raquo21 On retrouve drsquoailleurs ici la critique du consentement

universel deacutejagrave rencontreacutee que tous les anciens soient drsquoaccord sur une proposition ne

suffira pas agrave nous la faire connaicirctre ndash crsquoest lrsquointime eacutevidence deacutelivreacutee par intuition qui est

le seul critegravere de veacuteriteacute

Cependant Descartes ajoute dans ce passage une clause qui nuance radicalement la

thegravese de la rupture eacutepisteacutemologique que lrsquoon pourrait y trouver ce nrsquoest que dans la

pas la veacuteriteacute La foule invariablement suit la routine raquo (Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacutedGallimard 1970 p307 en Folio Classiques)

15 Regravegle III AT-X-367 l916 Francis Bacon On the advancement of learning in The works and letters of Francis Bacon eacuted

Spedding Ellis and Heath vol 3 p282 (par la suite abreacutegeacute en Sp-III-numeacutero de la page)17 laquo () induce oppositions and so questions and altercations raquo (Sp-III-285 et trad franccedilaise Michegravele le

Dœuf Gallimard 1991 p34)18 laquo () give passage rather to what which is popular and superficial raquo (Sp-III-291 et le Dœuf p42-43)

Comme chez Descartes ougrave le laquo sentiment des autres quid alii senserint raquo (Regravegle III AT-X-366) desAuteurs anciens et des autoriteacutes de maniegravere geacuteneacuterale est suspicieux

19 laquo Et nihil prodesset suffragia numerare ut illam sequeremur opinionem quaelig plures habet Authores raquo(Regravegle III AT-X-367)

20 laquo () the state of knowledge is ever a Democratic and that prevaileth which is most agreeable to thesenses and conceith of people raquo (Of the interpreacutetation of nature Sp-III-227 trad franccedilaise Michegravele leDœuf Meacuteridiens-Klincksieck 1986 p37)

21 Regravegle III AT-X-367 l13-14

SCIENCES 73

mesure ougrave la question traiteacutee est laquo difficile raquo (laquo quaeligstione difficili raquo l13) que le laquo petit

nombre raquo a plus de chance drsquoecirctre dans le vrai On le comprend pour statuer sur le rapport

entre sciences et sens commun cette clause est tout agrave fait fondamentale ndash et elle ne pourra

ecirctre clairement conccedilue que si lrsquoon donne agrave lrsquoideacutee drsquoune quaeligstionem difficilem toute son

ampleur Il nrsquoest pas du tout certain qursquoil srsquoagisse ici des questions fondamentales de

matheacutematiques (qui contient au contraire laquo les premiers rudiments de la raison

humaine raquo22) ni de la meacutetaphysique qui relegraveve des sciences laquo cardinales raquo (cf infra)

ndash mais plutocirct de questions attenantes aux laquo sciences expeacuterimentales raquo dont laquo les principes

ne sont pas clairs ou certains pour toutes sortes de personnes raquo23

Avec coheacuterence Descartes restera sur cette ligne drsquoun rapport eacutepisteacutemologique

entre science et sens commun pour ainsi dire agrave deux niveaux ougrave la thegravese de la rupture

eacutepisteacutemologique srsquoeacutepanouit de faccedilon privileacutegieacutee au niveau des sciences expeacuterimentales Et

srsquoil lui arrive parfois de faire de la meacutetaphysique une science en elle-mecircme tregraves difficile de

maniegravere geacuteneacuterale ce nrsquoest pas tant la difficulteacute intrinsegraveque de la science qui produit la

rupture avec le sens commun que le recourt agrave un certain type drsquolaquo expeacuterience raquo ou agrave des

laquo observations raquo singuliegraveres24 comme crsquoest le cas en physique La possibiliteacute de faire

lrsquoexpeacuterience de certaines choses ou de pouvoir observer des eacuteveacutenements plutocirct que

drsquoautres est preacutecisement ce qui provoque et creuse la rupture eacutepisteacutemologique ndash et lrsquoon

peut lrsquoimaginer eacutegalement le recourt agrave certains objets techniques neacutecessaires au

deacuteveloppement de la reacutevolution scientifique La complexiteacute constitutive des opeacuterations de

la theacuteorie physique nrsquoest pas une difficulteacute speacuteculative qursquoeacuteprouverait un esprit limiteacute

(comme crsquoest le cas de la meacutetaphysique perexigua et omnium difficillima25 et pourtant

dans lrsquoordre des questions difficiles accessible mecircme au sens commun pourvu qursquoil soit

bien dirigeacute26) mais bien une complexiteacute de lrsquoobjet au sens ougrave celui-ci est embrouilleacute et qursquoil

22 laquo () prima rationis humanaelig rudimenta continere raquo (Regravegle IV AT-X-373)23 Studium bonaelig mentis AT-X-20224 Studium bonaelig mentis Ibidem Condillac fera plus tard de cette distinction entre les choses difficiles et

faciles le fondement mecircme de sa deacutefinition du bon sens celui-ci ayant pour objet laquo ce qui est facile etordinaire raquo lagrave ougrave lrsquointelligence scientifique proprement dite srsquoapplique agrave laquo concevoir ou imaginer deschose plus composeacutees et plus neuves raquo (Eacutetienne Bonnot de Condillac Essai sur lrsquoorigine desconnaissances humaines sect98 Vrin 2014 p134) La philosophie du sens commun elle-mecircme ne pensepas autrement puisqursquoau-delagrave des premiers principes de la science ougrave le bon sens fait autoriteacute le laquo petitnombre raquo seul doit ecirctre suivi y compris contre lorsqursquoil se prononce contre lrsquoeacutecrasante majoriteacute dessuffrages (laquo In matters beyond the reach of common understandings the many are led by the few andwilingly yield to their authority raquo Thomas Reid Essay on the intellectual power of man VI-4 London1785 p566) La grande nouveauteacute de Descartes est ici de ne pas situer la rupture au niveau de lacomplexiteacute de la science mais plutocirct dans la techniciteacute de certaines expeacuteriences

25 Ad Vœtium AT-VIIIB-3626 Cf infra chapitre 7

SCIENCES 74

faut le deacutemecircler par quelques expeacuteriences et autres observations singuliegraveres27

Et cela explique que dans la Regravegle III le petit nombre soit plus croyable que le

grand sur les questions difficiles pourvu que lrsquoon entende par lagrave des questions telles que le

recourt agrave certaines conditions expeacuterimentales est discriminant ainsi concernant la

question de la rotonditeacute de la terre (qui est un eacutequivalent dans lrsquoordre eacutepisteacutemologique de

la difficilem quaeligstionem du mouvement de la terre cf infra) laquo on a plutocirct cru au rapport de

quelques matelots qui ont fait le tour de la terre qursquoagrave des milliers de philosophes qui nrsquoont

pas cru qursquoelle fucirct ronde raquo28 La science physique fonctionne agrave partir de laquo principes simples

et geacuteneacuteraux raquo accessibles agrave tous mais ce sont les expeacuteriences et en particulier les

expeacuteriences cruciales qui permettent de laquo veacuterifier expeacuterimentalement par la deacutecouverte de

nouveaux pheacutenomegravenes raquo29 ce qursquoil en est reacuteellement de ces principes Crsquoest donc

essentiellement lrsquoexpeacuterience qui complique le rapport entre la science et le sens commun

et la description bachelardienne de lrsquoeacutepisteacutemologie non-carteacutesienne comme reacuteductrice et

dogmatique dans la mesure ougrave laquo elle nrsquoarrive pas agrave compliquer lrsquoexpeacuterience raquo est

injustifieacutee30 elle pourrait mecircme constituer le lieu carteacutesien de ce que Bachelard a

theacutematiseacute comme rupture eacutepisteacutemologique

Cette position qui nrsquoest pas fondamentalement eacutelitiste marque un eacutecart avec

lrsquoeacutesoteacuterisme enthousiaste des notes de jeunesse lorsque Descartes consideacuterait que la

science laquo si elle srsquooffre agrave tous () srsquoavilit raquo31

Pour le reste la question de la communication des deacutecouvertes scientifiques restera

ouverte chez Descartes et cela en-deccedilagrave de tout eacutelitisme srsquoil est en effet convaincu des

grands biens que lrsquohumaniteacute peut tirer de la lecture de ses travaux il srsquoinquiegravete de voir ses

traiteacutes condamneacutes calomnieacutes deacuteformeacutes ou incompris et preacutefegravere la prudence et la reacuteserve

dont teacutemoigne tout le deacutebut de la sixiegraveme partie du Discours de la Meacutethode

27 Discours VI AT-VI-747528 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faites

par Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-21029 Michio Kobayashi La philosophie naturelle de Descartes Vrin 1993 p7130 Gaston Bachelard Le nouvel esprit scientifique 1934 Puf 2015 8 p142 Jean-Luc Marion a deacutejagrave montreacute

par ailleurs que lrsquoideacutee selon laquelle il y aurait chez Descartes une simpliciteacute constitutive des pheacutenomegravenesqui serait deacutepasseacutee par la complexiteacute des relations qursquoeacutetudie les sciences contemporaines nrsquoest pasjustifieacutee (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise op cit p92) Comme nous venons de le remarquer lespheacutenomegravenes auxquels se rapporte le scientifique sont essentiellement complexes et inscrits dans desreacuteseaux de relations difficilement deacutemecirclables

31 Praeligmbula in Cogitations Privatae AT-X-214

SCIENCES 75

sect17 Continuisme et sciences cardinales

Caracteacuteriser la science carteacutesienne comme un alignement laquo agrave partir de principes

jugeacutes eacutevidents des seacuteries de veacuteriteacutes de sens commun lesquelles peu agrave peu proceacutedant par

ordre et par eacutenumeacuteration complegravete srsquoeacutetendront agrave tous les eacuteleacutements qui composent le

monde raquo32 serait on lrsquoa vu une erreur si lrsquoon entendait par science la science

expeacuterimentale Comme nous venons de le montrer celle-ci srsquoinscrit dans une forme de

rupture eacutepisteacutemologique Or si Gaston Milhaud donne cette description de la laquo Physique

Geacuteneacuterale raquo de Descartes laquo science inteacutegrale de lrsquounivers raquo qui va des principes

meacutetaphysiques agrave ce qui en est directement deacuteriveacute physiquement crsquoest qursquoil la situe avant

ce passage neacutecessaire qursquoest le fait de laquo descendre aux choses les plus particuliegraveres raquo et qui

requiegravere une expeacuterimentation33 Dans cette ideacutee drsquoune laquo Physique Geacuteneacuterale raquo on retrouve

plutocirct la caracteacuterisation de ce que Descartes nommait science cardinale comme (a) science

des principes simples et (b) science accessible au sens commun essentiellement donc la

meacutetaphysique et la partie a priori de la physique

Cette ideacutee drsquoune science cardinale est agrave nouveau drsquoesprit baconien ce qursquoil

nommait la philosophia prima sive de fontibus scientiarum eacutetait en effet consideacutereacutee comme

un reacuteceptacle des laquo axiomes utiles () qui sont plus communs et drsquoun plan plus eacuteleveacute raquo que

celui des sciences particuliegraveres34 ndash retrouvant par lagrave lrsquoideacutee aristoteacutelicienne de laquo principes

communs raquo aux diffeacuterentes sciences (par-delagrave les principes speacutecifiques) premiers et plus

connus qursquoaucune autre chose35

Faisant donc lrsquohypothegravese que la science cardinale est le terrain speacutecifique drsquoune

continuiteacute entre le sens commun et la science ou drsquoune transition possible de lrsquoun agrave lrsquoautre

revenons aux diffeacuterentes eacutetapes de la connaissance scientifique telles que Descartes les

expose au sect43 des Principes de la philosophie laquo (1) si les principes dont je me sers sont

tregraves eacutevidents (2) si les conseacutequences que jrsquoen tire sont fondeacutees sur lrsquoeacutevidence des

Matheacutematiques (3) et si ce que jrsquoen deacuteduis de la sorte srsquoaccorde exactement avec toutes les

32 Gaston Milhaud Descartes savant Paris Alcan 1921 p248 Cf eacutegalement Au Pegravere Charlet octobre1644 AT-IV-141 ougrave faisant valoir au Pegravere Charlet que sa physique est approuveacutee par nombre de gens quisont laquo les mieux senseacutes raquo Descartes exprime lrsquoespoir qursquoavec le temps elle ne pourra manquer drsquoecirctrereccedilue par tous les hommes ayant laquo le sens commun assez bon raquo

33 Ibid p233 et p19134 laquo () a receptacle for all () and axioms as fall no within the compass of any of the special parts of

philosophy or science but are more common and of a higher stage raquo (Francis Bacon Of theadvancement of learning Sp-III-387 et trad fr p113)

35 Seconds Analytiques I 11 77a25-35

SCIENCES 76

expeacuteriences raquo alors je me sers bien la raison que Dieu mrsquoa donneacute36 Le dernier niveau que

nous avons deacutejagrave exposeacute est le lieu de la rupture eacutepisteacutemologique Reacutegressant dans ce

processus de connaissance il nous faut donc montrer selon un scheacutema conforme agrave celui

preacuteconiseacute par la philosophie du sens commun non seulement que les principes communs

sont la preacuterogative du sens commun qui nous donne par intuition les premiers principes

de toute science possible37 mais aussi que la deacuteduction qui srsquoen suit ne creacutee pas de solution

de continuiteacute ndash autrement dit que les regravegles du raisonnement contraignant eacutetant remplies

du sens commun agrave la science la transition est naturelle38 Crsquoest surtout drsquoabord (1) lrsquoideacuteal

drsquoaccessibiliteacute commun aux premiers principes qui doit ecirctre interrogeacute ndash quand (2) agrave la

capaciteacute pour tout esprit de saisir lrsquoentiegravere veacuteriteacute drsquoun raisonnement (notamment

matheacutematique) de proche en proche ce sera un argument agrave deacutevelopper au moment

drsquoeacutevoquer la question du fonctionnement de la raison comme bon sens (cf infra chapitre

6) Donnons donc une caracteacuterisation geacuteneacuteral du rapport entre la science meacutetaphysique et

ces premiegraveres notions qui semblent bien connues de tous

Lrsquoentreprise meacutetaphysique du moment ougrave elle est consideacutereacutee comme une re-

disposition laquo dans un ordre veacuteritable raquo drsquoun ensemble de principes laquo connus de tout

temps raquo par tous les hommes encore que cela soit drsquoune grande difficulteacute elle ne peut

qursquoaccorder la dimension sens-communiste de ces principes39 et ne peut avoir pour

ambition de proceacuteder agrave une reacutefutation de ce qui fait partie du fond commun des notions les

plus simples La leacutegitimiteacute du doute hyperbolique a eacuteteacute pour cette raison fort suspicieuse

aux yeux de la philosophie du sens commun (par exemple pour Buffier40) dans la mesure

ougrave au final il ne srsquoagirait pas de remettre en cause cet heacuteritage

Cependant Descartes affirme que dans lrsquoeacutepisode du doute il nrsquoa laquo nieacute que les

preacutejugeacutes et non point les notions () qui se connaissent sans aucune affirmation ni

36 laquo si nullis principiis utamur nisi evidentissime perspectis si nihil nisi per Mathematicas consequentias exiis deducamus et interim illa quœ sic ex ipsis deducemus cum omnibus naturaelig phaenomenis accurateconsentiant raquo (Principes de la philosophie III sect43 AT-IXB-123 et AT-VIII-99)

37 laquo Les propositions [les plus simples et les plus eacutevidentes] quand elles sont utiliseacutees dans les matiegraveresscientifiques ont geacuteneacuteralement eacuteteacute appeleacutees axiomes et quand elles ont eacuteteacute utiliseacutees en toute occasionsont appeleacutees premiers principes principes du sens commun () raquo (Thomas Reid Essays on theintellectual power of mind VI-4 Eacutedimbourg 1785 p555 nous traduisons)

38 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Ibid VI-2 p531 nous traduisons)

39 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10 et Denis Kambouchner laquo Introduction raquo agrave Descartes et la philosophiemorale op cit p15 Cf supra sect10 sur cette question

40 laquo () quand on ne peut former que des doutes bizarres dont la proposition seule excite la riseacutee oulrsquoindignation la difficulteacute porte avec elle-mecircme sa reacuteponse raquo (Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysiqueop cit p112)

SCIENCES 77

neacutegation raquo41 Et justement le but du doute nrsquoeacutetait pas de mettre de cocircteacute les principes mais

bien plutocirct de les deacutegager de lrsquoobscuriteacute dans laquelle ils se trouvent tandis qursquoils sont

mecircleacutes agrave certains preacutejugeacutes Pour bien comprendre cette question il est neacutecessaire de se

reporter agrave un extrait de lrsquoEntretien avec Burman lequel affirme que les laquo principes

communs et les axiomes raquo sont penseacutes laquo obscureacutement raquo autrement dit embrouilleacutes par des

consideacuterations sensibles agrave partir de laquo cas particuliers raquo par les hommes laquo avant de

philosopher raquo42 Crsquoest seulement en tant qursquoobscureacutement consideacutereacutes par des homines

sensuales que les premiegraveres notions font lrsquoobjet drsquoune mise en doute radicale dont

lrsquoobjectif est de les porter agrave un degreacute de clarteacute supeacuterieur Clairement et distinctement

consideacutereacutes ces principes sont en-deccedilagrave du doute et si les sceptiques persistent crsquoest donc

qursquoils laquo ne les perccediloivent pas clairement et distinctement raquo43 Pour parvenir agrave cette claire et

distincte perception des premiers principes celui qui laquo commence tout juste agrave agrave

philosopher (qui primo philosophari incipit) raquo doit donc apprendre agrave se deacutetacher des sens

pour seacuteparer les notions premiegraveres de leur enrobage mateacuteriel

Cela nrsquoempecircche que dans ce passage de lrsquoEntretien avec Burman lrsquoopposition entre

le preacute-philosophique et le philosophique semble forceacutee44 et la conception de ces premiegraveres

principes nrsquoest pas si embrouilleacutee sans quoi ils nrsquoauraient pas eacuteteacute laquo connus de tout

temps raquo diffeacuterence de degreacute de distinction plutocirct que passage sans commune mesure

drsquoune conception fondamentalement obscure agrave une eacuteclaircie radicale

Cette continuiteacute qui srsquoinscrit dans une diffeacuterence de degreacute et non de nature entre la

perception ordinaire des premiers principes et leur deacutecantation dans lrsquoexercice du doute45

41 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faitespar Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-206 Cf eacutegalement AT-X-204 ougrave il estquestion de certaines laquo notions qui sont en notre esprit desquelles jrsquoavoue qursquoil est impossible de sedeacutefaire raquo

42 laquo Nam quantum ad principia communia et axiomata exempli gratia impossibile est idem esse et nonesse attinet ea homines sensuales ut omnes ante philosophiam sumus non considerant nec ad eaattendum () omittunt et non nisi confuse considerant nunquam vero in abstracto et separata a materiaet singularibus raquo (Entretien avec Burman AT-V-146 notre traduction)

43 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous Puf 1989 p8744 Lrsquoideacutee drsquoun sens commun pur de tout exercice philosophique preacutealable qui se deacutegage dans cette formule

laquo ne doit pas srsquoentendre de maniegravere trop absolue raquo (Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiquesde Descartes PUF 2005 p247)

45 La preuve en est que comme le remarque Martial Gueroult les deux exposeacutes meacutetaphysiques que sont lesPrincipes et les Meacuteditations proposent deux types de doute diffeacuterents avec des finaliteacutes diffeacuterentes Lelaborieux chemin des Meacuteditations Meacutetaphysiques nrsquoa en effet pas pour seul objectif de nous rendre plusclaires les premiegraveres notions mais eacutegalement de concentrer notre esprit sur des principes plus difficilesque certaines notions opeacuteratoires de les sciences Ainsi comme le concegravede la laquo Lettre-Preacuteface raquolrsquoexistence de Dieu est agrave mettre au rang des ideacutees qui quoi qursquoinneacutees ne sont pas conccedilues tregraves facilement(AT-IXB-10 l22) De ce point de vue dans les Principes le doute nrsquoa pas la mecircme vocation que dansles Meacuteditations En tant que manuel les Principes preacutesentent en effet un doute plus promptement meneacuteexeacutecuteacute par une volonteacute qui prend le dessus faisant du Cogito un laquo jrsquoai une volonteacute libre donc je suis raquo

SCIENCES 78

est fondeacutee dans un inneacuteisme qui degraves les premiers eacutecrits srsquoexprimait chez Descartes par

lrsquoideacutee de laquo semences de science raquo46 deacuteposeacutees laquo dans lrsquoesprit de tous les hommes raquo47 Le

thegraveme de lrsquoinneacuteisme fera fortune dans le carteacutesianisme et cette fortune est agrave mettre au

compte du continuisme entre le sens commun et les sciences et cela dans la mesure ougrave les

semences de veacuteriteacute fussent-elles laquo neacutegligeacutees raquo ou laquo eacutetouffeacutees par les eacutetudes raquo (selon les

deux personnages qui repreacutesentent des pocircles conceptuels du carteacutesianisme lrsquoignorant et le

docte cf infra chapitre 8) peuvent tout de mecircme laquo produire spontaneacutement leur fruit raquo48

Au-delagrave de lrsquoapport de lrsquoexpeacuterience et de la rupture eacutepisteacutemologique qursquoil peut introduire

le commencement de la science se fonde tout entier sur une suite de laquo premiegraveres notions ou

ideacutees raquo qui en nous laquo se trouvent naturellement raquo49 Ce faisant la physique deacuteduira de ces

premiegraveres notions les choses laquo qui sont les plus communes de toutes et les plus simples et

par conseacutequent les plus aiseacutees agrave connaicirctre raquo (agrave savoir les cieux les astres la terre de

lrsquoeau de lrsquoair du feu etc)50

Dans le ceacutelegravebre commentaire qursquoil a donneacute de ce passage Charles Peacuteguy

srsquointerroge sur lrsquoeacutetrangeteacute drsquoune telle faccedilon de concevoir la deacutemarche scientifique Si

Descartes a trouveacute ces choses simples que sont les cieux la terre les astres etc nrsquoest-ce

pas qursquoil a eu laquo comme tout homme une certaine expeacuterience raquo de ces choses preacuteceacutedant la

deacuteduction rationnelle plutocirct qursquoelle lrsquoy aurait meneacute avec une soi-disant grande faciliteacute51

Ce commentaire est selon nous symptomatique du fait qursquoil y a deux faccedilons de

creacuteer un sens commun partageacute entre les hommes (1) un certain rationalisme privileacutegiera

lrsquoideacutee drsquoune structure commune agrave tous les esprits humain qui permet de creacuteer un monde

commun par lrsquoaccord a priori de nos faculteacutes ou la possession en nous drsquoun stock drsquoideacutees

inneacutees qui forment notre rapport au monde (et en ce sens Kant achegraveve Descartes) (2) un

ndash crsquoest que la formation du scientifique implique en allant au plus vite et agrave lrsquoessentiel de se deacutetacher desses preacutejugeacutes pour entrer tout de suite en contact avec les principes de la science et progresser dans laconnaissance (Martial Gueroult Descartes selon lrsquoordre des raisons I p74) Pour saisir Dieu et les plushautes veacuteriteacutes meacutetaphysiques comme se le proposent les Meacuteditations le critique des sens doit se faitbeaucoup plus en profondeur

46 Degraves les Olympiques in Cogitationes Privataelig AT-X-21447 AT-X-184 Autrement dit ces semences laquo ne sont jamais un argument chez Descartes () permettant de

diffeacuterencier les esprits et les talents raquo (Freacutedeacuteric de Buzon laquo Matheacutematiques et dialectique Descartesramiste raquo Les Eacutetudes philosophiques 42005 (ndeg 75) p459)

48 laquo ut saeligpe quantumvis neglecta et transversis studiis suffocata spontaneam frugem producant raquo (RegravegleIV AT-X-373)

49 Principes II 3 AT-IXB-65 Sur ces premiegraveres notions cf Annexe 350 Discours VI AT-VI-64 51 laquo Note conjointe sur M Descartes et la philosophie carteacutesienne raquo [1914] in Œuvres complegravetes tome IX

Œuvres posthumes Paris Eacuteditions de la Nouvelle Revue franccedilaise 1924 p61

SCIENCES 79

certain empirisme consideacuterera qursquoau contraire crsquoest lrsquouniformiteacute du monde donneacute dans la

sensation qui produit un sens commun ndash au fond le rationaliste et lrsquoempiriste srsquoopposent

comme la communauteacute humaine agrave la communauteacute du monde52 On voit ainsi qursquoavec lrsquoideacutee

de semences de veacuteriteacutes partageacutees entre les hommes drsquoune part et drsquoautre part gracircce agrave la

thegravese selon laquelle la diffeacuterence eacutepisteacutemologique est creuseacutee par lrsquoexpeacuterience Descartes

se positionne en rationaliste sur le sens commun communauteacute des hommes dans les ideacutees

inneacutees rupture entre eux par la freacutequentation de mondes diffeacuterents (celui de lrsquoexpeacuterience

commune celui du scientifique et des observations expeacuterimentales53)

sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun

Avant la grande reacutevolution de lrsquoastronomie et lrsquoenracinement deacutefinitif de

lrsquoheacuteliocentrisme dans le paysage intellectuel le sens commun est reacutesolument

geacuteocentrique cette position est un meacutelange du sentiment naturel de lrsquoimmobiliteacute de la

terre et drsquoun enseignement religieux impreacutegneacute drsquoaristoteacutelisme Alexandre Koyreacute pour nous

rendre sensible agrave ce tournant de lrsquohistoire intellectuelle de lrsquohumaniteacute que fut

lrsquoheacuteliocentrisme teacutemoigne qursquoil nous serait impossible aujourdrsquohui apregraves avoir eacuteteacute agrave

lrsquoeacutecole de laquo revenir agrave lrsquoassurance naiumlve avec laquelle le sens commun [acceptait]

lrsquoeacutevidence immeacutediate de la perception de lrsquoimmobiliteacute de la terre raquo54 Le sens commun

transformeacute par lrsquoeacuteducation serait laquo revenu de cet eacutetonnement raquo premier et comme lrsquoadmet

Leibniz laquo tout homme de bon sens reconnaicirct aiseacutement raquo maintenant la validiteacute de

lrsquoheacuteliocentrisme55

52 Le preacutecuseur de lrsquoempirisme moderne que fut Francis Bacon anticipe cette conception dans un passageremarquable du Progregraves et de la promotion des savoirs Citant Heacuteraclite contre la philosophieintellectualiste il eacutecrit laquo Les hommes cherchent la veacuteriteacute dans leurs petits monde et non dans le grandmonde qui est commun raquo (eacuted cit p44) Le fait de se rapporter agrave Heacuteraclite est eacutevidement probleacutematique(mais sans importance reacuteelle ici) lui qui a reacutecuseacute le rocircle de la sensation et qui laquo affirme que la raison est lecritegravere de la veacuteriteacute non pas cependant nrsquoimporte quelle raison mais la raison commune et divine raquo(Heacuteraclite Fragment A XVI in Les eacutecoles preacutesocratiques eacuted J-P Dumont Gallimard 1991 p61)

53 La rupture eacutepisteacutemologique se joue donc au niveau ougrave se scindent deux acceptions de lrsquoexpeacuterience laquo lrsquoexperimentum raquo qui laquo srsquooppose agrave lrsquoexpeacuterience commune agrave lrsquoexpeacuterience qui nrsquoest qursquoobservation raquo(Alexandre Koyreacute Eacutetudes de lrsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p59)

54 Alexandre Koyreacute laquo Introduction raquo agrave Nicolas Copernic Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes Alcan 1934p2

55 Leibniz agrave von Hessen-Rheinfals Juillet-Aoucirct 1688 in Leibniz und Landgraf Ernest von Hessen-Rheinfals eacuted Von Rommel 1847 p201 Toutefois la question se pose en ce deacutebut de troisiegravememilleacutenaire et des statistiques reacutecentes montrent qursquoun pourcentage non neacutegligeable de la population (29en Europe) estime que crsquoest le Soleil qui se meut autour de la Terre (laquo Europeans science and

SCIENCES 80

La grande reacutevolution scientifique du XVIIegraveme a en effet profondeacutement bouleverseacute les

assurances du sens commun agrave nos yeux cependant elle nrsquoa pas pour conseacutequence

neacutecessaire son abandon mais sa redeacutefinition Le sens commun nrsquoest plus leacutegitime dans sa

preacutetention agrave lrsquoeacuteterniteacute de certaines de ses propositions simplement parce que le double

mouvement de la Terre qui eacutetait jusqursquoici contraire au laquo sentiment qui est commun aux

hommes de tous les temps et de tous les pays quand ils ont atteint lrsquousage de la raison raquo56

a eacuteteacute deacutemontreacute Les hommes laquo font un continuel progregraves raquo dans les sciences et

laquo lrsquoenfance raquo de lrsquohumaniteacute est derriegravere nous57 le sens commun a grandit et atteint lrsquousage

de la raison Cependant si les reacutevolutions scientifiques successives transforment le sens

commun celui-ci nrsquoen devient-il pas meacuteconnaissable

On peut pourtant produire un autre reacutecit de la grande reacutevolution scientifique et de

ses rapports avec le sens commun pour des raisons extrinsegraveques crsquoest Descartes qui rend

possible celui-ci Suite agrave la condamnation de Galileacutee Descartes fut par les circonstances

laquo sommeacute de produire [une] diffeacuterence raquo58 avec lrsquoitalien ces circonstances auront sur le

nouveau visage de la science carteacutesienne un rocircle deacuteterminant En mecircme temps que sa

position sur lrsquoheacuteliocentrisme crsquoest toute son eacutepisteacutemologie qui eacutevolue le reacutesultat sera une

reconsideacuteration de la position du sens commun

Car si les sciences passent si les hypothegraveses finissent toujours par ecirctre infirmeacutee le

sens commun reste et ne se transforme que tregraves lentement il faut modeacuterer lrsquooptimisme de

Leibniz Comme lrsquoavait noteacute Pierre Duhem la plus grand erreur que puisse commettre un

scientifique crsquoest drsquoaccorder trop de reacutealiteacute agrave ses hypothegraveses laquo jamais les hypothegraveses

[drsquoune theacuteorie physique] nrsquoacquiegraverent la certitude des veacuteriteacutes du sens commun ()

technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne ndeg224 p40) Les reacutesistances du senscommun srsquoopegraverent en fait sur le tregraves long terme et son eacutevolution est beaucoup plus longue que nelrsquoauraient voulu ceux qui au XVIIegraveme et apregraves preacutetendirent laquo reacuteformer lrsquoentendement raquo

56 Selon la deacutefinition du sens commun que donne Claude Buffier (Eacuteleacutements de meacutetaphysique 1725 Parisp100) Celle-ci permet de rencontre des errances possibles du sens commun laquo 1deg que le sens commun asouvent admis des choses sans les entendre et qursquoil les a rejeteacutees dans la suite qui il a eacuteteacute redresseacute Maisun sens commun qui est capable drsquoecirctre redresseacute et drsquoadmettre des choses sans les entendre nrsquoest plus unsens commun du moins nrsquoest-ce pas celui que jrsquoai admis ce faux sens commun est preacutecisement ce quejrsquoai appeleacute des erreurs populaires opposeacutees au sens commun Le critique peut lire mon traiteacute jrsquoy reacutepegravete lachose agrave diverses fois (sic) surtout dans les chapitres 9 et 10 du premier livre pour montrer comment lesens commun ne se trouve pas dans tous les hommes et en particulier comment les erreurs populairesreacutepandues dans une grande partie du genre humain sont tregraves diffeacuterentes de ce qursquoest en effet et de ce quejrsquoappelle le sens commun raquo (laquo Eacuteclaircissements sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes raquo in Cours desciences Paris 1732 p1447)

57 Blaise Pascal Preacuteface pour le Traiteacute du Vide eacuted cit p6258 Fabien Chareix laquo Quamvis hypothetice a se illam proponi simularet le mouvement de la Terre chez

Galileacutee et Descartes raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20091 (ndeg 242) p 97

SCIENCES 81

lrsquohistoire a vu crouler tant de theacuteories longtemps admises sans conteste raquo59 La trop grand

hardiesse de la coupure eacutepisteacutemologique doit ecirctre reconsideacutereacutee agrave la lumiegravere de cette

proposition

Nous pensons que Descartes a eu ce sentiment et gracircce agrave lui a pu progressivement

se libeacuterer drsquoune ontologie scientifique trop reacutealiste et ce faisant (comme le remarque

judicieusement Alquieacute) annoncer agrave la fois la raison symbolique de Duhem et le

conventionnalisme de Poincareacute60 Or le point commun entre Duhem et Poincareacute est

preacutecisement en deacutereacutealisant les hypothegraveses de la physique drsquoouvrir un espace pour le sens

commun dans un eacutetat drsquoesprit hostile agrave toute rupture eacutepisteacutemologique On constate

preacutecisement cette libeacuteration agrave lrsquoeacutegard de toute ontologie scientifique dans une lettre agrave

Mersenne de Novembre 1633

Apregraves avoir appris la condamnation de Galileacutee Descartes eacutecrit agrave Mersenne qursquoil ne

veut pas publier son Monde non seulement par eacutegard pour les autoriteacutes eccleacutesiastiques

mais aussi parce que lrsquoaffaire lui a rappeleacute que deacutejagrave jeune il avait honni la dispute et

lrsquoopposition des opinions contradictoires laquo il y a deacutejagrave tant drsquoopinions en Philosophie qui

ont de lrsquoapparence et qui peuvent ecirctre soutenues en dispute que si les [siennes] nrsquoont rien

de plus certain et ne peuvent ecirctre approuveacutees sans controverse raquo il preacutefegravere se reacutetracter ndash

non seulement par prudence donc mais aussi pour des consideacuterations eacutepisteacutemologiques agrave

savoir que la physique nrsquooffre sans doute rien de suffisamment certain61 Lagrave dessus nous

aurions tort de ne pas conclure avec Alquieacute que les circonstances nrsquoont pas contraint

Descartes a faire machine arriegravere mais lui ont plutocirct fait laquo douter de la veacuteriteacute de sa

cosmologie raquo62 Non qursquoil lrsquoa consideacutera soudainement fausse mais il reconnu alors que la

certitude meacutetaphysique qursquoil recherchait ne pouvant ecirctre accordeacutee aux theacuteories

scientifiques et qursquoil ne lui fallait degraves lors accorder aux hypothegraveses cosmologiques rien de

plus que ce qui doit leur revenir

Cette conversion carteacutesienne datable des anneacutees 1630 modifie en profondeur le

statut des hypothegraveses dans sa philosophie des sciences Si dans les Regulae ou le Monde et

en conformiteacute avec la strateacutegie galileacuteenne lrsquohypothegravese est avant tout un cheval de Troie

pour lrsquoheacuteliocentrisme ce ne sera plus le cas apregraves ougrave lrsquohypothegravese deviendra plutocirct la

59 Pierre Duhem ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ Essai sur la notion de theacuteorie physique Paris Hermann1908 p42

60 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p11461 Agrave Mersenne fin novembre 1633 AT-I-271272 Rappelons comme nous lrsquoavons deacutejagrave fait que dans le

vocabulaire carteacutesien le sens commun srsquooppose toujours agrave ces laquo opinions contraires raquo62 Ferdinand Alquieacute Ibid p118

SCIENCES 82

marque drsquoune indiffeacuterence entre deux options63 Le meilleur moyen de deacuteceler ce

changement de cap est de recourir agrave une eacutetude deacutetailleacutee de lrsquoinversion de lrsquoexposition de sa

physique au lieu de partir du principe de non-influence du mouvement (crsquoest-agrave-dire de la

relativiteacute du mouvement) pour soutenir la possibiliteacute du mouvement (imperceptible) de la

Terre Descartes laquo [retravaille] le statut hypotheacutetique du mouvement de la Terre agrave partir de

la deacutefinition du mouvement selon sa nature raquo64 Cette inversion donne aux principes des

astronomes le veacuteritable statut drsquohypothegravese au sens le plus faillibiliste du terme crsquoest-agrave-dire

le statut de laquo suppositions () presque toutes fausses ou incertaines raquo65

Autrement dit lagrave ougrave les Regulaelig invitaient agrave reacuteduire lrsquoimmobiliteacute de la Terre agrave une

laquo supposition raquo pour permettre au principe de non-influence du mouvement de faire son

travail et de disposer les esprits agrave entendre Copernic66 les Principes se preacuteoccupent

drsquoabord de la nature du mouvement (selon laquo lrsquousage ordinaire raquo et selon laquo la veacuteriteacute raquo) dont

le caractegravere principal est la relativiteacute (II sect24 et sect25) pour ensuite eacutevaluer les hypothegraveses

des physiciens quand au systegraveme du monde et reacutevoquer ce qui est laquo absurde et entiegraverement

[eacuteloigneacute] du sens commun raquo agrave savoir le mouvement de la terre67 La theacuteorie du mouvement

est au service de lrsquohypothegravese la moins eacutetrangegravere au sens commun ndash dans les Regulaelig elle

eacutetait introduite pour promouvoir subrepticement une thegravese para-doxale

Apregraves la lecture de cet article des Principes (III 18) si fondamental pour nous

force est de constater que le laquo sens commun raquo en sort consideacuterablement revaloriseacute par la

penseacutee scientifique il permet de rejeter une hypothegravese pourvu qursquoelle soit laquo absurdum

atque a communi hominum sensu alienum raquo68 et il demande au scientifique drsquoenvisager les

hypothegraveses selon les critegraveres de ce dernier Agrave quoi bon choquer le sens commun si ce que la

physique avance est douteux Et si lrsquoon veut qursquoelle avance au milieu des opinions

contraires le reacutequisit minimum est sur la question de la rotation de la terre de ne pas

instrumentaliser le principe de non-influence du mouvement pour soutenir un hypothegravese

(heacuteliocentrique ou geacuteocentrique) plutocirct qursquoune autre Le sens commun qui

fondamentalement ne srsquooccupe laquo drsquoaucune opinion physique raquo69 nrsquoaura pas agrave se lever pour

63 Le recourt agrave lrsquoexpeacuterience cruciale permettant par ailleurs de faire le choix le cas eacutecheacuteant dans unelogique cette fois de rupture eacutepisteacutemologique (cf supra sect17)

64 Fabien Chareix Ibid p10965 Dioptrique I AT-VI-83 Ainsi laquo la mobiliteacute de la terre raquo doit ecirctre consideacutereacutee comme laquo incertaine raquo (agrave

Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-199)66 Regravegle XII AT-X-43667 Principes III art18 AT-IX2-109 Crsquoest Tycho Braheacute qui considegravere que le mouvement de la terre est

contraire au laquo sens commun raquo Descartes ne le contredit pas et professe au contraire que Tycho Braheacute nrsquoapas rendu service au sens commun puisqursquoil a mal rendu compte de lrsquoimmobiliteacute de la terre

68 Version latine du texte citeacute ci-dessus AT-VIII-8569 Agrave Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-197 Comme lrsquoavait tregraves bien vu Cyrano de Bergerac si

SCIENCES 83

deacutefendre ses droits tant que lrsquoindiffeacuterence des hypothegraveses est respecteacutee

Crsquoest qursquoen effet cette deacutereacutealisation de la physique permet de seacuteparer le plan du

veacutecu et le plan de la science qui ne srsquooccupe que drsquoun laquo un Monde purement objectif raquo70

Or la faccedilon commune de percevoir les choses qui fonde une espegravece de physique naiumlve ne

peut pas ecirctre facilement abandonneacutee ndash comme pour cet astronome qui laquo pleinement

persuadeacute raquo que laquo le soleil est plusieurs fois plus grand que toute la terre ne saurait pourtant

srsquoempecirccher de juger qursquoil est plus petit raquo71

Plutocirct que de reconduire le scheacutema de la rupture eacutepisteacutemologique nous avons ici

affaire agrave une configuration du rapport entre la science et le sens commun diffeacuterent ougrave ne

srsquoattachant pas aux mecircmes plans connaissance commune et connaissance scientifique ont

des domaines drsquoapplication diffeacuterents le sens commun se rapporte agrave lrsquoespace perceptif

ndash la science elle agrave une espace purement geacuteomeacutetrique sans qualiteacutes qui nrsquoest pas

accessible agrave nos sens mais agrave notre seul esprit (comme lrsquoeacutetablit le ceacutelegravebre passage du

morceau de cire) Or la science parceqursquoelle repose sur des hypothegraveses agrave moins de

vivaciteacute que notre veacutecu perceptif et aucun moyen de srsquoimmiscer deacutefinitivement dans nos

impressions sensibles se trouve face agrave une reacutesistance du plan du veacutecu agrave toute reacuteduction

rationnelle Crsquoest un acquis durable pour lrsquoeacutepisteacutemologie de la mecircme faccedilon en effet

Einstein montrera plus tard que le principe de relativiteacute implique que pour le voyageur

dans un wagon toute laquo interpreacutetation [de son eacutetat de mouvement] est aussi tout agrave fait

justifieacutee au point de vue physique raquo ndash de mecircme un homme sur terre ne juge pas si mal de

son eacutetat de mouvement en pensant que crsquoest le soleil qui se deacuteplace72

lrsquoon veut convaincre un pegravere jeacutesuite aristoteacutelicien du mouvement de la terre degraves lors que celui-ci commele sens commun ne se rapporte qursquoagrave ce qursquoil voit le seul argument qui permet de dire qursquoil est laquo du senscommun de croire que le Soleil a pris place au centre de lrsquounivers raquo (autrement dit le seul argumentsensible agrave opposer) est celui qui consiste agrave dire que de mecircme que laquo les noyaux au milieu de leur fruit raquo leSoleil doit ecirctre au centre laquo puisque tous les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical raquo(Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004 p50) Tous les autres argumentsseront ceux drsquoun physicien et non drsquoun homme du sens commun

70 Ferdinand Alquieacute op cit p95 Sur la seacuteparation des plans cf deacutejagrave supra sect1271 VIegraveme reacuteponses aux objections AT-IX-239 Crsquoest un thegraveme que lrsquoon retrouve chez Reid agrave charge de

prouver la reacutesistance du monde de la vie aux hypothegraveses scientifiques Quoiqursquoil en soit il est agrave noter queReid nrsquoassocie pas la deacutecouverte du mouvement de la terre agrave une reacutefutation du sens commun dans lamesure ougrave celui-ci ne se meut pas dans lrsquoespace absolu mais dans un espace relatif ougrave ce mouvement estenvisageable (cf par exemple Essays on the intellectual power of man op cit II-12 p290 et suivantes)

72 Albert Einstein La Relativiteacute Payot laquo Les principes de relativiteacute restreinte et geacuteneacuterale raquo p86 Agrave denombreuses reprises Einstein souligne la feacuteconditeacute du principe de relativiteacute quand il srsquoagit pour chacunde juger de lrsquoeacutetat physique dans lequel il se trouve Ainsi agrave propos drsquoune expeacuterience de penseacutee ougrave unhomme srsquoimagine ecirctre soumis agrave un champ de gravitation alors qursquoil est tireacute par une corde dans le videEinstein eacutecrit laquo avons nous le droit de sourire et de dire que la conclusion de cet homme est erroneacutee Jene le crois pas si nous voulons rester conseacutequent avec nous-mecircmes () raquo (Ibid p95) Il en va de mecircmepour le sens commun preacute-galileacuteen pensant ecirctre sur une terre fixe avec les eacutetoiles qui se meuvent autour

RAISON 84

6) RAISON(Nouvelles reacuteflexions sur un morceau ceacutelegravebre Discours I AT-VI-12)

laquo En matiegravere de science la veacuteriteacute est proclameacutee accessibleen principe agrave tout le monde la deacutecouverte ne deacutepend pasdrsquoune ldquoassistance du cielrdquo mais drsquoune meacutethode que chacunpeut acqueacuterir Dans le Discours de la meacutethode la recherchescientifique est deacutefinitivement deacutepouilleacutee de lrsquoaureacuteole de laconseacutecration divine raquondash Georges Politzer La Philosophie des Lumiegraveres et lapenseacutee moderne 1939

Les premiegraveres phrases du Discours de la Meacutethode sont aussi ceacutelegravebres que

controverseacutees et drsquoautant plus importantes pour nous que la philosophie du sens commun

y a vu agrave tord ou agrave raison le coup drsquoenvoi de sa propre histoire Agrave tord ou agrave raison Crsquoest

justement la question qui partage les interpregravetes et srsquoils sont nombreux agrave affirmer le

caractegravere fonciegraverement ironique de ce passage (souvent drsquoailleurs en srsquoappuyant sur des

textes exteacuterieurs au Discours mecircme lrsquoEntretien avec Burman ou Les Essais de

Montaigne) tous cependant ne sont pas drsquoaccord sur le sens exact qursquoil faut lui donner La

question est de savoir si oui ou non dans ce texte Descartes se fait theacuteoricien de lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique1 que nous entendons ici comme la reconnaissance drsquoune reacutepartition eacutegale du

laquo bon sens raquo drsquoun homme agrave lrsquoautre Si pour la majoriteacute des commentateurs le passage en

question ne peut ecirctre deacutenueacute drsquoironie la question reste de savoir quel est le degreacute de celle-ci

ndash lequel eacutevolue en raison inverse du seacuterieux accordeacute agrave la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

Agrave partir de ce critegravere trois interpreacutetations se distinguent lrsquointerpreacutetation ironiste

transforme le commentateur en un authentique laquo deacutechiffreur drsquoeacutenigmes raquo qui reconnaicirct

chez Descartes sous des apparences de conciliation avec le sens commun une philosophie

de lrsquoineacutegaliteacute eacutepisteacutemique2 lrsquointerpreacutetation meacutediane distinguant lrsquoeacutegaliteacute des raisons et la

1 Louise Marcil-Lacoste a introduit ce terme beaucoup plus reacutepandu dans la litteacuterature anglophone(epitemic equality) pour caracteacuteriser cet aspect de la philosophie de Descartes que nous eacutetudions ici Ladeacutefinition qursquoelle en donne (laquo la theacuteorie ougrave la validiteacute des notions de veacuteriteacute et drsquoeacutevidence suppose leuraccessibiliteacute agrave la raison naturelle raquo cf Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques vol 15 ndeg1 1988 p78) nous semble un peu ambigueuml Lrsquoeacutegaliteacute dont il vaecirctre question se rapport plus aux capaciteacutes de lrsquoesprit humain elles-mecircmes qursquoaux conditions depossibiliteacute drsquoune theacuteorie valide et eacutevidente en rapport avec ces capaciteacutes

2 Thegravese deacutefendue par Eacutelie Denissoff laquo Lrsquoeacutenigme de la science carteacutesienne La physique de Descartes est-elle positive ou deacuteductive Essai drsquointerpreacutetation de deux extraits du Discours de la meacutethode raquo RevuePhilosophique de Louvain Troisiegraveme seacuterie tome 59 ndeg61 1961 p38

RAISON 85

diffeacuterence des esprits fait porter le poids de lrsquoineacutegaliteacute sur un mauvais usage du bon sens3

lrsquointerpreacutetation eacutegalitariste considegravere que cette distinction (du droit et du fait de lrsquoessence

et de lrsquoaccident de la raison et de lrsquoesprit) est secondaire car lrsquoineacutegaliteacute objective des

esprits est drsquoabord le produit drsquoun laquo excegraves de modestie raquo subjectif de certains qui ne remet

en aucun cas en doute lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens ndash la veacuteritable partition srsquoeffectuant

alors entre ceux qui pegravechent par excegraves de modestie et ceux qui au contraire preacutesument de

leur intelligence4 Nous montrerons ici les insuffisances des deux premiegraveres interpreacutetations

et lrsquointeacuterecirct autant eacutepisteacutemologique que politique de la troisiegraveme qui en reacutesonnant avec

lrsquoarticle 77 des Passions de lrsquoAcircme ouvre la question de lrsquoeacuteducation qui sera traiteacutee dans la

partie suivante Notre interpreacutetation qui deacuteveloppe de nouvelles consideacuterations agrave partir de

la notion drsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique aura pour but drsquoeacutetablir trois thegraveses qui nrsquoont pas toutes

parues eacutevidentes aux commentateurs (1) que Descartes deacutefend lrsquoeacutegaliteacute en droit des

raisons (2) que lrsquoineacutegaliteacute des esprits nrsquoest pas deacuteterminante et qursquoelle srsquoefface devant la

raison-une dans la saisie eacutevidente de la veacuteriteacute (3) que lrsquoobstacle principal agrave la reacuteduction de

lrsquoineacutegaliteacute entre les esprits nrsquoest pas tant cette ineacutegaliteacute que son ressenti subjectif dans la

modestie Dans lrsquoesprit de Denissoff nous reacuteeacutecrirons ce ceacutelegravebre morceau pour en faire

sortir les points saillants que nous aurons deacutegageacute dans notre interpreacutetation ndash dans lrsquoesprit

de Descartes eacutecrivant en franccedilais nous proceacutederons agrave une reacuteeacutecriture dans une langue

susceptible drsquoeacutelargir les conditions de sa reacuteception

sect19 Au milieu du texte avec Montaigne

Lrsquointeacuterecirct des interpreacutetations meacutedianes du deacutebut du Discours de la Meacutethode est de se

situer au plus pregraves du texte sans autre preacutesupposeacute que celui drsquoeacuteclairer ce dernier avec les

donneacutees les plus pertinentes possibles Agrave cet eacutegard la remarquable contribution drsquoEacutetienne

Gilson est drsquoautant plus utile qursquoelle suit lrsquoordre du texte Reprenons ce pas-agrave-pas en

3 Crsquoest lrsquointerpreacutetation drsquoEacutetienne Gilson qui semble la plus geacuteneacuteralement admise Cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p86 laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairementlrsquoeacutegaliteacute des esprits raquo Comme nous le ferons remarquer Eacutetienne Gilson a neacuteanmoins eacutevolueacute sur cettequestion

4 Louise Marcil-Lacoste art cit p92 Crsquoest donc Louise Marcil-Lacoste qui a ouvert la possibiliteacute pourles commentateurs drsquoune lecture eacutegalitariste de ce deacutebut du Discours de la Meacutethode nous ajouterons agraveces analyses ce que nous nommerons par la suite le laquo paradoxe du modeste raquo lequel aura valeur depreuve pour deacutemontrer la pertinence drsquoune lecture sens-communiste de ce passage

RAISON 86

proposant notre propre deacutecoupage et la restitution de lrsquointerpreacutetation la plus meacutediane

possible

(1) laquo Le bon sens est la chose du monde la mieux partageacutee car chacun pense

en ecirctre si bien pourvu que ceux mecircme qui sont les plus difficiles agrave contenter en toute

autre chose nrsquoont point coutume drsquoen deacutesirer plus qursquoils en ont En quoi il nrsquoest pas

vraisemblable que tous se trompent () raquo (AT-VI-1 l17 agrave AT-VI-2 l4) Tout le monde a

remarqueacute la reacutefeacuterence agrave Montaigne (lequel demandait laquo qui a jamais cuideacute avoir faute de

sens raquo5) mais aussi la deacuteformation apporteacutee par Descartes au laquo sens raquo de Montaigne qui

eacutetait synonyme de jugement se substitue le laquo bon sens raquo (expression qui nrsquoapparaicirct qursquoune

fois chez Montaigne avec un sens moral6) qui est une laquo puissance de bien juger raquo Degraves ce

moment une contrarieacuteteacute eacutemerge du texte Montaigne ne dit-il pas qursquoecirctre persuadeacute de

nrsquoavoir pas laquo faute de sens raquo est une laquo maladie raquo et que laquo srsquoaccuser seroit srsquoexcuser raquo

ndash autrement dit que la reconnaissance de la faute de jugement ne laquo dissipe raquo jamais cette

persuasion qui revient toujours laquo tenace et forte raquo que son jugement est bon quand bien

mecircme on aurait fait agrave lrsquoinstant lrsquoeacutepreuve de notre incapaciteacute agrave bien juger7 Aussi

longtemps que le jugement srsquoaveugle il nrsquoest pas contradictoire qursquoil se persuade de ne pas

manquer de laquo sens raquo mais comment en dire autant du laquo bon sens raquo dont il est question

avec Descartes

Crsquoest pourquoi il faudrait ajouter avec Gilson que le bon sens nrsquoest pas le

jugement simple mais est une faculteacute qui doit ecirctre laquo prise sous la forme pure et non

adulteacutereacutee ougrave nous lrsquoavons reccedilue de Dieu raquo8 en ce sens elle nrsquoest pas susceptible de tomber

sous le coup de lrsquoargument sceptique montanien de lrsquoerrance du jugement Drsquoougrave la

contrarieacuteteacute Descartes valide lrsquoargument de Montaigne en affirmant que chacun pense ecirctre

pourvu de suffisamment de bon sens ndash alors mecircme que cet argument doit ecirctre deacutepasseacute par

le recourt agrave lrsquoideacutee drsquoune faculteacute pure le bon sens ne pouvant comme le sens ecirctre

susceptible drsquoerreur Crsquoest dans ce hiatus que srsquointroduit la ceacutelegravebre laquo nuance drsquoironie raquo qui

devait tant occuper les commentateurs le fait que chacun se contente de son jugement

alors que lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur est si manifeste donne un relief comique agrave ce laquo chacun

5 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656A6 Et non eacutepisteacutemologique laquo plustost prudence que bonteacute industrie que nature bon sens que bon heur raquo

Michel de Montaigne Les Essais III 1 laquo De lrsquoutile et de lrsquohonneste raquo eacuted Villey p795A7 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656C Dans ce passage difficile dont

certaines parties sont souvent citeacutees par les commentateurs mais rarement analyseacutees lrsquoajout de la coucheC rend la compreacutehension ardue Il semble que ce que cherche agrave exprimer Montaigne crsquoest une certaineinfirmiteacute de la nature humaine qui se satisfaisant drsquoelle-mecircme srsquoauto-persuade toujours de ne pouvoiravoir laquo faute de sens raquo quand bien mecircme elle ferait lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur

8 Eacutetienne Gilson Commentaire au Discours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82

RAISON 87

pense en ecirctre si bien pourvu raquo mais en mecircme temps vaut comme signe de lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle

du bon sens9

La coheacuterence du texte est ainsi sauvegardeacute par cette laquo nuance drsquoironie raquo comme

chez Montaigne chacun se satisfait de son jugement et de cette faccedilon srsquoindique

lrsquohypothegravese drsquoune certaine eacutegaliteacute agrave cet eacutegard Cette indication cependant ne suffit pas agrave

deacutemontrer lrsquoeacutegaliteacute du bon sens mais a plus pour objectif de faire en sorte que chacun

reconnaisse qursquoil nrsquoest agrave ce point confiant dans son laquo sens raquo qursquoil ne puisse reconnaicirctre par

ailleurs laquo lrsquoincertitude de [son] jugement raquo10 Le passage laquo paraphraseacute raquo par Descartes est

deacutejagrave chez Montaigne peacuteneacutetreacute de la conscience de cette disjonction du laquo sens raquo et du laquo bon

sens raquo11 Lrsquoexpeacuterience de lrsquoerreur contrebalance donc lrsquoautosatisfaction psychologique dans

laquelle nous nous trouvons agrave lrsquoeacutegard de notre jugement tout en faisant signe vers une

faculteacute plus pure assurant en droit une infaillibiliteacute de notre laquo bon sens raquo face agrave la volatiliteacute

et lrsquoeacutevolution des croyances Descartes srsquoinscrit donc ici sur le terrain du droit ce qui

semble ecirctre confirmeacute juste apregraves

(2) laquo mais plutocirct cela teacutemoigne que la puissance de bien juger et distinguer le

vrai drsquoavec le faux qui est proprement ce qursquoon nomme le bon sens ou la raison est

naturellement eacutegale en tous les hommes et ainsi que la diversiteacute de nos opinions ne

vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres mais seulement de ce

que nous conduisons nos penseacutees par diverses voies et ne consideacuterons pas les mecircmes

choses Car ce nrsquoest pas assez drsquoavoir lrsquoesprit bon mais le principal est de lrsquoappliquer

bien raquo (AT-VI-2 l4 agrave l13) Cela confirme que le bon sens nrsquoest pas comme chez

Montaigne le simple jugement mais plutocirct une puissance ou faculteacute Les opinions qui

9 Ibid laquo Corrections et additions raquo p478 Lalande soulignait ce hiatus en parlant drsquolaquo un argument ironiqueau service drsquoune ideacutee seacuterieuse raquo Ce que nous avons voulu rendre ici par le fait qursquoau cœur mecircme delrsquoironie srsquoindique cette eacutegaliteacute eacutepisteacutemique que nous cherchons agrave cerner et perce lrsquoideacutee drsquoun bon sensreacuteellement partageacute entre les hommes Gilson parle lui-mecircme de signe en direction de laquo lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle dela raison chez tous raquo ndash Descartes lui y voit un laquo teacutemoignage raquo (cette autosatisfaction a valeurdrsquoargument elle laquo teacutemoigne que la puissance de bien juger () est naturellement eacutegale en tous leshommes raquo AT-VI-2 l4-6)

10 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p654A11 Il semble cependant que Montaigne indique un usage du laquo sens raquo qui puisse avoir un certain degreacute

drsquoinfaillibiliteacute agrave savoir celui qui est agrave lrsquoœuvre dans les laquo raisons qui partent du simple discours naturel raquodans la mesure ougrave laquo il nous semble qursquoil nrsquoa tenu qursquoagrave regarder de ce costeacute lagrave que nous les ayonstrouveacutees raquo (656A) Une expression similaire chez Descartes dans La Recherche de la Veacuteriteacute (laquo ce que jetacirccherai de vous faire voir ici par une suite de raisons si claires et si communes que chacun jugera que cenrsquoeacutetait que faut de jeter plus tocirct les yeux du bon cocircteacute raquo AT-X-497 l5-8) reacutesume cette ideacutee forte selonlaquelle un certain type de jugement appuyeacute sur la raison naturelle partant du sens commun et allant dechoses simples en choses simples ne peut ecirctre que tregraves assureacute Cf infra sect24

RAISON 88

sont le produit de ce qui a eacuteteacute au-dessus identifieacute comme laquo sens raquo qui changent drsquoun

individu agrave un autre et au cours de lrsquohistoire cognitive drsquoun seul et mecircme individu sont des

accidents qui ne mettent aucunement en cause lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons Cette

distinction du droit et du fait est rendu intelligible par la suite lorsque Descartes introduit la

diffeacuterence des laquo esprits raquo (l20) comme autant drsquoaccidents qui nrsquoaltegraverent en rien la

substantialiteacute rationnelle de lrsquohomme

Crsquoest agrave ce point crucial de rencontre de la diffeacuterence (crsquoest-agrave-dire de lrsquoerreur) dans

lrsquoopinion des degreacutes auxquels nous posseacutedons telle ou telle faculteacute (meacutemoire imagination)

et de lrsquouniteacute du laquo bon sens raquo que Gilson ndash et avec lui la plupart des interpregravetes ndash introduit la

solution suivante laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairement lrsquoeacutegaliteacute des

esprits raquo12 En effet si la raison ou le laquo bon sens raquo est la diffeacuterence speacutecifique de lrsquohomme

il est neacutecessaire drsquoen induire entre eux lrsquoeacutegaliteacute dans la mesure ougrave lrsquoessence de lrsquohomme

est la laquo penseacutee agrave part raquo Crsquoest seulement en tant qursquoelle srsquointroduit dans un composeacute de

corps et drsquoacircme que la lumiegravere naturelle laquo ne brille pas neacutecessairement chez tous avec le

mecircme eacuteclat raquo13 Tout cela au fond eacutetait deacutejagrave en amont dans le texte de Montaigne qui

deacuteplorait ses deacutefauts de meacutemoire ainsi que son esprit laquo tardif et mousse raquo agrave cause desquels

laquo le jugement faict bien agrave peine son office raquo14

On ne cessera de reconnaicirctre le meacuterite drsquoune telle interpreacutetation elle deacutemecircle bien

des choses et il est injuste de lui reprocher de tomber dans une laquo eacutevidente contradiction raquo15

Au contraire elle permet de rendre compte de nombreux autres passages du Discours de la

Meacutethode seulement elle ne srsquoeacutepargne pas un leacuteger hiatus dont on montrera pourtant

lrsquoimportance En effet la suite du Discours verra entrer en scegravene un personnage singulier

lrsquohomme modeste16 auquel il ne semble pas que Gilson soit parvenu agrave donner un rocircle

12 Eacutetienne Gilson Ibid p8613 Ibid p88-89 avec la discussion de la remarque de Poisson qui attribuait agrave Descartes lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute

des esprits comme laquo formes substantielles des hommes raquo 14 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p649A15 Eacutelie Denissoff art cit p4516 laquo ceux qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de distinguer le

vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo Discours II AT VI 25-31

RAISON 89

sect20 Agrave la marge dans la confidence (avec Arnauld et Nicole)

Avant drsquoacter lrsquoentreacutee du modeste qui nous guidera vers les analyses des Passions

de lrsquoAcircme arrecirctons nous un instant sur lrsquointerpreacutetation ironiste dont le cœur de

lrsquoargumentation est que laquo le bon sens nrsquoexiste pas chez tous au mecircme degreacute raquo lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique est une chimegravere et Descartes nrsquoaurait cesseacute drsquoaffirmer que le bon sens admet

des degreacutes17 Il faudrait donc relire les pages du Discours et en en saisissant lrsquoironie les

reacuteeacutecrire La premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode serait ainsi une simple

laquo boutade raquo18 dont le veacuteritable sens fut donneacute par Arnauld et Nicole (plus familiers de la

penseacutee de Descartes et plus sensibles agrave son ironie que nous le sommes) lorsqursquoils

deacuteclaregraverent qursquolaquo il nrsquoy a rien de plus estimable que le bon sens raquo mais qursquoil laquo nrsquoest pas une

qualiteacute si commune que lrsquoon pense raquo19 La Logique de Port-Royal reprendrait dans son

discours preacuteliminaire ce mouvement ironique que Descartes avait un fois mis en place dans

le Discours en affirmant premiegraverement le grand prix du bon sens puis sa reacutepartition pour le

moins ineacutegalitaire et parcimonieuse

Deux remarques cependant doivent nuancer cette thegravese (1) Et drsquoabord un

eacutetonnement Denissoff refuse de prendre au seacuterieux la paraphrase de Montaigne (qui ne

servirait agrave rien drsquoautre qursquoagrave signifier lrsquoironie de Descartes20) et lui substitue une autre

paraphrase ndash puisque la maxime selon laquelle laquo le sens commun nrsquoest pas une qualiteacute si

commun raquo est tireacutee de la huitiegraveme Satire de Juveacutenal ndash qui au contraire de la premiegravere

devrait nous livrer la veacuteriteacute du deacutebut du Discours de la Meacutethode (2) Par ailleurs la lecture

de ce laquo Premier Discours raquo drsquoArnauld et Nicole reacutevegravele que ceux-ci sont en fait beaucoup

plus seacutevegraveres que Descartes dans leur jugement agrave lrsquoeacutegard de lrsquoopinion en reacutegime commun

Rappelons que pour Descartes la laquo diversiteacute des opinions raquo ne srsquoexplique laquo pas de ce que

les uns sont plus raisonnables que les autres raquo mais de ce que les voies que suivent les

17 Eacutelie Denissoff art cit p46 On est surpris par la faiblesse de la base textuelle sur laquelle se fondeDenissoff pour prouver cela Dans une lettre Descartes parlerait par exemple drsquoun laquo bon sens parfait raquo voilagrave bien la preuve qursquoil y a des degreacutes dans le bon sens On est alleacute veacuterifier et la lettre agrave Golius du 16avril 1635 dit preacutecisement laquo mes opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon senspuisque eacutetant en lui tregraves parfait comme il est raquo (AT-I-316 et infra sect24 sur cette lettre) VisiblementDenissoff qui reproche agrave ses preacutedeacutecesseurs drsquoavoir affirmeacute lrsquoeacutegaliteacute du bon sens laquo sans en fournir lamoindre justification textuelle raquo tombe dans la mecircme erreur Agrave ceci pregraves que le nombre de textescarteacutesiens en faveur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est conseacutequent dans le Discours de la Meacutethode et que riennrsquoautorise une relecture agrave la faveur de deux ou trois passages plus ou moins anodins de lacorrespondance

18 Eacutelie Denissoff art cit p4719 Antoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou lrsquoArt de Penser laquo Premier Discours raquo Paris 1662 p5 et

10 Selon Denissoff les auteurs rendent ici laquo fidegravelement le sens du Discours raquo20 Mais qui comme on lrsquoa vu permet de soutenir la thegravese meacutediane de Gilson Eacutelie Denissoff art cit p47

RAISON 90

esprits se distinguent un peu par accident lagrave ougrave la Logique de Port-Royal affirme que cela

reacutesulte de ce que certains font par leur raison un mauvais choix et prouvent par lagrave qursquoils ont

laquo lrsquoesprit faux et injuste raquo ou mecircme laquo grossiers et stupides raquo de telle sorte qursquoils sont

impeacuteneacutetrables agrave toute reacuteforme21 On trouvera difficilement des termes aussi cateacutegoriques

chez Descartes ou mecircme une vision aussi pessimiste22 Srsquoil est certain qursquoun peu de lrsquoesprit

de Descartes se retrouve dans Arnauld et Nicole il est aussi douteux que la veacuteriteacute du

Discours de la Meacutethode puisse srsquoy rencontrer

Un autre eacuteleacutement cependant serait susceptible drsquoapporter des preuves de lrsquoironie de

Descartes agrave savoir les eacuteclaircissement apporteacutes par lrsquoauteur lui-mecircme dans le cadre de

lrsquoEntretien avec Burman Dans ce passage laquo on ne pourrait srsquoexprimer plus clairement raquo

contre lrsquoeacutegaliteacute du bon sens que Descartes ne lrsquoaurait lui-mecircme fait23 Reprenons donc ce

texte24 Burman objecte agrave lrsquoauto-persuasion de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens que certains

laquo homme obtus raquo pensent avoir laquo plus drsquointelligence raquo que le commun

Remarquons drsquoabord que la question de Burman ne porte preacuteciseacutement pas sur

lrsquoeacutegaliteacute du jugement mais sur la proposition laquo chacun pense raquo (lrsquoautosatisfaction de

chacun agrave lrsquoeacutegard de leur jugement) celle lagrave mecircme ougrave lrsquoon percevait une laquo nuance

drsquoironie raquo dans la mesure ougrave cette autosatisfaction laquo tenace et forte raquo (selon les mots de

Montaigne) eacutetait souvent contrebalanceacutee par lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur25 Burman qui a semble-

t-il perccedilu lrsquoironie ne discute pas de la proposition laquo le bon sens est la chose du monde la

mieux partageacutee raquo mais de la suite de la phrase Quelle est la reacuteponse de Descartes

Eacutetrangement elle ne porte pas sur ceux qui srsquoestiment plus qursquoils ne le devraient (dont

parlera plus tard le Discours26) mais au contraire sur les plus modestes qui laquo se

reconnaissent infeacuterieurs aux autres pour lrsquoesprit (qui agnoscunt se deficere ab aliis

ingenio) raquo ndash au rang desquels Descartes se reconnaicirct comme Montaigne avant lui27 Crsquoest

21 Antoine Arnauld et Pierre Nicole Ibid p5-6 et 10 La diffeacuterence avec Descartes est drsquoautant plusappreacuteciable que le texte emprunte beaucoup (par exemple lrsquoideacutee de laquo routes diffeacuterentes raquo) au Discours dela meacutethode

22 Gilson eacutetait sensible agrave cette dimension fondamentale de la philosophie carteacutesienne mecircme au cœur de ladistinction entre les esprits capables et incapables drsquoinvention laquo la meacutethode atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute desesprits dans lrsquoordre mecircme de lrsquoinvention raquo (Op cit p84) Sur cette question cf infra chapitre 7

23 Eacutelie Denissoff art cit p4624 Entretien avec Burman AT-V-175 trad Charles Adam du Manuscrit de Goumlttingen Paris 1937 p11725 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656 couche A Cf supra p8726 Certains laquo se [croient] plus habiles qursquoils ne sont raquo Discours II AT-VI-1527 Discours I AT-VI-2 et Montaigne Les Essais I 26 page 174A laquo Lrsquoesprit je lrsquoavois lent et qui nrsquoalloit

qursquoautant qursquoon le menoit lrsquoapprehension tardive lrsquoinvention lasche et apres tout un incroiable defautde memoire raquo

RAISON 91

que lrsquoargument de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens a plus de poids si crsquoest un modeste qui se sachant

en tout infeacuterieur aux autres se dit au moins laquo en cela lrsquoeacutegal de tout le monde raquo

Et Descartes de reprendre une autre maxime pour illustrer cette eacutegaliteacute ressentie

subjectivement laquo autant de tecirctes autant drsquoopinions (quot capita tot sensus) raquo Ici il nrsquoest

plus possible selon Denissoff de douter que la laquo reacuteflexion eacutenigmatique sur le bon sens raquo

srsquoeacuteclaire et deacutevoile une profonde ironie28 Seulement la remarque de Descartes ne porte

pas reacutepeacutetons-le sur lrsquoeacutegaliteacute objective du bon sens mais sur lrsquoautosatisfaction qursquoagrave chacun

dans le laquo partage du sens raquo dont parlait Montaigne agrave la maxime de Montaigne Descartes

en substitue simplement une autre La conclusion de Descartes cependant laisse perplexe

laquo et crsquoest ce que lrsquoauteur entend ici par le bon sens (bonam mente) raquo De quoi parle ici

Descartes Certainement pas de la maxime On ne voit donc pas preacutecisement agrave quoi il se

reacutefegravere mais ce qui est important selon Laporte crsquoest que cet extrait illustre une nouvelle

fois la distinction entre lrsquoineacutegaliteacute de lrsquoingenium et la bona mens qui laquo se trouve en chacun

de nous raquo29 Bien loin drsquoinfirmer la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique qui semble se deacutegager agrave

premiegravere lecture du deacutebut du Discours de la Meacutethode ce nouveau morceau de lrsquoEntretien

avec Burman conforte la solution que Gilson avait trouveacute agrave la contrarieacuteteacute inscrite au cœur

du texte en recourant agrave cette partition du droit et du fait de la faculteacute pure et de son

application de la raison-une et des esprits

Force est de constater cependant que la sagaciteacute de Burman contredit ici une

donneacutee de cette ouverture du Discours de la Meacutethode sur laquelle on srsquoest insuffisamment

attardeacute le modeste (et son pendant lrsquoarrogant) qui fait son entreacutee seulement dans la

deuxiegraveme partie du Discours ne semble pas partager cette autosatisfaction de tout un

chacun sur laquelle srsquoouvre la premiegravere partie Et il ne suffit pas de dire comme Gilson

que le modeste souffre laquo drsquoune insuffisance drsquoesprit non de raison raquo30 ndash car ce sont parfois

laquo ceux qui ont lrsquoesprit le plus bas [qui] sont les plus arrogants raquo31 Le modeste nrsquoest pas

neacutecessairement celui agrave qui il manque objectivement de lrsquoesprit (au contraire mecircme) mais

en revanche il est celui qui ne srsquoauto-persuade pas de ce qursquoil a autant de raison qursquoil

pourrait en avoir et qui se deacutefie mecircme de sa puissance de laquo distinguer le vrai avec le

faux raquo32 crsquoest-agrave-dire de son bon sens alors mecircme qursquoobjectivement lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

eacutetant eacutetablie il ne le devrait pas Comme lrsquoa fort justement remarqueacute Louise Marcil-

28 Eacutelie Denissoff art cit p4629 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes 1945 Puf 2000 p29 et note (3)30 Eacutetienne Gilson op cit p8631 Passions de lrsquoAcircme art 159 AT-XI-45032 Discours II AT-VI-15 l27-28

RAISON 92

Lacoste lrsquoeacutenigme qui nous est poseacutee par le Discours de la Meacutethode ne vient pas tant de

laquo lrsquoinsuffisance de bon sens raquo qui nrsquoest jamais en question mais du laquo refus de srsquoen servir raquo

chez les arrogants comme chez les modestes le cœur du problegraveme est donc celui de la

laquo perception subjective du degreacute de bon sens raquo33

sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

Le philosophie du sens commun a pu voir dans ces premiegraveres lignes du Discours

une deacutefense de ses propres thegraveses par exemple que pour le jugement les hommes se situent

laquo sur un mecircme niveau raquo34 Srsquoil y a eacutegaliteacute du jugement des hommes crsquoest que lorsqursquolaquo un

jugement deacutecoule drsquoune perception de lrsquoeacutevidence raquo lrsquolaquo assentiment [est] neacutecessaire

immeacutediat total raquo si bien qursquoil devient possible de dire que laquo lrsquoeacutevidence carteacutesienne est

synonyme de bon sens raquo35 Autrement dit que le bon sens soit eacutegalement reacuteparti en tous

crsquoest manifeste par le simple fait que face agrave lrsquoeacutevidence nous donnons tous notre

assentiment sans heacutesitation ni incertitude mais au contraire avec la ferme conviction que

lrsquoon conccediloit le vrai Pour le reste crsquoest justement dans la capaciteacute de se conduire vers la

conception que se distinguent les hommes laquo la nature a mis une grande diffeacuterence drsquoun

homme agrave lrsquoautre agrave cet eacutegard raquo36

Ne semble-t-il pas qursquoest reconduite ici la distinction gilsonienne entre lrsquoeacutegaliteacute des

raisons et lrsquoineacutegaliteacute des esprits Certes crsquoest le cas dans une certaine mesure ndash mais

contrairement agrave ce que propose lrsquointerpreacutetation meacutediane lrsquoinsistance est ici mise sur

lrsquoeacutegaliteacute du jugement plutocirct que sur lrsquoineacutegaliteacute des raisons On est frappeacute par le fait que

Laporte par exemple insiste beaucoup plus sur lrsquoingenium que sur la bona mens en

accentuant ce fait bien connu que celui qui a de lrsquoingenium deacutecouvre la veacuteriteacute tandis que

33 Louise Marcil-Lacoste art cit p9134 laquo () it leads us to think that men are very much upon a level with regard to mere judgment raquo (Thomas

Reid Essays on the intellectual power of mind laquo On conception or simple Apprehension in General raquoVI-1 Eacutedimbourg 1785 p373 nous traduisons) Le traducteur franccedilais (lrsquoabbeacute Mabire en 1864) traduitpar laquo la faculteacute de juger est eacutegale chez tous les hommes raquo ou par laquo eacutegaliteacute du jugement raquo (le mot eacutegaliteacutenrsquoapparaicirct cependant pas dans ce passage en anglais)

Agrave lrsquoappui de sa thegravese Thomas Reid cite la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode laquo I beg leave tosupport this opinion by the authority of two very thinking men Descartes and Cicero raquo (p373-374)

35 Louise Marcil Lacoste laquo La notion drsquoeacutevidence et le sens commun Feacutenelon et Reid raquo Journal of theHistory of Philosophy 15 3 1977 pages 296 et 302

36 laquo Nature hath put a wide difference between one man and another in this respect () raquo Thomas ReidIbid p374

RAISON 93

celui qui nrsquoa que son laquo bon sens raquo ne fera qursquoy assentir sans jamais pouvoir la deacutecouvrir

par lui-mecircme37

Nrsquoest-ce pas trahir lrsquoesprit de la philosophie carteacutesienne que drsquoabolir aussi vite

lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons devant lrsquoineacutegaliteacute en fait des esprits Nrsquoest-on pas au moins

forceacute de reconnaicirctre qursquoen certains cas (crsquoest-agrave-dire agrave chaque fois que la veacuteriteacute se fait jour

dans lrsquohomme) le fait srsquoabolit lui-mecircme devant le droit et lrsquoineacutegaliteacute des esprits srsquoeacutevapore

dans la lumiegravere de lrsquoeacutegaliteacute des raisons Ne serait-ce pas oublier qursquoune fois une

deacutemonstration comprise les esprits mecircme sont eacutegaux et que laquo un enfant [ou quiconque

nous dit Descartes juste avant] instruit en lrsquoarithmeacutetique ayant fait une addition suivant ses

regravegles se peut assurer drsquoavoir trouveacute touchant la somme qursquoil examinait tout ce que

lrsquoesprit humain saurait trouver raquo38

En insistant plus que tout sur le lien entre eacutevidence et bon sens la philosophie du

sens commun mecircle la maxime du bon sens agrave la premiegravere regravegle de la meacutethode savoir qursquoil

ne faut laquo recevoir jamais aucune chose pour vrai que je ne la connusse eacutevidemment ecirctre

telle raquo39 Ces deux phrases du Discours de la Meacutethode font systegraveme si les hommes sont

eacutegaux du point de vue de la raison crsquoest que pourvu qursquoils nrsquoassentent qursquoagrave ce qursquoils

conccediloivent fort eacutevidement ils ne peuvent manquer de faire le meilleur usage qursquoils est

possible de faire de leur bon sens ndash et en cela se trouve en eux la raison toute entiegravere Ce

que voulait dire Descartes avec le coup drsquoenvoi du Discours de la Meacutethode crsquoest que laquo la

Raison est tout entiegravere en tout homme qursquoil nrsquoy a point de milieu entre ecirctre raisonnable et

ne lrsquoecirctre pas et qursquoen ce sens tous les hommes naissent absolument eacutegaux raquo40 Alain y voit

lagrave le fondement des Reacutepubliques et de lrsquoauthentique liberteacute celle de la Raison

Il nrsquoest pas possible de nier qursquoune certaine ideacutee de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique voit le

jour avec Descartes mais agrave lrsquooptimisme peut ecirctre trop grand des conclusion qursquoen tire

Alain il ne faut pas oublier le blocage qui se joue dans le paradoxe du modeste sur lequel

nous aimerions nous attarder un instant41 Le paradoxe du modeste pourrait se formuler en

37 Jean Laporte Ibid p29 Nous reviendrons plus en deacutetail sur les ineacutegaliteacutes des esprits dans la partiesuivante (Chapitre 7 laquo Peacutedagogie raquo) pour chercher agrave nuancer cette thegravese un peu trop radicale

38 Discours II AT-VI-21 nous soulignons39 Discours II AT-VI-1840 Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p117 Pour la dimension politique cf Conclusion41 Au fond Alain nrsquoest pas dupe de ce paradoxe et il lrsquoamegravene au mecircmes conclusions que nous le problegraveme

de lrsquoeacuteducation doit ecirctre poseacute Sans quitter cet air sublime que nous lui avons deacutejagrave trouveacute il eacutecrit laquo lrsquoignorance ingeacutenue du plus simple des hommes a le droit drsquoarrecircter le plus sublime philosophe et de lui

RAISON 94

ces termes si chacun pense ecirctre suffisamment pourvu de bon sens comment la modestie

est-elle possible Pour reacutesoudre ce paradoxe il faut reprendre le passage de la deuxiegraveme

partie du Discours qui souligne la difficulteacute pour certains esprits drsquoappliquer la meacutethode

que preacutesente Descartes Les esprits qui ne pourront reacutevoquer en doute leurs opinions sont

de deux sortes les arrogants qui se pensent laquo plus habiles qursquoils ne le sont raquo42 et laquo ceux

qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de

distinguer le vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre

instruits doivent bien plutocirct se contenter de suivre les opinions de ces autres qursquoen

chercher eux-mecircmes de meilleures raquo43

Pour reacutesoudre le paradoxe du modeste qui se deacutegage dans cet extrait la solution la

plus commode consiste agrave dire que ce texte nrsquoentre nullement en contradiction avec lrsquoideacutee

drsquoun partage eacutegal du laquo bon sens raquo attendu qursquoil faut distinguer la capaciteacute de deacutecouvrir le

vrai qui suppose un esprit hors du commun et la simple puissance de le reconnaicirctre quand

il se pose sous le regard44 Le seul aspect qui reste dans lrsquoombre est degraves lors la possibiliteacute

mecircme de lrsquoexistence du modeste en tant qursquoil se soustrait agrave lrsquouniverselle autosatisfaction

qursquoa chacun de son bon sens Le modeste est en fait celui qui condamne son jugement par

le peu drsquoestime qursquoil a de son esprit ou de quelque faculteacute de celui-ci Autrement dit

laquo lrsquoineacutegaliteacute des esprits empecirccherait certains hommes de croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons raquo45

qui est pourtant formellement attesteacutee dans la thegravese (ou la postulat cf infra) de lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique En porte-agrave-faux avec lrsquoEntretien avec Burman le modeste srsquoil est vraiment

deacutefiant agrave lrsquoeacutegard des capaciteacutes de son esprit ne tombe pas dans cette autosatisfaction sur

laquelle srsquoouvrait la Discours

Si les interpregravetes meacutediants pensent que la meacutethode laquo atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute des esprits raquo

sans pour autant pouvoir laquo faire drsquoun esprit quelconque un inventeur raquo46 il faut srsquoempresser

drsquoajouter (pour ecirctre agrave la hauteur du paradoxe du modeste) que ce nrsquoest pas en vertu drsquoun

quelconque caractegravere deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits mais parce que laquo lrsquohomme ordinaire

est susceptible drsquointerpreacuteter comme deacutecisive raquo cette ineacutegaliteacute47 Il ne suffit pas comme les

dire Je ne comprends pas instruis-moi raquo (Ibid p117)42 Discours II AT-VI-15 l18 laquo Habiles raquo signifie ici qui a de lrsquoesprit de la science (Gilson Ibid p176)43 Discours II AT-VI-15 l25-3144 Eacutetienne Gilson op cit p176-177 Pour les seconds ils sont seulement laquo capable de reconnaicirctre le vrai

lorsqursquoon le leur montre raquo45 Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique raquo art cit p9246 Eacutetienne Gilson Ibid p176 qui cite une lettre drsquoAoucirct 1639 (AT-II-347) et la lettre au Pegravere Dinet (AT-VII-

579) Nous reviendrons sur la question de lrsquoefficaciteacute de la meacutethode dans la partie suivante47 Louise Marcil-Lacoste Ibid p92 Autre formulation quelques lignes apregraves laquo Lrsquoobstacle agrave la meacutethode

RAISON 95

interpregravetes meacutediants agrave savoir Laporte ou Gilson drsquoaffirmer lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemologique en

droit ndash il faut aussi affirmer que nul eacutelitisme eacutepisteacutemologique nrsquoest susceptible de se glisser

dans la notion drsquoineacutegaliteacute des esprits si lrsquoon comprend que ce qui la rend probleacutematique

dans la recherche de la veacuteriteacute ce nrsquoest pas tant qursquoelle existe en fait mais que certains la

considegraverent insurmontable (les modestes) ou suffisante (pour les arrogants qui doteacutes de

meacutemoire ou drsquoimagination se reposent sur cette faculteacute et nrsquoexercent pas leur bon sens

avec une veacuteritable application)

Ceci eacutetant compris les premiers mots du Discours de la Meacutethode prennent un sens

plus fort encore crsquoest au fond plus envers les arrogants que Descartes se montre ironique

et cette maxime paraphraseacute de Montaigne peut reacutesonner comme un encouragement48 afin

que le modeste ne se persuade pas qursquoil a moins de raison qursquoil ne lui en faudrait Au

contraire la meacutethode portera sans doute plus de fruits laquo pour ceux qui ne marchent que fort

lentement raquo plutocirct que pour les arrogants qui quittent le laquo chemin commun raquo et srsquoeacutegarent

pour toujours49 Et le meilleur moyen de reacutealiser ce projet est de rendre accessible le savoir

comme se le propose le Discours en espeacuterant laquo qursquoil sera utile agrave quelques-uns sans ecirctre

nuisible agrave personne raquo50

Agrave cette fin et dans lrsquoesprit de Denissoff qui srsquoeacutetait permis une reacuteeacutecriture (dont nous

avons contesteacute le contenu mais pas lrsquoideacutee qui preacutesente une forme au fond assez salutaire

pour deacutelasser le lecteur et aiguiser la creacuteativiteacute de lrsquoauteur) nous proposons la suivante

paraphrase (inspireacutee par Queneau) de ces quelques lignes sur le laquo bon sens raquo avec pour

double but de rendre plus sensible le paradoxe du modeste et plus visibles les ideacutees brutes

de ce morceau de bravoure que notre interpreacutetation aura chercheacute agrave mettre en avant51

nrsquoest donc pas lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique crsquoest plutocirct lrsquoineacutegaliteacute des esprits qui empecirccherait certains hommesde croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons assurant lrsquouniversaliteacute de la meacutethode raquo

48 Cette notion sera tout agrave fait fondamentale dans la peacutedagogie carteacutesienne et srsquoattestera agrave de nombreusesreprises Cf infra tout notre chapitre 7

49 Cf Annexe 4 Cet optimisme du deacutebut du Discours (AT-VI-2 l15-16) qui prend alors tout son volumefait eacutecho avec lrsquoestime que porte la philosophie de Descartes aux figures simples du paysan ou delrsquohonnecircte homme non sans un brin de rheacutetorique comme nous aurons lrsquooccasion de le constater dans lehuitiegraveme et dernier chapitre (laquo Personnages raquo)

50 Discours I AT VI 451 Nous espeacuterons par cette nouvelle reacuteeacutecriture avoir eacutegalement respecteacute lrsquoesprit de Raymond Queneau

Lequel nrsquoen manquait pas lorsqursquoil disait laquo Oui Je traduis le Discours de la meacutethode en argot () Crsquoestun livrsquo de Descartes ougrave y a ce que crsquoest qursquola penseacutee et la maniegravere de srsquoen servir Seulement ccedila a eacuteteacute eacutecrity a longtemps les gens qursquoont pas beaucoup drsquoeacuteducation y peuvent plus comprendre crsquolangage Alors jelrsquomet agrave la moderne drsquofaccedilon que tout lrsquomonde comprenne () et puis jrsquoai supprimeacute des trucs sans queue nitecircte sur lrsquoacircme et sur Dieu qui nrsquotiennent pas drsquobout Dans lrsquoensembrsquo ccedila fait cinq agrave six pages quicommencent par ldquoLes gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoairrdquo () Crsquoest pas que jrsquosoye drsquoaccord avec cephilosophe [interrompu] raquo (Raymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de laPleacuteiade 2002 p1250 Parerga au Chiendant [Saturnin traduit le Discours de la meacutethode]) Le projet est

RAISON 96

laquo Les gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoair et au fond y a personne pour croireqursquoil le soit vraiment et pas mecircme le plus modeste Mecircme qursquoon a de bonnes raisonsde croire qursquoagrave ce sujet on est tous logeacutes agrave mecircme enseigne et que quand on comprendquelque chose on le comprend aussi bien que nrsquoimporte qui puisqursquoon est pas pluscon qursquoun autre et srsquoil y en a pour sembler plus imbeacuteciles crsquoest pas tant qursquoil lesoient mais qursquoils le sont devenus un peu par hasard Ccedila nrsquoempecircche qursquoils le sontpas deacutefinitivement et mecircme souvent un intellectuel assis va moins loin qursquoun conqui marche En somme il suffit drsquoavoir un peu confiance en soi raquo

Au terme de cette lecture il faudrait se demander pourquoi au fond ne voudrions-

nous pas prendre au seacuterieux lrsquohypothegravese selon laquelle le sentiment subjectif de lrsquoeacutegaliteacute

fait signe de faccedilon deacutefinitive et convaincante vers lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle Thomas Hobbes dans

un contexte fort similaire reacutepondait par lrsquoaffirmative agrave cette question donnant plus de

poids encore agrave ce qui chez Descartes nrsquoeacutetait encore qursquoun timoreacute laquo teacutemoignage raquo (cf supra

note 9) celui-ci laquo prouve lrsquoeacutegaliteacute des hommes sur ce point plutocirct que leur ineacutegaliteacute Car

drsquoordinaire il nrsquoy a pas de meilleur signe drsquoune distribution eacutegale de quoi que ce soit que

le fait que chacun soit satisfait de sa part raquo52 Ironie

Il ne reste plus degraves lors pour nous qursquoagrave nous interroger sur le statut preacutecis de

lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique chez Descartes autrement dit le statut de cette thegravese selon laquelle le

bon sens est la chose au monde la mieux partageacutee Plusieurs hypothegraveses sont agrave envisager

srsquoagit-il (1) drsquoun principe (2) drsquoune opinion communeacutement partageacutee et reprise par le

philosophe Eacutedouard Mehl remarque judicieusement la laquo prudence raquo de Descartes qui ne

semble jamais preacutesenter cette thegravese avec la deacutefeacuterence que devrait avoir un principe (les

querelles interpreacutetatives dont on vient de faire eacutetat le prouvent drsquoailleurs) crsquoest pourquoi il

vaut mieux selon lui parler drsquoune laquo opinion commune que la philosophie partage avec le

sens commun raquo une laquo communis sententia philosophorum raquo53

On voudrait cependant plutocirct envisager cette laquo thegravese raquo comme (3) un postulat

pratique dont la vocation est agrave la fois morale (cf supra chapitre 4) et peacutedagogico-politique

(cf infra chapitre 7 et conclusion) Lrsquointeacuterecirct drsquoune telle approche crsquoest qursquoelle permettrait

eacuteminemment carteacutesien52 Thomas Hobbes Le Leacuteviathan Partie I chapitre 13 1651 Dalloz 1999 p12253 De Methodo I AT-VI-540541 et Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes

op cit p43

RAISON 97

agrave la fois de rendre compte de la prudence de Descartes et de ses preacutecautions lorsqursquoil

avance la nouvelle thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique ndash en mecircme temps que de son caractegravere

dynamique qui a pour vocation peacutedagogique de rassurer le modeste quand agrave ses capaciteacutes

comme on va srsquoen rendre compte dans lrsquoinstant

PEacuteDAGOGIE 98

6) PEacuteDAGOGIE

laquo Lrsquoadmiration paraicirct agrave Descartes la passion fondamentaleen ce qursquoelle fut en sa vie la premiegravere raquondash Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique delrsquohomme chez Descartes 1950

En des temps baroques ougrave lrsquoillusion produite par les artifices les plus merveilleux

eacutetait une distraction particuliegraverement priseacutee Descartes utilise lrsquoadmiration susciteacutee par lrsquoart

des hommes comme un pivot eacuteducatif fondamental une motivation pour apprendre certes

mais aussi un obstacle agrave la science Crsquoest de cette dialectique dont il va ecirctre question dans

ce chapitre et de son reacutesultat agrave savoir la laquo purification de lrsquoadmiration raquo et sa laquo valeur

peacutedagogique raquo1 en particulier agrave lrsquoendroit du sens commun

En position drsquoenseignant dans le dialogue inacheveacute La Recherche de la Veacuteriteacute par

la Lumiegravere Naturelle Eudoxe-Descartes fixe en quelques lignes tout un programme

eacuteducatif que nous allons chercher agrave reconstituer mettre en branle lrsquoesprit en lrsquoeacuteveillant par

lrsquoadmiration deacute-couvrir les secrets de la nature et de lrsquoartifice en deacutevoiler la simpliciteacute et

de ce fait mettre fin agrave lrsquoadmiration2 Comme dans le chapitre preacuteceacutedent sur le laquo bon sens raquo

une mecircme reacutesistance semble cependant srsquoopposer agrave ce projet peacutedagogique savoir cette

modestie que lrsquoon avait deacutejagrave rencontreacutee et qui srsquoeacutetait poseacutee avec lrsquoarrogance comme

principale responsable de lrsquoaspect deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des intelligences ndash les modestes en

effet autrement dit ceux qui laquo bien qursquoils aient le sens commun assez bon nrsquoont pas

toutefois grande opinion de leur suffisance raquo sont plus porteacutes agrave lrsquoadmiration que les autres3

1 Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes 1971 Vrin 2013 2 p87 Dans une note GeneviegraveveRodis-Lewis remarque sur ces questions le deacuteplacement de la probleacutematique carteacutesienne par rapport agrave sespreacutedeacutecesseurs Si laquo lrsquoenseignement de lrsquohumanisme chreacutetien cultivait lrsquoadmiration raquo crsquoeacutetait sans doutetrop systeacutematiquement pour invoquer les laquo miracles de la nature raquo (Ibid p512)

2 laquo () vous ayant fait admirer les plus puissantes machines les plus rares automates les plus apparentesvisions et les plus subtiles impostures que lrsquoartifice puisse inventer je vous en deacutecouvrirai les secrets quiseront si simples et si innocents que vous aurez sujet de nrsquoadmirer plus rien du tout des œuvres de nosmains raquo AT-X-505

3 Passions de lrsquoAcircme art 77 AT-XI-386 (nous soulignons) Dans son eacutedition (Vrin 1994) GeneviegraveveRodis-Lewis note tregraves justement que Descartes emploit le terme laquo sens commun raquo dans son usage non-technique mais laquo simplement [comme] synonyme de bon sens raquo On ne peut sur ce point que lui donnerraison ndash contre le jugement erroneacute de Jean-Robert Armogathe qui citant cet article eacutecrit laquo Notons enfinque le sens commun dans lrsquoacception scolastique de cette expression figure encore dans les Passions delrsquoAcircme raquo in laquo Les sens inventaires meacutedivaux et theacuteorie carteacutesienne raquo Descartes et le moyen-acircge Actesdu Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p183 Lrsquoexpression technique dulaquo sens commun raquo est peut ecirctre sous-entendue dans certains passages des Passions (comme lrsquoindiquelrsquoInex de Gilson p263) mais nrsquoapparaicirct pas textuellement On lrsquoa drsquoailleurs vu avec Jean-Marie Beyssadelaquo lrsquoexpression de sens commun () a disparu raquo des Passions (laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le

PEacuteDAGOGIE 99

Nous chercherons agrave comprendre les raisons pour lesquelles par le biais drsquoun

promotion de la simpliciteacute4 la peacutedagogie carteacutesienne srsquoadresse tout particuliegraverement au

sens commun qursquoelle cherche agrave eacutemanciper agrave la fois de lrsquoadmiration et de la modestie (qui

font systegraveme dans lrsquoarticle 77 des Passions) en lui donnant de lrsquoassurance et une meacutethode

pour srsquoeacutelever dans les sciences Nous verrons que cette peacutedagogie (seulement suggeacutereacutee par

Descartes) en prenant appui agrave la fois sur les ineacutegaliteacutes entre les esprits et sur lrsquouniverselle

reacutepartition du bon sens donne des solutions originales et optimistes agrave des problegravemes

contemporains de philosophie de lrsquoeacuteducation

Crsquoest la raison pour laquelle eacutetudiant la philosophie avec Descartes nous sommes

aussi confronteacute agrave laquo quelque chose de tregraves populaire et de tregraves naiumlf raquo les meacuteditations

philosophiques carteacutesiennes sont en elle-mecircmes une application de sa peacutedagogie qui donne

de lrsquoassurance au sens commun laquo ce qui les recommande beaucoup aux deacutebutants dans les

eacutetudes philosophiques il y procegravede avec une simpliciteacute enfantine () raquo5 Ce qui ne signifie

pas que tout chez Descartes soit facile il y a cependant une revendication de simpliciteacute

dont on a voulu deacutegager ici les enjeux

sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie

On ne trouve pas dans la litteacuterature secondaire drsquoeacutetudes attacheacutees exclusivement agrave

reconstruire meacutethodiquement la peacutedagogie carteacutesienne Cela tient sans doute agrave laquo la

discreacutetion de Descartes en la matiegravere raquo et agrave la difficulteacute de penser laquo lrsquoideacutee carteacutesienne drsquoune

eacuteducation accomplie raquo6 ndash et cependant il faut constater qursquoil se trouve en son œuvre de tregraves

nombreuses indications Notre propos nrsquoest cependant pas de reacutepondre agrave cette question

mais drsquoesquisser un aperccedilu de cette peacutedagogie sous lrsquoangle de ce qui nous preacuteoccupe agrave

savoir le rapport de la philosophie de Descartes avec le sens commun

corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 96e Anneacutee No 4 octobre-deacutecembre1991 p498 raquo) et il serait donc faux drsquoaffirmer comme le fait Geneviegravere Rodis-Lewis par ailleurs quelaquo cette notion () se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre de Descartes p474)

4 Sur cette question cf Gilles Deleuze (Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p174) laquo cette notionde facile empoisonne tout le carteacutesianisme raquo Cf eacutegalement infra chapitre 8

5 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne trad P GarnironVrin 1985 p1389 Lrsquoexpression toute exageacutereacutee qursquoelle est nrsquoen garde pas moins une certaine veacuteriteacute

6 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo Bulletin de la Socieacuteteacute Franccedilaise dePhilosophie Avril-Juin 1998 p2

PEacuteDAGOGIE 100

Srsquoil fallait dans la ligneacutee de Montaigne deacutegager ce qui est au centre de la peacutedagogie

carteacutesienne il ne fait aucun doute que ce serait plus agrave former le jugement de lrsquoeacutelegraveve agrave

distinguer le vrai drsquoavec le faux qursquoagrave tout autre chose que srsquoappliquerait cette eacuteducation7

Descartes affirme par ailleurs que ce jugement doit se former avant tout au contact des

choses les plus simples et qursquoil ne faut pas laquo faire commencer les eacutetudes par lrsquoexamen des

choses difficiles (studiorum initia non esse facienda a rerum difficilium investigatione) raquo

mais au contraire exercer son esprit agrave lrsquoexamen des activiteacute laquo futiles raquo quoi qursquoordonneacutees

et simples comme la broderie ou la tapisserie8

Lrsquousage peacutedagogique de ces exemples artisanaux comme le recourt aux jeux dans

lrsquoapprentissage de lrsquoarithmeacutetique a un but preacutecis donner agrave chacun une certaine confiance

dans ses capaciteacutes autrement dit faire en sorte que tout le monde laquo se persuade fermement

(firmiter sibi persuadeat) que les sciences si cacheacutees soient-elles ne sont pas agrave deacuteduire de

choses grandes et obscures mais seulement de choses faciles et des plus obvies (ex

facilibus tantum et magis obviis) raquo9 Nous faisons donc lrsquohypothegravese qursquoen matiegravere

drsquoeacuteducation Descartes est preacuteoccupeacute par ces esprits modestes qui comme nous lrsquoavons vu

avant nrsquoont pas une grande suffisance de leur sens commun

Lrsquoenseignement carteacutesien aurait donc deux espegraveces drsquoobjectifs (1) amener lrsquoeacutelegraveve

agrave avoir plus drsquoestime pour sa suffisance (autrement dit plus de confiance dans ses

capaciteacutes) et pour cela (2) faire en sorte que celui-ci soit laquo convenablement aideacute raquo10 ndash ce

qui devra ecirctre le rocircle du professeur Ce que signifie laquo convenablement aideacute raquo est ici crucial

et ne saurait ecirctre reacutesolu tant que nrsquoest pas laquo reacutesolu le problegraveme de la peacutedagogie raquo11 Mais ce

7 laquo Le but des eacutetudes (studiorum finis) doit ecirctre de diriger lrsquoesprit (ingenii) pour qursquoil porte des jugementssolides et vrais sur tout ce qui se preacutesente raquo (Regravegle I AT-X-359) Nous consideacutererons par la suite que lesRegravegles pour la direction de lrsquoesprit constituent un bon point drsquoentreacutee dans la probleacutematique de lalaquo peacutedagogie raquo carteacutesienne Pour un aperccedilu plus complet les deux autres textes fondamentaux se trouventecirctre (1) la Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle (2) les secondes Reacuteponses

8 Regravegle VI AT-X-384 et Regravegle X AT-X-404 Ces activiteacutes aiguisent lrsquoimagination le rocircle de cette derniegraveredans la connaissance fera lrsquoobjet drsquoune critique radicale dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques si bien quelrsquoon a pu parler drsquoune laquo eacuteclipse de lrsquoimagination raquo dans lrsquoœuvre de Descartes (Denis L Sepperlaquo Descartes and the Eclipse of Imagination 1618-1630 raquo Journal of the History of Philosophy Volume27 Number 3 July 1989) Crsquoest que la meacutetaphysique demande de se deacutepartir de ses sens beaucoup plusradicalement que les sciences domaine dans lequel Descartes usera toujours drsquoanalogies et autres imagescenseacutees faciliter lrsquoapprentissage et la compreacutehension Degraves les Olympiques Descartes deacuteclarait que laquo laconnaissance humaine des choses naturelles ne se fait que par ressemblance avec celles qui tombent sousles sens raquo (AT-X-218219)

9 Regravegle IX AT-X-402 (nous soulignons)10 Denis Kambouchner Ibid p25 citant agrave ce propos la laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes de la Philosophie

laquo il nrsquoy a presque point drsquoesprits si grossiers ni de si tardifs qursquoils ne fussent capables () drsquoacqueacuterirtoutes les plus hautes sciences srsquoils eacutetaient conduits comme il faut raquo (AT-IXB-12)

11 Ibidem

PEacuteDAGOGIE 101

problegraveme est en fait en partie reacutegleacute par Descartes qui nous donne des indications quand agrave

lrsquoaspect que lrsquoon pourrait appeler subjectif de lrsquoenseignement agrave savoir rassurer lrsquoeacutelegraveve sur

ses capaciteacutes en avanccedilant systeacutematiquement la simpliciteacute des sciences une bonne partie

de la peacutedagogie carteacutesienne consistera ainsi agrave laquo assurer ceux qui se deacutefient trop de leurs

forces raquo12

Pour le reste du point de vue objectif ecirctre aideacute convenablement doit certainement

signifier ndash en conformiteacute avec un axiome de la penseacutee de Descartes ndash qursquoil vaut mieux faire

en sorte de preacutesenter les choses agrave lrsquoeacutelegraveve de telle sorte qursquoil les saisisses comme srsquoil les

avait deacutecouvertes lui-mecircme (dans le cas ougrave ce dernier nrsquoaurait pas lrsquoesprit drsquoun inventeur)

Ainsi le texte classique des Secondes reacuteponses sur lrsquoanalyse et la synthegravese semble indiquer

qursquoil vaut mieux quand on cherche agrave professer quelque enseignement privileacutegier lrsquoanalyse

en sorte que lrsquoeacutelegraveve (ou le lecteur) laquo nrsquoentendra pas moins la chose ainsi deacutemontreacutee et ne

la rendra pas moins sienne que si lui-mecircme lrsquoavait inventeacutee raquo Crsquoest la laquo voie la plus

propre pour enseigner (vera et optima via est ad docendum) raquo13 elle a en effet ceci de

particuliegraverement important peacutedagogiquement qursquoelle rehausse le sentiment qursquoa lrsquoeacutelegraveve de

sa propre suffisance en lui faisant en quelque sorte se sentir lrsquoinventeur de ce qursquoon lui a

mis sous les yeux eacutevitant ainsi cette violence de lrsquoexposition syntheacutetique qui en

laquo [arrachant] le consentement (assensionem extorqueat) raquo meacutenage tregraves certainement moins

de place pour lrsquoestime de soi de lrsquoeacutelegraveve comme eacutecraseacute par ces grandes bacirctisses

geacuteomeacutetriques

Qui plus est la preacutesentation syntheacutetique en occultant dans un art du secret les traces

de la deacutecouverte risque de renforcer lrsquoadmiration pour des choses qui preacutesenteacutees

analytiquement paraicirctraient fort simples et ne risqueraient pas de paralyser le modeste au

fond enseigner veacuteritablement crsquoest laquo enseigner lrsquoart lui-mecircme raquo (crsquoest-agrave-dire la proceacutedure

de deacutecouverte de la veacuteriteacute aussi simple soit-elle) Du moins cela doit-il ecirctre le cas tant que

lrsquoeacutelegraveve est encore trop timide pour deacutecouvrir lui-mecircme le vrai14

On peut eacutegalement noter que Descartes dans un certain nombre de textes nrsquoimpute

pas tant la difficulteacute dont certains eacutelegraveves font lrsquoeacutepreuve agrave une insuffisance drsquoesprit

irreacutecupeacuterable de leur part mais bien plutocirct agrave une laquo incapaciteacute du professeur (Doctoris

12 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-1313 IInd Reacuteponses AT-IX-121 et AT-VII-15515614 Regravegle IV AT-X-376 Sur lrsquoeffet paralytique de lrsquoadmiration et son analyse psycho-physiologique

cf Passions de lrsquoAcircme art 73 laquo tout le corps demeure immobile comme une statue raquo et on ne peutacqueacuterir de lrsquoobjet laquo une plus particuliegravere connaissance raquo (AT-XI-383) Sur la finaliteacute de la peacutedagogiecarteacutesienne comme autonomie cf infra sect24

PEacuteDAGOGIE 102

imperitia) raquo15 agrave preacutesenter les choses dans le bon ordre en proportionnant lrsquoexposition de sa

matiegravere agrave lrsquointelligence commune qui va du plus simple au plus obscur cela prouve agrave

nouveau qursquoil est primordial de donner confiance agrave lrsquoeacutelegraveve pour faire en sorte que seul son

sens commun fonctionne librement sans ecirctre entraveacute par une meacutesestime de soi Un

professeur de philosophie srsquoil nrsquoa pas cette passion de lrsquoobscuriteacute dont le carteacutesianisme se

veut ecirctre le fossoyeur srsquoil veut se servir de laquo raisons qui sont tregraves eacutevidentes et intelligibles

agrave ceux qui ont seulement le sens commun raquo devra refuser les bizarreries de langage (crsquoest-

agrave-dire lrsquoemploi de laquo termes eacutetrangers raquo) et ce faisant pourra par ordre se satisfaire de

pouvoir donner la reacuteponse aux laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo16

La modestie doit donc ecirctre meacutenageacutee par la peacutedagogie selon Descartes et il ne faut

nullement y voir un hasard Crsquoest en effet que le modeste srsquoil se deacutefie de ses capaciteacutes

sera cependant beaucoup plus reacuteceptif agrave la veacuteriteacute que lrsquoarrogant qui parce qursquoil refuse la

simpliciteacute qursquoil trouve trop meacuteprisable passe agrave cocircteacute du savoir veacuteritable Chez Descartes la

mise en avant peacutedagogique de la simpliciteacute est indissociable drsquoune attaque contre ceux qui

se nourrissent drsquoobscuriteacute agrave en perdre la vue et la lumiegravere de leur raison naturelle17

Lrsquoavantage du modeste et la raison pour laquelle il est une cible privileacutegieacutee de la

peacutedagogie carteacutesienne crsquoest qursquoil nrsquoaura jamais de deacutegoucirct pour la simpliciteacute ndash au contraire

il en tirera des armes pour srsquoestimer drsquoavantage Puisqursquoil faut partir du simple et qursquoil ne

le rejette pas a priori il sera plus aiseacute de lrsquoeacutelever laquo par degreacutes raquo Poliandre dans le

dialogue posthume sur La recherche de la veacuteriteacute incarne ce personnage modeste qui nrsquoest

pas dans lrsquoautosatisfaction vis-agrave-vis de son bon sens18 et qui nrsquoayant que le sens commun

laquo est exempt de tout obstacle [crsquoest-agrave-dire au fond de toute preacutevention] agrave lrsquoapprentissage

de la meacutethode raquo carteacutesienne19

Ceux qui ont le sens commun et sont modeste sont Malebranche lrsquoa bien vu dans sa

reprise de la theacutematisation de lrsquoadmiration carteacutesienne laquo beaucoup plus propres agrave

lrsquoeacutetude raquo20 que les autres

15 Regravegle XVIII AT-X-46116 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-49917 Raison pour laquelle ces esprits se deacutetournent des sciences matheacutematiques laquo les plus faciles de toutes et

les plus claires raquo pour une laquo matiegravere obscure raquo quelle qursquoelle soit (Regravegle III AT-X-365366)18 Il considegravere qursquoil nrsquoa laquo qursquoun peu de bon sens (tantillum sanus sensus) raquo (AT-X-514 l23) Sur les

diffeacuterences entre la version latine et la version neacuteerlandaise sur ce point cf Annexe 219 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 agrave La recherche de la veacuteriteacute Puf 2013 p35220 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute V-VIII in Œuvres I Bibliothegraveque de la Pleacuteiade

p558 Sur lrsquohumiliteacute qursquoimplique lrsquoeacutetude cf eacutegalement laquo Nous voyons tous les jours des esprits qui netrouvent point de goucirct agrave lrsquoeacutetude rien ne leur paraicirct plus peacutenible que lrsquoapplication de lrsquoesprit raquo

PEacuteDAGOGIE 103

sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits

laquo La bonne instruction sert beaucoup pour corriger lesdeacutefauts de la naissance raquondash Reneacute Descartes Passions de lrsquoAcircme art161

La peacutedagogie carteacutesienne consistera tout entiegravere agrave ouvrir des laquo chemins simples et

faciles raquo de ceux que lrsquoon emprunte avec insouciance et quand on ne se laquo vante de rien raquo21

Cependant avant qursquoil suffise drsquoouvrir des chemins pour que les esprits libres et forts les

empruntent et deacutecouvrent drsquoeux-mecircmes le vrai il est neacutecessaire drsquoaccompagner un peu les

eacutelegraveves qui sont le moins susceptibles au deacutepart de parvenir drsquoeux-mecircmes agrave marcher

Nous nrsquoavons dans le chapitre preacuteceacutedent dit que peu de choses agrave propos de

lrsquoineacutegaliteacute des esprits ndash seulement qursquoil nous semblait drsquoapregraves les textes qursquoelle nrsquoeacutetait pas

deacutecisive au regard de lrsquoeacutegaliteacute des raisons et que si elle lrsquoeacutetait crsquoeacutetait seulement dans la

conviction subjective de son caractegravere indeacutepassable Il ne faut cependant pas affirmer trop

vite le primat de lrsquoeacutegaliteacute des raisons on risquerait de donner ainsi du creacutedit agrave une thegravese

qui fait de Descartes un penseur de lrsquounivociteacute radicale coupeacute de toutes les Diffeacuterences

reacuteelles qui devraient srsquoinscrire au cœur de toute penseacutee peacutedagogique seacuterieuse Un penseur

qui eacutecraserait les Diffeacuterences entre les enfants avec laquo le deacutesir de racheter le monde en

maniant les armes de la clarteacute lrsquoobjectiviteacute lrsquounivociteacute raquo22 Un penseur qui aurait bacirctit un

recircve(-devenu-cauchemard) ougrave la clarteacute et la distinction suffiraient agrave reacuteduire tous les

problegravemes drsquoeacuteducation mais au deacutetriment de la reacutealiteacute de lrsquoenfance et de lrsquoeacuteducation elle-

mecircme Un penseur Descartes dont le recircve serait venu laquo hanter la pratique et la theacuteorie de

lrsquoeacuteducation raquo en y instillant la laquo haine de lrsquoambiguiumlteacute et de la diffeacuterence raquo et au final laquo la

haine des enfants raquo23 En srsquoadressant uniquement agrave ce qui chez les enfants est susceptible

de saisir le clair et le distinct ndash crsquoest-agrave-dire leur laquo bon sens raquo ndash le carteacutesianisme serait

parvenu agrave une laquo vision inhumaine visant agrave rendre les enfants silencieux et eacuteliminant leur

vitaliteacute leur vivaciteacute leur diffeacuterence raquo24

21 Lettre au Pegravere Dinet traduit de AT-VII-579 par Clerselier (1661)22 David W Jardine laquo Awakening from Descartesrsquo nightmare On the love of ambiguity in

phenomenological approaches to education raquo Studies in Philosophy and Education Dordrecht 199010 3 p224 (notre traduction ainsi que dans les citations suivantes)

23 Ibid p22924 Ibidem Lrsquoauteur ajoute laquo We cannot live in Descartesrsquo dream for in education where we are constantly

and essentially faced with difference with renewal with change and with the full difficulty of conversingwith children raquo Il croit trouver chez Heidegger de meilleurs eacuteleacutements pour une theacuteorie de lrsquoeacuteducation il

PEacuteDAGOGIE 104

Ces thegraveses ne sont eacutevidemment pas du tout assimilables ni agrave lrsquoesprit ni agrave la lettre de

la philosophie de Descartes Et si une tendance lourde de notre contemporaneacuteiteacute est

drsquoassimiler lrsquoeacutegaliteacute agrave lrsquouniformiteacute le fait de tenir ensembles lrsquoeacutegaliteacute des raisons et

lrsquoineacutegaliteacute des esprits montre brillamment qursquoun autre discours est possible Car Descartes

srsquoil est un penseur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est aussi un penseur de lrsquoineacutegaliteacute des esprits

ndash crsquoest-agrave-dire de leur Diffeacuterence Crsquoest cette diffeacuterence sur ce fond commun de lrsquohumaniteacute

qursquoest le bon sens eacutegalement partageacute qui creacutee des profils intellectuels divers (qui se disent

ingenium chez Descartes) Or lrsquoingenium est laquo diffeacuterent selon les hommes () [et]

anthropologiquement deacutefini raquo25 Lrsquoespoir eacuteducatif est drsquolaquo [atteacutenuer] lrsquoineacutegaliteacute des

esprits raquo26 par la meacutethode qui consiste essentiellement agrave preacutesenter les choses par degreacute du

plus simple au plus compliqueacute La meacutethode propose la route la plus certaine et la plus

courte pour parvenir au vrai (le laquo droit chemin raquo dit le Discours27) et permettre ainsi agrave ceux

qui ont lrsquoesprit le plus lent drsquoarriver aussi agrave la fin des eacutetudes (finis studiorum) On a pu y

voir dans une version faible du laquo cauchemar raquo de Descartes une neacutegation de tout ce qui fait

la speacutecificiteacute de lrsquoenfant laquo le niveau les acquis les reacutesistances mecircme des eacutelegraveves [qui]

nrsquoont dans ces conditions pas agrave ecirctre pris en compte raquo28

La thegravese doit ecirctre nuanceacutee drsquoabord agrave cause de deacuteclarations expresses de Descartes

contre une certaine uniformiteacute de lrsquoenseignement justement en vertu de lrsquoineacutegaliteacute des

intelligences Au projet de Comenius drsquoune science universelle qui puisse ecirctre assimileacutee

par laquo les jeunes eacutecoliers () avant lrsquoacircge de vingt-quatre ans raquo Descartes reacutepond avec

nrsquoest pas certain qursquoil y parvienne avec beaucoup de preacutecision La reacutefeacuterence agrave Heidegger est en fait aussivague que celle agrave Descartes (mais si la clarteacute est bannie cela ne pose sans doute aucun problegraveme) Unarticle plus seacuterieux sur la peacutedagogie heideggeacuterienne permet de cerner plus nettement la distinction avecDescartes Sur la base de lrsquoaxiome drsquoune eacutegale reacutepartition du laquo bon sens raquo (Descartes) et du laquo don pour lapenseacutee raquo (Heidegger) laquo si Descartes reacuteclamait une meacutethode Heidegger exige du meacutetier autrement ditune habileteacute que lrsquoon ne peut acqueacuterir qursquoagrave srsquoexercer raquo (Christophe Perrin laquo Enseigneur et maicirctre Heidegger peacutedagogue raquo Revue philosophique de la France et de lrsquoeacutetranger 32009 Tome 134p343)Autrement dit Descartes nrsquoest pas un penseur du meacutetier drsquoenseignant Ce qui srsquoexplique selon nous assezbien par le fait que la viseacutee ultime des eacutetudes crsquoest preacutecisement de libeacuterer lrsquohomme de lrsquoenseignement

25 Œuvres complegravetes I eacutedition Bessayde-Kambouchner Gallimard-Tel 2016 p65726 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p84 Autre formulation du mecircme principe dans une note aux

Œuvres complegravetes I laquo la meacutethode en le dirigeant [lrsquoeacutelegraveve] ou le conduisant le cultive (lrsquoingenium) etlrsquoeacutelegraveve au maximum de sa capaciteacute raquo (Ibid p657)

27 Discours I AT-VI-2 cf Annexe 428 Pierre Kahn laquo La critique du ldquopeacutedagogismerdquo ou lrsquoinvention du discours de lrsquoautre raquo Les Sciences de

lrsquoeacuteducation - Pour lrsquoEgravere nouvelle 42006 Vol39 p91 Dans lrsquoactuelle laquo querelle scolaire raquo lrsquoauteursitue Descartes dans le camps des anti-peacutedagogues (citant par exemple Debray ou Peacutentildea-Ruiz) enreprenant la thegravese drsquoun laquo ordre non-peacutedagogique du vrai raquo (expression due agrave Brigitte Frelat-Kahn) dans lameacutethode carteacutesienne (du simple vers le complexe) dont la philosophie consisterait agrave substituer agrave lrsquoordredrsquoexposition peacutedagogie des questions un ordre gnoseacuteologique qui srsquoadresse agrave une intelligence logique (ouun bon sens) pure de toute deacutetermination anthropologique Il y a lagrave quelque chose drsquoun peu caricatural

PEacuteDAGOGIE 105

scepticisme par la dispariteacute des esprits29 Il ajoute que laquo sans avoir plus drsquoesprit que le

commun raquo on ne doit espeacuterer laquo rien faire drsquoextraordinaire touchant les sciences

humaines raquo30 Pour ceux qui ont lrsquoesprit dans la moyenne tant qursquoils nrsquoont pas lrsquoacircge

suffisant pour entreprendre de penser librement par eux-mecircmes il faudra qursquoils recourent agrave

des maicirctres laquo par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo31

Si en effet tout le monde est laquo capable de reconnaicirctre le vrai lorsqursquoon le [lui]

montrera raquo32 le rocircle des professeurs sera de deacutevoiler le vrai pour que les eacutelegraveves srsquohabituent

agrave le discerner et puissent un jour parvenir agrave le deacutecouvrir drsquoeux-mecircmes Crsquoest le but de la

meacutethode de donner agrave ces esprits plus lents un cap qui leur permettra drsquoinventer plus que

ceux qui pourvu drsquoun esprit supeacuterieur au commun risqueront de srsquoeacutegarer plus

facilement33 Pour cela il faudra simplement qursquoils aient atteint un acircge suffisant et que le

deacutefaut de leur esprit nrsquoait pas eacuteteacute entretenu par les preacutejugeacutes que lrsquoon accumule

geacuteneacuteralement pendant lrsquoenfance en admirant trop Cependant le fait de recourir agrave un maicirctre

sera toujours chez Descartes une libre reconnaissance de sa propre infeacuterioriteacute

intellectuelle autrement dit il ne suffit pas drsquoecirctre ignorant pour chercher un maicirctre il faut

encore que laquo ce soit [notre] perception qui [nous] enseigne [que nous sommes]

ignorants raquo34 Le recourt pour le modeste qui nrsquoa pas grande suffisance de son sens

commun agrave un maicirctre se fait donc naturellement Il est au final preacutefeacuterablement inteacuteresseacute

par lrsquoeacuteducation dans la mesure ougrave il a le sens commun comme le sens de ses deacutefauts

Ce qui rend la tacircche des professeurs difficiles pour ces modestes (qui repreacutesentent

manifestement la majoriteacute sans quoi Descartes ne srsquoy inteacuteresserait pas drsquoaussi pregraves) crsquoest

de devoir agrave la fois faire en sorte que les eacutelegraveves ne laquo srsquoaccoutument [pas] agrave lrsquoirreacuteflexion et

[ne] deacutesapprennent [pas] le bon sens (dediscrere bonam mentem) raquo35 tout en leur montrant

des veacuteriteacutes (puisqursquoils nrsquoont pas encore la force de les inventer drsquoeux-mecircmes) Pour cela

lrsquoenseignant doit tenir en mecircme temps deux strateacutegies (1) drsquoabord on lrsquoa vu dans le texte

des Secondes reacuteponses privileacutegier lrsquoexposition syntheacutetique qui sera toujours la plus propre

29 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-346 et Correspondance Gallimard-Tel VII-2 p43030 Ibidem (science humaines est employeacute ici par opposition aux donneacutees de la reacuteveacutelation accessibles mecircme

aux plus simples cf Annexe 2)31 Discours II AT-VI-15 32 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p177-17833 Discours I AT-VI-2 et Lettre au Pegravere Dinet ougrave Descartes se veut ecirctre lui-mecircme lrsquoexemple de lrsquoexcellence

de cette meacutethode pour les modestes (AT-VII-579) laquo ne me fiant pas trop agrave mon propre geacutenie jrsquoai suiviseulement des chemins simples et faciles car il ne faut pas srsquoeacutetonner si lrsquoon avance plus en les suivantque drsquoautres beaucoup plus ingeacutenieux en suivant des chemins difficiles et impeacuteneacutetrables raquo

34 Reacuteponse aux instances de Gassendi AT-IX-208 Agir autrement crsquoest agir laquo plutocirct en automates ou enbecirctes qursquoen hommes raquo

35 Ad Vœtium AT-VIIIB-43 l123-25

PEacuteDAGOGIE 106

agrave enseigner et agrave mettre lrsquoeacutelegraveve dans les meilleures dispositions pour devenir une inventeur

lui-mecircme crsquoest-agrave-dire srsquoeacutemanciper de lrsquoenseignant36 (2) eacutegalement faire en sorte de

laquo trouver un biais par le moyen duquel raquo le professeur puisse laquo dire la veacuteriteacute raquo tout en

meacutenageant lrsquoadmiration drsquoun chacun autrement dit en faisant en sorte de ne pas laquo choquer

les opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo37

La peacutedagogie de Descartes est donc bien une peacutedagogie pour ceux qui ont leur sens

commun et peu drsquoesprit ou seulement lrsquoesprit du commun (car pour les autres les

proleacutegomegravenes eacuteducatifs sont moins fondamentaux la laquo neacutecessiteacute drsquoune rupture raquo avec cette

laquo culture preacuteparatoire raquo se faisant ressentir plus vivement38) parce que ce sont laquo les esprits

droits et non preacutevenus en faveur des fausses doctrines raquo qui sont laquo de bons eacutelegraveves raquo39

ndash crsquoest-agrave-dire ceux dont le bon sens nrsquoa pas eacuteteacute corrompu et qui convenablement aideacutes

deviendront agrave leur tour des inventeurs

De tous ces eacuteleacutements qui constituent la penseacutee carteacutesienne en matiegravere drsquoeacuteducation

deux remarques sont agrave tirer qui permettent de dessiner agrave grand trait lrsquoideacutee de lrsquoeacutecole chez

Descartes En deux points elle sera remarquablement proche de ce que fut lrsquoenseignement

des jeacutesuites (1) une certaine forme de mixiteacute qui faisant vivre en commun laquo quantiteacute de

jeunes gens de tous les quartiers de la France raquo remplacera dans lrsquoeacutecole mecircme la fonction

eacuteducative que pouvait avoir dans le Discours de la Meacutethode le voyage40 (2) le fait de

promouvoir laquo lrsquoeacutegaliteacute raquo entre les enfants laquo en ne traitant guegravere drsquoautre faccedilon les plus

relevez que les moindres raquo proceacutedeacute qui aura deux vertus essentielles agrave savoir (a) drsquoune

part enlever les laquo deacutefauts raquo et la preacutevention de ceux qui eacuteleveacutes dans lrsquoaisance virent tous

leurs caprices exauceacutes et ce faisant ne sont plus attentifs agrave lrsquoenseignement et (b) drsquoautre

part laisser aux plus modestes la possibiliteacute en se persuadant de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon

sens de ne pas se deacutefier de leurs forces et ainsi progresser rapidement

36 Cet optimisme est semble-t-il venu peu agrave peu chez Descartes dans le sens drsquoune mise en avant de plusen plus radicale de lrsquoeffacement progressif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits devant lrsquoeacutegale reacutepartition du bonsens laquo lrsquoappreacuteciation carteacutesienne sur la possibiliteacute drsquoun deacutepassement de ces difficulteacutes de fait [lieacutees agravelrsquoineacutegaliteacute des intelligences] srsquoest probablement infleacutechie dans le sens drsquoun universalisme plus affirmeacuteau fil des anneacutees raquo (Denis Moreau laquo Lrsquoideacutee de la philosophie raquo in Lectures de Descartes op cit p38)

37 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-194 Cf supra sect1038 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p2139 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p47740 Il se fait ainsi en effet laquo un certain meacutelange drsquohumeurs par la conversation les uns des autres qui leur

apprend quasi la mecircme chose que srsquoils voyageaient raquo (Agrave le 12 septembre 1638 AT-II-378) Cettemixiteacute nrsquoeacutetait pas seulement chez les jeacutesuites geacuteographique mais aussi sociale (pour le collegravege de laFlegraveche ougrave se cocirctoyaient la noblesse drsquoeacutepeacutee la bourgeoisie et jusqursquoagrave certains enfants de laboureurs cfJean-Dominique Mellot Lrsquoeacutedition Rouennaise et ses marcheacutes (vers 1600-vers 1730) DynamismeProvincial et Centralisme Parisien Meacutemoire de lrsquoEacutecole des Chartes 1998 p187)

PEacuteDAGOGIE 107

Ce grand optimisme de la peacutedagogie carteacutesienne ne pouvait ecirctre fondeacute que sur un

optimisme non moins caracteacuteriseacute concernant la nature humaine et qui srsquoexprime dans le

deacutebut du Discours de la meacutethode pourvu qursquoon le prenne au seacuterieux Ainsi on retrouvera

une ideacutee chegravere agrave Kant pour qui la nature laquo dans ce qui inteacuteresse tous les hommes sans

distinction ne peut ecirctre accuseacutee de distribuer partialement ses dons et que par rapport aux

fins essentielles de la nature humaine la plus haute philosophie ne peut pas conduire plus

loin que ne le fait la direction qursquoelle a confieacute au sens commun raquo41 Pour tout ce qui

concerne une seacuterie de problegravemes tailleacutes agrave mesure drsquoecirctres humains il est impensable que

tous ne soient pas en capables gracircce agrave ce que lrsquoon nomme le sens commun de parvenir agrave

reacutesourdre y compris les questions les plus difficiles

sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme

Il est neacutecessaire que le sens commun de lrsquoeacutelegraveve soit meneacute par le professeur il

srsquoagit seulement drsquoecirctre bien guideacute avec plus ou moins de laxisme Ainsi il est question

dans la Recherche de la veacuteriteacute dans un passage qui reacutesonne particuliegraverement avec la

laquo Lettre-Preacuteface raquo de parvenir aux choses les plus difficiles seulement agrave lrsquoaide de son

propre sens commun laquo pourvu que nous soyons bien conduits raquo42 Dans ce mecircme passage

la figure de lrsquoenseignant est preacuteciseacutee et des accents montaniens nuanceacutes reviennent srsquoil

srsquoagit certes drsquolaquo abandonner entiegraverement agrave [lui]-mecircme raquo celui qui nrsquoa que son sens

commun il faut cependant avoir drsquoabord laquo le soin de [le] conduire dans la route raquo quelque

peu43 Crsquoest tout le paradoxe de lrsquoeacuteducation carteacutesienne

Il est tregraves important en effet de noter que le but de lrsquoeacuteducation ne peut ecirctre chez

Descartes que drsquoeacutemanciper le jugement de lrsquoindividu agrave lrsquoeacutegard de ses maicirctres (comme

Descartes lui-mecircme lrsquoa fait) Drsquoougrave ce paradoxe qui est au fond celui de toute peacutedagogie

lrsquoeacuteducateur ne veut laquo enseigner agrave nrsquoapprendre que de soi-mecircme raquo44 Crsquoest pourquoi

lrsquoeacuteducateur doit laquo mettre en eacutevidence les veacuteritables richesses de nos acircmes ouvrant agrave un

41 Emmanuel Kant Critique de la raison pure Ak-III-53142 laquo () sanus sensus rite modo gubernatur raquo AT-X-52143 Ibid Cf Montaigne qui conseille agrave lrsquoenseignant dans un texte classique de la peacutedagogie humaniste de

laisser laquo trotter devant lui raquo son eacutelegraveve (Les Essais I 26 p150C)44 Albert Gajano laquo Enseigner et apprendre chez Descartes la connaissance des principes dans les Regulae

ad directionem ingenii et la Recherche de la veacuteriteacute raquo in Revue Philosophique de la France et delrsquoEacutetranger No 185 laquo XVIIe siegravecle Mersenne Descartes Pascal Spinoza raquo Avril-Juin 1995 p173

PEacuteDAGOGIE 108

chacun les moyens de trouver en soi-mecircme et sans rien emprunter drsquoautrui toute la

science qui lui est neacutecessaire agrave la conduite de sa vie raquo45 Comme dans le Meacutenon

lrsquoenseignant agrave proprement parler nrsquoapprend pas mais ouvre plutocirct agrave la recherche du vrai en

soi On peut donc laquo sans avoir eu de maicirctre raquo y parvenir46 bien que comme on lrsquoa vu une

culture preacuteparatoire semble absolument neacutecessaire il nrsquoen reste pas moins que la science

carteacutesienne se veut fondeacutee sur laquo des expeacuteriences communes et connues de tous raquo ces

choses laquo qursquoil est impossible drsquoapprendre () autrement que de soi-mecircme raquo mecircme

lorsqursquoon est laquo stupide raquo au plus haut point47 Drsquoaccord avec les anciens pour affirmer que

la science se fonde toujours sur une connaissance qui preacutecegravede Descartes fait reposer

lrsquoavancement de cette derniegravere sur des choses que laquo chacun expeacuterimente (experior) raquo48

crsquoest agrave partir des premiegraveres veacuteriteacutes tireacutees des laquo choses ordinaires raquo tregraves tangibles pour tout

le monde dont Descartes espegravere que chacun pourra tirer et laquo trouver raquo de laquo [lui-mecircme]

toutes les autres raquo49

Quand au rapport avec le Meacutenon il est tout agrave fait explicite chez Descartes et

revendiqueacute comme une arme pour le sens commun Eacutecrivant agrave Golius Descartes se feacutelicite

drsquoavoir pu enseigner agrave un certain Monsieur de Zuylichem quantiteacute de choses auxquelles ce

dernier ne connaissait rien avant si bien qursquoeacutevoquant la laquo meacutetempsychose et la

reacuteminiscence de Socrate raquo il affirme que si Monsieur de Zuylichem a compris ce dont il lrsquoa

entretenu crsquoest que laquo [ses] opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon

sens raquo qui se trouve tout entier dans cet auditeur La peacutedagogie carteacutesienne en se fondant

sur lrsquoinneacuteisme affirme donc la neacutecessiteacute de proposer des connaissances de bon sens qui

seront laquo si familiegraveres raquo agrave lrsquoeacutelegraveve (encore qursquoil nrsquoen ai jamais entendu parler) qursquoil ne fera

pas de difficulteacute agrave les tenir pour vraies50

45 Recherche AT-X-496 citeacute par Gajano agrave lrsquoappui de sa thegravese Ibid p17446 Meacutenon 85d trad A Croiset dans Platon Œuvres complegravetes t III v II Paris Belles Lettres 1984

Comme le note justement Gajano Descartes nrsquoa pu faire lrsquoeacuteconomie drsquoune discussion avec ce dialogueveacuteritable laquo lieu drsquoorigine du problegraveme de lrsquoenseignement et de lrsquoapprentissage rationnel raquo (Ibid p173)cf infra sur la lettre agrave Golius de 1635 et sect25

47 Albert Gajano Ibid p184-185 et Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 (Eudoxe)48 Cf deacutejagrave Aristote Seconds Analytiques 71a laquo Tout enseignement donneacute ou reccedilu par la voie du

raisonnement vient drsquoune connaissance preacuteexistante Cela est manifeste quel que soit lrsquoenseignementconsideacutereacute () raquo (trad Jules Tricot) et Recherche AT-X-524

49 AT-X-503 (Eudoxe) Dans son eacutedition Emmanuel Faye note laquo [Eudoxe] ne preacutetend pas tout savoir nitout divulguer mais il veut rendre Poliandre [autrement dit le sens commun] capable comme lui-mecircmede deacutecouvrir toute veacuteriteacute donc il voudra srsquoenqueacuterir raquo (Livre de Poche 2010 p80)

50 Agrave Golius le 16 avril 1635 AT-I-315 Sur le rapport entre bon sens et inneacuteisme cf supra sect17

PEacuteDAGOGIE 109

Lrsquoexperior est donc ce qui permet agrave Descartes drsquoeacutemanciper lrsquohomme ordinaire de

tout maicirctre faisant en sorte qursquoil nrsquoait plus agrave suivre laquo aucun autre maicirctre que le sens

commun raquo51 comme cet individu qui dans le deacutesert par la seule force de son esprit (qursquoil

aura tout de mecircme suffisamment laquo bon raquo) parviendra agrave deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des

sciences52 Srsquoil y parvient dans la solitude la plus complegravete et sans culture preacuteparatoire tout

en nrsquoayant lrsquoesprit que laquo bon raquo on imagine que lrsquohomme qui nrsquoa pas plus drsquointelligence

que le commun se satisfera drsquoune eacuteducation moyenne avant de parvenir agrave utiliser ses

propres forces

Cependant pour reacutepondre agrave la critique drsquoun subjectivisme carteacutesien accordant trop

de confiance agrave lrsquoexperior et agrave la conscience claire et distincte qui risquerait drsquoapparaicirctre ici

il ne faut pas neacutegliger drsquoajouter que le jugement clair et distinct nrsquoest pas une preacuterogative

absolue de celui qui nrsquoaura rien appris dans les eacutecoles Au contraire tout lrsquoenseignement de

Descartes est tendu vers ce but qui consiste par la meacutethode laquo agrave parvenir agrave une position ougrave

ce qui est clair et distinct lrsquoest effectivement raquo53 Le but de cette meacutethode eacutetait on lrsquoa vu

drsquoecirctre precirct agrave juger veacuteritablement de tout en particulier de ce qui sera utile dans la vie

autrement dit il srsquoagit dans la ligneacutee de Montaigne de laquo juger sainement raquo drsquoecirctre laquo un

habilrsquohomme [plutocirct] qursquoun homme sccedilavant raquo que la trop longue freacutequentation des eacutetudes

porterait agrave lrsquoabrutissement54 Lrsquohonnecircte homme crsquoest preacutecisement celui qui nrsquoa ni trop lu

ni appris tout ce qui se fait dans lrsquoEacutecole et qui nrsquoa donc pas de laquo deacutefaut drsquoeacuteducation raquo

tout est donc dans la peacutedagogie carteacutesienne une question de proportion55

51 laquo () enim nullum alium magistrum sequatur praeligter sensum communem raquo Recherche AT-X-527(Eudoxe)

52 AT-X-506 Crsquoest un thegraveme classique dont la plus belle et complegravete expression se retrouve chez Ibn Tufayl(1100-1181) dans Hayy Ibn Yaqzan (Le Philosophe Autodidacte Mille et Une Nuits 1999) Sur ce trait dela philosophie de Descartes cf eacutegalement lrsquoexposeacute drsquoAlquieacute sur la laquo Deacutecouvert de lrsquoEcirctre raquo laquo toujoursDescartes se refuse agrave lrsquoideacutee que le contact drsquoautrui puisse lui ecirctre fructueux raquo et crsquoest agrave cela qursquoil tient cedeacutesir drsquoun savoir laquo qursquoil ne doive qursquoagrave lui seul raquo (Ferdinand Alquieacute Ibid p99) Si la premiegravereaffirmation est agrave nuancer la seconde en revanche est tregraves proche de la philosophie carteacutesienne delrsquoeacuteducation

53 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Lucket Puf 1989 p196 Sur la distinctionentre ce qui semble ecirctre clair et distinct et ce qui lrsquoest effectivement Frankfurt cite deux passagesimportants laquo il nrsquoappartient qursquoaux sages raquo de faire cette distinction (Septiegraveme reacuteponses AT-VII-462) ensuivant cette laquo meacutethode raquo qursquoil pense avoir laquo assez exactement enseigneacute raquo (Cinquiegraveme reacuteponses AT-VII-379) Frankfurt y voit problablement avec raison une reacutefeacuterence aux Regravegles pour la direction de lrsquoesprit

54 Michel de Montaigne Les Essais I 26 laquo De lrsquoinstitution des enfans raquo p158-A 150-A et 164-A Crsquoestun ideacuteal drsquoeacuteducation et drsquohumaniteacute dont on trouve des eacutechos jusque chez Pascal (Penseacutees diverses III ndashFragment ndeg 6 85 Lafuma sect647 Sellier sect532) laquo () honnecircte homme Cette qualiteacute universelle me plaicirctseule raquo Sur lrsquohonnecircte homme de Montaigne agrave Pascal cf Emmanuel Faye Philosophie et perfection delrsquohomme Vrin 1998 p274-280

55 Le mal est de passer laquo trop de temps raquo agrave eacutetudier et lrsquoideacuteal peacutedagogique est dans une laquo meacutedieacuteteacute raquo (DenisKambouchner Ibid p22 agrave propos de ces passages de la Recherche AT-X-495) La moyenne se trouveentre avoir laquo un tregraves grand naturel raquo ou bien recevoir les laquo instructions de quelque sage raquo (AT-X-495) lrsquohomme commun doit donc cultiver son naturel moyen par lrsquoinstruction Sur le rapport entre le bon sens

PEacuteDAGOGIE 110

Lrsquohonnecircte homme nrsquoest pas un ignorant un homme deacutepourvu de tout esprit et de

toute culture ne faisant reposer son salut eacutepisteacutemique que sur le seul bon sens qursquoil partage

agrave eacutegaliteacute avec tous les hommes ndash il nrsquoest pas non plus un de ceux qui connaicirct le grec

lrsquohistoire des Empires dans le deacutetail et toutes ces choses qui envahissent la meacutemoire et font

un peacutedant plutocirct qursquoun homme drsquoun veacuteritable bon sens56 Il a mucircri lrsquoeacuteducation qursquoil a reccedilu

il srsquoen est deacutetacheacute et en fait deacutesormais le meilleur usage dans la conduite de sa vie

La rheacutetorique de lrsquoeacutemancipation oppose donc le bon sens agrave la connaissance et son

accumulation laquo le meilleur crsquoest assureacutement de cultiver le bon sens comme tel crsquoest-agrave-

dire qursquoau lieu de travailler agrave augmenter ses connaissances il faut tacirccher drsquoaugmenter en

lrsquoesprit cette lumiegravere ldquopurerdquo raquo57 Conformeacutement agrave la conception carteacutesienne de la lumiegravere

naturelle il suffit de la posseacuteder entiegraverement pour parvenir agrave toutes les veacuteriteacutes et srsquoil est

peut ecirctre preacutefeacuterable de ne pas avoir de professeurs lorsque ceux-ci risquent de gacirccher notre

bon sens il nrsquoen demeure pas moins que Descartes en ayant lrsquoespoir que sa philosophie

soit enseigneacutee et remplace celle de lrsquoEacutecole srsquoimagine qursquoune eacuteducation qui cultive

seulement le bon usage de ce que la nature nous a donneacute pour parvenir au vrai est possible

Ainsi eacuteleveacute le sens commun est capable de parvenir agrave srsquoapproprier jusqursquoaux

deacutecouvertes les plus reacutecentes de lrsquoastronomie et laquo trouver de [lui-mecircme] avec un esprit

ordinaire raquo tout ce que Galileacutee et les plus laquo fins raquo connaissent du Ciel et de la Terre58 La

nouvelle vision du monde promue par la science contemporaine qui jusqursquoici laquo effraie les

consciences prisonniegraveres drsquoun amour possessif et drsquoune affectiviteacute anxieuse raquo59 peut ainsi

srsquoinstaller reacuteduisant lrsquoadmiration qui paralysait le deacuteveloppement du sens commun et le

plein exercice de ses forces propres Plus lrsquoadmiration diminuera plus lrsquoautosatisfaction de

deacutecouvrir toute sorte de veacuteriteacute le deacutelivrera enfin de la modestie jusqursquoagrave se deacuteboucher sur

et lrsquoinstruction nous ne pouvons omettre de mentionner ici le grand texte drsquoAuguste Comte le Discourssur lrsquoesprit positif Celui-ci poursuit lrsquoesprit peacutedagogique carteacutesien et en donne de multiples formulationsdont la plus claire est la suivante laquo En examinant sous un aspect plus intime et plus durable cetteinclination naturelle des intelligences populaires vers la saine philosophie on reconnaicirct aiseacutement qursquoelledoit toujours reacutesulter de la solidariteacute fondamentale qui drsquoapregraves nos explications anteacuterieures rattachedirectement le veacuteritable esprit philosophique au bon sens universel sa premiegravere source neacutecessaire ()[En] effet ce bon sens si justement preacuteconiseacute par Descartes et Bacon doit aujourdrsquohui se trouver plus puret plus eacutenergique chez les classes infeacuterieures en vertu mecircme de cet heureux deacutefaut de culture scolastiquequi les rend moins accessibles aux habitudes vagues ou sophistiques raquo (Auguste Comte Discours surlrsquoesprit positif sect63 Vrin 1995 p205-206)

56 Recherche AT-X-50357 Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes op cit p4358 Recherche AT-X-506 Cf chapitre 5 sur le rapport entre sciences et sens commun59 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p55

PEacuteDAGOGIE 111

un nouveau type de penseacutee la meacutetaphysique qui reacuteveacutelera laquo un Ecirctre devant lequel notre

admiration ne saurait cesser raquo60

Avant mecircme drsquoen arriver lagrave crsquoest dans cette immense fierteacute qursquoil y a agrave inventer par

soi mecircme que Descartes a toujours promu qursquoil faudra chercher la saveur propre de cette

peacutedagogie qui fait grandir le sens commun jusqursquoagrave le livrer agrave sa seule suffisance Le bon

professeur de matheacutematiques srsquoil a le sens de ce plaisir qursquoaura lrsquoeacutelegraveve agrave ainsi progresser

sera celui agrave qui il arrivera de dire agrave son auditeur comme Descartes agrave son lecteur laquo je ne

mrsquoarrecircte point agrave expliquer ceci plus en deacutetail agrave cause que je vous ocircterais le plaisir de

lrsquoapprendre de vous-mecircmes raquo61

60 Ferdinand Alquieacute Ibid p4361 Geacuteomeacutetrie I AT-VI-374 (nous soulignons) Cf Annexe 3 pour drsquoautres deacutetails sur la peacutedagogie

carteacutesienne

PERSONNAGES 112

8) PERSONNAGES

laquo () ils me prennent pour un idiot mais je suis un hommesenseacute et ces gens-lagrave ne srsquoen doutent pas raquo ndash Fiodor Dostoiumlevski LrsquoIdiot

Si une philosophie comme nous lrsquoavons vu est identifiable aux mots qursquoelle

emploie (cf supra sect3) elle lrsquoest aussi en partie au genre drsquohomme (ou de femme ) auquel

elle preacutetend srsquoadresser agrave travers lequel elle veut srsquoeacutenoncer preacutefeacuterentiellement et qursquoelle

valorise en lrsquoeacutelisant comme repreacutesentant de sa penseacutee A contrario elle en repousse

drsquoautres et srsquoidentifie reacuteciproquement contre eux

Prenons garde agrave ce que le laquo personnage conceptuel raquo tel que le theacuteorise Deleuze1

nrsquoeacutepuise pas toutes les possibiliteacutes drsquoune personnification philosophique Prenons garde

eacutegalement agrave ce que nous ne proposons pas ici une theacuteorie du personnage philosophique

nous nous contenterons seulement de deacutegager trois figures cleacutes du carteacutesianisme (le

paysan lrsquohonnecircte homme et lrsquoidiot) dans la mesure ougrave celles-ci expriment un aspect de ce

que nous cherchons agrave eacutelucider Ces personnages prennent place dans lrsquoassembleacutee du sens

commun et se preacutesentent comme porte-paroles fictifs donnant corps agrave la penseacutee

carteacutesienne du bon sens Utiliser des personnages crsquoest comme en un dialogue laquo [aider]

fort agrave faire valoir sa marchandise raquo philosophique2 Ainsi chez Descartes le paysan deacutefend

le droit des ignorants agrave disposer comme tout le monde du bon sens lrsquohonnecircte homme

repreacutesente ceux qui mecirclent le sens commun aux saines eacutetudes lrsquoidiot enfin qui nrsquoapparaicirct

pas agrave proprement parler dans le corpus carteacutesien incarne la supeacuterioriteacute morale et

eacutepisteacutemologique du penseur priveacute et de la raison naturelle sans preacutesupposeacutes

Prenons garde enfin agrave ne pas consideacuterer ces diffeacuterents aspects comme des

arguments philosophiques agrave part entiegravere ils ne constituent qursquoun deacuteplacement de notre

propos agrave des fins illustratives ndash ces personnages (en tant qursquoils repreacutesentent Descartes ougrave

son mis en avant par lui) reacutevegravelent quelque chose du rapport de notre auteur avec le sens

commun et apportent un point final agrave notre exploration de cette question comme en un

1 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie 1991 Les eacuteditions de Minuit 2005 2p63-85 Pour la pertinence deleuzienne de lrsquoanalyse de la penseacutee de Descartes en terme de laquo personnageconceptuel raquo en lien avec notre eacutelucidation du sens commun cf infra sect27

2 Agrave Mersenne le 11 octobre 1638 AT-II-380 agrave propos du Dialogo de Galileacutee

PERSONNAGES 113

reacutesumeacute Certes au theacuteacirctre les personnages sont preacutesenteacutes au deacutebut mais en proceacutedant de

cette maniegravere ceux-ci nrsquoauraient eu aucune consistance ndash crsquoest les deacuteveloppements

preacuteceacutedents qui nous lrsquoespeacuterons la leur donneront Crsquoest pourquoi nous terminons par eux

sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs

En 1947 le billet de 100 francs laquo Jeune paysan raquo eacutetait mis en circulation

remplaccedilant celui qui pendant quelques anneacutees avait eacuteteacute agrave lrsquoeffigie de Descartes Il nrsquoy a lagrave

eacutevidemment rien que de tregraves fortuit sauf agrave consideacuterer qursquoil se trouvait agrave la Banque de

France quelque fin lecteur de Baillet

Il y aurait en effet deacutecouvert une singuliegravere histoire celle drsquoun paysan laquo reccedilu au

nombre [des] amis raquo de Descartes laquo sans que la bassesse de sa condition le lui fit regarder

au-dessous de ceux du premier rang raquo Dirck Rembrantsz3 Et lrsquoon rencontre en effet dans

les œuvres de Descartes en certains lieux quelques allusions aux laquo paysans raquo et ce avant

mecircme la rencontre avec Dirck Rembrantsz qui ne fut pour Descartes qursquoune occasion de

deacutemontrer ce qursquoil avanccedilait au pegravere Mersenne des anneacutees plus tocirct agrave savoir la possibiliteacute

drsquoune laquo science par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la veacuteriteacute

des choses que ne font maintenant les philosophes raquo4 Car en effet Descartes ne srsquoest pas

contenteacute de recevoir Dirck Rembrantsz il lui a laquo communiqueacute sa Meacutethode pour rectifier

ses raisonnements raquo5 et lrsquoaider ainsi agrave devenir agrave son tour philosophe

Il ne faut eacutevidement pas confondre (1) ces situations peacutedagogiques ougrave il ne semble

pas que lrsquoinvocation carteacutesienne du paysan soit de lrsquoordre de lrsquoironie mais procegravede au

contraire drsquoun grand seacuterieux fondeacute sur ses ideacutees peacutedagogiques notamment et (2) les

situations ougrave Descartes promeut le paysan contre le modegravele des peacutedants et des doctes

comme crsquoest le cas dans les Regulaelig Agrave propos des laquo natures simples raquo Descartes considegravere

en effet que leur connaissance est immeacutediate et que laquo jamais les paysans (rusticis)

3 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes II p555 Cet extrait est citeacute par AT en appendice agrave une lettrede 1648 () dans laquelle Descartes srsquointeacuteressant au sort du paysan demande agrave son correspondant lagracircce drsquoun homme coupable de meurtre Il se preacutesente lui mecircme comme laquo un homme qui ne freacutequente icique des paysans raquo (AT-V-262)

4 Agrave Mersenne le 20 novembre 1629 AT-I-81825 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Ibidem Sur le rapport entre peacutedagogie et sens commun cf

surpa sect22 en particulier

PERSONNAGES 114

nrsquoignorent raquo ces choses lagrave ougrave laquo les doctes ont coutume drsquoecirctre si subtils qursquoils trouvent le

moyen de srsquoaveugler raquo6 Crsquoest que les doctes non ceux qui ont eacutetudieacute mais ceux qui ont

trop eacutetudieacute perdent la lumiegravere naturelle que les paysans ont conserveacute7 Ces laquo paysans raquo

repreacutesentent moins une classe sociale qursquoun type philosophique celui qui incarne le sens

commun natif dans tout ce qursquoil a de poleacutemique et anti-eacutelitiste comme lrsquoeacutecrivait

Montaigne les lettreacute laquo semblent ecirctre ravaleacutes mecircme du sens commun raquo8 Peut-ecirctre faut-il

voir dans cette tradition qui a recours au paysan moins laquo lrsquohumour du philosophe raquo9 qursquoun

usage neacutegatif du sens commun comme garde-fou des extravagances philosophiques

ndash usage que lrsquoon retrouve eacutevidemment dans la philosophie du sens commun

En revanche lrsquoautre aspect du problegraveme nous invite agrave reconsideacuterer le jugement de

Gouhier selon lequel Descartes ne peut avoir laquo lrsquoillusion drsquoeacutecrire pour ldquoles paysansrdquo raquo10 En

un sens il serait absurde de dire le contraire et ce nrsquoest pas parce que le Discours est eacutecrit

en franccedilais qursquoil a pu ecirctre lu par les paysans Il faut cependant reconnaicirctre que ce faisant

Descartes voulait aller au-delagrave de la laquo classe supeacuterieure raquo et laquo quand il a deacutecideacute drsquoeacutecrire en

franccedilais il eacutetait reacutesolu agrave srsquoadresser aux gens ordinaires raquo11 Que Descartes ait eu une

volonteacute drsquoeacutelargir lrsquoaccessibiliteacute agrave son œuvre crsquoest indiscutable qursquoil considegravere que le

paysan puisse ecirctre un repreacutesentant possible (quoique fantasmeacute) de sa philosophie cela lrsquoest

eacutegalement Il faut cependant eacuteviter la meacuteprise qui consiste agrave confondre les deux le paysan

incarne le sens commun le plus naiumlf qui nrsquoest encore enrichi drsquoaucune deacutetermination (et en

particulier eacuteducative agrave lrsquoinverse de lrsquohonnecircte homme) et dont le rocircle srsquoil ne peut ecirctre

neacutegligeacute philosophiquement est avant tout neacutegatif crsquoest-agrave-dire poleacutemique

Ce qui aurait pu ecirctre eacutegalement le titre du Discours de la meacutethode est agrave cet eacutegard

6 laquo saeligpe literati tam ingeniosi esse solent ut invenerint modum caeligcutiendi etiam in illis quaelig per seevidentia sunt atque a rusticis nunquam ignorantur raquo (Regravegle XII AT-X-426)

7 Regravegle XIV AT-X-442 Cf eacutegalement sur la distinction entre eacutetudier et trop eacutetudier Denis Kambouchnerlaquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p23-24

8 Michel de Montaigne Les Essais p187A Il poursuit laquo Car le paysan et le cordonnier vous leur voyezaller simplement et naiumlvement leur train parlant de ce qursquoils savent ceux-ci [les lettreacutes] pour se vouloireacutelever et gendarmer de ce savoir qui nage en la superficie de leur cervelle vont srsquoembarrassant etempecirctrant sans cesse raquo

9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p79 Dans le passage qursquoil consacre auxpaysans Henri Gouhier confond les deux aspects que nous cherchons ici agrave distinguer

10 Henri Gouhier Ibid p79-8011 Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesien Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry

Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin 1988 p142Degraves lors le Discours est caracteacuteriseacute comme laquo un guide modeste pour une vie rationnelle et raisonnable agravelrsquousage des hommes ordinaires qui tout comme le philosophe ont assez drsquointelligence pour deacuteterminerleur propre vie mais qui en mecircme temps comprennent bien leurs limites naturelles raquo Autrement dit ilsrsquoagit drsquoun livre pour le sens commun cf supra chapitre 6 et 7

PERSONNAGES 115

explicite les matiegraveres y sont exposeacutees de telle sorte que laquo ceux mecircme qui nrsquoont point

eacutetudieacute les peuvent comprendre raquo12 ndash cependant entre nrsquoavoir pas eacutetudieacute et ne pas savoir lire

il y a une diffeacuterence

sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou

la querelle de la folie sous lrsquoangle du bon sens

On lrsquoa vu dans le latin de Descartes laquo bon sens raquo se dit sanus sensus et si comme

on a chercheacute agrave le montrer sa philosophie entretient des rapports privileacutegieacutes avec le sens

commun on peut faire lrsquohypothegravese qursquoelle srsquoinscrira en porte-agrave-faux avec tout ce qui est

in-senseacute autrement dit qursquoelle expulsera la folie hors de son horizon de penseacutee En ce

sens Foucault a raison de dire qursquoavec Descartes laquo la folie est exileacutee raquo13 ndash et il ne peut en

ecirctre autrement pour qui fait entiegraverement confiance agrave lrsquoexercice sain de la puissance

humaine raisonnable par excellence le laquo bon sens raquo

Un passage ceacutelegravebre lrsquoatteste Dans la gradation du doute meacutetaphysique Descartes

constate lrsquoinefficaciteacute de la mise en doute des sens qui est insuffisante lorsque les

conditions ideacuteales objectives sont reacuteunies ndash crsquoest-agrave-dire lorsque me trouvant aupregraves du feu

rien ne saurait me persuader que je ne le suis pas pas mecircme une deacutefiance qui affirmerait

que laquo les sens nous trompent quelquefois raquo14 Il faut donc approfondir le doute en portant

la suspicion sur le sujet percevant lui-mecircme (drsquoougrave lrsquohypothegravese de la folie puis du recircve) et

de la mecircme faccedilon que Descartes avait reacutepondu agrave lrsquohypothegravese des sens trompeurs par

lrsquoeacutevocation drsquoune situation perceptive ougrave les circonstances exteacuterieures seraient ideacuteales on

aurait pu srsquoattendre agrave ce qursquoil objecte agrave lrsquohypothegravese de la folie la mise en eacutevidence de

conditions inteacuterieures ideacuteales crsquoest-agrave-dire en envisageant laquo la possibiliteacute de distinguer

entre folie et bon sens raquo15 Cette possibiliteacute drsquoun partage est drsquoautant plus envisageable

12 Agrave Mersenne mars 1636 AT-I-339 On a eacutegalement noteacute que Descartes avait eacutecrit ce livre pour que laquo lesfemmes mecircme [y] pussent entendre quelque chose raquo (Au Pegravere Vatier 22 feacutevrier 1638 AT I 560) ce quiau fond est la laquo preuve ultime de son accessibiliteacute geacuteneacuterale raquo et inscrit de fait Descartes dans unelaquo longue tradition de sexisme philosophique raquo (Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques art cit p82)

13 Michel Foucault Histoire de la folie agrave lrsquoacircge classique Plon 1961 reacuteeacuted Gallimard 1972 p5814 Meacuteditation I AT-IX-1415 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Luquet Puf 1989 p54

PERSONNAGES 116

qursquoelle est inscrite dans le texte lui-mecircme ougrave les fous sont qualifieacutes drsquoinsanis16 autrement

dit ceux agrave qui il manque le bon sens ou la puissance de juger raisonnablement

Seulement cette distinction nrsquoayant pas lieu Frankfurt y voit un changement

tactique de la part de Descartes qui prend la forme drsquoune esquive laquo il se deacutebarrasse tout

drsquoun coup de la question raquo Neacuteanmoins si Descartes ne se preacuteoccupe pas des in-senseacutes ce

nrsquoest pas par une quelconque neacutegligence de sa part mais parce que le projet mecircme des

Meacuteditations Meacutetaphysiques suppose une mise agrave lrsquoeacutecart de la possibiliteacute de la folie laquo agrave

moins de se supposer sain drsquoesprit Descartes ne peut conduire la recherche agrave laquelle il

souhaite se consacrer raquo17 Cela ne signifie rien drsquoautre que ceci le bon sens est preacutesupposeacute

dans le projet mecircme des Meacuteditations et reacuteciproquement la folie est exclue de ce projet Et

si Descartes laquo laisse ouverte la question de son bon sens raquo il ne peut srsquoautoriser agrave le mettre

radicalement en question agrave moins que son entreprise eacutechoue avant que la tentative soit

meneacutee agrave son terme18 Le bon sens se confirmera de lui-mecircme en temps voulu avec la

validation de la raison preacutesupposeacute il nrsquoest pas selon Frankfurt preacutejugeacute

Certes il est indeacuteniable que lrsquoentreprise mecircme du doute a quelque chose de fou

crsquoest-agrave-dire drsquooffusquant pour le bon sens ndash justement parce que lrsquohomme de bon sens est

celui qui ne doute pas ou du moins jamais selon des modaliteacutes hyperboliques19 Crsquoest que

le bon sens du philosophe qui meacutedite ne peut ecirctre tout agrave fait celui du gentilhomme (pour

qui le bon sens se situe plus essentiellement sur le terrain pratique) et crsquoest pourquoi srsquoil

laquo peut sembler qursquoil y a de lrsquoextravagance agrave douter () toutefois il appartient au

philosophe de srsquoinquieacuteter de la possibiliteacute au cœur mecircme [des] eacutevidences drsquoune illusion

drsquoespegravece hallucinatoire raquo non pas en tant que la folie est consideacutereacutee pour elle-mecircme mais

comme laquo un opeacuterateur rheacutetorique raquo du doute20 Pour retrouver le bon sens apregraves ce deacutetour

aux confins du raisonnable (deacutetour qui cependant nrsquoest jamais hors de tout controcircle) il

faut faire lrsquoeacutepreuve de certaines situations extrecircmes hors de porteacutee du commun

Cependant nrsquoy a-t-il pas lieu sur la base de cette seacuteparation entre le philosophique

et le non-philosophique dans ce moment deacutecisif du doute meacutetaphysique ougrave la folie

16 Meditatio I AT-VII-18 l2617 Harry G Frankfurt Ibid p56 Autrement dit laquo la tacircche qursquoil se propose dans les Meacuteditations nrsquoest pas

de deacutecouvrir comment un fou peut trouver un fondement pour les sciences raquo On ne saurait ecirctre plus clair18 Ibidem Frankfurt peut donc dire plus tard laquo Descartes a rejeteacute de maniegravere peacuteremptoire tout doute

concernant son bon sens () jrsquoai admis la leacutegitimiteacute de cette proceacutedure raquo (Ibid p111)19 Qui par deacutefinition mettent en doute ce qui nrsquoa jamais eacuteteacute suspicieux pour laquo aucun homme de bon sens raquo

(Abreacutegeacute des Meacuteditations AT-IX-12) Le latin plus significatif sur le rapport entre bon sens et folie dit laquo de quibus nemo unquam sanœ mentis seria dubitavit raquo (AT-VII-16)

20 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes PUF 2005 p272-273

PERSONNAGES 117

intervient soudainement et ougrave une voix srsquooffusque (laquo mais quoi Ce sont des fous (sed

amentes sunt isti) raquo21) drsquoattribuer cette exclamation agrave un second sujet distinct du sujet

meacuteditant Crsquoest ce que fait Derrida au prix drsquoune seacuteparation entre deux formes du laquo bon

sens raquo celui philosophique qui sait se rapporter laquo au sans-fond du non-sens raquo (crsquoest-agrave-

dire agrave la folie) celui non-philosophique opprimant et qui laquo se deacutetermine trop vite raquo par

opposition au non-sens22

Il semble que Foucault dans sa reacuteponse de 1972 agrave Derrida a eacuteteacute sensible agrave ce qursquoil

faut bien nommer ici une nouvelle forme drsquoexclusion voire un certain meacutepris pour la

penseacutee non-philosophique rendue responsable drsquoexclure la folie comme par un geste naiumlf

de lrsquoordre de la laquo petite farce du paysan qui fait irruption () avec ses fous du village raquo23

En effet il est agrave noter que cette distinction des deux bon sens par Derrida ne va pas de soi

et que comme lrsquoa noteacute judicieusement Jean-Marie Beyssade en se reacutefeacuterant agrave un passage

parallegravele dans Le Recherche de la Veacuteriteacute laquo la complaisance raquo du bon sens philosophique

(qui est celui drsquoEudoxe) laquo agrave lrsquoeacutegard de lrsquohonnecircte Poliandre raquo (qui a le bon sens non-

philosophique selon le partage derridien) laquo nrsquoest pas parfaitement innocente raquo24

Indeacutependamment du fait que Jean-Marie Beyssade srsquoaccorde avec le point drsquoargumentation

majeur de Derrida (agrave savoir la continuiteacute entre la folie et lrsquohypothegravese du Malin Geacutenie) il

est notable qursquoil voit dans la distinction derridienne quelque chose drsquoeacuteminemment gecircnant

comme la complaisance agrave lrsquoeacutegard drsquoun raciste Et mecircme si le meacutetaphysicien ne doit pas

avoir de preacutejugeacute qui le preacutevienne contre la folie il est eacutevident (et le dialogue La recherche

de la veacuteriteacute tend agrave la prouver) qursquoil cherchera plus la compagnie de lrsquohonnecircte homme que

celle fou ndash et que dans une certaine mesure il preacutesume de son bon sens et de celui de son

lecteur sans du reste que cela lui pose le moindre problegraveme

LrsquoIdiot de Descartes dont il va ecirctre question par la suite sera justement agrave la fois

21 AT-IX-14 et AT-VII-1922 Jacques Derrida laquo Cogito et Histoire de la Folie raquo 1963 in Lrsquoeacutecriture et la diffeacuterence 1967 Point Seuil

p88 Ferdinand Alquieacute dans sa contribution agrave lrsquoanalyse de ce passage penche vers ce typedrsquointerpreacutetation en soulignant que la laquo folie raquo des Meacuteditations est deacutelire plutocirct qursquohallucination et que parconseacutequent un partage doit ecirctre fait entre philosophe et non-philosophe laquo Nul ne deviendrait philosophesrsquoil nrsquoeacutetait drsquoabord un peu fou raquo crsquoest-agrave-dire srsquoil se posait laquo des questions que les gens raisonnables ne seposent pas raquo (cf laquo Le philosophe et le fou raquo in Armogathe et Belgioioso Descartes Metafisico Interpretazioni del Novecento Rome Istituto dellrsquoenciclopedia Italiana 1994 p115)

23 Michel Foucault laquo Mon corps ce papier ce feu raquo 1972 repris dans Philosophie Anthologie Gallimard2004 p169

24 Jean-Marie Beyssade laquo Mais quoi ce sont des fous Sur un passage controverseacute de la PremiegravereMeacuteditation raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 78e Anneacutee No 3 (Juillet-Septembre 1973) p286Pour la complaisance drsquoEudoxe cf Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-511 laquo II est vrai que ce serait offenserun honnecircte homme que de lui dire qursquoil ne peut avoir plus de raison qursquoeux [les meacutelancoliques] raquo

PERSONNAGES 118

celui qui ne preacutejuge que de son bon sens et qui par ce seul preacutejugeacute se refuse agrave laisser la

folie planer sur son horizon sur ce point Foucault nous semble plus proche de Descartes

Cependant le questionnement de la folie dans lrsquohorizon meacutetaphysique est les

interpregravetes lrsquoont noteacute reacuteduit agrave ces quelques lignes qui mecircme si elles ont un aspect deacutecisif

en ce qursquoelles font signe vers un preacutesupposition du bon sens au cœur mecircme de lrsquoentreprise

carteacutesienne ne suffisent peut-ecirctre pas agrave caracteacuteriser lrsquoensemble de la philosophie

carteacutesienne En se reportant par ailleurs aux traiteacutes moins meacutetaphysiques ougrave la folie est

plus expresseacutement traiteacutee comme un deacuteregraveglement du corps les indications carteacutesiennes

iront dans le mecircme sens dans le partage du bon sens (ou de la prudence) et de la folie

Descartes laquo tendra agrave majorer la part de la prudence raquo dans le cours ordinaire des affaires

humaines ndash contrairement agrave un Montaigne par exemple25

sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues

Crsquoest avec raison qursquoon peut affirmer que lrsquoImage de la penseacutee sous-tendue par tout

le carteacutesianisme est laquo emprunteacutee agrave lrsquoeacuteleacutement pur du sens commun raquo26 et lrsquoerreur des

commentateurs qui voient dans les Meacuteditations (en particulier) une laquo reacutefutation de la

doctrine du sens commun raquo (M Gueroult) est de ne pas consideacuterer avec attention que si

cette philosophie nrsquoendosse que pas ou peu de laquo proposition[s] particuliegravere[s] du bon sens

ou du sens commun raquo elle nrsquoen reste pas moins dans laquo lrsquoeacuteleacutement raquo du sens commun27 Et

cet laquo eacuteleacutement raquo est justement celui drsquoune raison impermeacuteable agrave tout espegravece de

reconnaissance de la folie (ou de la becirctise ou de la meacutechanceteacute autrement dit de ce qui

nrsquoest pas sanus sensus cf supra sect26) comme possibiliteacute de la penseacutee ndash une penseacutee ougrave

lrsquohorizon de la folie est justement laquo exclu raquo Que Descartes ne conserve du sens commun

que peu de positions qursquoil le vide de son contenu cela nrsquoy fait rien il en garde la forme

Pour Deleuze le laquo personnage conceptuel raquo agrave mecircme de donner corps agrave cette forme

est lrsquoIdiot celui qui sans preacutesupposeacutes ni preacutejugeacutes se laisse seulement guider par la lumiegravere

naturelle personnage dont lrsquoorigine est agrave chercher chez Nicolas de Cues28 Seulement

25 Denis Kambouchner laquo Descartes un monde sans fous Des Meacuteditations Meacutetaphysiques au Traiteacute delrsquoHomme raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20102 ndeg 247 p211

26 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17227 Gilles Deleuze Ibid p17528 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p63 Il est agrave noter que deacutejagrave

PERSONNAGES 119

derriegravere cette absence de preacutejugeacute laissant un bon sens pur et agrave mecircme de parvenir agrave toutes

les veacuteriteacutes par lui-mecircme Deleuze deacutebusque une Image de la penseacutee qursquoil reacutecuse en cela

que ce qui fait la singulariteacute de toute penseacutee possible y est brideacute Il deacutenonce derriegravere

lrsquoillusion drsquoun commencement radical des preacutesupposeacutes populaires de nature agrave

compromettre lrsquoentreprise philosophique derriegravere la laquo coquetterie raquo du deacutetour

meacutetaphysique carteacutesien la philosophie laquo retrouve raquo le sens commun ndash ainsi elle ne peut

donner un nouveau deacutepart sur la table rase des preacutejugeacute que parceqursquoelle preacutejuge du sens

commun crsquoest-agrave-dire parceqursquoelle preacutesuppose cette bonne volonteacute de notre penseacutee coupleacutee

agrave une accessibiliteacute au vrai partageacutee entre tous29

Seulement srsquoil est certain que Deleuze nrsquoaurait pu choisir pour Descartes le

personnage conceptuel du Fou pourquoi lrsquoIdiot et pas lrsquoHonnecircte Homme Pourquoi

lrsquoIdiot qui justement est ambigueuml et double et agrave chaque instant peut devenir ce Fou que

Descartes a conjureacute30 Quel est le sens de ce personnage conceptuel pour la philosophie de

Descartes Pour reacutepondre seacuterieusement agrave cette question (ce qui nrsquoa jamais agrave notre

connaissance eacuteteacute fait dans les eacutetudes carteacutesiennes) il faut partir sur les traces de

lrsquohypothegravese deleuzienne agrave la recherche de ceux qui philosophent comme des Idiots

Il est clair que les caractegraveres essentiels de lrsquoIdiot de Descartes se trouvent deacutejagrave chez

Nicolas de Cues la mise en avant du laquo penseur priveacute raquo (le laiumlc que lrsquoon rencontre

eacutegalement chez Cherbury) contre le professeur public la confiance dans les forces

naturelles de lrsquoesprit la substitution de lrsquoinneacuteisme (chacun trouve en soi les veacuteriteacutes dont il

fait lrsquoexpeacuterience) agrave lrsquoenseignement des concepts par lrsquoautoriteacute Le dialogue de LrsquoIdiot sur

la sagesse procegravede agrave la mise en place de ce dispositif laquo un certain pauvre Idiot raquo srsquooppose

agrave un laquo tregraves riche orateur raquo31 il est laquo totalement ignorant raquo32 et srsquoil parvient agrave tenir tecircte agrave

lrsquohomme de lettres comme Eudoxe agrave Eacutepisteacutemon crsquoest que laquo le pouvoir de juger est

naturellement concreacutetiseacute avec lrsquoesprit raquo et qursquoainsi il peut laquo [juger] par lui-mecircme des

Henri Gouhier signalait cette parenteacute en se reacutefeacuterant (comme Deleuze) aux travaux de Maurice deGandillac sur Nicolas de Cues Henri Gouhier cependant parlait drsquoIngeacutenu plutocirct que drsquoIdiot (La penseacuteemeacutetaphysique op cit p78-80)

29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p176 et p171 Sur les laquo retrouvailles raquo de la philosophieet du sens commun en meacutetaphysique et en meacutetaphysique cf supra sect8 et sect14

30 Gilles Deleuze Qursquoest-ce que la philosophie Ibid p72 laquo lrsquoIdiot () aussi un Fou une sorte de fou raquo31 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia in Opera Omnia iusu et auctoritate academia litterarum

heidelbergensis Volumen V Hambourg 1933 p3 laquo convenit pauper quidam idiota ditissimumoratorem in foro Romano raquo

32 Ibid p5 laquo penitus ignorans raquo

PERSONNAGES 120

choses rationnelles raquo33 sans srsquoinquieacuteter le moins du monde de ce que peuvent en penser les

doctes On trouve drsquoailleurs lrsquoIdiot du cusain au deacutebut de ce mecircme dialogue occupeacute agrave

tailler des travaux manuels ndash agrave un homme qui lui preacutesente un philosophe il dit espeacuterer que

ce dernier ne laquo meacuteprisera point de [srsquo]occuper de lrsquoart de tailler des cuillegraveres raquo34

Ce dispositif incarneacute par le personnage conceptuel de lrsquoIdiot est selon Deleuze

redevable drsquoune laquo atmosphegravere chreacutetienne mais en reacuteaction contre lrsquoorganisation

ldquoscolastiquerdquo du christianisme contre lrsquoorganisation autoritaire de lrsquoEacuteglise raquo35 Et en effet

rien nrsquoest plus remarquable dans cette philosophie que lrsquoombre de lrsquoEacutepicirctre aux Corinthiens

qui confond la sagesse des doctes si les doctes ne sont pas sages (et si seuls les Idiots le

sont) crsquoest que la sagesse de ce monde est folle aux yeux de Dieu (1 Cor 319)36 Il ne

faut cependant pas voir dans cette reacutefeacuterence une condamnation pour toute sagesse ou

savoir humain possible mais seulement pour celui qui est tireacute des livres et qui bride

lrsquoesprit naturellement libre par lrsquoautoriteacute37 La seule vraie sagesse est celle qursquoun Idiot

peut deacutecouvrir par ses simples forces et la reacutefeacuterence agrave Paul de Tarse ne se situe pas

uniquement sur le plan du salut Si Descartes convient en effet que le chemin du ciel nrsquoest

laquo pas moins ouvert aux plus ignorants qursquoaux plus doctes raquo38 comme Nicolas de Cues il

inscrit eacutegalement le personnage de lrsquoIdiot sur le plan de la connaissance ndash avec sans doute

une theacutematisation encore plus explicite des pouvoirs inneacutes de lrsquoesprit

La figure de lrsquoIdiot inventeacutee par de Cues se preacutecise donc et trouve effectivement

dans la penseacutee de Descartes un nouveau souffle et peut-ecirctre un approfondissement laiumlque

encore plus certain La deacutefiance agrave lrsquoeacutegard drsquoune culture trop scolaire lrsquoinneacuteisme et ce qursquoil

implique pour la theacuteorie de lrsquoenseignement tout cela renforce ce qui fait le trait

caracteacuteristique de lrsquoIdiot lrsquoIdiot crsquoest le singulier mais aussi celui qui est solitaire et qui

laquo marche seul raquo39 sans se preacuteoccuper des laquo opinions contraires raquo comme doit le faire tout

homme qui cultive le sens commun40 Drsquoougrave cette revendication toute carteacutesienne de

33 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p119 laquo vis judicaria est menti naturaliter concreata per quamjudicat per se de rationibus raquo

34 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p4735 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie p63-6436 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia Ibid p3-4 laquo ldquoscientia huius mundirdquo in qua te ceteros praecellere

putas ldquostultitiardquo quaedam est ldquoapud deumrdquo et hinc ldquoinflatrdquo raquo Michel Foucault avait deacutejagrave inscrit le cusaindans lrsquohistoire de ces mots de Paul de Tarse (Histoire de la Folie op cit p42-44)

37 Ibidem p4 laquo Traxit te opinio auctoritatis ut sis quasi equus natura liber sed arte capistro alligatuspraesepi () raquo

38 Discours I AT-VI-839 Discours II AT-VI-1640 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-140141

PERSONNAGES 121

pouvoir laquo eacutecrire ingeacutenument raquo41 ce qui ne signifie certainement pas que Descartes retrouve

le laquo mythe de lrsquoIngeacutenu raquo puisque comme lrsquoa justement noteacute Gouhier la vision carteacutesienne

de lrsquoenfance ne peut meacutenager la possibiliteacute de voir dans celle-ci un ideacuteal agrave atteindre42 Crsquoest

donc bien le mythe de lrsquoIdiot qui se rejoue chez Descartes

Poursuivons sur le chemin traceacute par Deleuze LrsquoIdiot est donc un personnage

conceptuel ndash et comme tout personnage conceptuel il se deacuteplace sur un plan drsquoimmanence

traceacute par son philosophe et dans lequel il prend son sens Pour lrsquoIdiot carteacutesien il srsquoagit de

lrsquoimage classique de la penseacutee dont Deleuze voit une occurrence exemplaire chez notre

auteur Le plan drsquoimmanence donne une Image de la penseacutee crsquoest-agrave-dire aussi une Image

de ce que nrsquoest pas la penseacutee Pour Descartes le neacutegatif de la penseacutee sera lrsquoerreur laquo la

becirctise lrsquoamneacutesie lrsquoaphasie le deacutelire la folie raquo sont unifieacutes dans lrsquoerreur ndash elles

nrsquointeacuteresseront pas le penseur (comme nous lrsquoavons vu pour la folie qui nrsquoest qursquoune

figure rencontreacutee dans les Meacuteditations sur la recherche des erreurs possibles)43 Pourquoi

est-ce que lrsquoIdiot qui incarne le personnage-type de cette Image de la penseacutee est-il

preacutemuni de lrsquoerreur Parce que uniquement guideacute par les lumiegraveres de la raison naturelle et

du bon sens il ne peut pas se tromper Il se trompera drsquoautant moins qursquoil se deacutepouille de

tout ce qui excegravede le bon sens et ainsi sera drsquoautant laquo moins exposeacute aux erreurs lorsqursquoil

agit seul et par lui-mecircme que lorsqursquoil srsquoefforce anxieusement raquo de suivre ce qui lui est

exteacuterieur (regravegles artifices logique etc)44 LrsquoIdiot nrsquoa pas drsquoautre maicirctre que le sens

commun qui reacutevegravele agrave tout un chacun ce qursquoil doit savoir sous la forme drsquoun laquo tout le

monde sait raquo qui laquo oppose la bonne volonteacute agrave lrsquoentendement trop plein raquo45 ndash il y a

toujours nous lrsquoavons deacutejagrave vu (cf supra sect24) quelque chose qui srsquooppose dans le fait de

cultiver le bon sens pur au savoir Crsquoest en ce sens seulement que lrsquoIdiot a quelque chose

de subversif

Seulement son rapport agrave lrsquoautoriteacute scolaire est ambigueuml puisque selon Deleuze

Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutejugeacutes qursquoEacutepisteacutemon et le bon sens anti-scolaire finit toujours

41 Agrave Huygens 10 octobre 1642 citeacute par H Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p7942 Henri Gouhier La Penseacutee Meacutetaphysique de Descartes Ibid p8043 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p5744 laquo () sani sensus qui ubi solus per se agit erroribus minus est obnoxius raquo (Recherche de la Veacuteriteacute AT-

X-521)45 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p170 Ce laquo tout le monde sait raquo reacutesonne eacutevidemment

avec la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode qui constitue selon Deleuze une laquo veilleplaisanterie raquo dont laquo il se sert () pour eacuteriger une image de la penseacutee telle qursquoelle est en droit raquo et pas enfait (Ibid p172) Pour les interpreacutetations de cette phrase cf supra chapitre 6

PERSONNAGES 122

par retrouver quelque chose drsquoune fondamentale coercition46 Ce qui gegravene Deleuze crsquoest

que lrsquoon puisse preacutesupposer par exemple dans le Cogito ce que signifie penser ou ecirctre sur

un plan doxique (dont il considegravere que bon sens et sens commun laquo constituent les deux

moitieacutes raquo47) ou preacute-philosophique comme si lrsquoon y pensait naturellement Et en effet

Descartes fait appel agrave lrsquoexpeacuterience commune pour fonder des eacutevidences partageacutees entre

tous agrave partir desquelles deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des sciences on ne pourra pas faire

plus eacuteloigneacute de la penseacutee deleuzienne

sect28 Descartes en Russie devenu fou

LrsquoIdiot qui permet de rendre compte des liens entre la penseacutee carteacutesienne et le sens

commun nrsquoest cependant pas un personnage univoque Il refoule son double qui nrsquoest pas

lrsquoIdiot du sens commun mais lrsquoIdiot-Fou celui dont les Meacuteditations annihilegraverent la

possibiliteacute Crsquoest la raison pour laquelle les deux Idiots fregraveres ennemis doivent faire

lrsquoobjet drsquoune compreacutehension commune qui deacutevoile jusqursquoagrave quel point lrsquoIdiot du bon sens

diffegravere de (et refoule) lrsquoIdiot-Fou En reacutepondant agrave cette ultime question Mychkine lrsquoIdiot

de Dostoiumlevski est-il laquo Descartes en Russie devenu fou raquo48 on pourra (1) agrave la fois

comprendre ce qui fait la speacutecificiteacute de lrsquoIdiot carteacutesien (crsquoest-agrave-dire au fond son rapport

tout particulier au bon sens) en rendant compte du genre de laquo mutation raquo qui a pu donner

lieu agrave partir de lrsquoIdiot carteacutesien agrave la naissance drsquoune autre forme de philosophie

diameacutetralement opposeacutee et finalement (2) ce qui du projet carteacutesien et de son lien profond

avec le sens commun a eacuteteacute recouvert par cette nouvelle philosophie

46 laquo Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutesupposeacutes qursquoEacutepisteacutemon raquo (Gilles Deleuze Ibid p170) Ainsi le bon sensau fond laquo retrouve lrsquoEacutetat retrouve lrsquoEacuteglise retrouve toutes les valeurs [de son] temps () raquo (p177) Surla question de lrsquoorthodoxie cf supra sect8

47 Gilles Deleuze Ibid p175 Deleuze distingue laquo bon sens raquo et le laquo sens commun raquo comme lrsquoobjectif et lesubjectif une principe de reconnaissance de lrsquoobjet entre les hommes et drsquoidentiteacute de lrsquoobjet pour une seulet mecircme sujet (Deleuze cite agrave propos lrsquoeacutepisode du morceau de cire ougrave en effet Descartes suppose unlaquo sens commun raquo qui me permet de dire laquo crsquoest le mecircme que je vois que je touche etc raquo AT-IX-25 cfsupra sect6)

48 Deleuze et Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p64 Tout aussi bien il aurait pu ecirctrequestion de Bouvard et Peacutecuchet (deacutejagrave rencontreacutes auparavant) plutocirct que de Dostoiumlevski qui incarnent agraveleur faccedilon laquo lrsquoissue [crsquoest-agrave-dire la sortie] du Discours de la meacutethode raquo (Gilles Deleuze Diffeacuterence etReacutepeacutetition op cit p353-354) en refusant toute forme de becirctise Or selon Deleuze le Cogito en est unequi emprunte sa forme au sens commun deacutepasser cette becirctise crsquoest veacuteritablement commencer agrave penser

PERSONNAGES 123

(1) La base commune de lrsquoIdiot russe et de lrsquoIdiot carteacutesien crsquoest de srsquoopposer

comme le singulier au professeur public comme lrsquoignorant au docte comme celui qui veut

penser par lui-mecircme agrave celui qui pense sous lrsquoautoriteacute des autres Cependant lagrave ougrave avec la

pureteacute de son bon sens Poliandre ou Eudoxe eacutetaient agrave la recherche de laquo tant de choses qui

sont eacutevidemment agrave notre porteacutee raquo et qursquoils puissent comprendre par eux-mecircmes49 lrsquoIdiot

russe telle qursquoil a eacuteteacute theacutematiseacute par Chestov laquo ne veut pas du tout drsquoeacutevidences () il veut

lrsquoabsurde raquo50 Retrouvant lrsquoideacutee drsquoun bon sens comme misreacuteable dernier refuge de la

laquo raison humilieacutee et suppliante raquo incapable de tout deacutemontrer et ne pouvant qursquoaffirmer

gratuitement certaines choses sans avoir la capaciteacute de se deacutefendre jusqursquoau bout laquo les

armes et la force agrave la main raquo51 Chestov cherche agrave rejouer lrsquoopposition entre Pascal et

Descartes en faisant un deacutetour par la litteacuterature russe

Pascal et Dostoiumlevski contre Descartes ont en effet ceci de commun que laquo lrsquoun et

lrsquoautre perdent confiance en les veacuteriteacutes que nous apportent les connaissances objectives raquo

dans la mesure ougrave agrave la recherche drsquoeacutevidences rationnelles ils opposent lrsquoincompreacutehensible

lrsquoAbsurde et au fond la ruine de la Raison52 Et ce que remarque Chestov crsquoest qursquoil ne

fallait pour en venir agrave une telle philosophie (qui trouve selon Deleuze son incarnation dans

le personnage de lrsquoIdiot-fou) qursquoune simple transformation pratique du carteacutesianisme car

laquo en theacuteorie raquo la ruine de la raison eacutetait en germe chez Descartes lorsqursquoil fut proche

drsquoadmettre laquo que ce qui est eacutevidement impossible selon notre raison humaine [est] possible

agrave Dieu raquo53 ndash voilagrave qui constituait bien pour Chestov la porte drsquoentreacutee dans la philosophie de

lrsquoAbsurde Il suffisait donc que lrsquoIdiot du bon sens laquo perde la raison raquo pour que lrsquoIdiot-fou

regagne ce que le bon sens avait refouleacute lrsquoabsurde lrsquoincompreacutehensible lrsquoineacutevident ce

fond de non-sens54 Et un instant le sujet meacuteditant avait perdu la sens qui se trouvait au

deacutebut de la deuxiegraveme Meacuteditation laquo tellement surpris (turbatus sum) raquo par ses reacuteflexions

qursquoil se demandait comment sortir de ce doute dans lequel il eacutetait entreacute la veille55

49 Recherche AT-X-50050 Gilles Deleuze Ibidem Deleuze trouve donc chez Chestov cette opposition des deux Idiots il faut

oublier laquo le bon sens et le divin Platon et se [preacutecipiter] dans les bras de lrsquoAbsurde raquo (Leacuteon ChestovKierkegaard et la philosophie existentielle trad T Rageot et B Schloezert Vrin 2006 p101)

51 Blaise Pascal Fragment Vaniteacute ndeg38 eacuted Sellier sect85 Crsquoest la raison pour laquelle laquo le savoir megravenelrsquohomme ineacutevitablement agrave sa perte raquo (Leacuteon Chestov Ibid p24)

52 Leacuteon Chestov Lrsquo œuvre de Dostoiumlevski V 1937 in Cahiers de Radio-Paris ndeg 5 15 mai 193753 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p82 Qursquoavec la thegravese de la

transcendance divine le carteacutesianisme porte en son sein la ruine du rationalisme crsquoest ce qursquoaffirmaitaussi Cassirer (cf Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes op cit p491)

54 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p6455 Meacuteditation II AT-VII-23 et AT-IX-18

PERSONNAGES 124

Pour en sortir ce sujet deacutevoile le Cogito qui met un terme agrave ce laquo scandale raquo que

constituait la possibiliteacute que toute une seacuterie de choses ne fussent pas vraies pour laquo un ecirctre

supeacuterieur raquo56 Et face au doute drsquoEacutepisteacutemon qui objecte que lrsquoon pourrait ne pas entendre

ce que signifie penser ecirctre douter Eudoxe reacutepond que ces laquo choses () sont ainsi claires

et connues drsquoelle-mecircmes (simplicissima et clarissimaque sint) raquo qursquoil faut ecirctre aveugleacute par

lrsquoAutoriteacute de lrsquoEacutecole pour en disconvenir57 Autrement dit selon Deleuze Descartes

preacutejuge de ce que laquo tout le monde sait raquo58 agrave savoir de ce que signifie penser douter ecirctre

Ce preacutesupposeacute signifie qursquoil nrsquoexiste personne qui nrsquoait laquo un entendement faible

(tantilli ingenii) au point de ne pas avoir assez de lumiegravere pour connaicirctre suffisamment ce

qursquoest un doute ce qursquoest une penseacutee et ce qursquoest lrsquoexistence raquo59 LrsquoIdiot qui nrsquoa drsquoesprit

(ingenium) que le strict minimum et qui agrave proprement parler est stupide peut parvenir par

ses seules forces au Cogito Mieux encore crsquoest parce qursquoil est un Idiot qursquoil y parvient

une deacutefinition de lrsquohomme comme laquo animal raisonnable raquo nrsquoeacutetant entendue par personne

le Docte qui lrsquoaura appris dans les eacutecoles sera moins agrave mecircme de deacutecouvrir ce que lrsquoIdiot

aura saisi dans toute sa simpliciteacute60

Lrsquohomme de lrsquoEacutecole en effet quand il srsquoagit de comprendre ce qursquoil est srsquoenferme

dans un laquo labyrinthe dont nous ne pourrions jamais sortir (profecto in Labyrinthum e quo

egredi numquam possemus abriperemur) raquo61 fait de deacutefinitions et de subtiliteacutes

meacutetaphysiques Faire lrsquoIdiot cela revient donc agrave affirmer que laquo tout le monde sait ce que

signifie penser et ecirctre tandis que tout le monde ne sait pas (seul le savant sait) ce que

signifie un animal rationnel raquo62

56 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p8257 Recherche AT-X-524 et Carraud Olivo op cit p309 pour la traduction depuis le neacuteerlandais Pour laquo un

homme qui examine les choses en lui-mecircme raquo crsquoest-agrave-dire qui ne se situe pas dans lrsquoespace public de ladiscussion dans laquo une eacutecole ou une assembleacutee raquo (opposition du penseur priveacute et du penseur publicdrsquoinspiration cusaine) ces choses sont connues avec une grande simpliciteacute

58 laquo () un preacutesupposeacute subjectif ou implicite il a la forme du ldquotout le monde saitrdquo Tout le monde saitavant le concept et sur un mode preacutephilosophique tout le monde sait ce que signifie penser et ecirctre raquo(Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p170)

59 Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 et Carraud-Olivo p309 Emmanuel Faye dans sa traduction proposede traduire laquo il nrsquoa jamais existeacute quelqursquoun drsquoassez stupide pour avoir eu besoin drsquoapprendre ce que crsquoestque lrsquoexistence avant de pouvoir conclure et affirmer qui il est raquo

60 Recherche AT-X-515 Poliandre avec son sens commun peut laquo connaicirctre des veacuteriteacutes qursquoEacutepisteacutemon sisavant soit-il pourrait ignorer (veritasque quas quantumvis doctus Epistemon forsan ignorare potueritcohnoscendas nobis exhiberes) raquo

61 Recherche AT-X-515 et Carraud-Olivo op cit p28962 Isabelle Ginoux laquo Les types psycho-sociaux et le personnage conceptuel raquo in Gilles Deleuze eacuted

P Verstraeten et I Stengers Vrin 1998 p97

PERSONNAGES 125

Seulement le nouvel Idiot celui de Dostoiumlevski ou de la philosophie de lrsquoabsurde

sera au contraire celui qui laquo nrsquoarrive plus agrave savoir ce que tout le monde sait raquo63 il ne

partage en aucun cas les preacutejugeacutes du sens commun les preacutesupposeacutes de la philosophie du

bon sens et les valeurs de son temps Il est en tout heacuteteacuterodoxe et il ne srsquoen remettra jamais

aux eacutevidences car ce que recherche Dostoiumlevski au fond crsquoest laquo lrsquoinattendu le subit les

teacutenegravebres le caprice cela justement qui au point de vue du bon sens et de la science

nrsquoexiste pas ou nrsquoexiste que neacutegativement raquo64

(2) Ce qursquoa recouvert une certaine philosophie franccedilaise en particulier deleuzienne

dans la promotion drsquoune autre figure de lrsquoIdiot heacuteriteacutee de Chestov et de la litteacuterature crsquoest

preacutecisement le cœur du projet carteacutesien que lrsquoon pourrait caracteacuteriser comme un

rationalisme du sens commun autrement dit un rationalisme qui srsquoinscrit dans lrsquohorizon du

sens commun y compris lorsqursquoil cherche agrave le transformer Crsquoest ce projet drsquoune

conciliation possible drsquoun entente philosophique avec toute une dimension populaire

comme aurait pu le dire Hegel Deleuze entend cela avec deacutegoucirct

Deacutecrivant au deacutebut de son roman Le Barbon un jeune homme rentrant chez son

pegravere et sa megravere de ses eacutetudes de philosophie Jean-Louis Guez de Balzac raconte le meacutepris

soudain (et feint) de ce jeune philosophe pour le jugement populaire Et quand mecircme il

aurait reconnu que ses parents disent sur quelque chose la veacuteriteacute il preacutefeacutererait affirmer le

contraire laquo de peur qursquoon ne crut qursquoil fut du leur raquo Ce faisant laquo il srsquoimagina que sur tout

il fallait srsquoeacuteloigner du sens commun () le mot de commun le deacutegoucircta si fort de celui de

sens que degraves lors il se reacutesolu de nrsquoen point avoir raquo65

Nous ne pouvons nous empecirccher de songer une derniegravere fois avec Balzac qursquoil y a

dans cette posture philosophique de la rupture avec le sens commun quelque chose de

surjoueacute et dont les conseacutequences politiques sont agrave envisager dans la mesure ougrave elles

megravenent agrave un meacutepris du commun

63 Serge Cardinal laquo Les idiots Descartes Deleuze Dostoiumlevski raquo in Bertrand Gervais et Jean-FranccediloisChassay (dir) Les Lieux de lrsquoimaginaire Montreacuteal 2002 p94

64 Leacuteon Chestov laquo Dostoiumlevski et la lutte contre les eacutevidences raquo trad Boris de Schlœzer in NouvelleRevue Franccedilaise T18 1922 p150 Cf en particulier Les carnets du sous-sol IX 1884 (trad AndreacuteMarkowicz Actes Sud) ougrave lrsquoideacutee drsquoune humaniteacute guideacutee par le sens commun est longuement reacutecuseacutee laquo Vous par exemple vous voulez deacutesapprendre aux hommes leurs vieilles habitudes et corriger leurvolonteacute pour qursquoelle corresponde aux exigences de la science et du bon sens Mais comment savez-vousqursquoil est non seulement possible mais neacutecessaire de transformer les hommes de cette faccedilon raquo Oncomprend ainsi qursquoil puisse y avoir dans cette philosophie quelque chose de conservateur en deacutepit mecircmede sa revendication drsquoheacuteteacuterodoxie Sur la dimension politique du sens commun cf infra laquo Conclusion raquo

65 Jean-Louis Guez de Balzac Le Barbon 1663 Paris p9

CONCLUSION 126

CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN

sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation

laquo Le second fruit est qursquoen eacutetudiant ces Principes onsrsquoaccoutumera peu agrave peu agrave mieux juger de toutes les chosesqui se rencontrent et ainsi agrave ecirctre plus Sage () Letroisiegraveme est que les veacuteriteacutes qursquoils contiennent eacutetant tregravesclaires et tregraves certaines ocircterons tous sujets de dispute etainsi disposeront les esprits agrave la douceur et agrave la concorde tout au contraire () [des esprits] pointilleux et plusopiniacirctres [qui] sont peut-ecirctre la premiegravere cause desheacutereacutesies et des dissensions qui travaillent maintenant lemonde raquondash Reneacute Descartes Lettre-Preacuteface AT-IXB-18

Antonio Gramsci a systeacutematiquement souligneacute la dimension politique du sens

commun crsquoest le fait pour celui-ci de participer laquo agrave une conception du monde ldquoimposeacuteerdquo

meacutecaniquement par le milieu ambiant raquo crsquoest-agrave-dire essentiellement par la classe sociale agrave

laquelle on appartient1 La philosophie a ceci de particulier que faisant retour sur cette

conception du monde inconsciente elle entre avec elle dans un processus dialectique pour

la deacutepasser

Selon Antonio Gramsci la philosophie franccedilaise plus que toute autre tradition srsquoest

inteacuteresseacutee au sens commun Qursquoelle le critique ou qursquoelle deacutecide de se fonder sur lui avant

de srsquoeacutelever qursquoelle le transforme ou simplement qursquoelle lrsquoinvoque comme son horizon

qursquoelle entre avec lui en rupture radicale elle srsquoy reacutefegravere quoi qursquoil en soit comme agrave quelque

chose que la penseacutee ne peut neacutegliger Une analyse historique et sociale de cette situation

paradoxale qui veut que des eacutelites philosophiques srsquoapproprient un discours qui semble

devoir ecirctre celui du peuple se reacutesout dans la constatation que laquo les intellectuels tendent [en

France] plus qursquoailleurs en raison de conditions traditionnelles deacutetermineacutees agrave se

rapprocher du peuple pour le guider ideacuteologiquement raquo2

1 Antonio Gramsci Introduction agrave lrsquoeacutetude de la philosophie et du mateacuterialisme historique Cahier XVIII11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci et Bramant Eacuteditions sociales 1975 p132

2 Sur le constat selon lequel laquo dans la litteacuterature philosophique franccedilaise existent plus que dans drsquoautreslitteacuteratures nationales des eacutetudes sur le sens commun raquo cf Antonio Gramsci Notes critiques sur unetentative de Manuel populaire de sociologie Cahier XVIII 11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci etBramant Eacuteditions sociales 1975 p305-306

CONCLUSION 127

Il serait tentant et agrave dire le vrai leacutegitime (on pense lrsquoavoir montreacute dans les pages qui

preacutecegravedent) de faire remonter agrave Descartes cette inteacuterecirct tout particulier des laquo intellectuel raquo

(le mot est ici anachronique) franccedilais pour le sens commun On a tacirccheacute de mettre en

lumiegravere les ambiguiumlteacutes de cet inteacuterecirct et dans la mesure ougrave Descartes nrsquoa pas preacutesenteacute de

consideacuterations univoques sur le sens commun crsquoest eacutegalement chez lui que doivent se

cristalliser les contradictions internes agrave ce rapport philosophiesens commun ndash dans la

mesure ougrave tout attentif et reacuteveacuterant qursquoil fut agrave lrsquoeacutegard de ce dernier son nom nrsquoen restera

pas moins le nom de celui qui aura reacutevoqueacute en doute tous les preacutejugeacutes les plus profonds et

toutes les opinions les plus anciennes comme les plus communes

Paradoxe radical qui srsquoexprime de faccedilon exemplaire dans les variations autour de

la formule de Juveacutenal selon laquelle le sens commun nrsquoest pas si commun et qui prend

chez Descartes la forme drsquoune affirmation conjointe de lrsquouniverselle reacutepartition de la

lumiegravere naturelle et de son mauvais usage geacuteneacuteraliseacute laquo car tous les hommes ayant une

mecircme lumiegravere naturelle ils semblent devoir tous avoir les mecircmes notions mais il est tregraves

diffeacuterent en ce qursquoil nrsquoy a presque personne qui se serve bien de cette lumiegravere raquo3

Crsquoest que comme lrsquoa noteacute subtilement Gramsci le paradoxe mecircme drsquoune eacutelite

philosophique reacutecupeacuterant le sens commun se reacutesout dans laquo le deacutepassement drsquoun certain

sens commun pour en creacuteer un autre reacutepondant mieux agrave la conception du monde du groupe

dirigeant raquo4 Sans neacutecessairement partager les preacutesupposeacutes de la terminologie marxiste de

Gramsci force est de constater que Descartes a participeacute au mouvement qui a consisteacute agrave

laquo deacutetruire un monde et le remplacer par un autre raquo sur la base de toute une seacuterie de

transformations philosophiques dont le reacutesultat fut de laquo substituer agrave un point de vue assez

naturel celui du sens commun un autre qui ne lrsquoest pas du tout raquo5 mais qui le deviendrait

Peu agrave peu le temps faisant son effet Leibniz avait raison de remarquer que cette

reacutevolution finirait par devenir de sens commun (cf supra sect18) et les anthropologues

drsquoaujourdrsquohui soulignent que laquo le deacuteveloppement de la science moderne a eu un effet

profond () sur lrsquoopinion occidentale du sens commun raquo6 Qursquoon le veuille ou non nous

3 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-5984 Antonio Gramsci Ibidem Nous heacutesiterions pour notre part agrave parler ici de laquo groupe dirigeant raquo Crsquoest

drsquoabord la nouvelle conception du monde relative agrave la reacutevolution scientifique moderne qui srsquoimpose avecDescartes Ce qursquoagrave bien montreacute Ferdinand Alquieacute pour qui notre auteur a proposeacute laquo devant la science etle Monde aveugle qursquoelle reacutevegravele raquo (La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p346) une penseacutee meacutetaphysiquequi puisse reacutepondre aux nouveaux problegravemes concrets de la position de lrsquohomme dans un univers quinrsquoavait plus rien agrave voir avec celui drsquoavant

5 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p1716 Clifford Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo art cit p125

CONCLUSION 128

sommes carteacutesiens

Et Descartes espeacuterait en effet que les choses qursquoil a eacutecrites dans les Principes

seraient un jour laquo reccedilues de la plupart des hommes raquo et osa mecircme penser que ce serait le

cas par-dessus tout laquo des mieux senseacutes raquo ce faisant ils reacuteveacuteleront qursquoils ont le laquo sens

commun assez bon raquo7 Autrement dit Descartes eacutetait conscient de participer agrave une

transformation radicale du sens commun sur le plan scientifique et philosophique

transformation dont lrsquohorizon eacutetait pour partie politique

Du point de vue meacutethodique par exemple le carteacutesianisme est avant tout lrsquoacte de

seacuteparation du preacutejugeacute et du sens commun comme de lrsquoobscur et du clair Sauf agrave consideacuterer

que le sens commun trouve son expression ontologique ultime dans le laquo monde de la vie raquo

dont lrsquoobscuriteacute est constitutive (ce qursquoil est possible de deacutefendre cf supra sect12) il faut

reconnaicirctre que la grande tacircche de Descartes consista drsquoabord agrave reacutecuser ceux qui laquo nrsquo[ont]

pas le sens commun et ne [savent] en aucune faccedilon raisonner raquo et ce faisant creacuteent de la

dispute plutocirct que de la concorde8 La paix eacutetant avec la prospeacuteriteacute laquo le but politique par

excellence raquo9 la strateacutegie carteacutesienne de la mise en commun des connaissances (ou drsquoune

majeure partie drsquoentre elles constitueacutees par les connaissances simples) crsquoest-agrave-dire leur

inscription dans un sens commun est agrave consideacuterer comme une position antagonique agrave toute

culture du mystegravere de lrsquoeacutelitisme du savoir et de lrsquoobscuriteacute

Certes pour eacutetablir cette concorde il fallait en passer par un doute meacutethodique qui

agisse comme laquo le principal dissolvant de lrsquoautoriteacute raquo10 mais drsquoune autoriteacute qui se

recouvrait essentiellement drsquoune institutionnalisation mysteacuterieuse11 Lrsquoextension du sens

commun qui est au fond cette raison fonciegraverement raisonnable morale et qui tend par

excellence agrave la laquo douceur et agrave la concorde raquo dont il est question dans la Lettre-Preacuteface ira

toujours en grandeur inverse de ces forces qui flattent le vice et qui font que laquo la plupart

des hommes (plerosque hominum) raquo preacutefegravere lrsquoobscuriteacute12

7 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-1418 Agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389 (crsquoest ici particuliegraverement Gassendi qui est viseacute dans cette lettre)9 Denis Kambouchner laquo Lrsquohorizon politique raquo in Lectures de Descartes op cit p411 Nous empruntons

agrave cet article lrsquoideacutee drsquoun laquo horizon politique raquo carteacutesien10 Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012 p131-13211 Pierre Guenancia Ibid p59 laquo La science au contraire procegravede agrave visage deacutecouvert et toute explication si

difficile soit-elle fait perdre agrave celui qui srsquoy plie le prestige magique qursquoil conserverait peut ecirctre en setaisant raquo

12 Regravegle I AT-X-360

CONCLUSION 129

Crsquoest agrave cause de ce deacuteplorable vice que des excentriques (en particulier certains

theacuteologiens mais aussi quelques philosophes) qui nrsquoont ni la raison ni le sens commun et

qui choisissent de srsquoeacutegarer dans des sentiers eacuteloigneacutes de ceux que lrsquoon emprunte

drsquoordinaire ont laquo le plus de pouvoir raquo et par-dessus tout laquo dans les eacutetats populaires raquo13 Et

lrsquoon peut aller jusqursquoagrave affirmer que le pouvoir politique lui-mecircme repose sur cette

superstition et cette ignorance si bien que laquo la place de la politique dans la citeacute raquo crsquoest-agrave-

dire le fait pour tout un chacun drsquoavoir recourt agrave une autoriteacute exteacuterieure pour le diriger et le

sauvegarder (contre lui-mecircme et les autres) laquo est inversement proportionnelle agrave celle que

la raison occupe chez les individus raquo14 Crsquoest vrai agrave plus forte raison du sens commun

Or ce qui va rendre preacuteciseacutement possible cette perceacutee de la raison chez les

individus sera premiegraverement de les deacutelivrer de la superstition par lrsquoenseignement

deuxiegravemement par la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique de les encourager agrave exercer leur sens

commun jusqursquoagrave nrsquoavoir plus besoin que drsquoeux-mecircmes et pouvoir se deacutelivrer y compris de

leurs maicirctres15 Le rationalisme du sens commun ouvrait ainsi la voie agrave une conception

minimaliste de lrsquoautoriteacute publique conccedilue neacutegativement dans le cadre du droit naturel

comme une limitation imposeacutee agrave des individus non-raisonnables ou pour Descartes qui ne

le sont pas encore Car ceux-ci esclaves de leurs laquo sottes imaginations raquo en allant laquo contre

le raisonnement et contre le sens commun raquo srsquoexcluent drsquoeux-mecircme de la communauteacute du

genre humain il est impossible drsquoecirctre en concorde avec eux lorsqursquoon suit soi-mecircme le

bon sens et seuls ceux qui sont eacutegalement extravagants se retrouveront agrave part le plus fou

drsquoentre eux pouvant laquo [parvenir] agrave quelque reacuteputation raquo16 Kant donnera sa pleine

expression morale et politique agrave cette dimension universaliste du sens commun par

opposition drsquoavec tous les particularismes la deuxiegraveme maxime du laquo sens commun raquo qui

consiste agrave laquo penser en se mettant agrave la place de tout autre ecirctre humain raquo ou maxime de laquo la

penseacutee ouverte raquo (et qui nrsquoest que la conseacutequence de la premiegravere maxime qui en invitant agrave

laquo penser par soi-mecircme raquo) en nous deacutelivrant de la laquo superstition raquo et de toutes ces folies qui

nous eacuteloignent de la concorde ouvre la voie agrave une socieacuteteacute du regravegne des fins17

Crsquoest pourquoi chez Descartes la maxime sens-communiste de la penseacutee libre

consistera agrave faire en sorte que la superstition entretenue par les theacuteologiens faux deacutevots les

13 Agrave Eacutelisabeth le 10 mai 1647 AT-V-1714 Pierre Guenancia Ibid p5715 Ainsi le raisonnement de Descartes laquo tend agrave inverser le rapport entre lrsquoautoriteacute et la raison et agrave

encourager (nous soulignons) les hommes agrave se montrer plus confiants envers eux-mecircmes que respectueuxagrave lrsquoeacutegard de ce qui se dit ou ce qui se fait raquo (Pierre Guenancia Ibid p71 et supra chapitre 7)

16 Agrave Mersenne juin ou juillet 1648 AT-V-20817 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger sect40 Ak-V-294295 et supra sect14 sur Kant

CONCLUSION 130

autoriteacutes intellectuelles et politiques soient systeacutematiquement eacutelimineacutee par lrsquoeacutetude

meacutethodique des choses de la nature comme le faisait remarquer Marx cette meacutethode

pourvu qursquoelle soit bien appliqueacutee devait laquo deacutelivrer raquo les forces drsquoun monde nouveau

jusque lagrave entraveacute18 La remise en cause de laquo cette philosophie speacuteculative qursquoon enseigne

dans les eacutecoles raquo19 la mise en avant de la pratique (qui constitue dans la philosophie du

sens commun la meacutetaphysique inconsciente de tout homme concernant ses propres

affaires20) et de la transformation du monde devaient montrer que pour Descartes laquo un

changement dans la meacutethode de penser amegravenerait un changement dans le mode de

produire et la domination pratique de lrsquohomme sur la nature raquo21

Lrsquoideacutee gramscienne drsquoune transformation du sens commun dans le sens drsquoune

vision du monde porteacutee par les forces nouvelles qui commenccedilaient agrave grandir au XVIIegraveme

siegravecle est donc partiellement vraie le rejet de la speacuteculation lrsquoessor des sciences modernes

et la conception du monde dont elles eacutetaient porteuses la nouvelle dimension prise par la

technique les nouveaux modes meacutethodiques de la penseacutee furent autant de nouvelles

dimensions drsquoun sens commun que lrsquoon pourrait qualifier de moderne et au sein duquel

nous continuons encore agrave penser aujourdrsquohui22

Descartes donc chercherait agrave laquo creacuteer raquo un nouveau sens commun Prenons garde

toutefois agrave ce que Gramsci nrsquoentend ici le laquo sens commun raquo qursquoen un sens restreint agrave

savoir pour une classe drsquoindividus laquo la conception du monde traditionnelle qursquoa cette

couche sociale raquo23 Crsquoest cette conception traditionnelle que Descartes chercherait agrave

transformer en lui substituant une vision du monde plus conforme aux deacutecouvertes

scientifiques de son temps Cependant le bon sens ne se deacutefinit pas uniquement comme un

ensemble de jugements drsquoopinions drsquoinstincts et de sentiments partageacutes par un groupe

18 laquo () la meacutethode de Descartes appliqueacutee agrave leacuteconomie politique a commenceacute de la deacutelivrer des vieillessuperstitions et des vieux contes deacutebiteacutes sur largent le commerce etc raquo et ainsi reacutealiser pour parlercomme Gramsci la vision du groupe dirigeant (Karl Marx Le Capital Livre Premier IV XV II eacutedRubel Gallimard 1968 p483)

19 Discours VI AT-VI-6120 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique I op cit p8 La pratique consiste agrave avoir les laquo ideacutees les plus

preacutecises et les plus distinctes raquo quand aux proceacutedures de reacutealisation dun ouvrage21 Karl Marx Ibidem Pierre Guenancia remarque judicieusement que laquo lrsquointuition fondamentale de

Descartes comme celle de Marx crsquoest que la maicirctrise de la nature est la condition indispensable de lalibeacuteration des hommes raquo (op cit p58) Dans lrsquoesprit de Marx cependant ce fut surtout dans un premiertemps la condition du deacuteveloppement de lrsquoindustrie

22 Cf agrave ce sujet les remarques de Denis Moreau sur la banaliteacute pour nous de la meacutethode carteacutesienne dansDescartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012 et notamment III 3 p129-139

23 Antonio Gramsci Ibid Spontaneacuteiteacute et direction consciente Cahier XX 3 p584

CONCLUSION 131

drsquoindividus agrave un moment donneacute ndash il signifie eacutegalement pour Descartes quelque chose de

plus qursquoun accident et constitue ainsi par excellence la forme qui caracteacuterise lrsquoessence de

lrsquoespegravece humaine24 Or en faisant ainsi du bon sens une forme universelle et de tout ce qui

srsquoy oppose et y reacutesiste un ensemble drsquoaccidents Descartes ouvrait la voie agrave une penseacutee

dont Marx consideacuterait qursquoelle preacutefigurait autre chose que cette transformation moderne du

sens commun et dont la ligneacutee drsquohorizon eacutetait encore plus reculeacutee lrsquoideacutee laquo des dons

intellectuels eacutegaux des hommes raquo lrsquoimportance de lrsquoeacuteducation mais aussi neacutegativement de

lrsquohabitude crsquoest-agrave-dire laquo de lrsquoinfluence des circonstances exteacuterieures sur lrsquohomme raquo

devaient avoir un rocircle philosophique dont la porteacutee serait beaucoup plus lointaine dans

lrsquohistoire de la penseacutee25

Tout ces eacuteleacutements constituent ainsi lrsquolaquo horizon politique raquo contrasteacute de Descartes

dont une caracteacuteristique importante est la promotion du sens commun comme une forme de

rationaliteacute deacutefinitivement raisonnable profondeacutement lieacutee agrave lrsquoideacutee drsquoune socieacuteteacute humaine

srsquoeacutetendant agrave mesure que les esprits cultiveront ce bon sens qui est naturellement en eux

Transformation qui srsquoaccompagne de celle de la philosophie enfin deacutebarrasseacutee de son

laquo hermeacutetisme raquo et de sa laquo vaine techniciteacute raquo dont le projet ne doit ecirctre que de laquo faire

preacutedominer en soi cette disposition si simple et si rare de lrsquoacircme () [que Descartes]

appelait en donnant au mot son acception la plus forte le Bon Sens raquo26

Utiliteacute publique de la philosophie donc pour autant qursquoelle srsquoattache agrave ne cultiver

que cette eacuteminente vertu si eacutegalement reacutepartie entre tous

Arbre philosophique dont les fruits agrave venir seront les plus parfaits comme lrsquoespeacuterait

Descartes et les mieux partageacutes de sorte qursquoil nrsquoen manquera agrave personne et que tous

jouissant de leur sens commun en auront pour leur suffisance

24 Discours I AT-VI-23 laquo () car pour la raison ou le sens [bon sens] drsquoautant qursquoelle est la seule chosequi nous rend hommes et nous distingue des becirctes () raquo Cf eacutegalement Jean-Paul Sartre art cit p294

25 Karl Marx La Sainte Famille 1844 VI 3 d in Œuvres III Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiadep571

26 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p483

CONCLUSION 132

sect30 Pour un rationalisme du sens commun

laquo Et pour ceux qui joignent le bon sens avec lrsquoeacutetudelesquels seuls je souhaite pour mes juges () raquondash Reneacute Descartes Discours de la Meacutethode AT-VI-77

La philosophie du sens commun srsquoest abicircmeacutee dans une critique du rationalisme27

parallegravelement le rationalisme srsquoest deacutesinteacuteresseacute du sens commun pour finir par le

consideacuterer comme un vulgaire obstacle agrave lrsquoeacutepanouissement de la raison Ce faisant le sens

commun srsquoest rabaisseacute lui-mecircme ndash et la philosophie srsquoest rendue pour certains si ce nrsquoest

meacuteprisable du moins lointaine et mysteacuterieuse

Le principal enseignement que lrsquoon espegravere avoir deacutegageacute de cette lecture de

Descartes crsquoest que la raison peut tout agrave fait srsquoaccommoder du sens commun et le sens

commun de la raison Du reste ce peut ecirctre le cas de deux faccedilons diffeacuterentes (1) on peut

effet seacuteparer deux plans distincts (cf supra sect12) mais dont rien ne prouve qursquoils

srsquoaffrontent ndash peut-ecirctre faut-il penser au contraire comme Alquieacute qursquoils se reacuteconcilient

(2) Lrsquoautre option est ce que nous entendons par lrsquoideacutee drsquoun laquo rationalisme du sens

commun raquo lrsquoexercice drsquoune raison accessible agrave tous qui nrsquoavance rien de trop extravagant

mais qui sucircre drsquoelle-mecircme invite le tout-venant agrave se laquo rendre () recircveur raquo agrave deacutelaisser sa

laquo timiditeacute raquo et srsquoengager sur le chemin drsquoobjets auxquels il nrsquoa pas agrave faire drsquohabitude

eacuteloignant ainsi laquo son esprit des choses sensibles raquo28 Jamais deacutefinitivement du reste car il

est eacutegalement constitutif de la philosophie en reacutegime carteacutesien de retourner au monde de la

vie Crsquoest ce double mouvement drsquoinvitation du sens commun agrave se faire philosophe et de

demande insistante au philosophe agrave vivre dans le monde commun (en particulier dans la

correspondance avec Eacutelisabeth) qui creacutee une bonne part de lrsquooriginaliteacute de la philosophie

carteacutesienne

Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que la philosophie aligne des

objets ordinaires eacutenonce des platitudes ou srsquoinscrit comme le pensait Deleuze dans le pur

scheacutema intellectuel des laquo ouvriers de la philosophie raquo proceacutedant agrave la laquo reacutecognition raquo de la

27 Quitte agrave nier ce que la philosophie du sens commun devait agrave Descartes Ainsi Antonio Livi eacutecrit-il sansgrand soucis du deacutetail laquo les penseurs anti-carteacutesiens (Buffier Reid Vico) () se sont servis de la notionphilosophique de ldquosens communrdquo en vue de pourvoir la philosophie drsquoune meacutethode qui deacutepasselrsquoalternative entre le rationalisme et le scepticisme raquo (op cit quatriegraveme de couverture) On douteracependant que Buffier et Reid soient radicalement anti-carteacutesien

28 Recherche AT-X-512513 et Carraud Olivo op cit p285

CONCLUSION 133

non-penseacutee raisonnable du sens commun29 ndash cela signifie plutocirct que la raison dialogue avec

le sens commun qursquoelle lui propose drsquoautres objets (geacuteneacuteralement non-sensibles) tout en

continuant de srsquoinscrire dans son horizon

Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas le meacutelange pur et simple de

deux plans que toute une tradition srsquoest eacutevertueacutee agrave distinguer ndash cela signifie bien au

contraire la possibiliteacute drsquoune circulation entre les deux plans

Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que le lieu privileacutegie de ce

dialogue les Meacuteditations Meacutetaphysiques soit habiteacute par une voix eacutetrangegravere ndash cela signifie

qursquoen ce texte le sujet meacuteditant lui-mecircme laisse entrevoir les traces du travail inteacuterieur

drsquoun sens commun srsquoeacuteduquant lui-mecircme

Rationalisme du sens commun drsquoabord une relation donc et preacutecisement une

relation peacutedagogique ougrave se joue exemplairement lrsquoeacuteducation du sens commun par la

raison et lrsquoimpeacuteratif pour la raison drsquoecirctre au niveau (ce qui veut eacutegalement dire agrave la

hauteur) du sens commun Lrsquoautre lieu de ce dialogue sera degraves lors la politique dont

lrsquohorizon est la transformation (eacuteventuellement agrave long terme30) de tous les esprits la

reacutepartition toujours grandissante du sens commun qui est aussi un sens du commun et de

ce qui nous est commun gracircce auquel se reacutealisera finalement lrsquoeacutetat de concorde et de justice

que la Lettre-Preacuteface appelle de ses vœux

Ce que Pierre Guenancia nommait en pensant lrsquohorizon moral une laquo socieacuteteacute de

noblesse geacuteneacuteraliseacutee raquo31 devient pour nous dans lrsquohorizon politique consubstantiel agrave la

transformation du sens commun une socieacuteteacute de bon sens geacuteneacuteraliseacute La condition de cette

geacuteneacuteralisation passant non seulement dans la penseacutee de Descartes par une transformation

en profondeur des opinions communes mais aussi par une transformation de la

philosophie elle-mecircme eu eacutegard aux reacutequisits de conformation avec le sens commun Dans

cette perspective la philosophie ne pouvait ecirctre qursquoune laquo philosophie que tous les bon

esprits seront conduits agrave faire leur parce qursquoelle srsquoarticule toute entiegravere aux principes les

plus clairs et les plus indiscutables raquo autrement dit une philosophie qui nrsquoest ni laquo un

systegraveme fermeacute raquo ni laquo une forteresse imprenable bacirctie sur des principes tregraves eacuteloigneacutes du

sens commun raquo32

29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p17830 Car laquo on ne doit pas entreprendre de faire venir tout drsquoun coup agrave la raison ceux qui ne sont pas

accoutumeacutes de lrsquoentendre raquo (Agrave Eacutelisabeth septembre 1646 AT-III-670)31 Pierre Guenancia Ibid p34932 Denis Kambouchner Descartes nrsquoa pas dit [] Les Belles Lettres 2015 p218

CONCLUSION 134

Que la philosophie ne soit pas le sens commun crsquoest ce qui doit ecirctre eacutevident agrave

tous elle se caracteacuterise par un coefficient drsquoeacuteloignement plus ou moins important agrave son

eacutegard Lrsquoerreur drsquoun grand nombre de lecteurs de Descartes aura eacuteteacute de le ranger parmi

ceux qui creusent lrsquoeacutecart et qui ont tireacute laquo dautant plus de vaniteacute raquo qursquoils ont vu les penseacutees

de notre auteur laquo eacuteloigneacutees du sens commun raquo33 En cela ils faisaient preuve drsquoun caractegravere

intellectuel bien eacuteloigneacute de celui du gentilhomme poitevin

33 Discours I AT-VI-10

ANNEXE 1 135

Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute

La Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle dont nous nous abstenons ici de

reproduire le (tregraves) long titre quoi qursquoil soit en lui-mecircme drsquoun grand inteacuterecirct est un texte de

Descartes dont la datation est incertaine1 et dont on possegravede trois versions diffeacuterentes

lrsquooriginal eacutetant en franccedilais (dans lrsquoordre de parution la version neacuteerlandaise [N] publieacutee

en 1684 soit 34 ans apregraves le mort de Descartes la version latine [L] publieacutee en 1701 la

version franccedilaise [F] dont le manuscrit original perdu en 1704 avait donneacute lieu agrave une copie

incomplegravete de Tschirnhaus pour Leibniz publieacutee dans lrsquoeacutedition Adam-Tannery2) Entre ces

trois versions subsiste parfois des diffeacuterences plus ou moins importantes

Ces questions nrsquoont pour nous rien de secondaire dans la mesure ougrave le champ

seacutemantique du laquo sens commun raquo est tregraves reacuteguliegraverement agrave lrsquoœuvre dans ce texte Cependant

la version franccedilaise (la plus incomplegravete des trois) ne faisant ni mention du sens commun ni

du bon sens le lecteur se voit obligeacute de recourir agrave [L] et [N] sans aucune certitude quand

au champ lexical qui en franccedilais eacutetait effectivement employeacute dans la version drsquoorigine Il

nous faut donc nous reporter un instant agrave une analyse comparative des versions [L] et [N]

qui donnent autant de diffeacuterences utiles pour le commentaire Pour cela relisons trois lieux

remarquables du texte

1 Apregraves lrsquoeacutepisode du doute Poliandre remarque qursquoil ne peut douter qursquoil doute et ce

faisant il eacuterige en certitude le fait du laquo je doute raquo et srsquoen voit surpris lui qui nrsquoa

que la perspicaciteacute que lui laisse un laquo tantillum sani sensus raquo [L AT-X-514 l23]

crsquoest-agrave-dire laquo un peu de sens commun raquo (agrave mettre en lien avec le laquo meacutediocre esprit

mediocri ingenio raquo qui est le sien crsquoest-agrave-dire son esprit moyen AT-X-498 l20)

Seulement si [L] donne sanus sensus ce nrsquoest pas le cas de [N] ougrave lrsquoon trouve

weinig verstant crsquoest-agrave-dire laquo un peu de raison raquo (CO p286) CO en deacuteduit que le

texte originel devait ecirctre laquo bon sens raquo ce qui nous semble tout agrave fait en accord

avec lrsquoideacutee selon laquelle Poliandre serait de ces esprits modestes qui quoiqursquoils

aient le bon sens tout entier sont drsquoune grande modestie Poliandre en affirmant

qursquoil nrsquoa qursquolaquo un peu de bon sens raquo se situe de facto dans cette cateacutegorie qui

1 Pour les diffeacuterentes hypothegraveses de datation cf Ettore Lojacono La recherche de la veacuteriteacute par la lumiegraverenaturelle Paris Puf 2009 p161-201

2 Nous citons par la suite [F] et [L] avec la pagination AT et [N] dans lrsquoeacutedition de V Carraud et G OlivoPuf 2013 trad Corinna Vermeulen (dans le corps du texte nous eacutecrivons lrsquoabreacuteviation CO suivie de lapage)

ANNEXE 1 136

effectivement est laquo exempt de tout obstacle agrave lrsquoapprentissage de la meacutethode raquo3

2 En cherchant agrave reacutepondre agrave la question qui dans les Meacuteditations se dit laquo sed quid

igitur sum raquo (AT-VII-28 l20) et apregraves plusieurs tentatives infructueuses

Poliandre est rameneacute sur le droit chemin par Eudoxe qui satisfait alors de sa propre

meacutethode srsquoexclame que le sensum communem (AT-X-518 l26) modo recte

ducamur peut parvenir agrave deacutecouvrir les veacuteriteacutes les plus difficiles Eacutetrangement [L]

apporte une nuance agrave cette expression en ajoutant laquo comme on dit drsquohabitude ut

dici solet raquo (l27) Cette fois [N] porte gemeen verstant que C Vermeulen deacutecide

de traduire par laquo sens commun raquo (CO p296) on ne trouve donc pas dans [N] la

nuance que lrsquoon constate dans [L] Est-ce agrave dire que le texte original agrave nouveau

portait bon sens et que laquo les traducteurs latins et neacuteerlandais nrsquo[ont] pas su rendre

dans sa nouveau raquo cette expression4 CO note que lrsquoexpression bon sens convient

mieux ici dans la mesure ougrave le sens commun signifie laquo lrsquoensemble des opinions

usuelles qui deacuterivent drsquoun usage philosophiquement non preacutevenu du bon sens raquo5

Mais puisque le sens commun peut aussi signifier une faculteacute (agrave rapprocher du bon

sens chez Descartes ou de lrsquoentendement commun chez Kant) la version drsquoorigine

pouvait ecirctre indiffeacuteremment bon sens ou sens commun Et le ut dici solet6 en nous

renvoyant tregraves probablement agrave ce dont nous notions la preacutesence avec La Mothe le

Vayer agrave savoir le caractegravere drsquoune expression agrave la mode tranche plutocirct en faveur du

sens commun

3 Alors que Poliandre nrsquoa pas beaucoup avanceacute dans son investigation du premier

principe Eudoxe lrsquoencourage une nouvelle fois et loue ce dont est capable le

laquo sanus sensus pourvu qursquoil soit bien conduit rite modo gubernatur raquo (AT-X-521

l16) ce que lrsquoon peut conclure laquo sine Logica sine regula sine argumentandi

formula solo lumine rationis et sani sensus qui ubi solus per se agit seulement par

la lumiegravere de la raison et le sens commun qui agit seul et par lui-mecircme raquo (l20-21)

3 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 40 p352 et supra chapitre 74 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p407 Vincent Carraud et Gilles Olivo notent agrave tord que

Descartes laquo a toujours reconnu raquo au sens commun son sens aristoteacutelicien et meacutedieacuteval Ils ajoutentcependant les reacutefeacuterences au deux passages du Discours qui prouvent expresseacutement lrsquoinverse

5 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p4076 Ce ut dicit solet se distingue par sa geacuteneacuteraliteacute (traduisible par un laquo on dit raquo) de lrsquoeacutecart cibleacute que

Descartes met entre lui et la conceptualiteacute scolastique et qui prend la forme drsquoun ut vocant (laquo comme ilslrsquoappellent raquo cf supra sect5) Cela peut confirmer agrave nouveau le fait que lrsquoexpression laquo sens commun raquo esten vogue agrave lrsquoeacutepoque ougrave Descartes eacutecrit (supra sect3)

ANNEXE 1 137

et enfin jusqursquoougrave il peut aller laquo quo usque sanus sensus progredi possit raquo (l27) Agrave

nouveau [N] eacutecrit laquo verstant raquo traduit laquo entendement raquo dans CO (p303) qui deacuteduit

comme preacuteceacutedement que le texte originel pouvait ecirctre bon sens laquo que les

traducteurs ont deacutecideacutement du mal agrave rendre en raison du gallicisme de lrsquoexpression

bona mens entendue au sens carteacutesien raquo7

Agrave partir de ce repeacuterage une remarque de datation (du reste sans aucun caractegravere

deacutefinitif mais plutocirct agrave titre indicatif) srsquoimpose srsquoil nrsquoy a aucune certitude quand aux mots

qui sont employeacutes dans lrsquooriginal concernant les trois passages eacutevoqueacutes il nrsquoen reste pas

moins que ces eacuteleacutements ne vont pas dans le sens drsquoune datation preacutecoce de La Recherche

de la Veacuteriteacute Si le texte portait bon sens on nrsquoen trouve aucune trace en franccedilais avant

1635 dans lrsquoœuvre de Descartes de mecircme que le sens commun nrsquoapparaicirct qursquoagrave partir de la

fin des anneacutees 1630 avec le Discours de la Meacutethode et la correspondance avec Mersenne

Si comme lrsquoont montreacute Vincent Carraud et Gilles Olivo avec de nombreux

arguments des morceaux entiers de La Recherche sont agrave mettre en lien avec les

formulations de Regulaelig pour ce qui concerne le sens commun on trouve plutocirct des

eacutequivalences avec des passages de la correspondance des anneacutees 1640 entre lesquels on

peut noter

1 Une lettre de 1642 agrave Regius avance eacutegalement qursquoavec laquo seulement le sens

commun raquo on peut atteindre les laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo8

2 La lettre au pegravere Charlet de 1644 mentionne aussi ceux qui (comme Poliandre)

laquo ont le sens commun assez bon et qui ne sont point encore imbus drsquoopinions

contraires raquo (comme lrsquoest Eacutepisteacutemon) et sont pour cette raison laquo tellement porteacutes agrave

embrasser [les opinions] raquo de Descartes9

3 Comme dans le premier passage eacutetudieacute une lettre agrave Chanut de 1648 met en lien la

surprise et le sens commun10 on se souvient que Poliandre eacutetait drsquoabord eacutetonneacute de

ce qursquoil avait deacutecouvert par le chemin du doute alors mecircme qursquoil ne srsquoeacutetait servi

que de son sens commun crsquoest-agrave-dire au fond ce qui est censeacute produire le moins de

surprise

7 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 175 p410 Sur le gallicisme de bona mens cf supra sect48 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-4999 Au pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-16110 Agrave Chanut le 31 mars 1648 AT-V-327 laquo Lexpeacuterience ma aussi enseigneacute que bien que mes opinions

surprennent dabord agrave cause quelles font fort diffeacuterentes des vulgaires toutefois apregraves quon les acomprises on les trouve si simples et si conformes au sens commun quon cesse entiegraverement de lesadmirer et par mecircme moyen den faire cas raquo

ANNEXE 1 138

Nous ne nous aventurerons cependant pas agrave proposer ici une datation ndash mais nous

remarquons seulement que si la valorisation du sens commun entendu en un sens nouveau

se deacuteveloppe particuliegraverement agrave partir du Discours et si par ailleurs dans le fragment de la

version originale dont nous posseacutedons la copie le vocabulaire du laquo commun raquo est tout de

mecircme preacutesent11 alors supposer une reacutedaction tardive de La Recherche de la Veacuteriteacute par la

Lumiegravere Naturelle donnerait la possibiliteacute drsquoassurer la preacutesence dans le texte original du

vocabulaire du sens commun Crsquoest pourquoi nous nous y reacutefeacutererons dans notre

deacuteveloppement comme agrave un texte important pour la lecture de Descartes que nous voulons

proposer

11 Pensons seulement agrave la laquo suite de raisons si claires et si communes raquo qui est annonceacutee (AT-X-497)

ANNEXE 2 139

Annexe 2 Religion et sens commun

Crsquoest un thegraveme bien connu au XVIIIegraveme siegravecle que laquo consulter le bon sens sur les

opinions religieuses raquo crsquoest preacutecisement prendre agrave deacutefaut la religion1 Crsquoest Charron qui le

premier avait lanceacute les hostiliteacutes en mettant agrave lrsquoœuvre lrsquoun des deux seuls emplois du

syntagme sens commun dans son livre au profit drsquoun combat contre les religions institueacutees

Il deacuteclarait alors que laquo toutes les religions ont cela qursquoelles sont horribles et eacutetranges au

sens commun raquo2 Degraves lors une ligne de partage va se tracer entre ceux qui affirment (1)

que le sens commun confond la religion chreacutetienne et ceux pour lesquels (2) se deacutetourner

de la religion chreacutetienne crsquoest preacutecisement abandonner les chemins communs et ce faisant

donner libre cours autant agrave lrsquoimprudence qursquoagrave lrsquoexcentriciteacute Garasse reproche ainsi agrave

Charron de ne pas marcher laquo le grand chemin battu par la populace raquo et drsquoadosser la

sagesse au fait laquo drsquoaller par des sentiers escartez raquo et ne juger laquo jamais suivant le sens

commun raquo3

La penseacutee de Descartes est cependant irreacuteductible agrave ces deux positions dans la

mesure ougrave il semble affirmer trois seacuteries de thegraveses diffeacuterentes et eacuteventuellement

contradictoires lorsqursquoil est question du rapport entre les laquo esprits faibles raquo4 (ceux du sens

commun) et la religion

(1) Un certain nombre de veacuteriteacutes de la religion chreacutetienne semblent tout agrave fait

accessibles au sens commun et la meilleure preuve en est le laquo consentement universel de

tous les peuples () pour maintenir la Diviniteacute contre les injures des Atheacutees raquo5 Face agrave ce

consentement universel nul nrsquoest besoin drsquoajouter des preuves qui risqueraient de troubler

1 Paul Henri Thiry drsquoHolbach Le Bon Sens ou Ideacutees naturelles opposeacutees aux ideacutees surnaturelles Londres1772 laquo Preacuteface raquo p2 DrsquoHolbach deacutefinit le bon sens comme laquo cette portion de jugement suffisante pourconnaicirctre les veacuteriteacutes les plus simples raquo (p1)

2 Pierre Charron De la sagesse 1601 Tome 3 p355 Un aspect du laquo problegraveme raquo des religions agrave lrsquoeacutegard dusens commun est de preacutesenter agrave lrsquoesprit des choses laquo trop hautes eacuteclatantes miraculeuses etmysteacuterieuses ougrave il ne peut rien connaicirctre dont il srsquooffense raquo

3 Franccedilois Garasse La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou preacutetendus tels Paris SChappelet 1623 p28-29

4 Pour les esprits forts en effet les Meacuteditations Meacutetaphysiques si elles sont bien assimileacutees devraientsuffire agrave les convaincre En revanche lrsquoauteur nrsquoattend laquo aucune louange du vulgaire raquo en ces matiegraveres(Preacuteface de lrsquoauteur au lecteur AT-VII-9) Le seul effet que peuvent avoir les Meacuteditations sur lelaquo vulgaire raquo crsquoest agrave la limite un effet de contagion devant lrsquoabdication des esprits forts face aux preuvescarteacutesiennes laquo tous les autres se rendront aiseacutement agrave tant de teacutemoignages raquo (Agrave messieurs les doyens et lesdocteurs AT-IX-7)

5 Agrave Mersenne le 25 novembre 1630 AT-I-182 Ce passage peut venir agrave lrsquoappui de la thegravese de M Gueroultdes deux reacutegimes argumentatifs de Descartes en matiegravere religieuse lrsquoun pour les esprits forts lrsquoautre pourles esprits faibles (Descartes selon lrsquoordre des raisons Ibid I p357) Pour nous il a surtout ceci deparadoxal qursquoil reacuteintroduit les droits du consentement universel (cf supra sect7)

ANNEXE 2 140

les esprits avec des seacuteries argumentatives qui bien qursquoaccessibles en droit au sens

commun nrsquointeacuteressent guegravere en elles-mecircmes6

Par ailleurs (2) Descartes souligne la difficulteacute de concevoir pour le commun les

mystegraveres de la religion comme les plus hautes difficulteacutes de la meacutetaphysique (ce qui est au

fond le reproche que fait Charron au nom du sens commun) et en particulier la

connaissance de Dieu qui nrsquoest ni laquo claire raquo ni laquo manifeste agrave un chacun raquo si bien que crsquoest

de tous les Principes le seul qui nrsquoa pas eacuteteacute laquo connu de tout temps raquo et laquo reccedilu pour vrai et

indubitables par tous les hommes raquo7

Enfin (3) Descartes affirme la neacutecessiteacute de recourir pour tout une seacuterie de

problegravemes en matiegravere de religion aux opinions les plus laquo communes raquo qui sont aussi laquo les

meilleures raquo8 Cette affirmation est agrave mettre en lien avec la profession carteacutesienne de ne

pas toucher aux miracles comme il lrsquoeacutecrit agrave Mersenne le 28 octobre 1640 et de maniegravere

geacuteneacuterale sa discreacutetion en matiegravere de religion reacuteveacuteleacutee Ces matiegraveres obscures constituent le

lieu par excellence ougrave peut se fondre et se fonder le sens commun (cf supra sect8)

Avec plus de netteteacute et dans le cadre drsquoun champ lexical du sens commun beaucoup

plus marqueacute Pascal occupe eacutegalement une position qui est irreacuteductible agrave lrsquoopposition entre

Charron et Garasse Elle donne des pistes plus claires pour comprendre les ambiguiumlteacutes que

lrsquoon peut trouver chez Descartes La lecture des Penseacutees force en effet agrave distinguer

diffeacuterents niveaux du sens commun

(1) Pour Pascal la religion chreacutetienne srsquooppose frontalement au sens commun

(eacutetant entendu comme Nature et agreacutement)9 La dissension avec le bon sens se situe en

particulier comme chez Descartes sur le plan des miracles lesquels par deacutefinition doivent

ecirctre laquo visiblement [faux] aux lumiegraveres du sens commun raquo10

(2) Cependant il est possible de laquo confondre raquo les eacutegareacutes laquo par les premiegraveres vues

du sens commun et par les sentiments de la nature car il est indubitable que le temps de

cette vie nrsquoest qursquoun instant raquo et de mecircme pour toutes les veacuteriteacutes les plus fondamentales

6 Descartes laquo a rencontreacute devant lui non pas des raisons pures mais des hommes avec leurs sentimentsleurs passions leurs inteacuterecircts leurs ambitions il est venu devant eux avec la pure et simple veacuteriteacute celle dusens commun () aussi a-t-il moins de succegraves que les vulgaires charlatans raquo (Henri Gouhier La penseacuteereligieuse de Descartes Vrin 1924 p136)

7 Iegraveres Reacuteponses AT-IX-91 et Lettre-Preacuteface AT-IXB-108 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-3749 Le christianisme est laquo la Seule religion contre la Nature contre le sens commun contre nos plaisirs raquo

(Penseacutees Fragment Perpeacutetuiteacute ndeg 6 11 Sellier sect316)10 Blaise Pascal Penseacutees Miracles II ndash Fragment ndeg 7 16 eacuted Sellier sect428

ANNEXE 2 141

qui donnent au christianisme ses soubassements rationnels les plus essentiels11

(3) Dans la mesure ougrave crsquoest Dieu qui par la gracircce donne le sens commun crsquoest en

Dieu que repose la possibiliteacute pour nous de connaicirctre ces laquo premiegraveres vues raquo qui donnent

son eacutetayage rationnel au christianisme12

Pour Pascal comme pour Descartes il y a donc opposition entre la religion

chreacutetienne et le sens commun moins dans les principes laquo meacutetaphysiques raquo qui constituent

agrave nos yeux le fond neutre des religions (crsquoest-agrave-dire indiffeacuterents agrave tel ou tel contenu

doctrinal) que dans les choses fort obscures que constituent les miracles ou les contenus

reacuteveacuteleacutes Pour Pascal comme pour Descartes il faut examiner dans ces opinions qui nous

sont livreacutees par la tradition srsquoil srsquoagit laquo de ces opinions que le peuple reccediloit avec une

faciliteacute trop creacutedule ou de celles qui eacutetant obscures drsquoelles-mecircmes ont un fondement tregraves

solide quoique cacheacute raquo13

Cependant si pour Pascal la seconde reacuteponse seule est suffisante pour Descartes

les deux voies doivent ecirctre tenues la prudence (qui affleure dans la premiegravere regravegle de la

morale par provision) indique de srsquoen remettre agrave ces opinions populaires dans lrsquoattente

drsquoun examen de ces choses assureacutement obscures Car par ailleurs un grand nombre de

celles-ci furent deacutecouvertes par quelque ancien sage ayant toute la pureteacute de son seul bon

sens et ainsi livreacutees agrave la tradition oublieuse des raisons de ces trouvailles comme ces

laquo anciennes maisons raquo dont il faudra redeacutecouvrir les laquo titres de noblesse raquo14

Pour le reste ce qui relegraveve de la plus radicale Reacuteveacutelation (et est tout agrave fait

heacuteteacuterogegravene agrave la raison) sera absolument parlant de sens commun dans la mesure ougrave laquo la

connaissance [des Veacuteriteacutes Reacuteveacuteleacutees] ne deacutepend que de la Gracircce (laquelle Dieu ne deacutenie agrave

personne encore qursquoelle ne soit pas efficace en tous) raquo lagrave ougrave laquo les plus idiots et les plus

simples y peuvent aussi reacuteussir que les plus subtils raquo15

11 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68212 Ainsi aux incroyants laquo il nrsquoy a rien agrave redire agrave leur dire non par meacutepris mais parce qursquoils nrsquoont pas le

sens commun Il faut que Dieu les touche raquo (Penseacutees diverses VIII ndash Fragment ndeg 2 6 eacuted Sellier sect662)13 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68214 Recherche AT-X-50415 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-347

ANNEXE 3 142

Annexe 3 Les notions communes

Il a eacuteteacute fait reacutefeacuterence plusieurs fois dans nos deacuteveloppements aux notions

communes Celles-ci occupent une place importante dans la penseacutee du sens commun elles

constituent par excellence la matiegravere premiegravere agrave partir de laquelle laquo le sentiment commun raquo

srsquoeacutelegraveve1 Agrave lrsquoinverse Descartes leur accorde une place plus secondaire laquo il [en] traite

souvent avec quelque deacutesinvolture raquo2 seulement dans la mesure ougrave elles sont des principes

logiques qui structurent notre penseacutee et laquo non pas des choses qui soient hors raquo de cette

derniegravere3

Agrave lrsquoeacutevidence Descartes donne moins drsquoextension que la philosophie du sens

commun aux notions communes qursquoil distingue des notions simples (penseacutee certitude

existence) et geacuteneacuterales (substance dureacutee ordre) et qursquoil considegravere comme eacutetant des veacuteriteacutes

eacuteternelles par oppositions aux veacuteriteacutes contingentes qui elles laquo se rapportent agrave des choses

existantes (veritates contingentes eaelig pertinent ad res existens) raquo4 Lagrave ougrave le sens commun

placera au rang de notions communes lrsquoexistence des corps par exemple Descartes nrsquoy

place que des laquo maximes raquo logiques que personne ne peut ignorer pourvu qursquoil srsquoen

preacuteoccupe La faccedilon dont Descartes envisage les notions communes se singularise agrave deux

niveaux par rapport agrave la philosophie du sens commun

(1) La communauteacute des laquo notions communes raquo est fondeacutee sur lrsquoinneacuteisme5 ndash lagrave ougrave

Buffier deacuteduit cette communauteacute de lrsquoexistence du sens commun lui-mecircme Cependant ce

dernier admet qursquoagrave la confusion pregraves laquo srsquoils entendent [les carteacutesiens] par des ideacutees inneacutees

ce que je veux dire par le sens commun je ne disputerai pas sur un mot raquo6

Malgreacute tout il faut se garder drsquoun rapprochement trop hacirctif comme celui-ci la

tradition du sens commun admet comme premiegraveres veacuteriteacutes des choses fondamentalement

1 laquo Quoi qursquoil en soit si certaines gens nient les premiegraveres notions communes on ne peut avoir dedeacutemonstrations contre eux on ne peut que leur opposer le sens [ie le bon sens ou sens commun] ou lesentiment commun raquo (Claude Buffier Eacuteclaircissement sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes sect50 in Coursde sciences op cit p1444 colonne de droite)

2 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p1073 Principes I 49 AT-IXB-464 Entretien avec Burman AT-VIII-225 laquo Ces notions sont inneacutees crsquoest pourquoi elles sont communes raquo (Henri Gouhier La penseacutee

meacutetaphysique de Descartes op cit p273)6 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect42 in Cours de sciences op cit p567 colonne de

gauche Francisque Bouillier remarque laquo sur la question des principes inneacutees [Buffier] srsquoeacutecarte de Lockepour suivre Descartes raquo (Francis Bouillier laquo Introduction raquo op cit pxiv) Buffier attend par ailleurs descarteacutesiens qursquoils laquo ne [puissent] se dispenser drsquoadmettre avec [lui] le sens commun pour premiegravere regravegle deveacuteriteacute raquo dans la mesure ougrave il accorde de son cocircteacute la theacuteorie des ideacutees inneacutees

ANNEXE 3 143

contingentes par exemple le teacutemoignage des sens7

Agrave lrsquoinverse chez Descartes il est absolument impensable de deacuteriver des sens

quelque notion commune que ce soit Autrement dit au point de vue geacuteneacutetique affirmer

que laquo toutes les communes notions qui se trouvent empreintes en lrsquoesprit tirent toute leur

origine ou de lrsquoobservation des choses ou de la tradition (communes notiones menti

insculptaelig ex rerum observatione vel traditione originem ducunt) raquo8 est on ne peut moins

carteacutesien raison pour laquelle Descartes avait demandeacute agrave Regius de retirer cette thegravese de

ses Fundamenta Physices9 Le cœur de lrsquoargument de Descartes contre une origine

historique ou empirique des notions communes prouve une nouvelle fois qursquoil privileacutegie

une approche rationaliste et non pas empiriste du sens commun (cf supra sect18 sur cette

question en lien avec la theacuteorie carteacutesienne de lrsquoinneacuteisme) En demandant en effet

comment la sensation eacutetant faite de mouvements et ceux-ci eacutetant laquo particuliers raquo les sens

pourraient-ils donner lrsquooccasion de faire naicirctre en nous des notions vraies et universelles10

Descartes rompt avec tout empirisme

Les notions communes sont neacutecessairement inneacutees et pour cette raison comme

toute ideacutee inneacutee est laquo naturellement empreinte en nos acircmes raquo sans que pour autant elle laquo se

preacutesente toujours agrave notre penseacutee (illam nobis semper observari) raquo11 celles-ci sont produites

par un effort de lrsquoacircme effort dans lequel la volonteacute a une part fondamentale12 dans le cas

des notions communes il srsquoagit surtout par le doute de faire en sorte de deacutepartager celles-

ci du brouillard des preacutejugeacutes drsquoopinions et de teacutemoignages des sens dans lequel elles sont

eacutegareacutees (cf supra sect18)

7 Suivant certaines restrictions en effet laquo le teacutemoignage des sens est un genre de premiegravere veacuteriteacute raquo (Traiteacutedes premiegraveres veacuteriteacutes I 18 sect136 in Cours de sciences Ibid p601 colonne de gauche)

8 In programma XIII AT-VIII-3459 Agrave Regius le 23 juillet 1645 AT-V-254256 et Alain de Libera laquo Remarques sur un placard Descartes

contre Regius raquo in J Dutant D Fassio amp A Meylan (eacuted) Liber Amicorum Pascal Engel University ofGeneva 2014 p661-662

10 laquo () omnes enim isti motus sunt particulares notiones vero illaelig universales et nullam cum motibusaffinitatem nullamve ad ipsos relationem habentes raquo (Notaelig in programma quoddam AT-VIII-359) Cetargument sera repris par Maine de Biran contre le traditionalisme de Louis de Bonald en citantexpresseacutement ce texte de Descartes laquo Les arguments de Descartes me semblent eacutegalement srsquoappliquerdrsquoune maniegravere victorieuse agrave la reacutefutation de lrsquoopinion de M de Bonald qui preacutetend aussi deacuteriver toutes lesnotions geacuteneacuterales de la tradition () raquo (Maine de Biran laquo Examen critique des opinions de Monsieur deBonald raquo in Œuvres X-1 eacuted Marc B de Launay Vrin 1987 p24) Nous avons montreacute (supra sect8) quele rapport de Descartes avec la tradition eacutetait cependant moins trancheacute

11 IIIegravemes Reacuteponses AT-VII-189 et AT-IX-14712 Comme le remarque Dan Arbib en deacuteveloppant lrsquoideacutee drsquoun passage de lrsquoimplicite agrave lrsquoexpliciteacute meacutediatiseacute

par lrsquointervention de la volonteacute (Dan Arbib Descartes la meacutetaphysique et lrsquoinfini Puf 2017 p310-313)

ANNEXE 3 144

(2) Ces notions communes ainsi deacutecouvertes nrsquoont chez Descartes qursquoune utiliteacute

tregraves limiteacute et pour ainsi dire instrumentale Ce que Descartes reproche agrave la penseacutee du sens

commun et en particulier agrave Cherbury crsquoest preacutecisement drsquoaccorder trop drsquoimportance agrave ces

notions communes13 on ne peut srsquoappuyer avec une grande certitude sur celles-ci non

parce qursquoelles sont incertaines (au contraire elles sont laquo fort manifestes raquo et peuvent ecirctre

laquo connues de plusieurs tregraves clairement et tregraves distinctement raquo14) mais dans la mesure (a) ougrave

il nrsquoest pas possible de les laquo deacutenombrer raquo15 (b) ougrave lrsquoon risque toujours de laquo prendre

beaucoup de choses pour notions communes qui ne le sont point raquo16 et (c) ougrave ces notions

communes ne pourront jamais nous servir agrave laquo prouver lrsquoexistence de tous les Ecirctres raquo et laquo ne

nous [rendent] raquo ainsi en laquo rien plus savants raquo17

Autrement dit si ces notions communes ou maximes logiques sont implicites dans

une grande partie de nos activiteacutes cognitives (pensons au Cogito qui deacutecouvre

implicitement cette ideacutee selon laquelle Tout ce qui pense existe sans lrsquoavoir agrave aucun

moment preacutesupposeacute18) elles nrsquoont pas de valeur en soi et ne peuvent pas faire lrsquoobjet drsquoun

examen meacutethodique dans la mesure ougrave elles eacutechappent agrave lrsquoimpeacuteratif de deacutenombrement

constitutif de cet examen

Ainsi soit on considegravere comme le fait Buffier qursquoil y a quelque leacutegitimiteacute agrave

confondre les ideacutees inneacutees et les notions communes ce qui srsquoautorise drsquoau moins deux

caracteacuteristiques qursquoelles partagent (a) lrsquoaspect naturel de ces ideacutees (laquo naturalem sive

innatam raquo comme lrsquoeacutecrit Descartes19) (b) la neacutecessiteacute de produire ces ideacutees dans la mesure

ougrave elles se tirent drsquoune laquo disposition naturelle raquo plutocirct que drsquoune preacutesence drsquoembleacutee

effective20 Soit on concegravede que la theacuteorie des notions communes nrsquoest pas un terrain

drsquoentente possible pour Descartes et la philosophie du sens commun

13 Pour ce dernier laquo les notions communes sont en effet agrave la fois les principes de toutes connaissances etpar le biais du consentement universel elles servent de critegravere de veacuteriteacute raquo (Jacqueline Lagreacutee Le Salut dulaiumlc op cit p32)

14 Principes I 50 AT-IXB-4615 Principes I 49 AT-IXB-46 Ce qui est tout agrave fait probleacutematique du point de vue de la meacutethode

carteacutesienne16 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-62917 Agrave Clerselier juin ou juillet 1646 AT-IV-44418 IInd Reacuteponses AT-IX-11019 Notaelig in programme quoddam AT-VIII-35720 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect37 Ibid p566 colonne de droite Francisque Bouiller

remarque laquo le P Buffier donne des veacuteriteacutes premiegraveres et du sens commun preacutecisement la deacutefinition quedonne Descartes des ideacutees inneacutees raquo (laquo Introduction raquo op cit pxiv)

ANNEXE 4 145

Le liegravevre et la tortue illustration de V Foulquier agrave lrsquoeacutedition des Fables (1875)

laquo Eh bien lui cria-t-elle avais-je pas raison De quoi vous sert votre vitesse raquondash La Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo v32-33

laquo Mais que tous ces petits malins [les esprits fortscarteacutesiens] fassent bien attention qursquoils nefinissent pas agrave la faccedilon du liegravevre hacircbleur de lafable qui agrave force de dormir fut deacutepasseacute par latortue raquondash Martin Schoock Admiranda Methodus I 1 eacutedVerbeek 1988 p188

ANNEXE 4 146

Annexe 4 Le liegravevre et la tortue

ou pourquoi emprunter les chemins les plus simples

On a proposeacute de voir dans la peacutedagogie carteacutesienne (chapitre 7) la promotion drsquoune

simpliciteacute propre agrave persuader le sens commun de sa suffisance

Dans un passage du Discours de la Meacutethode qui suit directement celui que nous

avons interpreacuteteacute dans le chapitre 6 Descartes reprend les termes drsquoune ceacutelegravebre fable et

affirme que laquo ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup

drsquoavantage srsquoils suivent toujours le droit chemin que ne font ceux qui courent et qui srsquoen

eacuteloignent raquo1 On se souvient drsquoune tortue allant laquo son train de Seacutenateur raquo (LF v20)2 la

lenteur est constitutive du sens commun dont la tortue est un symbole La meacutethode de

Descartes dont la vocation est ici peacutedagogique a pour finaliteacute de tracer le chemin le plus

droit crsquoest-agrave-dire le plus simple permettant agrave la tortue si ce nrsquoest drsquoarriver avant le liegravevre

(qui figure celui qui a plus drsquoesprit que le commun et qui pour cela mecircme risque toujours

de srsquoeacutegarer par preacutecipitation3) du moins drsquoaller aussi loin que lui

Sur la base de cette lecture alleacutegorique de la peacutedagogie carteacutesienne quatre seacuteries de

remarques permettront de compleacuteter le propos de notre septiegraveme chapitre

(1) La version de la fable qursquoon trouve chez Eacutesope convient bien mieux agrave la

peacutedagogie carteacutesienne En effet chez la Fontaine crsquoest la tortue qui deacutefie le liegravevre

(laquo Gageons dit celle-ci que vous natteindrez point Si tocirct que moi ce but raquo LF v3-4)

cependant que ce dernier srsquointerroge sur le bon sens de ce pari (laquo Si tocirct Ecirctes-vous

sage raquo LF v4) Agrave lrsquoinverse chez Eacutesope et plus en conformiteacute avec la psychologie

carteacutesienne du modeste ce nrsquoest pas la Tortue mais le Liegravevre qui raille (laquo Un liegravevre prit

deacutebat agrave la Tortue Lui reprocha ses pieds tant paresseux raquo E v1-2) La Tortue modeste

fait partie de ceux qui ne peuvent que laquo juger qursquoils sont moins capable raquo4 ce qui est faire

preuve drsquoun authentique bon sens et se mettre ainsi deacutejagrave en route

1 Discours I AT-VI-2 l15-182 Jean de la Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo Les citations extraites des Fables VI 10 de la Fontaine sont

suivies de la mention LF et du vers dans le corps du texte Celles extraites des Fables drsquoEacutesope (ndeg287)sont citeacutees dans la traduction de Gilles Corrozet (1542) qui avait cours au temps de Descartes nouspreacutecisons E suivi du numeacutero du vers

3 La preacutecipitation est crsquoest bien connu une cause fondamentale de lrsquoerreur selon Descartes Elle estreacuteguliegraverement associeacutee agrave la figure du suffisant qui ne peut laquo empecirccher de preacutecipiter [son] jugement raquo etqui srsquoeacutecartant du laquo chemin commun raquo srsquoeacutegare (Discours II AT-VI-15) De mecircme dans La recherche dela veacuteriteacute ce sont ceux qui ont de laquo rares esprits raquo qui sont susceptibles de quitter laquo le grand chemin raquo et cefaisant laquo demeurent eacutegareacutes entre des eacutepines et des preacutecipices raquo (AT-X-497)

4 Discours II AT-VI-15

ANNEXE 4 147

(2) Dans lrsquoAdmiranda Methodus pamphlet anti-carteacutesien de 1643 Martin Schoock

reproche agrave Descartes lrsquoeacutelitisme de sa philosophie son meacutepris pour le laquo menu peuple raquo et sa

volonteacute de tenir laquo eacuteloigneacutees du treacutepied de sa sagesse moult personnes parce qursquoelles

seraient moins favoriseacutees raquo pour ce qui est de lrsquoesprit5 Martin Schook met cependant en

garde Descartes de ce que ces Tortues que sont les esprits faibles pourraient finir par

deacutepasser les carteacutesiens lesquels sont comme dans un songe et pareils agrave ce liegravevre qui

laquo sommeille raquo (laquo pensant avoir gagneacute sa part raquo LF v10-11) et vivent dans un de ces

laquo deacutelires raquo que ne peuvent saisir les laquo simples drsquoesprit raquo6

Si cette preacutesentation a le meacuterite de situer la peacutedagogie carteacutesienne dans le cadre

drsquoune fable qui lrsquoillustre parfaitement Martin Schoock commet un grave contre-sens rien

nrsquoindique que Descartes choisirait comme symbole de sa penseacutee le Liegravevre plutocirct que la

Tortue laquo Ougrave et quand [demande-t-il] mrsquoavez-vous entendu prononcer ces paroles drsquoun air

grave raquo7 Certes Descartes lrsquoaffirme cela est vrai pour une laquo perexiguam et omnium

difficillimam raquo partie de la philosophie celle des premiegraveres parties des Meacuteditations et laquo il

nrsquoen est pas de mecircme de lrsquoouvrage tout entier (non idem de tota esse putandum) raquo8 Et

cependant mecircme les plus difficiles drsquoentre les questions meacutetaphysiques peuvent ecirctre

abordeacutees par le sens commun pourvu qursquoil soit bien conduit et que les chemins les plus

simples lui soient preacutesenteacutes

(3) Drsquoougrave cette troisiegraveme remarque il ne faut pas ceacuteder agrave la laquo confusion entre

simpliciteacute et faciliteacute raquo9 Car Descartes lrsquoaffirme expresseacutement il nrsquoest pas de science drsquoart

ou de connaissance que laquo tous les hommes puissent saisir avec une eacutegale faciliteacute raquo10 Ce qui

ne signifie pas que certains y ont accegraves et pas drsquoautres seulement la simpliciteacute du chemin

ne garantit pas la faciliteacute du parcours en teacutemoigne notre Tortue qui ocircte laquo sa neacutegligence raquo

(E v8) et chez La Fontaine laquo srsquoeacutevertue raquo (LF v21) pour parvenir agrave la fin de la course

5 Martin Schoock Admiranda Methodus in Theo Verbeek La querelle drsquoUtrecht Les impressionnouvelles 1988 p187-188

6 Martin Schoock Ibid p1887 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 (Theo Verbeek eacuted cit p346)8 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 l4-6 (Theo Verbeek eacuted cit p347) Pour laquo le reste de lrsquoouvrage raquo

Descartes pense peut-ecirctre agrave la Meacuteditation VI qui fait largement appel agrave des notions du sens commun et agravelrsquoinstinct naturel (cf supra chapitre 3)

9 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 147 agrave La recherche de la veacuteriteacute eacuted cit p403 Crsquoest une confusionque fait reacuteguliegraverement Poliandre (et qui le megravene souvent agrave lrsquoerreur) il parle ainsi des laquo chemins simpleset faciles raquo Agrave la limite le recourt drsquoEudoxe agrave la faciliteacute peut avoir pour finaliteacute de rassurer Poliandre surses capaciteacutes agrave reacutesoudre mecircme les questions les plus difficiles Et de maniegravere geacuteneacuterale il semble queDescartes cegravede souvent agrave cette confusion pour des raisons peacutedagogiques

10 laquo Quae enim scientia quae disciplina quae ars tam facilis ut ejus omnes sint capaces raquo (Ad VœtiumIII AT-VIII2-36 l9-10)

ANNEXE 4 148

Il faut noter cependant sur ce point une certaine eacutevolution dans la penseacutee de

Descartes dans les Regulaelig les natures simples sont connues par elles-mecircmes et laquo si

facilement qursquoil nous suffit pour cela de participer de la raison (tam facile ut ad hoc

sufficiat nos rationis esse participes) raquo autrement dit drsquoavoir son seul bon sens11 alors que

dans les Meacuteditations par exemple lrsquoinsistance est mise sur la neacutecessiteacute de rompre avec les

preacutejugeacutes (opeacuteration difficile srsquoil en est ) pour atteindre ces choses simples Cependant que

les choses simples soient plus facile agrave concevoir que les choses obscures crsquoest ce qui

restera une thegravese fondamentale du carteacutesianisme

(4) Sur cette base il est donc possible de distinguer deux bon sens dont lrsquoun est

celui drsquoEudoxe et lrsquoautre celui de Poliandre Ce dernier possegravede le bon sens laquo dans sa

forme absolument native raquo12 et crsquoest pour cette raison que modestement il ne srsquoattribue

qursquolaquo un peu de bon sens (tantillum sani sensus) raquo13 Eudoxe quand agrave lui ne fait pas preuve

de beaucoup de modestie mais assure qursquoil va gracircce au seul sens commun deacutecouvrir

toutes les veacuteriteacutes les plus importantes il laquo repreacutesente le bon sens absolument maicirctre de ce

qursquoil peut raquo14

Drsquoun cocircteacute donc la Modeste Tortue drsquoEacutesope qui deacutefieacutee mise agrave lrsquoeacutepreuve comme

lrsquoest Poliandre avance peu agrave peu laquo jusqursquoougrave peut aller le sens commun (quo usque sanus

sensus progredi possit) raquo et fini par se surprendre elle-mecircme15 ndash Tortue de La Fontaine

drsquoautre part sucircre drsquoelle-mecircme et de ses forces qui est telle Eudoxe srsquoexclamant sur un air

de deacutefi laquo je preacutetends que le sens commun suffit raquo16

11 Regravegle XII AT-X-419 La rupture avec les preacutejugeacutes nrsquoest cependant pas absente des Regulaelig12 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 eacuted cit p35213 Recherche AT-X-514 l2314 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibidem Autrement dit lrsquoun a le bon sens laquo dans son exercice pleacutenier

lrsquoautre agrave lrsquoeacutetat natif raquo15 Recherche AT-X-521 et AT-X-514 laquo Admiratione hoc me percellere profecto fatero raquo16 Recherche AT-X-518

BIBLIOGRAPHIE 149

BIBLIOGRAPHIE

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Gallimard-Tel 2009- (abreacuteviation BK suivi du tome et de la page) Nous utilisons cetteeacutedition pour la nouvelle traduction des Regulaelig et autres eacutecrits de jeunesse (vol 1 paru en2016) ainsi que pour lrsquoincomparable appareil critique (introduction notes etc)

Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 2 vol 1691

Nous avons eacutegalement eacutetudieacute Descartes agrave partir des eacuteditions suivantes de textes seacutepareacutes Reneacute Descartes Meacuteditations Meacutetaphysiques Objections et Reacuteponses preacutesentation M Beyssade et

J-M Beyssade 1979 GF eacutedition revue et corrigeacutee en 2011Reneacute Descartes Eacutetude du bon sens La recherche de la veacuteriteacute et autres eacutecrits de jeunesse (1616-

131) eacutedition preacutesentation et notes par V Carraud et G Olivo Puf 2013Reneacute Descartes Les Passions de lrsquoAcircme eacuted G Rodis-Lewis avant-propos de D Kambouchner

Vrin 2010Reneacute Descartes Regravegles utiles et claires pour la direction de lesprit et la recherche de la veacuteriteacute

annotations conceptuelles par Jean-Luc Marion La Haye 1977Reneacute Descartes Entretien avec Burman trad Charles Adam du Manuscrit de Goumlttingen Paris

1937 Reneacute Descartes Lettres agrave Regius eacuted G Rodis-Lewis Paris Vrin 1959

Ainsi que pour les textes de la querelle drsquoUtrecht et en particulier lrsquoAdmiranda Methodus de MartinSchoock Theo Verbeek La querelle drsquoUtrecht Les impression nouvelles 1988

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Claude Buffier Cours de sciences sur des principes nouveaux et simples pour former le langagelesprit et le cœur dans lusage ordinaire de la vie Paris 1732 Nous nous reacutefeacuterons parfois agravenotre Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude Buffier Travail drsquoEacutetude et deRecherche dir D Kambouchner 2016 ainsi qursquoaux Eacuteleacutements de meacutetaphysique Paris 1725

Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblabledu possible et du faux Paris 1639

Emmanuel Kant Gesammelte Schriften Akademie Textausgabe 1902-1983 2egraveme eacutedition 9 volBerlin W de Gruyter 1968 (abreacuteviation Ak) Les trois Critiques comme les Proleacutegomegravenessont citeacutees dans lrsquoeacutedition de Ferdinand Alquieacute Gallimard 1985 Pour lrsquoAnthropologie drsquounpoint de vue pragmatique nous citons la traduction de M Foucault Vrin 2002 (8egraveme tirage)

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Blaise Pascal Penseacutees eacuted Sellier Classique de Poche 2000 Nous nous reacutefeacuterons eacutegalement au sitewwwpenseesdepascalfr pour la consultation des textes originaux et les commentaires Pourles (rares) excursions hors des Penseacutees Œuvres complegravetes eacuted L Brunschvicg 14 vol 1923(2egraveme eacutedition) et eacutegalement De lrsquoesprit geacuteomeacutetrique et autres textes eacuted A Clair GF 1985

Thomas Reid Essays on the intellectual power of mind Eacutedimbourg 1785 La traduction disponibleen franccedilais reacuteimprimeacutee chez lrsquoHarmattan date de 1844 et nrsquoest pas fiable Nous traduisonssysteacutematiquement

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Rome 1882 sqAntoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou lrsquoArt de Penser Paris 1662Aristote De lrsquoAcircme trad R Bodeacuteuumls GF 1993Eacutetienne de la Boeacutetie Œuvres Complegravetes eacuted P Bonnefon et G Gounouilhou J Rouam amp cie 1892Jacques-Beacutenigne Bossuet De la connaissance de Dieu et de soi-mecircme 1722 Fayard 1990Pierre Charron De la sagesse Bordeau 1601 et 1604Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle trad T Rageot et B Schloezert Vrin

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moderne trad P Garniron Vrin 1985 et Tome 5 La philosophie du moyen-acircge tradP Garniron Vrin 1978 ainsi que Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit trad B Bourgeois Vrin2006

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sous la direction de Denis Kambouchner 2016 Lrsquoauteur de ce TER nous a communiqueacute lesreacutesultats de ses recherches sur les objections du Pegravere Bourdin qursquoil en soit ici remercieacute

Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted Pluriel 2012Pierre Dardot et Christian Laval Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle La

Deacutecouverte 2014Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et reacutevolutionnaire sous Louis XIV

Julliard 1965Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012Nicolas Grimaldi laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo in Eacutetudes carteacutesiennes Dieu le

temps la liberteacute Vrin 1996Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo res literaria raquo de la Renaissance au seuil de

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commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 Cet ouvrage lrsquoun des rares agrave ecirctre entiegraverement consacreacuteau sens commun ne traite que peu de Descartes et pecircche par son aspect doxographique tregravesmarqueacute ainsi que quelques un de ses partis pris

Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936Denis Moreau Descartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de Reneacute Descartes Presses universitaires de Lille

1994

23 Articles ou parties drsquoouvrageslaquo Europeans science and technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne

ndeg224 2005Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p111-118Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes

et le moyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesienl Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry

Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin1988

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Descartesrsquo Buffiers und Reid raquo Zeitzschrift fuumlr philosophische Forschung Bd 23 H 2 Aprndash Jun 1969 p177-198

3 Sciences et litteacuteratureJean-Louis Guez de Balzac Œuvres Paris chez Louis Billaine 1655 2 vol Ainsi que Le Barbon

chez Jean Guignard Paris 1663Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990Fedor Dostoiumlevski LrsquoIdiot trad G Arout Le livre de Poche 1994Albert Einstein La Relativiteacute Payot 2001Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacuted Gallimard Folio Classiques 1970Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle trad franccedilaise de 1759 par Eacutemilie

du ChacircteletRaymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 2002

INDEX 155

INDEX NOMINUM

Avant 1900

Aristote 10 14 16 17 20 3775 108

Arnauld A 89 90Avicenne 17

Bacon F 8 70 72 75 79 110Baillet A 34 113Bergerac C de 82 83Bossuet J-B 23Bouillier F 33 142 144Bourdin P 28 38 39Brochard V 59Buffier C 4 6 8 23 28 33 35

36 44 45 46 48 5152 63 76 80 130 132 142 144

Burman 90

Ciceacuteron 58Charron P 3 54 139 140Cherbury H De 31-33 37 44 45 47

119 144Comte A 110Condillac Eacute 73Copernic N 71 82Cues N De 118-120

Darwin C 38 71Descartes R passimDostoiumlevski F 112 122 123 125

Eacutelisabeth 47 50 57 58 66Eacutesope 145-148

Flaubert G 72 122

Galileacutee G 69 80 81Garasse F 139 140Gassendi P 13 57 128Guez de Balzac J-L 39 40 59 125

Hamilton W 8 47Hegel GWF 3 5 6 65 99 125Heacuteraclite 79Hobbes T 96drsquoHolbach P 139Hume D 48

Juveacutenal 9 89 127

Kant E 54 62-65 78 107 129 136

La Boeacutetie Eacute de 9La Fontaine J 145-148La Mothe F De 10 11 59 136Leibniz GW 8 25 26 29 30 32

33 38 45 46 71 7980 127 135

Malebranche N 23 51 102Marx K 130 131Montaigne M De 3 8 9 43 44 54 85-

88 90 91 95 100 107 109 114 118

Newton I 42 70Nicole P 89 90Nietzsche F 5 26

Pascal B 8 26 28 29 38 48 52 80 109 123 140141

Platon 38 108Pollot A 60 66

Rabelais F 9 46 62Reid T 4 8 33 70 73 76

83 92 132Rembrantsz D 113

Schoock M 147Seacutenegraveque 57-59

Thomas drsquoAquin 47Tycho Braheacute 82

INDEX 156

Apregraves 1900

Alain 3 93 94 109Alquieacute F 25 26 49 50 53 63

71 81 83 98 110 111 117 127

Andrault R 16Arbib D 143Armogathe J-R 16 19 20 56 98Armour L 114

Bachelard G 70 74Belaval Y 28 29 45 98Beyssade J-M 17-19 21-23 98 117Bourdieu P 60Brecht B 69Brugegravere 31 44Buzon F de 78

Cardinal S 125Carraud V 102 136-138 147

148Cassirer E 123Changeux J-P 15Chareix F 80 82Chastaing M 52Chestov L 123 124 125

Dardot P 20Deleuze G 5 6 8 112 118-125

133Denissoff Eacute 84 85 88-91 95Derrida J 117Duhem P 69 80 81

Einstein A 83

Faye E 108 109Foucault M 115 117 120Frankfurt HG 77 109 115 116Fumaroli M 9

Gajano A 107 108Geertz C 55 127Gilson Eacute 12 47 67 85-91 94

95 104-106Ginoux I 124Giocanti S 11

Gouhier H 27 29 30 49 51 114 119 121 140 142

Gramsci A 126 127 130Grimaldi N 66Guenencia P 128-130 133Gueroult M 5 77 78 118 139

Hallyn F 34 36Heidegger M 50 103-104

Ipperciel D 39

James W 29 37 38Jardine DW 103

Kahn P 104Kambouchner D 22 24 35 36 48 50

54 55 61 63 77 99100 106 109 114 116 128 133

Koyreacute A 69 79 127Kobayashi M 74

La Chariteacute R C 9Lagreacutee J 31 32 37 144Lalande A 1387Laporte J 32 48 52 65 91 93

95 131 142Laval C 20Libera A de 143Livi A 8 15 132

Marcil-Lacoste L 84 91 92 94 115Marion J-L 17 18 20 21 67 74Mehl E 54 58 96 110Mesnard P 68Milhaud G 75Moreau D 106 130Morris J 23 43 44 46

Olivo G 102 136-138 147148

Peacuteguy C 78Perrin C 104Politzer G 84

Queneau R 95 96

INDEX 157

Quillien J-P 34

Robinet A 42 43 51 56Rodis-Lewis G 15 16 39 54 55 61

64 66 68 98 99 123

Sartre J-P 24Strasser J 35 36 45 51

SOMMAIRE 158

SOMMAIRE

INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES 3

sect1 Une facette philosophique 3

sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze 5

sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration du sens commun depuis le XVIegraveme 8

sect4 Approche lexicale 11

1) CORPS 14

sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique 15

sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations 19

sect7 Deux possibiliteacutes de transition 22

2) HISTOIRE 25

sect8 Preacutejugeacutes et barbares 26

sect9 Le consentement universel 31

sect10 Orthodoxie du sens commun 34

3) NATURE 42

sect11 Le sens commun et les deux Natures 43

sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu 48

4) MORALE 54

sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore 56

sect14 Se concilier avec le sens commun 60

sect15 Bon sens et sagesse 65

5) SCIENCE 69

sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales 71

sect17 Continuisme et sciences cardinales 75

sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun 79

SOMMAIRE 159

6) EacuteGALITEacute 84

sect19 Au milieu du texte avec Montaigne 85

sect20 Agrave la marge dans la confidence 89

sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique 92

7) PEacuteDAGOGIE 98

sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie 99

sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits 103

sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme 107

8) PERSONNAGES 112

sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs 113

sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou la querelle de la folie

sous lrsquoangle du bon sens 115

sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues 118

sect28 Descartes en Russie devenu fou 122

CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN 126

sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation 126

sect30 Pour un rationalisme du sens commun 132

ANNEXES 126

Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute 135

Annexe 2 Religion et sens commun 139

Annexe 3 Les notions communes 142

Annexe 4 Le liegravevre et la tortue ou

pourquoi emprunter les chemins les plus simples 146

BIBLIOGRAPHIE 149

INDEX NOMINUM 155

SOMMAIRE 158

Page 2: Descartes, philosophie et sens commun

Louis ROUQUAYROL

DESCARTES

PHILOSOPHIE ET SENS COMMUN

Meacutemoire de Master 2 en Histoire de la Philosophie

(sous la direction de Denis KAMBOUCHNER)

Universiteacute Pantheacuteon-Sorbonne (Paris I)

UFR de Philosophie

Anneacutee acadeacutemique 2016-2017

1

laquo Et enfin jrsquoy apporte toutes les raisons desquelles on peutconclure lrsquoexistence des choses mateacuterielles non que je lesjuge fort utiles pour prouver ce qursquoelles prouvent agrave savoirqursquoil y a un monde que les hommes ont des corps etautres choses semblables qui nrsquoont jamais eacuteteacute mises endoute par aucun homme de bon sens (de quibus nemounquam sanœ mentis seria dubitavit) raquondash Reneacute Descartes laquo Abreacutegeacute des six meacuteditationssuivantes raquo Meacuteditations Meacutetaphysiques AT-IX-12 et AT-VII-16

Don Quichotte et Sancho Panza Honoreacute DaumierVers 1855 huile sur panneau de checircne (National Gallery Londres)

2

Remarque preacuteliminaire

Nous citons les textes de Descartes dans lrsquoeacutedition de ses Œuvres par Charles Adam et PaulTannery Les reacutefeacuterences sont reporteacutees en note de bas page AT-X-y signifie eacuteditionAdam-Tannery volume X page y Lorsque cela nous a sembleacute neacutecessaire nous avonspreacuteciseacute la ligne Toutes les reacutefeacuterences bibliographiques sont preacuteciseacutees dans la sectionpreacutevue agrave cet effet en fin de volume

INTRODUCTION 3

INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES

laquo Nous ne saurions oublier pour notre part que la premiegravereligne eacutecrite par un philosophe dans notre langue nationaleest un appel au bon sens raquondash Leacuteon Brunschvicg Spiritualisme et Sens Commun 1897

sect1 Une facette philosophique

En lisant les pages qui vont suivre on pourrait ecirctre tenteacute de se demander si leur

auteur nrsquoavait pas le projet mesquin de peindre un immense philosophe moins grand qursquoil

ne le fut Il est certain que lrsquoon ne trouvera point chez notre Descartes les traits drsquoun

laquo heacuteros raquo comme dans le portrait de Hegel1 Quand agrave celui de Franz Hals nous ne lui

ferons pas dire ce qursquoil nrsquoa pas dit bien qursquoAlain ait cru le lire dans ses yeux2 Est-ce agrave dire

que nous sommes insensibles agrave ce qursquoil y a chez Descartes de superbe Ce que lrsquoon va lire

bientocirct il est vrai ne parlera pas de Dieu de lrsquoacircme de la conscience ou de lrsquoessence de la

liberteacute Nions-nous cependant que Descartes en fasse le cœur de sa penseacutee Agrave aucun

moment Mais celui qui se tait nrsquoest-il pas coupable

Disons-le une fois pour toutes si nous ne traitons pas ces matiegraveres ici crsquoest

qursquoelles ne nous inteacuteressent pas Ou du moins pas pour le portrait que nous allons donner

dans les pages qui viennent Un portrait au crayon auquel il manquera les couleurs mais la

facette que nous mettrons ainsi en avant en laquo ombrageant les autres raquo ne sera pas tout agrave fait

la moins importante3 Autrement dit crsquoest agrave un art de peindre carteacutesien que nous

emprunterons notre inspiration

1 Ou du moins ce portrait tel qursquoil est geacuteneacuteralement vu de loin Hegel avec une grande peacuteneacutetration eacutecrit eneffet juste apregraves la trop fameuse phrase sur lrsquoheacuteroiumlsme du commencement radical laquo lrsquoinfluenceconsideacuterable que Descartes a exerceacute sur son eacutepoque et sur la formation de la philosophie en geacuteneacuteral tientprincipalement agrave la maniegravere libre et simple et en mecircme temps populaire par laquelle eacutecartant toutepreacutesupposition il est parti de la penseacutee populaire elle-mecircme et des propositions tout agrave fait simple () raquo(GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne tradP Garniron Vrin 1985 p1384) Passage agrave comparer drsquoailleurs avec ce qui est dit de Montaigne etCharron dont les laquo eacutecrits populaires raquo ne peuvent ecirctre consideacutereacutes comme laquo de la philosophie veacuteritable raquo laquo ils sont plutocirct du domaine du bon sens raquo (Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 5 Laphilosophie du Moyen-Acircge trad P Garniron Vrin 1978 p1145)

2 laquo Son œil ironique semble dire ldquoEncore un qui va se tromperrdquo raquo (Alain Histoire de mes penseacutees 1936in Les Arts et les dieux Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade p 181)

3 Discours VI AT-VI-4142

INTRODUCTION 4

Nous espeacuterons ainsi mettre en lumiegravere un facette qui montrera que Descartes fut

sinon un penseur du sens commun ndash du moins qursquoil en fit un problegraveme philosophique mais

encore un problegraveme en un sens tout agrave fait nouveau

Nous tacirccherons de ne jamais surestimer cet aspect sous preacutetexte que personne ne lrsquoa

encore suffisamment envisageacute ndash tendance agrave laquelle sont confronteacutes tous ceux qui ayant

deacutecouvert une petite veacuteriteacute voudraient en faire une grande Car il nous faudra reconnaicirctre

que le sens commun agrave quelques exceptions pregraves est theacutematiseacute marginalement chez

Descartes (crsquoest-agrave-dire litteacuteralement dans les marges de ses grands textes) et crsquoest

pourquoi il sera souvent neacutecessaire de marquer ce qui chez lui est parfois probleacutematique

ou insuffisant du fait mecircme de cette marginaliteacute pour in fine proposer des chemins sucircrs et

coheacuterents pour une philosophie du sens commun

Pourquoi degraves lors choisir Descartes Crsquoest qursquoil est sans doute le premier grand

penseur agrave srsquointerroger aussi reacuteguliegraverement et profondeacutement sur des problegravemes qui

inteacuteressent la philosophie du sens commun sa dimension morale et politique lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique son rapport au deacuteveloppement des sciences au consentement universel ou

aux preacutejugeacutes etc Mais ce qui le rend encore plus inteacuteressant crsquoest qursquoen deacutepit de ce souci

constant du sens commun Descartes nrsquoa jamais rien eacutecrit qui fut systeacutematique sur ces

sujets crsquoest pourquoi il lui arrive de se contredire ou de nrsquoen pas dire assez pour se rendre

tout agrave fait coheacuterent et intelligible Le sens commun est chez lui toujours un aspect qui

risque drsquoentrer dans la peacutenombre peacutenombre du commencement radical du doute de la

rupture avec les preacutejugeacutes et les opinions communes La facette qui nous inteacuteresse a ainsi

bien plus souvent eacuteteacute plongeacutee dans lrsquoombre que mise systeacutematiquement en lumiegravere ndash et

pour cause Descartes nrsquoest pas Buffier ni Reid ou Moore autrement dit il ne possegravede en

aucune maniegravere une philosophie du sens commun Il ouvre plutocirct des voies tregraves

nombreuses que nous emprunterons chacune en son lieu et srsquoil ne va pas toujours au bout

de la route crsquoest qursquoainsi est faite sa peacutedagogie qursquoil lui suffit de laquo tracer le chemin raquo de

nous y mener pour quelques pas et de faire en sorte que nous nrsquoayons plus qursquoagrave le

laquo suivre raquo deacutesormais4

Crsquoest pourquoi si lrsquoon veut deacutegager des principes nouveaux pour une philosophie

du sens commun crsquoest avec Descartes qursquoil faut se mettre marcher plutocirct qursquoavec les

4 laquo () in posterum viam tantum quam ingredi debes tibi sum commonstraturus raquo Recherche de la veacuteriteacutepar la lumiegravere naturelle AT-X-518 et pour la traduction depuis le neacuteeacuteerlandais eacuted Carraud et Olivo Puf2013 p297 (pour la faccedilon dont nous consideacuterons la Recherche de la veacuteriteacute dans le corpus carteacutesiencf infra sect3) Nous donnerons par ailleurs une preacutesentation plus deacutetailleacutee de la peacutedagogie carteacutesienne icieacutevoqueacutee dans le chapitre 7

INTRODUCTION 5

Eacutecossais ou les Analytiques nous serons ainsi plus libres tout en faisant deacutecouvrir un

Descartes qui nrsquoest pas celui que lrsquoon connaicirct habituellement5 de faire de la philosophie

Pour cela il nous faudra donc poursuivre des chemins seulement entrrsquoouverts et ce

faisant parfois lire laquo entre les lignes [du] philosophe raquo afin que sa laquo conviction

(Uumlberzeugung) raquo finisse par laquo monter sur scegravene raquo6 Ce que nous indiquera cette lecture

sera qursquoil y a chez Descartes sinon la laquo conviction raquo drsquoune adeacutequation de sa penseacutee avec

les sens commun du moins une certaine preacuteeacuteminence philosophique de celui-ci Crsquoest

donc sur les pas drsquoun homme qui avoue deux fois que ses opinions sont laquo si simples et si

conformes au sens commun raquo7 que nous nous lanccedilons ici

sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze

Mais avant il nous faut solder une dette en reconnaissant que Gilles Deleuze le

premier a systeacutematiquement preacutesenteacute Descartes comme lrsquoauteur drsquoune penseacutee du sens

commun Bien que nrsquoayant jamais consacreacute agrave ce dernier le moindre ouvrage en deacutepit de

son inteacuterecirct pour lrsquoacircge classique il a essaimeacute dans son œuvre quelques remarques8 qui si

elles ne font guegravere eacutetat drsquoune quelconque sympathie pour notre auteur sont parmi celles

qui affirment avec le plus de force lrsquointeacuterecirct de lire Descartes avec les yeux du sens

commun Avec Deleuze donc nous reacute-affirmons cette possibiliteacute de lecture dont nous

chercherons agrave donner un certain nombre drsquoattestations

Si parmi les lecteurs de Descartes les premiers agrave proposer une telle piste furent les

philosophes du sens commun eux-mecircmes (au XVIIIegraveme) crsquoest Hegel qui en historien de la

5 En cela nous nous opposerons peut-ecirctre agrave laquo lrsquoideacutee traditionnelle que lrsquoon srsquoest faite de Descartes raquo celleque voulait restituer Martial Gueroult (Descartes selon lrsquoordre des raisons I Aubier 1953 p13)Nonobstant le caractegravere embrouilleacute de la place du sens commun dans la philosophie de Descartes nousaurons agrave remarquer que les commentateurs dans leur grande majoriteacute ont tregraves largement recouvert lapossibiliteacute de poser correctement cette question Non seulement la confusion est grande car peu drsquoentreeux se sont pencheacutes sur les significations du laquo sens commun raquo chez Descartes mais eacutegalement car ungrand nombre considegravere que la philosophie de Descartes est au-delagrave de tout deacutetail une laquo reacutefutation de lathegravese du sens commun raquo (Ibid p167) Nous aurons lrsquooccasion de rendre compte par la suite de certainesde ces meacuteprises et par contraste de la clairvoyance de certains commentateurs sur ces questions

6 Friedrich Nietzsche laquo Des preacutejugeacutes des philosophes raquo Par-delagrave bien et mal sect3 et sect8 Gallimard tradC Heim 1971

7 Discours VI AT-VI-77 et Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-3278 Les jalons de la lecture deleuzienne sont les suivants 1) Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 chapitre III 2) le

cours du 02121980 sur Spinoza disponible sur Internet (httpwww2univ-paris8frdeleuzearticlephp3id_article=131) 3) (avec Feacutelix Guattari) Qursquoest-ce que la Philosophie chapitres 2 et 3 1991

INTRODUCTION 6

philosophie a assureacute (ouvrant ainsi la voie agrave Deleuze) qursquoen deacutepit drsquoune tentative de

commencement radical Descartes a reconduit tout une seacuterie de preacutesupposeacutes en faisant

intervenir laquo dans la meacutetaphysique () de la maniegravere la plus naiumlve les raisonnements les

plus empiriques agrave partir de raisons drsquoexpeacuteriences de faits de pheacutenomegravenes raquo ordinaires9

Degraves Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Deleuze eacutetudiait cet ensemble de preacutesupposeacutes inavoueacutes en lui

donnant un nom que lrsquoon ne trouvait pas encore chez Hegel le sens commun ou la penseacutee

naturelle La philosophie carteacutesienne aurait donc un laquo preacutesupposeacute implicite raquo celui du

laquo sens commun comme cogitatio natura universalis raquo10 elle serait roturiegravere en son fond

de telle sorte que laquo la philosophie ne [puisse] aller plus loin ni dans drsquoautres directions que

le sens commun lui-mecircme ou ldquola raison populaire communerdquo raquo11

Avant de revenir agrave lrsquoanalyse deleuzienne dans notre dernier chapitre

(laquo Personnages raquo) nous deacutevelopperons cependant cette intuition sans Deleuze pour deux

raisons qursquoil nous semble essentiel drsquoexposer ici (1) Drsquoabord la poleacutemique contre le sens

commun (et sa dimension presque politique chez Deleuze) ne nous concerne pas et eacutetant

venus agrave Descartes apregraves avoir eacutetudieacute la penseacutee de Claude Buffier12 nous pensons au

contraire que la philosophie a tout inteacuterecirct agrave srsquointerroger sur le laquo sens commun raquo et les

rapports qursquoelle entretient (ou doit entretenir) avec lui Nous nous garderons donc drsquoavoir

des preacutejugeacutes contre le sens commun

(2) Des raisons meacutethodologiques nous contraignent eacutegalement agrave nous eacuteloigner de la

lecture de Deleuze Pour ce dernier en effet le sens commun est lrsquoobjet drsquoun preacutejugeacute

inavoueacute tout agrave la fois laquo dans lrsquoombre raquo et laisseacute sur un plan laquo preacutephilosophique raquo

preacutesupposeacute par la philosophie13 Nous montrerons preacutecisement le contraire agrave savoir que le

sens commun nrsquoest pas cacheacute (ce qui suppose de lire preacutecisement les textes) mais constitue

bien au contraire une constante de penseacutee laquelle fait par ailleurs lrsquoobjet drsquoune

eacutelaboration philosophique diverse et multiforme Au soupccedilon drsquoune preacutesupposition

toujours dans lrsquoombre nous preacutefeacuterons donc lrsquoideacutee nietzscheacuteenne drsquoune laquo conviction raquo qui

monte parfois sur la scegravene ndash ce qui suppose pour la deacutecouvrir en pleine lumiegravere un fin

9 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 Ibid p143510 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17111 Gilles Deleuze Ibid p178 et GWF Hegel op cit p1384 pour le rapport avec la penseacutee populaire12 Claude Buffier (1661-1737) pegravere jeacutesuite et philosophe peut ecirctre consideacutereacute comme le vrai fondateur de la

philosophie du sens commun Cf notre Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude BuffierTravail drsquoEacutetude et de Recherche p10-11 et p61-69 sur le rapport avec Descartes Cf aussi FrancisqueBouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du pegravere Buffier Charpentier Paris 1843

13 Gilles Deleuze Ibid p172 Certes Descartes ombrage comme il lrsquoavoue du reste lui-mecircme ndash maisjustement pas son rapport au sens commun

INTRODUCTION 7

repeacuterage textuel qui la saisisse agrave chaque fois qursquoelle surgit pour lrsquointerroger sans relacircche

Pour autant cela ne signifie pas que cette laquo conviction raquo carteacutesienne ne soit pas parfois

inexpliciteacutee ou embrouilleacutee ndash et cependant elle a laisseacute dans son œuvre de tregraves nombreuses

traces qui srsquoexpriment de multiples faccedilons agrave diffeacuterents niveaux drsquoanalyse et avec une

grande complexiteacute Crsquoest pourquoi du point de vue meacutethodologique il apparaicirct que lrsquoeacutetude

de lrsquoœuvre nous renseignera mieux que la preacutesupposition sans attestation textuelle

deacuteterminante drsquoun preacutejugeacute inavoueacute chez Descartes

Pour que ce retour au texte soit pertinent il nous fallait suivre une meacutethode propre agrave

mettre en lumiegravere la complexiteacute dont il vient drsquoecirctre question et ce faisant agrave saisir les

manifestations eacuteparpilleacutees du sens commun Pour cette raison nous avons fait le choix de

consacrer chaque chapitre agrave un niveau diffeacuterent drsquoapparition et de probleacutematisation du sens

commun chez Descartes Ainsi le premier se situe sur le plan du laquo Corps raquo et rend compte

de la techniciteacute physiologique du sens commun meacutedieacuteval le second analyse les diverses

articulations possibles avec lrsquolaquo Histoire raquo pour chercher agrave comprendre le rapport entre la

philosophie carteacutesienne et laquo les plus anciennes opinions raquo que le sens commun nous a

livreacute le troisiegraveme eacutelucide le rapport entre le sens commun et la laquo Nature raquo (autant la

lumiegravere naturelle que lrsquoimpetus naturalis) le quatriegraveme se deacuteveloppe au niveau de la

laquo Morale raquo carteacutesienne le cinquiegraveme eacutepouse le plan de la laquo Science raquo et envisage une

(im)possibiliteacute drsquoun scheacutema de rupture eacutepisteacutemologique le sixiegraveme considegravere les reacutequisits

du postulat de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens ou de la laquo Raison raquo dans le Discours de la meacutethode le

septiegraveme srsquoattache agrave deacutemontrer que la laquo Peacutedagogie raquo de Descartes est agrave la mesure du sens

commun enfin le huitiegraveme eacutetudie les laquo Personnages raquo qui traversent la penseacutee de

Descartes (le paysan lrsquohonnecircte homme lrsquoidiot le fou) et les caracteacuterise comme membres

drsquoune assembleacutee du sens commun

Agrave chaque chapitre quelques textes de premiegravere importance (relativement agrave notre

sujet mais pas toujours consideacutereacutes comme tel) sont invoqueacutes agrave partir desquels drsquoautres

qui peuvent sembler secondaires pour nous font lrsquoobjet drsquoune relecture agrave la lumiegravere de

notre hypothegravese Ainsi on privileacutegiera une approche intensive de quelques passages

disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre (et geacuteneacuteralement sous-commenteacutee) en vue de deacutegager des nœuds

probleacutematiques des formes argumentatives des laquo convictions raquo et parfois mecircme des

preacutesupposeacutes sous-jacents Ce faisant par recomposition on pourra formuler certaines

thegraveses geacuteneacuterales agrave partir drsquoautres indications dans lrsquoœuvre de Descartes Agrave chaque chapitre

INTRODUCTION 8

donc ses textes fondamentaux agrave eacutelucider (agrave lrsquoexception des chapitres 1 et 8 qui adoptent

une strateacutegie de laquo survol raquo assumeacutee) parfois avec lrsquoaide des commentateurs plus souvent

encore avec celle de penseurs qui eurent une influence directe sur Descartes (Bacon ou

Montaigne) qui furent influenceacutes par lui (Pascal ou Leibniz) ou qui parce qursquoils

appartiennent agrave la philosophie du sens commun (Buffier ou Reid) peuvent nous aider agrave

mieux comprendre ce qui chez Descartes est en germe Pour se guider un peu dans ces

sentiers carteacutesiens au fond assez peu deacutefricheacutes nous proposerons dans le sect3 un eacutetat des lieu

chronologique et dans le sect4 une cartographie lexicale du problegraveme pour tacher par la suite

de ne pas nous perdre

On espegravere ainsi que lrsquoon aura donneacute agrave la penseacutee carteacutesienne du sens commun une

formulation suffisamment geacuteneacuterale pour couvrir certains grands problegravemes philosophiques

et suffisamment preacutecise pour rendre compte des diffeacuterents deacutetails disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre

de Descartes et qui pourraient permettre de donner une nouvelle approche de sa penseacutee

ndash mecircme si lrsquoeacuteclatement qui caracteacuterisera notre propos risquera toujours de compromettre

lrsquouniteacute de cette approche Car contrairement agrave Deleuze nous ne chercherons pas agrave dessiner

une Image de la penseacutee laquelle risquerait trop univoque drsquoeffacer la complexiteacute propre

au problegraveme qui nous preacuteoccupe

sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration de la notion depuis le XVIegraveme siegravecle

Avant drsquoen venir agrave notre propos quittons un instant encore Descartes pour se faire

une ideacutee de ce que lrsquoon entend au XVIIegraveme siegravecle par laquo sens commun raquo Il est impossible ici

de proposer autre chose qursquoun simple aperccedilu des emplois de cette notion neacutecessairement

arbitraire et incomplet avec le seul objectif de donner agrave penser les conditions dans

lesquelles il est possible drsquoenvisager et drsquoemployer le laquo sens commun raquo agrave lrsquoeacutepoque ougrave

Descartes eacutecrit14

14 On se reportera avec profit au releveacute monumental de William Hamilton (1788-1856) philosophe eacutecossaisde lrsquoeacutecole du sens commun Dans une perspective nettement eacuteclectique il prouve laquo lrsquouniversaliteacute raquo de laphilosophie du sens commun et sa preacutesence chez tous les auteurs classiques Cf Note A on thephilosophy of common sense (en particulier les points V et VI) in Thomas Reid Philosophical WorksGeorg Olms Verlag 1983 p755-803 On peut eacutegalement lire agrave ce sujet lrsquoeacutetude seacutemantique et historiquedrsquoAntonio Livi plus en survol dans lrsquolaquo Introduction raquo agrave son livre Filosofia del senso comune 1990 tradfr F Livi et D Luglio Philosophie du sens commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 p13-31

INTRODUCTION 9

La lecture drsquoun vieux dictionnaire de langue franccedilaise du XVIegraveme siegravecle nous indique

en effet qursquoagrave lrsquoeacutepoque si on utilise deacutejagrave la tournure laquo il a perdu le sens raquo (comme on dit de

quelqursquoun qursquoil est laquo hors de son bon sens raquo) ougrave laquo sens raquo est synonyme drsquoentendement au

sens large alors mecircme que lrsquoexpression sensus communis nrsquoest pas encore traduit par

laquo sens commun raquo mais par laquo sentiment naturel raquo le syntagme nrsquoapparaicirct tout simplement

pas encore en franccedilais15 Pourtant Montaigne lrsquoavait employeacute (probablement sur la base

drsquoune eacutequivalence avec le sensus communis des stoiumlciens)16 Charron eacutegalement lagrave ougrave

Rabelais encore trop impreacutegneacute de culture meacutedicale classique ne parle jamais que du sens

commun en un sens scolastique et aristoteacutelicien agrave deux exception remarquables pregraves17

pour le reste il parle beaucoup plus aiseacutement de bon sens et peut-ecirctre faut-il voir chez ce

dernier une origine probable de la reacutehabilitation du bon sens en langue franccedilaise dans le

cadre de la ligneacutee humaniste18 Agrave cette eacutepoque et pour longtemps encore le sens commun

prend un sens agrave la fois positif et limitatif positif en tant qursquoil est un laquo trait distinct

drsquohumaniteacute raquo limitatif en ce qursquoil constitue un reacutequisit minimum pour appartenir agrave la

socieacuteteacute des ecirctres raisonnables19

Toujours est-il que pregraves drsquoun siegravecle plus tard le laquo sens commun raquo a fait son entreacutee

15 Treacutesor de la langue franccedilaise Jean Nicot 1606 article laquo Sens raquo16 Michel de Montaigne Les Essais eacuted Villey I 25 139 couche A I 42 258A III 8 997A et en III 8

931B Montaigne cite le ceacutelegravebre vers de Juveacutenal Satire VIII 73 laquo Rarus enim ferme sensus communisin illa Fortuna raquo Par ailleurs il utilise agrave deux reprise le terme laquo sens raquo en II 17 656 et 657 agrave chaque foisen ayant remplaceacute le mot laquo jugement raquo qui se trouvait originellement dans lrsquoeacutedition de 1580

Des emplois proches se trouvent chez La Boeacutetie notamment dans le Discours de la servitude volontaire laquo Cela est-ce vivre heureusement cela srsquoappelle-il vivre est il au monde rien moins supportable quecela je ne dis pas agrave un homme de cœur je ne dis pas agrave un bien neacute mais seulement agrave un qui ait le senscommun ou sans plus la face drsquoun homme raquo (Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p49) Agrave notercependant la possibiliteacute de trouver chez La Boeacutetie des sources aristoteacuteliciennes agrave cette notion Dans satraduction des Eacuteconomiques drsquoAristote en 1600 en effet La Boeacutetie rend κοινὸς νόμος par sens commun(Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p509)

17 Entraicircner dans sa ruine la ruine de son voisin est un comportement dit hors de la raison laquo tant abhorrentede sens commun que agrave pene peut [il] estre par humain entendement conceue raquo (Gargantua XXIX laquo Laharangue faicte par Gallet agrave Picrochole raquo 1534 eacuted Juste p109-110) Par ailleurs Antiphysis personnagerabelaisien sur lequel nous reviendrons dans le sect11 est deacutecrit comme eacutetant laquo en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun raquo (Quart-Livre XXXI)

18 Rabelais se situe directement dans lrsquoantinomie de toute penseacutee du sens commun entre reacutehabilitation de cequi est populaire et valorisation drsquoune certaine forme de sagesse inaccessible agrave tout un chacun laquo Lareacutehabilitation de la prose vulgaire portait naturellement du cocircteacute drsquoEacuterasme Rabelais est un eacuterasmien ()peut-ecirctre cependant garde-t-il de Budeacute le sens de lrsquoinspiration enthousiaste puisant directement auxsources de lrsquoorigine feacuteconde en meacutetaphores et en alleacutegories qui enveloppent la richesse cacheacutee auvulgaire des ldquochosesrdquo ultimes de la sagesse raquo (Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo resliteraria raquo de la Renaissance au seuil de lrsquoeacutepoque classique 1980 Paris Albin Michel coll Bibliothegravequede lrsquoEacutevolution de lrsquoHumaniteacute ndeg 41994 p 450-451)

19 Crsquoest laquo a distinctive trait of humanity one to be equated with facial characteristics It is sens communthat distinguishes man from the underprivileged category of animal life as well as from the state ofinsensate madness raquo (Raymond C La Chariteacute The concept of judgment in Montaigne Martinus Nijhoff1968 p122) Cette dimension persiste dans la philosophie de Descartes

INTRODUCTION 10

dans le dictionnaire selon une deacutefinition radicalement transformeacutee par le carteacutesianisme il

laquo se dit () de ces notions ou ideacutees geacuteneacuterales qui naissent dans lrsquoesprit de tous les hommes

de certaines lumiegraveres naturelles qui les font juger des choses de la mecircme maniegravere raquo20 Entre

temps crsquoest surtout par le biais drsquoune expression proverbiale que le laquo sens commun raquo est

veacutehiculeacute et crsquoest peut ecirctre agrave partir de cette forme du discours populaire qursquoil srsquoest

conceptualiseacute philosophiquement

Agrave ce sujet un petit opuscule de La Mothe le Vayer qui circule dans les anneacutees 1650

est un indicateur preacutecieux il nous apprend qursquolaquo il nrsquoy a rien qui sois plus aujourdrsquohui dans

la bouche de tout le monde raquo que cette expression laquo nrsquoavoir pas le sens commun raquo21 Il

semble donc qursquoau XVIIegraveme siegravecle lrsquoexpression ait eacuteteacute agrave la mode En apparence La Mothe le

Vayer eacutetablit entre lrsquoexpression en vogue et lrsquoacception technique meacutedieacutevale et

aristoteacutelicienne une forte continuiteacute En reacutealiteacute il nrsquoen est rien pour que lrsquoon puisse

offenser quelqursquoun en lui reprochant de ne pas avoir le sens commun il ne faut pas que

celui-ci soit seulement ce sens inteacuterieur qursquoavait deacutecrit Aristote et que possegravedent mecircme les

animaux22 Il faut donc que par sens commun lrsquoon entende autre chose de plus noble et qui

appartienne au fond commun et indubitable de lrsquohumaniteacute en tant qursquoelle est rationnelle

car manquer de sens commun crsquoest manquer agrave la connaissance des premiers principes et

faire preuve drsquoextravagance voire de folie23 Dans lrsquoexpression proverbiale La Mothe le

Vayer a donc compris cette nouvelle signification technique qui est exactement celle qui

preacutevaudra dans la philosophie du sens commun

Degraves le XVIIegraveme siegravecle il est agrave noter que le laquo sens commun raquo sera le lieu drsquoun

antagonisme fort entre drsquoune part les sceptiques qui ne veulent pas suivre les chemins

communs et drsquoautre part un auteur comme Descartes qui nous allons le voir laquo [accorde]

une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans les limites du sens commun raquo24 Ce qui

20 Dictionnaire universel Furetiegravere 1690 article laquo Sens commun raquo21 La Mothe le Vayer Petit traiteacute sceptique sur cette commune faccedilon de parler laquo Nrsquoavoir pas le sens

commun raquo Paris 1646 p122 La Mothe le Vayer Ibid p1123 La Mothe le Vayer Ibid p13 Eacutevidemment il faut ajouter agrave ces principes (qui sont peu nombreux)

drsquoautre connaissances simples et dont lrsquoignorance serait meacuteprisable Du reste dans la perspectivesceptique qui est la sienne lrsquoauteur ne pouvait en rester lagrave il reacuteduit le sens commun agrave lrsquoensemble de nosopinions et preacutejugeacutes et voit dans la maxime laquo manquer de sens commun raquo la seule expression drsquolaquo uneanimositeacute ordinaire contre ceux qui nous contrarient raquo (Ibid p20) Dans le mecircme coup et preacutefigurant lacritique deleuzienne du sens commun voyant dans ce dernier un ensemble de preacutejugeacutes populaires indignesdrsquoecirctre suivis (cf infra chapitre 8) La Mothe le Vayer promeut lrsquoideacutee drsquoune penseacutee originale et srsquoeacutecartantdes laquo grand chemins [qui sont ceux] des becirctes raquo (Ibid p22)

24 laquo Dans ses Dialogues faits agrave lrsquoimitation des Anciens apregraves avoir compareacute sa deacutemarche intellectuelle aulibre cheminement de la chegravevre le sceptique La Mothe Le Vayer contemporain de Descartes se propose

INTRODUCTION 11

est patent drsquoabord dans son vocabulaire comme nous allons le voir agrave lrsquoinstant

sect4 Approche lexicale

Notre approche lexicale de la notion carteacutesienne du sens commun se veut la plus

large possible agrave la fois pour donner agrave penser une base textuelle importante (qui srsquoeacutetend des

premiers eacutecrits connus de Descartes dans les anneacutees 1620 jusqursquoaux derniegraveres lettres et au

traiteacute des Passions de lrsquoAcircme) et en mecircme temps dans la mesure ougrave une approche

philosophique du sens commun ne srsquoattache pas seulement agrave la preacutesence du mot chez

Descartes mais agrave son esprit lequel se disseacutemine dans tout un champ lexical (de la faciliteacute

de la simpliciteacute du commun etc) Crsquoest pourquoi nous prendrons en consideacuteration cinq

formes diffeacuterentes du laquo sens commun raquo formes entre lesquelles les frontiegraveres ne sont pas

fixes et comme nous le verrons les eacutechanges permanents (notamment entre le latin et le

franccedilais) et les porositeacutes incontestables

Par ordre drsquoapparition chronologique les occurrences qui valent la peine drsquoecirctre

releveacutees sont les suivantes

(1) Les Studium bonaelig mentis introduisent la bona mens comme un objet

proprement carteacutesien (AT-X-191) dont on retrouvera des traces notables quelques anneacutees

plus tard dans les Regulaelig qui se fixent pour objectif de donner tout son poids au laquo bon sens

(bona mente) crsquoest-agrave-dire agrave cette sagesse universelle (sive de hac universali Sapientia) raquo

(AT-X-360) et proposent ainsi une eacutequivalence (cependant moins marqueacutee) avec laquo la

lumiegravere naturelle de la raison raquo (AT-X-361) Agrave partir des anneacutees 1630 la bona mens

carteacutesienne subit une reacuteorientation conceptuelle lorsque dans quelques passages de la

correspondance (lettre de rupture avec Beeckman AT-I-167) dans la traduction latine du

Discours (AT-VI-553) ou dans lrsquoEpistola ad Voetium (AT-VIII-51) elle prend un sens tantocirct

poleacutemique tantocirct eacutepisteacutemologique pour deacutesigner au final quelque chose comme

drsquoemprunter les chemins eacutecarteacutes crsquoest-agrave-dire de contrevenir deacutelibeacutereacutement au sens commun ce dont il sejustifie dans son opuscule sceptique intituleacute Sur cette commune faccedilon de parler nrsquoavoir pas le senscommun De maniegravere geacuteneacuterale Le Vayer oppose la sotte multitude qui suit le sens commun auxextravagances libertines et refuse drsquoaccorder une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans leslimites du sens commun pratiqueacute par Descartes raquo (Sylvia Giocanti laquo Descartes face au doute scandaleuxdes sceptiques raquo Dix-septiegraveme siegravecle 42002 ndeg 217 p663)

INTRODUCTION 12

lrsquoentendement sain25 Bona mens a donc drsquoembleacutee ce double sens moral (comme Sagesse)

et eacutepisteacutemologique (tantocirct poleacutemique tantocirct positif) qui persistera

(2) en franccedilais dans lrsquoexpression laquo bon sens raquo qui fait son apparition notable en

1635 dans une lettre agrave Golius (que nous aurons lrsquooccasion de rencontrer agrave nouveau AT-I-

315) et surtout dans les Discours de la Meacutethode (AT-VI-1 et pages suivantes) Dans ces

deux cas le bon sens signifie avant tout la laquo puissance de bien juger raquo et srsquoapparente agrave la

lumiegravere naturelle On en retrouve de nombreuses occurrences dans la correspondance dans

cette acception eacutepisteacutemologique qui nrsquoest jamais deacutenueacutee drsquoune dimension poleacutemique

comme recourt agrave lrsquoentendement sain par opposition agrave une certaine extravagance (AT-I-366

AT-II-583 AT-III-499) Il arrive cependant qursquoil reprenne son sens moral (laquo il nrsquoy a aucun

bien au monde excepteacute le bon sens qursquoon puisse absolument nommer bien raquo AT-IV-237)

et se rapproche agrave nouveau de la Sagesse

(3) En approfondissant lrsquoaspect laquo sanitaire raquo le latin deacutebouche sur lrsquoexpression

laquo sanus sensus raquo dont lrsquoascendance est stoiumlcienne (comme du reste les acceptions

preacuteceacutedentes) et que lrsquoon retrouve de faccedilon marqueacutee dans la Rechercher de la veacuteriteacute (AT-X-

521) juste agrave cocircteacute de la double apparition de lrsquoexpression laquo sensum communem raquo (AT-X-

517 et AT-X-527)26 La formulation latine du laquo sens commun raquo apparaicirct eacutegalement dans les

Principes (AT-VIII-85) et en une lettre cruciale pour nous (AT-IV-697) Cela permet

drsquoouvrir un champ lexical latin du sanus (agrave nouveau dans la lettre de rupture avec

Beeckman) et de la sana mens (dans le synopsis des Meacuteditations AT-VII-15 traduit en

franccedilais par laquo bon sens raquo et qui aurait pu ecirctre traduit par laquo sens commun raquo) champ

lexical

(4) de ce que le franccedilais nomme le laquo sens commun raquo terme qui apparaicirct en ce

sens chez Descartes dans lrsquoœuvre publieacutee depuis le Discours (et ces ideacutees laquo conformes raquo

ou pas au sens commun AT-VI-10 et AT-VI-77) jusqursquoaux Passions (article 77) ainsi que

25 Selon Gilson cette puissance de bien juger (ou de jugement sain) trouve son sens avant tout danslrsquoexpression franccedilaise laquo bon sens raquo lagrave ougrave la bona mens signifie la laquo Sagesse raquo Par conseacutequent il parledrsquoun laquo gallicanisme bona mens raquo importeacute depuis le franccedilais pour qualifier la formulation latine du senscommun consideacutereacute non pas moralement mais eacutepisteacutemologiquement dans ces textes (cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82) ougrave lrsquoexpression latine sanus sensus eucirct peut ecirctre eacuteteacute plusadeacutequate

26 Le texte de la Recherche de la Veacuteriteacute par la Lumiegravere Naturelle pose des problegravemes speacutecifiques Dans lamesure ougrave nous nous y reacutefeacutererons reacuteguliegraverement un point srsquoimpose cf Annexe 1

INTRODUCTION 13

dans correspondance depuis 1639 et avec une grande reacutegulariteacute (AT-II-599 AT-III-389 AT-

III-499 AT-IV-161 AT-V-208 AT-V-327) On voit que la limite entre le terme latin et

franccedilais nrsquoest pas eacutevidente si bien que le terme latin sensus communis est parfois traduit

par laquo bon sens raquo plutocirct que par laquo sens commun raquo ndash les frontiegraveres sont brouilleacutees et les

porositeacutes reacuteelles Par ailleurs comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer dans le chapitre

4 le sens commun srsquoentend en un sens objectif (il deacutesigne alors un ensemble drsquoopinions

communeacutement admises de croyances et autres contenus de penseacutee) et subjectif (il deacutesigne

alors une faculteacute et srsquoapparente plus clairement au bon sens) Geacuteneacuteralement dans la

litteacuterature philosophique on preacutefegravere lrsquoexpression bon sens dans le second cas et sens

commun dans le premier27 mais Descartes ne respecte pas toujours avec preacutecision cette

distinction Pour ne pas ecirctre dupeacute par ces ambiguiumlteacutes il faut ecirctre attentif agrave la forme des

expressions dans lesquelles le sens commun apparaicirct et par exemple distinguer les emplois

du type laquo avoir le sens commun raquo nettement subjectif (AT-III-389 agrave propos de Gassendi) et

laquo ecirctre conforme au sens commun raquo clairement objectif (AT-VI-77)

(5) Lrsquoacception qui nous inteacuteresse le moins devra cependant ecirctre traiteacutee il srsquoagit

du laquo sensus communis raquo aristoteacutelicien des scolastiques qui srsquoeacutepanouit avec enthousiasme

depuis la Regravegle XII (AT-X-414) jusqursquoagrave la Dioptrique (AT-VI-109) ainsi que dans la

correspondance avec Mersenne dans les anneacutees 1630 (AT-III-263 et suivantes) avant de

tomber en deacutesueacutetude degraves les Meacuteditations (deux apparitions AT-IX-25 l28 et 69 l4) et de

nrsquoecirctre plus que repris en passant dans les Principes comme un rappel (AT-IXB-310) Il est

tregraves probable que devant la mise en place massive du sens commun dans les significations

(3) et (4) Descartes ait abandonneacute le syntagme scolastique

On le voir donc le lexique carteacutesien nrsquoest pas marqueacute par un emploi stable de la

notion de sens commun il faudrait parler drsquoun reacuteseau (bilingue ) de signifiants plutocirct que

drsquoun veacuteritable concept stabiliseacute Dans ce reacuteseau srsquoinscrit tout un vocabulaire conseacutequent et

buissonnant auquel nous nrsquoavons pas reacuteserveacute de place particuliegravere dans ce repeacuterage lexical

et que lrsquoon rencontre avec les laquo opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo (AT-I-194) les

laquo notions communes raquo (AT-II-629) la laquo creacuteance commune raquo (AT-X-502) etc termes qui

constitueront le (tregraves) riche mateacuteriau secondaire de nos deacutemonstrations

27 Cf Andreacute Lalande laquo le sens commun () nrsquoest pas une faculteacute de lrsquoesprit un instrument judicatoire crsquoest objectivement un ensemble drsquoopinions reccedilues raquo (Vocabulaire technique et critique de laphilosophie Alcan 1926 II p765) alors que laquo le bon sens () deacutesigne la puissance de bien juger avecsang-froid et justesse dans les questions concregravetes qui ne comportent pas une eacutevidence logique simple raquo

CORPS 14

1) CORPS

laquo au moment ougrave le sens externe est mucirc par un objet lafigure qursquoil reccediloit est transporteacutee agrave une autre partie ducorps celle qursquoon appelle le sens commun (quaelig vocatursensus communis) dans le mecircme instant et sans qursquoil y aitpassage reacuteel drsquoaucun ecirctre de lrsquoune agrave lrsquoautre partie raquo ndash Reneacute Descartes Regravegle XII AT-X-413414

Le vocabulaire drsquoun philosophe les mots qursquoil emploie et la signification qursquoil leur

donne sont autant drsquoeacuteleacutements deacuteterminants pour saisir le sens de sa penseacutee On verra ainsi

dans le vocabulaire de Descartes un mot disparaicirctre et avec lui tout un pan de la

philosophie meacutedieacutevale Un autre apparaicirctra le mecircme mais diffeacuterent qui srsquoimposera jusqursquoagrave

srsquoinstaller au cœur des deacutebats philosophiques pour les anneacutees agrave venir

Pour rendre compte de cette substitution il faudra prendre la pleine mesure de la

rupture entre Descartes et ses preacutedeacutecesseurs rupture qui srsquoinscrit dans le temps long des

transformations conceptuelles et de lrsquohistoire de la notion de sens commun laquo promise agrave

eacuteclatement par la nouvelle distinction carteacutesienne des fonctions corporelles et intellectuelles

mais aussi agrave tardive meacutetamorphose par sa rencontre avec lrsquoideacutee drsquoun entendement

commun raquo1 Avant drsquoen venir dans les parties suivantes aux meacutetamorphoses nous allons

nous installer un instant au point de jonction ou plutocirct de disjonction entre ces deux

notions ndash au moment ougrave le divorce srsquoopegravere et est rendu possible interdisant tout amalgame

Crsquoest lrsquohistoire du passage drsquoun sens commun agrave lrsquoautre du scolastique au moderne (qui

attribueacute aux fonctions intellectuelles prend un sens eacutepisteacutemologique nouveau) que Descartes

nous aide agrave comprendre en se situant preacutecisement au moment ougrave le premier disparaicirct

laissant la place au second

Cette substitution ne semble pas devoir laisser un quelconque heacuteritage ndash et si nous

partons agrave la recherche de la conceptualiteacute aristoteacutelicienne et meacutedieacutevale du laquo sens commun raquo

nrsquoayons pas lrsquoespoir drsquoy trouver des pistes de compreacutehension du sens commun dans la

signification moderne du terme Nrsquoespeacuterons pas en lisant Aristote dans Descartes qursquoil y

aura plus qursquoune simple homonymie Et cependant quand bien mecircme il nrsquoy aurait aucun

1 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoRevue de Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p435

CORPS 15

rapport entre lrsquoun sens commun et lrsquoautre (ce que lrsquoon montrera) peut-ecirctre en eacutetudiant le

sens commun pour lui-mecircme saurons-nous ce que nrsquoest pas le sens commun

meacutetamorphoseacute Et preacutecisement ce que nous apprendrons crsquoest que le sens commun que

lrsquoon eacutetudiera par la suite ne sera en aucun cas assimilable agrave quelque chose de corporel au

contraire de la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne corporaliseacutee agrave lrsquoexcegraves par Descartes puis

abandonneacutee

Certes nous accordons que lrsquoacception technique nrsquoest pas laquo lrsquoacception qui nous

inteacuteresse raquo2 ndash mais il nous faut aussi lrsquoeacutetudier comme dans une parenthegravese

sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique

Agrave part deux ou trois lettres agrave Mersenne de 1640 la correspondance de Descartes ne

fait pas mention du sens commun dans la signification que lui avait donneacute la scolastique

drsquoinspiration aristoteacutelicienne et degraves les Meacuteditations Meacutetaphysiques mais surtout agrave partir

des Principes de la Philosophie il nrsquoen sera guegravere plus question sous la plume de

Descartes Les Passions de lrsquoAcircme ne srsquoy reacutefegraverent eacutegalement pas au moment drsquoeacutevoquer la

glande pineacuteale qui eacutetait pourtant anteacuterieurement consideacutereacutee comme laquo le siegravege du sens

commun raquo3 La signification de cette disparition est difficile agrave deacuteterminer faut-il y voir un

deacutesaveu de sa theacuteorie de la connaissance des Regulaelig ou plutocirct un deacutesinteacuterecirct pour la

localisation physiologique des fonctions cognitives Certes la psycho-physiologie

meacutedieacutevale drsquoinspiration aristoteacutelicienne qui localisait le laquo sens commun raquo dans le premier

ventricule est resteacutee en vigueur jusqursquoau XVIIegraveme siegravecle et fut abandonneacutee lorsque les

dissections permirent drsquoattribuer les fonctions mentales agrave des localisations plus preacutecises que

les seuls ventricules4 mais faut-il penser que Descartes participa agrave ce mouvement

drsquoabandon

La disparition de cette approche physiologique du sens commun lors du

deacuteveloppement drsquoune science du cerveau plus preacutecise nrsquoest en effet sans doute pas eacutetrangegravere

2 Antonio Livi Philosophie du sens commun Ibid p133 Agrave Mersenne le 24 deacutecembre 1640 AT-III-263 Dioptrique V AT-6-129 On ne saurait donc accorder agrave

Geneviegraveve Rodis-Lewis que le sens commun laquo se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre deDescartes p474) Certes il y apparaicirct mais il a deacutejagrave un autre sens cf infra chapitre 6 pour lrsquoanalyse dePassions de lrsquoAcircme art 77

4 Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted 2012 Pluriel p23

CORPS 16

agrave la deacutesueacutetude conceptuelle du sens commun dans son acception traditionnelle Cependant il

pourrait nrsquoecirctre pas certain que Descartes ait eacuteteacute concerneacute par ce genre de deacutebat meacutedical en

vertu drsquoune certaine indiffeacuterence de sa penseacutee physiologique au deacutetail des questions

anatomiques5 Agrave cet eacutegard il est agrave noter que selon une technique assez typique chez

Descartes lrsquoapparition du sens commun dans les consideacuterations sur les fonctions de la

connaissance et leur rapport avec les laquo parties du corps raquo est preacutesenteacutee comme un ensemble

de laquo suppositions (suppositiones) raquo6 Crsquoest pourquoi si Descartes nrsquoest pas revenu sur sa

conception de la glande pineacuteale et si entre les textes scientifiques les lettres agrave Mersenne de

1640-41 et les Passions de lrsquoAcircme crsquoest le mot seul de laquo sens commun raquo qui srsquoest envoleacute et

non pas la structure anatomique qui le soutenait crsquoest qursquoil faut trouver un autre niveau

drsquoexplication de cette disparition Pour cela il faut revenir au deacutebut de lrsquohistoire crsquoest-agrave-dire

aux Regulaelig

Que dans ce texte qui ne fut pas publieacute du vivant de Descartes il soutienne une

laquo psychologie () encore proche de celle de lrsquoEacutecole raquo7 crsquoest ce qui semble se confirmer agrave

premiegravere vue agrave propos du sensus communis ainsi laquo qursquoon [lrsquo]appelle (quaelig vocatur) raquo8 En

1628-1629 on ne trouve pas encore cette mise agrave distance radicale vis-agrave-vis de la

conceptualiteacute traditionnelle du sens commun qui se trouvera dans les Meacuteditations

Meacutetaphysiques9 mais deacutejagrave lrsquoindeacutetermination du quaelig vocatur dans la Regravegle XII indique

que Descartes se pose en simple heacuteriter reconduisant un terme technique geacuteneacuteralement

accepteacute dans les milieux savants

Pourtant ne nous y trompons pas la rupture est en reacutealiteacute deacutejagrave nettement

consommeacutee avec la tradition degraves les Regulaelig dans lesquelles Descartes a rendu

5 Raphaeumlle Andrault note de ce point de vue lrsquoambiguiteacute de la reacuteception meacutedicale du carteacutesianisme Lapenseacutee fonctionnaliste qui srsquoinspire de lrsquoesprit de la penseacutee meacutedicale de Descartes peut aboutir agrave desargumentations du type laquo il nrsquoest () pas pertinent drsquoopposer agrave lrsquoexplication des fonctions ceacutereacutebralesproposeacutees par [Descartes] les donneacutees actuelles de lrsquoanatomie raquo (La raison des corps Vrin 2016 p48)

6 Regravegle XII AT-X-412 Nous utilisons sauf mention contraire la nouvelle traduction des Œuvrescomplegravetes sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner (Gallimard 2016) Il ne fautpas neacutecessairement croire que laquo rem ita se habere raquo mais laquo quid impediet quominus easdemsuppositiones sequamini raquo Cette approche leacutegitime par exemple chez La Forge en bon carteacutesien laquo lerecourt aux hypothegraveses non attesteacutees par les dissections raquo (Raphaeumlle Andrault Ibid p46-47)

7 Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes et lemoyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p182

8 Regravegle XII AT-X-414 l29 laquo sensu communi ut vocant raquo (Meacuteditation II AT-VII-32 l18) Sur le ut vocant cf la remarque de

Geneviegraveve Rodis-Lewis (in Lettres agrave Regius Paris Vrin 1959 p168 note 1) selon laquelle lrsquoemploi parDescartes du concept meacutedieacuteval de sensus communis est toujours fait modulo une prise de distanceexplicite que lrsquoon ne trouve pas dans les cas ougrave le sens commun prend sa dimension meacutetamorphoseacutee etmoderne

CORPS 17

meacuteconnaissable la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne Chez Aristote en effet le sens commun

eacutetait la fonction de synthegravese des donneacutees de diffeacuterents sens pour produire des sensibles

communs (tels que le mouvement la grandeur ou le nombre) Cette fonction nrsquoeacutetait pas

corporelle justement parce qursquoil nrsquoy a pas laquo pour les sensibles communs quelque organe

sensoriel propre raquo10 Et si deacutejagrave les philosophes arabes situaient systeacutematiquement le sens

commun (al-ẖiss al-muštarak) depuis au moins Avicenne dans la concaviteacute anteacuterieure du

cerveau Descartes est le premier agrave affirmer aussi radicalement que celui-ci est une laquo partie

du corps (corporis partem) raquo qursquoil situe tregraves tocirct dans la glande pineacuteale (ou glande H)11 Le

sens commun est alors le lieu physique ougrave sont traceacutees les ideacutees des choses (crsquoest-agrave-dire

leur forme laquo figuras vel ideas raquo12) en tant qursquoun objet exteacuterieur est preacutesent (sinon crsquoest

lrsquoimagination qui est mobiliseacutee) Le sens commun est donc comme le veut une vieille

comparaison semblable agrave un cachet qui imprime instantaneacutement dans le cerveau la figure

qui est apparue aux sens exteacuterieurs et les a mis en mouvement Cependant chez Descartes

lrsquoaspect meacutediateur de la koinegrave aisthesis va disparaicirctre dans la mesure ougrave il laquo passe

entiegraverement sous silence la fonction syntheacutetique du sens commun raquo13 en soulignant

lrsquoimmeacutediateteacute de lrsquoimpression de la figure dans celui-ci

Qursquoil ne faille pas degraves lors surestimer le rocircle du sens commun dans cette premiegravere

preacutesentation carteacutesienne drsquoune theacuteorie de la connaissance cela a eacuteteacute rigoureusement

deacutemontreacute par Jean-Marie Beyssade Le sens commun nrsquoest plus consideacutereacute en effet comme

une instance drsquoabstraction active du sensible laquo de purification de la figure corporelle par la

mens qui la spiritualiserait en la deacutecorporeacuteisant raquo14 Les figures arrivent dans le sens

commun deacutejagrave deacutecorporeacuteiseacutee laquo puras et sine corpore raquo15 parce que Descartes refuse agrave la

fois (a) lrsquoideacutee que des espegraveces intentionnelles crsquoest-agrave-dire des laquo petites images voltigeantes

par lrsquoair raquo16 se transmettent corporellement via les sens externes et (b) lrsquoideacutee que ces

10 Aristote De lrsquoAcircme III 1 425b13 (trad R Bodeacuteuumls GF 1993) Drsquoougrave les difficulteacutes de localisation de lakoinegrave aisthesis chez Aristote qui la situe laquo dans le cœur () mais suggegravere parfois aussi le cerveau raquo (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise de Descartes sect20 Vrin 2000 p122)

11 Regravegle XII AT-XI-414 l2 et Traiteacute de lrsquoHomme AT-XI-17712 Regravegle XII AT-XI-414 l1713 Jean-Luc Marion op cit p12314 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p50915 Regravegle XII AT-XI-414 l18 Jean-Marie Beyssade commente laquo lrsquoexpression ne vise pas ce qursquoopeacutererait

speacutecifiquement ldquole sens communrdquo mais un caractegravere des figures telles qursquoelles parviennent au senscommun raquo (Ibid p508-509)

16 Dioptrique I AT-VI-85 laquo les informations voyagent aucun voltigeur ne les transporte avec lui raquo (Jean-Marie Beyssade Ibid p509)

CORPS 18

figures corporelles soient syntheacutetiseacutees et spiritualiseacutees par un sens commun actif Puisque

ce nrsquoest pas le sens commun qui eacutelabore la figura (elle est deacutejagrave lagrave lors du contact avec les

sens exteacuterieurs) laquo le rocircle syntheacutetique du sens commun [disparaicirct] raquo17 et il ne jouera plus

deacutesormais que le rocircle de stock drsquoespace de centralisation des informations rendues

disponibles agrave lrsquoacircme

Crsquoest pourquoi il est tout agrave fait envisageable de rendre compte de la disparition

progressive du sensus communis aristoteacutelicien dans le corpus carteacutesien (et en particulier

dans les Passions de lrsquoAcircme) par son inutiliteacute fonciegravere Le sens commun est en effet devenu

superflu en tant que faculteacute et se confond finalement avec son support physique la glande

pineacuteale qui suffit amplement agrave elle seule agrave rendre compte de la base mateacuterielle de nos

processus cognitifs Crsquoest au niveau de cette glande que lrsquoacircme comme laquo force cognitive

(vis cognoscens) raquo laquo exerce immeacutediatement ses fonctions raquo18 Cette mise en disponibiliteacute

du sens commun pour lrsquoacircme qui le rend inutile comme faculteacute eacutetait deacutejagrave en creux dans les

Regulaelig qui statuant sur le rapport de la raison aux donneacutees mateacuterielles fournies par les

sens concluaient agrave la distinction radicale du spirituel et du corporel Deux cas sont

cependant agrave distinguer (1) lorsque la laquo force cognitive () [reccediloit] les figures venues du

sens commun (accipit figuras a sensu communi) raquo (AT-X-45 l17) elle est certes

comparable agrave la cire informeacutee par le cachet du sens commun mais seulement per

analogiam car laquo on ne trouve dans les choses corporelles absolument rien qui lui soit

comparable (neque enim in rebus corporeis aliquid omnino huic simile invenitur) raquo (l26-

27) (2) lorsqursquoelle laquo srsquoapplique (se applicat) raquo (l19) aux figuras du sens commun cette

force joue le rocircle du cachet Cependant nonobstant cette distinction il est manifeste que la

vis cognoscens reste toujours en situation drsquoexteacuterioriteacute par rapport au sens commun19

Autrement dit la mens ne laquo [srsquoinsegravere] pas dans la chaicircne physiologique au niveau du sens

commun raquo justement en vertu de cette distinction radicale qui cantonne ce dernier au

corps20 et affirme au contraire que crsquoest seulement la vis cognoscens qui est laquo purement

spirituelle (pure spiritualem) raquo (l14)

17 Jean-Luc Marion Ibid p124 Au fond Beyssade ne dit pas autre chose laquo Si Descartes a le sentimentdrsquoune originaliteacute crsquoest agrave la fois parce qursquoil dissocie radicalement mental et corporel (ce qui rend absurdelrsquoideacutee drsquoune spiritualisation) et qursquoil geacuteomeacutetrise radicalement le corps raquo (Ibid p514) Jean-Luc Mariondans Lrsquoontologie grise y voit laquo lrsquoeacutepipheacutenomegravene drsquoune fondamentale et constante spatialisation(meacutecanique) des faculteacutes autant que de ce qursquoelles eacutelaborent raquo (Ibid p125) Cf le programme des Traiteacutede lrsquoHomme qui refuse de loger dans le corps des laquo acircmes raquo de quelque nature qursquoelles soient (AT-XI-202)

18 Regravegle XII AT-X-415 l23 et Passions de lrsquoAcircme I art32 AT-XI-35219 Regravegle XII AT-X-415 l1720 Jean-Marie Beyssade Ibid p509

CORPS 19

La preacuteeacuteminence chez Descartes revient donc agrave lrsquoentendement laquo par rapport agrave tout ce

que peut un corps ou ce qui en lrsquooccurrence revient au mecircme un sens commun raquo21 lrsquoacircme

se rapporte en effet immeacutediatement aux figures traceacutees dans ce dernier (et cela nrsquoest jamais

aussi bien marqueacute que dans la Dioptrique ougrave lrsquoacircme sent laquo en tant qursquoelle est dans le

cerveau ougrave elle exerce cette faculteacute qursquoils appellent le sens commun raquo22) et meacutediatement

aux objet exteacuterieurs Doublement passif face aux objets et face agrave lrsquoinspection de lrsquoesprit le

sens commun est au fond videacute de tout fonctionnaliteacute speacutecifique par la distinction reacuteelle et

radicalement nouvelle de lrsquoacircme et du corps dans les processus cognitifs Crsquoest cette

distinction meacutetaphysiquement fondeacutee dans les Meditationes qui rendra neacutecessaire la

disparition du sensus communis et sa meacutetamorphose agrave venir

sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations

Les Meacuteditations Meacutetaphysiques justement ne mentionnent deacutejagrave plus que deux fois

le sens commun Mais elles le font dans le cadre drsquoune laquo transition raquo globale23 puisque le

sens commun est pour la premiegravere fois assimileacute agrave lrsquoimagination et pour la derniegravere fois

mentionneacute dans son sens technique-meacutedieacuteval24

(1) En un premier lieu lors de lrsquoeacutetude du morceau de cire Descartes mentionne le

sens commun et disqualifie sa preacutetention agrave nous donner une connaissance de lrsquoobjet en

question Reconduisant ses affirmations des Regulaelig il ne placera que dans lrsquoesprit la

laquo force par laquelle agrave proprement parler nous connaissons les choses (vim illam per quam

res proprie cognoscimus) raquo25 Reprenons lrsquoargument ceacutelegravebre sous cet angle la cire

approcheacutee de la flamme change drsquoapparence et cependant crsquoest laquo la mecircme cire raquo qui

demeure laquo et personne ne peut le nier (nemo negat nemo aliter putat) raquo26 Or pour les sens

21 Jean-Marie Beyssade Ibid p51422 Dioptrique IV AT-VI-10923 En accord avec Jean-Robert Armogathe nous pensons qursquoagrave partir de ce moment le sens commun ne

signifiera plus que laquo bon sens raquo La psychologie meacutedieacutevale est derriegravere Descartes (Jean-RobertArmogathe Ibid p183)

24 Agrave noter la preacutesence du sens commun dans les Principes IV art189 Cependant le renvoi explicite agrave laDioptrique (laquo ainsi que jrsquoai assez amplement expliqueacute au quatriegraveme discours de la Dioptrique raquo AT-IXB-310) va dans le sens de ce que nous affirmons Sans changer ses positions physiologiques Descartes secontente simplement drsquoabandonner un mot dont au fond il nrsquoa plus besoin pour cet usage

25 Regravegle XII AT-X-415 l14-1526 Meacuteditation II AT-IX-24 AT-VII-30 l20

CORPS 20

externes et a fortiori pour le sens commun en lequel se rassemble ce divers ce nrsquoest plus

la mecircme chose dans la mesure ougrave la configuration spatiale de la cire donneacutee dans les sens a

radicalement changeacute

Autrement dit le laquo langage ordinaire (usu loquendi) raquo27 embrouille notre penseacutee en

attribuant au laquo sens commun raquo la puissance de voir le Mecircme alors que preacutecisement dans

la sensation (externe et commune) nous ne voyons pas la mecircme cire Au contraire nous

laquo jugeons raquo que crsquoest la mecircme crsquoest pourquoi le langage ordinaire est dans lrsquoerreur28 Mais

pas seulement le langage ordinaire chez Aristote lui-mecircme le sens commun est consideacutereacute

comme une instance de jugement puisqursquoil laquo exprime [λέγειν] la distinction raquo et

reacuteciproquement la mecircmeteacute29 Nouvelle subversion drsquoAristote le sens commun nrsquoest pas

une instance de jugement mais tout au plus un lieu de laquo transmission raquo et de laquo stockage raquo

avant mecircme laquo le processus de connaissance raquo30 crsquoest pourquoi le laquo sens commun raquo qui en

cela ne nous distingue guegravere des animaux subit une nouvelle deacutegradation dans la seconde

Meacuteditation En effet qursquoest-ce que nous donne le sens commun laquo qui ne pourrait pas

tomber en mecircme sorte dans le sens du moindre des animaux (a quovis animali haberi

posse videretur) raquo (AT-IX-25 l30-31 et AT-VII-32 l24-25)

Son association agrave la laquo puissance imaginative (potentia imaginatrice) raquo (AT-IX-25

l28) laquo un hapax dans les traiteacutes de Descartes raquo31 ne lui donne drsquoailleurs pas un statut

nouveau Degraves les Regulaelig en effet le sens commun jouait laquo le rocircle drsquoun cachet pour former

dans la fantaisie ou imagination comme dans la cire ces figures ou ideacutees raquo32 Certes pour

un lecture drsquoAristote il pourrait nrsquoy avoir lagrave rien drsquoeacutetonnant et la deacutefinition de

lrsquoimagination chez le Satgirite (laquo ce qursquoon imagine est une affection du sens commun raquo33)

semblerait au contraire confirmeacutee Mais si chez Descartes il y a une laquo [meacutediatisation] du

27 Meacuteditation II AT-IX-25 AT-VII-32 l228 laquo car nous disons que nous voyons la mecircme cire si on nous la preacutesente et non pas que nous jugeons

que crsquoest la mecircme (dicimus enim nos videre ceram ipsammet si adsit non eam adesse judicare) raquo (AT-IX-25 AT-VII-32) Cependant laquo un homme qui tacircche drsquoeacutelever sa connaissance au delagrave du commun(supra vulgus) doit avoir honte de tirer des occasions de douter des formes et des termes de parler duvulgaire (formis loquendi quas vulgus invenit) raquo (AT-IX-25 et AT-VII-32 l14-15) Ce faisant Descartessrsquoinscrit dans lrsquohistoire de la laquo deacutevalorisation eacutepisteacutemologique du ldquocommunrdquo raquo selon Dardot et Laval lesauteurs de Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle Srsquoappuyant sur ce texte de la Meacuteditation IIles auteurs reprochent agrave Descartes de dissocier le bon sens du laquo commun raquo qui serait rejeteacute du cocircteacute duvulgus crsquoest-agrave-dire du peuple (cf le chapitre laquo Le commun entre le vulgaire et lrsquouniversel raquo inCommun La Deacutecouverte 2014 p41-42) Nous soutenons au contraire des auteurs (cf en particulierinfra chapitres 2 et 6) que Descartes ne laquo meacuteprise raquo pas le commun

29 Aristote Traiteacute de lrsquoacircme III 2 426b2130 Jean-Luc Marion Ibid p124 et 12631 Jean-Robert Armogathe Ibid p18332 Regravegle XII AT-X-41433 Aristote De la meacutemoire 450a10-11

CORPS 21

rapport entre sensation et imagination par le sens commun raquo crsquoest plus pour enlever agrave

lrsquoimagination aristoteacutelicienne son dynamisme propre (et corporaliser lrsquoimagination) que

pour revaloriser le sens commun et lui restituer une certaine forme drsquoactiviteacute34 Chez

Descartes en effet et depuis 1633 avec lrsquoHomme srsquoest mise en place une laquo unification

corporelle des lieux raquo de lrsquoimagination et du sens commun laquo qui ne sera plus jamais remise

en question raquo35 La meacutecanisation de la sensation srsquoacte donc dans la Meacuteditation II qui en

retirant tout espoir de jugement au sens eacutelimine deacutefinitivement le sens commun de lrsquoespace

de la connaissance ndash ce que confirme eacutegalement la theacuteorie carteacutesienne de la sensation

eacutevoqueacutee dans les Sixiegravemes reacuteponses qui enlegraveve aux sens toute capaciteacute judicative laisseacutee agrave

lrsquoentendement seul

(2) En un second lieu le laquo sens commun raquo reacuteapparaicirct dans le cadre de lrsquoexamen du

rapport entre la laquo bonteacute de Dieu raquo et la possibiliteacute drsquoun dysfonctionnement dans la nature

de lrsquohomme Le sens commun fait partie de ce dispositif corporel propre agrave la conservation

de lrsquohomme il est par deacutefinition le sens de la normaliteacute de laquo ce qui est le plus propre et le

plus ordinairement utile agrave la conservation du corps humain (ad hominis sani

conservationem quammaxime et quam frequentissime conducit) raquo36 dans la mesure ougrave il

laquo fait sentir la mecircme chose agrave lrsquoesprit (menti idem exhibet) raquo quand il est dispositionneacute dans

une mecircme configuration par la preacutesence drsquoun objet identique Attention cependant comme

nous venons de le voir ce nrsquoest pas lui qui juge de la mecircmeteacute mais lrsquoacircme puisque en effet

la disposition du sens commun nrsquoest que la disposition drsquoune partie du cerveau (et mecircme

laquo une des ses plus petites parties (una tantum exigua ejus parte) raquo) parcelle de matiegravere qui

drsquoelle-mecircme ne juge pas Cependant pour le bien de la survie du composeacute il incline agrave

juger de la mecircmeteacute ce qui est fort utile laquo comme en teacutemoignent une infiniteacute

drsquoexpeacuteriences raquo Et en effet lorsque par exemple le composeacute est mis en danger la

reconnaissance drsquoune douleur deacutejagrave eacuteprouveacute fait que laquo lrsquoesprit est averti et exciteacute agrave faire son

possible pour en chasser la cause raquo37 Nous aurons lrsquooccasion de revenir plus tard (cf infra

chapitre 3) sur ce lien fondamental entre le sens commun et lrsquoimpetus naturalis dans le

cadre de la conservation du composeacute humain

34 Jean-Luc Marion Ibid p124-12535 Jean-Marie Beyssade art cit p503 Ainsi Descartes est celui qui pousse le plus avant le rapprochement

du sens commun et de lrsquoimagination par opposition aux manuels scolastiques qui insistent sur la laquo dualiteacutedes sens internes raquo laquo deacutesormais deacutefinitivement abandonneacutee raquo par les consideacuterations sur la glande pineacuteale

36 Meacuteditation VI AT-VII-87 AT-IX-70 Sur la relation entre sens commun et conservation du corpsnotamment dans la sixiegraveme Meacuteditation cf infra chapitre 3

37 Meacuteditation VI AT-IX-70

CORPS 22

sect7 Deux possibiliteacutes de transition

Si lrsquolaquo eacuteclatement raquo de la notion de sens commun est le fait de sa corporalisation sa

laquo meacutetamorphose raquo intellectuelle semble nrsquoavoir gardeacute aucun heacuteritage de son passeacute

aristoteacutelicien38 Nous voudrions cependant avant drsquoabandonner le sensus communis

envisager succinctement deux hypothegraveses drsquoune continuiteacute possible ou plutocirct drsquoune

transition (toute continuiteacute eacutetant rendue probleacutematique par la geacuteneacutealogie propre du sens

commun ndash notamment stoiumlcienne cf infra chapitre 4) Le caractegravere marginal de ces

transitions possibles sera attesteacute par le lieu de leur suggestion ndash dans des passages tregraves

court de deux articles de la litteacuterature secondaire

(1) Une note de Jean-Marie Beyssade39 fait allusion agrave la possibiliteacute drsquoune transition

par deacuteplacement Le sens commun en effet dans la mesure ougrave il srsquooppose aux sens

externes peut ecirctre assimileacute aux sens inteacuterieurs Degraves lors dans lrsquoeacuteconomie carteacutesienne du

rapport de lrsquointeacuterieur et de lrsquoexteacuterieur il peut acqueacuterir un statut nouveau Comment

comprendre cette inteacuterioriteacute du sens commun Srsquoil est certain en effet qursquoil peut ecirctre

seulement consideacutereacute partes extra partes en tant qursquoil est un morceau de corps en ce qursquoil

srsquooppose aux sens exteacuterieurs nrsquoy a-t-il pas lieu de srsquointerroger sur lrsquoideacutee drsquoune laquo inteacuterioriteacute

meacutetaphysique qui rapproche sens inteacuterieurs et raison raquo40 Le sens commun serait alors

deacuteplaceacute du corps vers lrsquounion de lrsquoacircme et du corps en tant qursquoil srsquoapparente au sens

inteacuterieur la dissociation nette des fonctions corporelles et intellectuelles en effet a pour

conseacutequence la laquo [reacuteduction] au maximum de la fonction du sens commun raquo (ce que nous

avons constateacute) et degraves lors laquo il ne reste guegravere pour teacutemoigner de lrsquoexistence du travail

inteacuterieur raquo des passions dans le cadre de cette union que le laquo sens inteacuterieur raquo41

38 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoart cit p435

39 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo art cit p508note 3 Sauf mention contraire les citations suivantes sont tireacutees de cette note

40 Il faudrait cependant voir jusqursquoagrave quel point les textes carteacutesiens peuvent soutenir un tel deacuteplacement Encitant lrsquoarticle 85 des Passions de lrsquoAcircme il nrsquoest pas certain que Jean-Marie Beyssade srsquoautorise drsquountexte ougrave les laquo sens inteacuterieurs raquo signifient autre chose que le goucirct et lrsquoodorat par opposition aux sens ditslaquo exteacuterieurs raquo que sont vue ouiumle et toucher (Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute lrsquoinstitutionnaturelle des passions et la notion carteacutesienne du ldquosens inteacuterieurrdquo raquo Revue Philosophique de la France etde lrsquoEacutetranger T 178 No 4 1988 p460-461) Quand agrave lrsquoarticle des Principes qui eacutevoque le rapport entrelaquo passions raquo et sens inteacuterieur (Principes IV art190 AT-IXB-311) son caractegravere insulaire nrsquoautorise agraveaucune conclusion Plus remarquable est au final le fait que dans le traiteacute des Passions le laquo senscommun raquo nrsquoapparaicirct qursquoune seule fois et en un sens tout agrave fait nouveau qui sera examineacute en son lieu (cfinfra chapitre 7)

41 Denis Kambouchner Ibid p482

CORPS 23

Ainsi reconduit vers laquo la troisiegraveme notion primitive raquo le sens commun srsquoinscrit

dans le cadre drsquoune laquo affiniteacute raquo de laquo lrsquointeacuterioriteacute de la penseacutee agrave elle-mecircme raquo et de laquo la

situation agrave lrsquointeacuterieur du cerveau raquo42 Le lien tregraves eacutetroit de la penseacutee avec cette petite partie

du cerveau que constitue le sens commun pourrait justifier une telle laquo affiniteacute raquo et in fine

rendre compte de la possibiliteacute drsquoune spiritualisation du sens commun Inscrire le sens

commun dans le cadre de lrsquounion crsquoest en anticipant les analyses naturalistes du sens

commun (cf infra chapitre 3) majorer la part de lrsquoinstitution de la nature et du sentiment

inteacuterieur dimensions tout agrave fait deacuteterminantes pour la philosophie du sens commun Et si

deacutejagrave Malebranche ouvrait la voie agrave une fondation de lrsquoexistence de soi et de la liberteacute sur

le sentiment inteacuterieur43 Claude Buffier consideacuterera que laquo la premiegravere source et le premier

principe de toute veacuteriteacute dont nous soyons susceptibles est le sentiment intime qursquoa chacun

de nous de sa propre existence et de ce qursquoil en eacuteprouve en lui-mecircme raquo44

(2) Drsquoautre part une remarque de John Morris met en avant la possibiliteacute drsquoune

transition sous le forme drsquoun paralleacutelisme entre les deux sens commun On a deacutejagrave remarqueacute

de nombreux paralleacutelismes entre les fonctions du corps et de lrsquoesprit chez Descartes et il y

a en effet une laquo seacuterie entiegravere drsquohomologies [counterparts] esprit-corps raquo et par exemple

laquo la vis cognoscens ou ldquopouvoir de connaicirctrerdquo dans les Regravegles se dit comme lrsquohomologue

mental du sensus communis purement physique raquo45 Et il est vrai que dans les Regulaelig la

puissance de connaicirctre est comme le sens commun compareacutee agrave un laquo cachet raquo Descartes

cependant on lrsquoa vu nous met en garde et limite a priori cette homologie laquo ce qui

toutefois est agrave prendre ici seulement par analogie (ns) car on ne trouve dans les choses

corporelles absolument rien qui lui soit semblable (quod tamen per analogiam tantum hic

est sumendum neque enim in rebus corporeis aliquid omnio huic simile invenitur) raquo46 Lagrave

ougrave Bossuet consideacuterait par exemple que le sens commun corporel pouvait ecirctre

laquo transporteacute aux opeacuterations de lrsquoesprit raquo voyant une continuiteacute reacuteelle47 nous preacutefeacutererions

42 Jean-Marie Beyssade Ibid p50843 laquo Nous sommes mecircmes convaincus de notre liberteacute par la mecircme raison qui nous convainc de notre

existence car crsquoest le sentiment inteacuterieur que nous avons de nos penseacutees qui nous apprend que noussommes raquo (Ier Eacuteclaircissement agrave la Recherche de la Veacuteriteacute in Œuvres complegravetes I eacuted G Rodis-LewisBibliothegraveque de la Pleacuteiade 1979 p 807)

44 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes et de la source de nos jugements I 1 in Cours de sciencesParis 1732 p558 colonne de gauche

45 John Morris laquo Descartesrsquo Natural Light raquo Journal of the History of Philosophy 11 2 Avril 1973 p18346 Regravegle XII AT-X-41547 Bossuet De la connaissance de Dieu et de soi-mecircme Fayard 1990 p17 Seulement Bossuet eacutetait en

retard sur son temps qui eacutecrivait en 1722 que le sens commun eacutetait eacutetabli dans sa veacuteritable significationen tant qursquoil se rapporte aux opeacuterations du corps

CORPS 24

du point de vue carteacutesien proceacuteder agrave une nette distinction entre les opeacuterations corporelles

et intellectuelles quitte agrave deacuteboucher sur une solution de continuiteacute

Il y a donc deux faccedilons de consideacuterer la question de la transition (a) en soulignant

lrsquoimportance du rocircle de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps et du sentiment inteacuterieur qui rend

preacutesent agrave lrsquoacircme dans le monde un certain nombre drsquoobjets on met en avant la veacuteriteacute de

lrsquoexpeacuterience naturelle qui laquo a raison () contre lrsquoentendement analytique raquo48 drsquoaffirmer

lrsquouniteacute du composeacute et le plan du veacutecu (cf infra chapitre 3) (b) soit lrsquoon reconnaicirct

lrsquoimpossibiliteacute de conclure positivement agrave une continuiteacute et lrsquoon se contente alors

drsquoapporter une reacuteponse neacutegative peut-ecirctre faut-il voir au final dans la laquo tardive

meacutetamorphose raquo du sens commun la seule conseacutequence de la subversion carteacutesienne des

cateacutegories aristoteacuteliciennes Pour que le sens commun fut assimileacute agrave la raison il fallait que

sa conceptualisation aristoteacutelicienne soit tireacutee du cocircteacute du corps et que drsquoun laquo personnage raquo

qui agirait elle devicircnt une partie du corps doublement passive49 Pour que le sens commun

fut assimileacute agrave la raison il fallait que sa corporaliteacute soit eacutetablie et que ainsi corporaliseacute il se

laquo meacutetamorphose raquo et prenne un sens nouveau et rationnel Il fallait comme lrsquoa bien vu

Sartre qursquoil en aille du bon sens comme de lrsquoessence de lrsquohomme et que le reste ne

consiste qursquoen laquo des accidents corporels raquo50

48 Denis Kambouchner art cit p48249 Selon le programme de lrsquoarticle 47 des Passions de lrsquoAcircme AT-XI-36436550 Jean-Paul Sartre laquo La liberteacute carteacutesienne raquo Situations I 1947 p294

HISTOIRE 25

2) HISTOIRE

laquo On ne doit jamais avancer des propositions si eacuteloigneacuteesde la creacuteance commune si on ne peut en mecircme temps fairevoir quelques effets raquo ndash Reneacute Descartes Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-502

Le sens commun dissocieacute de toute corporaliteacute Descartes prend garde agrave ne point le

laisser tomber dans les bras de lrsquohistoire Toutes les figures historiques du sens commun en

sont en effet des figures deacutechues au premier rang desquelles le preacutejugeacute synonyme

drsquoenfance de lrsquohumaniteacute Vient ensuite le consentement universel qui ne supporte pas

lrsquoexception et dont lrsquoillusion finit toujours par choir devant le tribunal du perfectionnement

de la raison Crsquoest dans les mailles de lrsquohistoire que les preacutetentions eacutepisteacutemiques du sens

commun sont ainsi chacirctieacutees il est alors reacuteduit agrave ses expressions les plus neacutegatives et les

plus susceptibles drsquoecirctre disqualifieacutees celles dont il ne fait aucun doute qursquoelles sont le

symbole de lrsquoerreur

Descartes les commentateurs lrsquoont vu nrsquoest pas un penseur de lrsquohistoire Son sens

commun sera donc deacuteshistoriciseacute la connaissance veacuteritable se situe hors du temps parce

qursquoen connaissant le sujet laquo [rejette] lrsquohistoire raquo et creacutee par sa liberteacute une rupture dans

celle-ci1 Il nrsquoy a drsquohistoire que du preacutejugeacute pas de lrsquoexercice libre du jugement qui survole

le temps et ne se laisse pas saisir par lui Le sens commun qui est lrsquoexercice droit de ce

jugement (cf infra chapitre 4) sera donc chez Descartes irreacuteductible agrave lrsquohistoriciteacute propre

aux croyances et aux opinions erroneacutees de lrsquohumaniteacute ndash et en tant qursquoil est un retour

pensant sur ces preacute-connaissances il en sera la neacutegation anhistorique Contrairement agrave

Leibniz qui rend le bon sens agrave la culture et en fait un preacuterogative des nations civiliseacutees

Descartes lui donne le maximum drsquoextension et lui refuse toute restriction historique en le

situant dans la nature de lrsquohomme

Crsquoest en cela qursquoon peut consideacuterer qursquoil a commis le laquo pecirccheacute raquo de toute

philosophie meacutetaphysique et qursquoil nrsquoa pas su voir que laquo lrsquohomme est le reacutesultat drsquoun

1 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes 1950 Puf 2011 p245 Cfeacutegalement page 346 la conclusion de lrsquoauteur laquo Le temps de Descartes explique tout en Descartes saufce que Descartes pensa de ce temps La situation de lrsquohomme explique tout en lrsquohomme sauf le jugementque sa penseacutee libre porte sur cette situation () raquo

HISTOIRE 26

devenir que la faculteacute de connaicirctre lrsquoest aussi raquo2 ndash crsquoest en cela aussi que Leibniz (et

Pascal avant lui3) pourrait ecirctre plus agrave mecircme de donner des pistes pour comprendre dans la

theacutematisation du sens commun lrsquoeacutevolution des donneacutees de lrsquoanthropologie lrsquohistoire des

croyances et une forme de continuiteacute dans le savoir

Solitaire ainsi que lrsquoon se lrsquoimagine geacuteneacuteralement le libre penseur carteacutesien exerce

sans frayeur son jugement en survol de lrsquohistoire passeacutee qui nrsquoest pour lui que lrsquohistoire

des choses qursquoil a reccedilues en sa creacuteance sans y avoir encore appliqueacute avec attention la force

nouvelle de sa raison adulte Cette force qui est proprement ce que Descartes nomme le

laquo bon sens raquo ou la raison il faut pour la comprendre (1) rendre compte des critiques qursquoil

adresse aux preacutejugeacutes ou au consentement universel crsquoest-agrave-dire aux figures deacutechues du

sens commun Mais cela est insuffisant qui risquerait de laisser Descartes dans lrsquoimpasse

drsquoun sens commun par trop abstrait sans contenu et incapable agrave la diffeacuterence de Leibniz

de penser les droits de lrsquoeacutevolution Crsquoest pourquoi contre le mythe du commencement

radical (2) il ne faudra pas neacutegliger que chez Descartes le preacutejugeacute ne se distingue du sens

commun que par sa forme historique autrement dit drsquoun preacutejugeacute agrave une penseacutee du sens

commun le contenu peut rester le mecircme une fois passeacute lrsquoeacutepisode du doute Crsquoest alors un

sens commun historique qui est reacuteintroduit chez Descartes lui-mecircme ce sens commun

objectif qui est la somme de ces opinions simples reccedilues par tous et depuis fort longtemps

et dont la meacutetaphysique carteacutesienne veut ecirctre la reacute-institution

sect8 Preacutejugeacutes et barbares

Dans un premier temps cependant Descartes nrsquoest pas philosophe agrave srsquoembrasser

avec trop de scrupules du passeacute il faut se laquo deacutefaire de toutes les opinions raquo4 leacutegueacutees par

notre histoire Ces opinions ne sont pas toutes en elles-mecircmes fausses et si elles entrent

dans la cateacutegories des preacutejugeacutes ce nrsquoest pas tant par leur contenu que par leur acceptation

sur un mode irreacutefleacutechi Pour le reste Descartes ne cachera pas que ses opinions sont

conformes agrave celles du sens commun mais ce qui vaut pour le sens commun vaut

2 Friedrich Nietzsche Humain trop humain un livre pour esprits libres sect2 trad Robert RoviniGallimard 1988 p32

3 Ferdinand Alquieacute op cit p245 laquo crsquoest Pascal qui pense en historien et Descartes en existentialiste raquo4 Meacuteditation I AT-IX-13

HISTOIRE 27

eacutegalement pour les preacutejugeacutes ndash agrave savoir qursquoils doivent faire lrsquoobjet drsquoun examen attentif

visant agrave les requalifier agrave les positionner agrave leur place dans lrsquoeacutedifice du savoir Il faut alors

reacutepondre agrave deux questions comment srsquoopegravere et que signifie cette entreprise de mise entre

parenthegravese des preacutejugeacutes pour le concept carteacutesien de sens commun Cette mise entre

parenthegravese est-elle seulement possible et Descartes en a-t-il saisi tous les enjeux

Les modaliteacutes drsquoapproche du preacutejugeacute sont dans les diffeacuterents textes ougrave elles sont

abordeacutees toujours de la forme suivant (i) lrsquoenfance lrsquoacircge ougrave lrsquoacircme est laquo si eacutetroitement

lieacutee au corps raquo5 voit se former les premiegraveres opinions drsquoune physique naiumlve (supporteacutee par

une meacutetaphysique inconsciente et une forme drsquoempirisme) concernant le monde exteacuterieur

sa substantialiteacute et la faccedilon dont il agit sur lrsquoacircme Ces premiers rapports avec le monde

exteacuterieur embrouillent les ideacutees inneacutees qui sont en nous degraves le deacutepart et dont il faudra

prendre conscience en apprenant agrave nous deacutetacher des sens (ii) Agrave cela srsquoajoutent les

jugements que nous recevons de nos nourrices de nos percepteurs et de nos professeurs6 Agrave

proprement parler il ne srsquoagit pas encore de preacutejugeacutes puisque ceux-ci apparaissent

deacutefinitivement lorsque (iii) ayant atteint lrsquoacircge de raison nous avons accepteacute en notre

creacuteance ces jugements sans prendre garde qursquoenfants laquo nous nrsquoeacutetions pas capables de bien

juger raquo rationalisant a posteriori des croyances pourtant fondamentalement infra-

rationnelles La force des preacutejugeacutes vient alors de ce que lrsquoancestraliteacute de ces jugements leur

donne pour nous le statut de laquo notions communes raquo7 qursquoil il est difficile de remettre en

cause par la suite

La raison arrive toujours trop tard Et quand bien mecircme elle srsquointroduirait avec

force dans ces preacutejugeacutes pour mettre de lrsquoordre toujours laquo nous manquons agrave nous

souvenir raquo de lrsquoirrationaliteacute de ceux-ci et en deacutepit du bon sens nous laissons emporter par

lrsquoinertie de nos croyances8 Crsquoest drsquoailleurs ce qui rend lrsquoentreprise du doute insenseacutee laquo il

srsquoagit de preacutejugeacutes qui remontent agrave lrsquoenfance et les deacuteraciner ne sera pas une petite affaire raquo

preacuteviens Henri Gouhier9 On se rend bien compte de la difficulteacute qursquoil y a lagrave la lecture des

5 Principes I art71 laquo Que la premiegravere et principale cause de nos erreurs sont les preacutejugeacutes de notreenfance raquo AT-IXB-58

6 Dans la lettre agrave Pollot drsquoavril-mai 1638 Descartes ajoute agrave cette preacutesentation standard une clausesociologique sur laquelle nous aurons lrsquooccasion de revenir Elle affirme que les grands ont plus dechance drsquoavoir de nombreux preacutejugeacutes leurs percepteurs en eacutecoutant leurs caprices ne leurs rendirent passervice (cf infra sect13)

7 Principes I art71 AT-IXB-59 Sur les notions communes cf Annexe 38 Principes I art 72 laquo Que la seconde est que nous ne pouvons oublier ces preacutejugeacutes raquo AT-IXB-60 Cette

inertie est marqueacutee dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques par les nombreuses difficulteacutes que rencontre lasujet meacuteditant agrave se deacutetacher de ses anciennes opinions pour poursuivre son propre chemin

9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes 1962 Paris Vrin 1999 4 p32

HISTOIRE 28

objections du pegravere Bourdin agrave la meacutetaphysique carteacutesienne montre bien que lrsquoon peut

difficilement concevoir le projet de deacuteraciner une agrave une les opinions les plus anciennes et

les plus attesteacutees qui sont partageacutees entre les hommes

Crsquoest qursquoen effet il ne srsquoagit pas seulement des preacutejugeacutes de lrsquoenfance Non

seulement il faut remettre en cause le passeacute de lrsquoindividu mais eacutegalement le laquo passeacute de

lrsquohumaniteacute raquo lequel transmet par laquo lrsquointerdeacutependance des hommes entre eux et des

geacuteneacuterations entre elles () avant tout () des preacutejugeacutes communs raquo10 La rupture est donc

beaucoup plus radicale qursquoune simple mise agrave part drsquoopinions individuelles crsquoest agrave

lrsquoheacuteritage de lrsquohistoire aux preacutejugeacutes qui y sont veacutehiculeacutes que Descartes srsquoen prend Pour

cela il faut donc ecirctre attentif agrave lrsquohistoire seulement en ceci qursquoelle est porteuse drsquoerreurs

plus que de veacuteriteacutes de preacutejugeacutes plus que drsquoopinions droites

Prenons lrsquoexemple du vide Les laquo preacutejugeacutes communs de lrsquoenfance raquo nous ont

persuadeacutes contre le bon sens qursquoil y a du vide lagrave ougrave notre sensation nrsquoatteint rien ndash et le

langage ordinaire rajoute agrave lrsquoillusion de nos sens la force de la coutume en appliquant le

preacutedicat laquo vide raquo agrave tout espace dans lequel aucune sensation ne nous signale lrsquoexistence de

quelque corps11 Le jugement de bon sens12 reconnaicirctra qursquoil ne peut y avoir drsquoespace sans

quelque chose qui lrsquoemplisse drsquoune faccedilon ou drsquoune autre contre les preacutejugeacutes communs il

ne faut pas craindre de penser librement et srsquoexposant agrave la laquo riseacutee des enfants et des esprits

faibles raquo (qui ne sont que les signes vivants des stades anteacuterieurs de la connaissance) laquo se

deacutefier des opinions dont [on a eacuteteacute] ainsi preacutevenus degraves lrsquoenfance raquo13 Du point de vue de

Descartes la supeacuterioriteacute de lrsquoentendement sur les sens nrsquoest autre chose que la supeacuterioriteacute

de lrsquoacircge raisonnable sur lrsquoacircge enfantin Buffier ne pensait pas autrement qui deacutefinissait le

sens commun comme la disposition agrave bien juger pour tout homme laquo parvenu agrave lrsquoacircge de

raison raquo14

Crsquoest Pascal qui le premier reacuteintroduira les droits du temps long Certes il faut se

meacutefier de lrsquoancien mais peut-ecirctre plus encore des theacuteories nouvelles qui produisent des

10 Yvon Belaval Leibniz critique de Descartes Gallimard 1960 p99 et 114 (nous soulignons)11 Agrave Henry More le 5 feacutevrier 1648 AT-V-271 et Principes II art17 pour le langage ordinaire (AT-IXB-72)

et supra note 28 p2012 Sans que cela nrsquoapparaisse en latin dans la lettre agrave Henry More citeacutee ci-dessus Clerselier eacutecrit dans sa

traduction qursquoil laquo reacutepugne au bon sens raquo qursquoil en aille autrement Lrsquoexpression nrsquoest pas ici sous la plumede Descartes mais elle permet de rendre des expressions qursquoon y trouve comme laquo facile omnesimaginantur raquo (AT-V-271 l7)

13 Agrave Alphonse Pollot avril-mai 1638 AT-II-39 Quand au preacutejugeacutes donc laquo les personnes de bon jugement[ie ayant le sens commun] ne doivent jamais srsquoy arrecircter raquo (Agrave J-B Morin le 13 juillet 1638 AT-II-213)

14 Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysique agrave la porteacutee de tout le monde Paris 1725 p100 Et pourDescartes Sixiegraveme Reacuteponses AT-IX-237

HISTOIRE 29

ideacutees tout aussi laquo capables des nous abuser raquo15 Ainsi ceux qui argumentent contre

lrsquoexistence du vide critiquent les sens au contraire pour Pascal crsquoest lrsquoeacuteducation qui a

laquo corrompu [notre] sens commun raquo et pour ce qui est de la veacuteriteacute sur le vide il faut en

revenir agrave un laquo avant raquo agrave une laquo premiegravere nature raquo qui est celle de la vie quotidienne de

lrsquousage ordinaire du langage et drsquoun certain instinct naturel (cf infra chapitre 3) dont

Descartes faisait la critique dans les Principes La laquo premiegravere nature raquo de Pascal se veut

concregravete fondeacutee sur les sens et la coutume

Au contraire lorsque Descartes situe le sens commun dans lrsquoideacutee drsquoune nature

humaine crsquoest sur la base drsquoune opposition sauvage entre laquo la nature raisonnable de

lrsquohomme et sa condition historique raquo16 Sauvage Certes car crsquoest la culture qui est

attaqueacutee et pour que lrsquohomme soit authentiquement raisonnable Descartes recourt agrave une

reacutefeacuterence abstraite agrave une premiegravere nature fantasmeacutee il srsquoagit drsquoune nature raisonnable

consubstantielle agrave lrsquohomme et non drsquoun quelconque impetus naturalis Leibniz ne

manquera pas de voir dans ce proceacutedeacute quelque barbarie et laquo agrave la reacutevolution carteacutesienne ()

ne [cessera] drsquoobjecter les exigences drsquoune eacutevolution raquo17 de la penseacutee par accumulation Il

nrsquoy a rien de moins eacutetrange agrave Leibniz que lrsquoideacutee drsquoune reacutevolution agrave laquelle il oppose la

neacutecessiteacute de refaire valoir les droits des Denkmittel du sens commun (autrement dit de

lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps) neacutecessiteacute soutenue par la comparaison

pascalienne de lrsquohumaniteacute avec un seul homme apprenant continucircment18 La politique

leibnizienne de la connaissance est conservatrice

Si en effet laquo le sujet connaissant est lrsquohumaniteacute toute entiegravere raquo19 lrsquoensemble de tous

les savoir pratiques comme theacuteoriques constitue laquo le plus grand treacutesor du genre humain et

le veacuteritable heacuteritage que nos ancecirctres nous ont laisseacute raquo20 Il nrsquoest nullement question

drsquoentrer en rupture avec cet heacuteritage mais bien au contraire de le conserver jalousement le

15 Blaise Pascal Penseacutees laquo Imagination raquo Fragment Vaniteacute ndeg3138 Sellier 78 Mecircme fragment pour lescitations suivantes Il est remarquable que Pascal mentionne ici le laquo sens commun raquo terme dont il est parailleurs assez avare La plupart des mentions pascaliennes du sens commun seront analyseacutees (cf Index)

16 Henri Gouhier op cit p5017 Yvon Belaval op cit p12518 Blaise Pascal Preacuteface au traiteacute du vide GF 1985 p62 Pour lrsquoideacutee des laquo Denkmittel du sens commun raquo

comme approche de lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps long cf William James laquo Pragmatisme etsens commun raquo in Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad NathalieFerron Paris Flammarion 2007 p211

19 Yvon Belaval Ibidem20 Gottfried Wilhelm Leibniz laquo Discours touchant la meacutethode de la certitude et lrsquoart drsquoinventer raquo Die

Philosophischen Schriften Berlin Weidmannsche Buchhandlung 1890 vol VII p174 et p180-181 pourlrsquoeacutenumeacuteration des parties pratiques de cet heacuteritage

HISTOIRE 30

rassembler et le livrer aux geacuteneacuterations futures Drsquoougrave chez Leibniz une theacuteorie

contextualiseacutee et historiciseacutee du bon sens dans la mesure ougrave ce ne sont que les peuples qui

ont deacuteveloppeacute cet esprit et appris de cet heacuteritage qui ont laquo quelque sujet de srsquoattribuer

lrsquousage du bon sens preacutefeacuterablement aux barbares raquo21 Il y a lagrave chez Leibniz quelque

rancœur agrave lrsquoeacutegard de lrsquoattribution universelle et sans distinction du bon sens chez Descartes

(cf infra chapitre 6) sous la plume duquel on ne trouvera jamais une conception agrave ce

point historique du sens commun Est-ce agrave dire que Descartes aura parleacute laquo pour la barbarie

contre la culture raquo22 On pense plutocirct qursquoil aura reacutegresseacute en-deccedilagrave de cette distinction en

inscrivant le sens commun dans une perspective agrave la fois plus naturelle mais ougrave la

reacutefeacuterence agrave la barbarie et aux anciens temps se veut ecirctre la pierre de touche de lrsquoinneacuteisme

En effet si lrsquoon veut dire que Descartes a parleacute pour la barbarie contre la culture il

faudra aller du cocircteacute du Jugement de Balzac ougrave (laquo ce qui est sucircrement unique dans lrsquoœuvre

de Descartes raquo affirme avec erreur Gouhier23) il est question de situer la preacuteeacuteminence du

laquo bon sens raquo dans le passeacute car lrsquolaquo inculture des premiers temps raquo nrsquoempecircchait guegravere une

espegravece drsquolaquo ardeur pour la veacuteriteacute et lrsquoabondance du sensus raquo24 Reacutegressant en deccedilagrave de

lrsquohistoire (qursquoil identifie pour large partie au preacutejugeacute) Descartes preacutefegravere inscrire son bon

sens dans une nature probablement fantasmeacutee ndash en cela Leibniz et Descartes srsquoopposent

frontalement

21 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I II sect20 Flammarion 1990 eacutedJ Brunschwig p77

22 Ibidem23 Henri Gouhier op cit p102 Nous disons avec erreur car on trouve un thegraveme tregraves proche non seulement

dans la Regravegle IV qui mentionne laquo certaines premiegraveres semences de veacuteriteacutes que la nature a deacuteposeacutees danslrsquoesprit des hommes [et qui] ont eu tant de vigueur dans cette frustre et pure antiquiteacute (prima quaeligdamveritatum semina humanis ingeniis a natura insita tantas vires in rudi ista et pura antiquitatehabuisse) raquo AT-X-376) mais eacutegalement du cocircteacute de La Recherche de la Veacuteriteacute (ougrave laquo les premiers qui ontobligeacute le genre humain agrave croire (primi genus humanum ad haec omnia credenda adegerunt) raquo agrave certainesthegraveses meacutetaphysiques avaient laquo de tregraves fortes raisons pour les prouver raquo (AT-X-504) Par ailleurs il estremarquable que dans les Septiegravemes Reacuteponses le vocabulaire des opinions laquo tregraves anciennes eacutetant tregravesveacuteritable raquo (AT-IX-464) est fondamental comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer par la suite

24 Jugement sur quelques lettre de Monsieur de Balzac AT-I-9 Clerselier traduit sensus par laquo bon sens raquotraduction qui nous semble leacutegitimeacutee par la mention contraire de la laquo dissension raquo Descartes en effetjoue reacuteguliegraverement sur la structure drsquoopposition entre laquo ceux qui ont le sens commun assez bon raquo et ladiscorde produite par ceux qui sont laquo imbus drsquoopinions contraires raquo (par exemple Au Pegravere Charletoctobre 1644 AT-IV-161) Sur le rapport entre inculture et sens commun cf infra chapitre 7 Sur ledimension politique de lrsquoopposition structurelle entre sens commun et dissension cf infra sect29

HISTOIRE 31

sect7 Consentement universel

Une autre figure historique deacutechue du sens commun est le consentement universel

auquel Descartes consacre quelques lignes notoires dans sa correspondance avec

Mersenne Seulement le consentement universel agrave la diffeacuterence des preacutejugeacutes srsquoil srsquoinscrit

dans lrsquohistoire a une historiciteacute ambigueuml car il se rapporte plus agrave ce qui est agrave venir qursquoagrave ce

qui est passeacute en effet sa reacutealisation effective suppose que laquo les notions communes

[pourront] nrsquoecirctre communeacutement partageacutees que dans le futur raquo une fois les laquo preacutejugeacutes

dogmatiques raquo eacutecarteacutes25 Autrement dit dans son expression purement passeacutee le

consentement universel agrave une proposition peut nrsquoecirctre rien drsquoautre qursquoun preacutejugeacute tregraves

geacuteneacuteralement partageacute sur le modegravele des idoles baconiennes Dans ce cas-lagrave nous sommes

reconduits aux critiques du preacutejugeacute exposeacutees ci-dessus

Cette historiciteacute ambigueuml ouvre la question de lrsquoorigine naturaliste du sens commun

(qui sera traiteacutee en son lieu) dans la mesure ougrave le consentement universel revendique le

fait de se rapporter agrave des veacuteriteacutes qui sont si naturellement en nous qursquoelles finiront un jour

ou un autre par recevoir lrsquoassentiment de tous Ces deux eacuteleacutements la critique du

consentement universel en tant que critegravere historicisable de la veacuteriteacute et lrsquoouverture sur la

question du naturalisme du sens commun constituent une charniegravere importante ougrave la

penseacutee de Descartes srsquoarticule agrave partir de la critique drsquoune auteur resteacute depuis meacuteconnu et

peu lu

Ces thegraveses que Descartes reacutecuse on les trouve en effet exprimeacutees dans un style

neacuteo-stoiumlcien chez Herbert de Cherbury (1583-1648) pour lequel laquo une vie selon la nature

eacutequivaut agrave une vie selon la raison raquo26 Autrement dit Dieu ayant mis en nous un instinct

naturel crsquoest sur cet instinct que repose la garantie de lrsquoeacutevidence et que srsquolaquo autorise de

droit raquo le consentement universel27 Une telle conception agrave lrsquoeacutevidence naturaliste trouve

cependant ici son lieu drsquoexamen car le consentement universel se veut justement ecirctre une

laquo confirmation historique de fait raquo de cette theacuteorie intuitionniste et naturaliste de la

connaissance28 Seulement ce rocircle historique de fait est sans eacutequivoque un critegravere tregraves

25 Jacqueline Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury Paris Vrin 1989 p3726 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo in Pierre-Franccedilois Moreau (dir) Le

retour des philosophies antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIe et au XVIIe siegravecle Paris AlbinMichel 1999 p221

27 Ibid p22728 Jacqueline Lagreacutee op cit p37 Pour lrsquoeacutetude de la dimension purement naturaliste de la question cf

infra chapitre 3

HISTOIRE 32

puissant de la veacuteriteacute si bien que Cherbury peut eacutecrire que laquo le consentement universel sera

la regravegle souveraine de la veacuteriteacute raquo29

La logique est donc la suivante la manifestation historique de lrsquoinstinct naturel

qursquoest le consentement universel est une regravegle geacuteneacuterale de veacuteriteacute pour autant que lrsquoinstinct

naturel est infaillible en son genre La tradition carteacutesienne ne pourra ecirctre que fort eacuteloigneacutee

de ce sentiment et Descartes ne le cache pas lorsqursquoil eacutecrit agrave Mersenne que Cherbury tient

laquo un chemin fort diffeacuterent de celui [qursquoil a] suivi raquo30 Parce qursquoil nrsquoaccorde aucune autoriteacute

particuliegravere au consentement universel comme Leibniz apregraves lui (et tout rationaliste qui ne

pourrait pas se reacutesoudre au fait brut du consentement lequel peut toujours venir drsquoune

laquo tradition fort reacutepandue par tout le genre humain raquo une mode comme celle qui consiste agrave

laquo fumer du tabac raquo31) Descartes prend ses distances avec un des aspects fondateurs de la

philosophie du sens commun

Tout au plus chez Leibniz le consentement universel peut-il par exemple jouer le

rocircle de laquo confirmation raquo et il est peut ecirctre imprudent de dire qursquoil en va seulement de mecircme

chez Cherbury32 qui lui accorde beaucoup plus de poids et en fait un critegravere de la veacuteriteacute

drsquoune proposition ndash lagrave ougrave pour Descartes laquo tout criterium qursquoon voudra substituer agrave

lrsquoeacutevidence ramegravenera agrave lrsquoeacutevidence raquo Autrement dit le consentement universel ne peut pas

jouer le rocircle de critegravere et il nrsquoy aura aucune espegravece de leacutegaliteacute de celui-ci dans lrsquoordre de la

connaissance33 Crsquoest la raison pour laquelle drsquoailleurs le passage par le doute est

neacutecessaire en effet en entretenant un soupccedilon mecircme sur les opinions les plus partageacutees

entre les hommes Descartes indique qursquoil faut faire peu de cas du consentement universel

et qursquoil lui refuse tout validiteacute eacutepisteacutemologique

29 Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblable dupossible et du faux Paris 1639 p 51 Cette traduction de Cherbury que lrsquoon doit agrave Mersenne et danslaquelle Descartes a lu lrsquoauteur anglais est parfois modifieacutee par Mersenne (dans le sens de lrsquoorthodoxiereligieuse cf Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40) Nous signalerons les eacutecart mais citons de preacutefeacuterence le textefranccedilais lu de plus pregraves par Descartes que le latin laquo jrsquoy ai trouveacute beaucoup moins de difficulteacute en lelisant en franccedilais que je nrsquoavais fait en le parcourant ci-devant en latin raquo (agrave Mersenne 16 octobre 1639AT-II-599)

30 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59631 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect2 op cit p5932 Jacquelin Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury op cit p36 Pour la reacutefeacuterence agrave

Leibniz cf Nouveaux essais I II sect20 op cit p77 Chez Cherbury le consentement universel estlaquo lrsquoouvrage de la providence divine raquo laquo une veacuteriteacute irreacutefragable raquo (De la veacuteriteacute p52) Certes nousaccordons agrave Jacquelins Lagreacutee que lrsquoappel au consentement universel chez Cherbury ne signifie pas lerecourt paresseux agrave une loi du plus grand nombre Mais il nrsquoen reste pas moins qursquoun consentementuniversel authentique est le critegravere absolu de veacuteriteacute

33 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes Paris PUF 2000 p145 Au contraire Herbert de Cherburyeacutecrit laquo la loi souverain de lrsquoinstinct naturel est le consentement universel raquo (De la veacuteriteacute p81)

HISTOIRE 33

Apregraves Cherbury la philosophie du sens commun (et Thomas Reid en particulier)

accordera une nette confiance au consentement universel tout en consideacuterant que celui-ci

est laquo une autoriteacute du plus grand poids jusqursquoagrave ce qursquoon ait deacutecouvert et deacutemontreacute qursquoil est

fondeacute sur un preacutejugeacute eacutegalement universel raquo34 Pour certaines propositions cependant (par

exemple lrsquoexistence du monde exteacuterieur) le consentement universel des hommes (si lrsquoon

excepte quelques sceptiques) vaut tregraves certainement et il nrsquoest pas envisageable que celui-

ci soit rameneacute un jour agrave un preacutejugeacute universel

Descartes lecteur de Cherbury srsquoinscrit donc comme Leibniz apregraves lui dans la

grande tradition rationaliste qui toujours trouve des arguments contre ces figures deacutechues

du sens commun En cela peut-ecirctre le rationalisme se fait-il une plus haute ideacutee de notre

bon sens en voyant bien qursquoune proposition peut ecirctre commune en ce qursquoelle eacutemane drsquoun

preacutejugeacute ancestral Crsquoest pourquoi le consentement universel ou lrsquoinclination naturelle sont

certes de bons indicateur de veacuteriteacute mais qui doivent faire lrsquoeacutepreuve laquo de lrsquoexpeacuterience et la

raison seuls criteacuteriums de la veacuteriteacute et de lrsquoerreur raquo35 Il faut en effet veiller agrave ce que le sens

commun ne soit pas un preacutetexte pour soutenir laquo ses preacutejugeacutes raquo personnels et laquo srsquoexempter

de la peine des discussions raquo36 raison pour laquelle le criteacuterium ultime ne peut ecirctre le sens

commun objectif et ses diffeacuterentes figures deacutechues

Plus seacutevegravere encore que Leibniz Descartes ne pense pas qursquoil faille voir dans le

consentement universel un indicateur de la veacuteriteacute puisque laquo plusieurs () peuvent

consentir agrave une mecircme erreur raquo on trouvera difficilement critique plus acerbe37

34 laquo A consent of ages and nations of the learned and vulgar ought at least to have great authority unlesswe can show some prejudice as universal as the consent is which might be the cause of it raquo (ThomasReid Essays on the intellectual power of mind I-2 Eacutedimbourg 1785 p43 et pour la traduction Essaisur les faculteacutes intellectuelles de lrsquohomme LrsquoHarmattan 2007 p40) On retrouve une mecircme confiancedans le consentement universel chez Claude Buffier Son eacutediteur Francisque Bouillier (sur ce pointauthentiquement carteacutesien) deacuteplore cette confiance laquo le pegravere Buffier place agrave tord parmi les veacuteriteacutespremiegraveres du sens commun le consentement entre les hommes lorsque ce consentement nrsquoest pasdrsquoailleurs revecirctu du caractegravere de la neacutecessiteacute raquo (Francisque Bouiller laquo Introduction raquo aux Œuvresphilosophiques du Pegravere Buffier pxxix)

35 Francisque Bouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du Pegravere Buffier pxxix36 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect1 op cit p5937 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-598

HISTOIRE 34

sect8 Orthodoxie du sens commun

Cependant en deacutepit drsquoun refus carteacutesien des droits de lrsquoeacutevolution et nonobstant sa

tentative de mettre agrave part toutes nos anciennes opinions il lui arrive drsquoaffirmer agrave plusieurs

reprises non seulement la conformiteacute de sa philosophie avec le sens commun (cf infra

chapitre 4) mais aussi drsquoassurer que les opinions les plus anciennes sont tregraves certainement

les plus veacuteritables (ce que nous nommerons ci-dessous un aveu orthodoxie) En quel sens

faut-il entendre cette tentative carteacutesienne de reacuteintroduire lrsquohistoire dans la connaissance

Pour cela il faut envisager la possible chez Descartes drsquoun sens commun historiciseacute

prenant la figure des opinions les plus anciennes partageacutees entre tous les hommes

Un doute doit drsquoabord ecirctre eacutecarteacute qui confine la deacutefeacuterence de Descartes envers

lrsquoorthodoxie agrave un art drsquoeacutecrire Cette position deacutefendue par certains commentateurs est

soutenue par une assertion de Baillet biographe de Descartes assurant que lrsquoune des

laquo preacuteoccupations principales raquo de ce dernier eacutetait pour eacuteviter la preacutevention du lecteur de le

laquo persuader que sous cet air de nouveauteacute il ne cachait aucune opinion nouvelle raquo38 Ainsi

Descartes conseillait agrave Regius de nrsquoavancer laquo aucunes opinions nouvelles raquo et bien plutocirct

srsquoen tenir laquo seulement de nom aux anciennes raquo se laquo contentant de donner des raisons

nouvelles raquo qui porteraient le lecteur de lui-mecircme sans srsquoen rendre compte agrave la penseacutee

carteacutesiennes39 On voit dans ces passages non sans raison la technique mecircme de la

dissimulation lrsquoaveu drsquoune ancienneteacute de certaines propositions a essentiellement pour fin

drsquolaquo aboutir agrave lrsquoadmission de lrsquoorthodoxie du discours par certains lecteurs raquo

indeacutependamment de ce qui est reacuteellement dit et qui agrave long terme fera son effet40 Sans

entrer dans lrsquoeacutepineuse (et insoluble) question de la laquo sinceacuteriteacute raquo de Descartes41 nous

38 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 1691 vol II p225 Passage citeacute agravelrsquoappui de la thegravese drsquoune orthodoxie de faccedilade par Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de ReneacuteDescartes Presses universitaires de Lille 1994 p66

39 Agrave Regius fin janvier 1642 AT-III-164240 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Droz 2006 p2341 Cette question nous semble drsquoautant plus biaiseacutee que ceux qui deacutefendent la thegravese conjointe de lrsquoironie et

de la dissimulation appliquent deux meacutethodes interpreacutetatives contradictoires et dont le choix de lrsquoune oulrsquoautre peut sembler arbitraire suivant le cas dans lequel on se trouve Dans le premier cas vouloir fairedroit agrave la complexiteacute des arguments reviendrait agrave laquo torturer les textes raquo alors mecircme que lrsquoironie estmanifeste comme dans lrsquoouverture du Discours de la Meacutethode (Philippe-Jean Quillien Ibid p27) Dansle second cas srsquoen tenir agrave la simpliciteacute litteacuterale du texte reviendrait agrave se laisser duper par la strateacutegie dedissimulation ainsi le pas en arriegravere sur le mouvement de la terre (cf infra chapitre 5) Ce qui estennuyeux crsquoest que les deux interpreacutetations sont rigoureusement interchangeables dans de nombreuxcas ainsi lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute du laquo bon sens raquo preacutesenteacutee de faccedilon tortueuse au deacutebut du Discours de laMeacutethode est peut-ecirctre une dissimulation plutocirct qursquoune ironie dissimulation rendue neacutecessaire parlrsquoaudace de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique Notre discussion de ce point (cf infra chapitre 6) se situera en-dehors

HISTOIRE 35

souhaiterions eacutevaluer la porteacutee de cet aveu drsquoorthodoxie dans les textes eacutetant entendu que

en plus de leur complexiteacute propre ils reacuteintroduisent lrsquoideacutee drsquoun sens commun historique

qui semble contraire au mouvement mecircme de deacuteshistoricisation dont ce chapitre aurait pu

ecirctre la deacutemonstration

Pour ce faire il faut bien distinguer deux types de textes ougrave Descartes procegravede agrave un

aveu drsquoorthodoxie ceux ougrave il est question de religion et ceux ougrave il est question de

connaissance ou drsquoopinions anciennes dont le contenu nrsquoest pas religieux

(1) Il est en effet notable que quand il srsquoagit de religion Descartes confesse qursquolaquo en

ces matiegraveres-lagrave les plus communes opinions sont les meilleures raquo42 Le problegraveme des

rapports de Descartes agrave sa religion et agrave la theacuteologie en particulier ne pouvant faire lrsquoobjet

drsquoun deacuteveloppement ici nous nous contenterons de remarquer qursquoun tel aveu drsquoorthodoxie

est agrave la fois compatible avec la theacuteorie carteacutesienne de la foi et qursquoil enrichit notre

deacutetermination de ce qursquoest le sens commun Sur le plan de la foi drsquoabord nous avons

essentiellement agrave faire agrave des laquo choses qui nous sont proposeacutees agrave croire raquo encore qursquoelles

soient obscures43 Indeacutependamment de ce que peut la raison eu eacutegard agrave ces sujets il va de

soi que cette laquo matiegravere raquo obscure laquo agrave laquelle nous donnons notre creacuteance raquo44 est la mecircme

que laquo ces matiegraveres-lagrave raquo agrave propos desquelles les laquo plus communes opinions sont les

meilleures raquo Et crsquoest preacutecisement agrave ce niveau que se situe le sens commun il se fond dans

les matiegraveres obscures Dans le cadre de la foi il y a donc laquo par rapport agrave notre penseacutee un

certain coefficient drsquoexteacuterioriteacute raquo45 exteacuterioriteacute qui se caracteacuterise comme un ensemble

drsquoopinions communes et qui srsquoimposent agrave nous ndash agrave lrsquoopposeacute des objets qui nous sont

donneacutes par la lumiegravere naturelle laquelle est une instance de pure inteacuterioriteacute

Crsquoest en ce sens tregraves preacutecis qursquoavec beaucoup de perspicaciteacute Johano Strasser a

deacutefini le sens commun de Buffier comme laquo un fruit tardif du dogmatisme religieux raquo46

mettant en avant la passiviteacute de lrsquohomme face aux opinions admises par contraste drsquoavec le

de ce deacutebat comme geacuteneacuteralement notre travail qui rencontrera cependant souvent ce problegraveme de lalaquo sinceacuteriteacute raquo que pose geacuteneacuteralement le rapport au sens commun

42 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-374 Sur le rapport entre religion et sens commun cf Annexe 243 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-116 Autrement dit laquo lrsquoobjet est purement deacutesigneacute comme agrave croire par une

instance qui se fait connaicirctre agrave nous de maniegravere speacutecifique raquo (Denis Kambouchner laquo ldquoNous chreacutetiensrdquo le problegraveme de la foi raquo in Descartes et la philosophie morale Hermann 2008 p264)

44 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-11545 Denis Kambouchner Ibid p26446 laquo die Philosophie des sens commun als eine spaumlte Frucht des religioumlsen Dogmatismus raquo Johano Strasser

laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndash Common sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers undReid raquo Zeitzschrift fuumlr philosophische Forschung Bd 23 H 2 (Apr ndash Jun 1969) p184

HISTOIRE 36

laquo pouvoir drsquoauto-reacuteflexion raquo et lrsquoindeacutependance de la lumiegravere naturelle carteacutesienne47 La

prise en charge de lrsquoorthodoxie est donc agrave proprement parler le jeu du sens commun qui

est agrave son aise degraves lorsqursquoil srsquoinscrit dans une dimension sociale laquo la reacuteveacutelation [des veacuteriteacutes

du sens commun] eacutetant pour Buffier un eacuteveil agrave la fois religieux et seacuteculariseacute qui nrsquoest pas

purement priveacute mais est certifieacute et reacutegleacute par lrsquoautoriteacute tregraves speacutecifique de la tradition et du

code de la foi raquo48 La question nrsquoest donc pas de savoir si Descartes en faisant appel aux

opinions communes laquo tient agrave se situer en-deccedilagrave de la theacuteologie raquo selon un processus de

dissimulation49 mais bien celle de savoir jusqursquoougrave va lrsquoempire qui est laisseacute au sens

commun dans ces matiegraveres obscures

Dans la theacuteorisation carteacutesienne de lrsquoimpetus naturalis on retrouvera cette

theacutematisation drsquoun sens commun se fondant dans lrsquoobscuriteacute (cf infra chapitre 3) quand

aux questions qui touchent agrave la foi la place ougrave srsquoautorise la pure instance exteacuterieure drsquoune

Autoriteacute est fonction du champ laisseacute aux choses qui laquo bien qursquoelles appartiennent agrave la foi

peuvent neacuteanmoins ecirctre rechercheacutees par la raison naturelle raquo50 Ce domaine preacutecisement

sera drsquoune importance radicale car il recoupe les questions ougrave se situe une laquo infirmiteacute ()

commune agrave la plupart des hommes agrave savoir que quoique nous veuillons croire et mecircme

que nous pensions croire fort fermement tout ce que la religion nous apprend nous nrsquoavons

pas toutefois coutume drsquoen ecirctre si toucheacutes que de ce qui nous est persuadeacute par des raisons

naturelles eacutevidentes raquo51 Le commun des hommes en appelle touchant certaines matiegraveres

geacuteneacuteralement deacutevolues agrave lrsquoautoriteacute des opinions les plus anciennes agrave un examen de la

raison naturelle qui si elle nrsquoira jamais contre celles-ci pourra donner aux objets du sens

commun en matiegravere de foi un laquo eacutetayage rationnel raquo52 Sensus communis quaeligrens

intellectum Et en attendant la fin de cet examen rationnel des opinions anciennes (ou la

reacuteveacutelation dans un autre monde) la laquo prudence nous oblige de les croire plutocirct aveugleacutement

et au hasard que drsquoecirctre trompeacutes (prudentia nos ad caecam iis fidem potius cum periculo

erroris habendam) raquo crsquoest-agrave-dire de nous en remettre agrave un sens commun orthodoxe53

47 Johano Strasser Ibidem Pour des deacuteveloppements plus conseacutequents sur le rapport entre lumiegravere naturelleet sens commun cf chapitre suivant

48 laquo Offenbarung ist fuumlr Descartes im religioumlsen wie im saumlkularen Bereich nicht eine rein privateErleuchtung sondern ein ganz bestimmter durch Autoritaumlt beglaubigter und durch Tradition gefestigterGlaubenskodex raquo Johano Strasser Ibidem p188-189

49 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Ibid p13850 Notaelig in Programma AT-VIIIB-353 Ainsi lrsquoexistence de Dieu et la distinction de lrsquoacircme et du corps qui

constituent les objets privileacutegieacutes des Meacuteditations Meacutetaphysiques Une nouvelle preuve srsquoil en fallait de ladimension de reacute-institution du sens commun qui est agrave lrsquoœuvre dans cet ouvrage

51 Agrave Huygens le 10 octobre 1642 AT-III-58052 Denis Kambouchner art cit p28553 Recherche AT-X-504 (Poliandre)

HISTOIRE 37

Cependant il faut prendre garde agrave ne pas situer le sens commun sous influence

theacuteologienne ou sous la pure autoriteacute de la Reacuteveacutelation Crsquoest en un sens ce dont eacutetait

conscient Descartes qui affirmait en lisant Cherbury que dans son livre laquo il y a plusieurs

maximes qui [lui] semblent si pieuses et si conformes au sens commun que je souhaite

qursquoelles puissent ecirctre approuveacutees par la theacuteologie orthodoxe raquo54 Autrement dit le sens

commun peut preacuteceacuteder le theacuteologique et en tant que tel forcer lrsquoorthodoxie agrave lrsquoassimiler

Crsquoest que avant de faire partie de lrsquoorthodoxie ces croyances furent deacutegageacutees par

drsquoanciens Sages qui avaient le bon sens tout entier Dans un reacutecit55 qui nrsquoenvie rien aux

genegravese utilitaristes Descartes retrace en effet les eacutetapes de la deacutecouverte de ces tregraves

anciennes opinions de lrsquohumaniteacute comme suit (a) agrave lrsquoorigine certains hommes sages

deacutecouvrent des veacuteriteacutes fondamentales et leurs raisons (b) en conservant ces opinions

rendues orthodoxes lrsquohumaniteacute en oublie cependant les raisons56 (c) le philosophe semel

in vita refonde cette orthodoxie et le sens commun par lrsquoexercice meacutetaphysique qui

redeacutecouvre les raisons des opinions les plus anciennes de lrsquohumaniteacute lesquelles touchent

essentiellement agrave des matiegraveres obscures religieuses (Dieu lrsquoacircme mais aussi laquo les vertus

leurs reacutecompenses raquo comme le preacutecise La Recherche de la Veacuteriteacute) mais souvent

susceptibles drsquoecirctre inspecteacutees par la raison

(2) Que faire du reste des textes ougrave il nrsquoest pas question de religion Que dire de

cette eacutetrange correspondance avec le pegravere Charlet ougrave Descartes affirme ne se servir

laquo drsquoaucun principe qui nrsquoait eacuteteacute reccedilu par Aristote et par tous ceux qui se sont jamais mecircleacutes

de philosopher raquo57 Pour le pragmatisme par lequel un court deacutetour pourra nous eacuteclairer il

nrsquoy a lagrave rien de probleacutematique puisqursquoil faut concevoir le sens commun comme un

ensemble de croyances leacutegueacutees par le temps long et pour cette raison auquel aucune

penseacutee ne peut eacutechapper Crsquoest pourquoi laquo dans la pratique les Denkmittel du sens

commun ont toujours le dernier mot raquo58 Consideacuterant la connaissance agrave la faccedilon

carteacutesienne comme un arbre James remarque qursquoen son laquo cœur inerte raquo se trouvent les

54 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-599 Nous nrsquoentrons pas ici dans la difficile question de lamodification du texte par Mersenne traducteur effaccedilant le trop fort naturalisme religieux de CherburyCf agrave nouveau Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40

55 Que lrsquoon peut retracer agrave partir des trois extraits mentionneacutes ci-dessus dans la note 23 ainsi qursquoapregraves unelecture attentive des Septiegraveme Reacuteponses On srsquoabstient ici de mentionner systeacutematiquement les textes

56 laquo elles ont eacuteteacute depuis si peu souvent reacutepeacuteteacutees qursquoil nrsquoy a plus personne qui les sache raquo (AT-X-504)57 Agrave Charlet 8 octobre 1644 AT-IV-14158 William James Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad Nathalie

Ferron Paris Flammarion 2007 p211

HISTOIRE 38

opinions les plus anciennes celles auxquelles il nous est presque impossible de renoncer et

sur lesquelles sont bacircties toutes les couches de connaissances futures

Avoir le sens commun (au sens philosophique) crsquoest degraves lors laquo le fait qursquoon recoure

agrave certaines formes de penseacutee raquo ou cateacutegories tregraves anciennes celle de laquo chose raquo de laquo moi raquo

laquo drsquoesprit raquo ou de laquo corps raquo59 Les cateacutegories que lrsquoon retrouve dans les Meacuteditations

Meacutetaphysiques sont de celles qui appartiennent au patrimoine intellectuel de lrsquohumaniteacute et

crsquoest en ce sens preacutecisement que contre ses deacutetracteurs et en particulier le Pegravere Bourdin

qui lui reproche de vouloir renverser le grand eacutedifice de nos connaissances Descartes

affirme que ses opinions sont laquo tregraves anciennes eacutetant tregraves veacuteritables raquo60 Chez Descartes

cette ancienneteacute de certaines de nos ideacutees est en lien avec leur inneacuteiteacute qui rend impossible

qursquoelles nrsquoaient laquo jamais eacuteteacute ignoreacutees raquo Lrsquoinneacuteisme devient un gage de lrsquoancestraliteacute et ce

faisant de la veacuteriteacute des opinions communes61 On aperccediloit alors deacutejagrave chez Descartes lrsquoideacutee

pascalienne drsquoune humaniteacute consideacutereacutee comme laquo un mecircme homme qui subsiste toujours et

apprend continuellement raquo62 et repris par Leibniz faisant du bon sens la preacuterogative drsquoune

civilisation parvenue agrave maturiteacute

De plus face au soupccedilon de dissimulation la lettre agrave Chanut du 31 mars 1649

fournit un argument deacutecisif dans celle-ci Descartes ne cherche pas agrave faire passer ses

opinions nouvelles pour anciennes afin de srsquoautoriser drsquoune certaine orthodoxie Il affirme

au contraire que ses laquo opinions surprennent drsquoabord raquo et que crsquoest uniquement en les

regardant de pregraves qursquoon srsquoaperccediloit qursquoelles sont laquo si simples et si conformes au sens

commun qursquoon cesse entiegraverement de les admirer raquo63 On peut difficilement soupccedilonner

Descartes de nrsquoavoir pas dit la veacuteriteacute ou drsquoavoir chercher agrave la dissimuler au contraire

59 William James Ibid p204-20560 Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-46461 Darwin quelque deux cent ans plus tard dans une note eacutecrira que les laquo ideacutees neacutecessaires raquo que des

philosophes depuis Platon attribuent agrave la laquo preacuteexistence de lrsquoacircme raquo et non agrave des donneacutees laquo deacuterivables delrsquoexpeacuterience raquo seraient intelligibles pour comprendre la connaissance humaine dans un cadreeacutevolutionniste seulement si lrsquoon substituait agrave la thegravese drsquoune preacuteexistence dans lrsquoacircme lrsquoideacutee drsquoun partage deces notions avec nos ancecirctres les singes laquo Plato Erasmus says in Phaedo that our ldquonecessary ideasrdquoarise from the preexistence of the soul are not derivable from experience ndash read monkeys forpreexistence raquo (Charles Darwin Notebook M Metaphysics on moral and speculations on expressions 4septembre 1838) Sur lrsquoexpression laquo penser comme un singe raquo qui apparaicirct de faccedilon surprenante dans lecorpus carteacutesien cf Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-484

Agrave Bourdin qui lui reproche drsquoavoir mal deacutemontreacute la distinction de lrsquoacircme et du corps et qui suppose que lrsquoonpeut deacutefinir le corps comme quelque chose qui laquo pense comme un singe raquo Descartes ironique reacutepondque si lrsquoon veut prendre les mots ainsi les deacutetournant de leur sens il nrsquoy voit pas drsquoinconveacutenientparticulier Darwin nrsquoen aurait pas demandeacute tant

62 Blaise Pascal Preacuteface au Traiteacute du Vide eacuted cit p6263 Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-327

HISTOIRE 39

conscient de la difficulteacute des opinions qursquoil propose il reconnaicirct dans sa correspondance

avec Mersenne qursquoil lui faut laquo trouver un biais par le moyen duquel [il] puisse dire la

veacuteriteacute raquo intrinsegravequement difficile laquo sans eacutetonner lrsquoimagination de personne ni choquer les

opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo64 Il faut donc tout agrave la fois dire la veacuteriteacute laquelle

comporte sa complexiteacute propre et lrsquoaccommoder au sens commun non seulement par

orthodoxie mais surtout semble-t-il pour des raisons peacutedagogiques (cf infra chapitre 7)

Drsquoougrave le soupccedilon qui hante lrsquoensemble de lrsquoobjection du Pegravere Bourdin agrave la

meacutetaphysique carteacutesienne la meacutethode de Descartes est probleacutematique en ce que laquo contre

ce qursquoelle avait expresseacutement et solennellement deacutefendu elle retourne agrave ses anciennes

opinions raquo65 Celui-ci laquo voulant recommencer tout de nouveau reacutecupegravere au fil de ses

meacuteditations les mecircmes preacutejugeacutes qursquoil avait avant de les commencer raquo66 et ces preacutejugeacutes

sont justement les cateacutegories du sens commun cateacutegories qui forment lrsquooutillage

intellectuel indeacutepassable de lrsquohumaniteacute et qui srsquoinscrivent dans le temps long Autrement

dit laquo il y a continuiteacute entre les mateacuteriaux qursquoelle [lrsquoattitude critique] eacutelabore et ceux que la

lumiegravere naturelle a de tout temps permis aux hommes drsquoapercevoir raquo67

Il y a donc deux Descartes celui qui affirme au deacutebut de la Premiegravere Meacuteditation

vouloir laquo deacutetruire geacuteneacuteralement toutes [ses] anciennes opinions raquo68 et celui qui

reacuteguliegraverement se deacutefend drsquoavoir professeacute des opinions nouvelles et affirme que celles-ci

sont conformes au laquo sens commun raquo entendu (en un sens objectif) comme un ensemble

drsquoopinions reccedilues par tous et depuis fort longtemps Crsquoest celui-ci qui au cours des

Meacuteditations reacute-institue le sens commun en reconstruisant le bacirctiment de nos

connaissances dont il plus changeacute lrsquoordre que la matiegravere mecircme ne faisant autre chose que

retrouver les principes qui ont eacuteteacute laquo connus de tout temps et mecircme reccedilus pour vrais et

indubitables par tous les hommes raquo69

Il aurait ducirc srsquoil avait eacuteteacute conseacutequent eacutecrire avec son ami Guez de Balzac laquo je ne

64 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-19465 Pegravere Pierre Bourdin Septiegravemes Objections Xegraveme reacuteponse agrave la IIiegraveme question66 Romain Champault Descartes Objections au doute et scepticismes Travail drsquoeacutetude et de recherche

2016 p20-21 En effet preacutejugeacute ne signifie pas neacutecessairement laquo faux raquo justement dans la mesure ougrave laquo forDescartes a prejudice upon examination of reason can very well prove to be true raquo (Donald Ipperciellaquo Descartes and Gadamer on prejudice raquo Dialogue 2002 41 4 p639)

67 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes PUF p3768 Meacuteditation I AT-IX-1369 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10

HISTOIRE 40

veux rien croire de plus veacuteritable que ce que jrsquoai appris de ma megravere et de ma nourrice raquo70

Et ainsi se situer dans lrsquoaxe drsquoune approche pragmatique de la connaissance

Quand agrave la justification eacutepisteacutemologique et morale drsquoune telle adheacutesion au sens

commun en tant qursquoil est un ensemble de jugements droits nous y reviendrons plus tard au

chapitre 4

70 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation V agrave Monsieur Descartes raquo inŒuvres II Paris 1655 p308

NATURE 41

William Blake Newton (1795-1805) 460 x 600 mm Collection Tate Britain

NATURE 42

3) NATURE

laquo Sachez donc premiegraverement que par la Nature jenrsquoentends point ici quelque deacuteesse raquo ndash Reneacute Descartes Traiteacute de la Lumiegravere AT-XI-37

Newton (ci-dessus peint par William Blake) tourne le dos aux attraits de la Nature

agrave ses couleurs et ses formes bigarreacutees Concentreacute sur ses travaux il trace les courbes

geacuteomeacutetriques sur lesquelles se regravegle le cours de lrsquoUnivers qui sont les lois mecircme que Dieu

a institueacute pour la Nature

Descartes avant Newton agrave lrsquooccasion drsquoune meacuteditation peu commune drsquoabord

physique puis meacutetaphysique avait tourneacute le dos agrave cette Nature attrayante pour se consacrer

agrave son eacutetude rationnelle Tout un travail de remise en cause des laquo superstructures du

fallacieux raquo inspireacutees par la Nature-Deacuteesse1 eacutetait alors agrave reacutealiser comme un

deacutesenvoucirctement Lrsquoempirisme et le reacutealisme naiumlf eacutetaient les pendants intellectuels de cette

soumission agrave la Nature-Deacuteesse le sens commun prompt agrave lrsquoadmiration (cf infra chapitre

7) y adheacuterait avec enthousiasme Il fut en ce sens (et en ce sens seulement) lrsquoadversaire

intime des Meacuteditations Meacutetaphysiques incapable de tourner le dos de ne pas reacuteveacuterer cette

Nature agrave laquelle pourtant il faut renoncer Car le sujet meacuteditant deacutepasse le naturalisme et

les inclinations naturelles (impetus naturalis) qursquoil laquo nrsquo[a] pas sujet de () suivre () en ce

qui regarde le vrai et le faux raquo2

La penseacutee carteacutesienne nrsquoest cependant pas en rupture avec tout recourt agrave la Nature

La raison scientifique dont elle trace les grandes lignes nrsquoest pas purement symboliste

conventionnelle et eacuteloigneacutee de la reacutealiteacute naturelle puisqursquoagrave la veacuteneacuteration drsquoune Nature-

Deacuteesse se substitue la laquo constitution rationnelle drsquoune Nature-Dieu dont les lois reacutegulent

les pheacutenomegravenes mentaux physiques et psycho-physiques raquo3 Or si le sens commun se

soumet agrave la Deacuteesse (et pour cette raison eacuteprouve quelque difficulteacute agrave concevoir

1 Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle intuition disposition complexion Vrin 1999 p3632 laquo () quantum ad impetus naturales jam saeligpe olim judicavi me a illis in deteriorem partem fuisse

impulsum cum de bono eligendo ageretur nec video cur iisdem in ulla alia re magis fidam raquo MeacuteditationIII AT-IX-30 et AT-VII-39

3 Andreacute Robinet op cit p76 Pour trouver la trace drsquoun Deus sive Natura carteacutesien autrement dit drsquouneNature-Dieu cf Meacuteditation VI laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral je nrsquoentends maintenant autrechose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam vel Deum ipsum) raquo (AT-VII-80 et AT-IX-64)

NATURE 43

correctement Dieu) quelle est la faculteacute qui deacutevoile la veacuteriteacute si ce nrsquoest par laquo cette faculteacute

que le Dieu non-trompeur avait mise en moi pour remeacutedier agrave la fausseteacute de mes

opinions raquo4 agrave savoir la lumiegravere naturelle Il faut donc distinguer deux degreacutes drsquoapproche

de la nature le premier confus et preacute-meacuteditatif suit toute sorte drsquoinstincts naturels qui

peuvent deacutecevoir tandis que le second clair et distinct accegravede aux vraies lois de la nature

institueacutees par Dieu Le sens commun (srsquoinscrivant dans le plan du veacutecu et de la troisiegraveme

notion primitive) nous donne les principes du premier degreacute la lumiegravere naturelle ceux du

second degreacutes

La lumiegravere naturelle qui nrsquoa rapport qursquoavec des notions laquo qui nrsquoappartiennent qursquoagrave

lrsquoesprit seul raquo est donc agrave distinguer du niveau naturaliste qursquoest celui du sens commun dans

le cadre du composeacute corps-esprit5 Crsquoest pourquoi nous le verrons la lumiegravere naturelle a

plus agrave voir avec le laquo bon sens raquo qursquoavec le laquo sens commun raquo Cependant il faudra rendre

compte du sens en lequel elle peut ecirctre dite laquo naturelle raquo par distinction drsquoavec lrsquoimpetus

naturalis du sens commun eacutemanant de la Nature-Deacuteesse Quelle place restera-t-il alors au

sens commun avec son laquo instinct naturel raquo dans la theacuteorie carteacutesienne et jusqursquoagrave quel point

Descartes le laisse-t-il livreacute au naturalisme en le distinguant radicalement de la lumiegravere

naturelle Drsquoun maniegravere geacuteneacuterale laquo qursquoest-ce qui fait de la lumiegravere naturelle un

instrument pertinent dans la recherche de la veacuteriteacute dans un sens dans lequel notre

inclination naturelle ne lrsquoest pas raquo6

Comment et pourquoi tourner le dos agrave la Nature-Deacuteesse

sect11 Le sens commun et les deux Natures

Il y a chez le Montaigne sceptique un regret de la deacutefiguration chez lrsquohomme de la

loi naturelle laquelle preacutesentait son visage laquo constant et universel () non sujet agrave faveur

4 Andreacute Robinet Ibid p406 Lrsquoideacutee selon laquelle la lumiegravere naturelle est fiable parce que mise en moi parDieu est attesteacutee dans les Principes I sect30 mais reconnue comme probleacutematique agrave juste titre par JohnMorris (laquo Descartesrsquo natural light raquo Journal of the History of Philosophy 1973 11 2 p172-173) qui yvoit un cercle la lumiegravere naturelle servant en effet dans la Meacuteditation III agrave deacutemontrer lrsquoexistence de Dieu

5 Meacuteditation VI AT-IX-65 Le sens commun ne peut ainsi ecirctre conccedilu en tant que purement corporel il sedistingue donc de fait de lrsquoacception physiologique traiteacutee auparavant cf supra chapitre 1

6 John Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p179

NATURE 44

corruption ni agrave diversiteacute drsquoopinion raquo7 Lrsquoinstinct qui prend la forme drsquoune loi naturelle

perdue pour lrsquohumaniteacute serait dans lrsquoideacuteal quelque chose de partageacute de faccedilon universelle

entre les hommes et les animaux Et crsquoest sur lrsquoinstinct que certains ont penseacute eacutetablir le

sens commun en tant qursquoil est naturel il srsquooppose agrave lrsquohabitude agrave tout ce qui susceptible

drsquoecirctre historiciseacute risquerait de tomber sous le coup de la relativiteacute des croyances et des

opinions Ainsi Claude Buffier preacutefeacuterant le mot laquo sentiment naturel raquo agrave celui drsquoinstinct

peut-il eacutecrire laquo crsquoest donc la nature et le sentiment de la nature que nous devons

reconnaicirctre pour la source et lrsquoorigine de toutes les veacuteriteacutes de principe raquo8

Un tel appel agrave lrsquoinstinct aux sentiments de la nature ne se retrouve-t-il pas dans la

conception carteacutesienne de la lumiegravere naturelle Nous verrons dans la suite que

lrsquoenseignement de la nature trouve son lieu privileacutegieacute dans la sixiegraveme Meacuteditation et non

dans les trois et quatre ougrave conformeacutement agrave la correspondance avec Mersenne la lumiegravere

naturelle est soigneusement distingueacute de lrsquoinstinct agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun

laquo instinct raquo tout intellectuel9 Il est inadmissible pour Descartes de se laisser conduire (du

moins dans la theacuteorie de la connaissance) par les inclinations de la Nature-Deacuteesse ndash il faut

au contraire deacutevoiler la Nature-Dieu avec lrsquoaide drsquoune lumiegravere naturelle correctement

distingueacutee des inclinations

La deacutefiance carteacutesienne agrave lrsquoeacutegard de lrsquoenseignement de la nature dans la recherche

de la veacuteriteacute est bien connue Descartes nrsquoa que pu ecirctre marqueacute en lisant Cherbury par ces

questions qui au fond concernent le laquo sujet auquel [il] a travailleacute toute sa vie raquo10 Le

deacutesaccord le plus profond avec Cherbury outre la question du consentement universel (cf

supra sect9) est celle de la distinction de lrsquoinstinct naturel avec la lumiegravere naturelle purement

intellectuelle laquo ou intuitus mentis auquel seul je tiens que lrsquoon se doit fier raquo11 Pour le

reste lrsquoinstinct naturel laquo est en nous en tant qursquoanimaux raquo et ne sert qursquoagrave la laquo conservation

de notre corps raquo (cf infra) Le trait distinctif du sens-communisme de Cherbury est en effet

de consideacuterer qursquoil y a une laquo aperception immeacutediate du vrai dont nous disposons par

lrsquoinstinct naturel raquo laquelle justifie le recourt au fait du consentement universel12 Crsquoest

7 Michel de Montaigne Les Essais III 12 laquo De la Phisionomie raquo eacuted Villey p1050 couche B Cfeacutegalement II 8 laquo De lrsquoAffection des Pegraveres aux Enfans raquo Ibid p386 couche A Quand agrave lrsquoexistence drsquouninstinct universel au sens fort du terme Montaigne garde quelques preacutecautions

8 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I VIII sect71 in Cours de Sciences op cit p579 (colonnede gauche)

9 John M Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p182-18310 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59611 Ibid AT-II-59912 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo art cit p226

NATURE 45

donc au cœur drsquoune discussion avec la philosophie du sens commun que Descartes eacutelabore

sa theacuteorie de la lumiegravere naturelle Et srsquoil cherche agrave se distinguer de lrsquoinstinctivisme du sens

commun Leibniz considegravere au contraire que Descartes nrsquoest pas alleacute assez loin dans cette

direction car si lrsquoon admet qursquoil faut deacutepartager les veacuteriteacutes inneacutees tireacutees par la lumiegravere

naturelle de laquo ce qursquoon approuverait naturellement comme par instinct et mecircme sans le

connaicirctre que confuseacutement raquo alors la connaissance par lumiegravere naturelle eacutetant distincte ne

doit pas srsquoen remettre agrave un intuitionnisme mais approfondir la connaissance de ces

principes et en tirer de multiples veacuteriteacutes13 Descartes ne serait pas alleacute assez loin en

conceacutedant agrave la philosophie du sens commun la leacutegitimiteacute drsquoun recourt reacutegulier agrave lrsquointuition

Si cependant le sens commun (par exemple chez Buffier) est toujours consideacutereacute

comme quelque chose drsquoascendance naturelle et donc drsquoirreacuteductible agrave lrsquoanalyse logique et

srsquoil y a quelque chose de lrsquoordre de la penseacutee du sens commun dans le recourt carteacutesien aux

principes (comme le lui reproche Leibniz) crsquoest uniquement laquo agrave premiegravere vue qursquoil semble

que les premiegraveres veacuteriteacutes [du sens commun] de Buffier et celles de la lumiegravere naturelle de

Descartes sont identiques raquo14 La distinction des deux reacuteside en effet en ceci que le sens

commun laquo a deacutelibeacutereacutement un double sens raquo rationnel et irrationnel de sentiment et de

jugement lagrave ougrave la lumiegravere naturelle de Descartes plus univoque est laquo purement

rationnelle raquo15 Dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle chez Descartes nrsquoentre en ligne de

compte aucun instinct autre que purement intellectuel Selon lui toutes les croyances

baseacutees sur des instincts ou un impetus naturalis doivent recevoir dans lrsquoordre des raisons

une justification plus ultime Il faut pour le dire comme Leibniz chercher laquo la raison des

instincts raquo16

Ces croyances contrairement agrave ce qursquoaffirme la philosophie du sens commun nrsquoont

pas de consistance en soi ne sont ni indubitables ni eacutevidentes par elle-mecircmes Crsquoest

drsquoailleurs la raison pour laquelle Descartes remarque que Cherbury laquo prend beaucoup de

13 Sur lrsquoopposition avec Descartes cf Yvon Belaval op cit p158-159 Gottfried Wilhelm LeibnizNouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 1 sect21 op cit p66-67 Pour la productiviteacute des principes laquo La vraie marque drsquoune notion claire et distincte drsquoun objet est le moyen qursquoon a drsquoen connaicirctrebeaucoup de veacuteriteacutes par des preuves a priori raquo (Ibid II 23 sect4 p171) Sur la question du rapport entreintuitionnisme carteacutesien et sens commun cf infra chapitre 5

14 laquo Auf den ersten Blick sieht es so aus als seien die premiegraveres veacuteriteacutes Buffiers mit DescartesrsquoGrundwahrheiten des lumen naturale identisch raquo (Johano Strasser laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndashCommon sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers und Reid raquo art cit p179

15 laquo rsquosentimentrsquo ist hier bewuszligt in seiner doppelten Bedeutung raquo (Ibid p179) alors que chez Descarteslaquo der Begriff rsquointuitionrsquo ist fuumlr ihn auf die rein ratontale Einsicht beschrraumlnkt raquo (Ibid p183) Paropposition le sens commun garde un laquo fond irrationnel raquo (laquo Grunde irrational raquo Ibid p188)

16 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 3 sect24 p83

NATURE 46

choses pour notions communes qui ne le sont point raquo17 Est-ce agrave dire que le problegraveme du

sens commun naturaliste est de proposer trop de principes Crsquoest ce que lui reprocherait

Leibniz mais il semble que ce ne soit pas le nombre qui pose problegraveme pour Descartes (qui

deacuteclare par ailleurs que lrsquoon peut savoir laquo par la lumiegravere naturelle raquo une laquo infiniteacute raquo de

principes18) mais bien le fait que parmi ces principes il srsquoen trouve qui ne sont pas drsquoune

eacutevidence telle qursquoils ne puissent laquo ecirctre nieacute de personne raquo Et comment cela se pourrait-il

quand le sens commun repose sur des instincts naturels qui par deacutefinition sont plus

obscurs que ce que peut nous donner la lumiegravere naturelle qui agit laquo sans lrsquoaide du corps raquo

Agrave cette lettre agrave Mersenne reacutepond un fameux passage de la troisiegraveme Meacuteditation19 il

semble laquo raisonnable raquo (critegravere important de veacuteriteacute chez les philosophes du sens commun

qui ont une tendance assez force agrave substituer le raisonnable au rationnel20) sur la base drsquoun

enseignement de la nature de croire agrave lrsquoexistence de certaines choses hors de moi

ndash cependant cette inclination (impetus naturalis) ne doit ecirctre suivie qui laquo lorsqursquoil a eacuteteacute

question de faire choix entre les vertus et les vices raquo nous a porteacute plus souvent vers le mal

que vers le bien21 Le verdict est sans contestation possible la veacuteritable puissance de juger

infaillible qui est en nous ne doit pas se fier aveugleacutement agrave ces inclinations naturelles dans

le cadre de la recherche de la veacuteriteacute comme dans celui de la morale

Dans quelle mesure alors est-il encore question drsquoune lumiegravere laquo naturelle raquo

En reacutealiteacute il faut entendre naturel en un sens ici surtout neacutegatif la lumiegravere

naturelle srsquooppose agrave ce qui relegraveve du surnaturel mais aussi (et ce au moins depuis

Rabelais22) agrave tout ce qui regarde le mysteacuterieux et lrsquoobscur On arrive alors agrave une conception

17 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-629 cf Annexe 318 laquo reliqua omnia quae lumine naturali sunt nota raquo (Meacuteditation VI AT-VII-82 et IX-64)19 Drsquoougrave lrsquohypothegravese de Morris laquo the most judicious hypothesis would be to say that Descartes in October

of 1639 when he wrote the letter to Mersenne was also writting the Third Meditation and the commentin the letter represent his attempt to draft a coherent definition for the natural light raquo (Morris art citp182)

20 La cateacutegorie du raisonnable est drsquoailleurs intimement lieacutee agrave celle de la sagesse de notre nature dans lessentiments qursquoelle nous inspire laquo ce que pensent le plus communeacutement les hommes dans les choses ougraveils sont eacutegalement agrave porteacutee de juger avant tout raisonnement est donc justement le sens commun crsquoest-agrave-dire celui que le sentiment de la nature raisonnable (ns) a rendu le plus commun raquo (Claude BuffierTraiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I XII sect93 Cours de sciences op cit p587 colonne de gauche) Leraisonnement nrsquointervenant qursquoapregraves coup il sanctionne ces sentiments inspireacutes par la nature seulementdans la mesure ougrave ces derniers constituent le critegravere ultime de veacuteriteacute

21 Meacuteditation III AT-IX-3022 Agrave la fin du le chapitre XXXII du Quart-Livre Rabelais donne une description saisissante du monstre

Antiphysis (lrsquoenvers de la Nature) qui se termine par ces mots laquo Ainsi par le temoignage amp astipulationdes bestes brutes tiroit tous les folz amp insensez en sa sentence amp estoit en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun () amp aultres monstres difformes ampcontrefaicts en despit de Nature raquo (eacuted Lemerre p385)

NATURE 47

plus large de la lumiegravere naturelle qui ne se limite pas comme crsquoest le cas dans la

Meacuteditations troisiegraveme agrave nous donner le principe de causaliteacute Celle-ci relegraveve de lrsquousage

normal de la raison en reacutegime humain Descartes dit ici srsquoaccorder avec Thomas drsquoAquin

dans la distinction entre lumiegravere naturelle et surnaturelle mais en reacutealiteacute il lrsquoa conccediloit

comme infaillible ce qui nrsquoest pas le cas chez lrsquoAquinate23 tregraves assureacutee la lumiegravere

naturelle en sort valoriseacutee et elle peu ainsi ecirctre radicalement distingueacute des inclinations

naturelles toujours sujettes agrave faillir bien qursquolaquo ordinairement raquo et sur un autre plan (celui du

veacutecu) elles soient fiables24

La lumiegravere naturelle a donc les deux proprieacuteteacutes qui font deacutefaut au sens commun25 de

Cherbury dans la mesure ougrave il srsquoinscrit sur le plan de lrsquoinstinct naturel (a) elle me permet

de distinguer le vrai du faux comme aucune autre faculteacute (b) et laquo je ne saurais rien

reacutevoquer en doute (nullo modo dubia esse possunt) raquo de ce que je vois gracircce agrave elle26 Agrave cet

eacutegard il est remarquable que degraves les Regulaelig le fait drsquoavoir le bon sens eacutetait lieacute agrave la

preacutefeacuterence pour la lumiegravere ndash par diffeacuterence drsquoavec les laquo insenseacutes (male sani) raquo qui eux

laquo cheacuterissent les teacutenegravebres (tenebras chariores) raquo27 Au contraire le sens commun nrsquoest pas

critegravere de veacuteriteacute et par conseacutequent en attente drsquoune examen rationnel plus pousseacute (la

recherche de la laquo raison des instincts raquo) il nrsquoest pas possible de srsquoy fier du point de vue de

la connaissance pour autant que le sens commun trouve son lieu dans le domaine obscur

que constitue le plan du veacutecu28

Sur ces deux points donc il est tout agrave fait justifieacute de rapprocher le bon sens et la

lumiegravere naturelle29 en les distinguant du sens commun pourvu qursquoil srsquoenracine dans un

23 Agrave Mersenne le 31 deacutecembre 1640 AT-III-274 laquo je juge avec saint Thomas qursquoil est purement de la foiet ne se peut connaicirctre par la lumiegravere naturelle raquo Seulement Thomas eacutecrit laquo la science sacreacutee lrsquoemportesur les autres sciences speacuteculatives Elle est la plus certaine car les autres tirent leur certitude de lalumiegravere naturelle de la raison humaine qui peut faillir alors qursquoelle tire la sienne de la lumiegravere de lascience divine qui ne peut se tromper raquo (Somme Theacuteologique I q1 a5 reacuteponse) Ce nrsquoest pas le caschez Descartes laquo pource que nous aurions sujet de croire que Dieu serait trompeur srsquoil nous lrsquoavaitdonneacutee telle que nous prissions le faux pour le vrai lors que nous eu usions bien raquo (Principes I 30 AT-IXB-38)

24 Meacuteditation VI AT-IX-69 Ce plan est celui du veacutecu cf infra sect1225 Sed contra cf William Hamilton laquo what Descartes after the schoolmen calls the ldquolight of Naturerdquo is

only another term for Common Sense raquo (laquo Note A raquo Thomas Reid Works II Edinburgh 1895 p782)26 Meacuteditation III AT-VII-38 et AT-IX-3027 Regravegle IX AT-X-40128 Descartes nrsquoa jamais donneacute textuellement une approche naturaliste du sens commun (sauf eacuteventuellement

en AT-IX-70 Meditatio VI) On verra cependant que des aspects de cette Meditatio VI sont suceptiblesdrsquoune lecture posant lrsquoeacutegaliteacute entre instinct naturel et sens commun On trouve par ailleurs une mentiondans AT drsquoune telle provenance naturelle du sens commun mais sous la plume de la princesse Eacutelisabeth laquo sans leur assistance [elle parle de la lecture des Meacuteditations] les froideurs du nord et le calibre des gensavec qui je pourrais converser eacuteteindrait ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature et dontje reconnais lrsquousage par votre meacutethode raquo (AT-IV-448 Eacutelisabeth agrave Descartes en juillet 1646)

29 Eacutetienne Gilson Commentaire Ibid p82

NATURE 48

instinct naturel comme nous allons lrsquoenvisager dans le paragraphe qui vient Et srsquoil y a

dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle lrsquoideacutee drsquoune inclination celle-ci est moins

produite par un impetus naturalis en geacuteneacuteral que par laquo la spontaneacuteiteacute de ma nature raquo qui

reacuteclame que lrsquoinclination dont il srsquoagit soit libre30 Crsquoest pourquoi lrsquoappel de la lumiegravere

naturelle nrsquoest en rien comparable agrave laquo lrsquoappel agrave la ldquonaturerdquo de Pascal et Hume qui vient

pour suppleacuteer la ldquoraison impuissanterdquo raquo31 Chez ces auteurs en effet le recourt agrave lrsquoinstinct

et au cœur nrsquoa pas drsquoautre objectif que drsquoabaisser la raison et de promouvoir une

connaissance par laquo sentiment raquo (comme chez Buffier et la philosophie du sens commun en

geacuteneacuteral) supeacuterieure aux connaissances par raison ndash ainsi laquo plucirct agrave Dieu que nous nrsquoen

eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et

par sentiment raquo32

sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu

laquo Le bon sensIls sont contraints de dire ldquoVous nrsquoagissez pas de bonnefoi nous ne dormons pasrdquo etc Que jrsquoaime agrave voir cettesuperbe raison humilieacutee et suppliante raquondash Blaise Pascal Penseacutees Vaniteacute 38

laquo Instinct et raison marque de deux natures raquo33 eacutecrivait Pascal comme Descartes

distinguait en nous la nature intellectuelle et lrsquoinstinct naturel qursquoil situait sur deux plans

dissymeacutetriques

Prenons les Meacuteditations Meacutetaphysiques Il srsquoy trouve des lieux ougrave laquo la parole est

() donneacutee au ldquosens communrdquo raquo34 lequel est situeacute sur le plan de lrsquoinstinct naturel Par

exemple sponte et natura duce le sujet meacuteditant considegravere qursquoil est tout un ensemble de

30 Jean Laporte Le Rationalisme de Descartes op cit p14931 Ibid p15032 Blaise Pascal Penseacutees Fragment Grandeur ndeg614 Br sect282 Sellier sect14233 Blaise Pascal Penseacutees Sellier sect144 Ce fragment supporte deux interpreacutetations incompatibles Selon la

premiegravere Pascal distingue simplement ici lrsquohomme de lrsquoanimal (Pol Ernst Approches pascaliennesGembloux Duculot p130) Selon la seconde que nous deacutefendons il srsquoagit de distinguer deux natures enlrsquohomme ou deux instincts diffeacuterents conformeacutement agrave lrsquoesprit de la lettre de Descartes agrave Mersenne du 16octobre 1639 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue dans les notes agrave lrsquoeacutedition eacutelectronique des Penseacutees deD Descotes et G Proust (httpwwwpenseesdepascalfrGrandeurGrandeur8-approfondirphp)

34 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes op cit p247

NATURE 49

choses (un corps mais aussi un agent qui marche et qui sent et certainement une acircme qursquoil

conccediloit confuseacutement comme une matiegravere tregraves subtile) non en se reacuteglant sur quelque

eacuteducation scolastique ou sur lrsquoinfluence drsquoune coutume intellectuelle mais sur le seul

enseignement de la nature35 Tout au long des Meacuteditations cet enseignement de la nature

qui est laquo agrave lrsquoorigine du sens commun raquo36 reviendra sur un plan toujours diffeacuterent de celui

de la laquo lumiegravere naturelle raquo et dans un champ geacuteneacuteralement preacute-philosophique (ou post-

philosophique) Comme le sens commun en effet lrsquoenseignement de la nature se situe agrave un

niveau qui nrsquoest pas purement intellectuel crsquoest ce qui lui octroie un magistegravere si preacutegnant

sur nos opinions et nous donne une laquo tregraves grande inclination agrave croire (magnam

propensionem ad credendum) raquo37 certaines choses De ce point de vue le sens commun se

fond et se fonde dans une certaine obscuriteacute constitutive du plan du veacutecu irreacuteductible agrave

lrsquoapproche ratiocinante Examinons deux de ces champ drsquoapparition du preacute-philosophique

et leur statut dans lrsquoeacuteconomie de la Meditatio VI le problegraveme de lrsquoexistence des corps et

le statut ontologique de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps

(1) Quel creacutedit apporter agrave ce retour du sens commun dans lrsquoexercice meacuteditatif

Quand il srsquoagit par exemple de lrsquounion et de lrsquoexistence du composeacute humain dans sa

normaliteacute crsquoest-agrave-dire en tant qursquoil srsquoagit pour nous de nous conserver laquo lrsquoexpeacuterience ()

suffit qui est si claire qursquoil nrsquoy a pas moyen drsquoassurer le contraire (sed sufficit hic

experientia quaelig hic adeo clara est ut negari nullo modo possit) raquo38 Cette expeacuterience

quoi qursquoinfra-rationnelle semble tregraves assureacutee et se preacutesente comme un fait

ndash meacutetaphysiquement envisageacutee en effet elle ne sera jamais susceptible drsquoecirctre entiegraverement

expliqueacutee Claire cette expeacuterience ne lrsquoest pas eu eacutegard aux reacutequisits de la connaissance

bien au contraire cette expeacuterience qui est celle que fait le sens commun de lrsquounion est

fonciegraverement obscure quand elle est consideacutereacutee drsquoun autre point de vue Autrement dit

Descartes laquo laissant demeurer en son plan le primat du veacutecu raquo ne deacutefend cependant pas

une laquo philosophie de lrsquointuition raquo puisqursquoil se laquo refuse agrave voir dans le primat drsquoune

expeacuterience celui drsquoune certitude raquo39 Crsquoest-agrave-dire que le plan du veacutecu qui est celui ougrave

35 Meacuteditation II AT-VII-26 Selon H Gouhier crsquoest donc une laquo meacutetaphysique preacute-philosophique qui est agrave lafois mateacuterialisme et dualisme raquo qui srsquoexpeacuterimente dans lrsquoexpeacuterience naturelle (Penseacutee meacutetaphysique opcit p367)

36 Henri Gouhier Ibid p37137 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-798038 Entretien avec Burman AT-V-163 trad J-M Beyssade Il srsquoagit bien ici de consideacuterer lrsquohomme laquo tel

qursquoil est agrave preacutesent dans sa condition naturelle (ns) raquo (AT-V-159)39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p305-306

NATURE 50

srsquoexercent les droits du sens commun ne fonde ni nrsquoest fondeacute sur le plan de la certitude

qursquoest celui de lrsquoexercice meacutetaphysique (exercice qui nrsquoest pas deacutenueacute drsquoun caractegravere

expeacuterimental ndash mais dont il faut remarquer la singulariteacute eu eacutegard aux conditions normales

de lrsquoexpeacuterience quotidienne ) Il est ainsi notable que la question de lrsquounion de lrsquoacircme et du

corps ne soit pas traiteacutee dans les Meacuteditations si ce nrsquoest neacutegativement comme le signe drsquoun

lieu ougrave srsquoexercent laquo certaines faccedilons confuses de penser qui proviennent et deacutependent de

lrsquounion et comme du meacutelange de lrsquoesprit avec le corps (quam confusi quidam cogitandi

modo ab unione et quasi permixtione mentis cum copore exorti) raquo40 Le plan du veacutecu ougrave se

joue lrsquounion dans le champ du sens commun est le plan de la confusion ndash du moins en

attendant les deacuteveloppements ulteacuterieurs de la morale carteacutesienne En attendant il va nous

falloir laquo revenir en deccedilagrave de la philosophie ce qui assureacutement consiste moins agrave reacutesoudre

les problegravemes qursquoagrave ne plus les poser raquo et usant laquo de la vie et des conversations

ordinaires raquo laquo srsquoabstenant de meacutediter et drsquoeacutetudier raquo parvenir agrave laquo concevoir lrsquounion de

lrsquoacircme et du corps raquo41

Crsquoest pourquoi laquo ceux qui ne philosophent jamais raquo sont tregraves certains des laquo choses

qui appartiennent agrave lrsquounion de lrsquoacircme et du corps raquo42 dans la mesure ougrave ils suivent

scrupuleusement laquo lrsquoenseignement de la nature raquo et vivent pleinement sur ce mode

naturaliste Le fait de lrsquounion dont le statut est si difficile (voire impossible) agrave cerner

ontologiquement est au contraire drsquoune eacutevidence criante pour celui qui ne philosophe pas

nous nous eacuteprouvons essentiellement comme eacutetant intramondain composeacute et cela drsquoun

point de vue irreacuteductiblement facticiel et ontique lequel pour reprendre la penseacutee de

Heidegger est celui ougrave se situe par excellence le laquo sens commun raquo par diffeacuterence drsquoavec le

plan ontologique (qui est chez Descartes celui du dualisme des substances) qui le

laquo deacuteconcerte raquo profondeacutement43 Sur le plan laquo ontique raquo le sujet se considegravere

essentiellement en tant qursquolaquo ecirctre intramondain que nous deacutesignons par ce pronom

ldquonousrdquo raquo44 ecirctre qui est drsquoabord un ecirctre veacutecu eacuteprouveacute comme union sur la base drsquoun jeu

drsquoimpulsions naturelles drsquoinstincts et de sentiments confus

40 Meacuteditation VI AT-VII-81 et AT-IX-6441 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-692 et Ferdinand Alquieacute Ibid p30942 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-69243 laquo Daszlig den gemeinen Verstand das ontologisch Erkannte mit Ruumlcksicht auf das ihm einzig ontisch

Bekannte befremdet darf nicht verwundern raquo (Martin Heidegger Ecirctre et Temps sect39 trad E Martineaueacutedition numeacuterique p159) Le caractegravere deacuteconcertant de ce plan ontologique pour ceux qui ont lesentiment commun de leur union sur le mode de la quotidienneteacute est bien marqueacute dans la correspondanceavec Eacutelisabeth

44 Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute linstitution naturelle des passions et la notion carteacutesiennedu ldquosens inteacuterieurrdquo raquo art cit p481

NATURE 51

Comme on lrsquoa deacutejagrave remarqueacute laquo cette impulsion (impetus) de la nature est mise en

structure oppositionnelle avec la lumiegravere naturelle raquo45 ndash dans lrsquoinstinct naturel se joue cette

reacutesistance des forces non-rationnelles qui furent mises entre parenthegravese par lrsquoeacutepisode du

doute Et si une eacutetude affineacutee montre que tout ce que la philosophie du sens commun

nomme des premiegraveres veacuteriteacutes correspond agrave laquo pratiquement tout ce que Descartes dans les

Meacuteditations avait deacuteclareacute mettre en doute raquo autrement dit des veacuteriteacutes de fait46 crsquoest que les

veacuteriteacutes que le sens commun admet comme certaines parce qursquoindeacutemontrables (par exemple

lrsquounion laquo laquelle effectivement ne nous est pas connue raquo47) eacutemanent drsquoun instinct naturel

qui ne pouvait qursquoecirctre douteux aux yeux de Descartes Le problegraveme selon Buffier est qursquoil

est impossible de deacutemontrer ces veacuteriteacutes de fait ce qui est particuliegraverement manifeste dans

le cas de lrsquounion qui suppose ce retour au plan du veacutecu Crsquoest pourquoi les veacuteriteacutes que la

philosophie du sens commun pense indeacutemontrables et qui furent mises entre parenthegraveses

par Descartes reacuteapparaissent dans la sixiegraveme Meacuteditation sous la forme drsquoun instinct

naturel Apregraves avoir quitteacute le sens commun la meacuteditation le retrouve car laquo le philosophe

[devait] () partir de ce qursquoil croyait avec lrsquohomme de la rue pour discerner ce qui eacutetait

vraiment dicteacute par la nature raquo48

(2) Crsquoest agrave partir de cet eacuteleacutement naturel eacutepauleacute par la laquo veacuteraciteacute divine raquo que

srsquoadministre la laquo preuve de lrsquoexistence des corps raquo ndash preuve dont les carteacutesiens lrsquoont vu on

peut douter qursquoelle srsquoarrange en toute laquo rigueur geacuteomeacutetrique raquo49 Et cependant

Malebranche affirme que pour ce qui est de lrsquoexistence des corps Descartes nrsquoa pas voulu

laquo la prouver par des preuves sensibles quoiqursquoelles paraissent tregraves convaincantes au

commun des hommes raquo50 On peut en douter dans la mesure ougrave le cœur de lrsquoargument

45 Dans le cadre drsquoune opposition entre la Nature-Deacuteesse et la Nature-Dieu cf Andreacute Robinet op citp354 et supra sect9

46 laquo In dieser Aufzaumlhlung der premiegraveres veacuteriteacutes ist praktisch all das enthalten was Descartes in denMeditationes fuumlr bezweifelbar erklaumlrt hatte raquo (Johano Strasser art cit p181) Sur cette structuredrsquoopposition cf notre deacuteveloppement laquo Quelles sont les veacuteriteacutes du sens commun raquo in LouisRouquayrol Ibid p68-70 Nous remarquions alors laquo Peut-ecirctre de faccedilon poleacutemique Buffier prend pourdes veacuteriteacutes du sens commun ce que Descartes avait deacutemontreacute avec tout un dispositif au long desMeacuteditations Meacutetaphysiques raquo La lecture de lrsquoarticle de Strasser depuis nous a confirmeacute dans notreanalyse

47 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique VI op cit p11748 Henri Gouhier Ibid p37049 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute VIegrave Eacuteclaircissement in Œuvres Bibliothegraveque de la

Pleacuteiade 1979 tI p837 On connaicirct la solution de Malebranche laquo la foi oblige agrave croire qursquoil y a descorps raquo (Ibid p838)

50 Nicolas Malebranche Ibidem Crsquoest au contraire la deacutemarche de la philosophie du sens commun ndash ClaudeBuffier accordera agrave partir drsquoune reacuteflexion malebranchiste que le sens commun ne srsquoembarrasse pas de

NATURE 52

carteacutesien couple lrsquoinclination naturelle agrave croire et la veacuteraciteacute divine mrsquoassurant de la reacutealiteacute

des ideacutees des corps alors mecircme que je nrsquoai en moi aucune laquo aucune faculteacute pour connaicirctre

que cela soit (nullam facultatem mihi dederit ad hoc agnoscendum) raquo51 Dans lrsquoordre

argumentatif donc le sens commun est soutenu par la veacuteraciteacute divine ndash crsquoest que dans

lrsquoordre ontologique la preacutesence en nous de cette puissance drsquoinclination naturelle est

drsquoorigine divine car laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral (per naturam enim generaliter

spectatam) raquo par cette nature qui mrsquoincline agrave croire agrave lrsquoexistence de telle ou telle reacutealiteacute

mateacuterielle laquo je nrsquoentends maintenant autre chose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam

vel Deum ipsum intellego) raquo52 De mecircme dans la philosophie du sens commun nous

tenons notre sens commun tantocirct de Dieu tantocirct de la nature Cependant Claude Buffier

affirme plus volontiers lrsquoorigine naturelle du sens commun que son origine divine ndash son

laquo vague deacuteisme raquo autorise cependant peut-ecirctre une telle ambiguiumlteacute de fondement53

Dans une filiation plus pascalienne que malebranchiste le sens commun buffieacuterien

donne ainsi aux premiers principes le statut de veacuteriteacutes connues par sentiment et instinct en

leur genre laquo claires et entendues de tous les hommes raquo et qursquoil est impossible de

deacutemontrer ainsi le fait que nous ne recircvons pas autrement dit lrsquoexistence reacuteelle du monde

exteacuterieur54

deacutemontrer lrsquoexistence des corps qursquoil y a mecircme quelque chose drsquoabsurde agrave vouloir le faire Le statut qursquoilaccorde agrave lrsquoexistence des corps est donc le suivant il se dit drsquoaccord laquo un philosophe des plus judicieux[lui-mecircme ] qui me parlant de lrsquoexistence des corps disait qursquoon ne pouvait pas en disconvenir sans ecirctrefou mais qursquoapregraves tout ce nrsquoeacutetait point lagrave des veacuteriteacutes ineacutebranlablement certaines et absolumenteacutevidentes raquo (Eacuteleacutements Ibid p127) Cette question leacutegueacutee par le carteacutesianisme est cruciale dans ledeacuteveloppement de la philosophie du sens commun (cf la synthegravese de Maxime Chastaing agrave ce sujet dansson article laquo Lrsquoabbeacute de Lanion et le problegraveme carteacutesien de la connaissance drsquoautrui raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T141 1951 p228-248)

51 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-8052 Meacuteditation VI AT-IX-64 et AT-VII-8053 Selon son ami Jean Meslier (cf Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et

reacutevolutionnaire sous Louis XIV Julliard 1965 p191) Voir eacutegalement sur ce point notre travail drsquoeacutetudeet de recherche Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude Buffier (suivit du texte de 1725)2016 p8-9 La seule fois ougrave srsquoatteste chez Claude Buffier une origine divine du sens commun crsquoestdrsquoailleurs dans le cadre drsquoune discussion du miracle (si nous nrsquoy croyions pas laquo ce serait Dieu mecircme quinous tromperait par la lumiegravere du sens commun qursquoil a mise en nous raquo (Exposition des preuves de lareligion sect246 in Cours de science p1352) ndash lequel deacutepasse notre raison mais preacutecisement pas le senscommun qui est capable drsquoy croire On se trouve dans un contexte remarquablement opposeacute agrave celui de lapenseacutee carteacutesienne dans la Meditatio VI ougrave celui-ci fonde le rapport entre sens commun (ou instinctnaturel) et Dieu sur la reacutegulariteacute naturelle et non sur lrsquoexception (miracle) sans quoi lrsquoassurance de cefondement serait probleacutematique Sur le rapport entre sens commun et miracle cf Annexe 2

54 Blaise Pascal De lrsquoEsprit Geacuteomeacutetrique Section II GF 1985 p86 Il srsquoagit preacutecisement selon Laportedrsquoun laquo appel agrave la nature raquo eacutetranger agrave Descartes que drsquoinvoquer laquo agrave lrsquoappui des principes premiers la forcede lrsquoinstinct et du cœur raquo (Ibid p150-151) Par diffeacuterence drsquoavec Descartes Pascal introduit en effet unediscontinuiteacute entre le domaine de lrsquointuition et celui de la raison (Le cœur et la raison selon Pascalp105-106) Rappelons que chez Descartes lrsquointuitus peut avoir la dimension reacutecapitulatoire drsquoune chaicircnede raisons (Regravegle VII en particulier) Pour ces questions cf infra sect15

NATURE 53

Srsquoil existe donc un champ propre pour lrsquoinstinct naturel dans la Meditatio VI son

ambiguiumlteacute est notable dans le cadre de lrsquounion il semble se dessiner sur son plan propre

impermeacuteable agrave lrsquoenchaicircnement rationnel dans une confusion qui le destitue de tout

exercice meacutetaphysique possible ndash pour ce qui est de la question de la preuve des corps il

srsquoinsegravere agrave nouveau dans la chaicircne argumentative et a valeur de preuve en tant qursquoil est

soutenu par la veacuteraciteacute divine Avec une grande peacuteneacutetration Ferdinand Alquieacute a vu lagrave une

grande leccedilon de la sagesse carteacutesienne Descartes ne srsquoest en effet pas contenteacute drsquoaffirmer

la seacuteparation du plan du veacutecu et du plan philosophique mais il a aussi reconnu dans le

recourt agrave lrsquoEcirctre divin sans donner laquo aux problegravemes aucune solution conceptuelle raquo une

faccedilon de laquo retrouver dans la lumiegravere lrsquouniteacute que la vie preacutesentait dans les teacutenegravebres de

lrsquoinstinct et que la connaissance a dissocieacute raquo55 et ce faisant il aura peut ecirctre contribueacute agrave

reacuteconcilier les plans de la philosophie et du sens commun ndash ouvrant la voie agrave ce que nous

nommerons en conclusion un laquo rationalisme du sens commun raquo

55 Ferdinand Alquieacute op cit p317

MORALE 54

4) MORALE

laquo Le sens commun (sensus communis) cette premiegravereforme drsquoentendement consideacutereacutee drsquoordinaire au seul titrede faculteacute de connaissance pratique une mine de treacutesorscacheacutes dans la profondeur de lrsquoacircme raquondash Kant Anthropologie du point de vue pragmatique sect40

Le carteacutesianisme nrsquoest pas un commencement radical agrave titre de matiegravere premiegravere

de la penseacutee des veacuteriteacutes eacuteternelles et inneacutees sont entrrsquoaperccedilues laquo sans meacuteditation raquo par tout

un chacun1 Ces ideacutees inneacutees sont agrave la fois drsquoordre scientifique (cf infra chapitre 5) et

moral seulement les raisons de ces veacuteriteacutes sont ignoreacutees tant que laquo la reacuteflexion

ulteacuterieure raquo nrsquoa pas laquo [justifieacute] ces intuitions initiales en les fondant sur la systeacutematisation

ordonneacutee de toutes les connexions qui garantissent leur exactitude raquo2

Cependant dans le cas de la morale carteacutesienne la laquo systeacutematisation raquo fait deacutefaut

pour des raisons de fait drsquoabord lrsquoœuvre du philosophe ayant eacuteteacute interrompue par sa mort

pour des raisons de droit ensuite agrave cause de la difficulteacute du discours en reacutegime moral3 La

principale difficulteacute de ce type de discours tient en effet peut-ecirctre agrave son rapport

probleacutematique au sens commun de tout un chacun en matiegravere morale le laquo preacute-connu raquo

(crsquoest-agrave-dire les notions premiegraveres connues de tous) sur lesquelles le philosophe doit faire

reacuteflexion laquo sera essentiellement complexe eacutetendu et diversifieacute raquo4 Srsquoagissant du bien et du

mal en effet mais aussi du rapport entre lrsquohomme et ses conditions sociales drsquoexistence

(les lois et coutumes de son pays) le jugement de chacun srsquoinscrit dans lrsquohorizon de ce que

1 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-52 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Puf 1957 p37 Agrave lrsquoappui de lrsquoinneacuteiteacute des veacuteriteacutes

morales qui en garantit lrsquoobjectiviteacute laquo les premiegraveres semences de veacuteriteacute disposeacutees par la nature danslrsquoesprit humain () avaient tant de force dans cette naiumlve et simple Antiquiteacute que par la mecircme lumiegravere delrsquoesprit qui leur faisait voir qursquoon doit preacutefeacuterer la vertu agrave lrsquoutile tout en ignorant pourquoi il en est ainsices anciens anciens avaient aussi reconnu certaines ideacutees vraies de la philosophie et des matheacutematiques raquo(Regravegle IV AT-X-376) Ce passage et son interpreacutetation par Rodis-Lewis montrent agrave la fois que la reacuteflexionphilosophique reacute-institue les veacuteriteacutes du bon sens (cf supra chapitre 2) et lrsquoascendance stoiumlcienne de cettepenseacutee morale puisque laquo la sapientia stoiumlcienne est indistinctement une vertu et une science raquo contrelrsquoaristoteacutelisme (Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Pierre-Franccedilois Moreau(dir) Le retour des philosophes antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecleParis Albin Michel 1999 p253) mais aussi contre Montaigne et Charron Sur lrsquounivociteacute de la sagessepermettra lrsquoadeacutequation du bon sens et du libre-arbitre cf infra sect15

3 Il y a donc plutocirct chez Descartes en matiegravere morale laquo une coheacuterence qui nrsquoest pas drsquoespegravece dogmatiqueet ne se compromet jamais avec lrsquoesprit de systegraveme raquo (Denis Kambouchner Descartes et la philosophiemorale laquo Introduction raquo Hermann 2008 p17)

4 Denis Kambouchner laquo Introduction raquo Ibid p15

MORALE 55

les anthropologues contemporains nomment un laquo sens commun local raquo et de ce point de

vue local il nrsquoy a pas laquo de speacutecialistes reconnus du sens commun raquo puisque laquo chacun pense

qursquoil est un expert raquo5

De lagrave puisqursquoil nrsquoy a pas de speacutecialiste aveacutereacute de ce preacute-connu moral qursquoest le sens

commun la reacuteticence de Descartes agrave srsquoaventurer aux conseils en matiegravere pratique Il est

douteux cependant que Descartes livre entiegraverement la morale agrave ce preacute-connu il faut degraves

lors srsquointerroger sur le rapport entre celui-ci en tant qursquoil est constitueacute par le sens commun

et la laquo plus parfaite morale raquo6 dernier fruit de la philosophie On peut srsquoattendre agrave ce que le

preacute-connu en matiegravere morale (notamment constitueacute par la laquo conversation raquo avec laquo les

autres hommes raquo mais aussi on lrsquoimagine par certaines laquo notions raquo acquises laquo sans

meacuteditation raquo) diffegravere quelque peu du dernier degreacute de la sagesse que cherche agrave atteindre la

philosophie7 Car srsquoil est vrai que eu eacutegard agrave lrsquoincertitude de la pratique le sens commun

aurait pu y trouver son lieu privileacutegieacute cependant loin de livrer la morale agrave une laquo apologie

du sentiment ou de lrsquoinstinct raquo Descartes laquo tend toujours agrave reacuteduire la part du ldquodouteuxrdquo raquo8

autrement dit agrave deacutepasser ces premiers degreacutes de la sagesse pour en atteindre un

laquo incomparablement plus haut et plus assureacute raquo

Deux niveaux sont donc agrave distinguer (1) en se situant sur le plan du preacute-connu la

morale (notamment par provision) accorde une importance non neacutegligeable au sens

commun mais seulement nous le verrons lorsque celui-ci prend la forme factuelle drsquoun

jugement droit en accord avec la seule deacutefinition rigoureuse qursquoa donneacute Descartes du sens

commun La morale par provision dans cette mesure pourra nrsquoecirctre pas arbitraire et le sens

commun qursquoelle implique entendu en un sens eacuteminent (sens que nous deacutegagerons par la

meacutediation de Kant) pourra menera agrave un autre plan (2) celui du bon sens seul bien que lrsquoon

laquo puisse absolument nommer bien raquo9

5 Clifford C Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo in Savoir local savoir global Puf2012 p132 La reacutefeacuterence agrave Descartes semble ici tacite Lrsquoauteur conclut laquo eacutetant commun le senscommun est ouvert agrave tous le bien commun drsquoau moins comme nous dirions tous les citoyens seacuterieux raquoAutrement dit laquo en matiegravere de morale les hommes savent bien raquo (Denis Kambouchner Ibid p16)

6 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-147 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-58 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p112 On retrouve agrave nouveau ici cette opposition structurelle de la Nature-

Deacuteesse (qui inspirera les theacuteoriciens du sentiment moral) et de la Nature-Dieu (cf supra chapitre 3)9 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-237

MORALE 56

sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore

laquo [Le] sens commun qui nrsquoest assureacutement pas le bon sens raquondash Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle p186

On ne trouve dans le corpus carteacutesien qursquoune seule deacutefinition en forme du laquo sens

commun raquo La difficulteacute est qursquoelle se trouve dans une lettre ou un fragment de lettre dont

on ne connaicirct ni la date ni le destinataire10 Pour notre propos elle a cependant une

importance capitale elle introduit le sens commun dans son acception morale nous

permet de le distinguer du bon sens et ce faisant de clarifier la penseacutee carteacutesienne Citons

in extenso le fragment qui nous inteacuteresse (dont toute la richesse srsquoexprime en latin) et la

traduction que nous en proposons

Nescio utrum fando acceperim an vero divinarim DN Scholae nugas nonmultum curare hocque ingenii acumini et perspicuitati adscribo quam interanimi virtutes eundem locum tenere existimo ac Principes inter homines Ausimvero animus inducere ut credam eandem hanc ingenii vim quaelig vulgarisPhilosophiaelig opinionum contemptus apud illum parit forte commendaturam meassiquidem de iis audivisset meas enim cum sensu communi qui cum rectojudicio idem est conciliare conor contra vero Regentes ut doctiores videanturmulta dicere affectant cum sensu illo communi pugnantia (AT-IV-697 l15-25)

laquo Je ne sais si jrsquoai appris par ouiuml-dire ou si jrsquoai veacuteritablement devineacute que DN nese soucie pas beaucoup des bagatelles de lrsquoEacutecole ce que jrsquoattribue agrave la finesse etperspicaciteacute drsquoesprit que je considegravere tenir la mecircme place entre les vertus delrsquoacircme que les princes entre les hommes Jrsquoose vraiment me persuader agrave croire quecette mecircme puissance de lrsquoesprit qui fait naicirctre chez lui le meacutepris des opinions dela philosophie vulgaire drsquoaventure lui ferait valoir les miennes si vraiment il lesavait entendues en effet je tente de concilier les miennes avec le senscommun qui est la mecircme chose que le jugement droit au contraire en veacuteriteacutedes Reacutegents qui pour paraicirctre plus doctes ambitionnent de dire beaucoup dechoses qui contredisent ce sens commun raquo

Indeacutependamment du fait qursquoil est impossible drsquoen savoir plus sur le mysteacuterieux

Monsieur N dont il est question ce fragment livre le cœur de la conception carteacutesienne le

sens commun est laquo la mecircme chose que le jugement droit raquo (ou laquo la rectitude du

jugement raquo) Crsquoest en effet ainsi qursquoil faut traduire ce passage tregraves alteacutereacute dans la version

10 Lrsquoeacutedition Adam-Tannery la situe en 1646 adresseacutee agrave Boswell (AT-IV-684) Dans la nouvelle eacutedition desŒuvres complegravetes Jean-Robert Armogathe apregraves Costabel et de Waard preacutefegravere les anneacutees 1635-1636 etadresse ces fragments de lettre agrave Mersenne (cf note 1 page 846 de la Correspondance 1 Gallimard2013) en donnant la traduction (probleacutematique) de Clerselier (Agrave Mersenne Lettre 3615 p132)

MORALE 57

franccedilaise de Clerselier qui eacutecrit laquo le sens commun qui est le mecircme que le bon sens raquo Le

bon sens rappelons-le nrsquoest pas rectum judicium mais vim incorrupte judicandi11 crsquoest

pourquoi pour faire droit agrave la speacutecificiteacute de lrsquoexpression carteacutesienne il faut tacirccher de

distinguer le sens commun du bon sens comme le fait de la puissance (ou de la faculteacute)

Une autre lecture confondant les deux rendrait notre travail passablement difficile On

trouve en effet dans ce passage une caracteacuterisation complegravete du sens commun qui

conformeacutement agrave ce que nous avancions en introduction nrsquoest pas seulement une faculteacute

mais aussi quelque chose drsquoobjectif ici le fait drsquoun jugement droit ou drsquoun ensemble de

jugements droits Crsquoest uniquement en un sens subjectif que le sens commun est laquo le mecircme

que le bon sens raquo comme lorsque lrsquoon dit de quelqursquoun qursquoil laquo nrsquoa pas le sens commun raquo12

Avoir le sens commun et se concilier avec lui (ou en faire preuve) signifient deux choses

diffeacuterentes dans le premier cas on possegravede une faculteacute (ou une puissance vim qursquoil

vaudra mieux nommer laquo bon sens raquo) dans le second cas on effectue ou on srsquoaccorde avec

un recto judicio Avec le bon sens on possegravede une vertu autrement dit une puissance qui

tient laquo la mecircme place entre les vertus de lrsquoacircme que les princes entre les hommes raquo et qui

sera plus tard caracteacuteriseacutee comme le seul vrai bien ndash preuve que le laquo bon sens raquo a chez

Descartes une digniteacute supeacuterieure au laquo sens commun raquo

Ainsi en deacutecidant de ne pas recouvrir cette ambiguiumlteacute en refusant de postuler

lrsquoeacutegaliteacute du bon sens et du sens commun on srsquoautorise agrave remonter la ligneacutee stoiumlcienne du

sens commun dans son acception irreacuteductiblement morale et non seulement

eacutepisteacutemologique car crsquoest en ce sens qursquoil faut entendre lrsquoexpression laquo se conformer avec

le sens commun raquo

La dimension morale (et stoiumlcienne) du sens commun se deacutevoile agrave la lecture drsquoun

autre passage remarquable dans lequel Descartes mentionne explicitement ce recto judicio

Il ne srsquoagit pas alors pour notre auteur de parler en son nom mais de citer Seacutenegraveque lequel

11 Autrement dit laquo puissance de juger sainement raquo dans la version latine du Discours (AT-VI-541) quitraduit ainsi la fameuse laquo puissance de bien juger raquo du deacutebut du texte franccedilais

12 Crsquoest agrave ce moment lagrave que lrsquoambiguiumlteacute est la plus forte Cependant Descartes ne nourrit que tregraves peut cetteambivalence en nrsquoutilisant geacuteneacuteralement lrsquoexpression laquo avoir le sens commun raquo (qui exprime lrsquoideacutee drsquounepuissance ou drsquoune faculteacute) que dans des cas poleacutemiques Gassendi ainsi laquo nrsquoa pas le sens commun[= bon sens] et ne sais en aucune faccedilon raisonner raquo (agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389) Poursignifier la dimension objective il aurait fallu dire qursquoil laquo ne fait pas preuve de sens commun raquo ou qursquoillaquo ne juge pas conformeacutement au sens commun raquo Il est tregraves probable que cette reacuteticence chez Descartes agraveparler du sens commun comme drsquoune faculteacute (ce qui nrsquoest pas cas drsquoEacutelisabeth par exemple qui eacutevoquelaquo ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature raquo AT-IV-448) tient agrave sa tentative de se deacutetacherde la scolastique qui justement consideacuterait le sens commun comme une faculteacute

MORALE 58

aurait eu raison drsquoaffirmer que laquo beata vita est in recto certoque judicio stabilita raquo13 La

citation est extraite du texte de Seacutenegraveque De vita beata dont Descartes a recommandeacute la

lecture agrave la princesse Eacutelisabeth pendant lrsquoeacuteteacute 1645 Il srsquoagit lagrave selon Descartes drsquoune

laquo deacutefinition du souverain bien raquo peut-ecirctre la meilleure qursquoa livreacute Seacutenegraveque et dont le sens

est agrave mettre en lien avec la premiegravere deacutefinition qursquoil en avait donneacute (au troisiegraveme chapitre

du De vita beata) selon laquelle le souverain bien reacutesiderait dans le fait que crsquoest laquo agrave la

nature [qursquoil faut] donner [son] assentiment raquo14

Le lien entre les deux deacutefinitions (que lrsquoon laquo ne voit pas assez raquo se plaint

Descartes15) reacutesiderait justement dans le fait que pour vivre conformeacutement agrave la nature en

geacuteneacuteral et agrave notre nature en particulier il faut que laquo lrsquoacircme soit saine raquo16 par quoi Descartes

comprend qursquoil faut laquo vivre suivant la vraie raison raquo agrave nouveau agrave distinguer des

laquo inclinations naturelles raquo qui nous laquo portent ordinairement agrave suivre la volupteacute raquo17 Dans le

domaine moral lrsquoopposition des deux Natures est donc reconduite et le sana mens est

nettement seacutepareacutee de lrsquoimpetus (Nature-Deacuteesse) puisqursquoelle ne se soumet agrave la Nature qursquoen

tant qursquoelle est lrsquoordre que Dieu a mis dans le monde

Crsquoest pourquoi que le sana mens (ou nous le verrons bona mens eacutegalement en

reacutegime stoiumlcien) puisse laquo acqueacuterir toutes les vertus par le seul exercice intellectuel du

jugement raquo est laquo une thegravese dont lrsquoorigine stoiumlcienne est peut douteuse raquo18

13 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-274 laquo La vie heureuse trouve sa stabiliteacute et immutabiliteacute dans unjugement droit et fixe raquo (trad Eacutemile Breacutehier Les Stoiumlciens II Gallimard 1962 p728) La citation esttireacutee du De vita beata sect5 dans le chapitre intituleacute par Breacutehier laquo Diverses deacutefinitions de la vie heureuse etdu souverain bien selon les stoiumlciens raquo

14 laquo Interim quod inter omnes Stoicos convenit rerum naturaelig assentior raquo (De vita beata 3) Crsquoestlaquo lrsquoaxiome moral fondamental du stoiumlcisme raquo (Eacutemile Breacutehier Ibid p1320) Descartes cite eacutegalement lasuite qui va avec cet axiome laquo ab illa non deerrare et ad illius legem exemplumque formari sapientiaest Beata est ergo vita conveniens naturaelig suaelig raquo

15 Ibid AT-IV-274 Le reproche qursquoil fait agrave Seacutenegraveque est de maniegravere geacuteneacuterale de manquer de meacutethode Safaccedilon drsquoexposer nrsquoest laquo pas assez exacte pour meacuteriter drsquoecirctre suivie raquo (agrave Eacutelisabeth le 4 aoucirct 1645 AT-IV-263)

16 laquo Si primum sana mens est et in perpetua possessione sanitatis suaelig raquo (De vita beata 3) On sait que levocabulaire du sanus (raisonnable sain en bon eacutetat) est lieacute agrave celui du sens commun chez Descartes(cf Recherche de la veacuteriteacute ougrave sens commun se dit sanus sensus) Dans la traduction latine du deacutebut duDiscours le incorrupte se rapporte agrave ce champ lexical Dans le latin de Ciceacuteron le bon sens ou la raison(au sens de raisonnable) se dit sana mente Dans ce passage de Seacutenegraveque il semble que sana doive se lireen deux sens meacutedical (la santeacute de lrsquoacircme par opposition agrave la folie) et intellectuel (la raison)

17 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-273 et 274 Pour la structure drsquoopposition des inclinations naturellesdu sens commun et du bon sens cf supra chapitre 3

18 Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Le retour des philosophes antiques agravelrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecle op cit p264

MORALE 59

Est-ce agrave dire que comme Seacutenegraveque il considegravere que le sanus doive ecirctre opposeacute au

champ du sens commun en eacutetant eacuteloigneacute du domaine des instincts Car en effet dans son

traiteacute le maicirctre stoiumlcien met en garde son fregravere Gallion en lrsquoencourageant agrave se deacutetourner de

la foule Pour la premiegravere fois de faccedilon aussi nette la distinction eacutetait faite entre la vie

guideacutee par la croyance la foule et les errements du grand nombre par opposition agrave la vie

selon la pure raison srsquoil faut laquo chercher le meilleur et non ce qui est le plus commun raquo

crsquoest justement parce que au niveau du commun laquo chacun preacutefegravere croire les autres plutocirct

que juger raquo19

Cependant cet ideacuteal autarcique du sage stoiumlcien seacutepareacute de la foule est vivement

reprocheacutee par Descartes qui remarque que lrsquoauteur laquo semble enseigner qursquoil suffit drsquoecirctre

extravagant pour ecirctre sage raquo20 En un sens faible cela signifie seulement que la dissociation

drsquoavec le vulgaire nrsquoest pas une condition neacutecessaire agrave la formulation du jugement droit et

agrave lrsquoacquisition de la vertu En un sens plus fort que lrsquoon peut soutenir ici Descartes semble

consideacuterer que se deacutetourner du sens commun peut ecirctre preacutejudiciable au point de vue moral

Crsquoest drsquoailleurs un thegraveme classique au XVIIegraveme que de reprocher au stoiumlcisme de choquer le

sens commun en voulant srsquoen eacuteloigner ainsi Balzac le correspondant de Descartes apregraves

que la vague neacuteo-stoiumlcienne se soit retireacutee eacutecrit qursquoil est enfin laquo permis de parler librement

de Zenon et de Chrysippe et de dire que les opinions de ces Ennemis du Sens commun

estoient quelquefois plus estranges que les plus estranges fables de la Poeacutesie raquo21

Crsquoest pourquoi Descartes lorsqursquoil se rapproche de la doctrine morale des stoiumlciens

en particulier dans la troisiegraveme regravegle de la morale par provision est sujet agrave des attaques qui

lui reprocheraient de ne pas avoir le sens commun Ainsi sur la distinction toute stoiumlcienne

de ce qui deacutepend de nous et de ce qui nrsquoen deacutepend pas22 on peut lui objecter qursquolaquo un

homme drsquoun sens commun ne se persuadera jamais que rien ne soit en son pouvoir que ses

19 laquo Et dum unusquisque mavult credere quam judicare raquo (De vita beata 1) donc laquo quaeligramus quidoptimum factum sit non quid usitatissimum raquo (3) Breacutehier note laquo la distinction faite ici entre juger(judicare) et croire (credere) preacutesente une netteteacute remarquable qui dans un certaine mesure est un faitnouveau raquo (Ibid p1319)

20 Agrave Eacutelisabeth Ibid AT-IV-27221 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation VI agrave Monsieur Descartes raquo

in Œuvres II Paris 1655 p312 sq citeacute par Adam-Tannery en note agrave la lettre XXXII de Balzac du 25avril 1631 AT-I-201 Les auteurs neacuteo-stoiumlciens ici critiques sont Juste-Lipse et laquo M le Garde des Sceauxdu Vair raquo

22 Le Manuel drsquoEacutepictegravete srsquoouvre sur cette distinction laquo il y a ce qui deacutepend de nous il y a ce qui ne deacutependpas de nous raquo (Les Stoiumlciens II Ibid p1111) Il y a lagrave laquo comme une reacuteminiscence de cette lecture[drsquoEacutepictegravete] raquo souligne Victor Brochard dans un article qui a ouvert agrave lrsquoeacutetude des rapports de Descartes austoiumlcisme (laquo Descartes stoiumlcien contribution agrave lrsquohistoire de la philosophie carteacutesienne raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T 9 Janvier agrave Juin 1880 p549-550) Reacuteminiscence drsquoautantplus remarquable qursquoelle laquo reste toutefois sans justification speacutecifique raquo (note 231 Œuvres IIIGallimard 2009 p637)

MORALE 60

penseacutees raquo certes il a quelque chose du bon sens populaire dans lrsquoideacutee de faire laquo de

neacutecessiteacute vertu raquo (selon lrsquoexpression du Discours) cependant on peut objecter qursquoayant le

sens commun on peut laquo meacutepriser les choses possibles () sans les feindre impossible raquo agrave

moins drsquoecirctre lagrave dans une laquo fiction raquo ou une extravagance philosophique23

La reacuteponse de Descartes agrave cette objection srsquoest voulue bienveillante il est vrai que

les choses exteacuterieures sont en notre pouvoir mais pas absolument parlant ndash et drsquoailleurs

dans un passage absolument remarquable du point de vue sociologique Descartes affirme

par la neacutegative qursquoil est de la preacuterogative des gens du peuple drsquoen ecirctre averti eux qui ne

virent pas enfants leurs caprices combleacutes par les nourrices et les percepteurs24 Certes

cela va contre nos laquo appeacutetits naturels raquo que de le reconnaicirctre ndash mais comme la vraie raison

nous lrsquoindique il nrsquoy a laquo personne qui puisse faire difficulteacute agrave lrsquoaccorder raquo25 En effet nos

inclinations encourageacutees par notre eacutegoiumlsme drsquoenfants aguerris par le temps ougrave tout le

monde tournait autour de nous nous aura empecirccheacute de bien concevoir cette veacuteriteacute de la

raison et ainsi drsquoautant plus serons nous trompeacutes que nous avons eacuteteacute eacuteleveacute parmi les

Grands De ce point de vue la maxime de la reacutesignation prend toute sa dimension pour

ceux qui ont eu un rapport plus grand agrave la neacutecessiteacute dans leur enfance maxime toute

populaire donc et finalement peu eacuteloigneacutee du sens commun

sect14 Se concilier avec le sens commun

Srsquoil est hors de doute que la reacutefeacuterence au recto judicio est drsquoascendance stoiumlcienne

lrsquoeacuteloignement qursquoaffecte Descartes avec ces theacuteories de lrsquoAntiquiteacute et lrsquoideacuteal drsquoaccessibiliteacute

morale laquo aux plus ignorants raquo qursquoil inscrit en structure drsquoopposition avec cette preacuteciositeacute

des Anciens26 demande agrave repenser le sens de ce stoiumlcisme en lien avec lrsquoideacutee drsquoun sens

23 Pollot agrave Descartes feacutevrier 1638 AT-I-513 (pas de nom du destinateur dans AT J-R Armogathe enaccord avec lrsquoeacutedition reacuteviseacutee drsquoAT donne Pollot agrave Reneri pour Descartes)

24 Agrave Pollot avril ou mai 1638 AT-II-37 Ainsi laquo ce sont ordinairement [les grands] qui supportent le plusimpatiemment les disgracircces de la fortune raquo Lrsquoideacutee drsquoun laquo stoiumlcisme populaire raquo qui est ici preacutesent encreux fera lrsquoobjet de deacuteveloppements sociologiques notables agrave commencer par Pierre Bourdieu lasagesse populaire stoiumlcienne est laquo acquise agrave lrsquoeacutepreuve de la neacutecessiteacute de la souffrance de lrsquohumiliation() forme drsquoadaptation aux conditions drsquoexistence et () deacutefense contre ces conditions raquo (La DistinctionCritique sociale du jugement 1979 Minuit p458-459)

25 Agrave Reneri pour Pollot avril ou mai 1638 AT-II-3738 On remarque agrave nouveau agrave la lecture de cette lettreque lrsquoopposition du bon sens (tout le monde accorde que) aux instincts est une constante de lrsquoanneacutee1638 Cf agrave ce sujet supra 3a)

26 Dans un passage du Discours I AT-VI-8 Le thegraveme exprimeacute en termes explicitement chreacutetiens (Matthieu

MORALE 61

commun le tout en conservant lrsquoideacutee carteacutesienne selon laquelle laquo la vie heureuse trouve sa

stabiliteacute et immutabiliteacute dans un jugement droit et fixe raquo Une fausse solution consiste agrave en

effacer les traces en eacutetablissant comme le fait Clerselier lrsquoeacutequation du bon sens et du sens

commun On retombe alors sur des formules du type de celles que lrsquoon trouve dans la lettre

agrave Eacutelisabeth de juin 1645 (AT-IV-237) Agrave consideacuterer au contraire le sens commun dans sa

speacutecificiteacute (et en reportant lrsquoexamen de la place du bon sens dans cette derniegravere lettre agrave plus

tard) deux autres solutions sont envisageables ou plutocirct deux versions de la mecircme solution

suivant qursquoon se situe du cocircteacute de la morale par provision ou de la morale laquo deacutefinitive raquo Si

en effet le sens commun est le jugement droit et que ce dernier donne sa stabiliteacute au

bonheur crsquoest que le bonheur est indissociable drsquoune conciliation (conciliare) avec le sens

commun Cela srsquoentend en deux sens

(1) Drsquoun point de vue conformiste on peut consideacuterer que se concilier avec le sens

commun revient agrave accepter la premiegravere maxime de la morale par provision Or celle-ci est

abandonneacutee dans la morale deacutefinitive27 Cela signifie-t-il quelque eacutechec de cette tentative

de se concilier avec le sens commun tentative qui reviendrait trop agrave se compromettre (agrave

moins de voir dans le conformisme carteacutesien un art drsquoeacutecrire et dans les deacuteclarations

drsquointention agrave lrsquoeacutegard du sens commun un pure couverture ndash ce qui du point de vue mecircme

de la meacutethode de la dissimulation est impensable attendu que crsquoest la correspondance qui

le plus souvent livre les vues de Descartes sur le sens commun) Certainement pas et il

nrsquoest agrave ce eacutegard pas sans utiliteacute de rappeler que dans la premiegravere maxime de la morale

provisoire Descartes srsquoengage agrave suivre les laquo opinions les plus modeacutereacutees raquo qui sont

laquo communeacutement reccedilues en pratique par les mieux senseacutes raquo28

Contrairement agrave Geneviegraveve Rodis-Lewis nous nrsquooserions pas affirmer qursquoil y a lagrave

quelque chose drsquoarbitraire et que dans le choix des croyances qui sont suivies la volonteacute

agit laquo sans preacutejuger de la valeur intrinsegraveque de ces opinions raquo29 Srsquoil srsquoagit de suivre les

11 25) est cependant eacutegalement montanien (Essais II 12 497A) En accord avec Rodis-Lewis (Lamorale de Descartes Ibid p122) nous soutiendrons seacuterieusement cet ideacuteal drsquoaccessibiliteacute morale ausens commun en parallegravele des deacuteveloppements agrave venir (chapitre 6) sur lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

27 laquo le contenu de cette premiegravere morale [par provision] agrave lrsquoexception de la premiegravere maxime du Discourssrsquoy trouve [dans la morale laquo deacutefinitive raquo] tregraves largement repris raquo (Denis Kambouchner laquo Morale deslettres et morale des Passions raquo in Descartes et la philosophie morale op cit p293)

28 Discours III AT-VI-23 Dans la version latine laquo les mieux senseacute raquo est traduit par prudentissimi laquo ce quiconfirme le caractegravere prudentiel du ldquobon sensrdquo carteacutesien raquo (note 214 Œuvres III Gallimard p635)Rappelons simplement que la faccedilon dont on conccediloit au XVIIegraveme le laquo bon sens raquo ou au contraire le laquo manquede sens raquo se deacutevoile dans un dictionnaire de lrsquoeacutepoque agrave lrsquoarticle laquo Sens raquo Dans le Treacutesor de la languefranccedilaise de Jean Nicot (1606) il nrsquoy a pas encore drsquoentreacutee laquo Bon sens raquo ou laquo Sens commun raquo

29 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p16

MORALE 62

plus senseacutes crsquoest-agrave-dire ceux qui srsquoaccordent le plus avec le sens commun crsquoest qursquoil y a

quelque confiance agrave mettre dans leur jugement Et puisque ce serait laquo commettre une

grande faute contre le bon sens raquo que de srsquoaccorder avec ce qui ne nous semble pas senseacute

en agissant de la sorte nous pourrons laquo perfectionner de plus en plus [notre] jugement raquo30

Ce qui nous amegravene agrave la deuxiegraveme solution que nous nommerons kantienne

(2) Avant drsquoentrer dans cette solution kantienne quelques mots srsquoimposent sur la

relation qursquoeacutetablit Kant entre sa morale et le sens commun Celle-ci est en reacutealiteacute beaucoup

plus nette que chez Descartes si pour Kant le recourt au sens commun est probleacutematique

drsquoun point de vue eacutepisteacutemologique31 du point de vue moral on a pu parler pour sa

philosophie drsquoun veacuteritable laquo appel au sens commun raquo32 A minima on peut dire que le cœur

de la morale agrave savoir la distinction entre ce qui est et ce qui nrsquoest pas proprement une

maxime universalisable laquo lrsquoentendement le plus commun peut le discerner sans

instructions particuliegraveres raquo33

Et cela srsquoexplique tregraves bien par le fait qursquoil y a en lrsquohomme une faculteacute reacutesolument

pratique le sens commun (qui ne doit pas ecirctre confondu avec un sens vulgaire faute qui

srsquoattribue agrave lrsquoambiguiumlteacute essentielle au mot commun) ou sensus communis qui nrsquoest autre

qursquoune puissance laquo drsquoeacutetayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine en son

entier raquo34 On imagine agrave quel point cette faculteacute doit ecirctre importante dans une philosophie

morale qui repose sur la capaciteacute agrave se constituer en leacutegislateur universel du genre humain

Kant en tire trois maximes du sens commun pour chacune de nos faculteacutes et celle qui se

rapporte en nous au jugement qui est la maxime de la laquo penseacutee ouverte raquo est justement

une capaciteacute pour chaque homme aussi limiteacutes soient ses laquo dons naturels raquo de se placer du

30 Discours III AT-VI-24 Il ne srsquoagit en effet pas de croire ce que tout le monde dit en disant ironiquementqursquoun laquo homme de bon sens croyt tousiours ce qursquoon luy dict raquo Rabelais nous invite preacutecisement agrave fairelrsquoinverse (Franccedilois Rabelais Gargantua V laquo Comment Gargantua nasquit en faczon bien estrange raquo)

31 Parfois positif dans un rocircle essentiellement critique laquo pierre de touche pour deacutecouvrir les fautescommises dans lrsquousage technique de lrsquoentendement raquo (Logique laquo Introduction raquo 7 AK-IX-57) parfoisneacutegatif en tant qursquohistoriquement il est un recourt vulgaire contre les tentatives de lrsquointelligence laquo voilagraveune des subtile invention des temps modernes gracircce agrave quoi le plus fade bavard peut se mesure avecassurance agrave lrsquoesprit le plus profond et lui tenir tecircte raquo (Proleacutegomegravenes laquo Preacuteface raquo 2 AK-V-259)

32 Crsquoest en ces termes que srsquoexprime Franccedilois Picavet dans une note agrave sa traduction de la Critique de laraison pratique (chez Feacutelix Alcan Paris 1921 p315) Ainsi laquo on verra nettement les rapports de lamorale kantienne avec celle de lrsquoeacutecole eacutecossaise qui fait dans la speacuteculation comme dans la pratique sifreacutequemment appel au sens commun () on comprendra beaucoup mieux pourquoi Kant a voulu parlerdu caractegravere populaire de la connaissance traiteacutee dans la Critique de la raison pratique raquo (Ibid p316)Sur le caractegravere laquo populaire raquo de lrsquoobjet traiteacute cf laquo Preacuteface raquo AK-V-10

33 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Analytique raquo scolie du theacuteoregraveme III AK-V-27 Dans lemecircme sens laquo la voix de la raison () tellement claire tellement impossible agrave couvrir et mecircme pourlrsquohomme le plus vulgaire tellement perceptible raquo (deuxiegraveme scolie du theacuteoregraveme IV AK-V-35)

34 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger laquo Analytique du sublime raquo sect40 AK-V-293

MORALE 63

point de vue de lrsquouniversel35

On voit qursquoune telle faccedilon drsquoenvisager les choses peut rendre compte drsquoune certaine

dimension de la morale provisoire carteacutesienne en ce qursquoelle ne doit pas ecirctre consideacutereacutee

comme un pur conformisme mais au contraire comme une eacutethique du perfectionnement du

jugement par la meacutediation du jugement des plus senseacutes Autrement dit lrsquohomme qui dans

le Discours de la Meacutethode deacutecide de voyager drsquoentrer dans lrsquoart de la conversation (qui est

un des premiers degreacutes de la sagesse dans les Principes de la philosophie) pour apprendre

les veacuteriteacutes qui sont connues laquo naturellement raquo par un laquo homme de bon sens touchant les

choses qui se preacutesentent raquo36 obeacuteit agrave ce principe drsquoun eacutetayage du jugement par la meacutediation

drsquoautrui qui constitue le fondement mecircme du principe de chariteacute au cœur de la theacuteorie

morale du sens commun37

Cependant qursquoen est-il de la morale laquo deacutefinitive raquo Denis Kambouchner a

remarqueacute qursquoil fallait distinguer chez Descartes entre une laquo confiance pratique en

autrui raquo notamment pour lrsquoavancement de la science et une laquo confiance morale raquo ndash et pour

la premiegravere la certitude que Descartes eacutetait plus que sceptique sur la possibiliteacute de srsquoen

remettre agrave autrui tandis que pour la seconde laquo il y aura lieu de srsquointerroger sur la relation

() entre les conseils de la prudence et les postulats de la geacuteneacuterositeacute avec peu de chance

drsquoaboutir agrave des conclusions trancheacutees raquo38 Autrement dit jusqursquoagrave quel point la confiance

placeacutee dans le sens commun relegraveve du conformisme ou drsquoun postulat pratique du reste peu

deacuteveloppeacute chez Descartes drsquoune eacutegaliteacute de la bonne volonteacute entre tous les hommes

Descartes eacutetait-il kantien avant lrsquoheure

En reacutealiteacute il nrsquoest pas certain qursquoil y ait ici une alternative difficile agrave trancher et sur

ce point preacutecis on pourrait presque dire que laquo sa morale deacutefinitive nrsquoest autre que sa morale

provisoire raquo39 ndash avec quelques reacuteserves cependant eacutetant donneacute que la morale deacutefinitive

preacutecise et donne des armes theacuteoriques agrave la morale provisoire en introduisant le thegraveme de la

35 Emmanuel Kant Ibid AK-V-29429536 Discours II AT-VI-1213 Cf eacutegalement Discours I AT-VI-910 et infra note 43 Crsquoest un thegraveme qui aura

une grande fortune dans la philosophie du sens commun Buffier eacutecrit ainsi laquo tous pensent sur certainsarticles en excellents meacutetaphysiciens ce qui vient de la connaissance et de lrsquousage des sujets aveclesquels ils se sont le plus familiariseacutes raquo (Eacuteleacutements de Meacutetaphysique op cit p8)

37 Toute philosophie du sens commun est reconnaissable agrave lrsquoimportance qursquoelle accorde agrave la penseacutee desautres crsquoest au milieu des autres que la connaissance drsquoun individu prend racine

38 Denis Kambouchner laquo Lrsquohumanisme carteacutesien un mythe philosophique raquo op cit p359-360 Cfeacutegalement laquo un veacuteritable postulat carteacutesien (ns) de la raison pratique que tous les hommes ont eacuteteacutecreacuteeacutes avec la mecircme lumiegravere naturelle qui les hausse au-dessus des autres creacuteatures et les rend tous aumoins capables de bonne volonteacute raquo (laquo La loi morale vue par Descartes raquo op cit p185)

39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes p339

MORALE 64

bonne volonteacute Ce thegraveme eacutetablit la possibiliteacute theacuteorique drsquoune confiance pratique dans le

jugement drsquoautrui Gracircce agrave la geacuteneacuterositeacute qui srsquoinscrit dans un laquo paralleacutelisme [avec le] bon

sens raquo40 il est possible de consideacuterer que la bonne volonteacute est eacutegalement reacutepartie entre tous

les hommes (laquo ce qui les rend eacutegaux en droit raquo41) et crsquoest pourquoi au contact de ceux qui

en ont deacutejagrave fait une expeacuterience reacuteguliegravere (qursquoils soient des proches ou des Anciens avec

lesquels nous conversons dans les livres) on peut apprendre agrave en bien user les autres

jouent comme le rocircle drsquoune laquo institution [qui] sert beaucoup pour corriger les deacutefauts de la

naissance raquo lesquelles seuls sont responsables de creacuteer des ineacutegaliteacutes de fait42 Il ne srsquoagit

donc pas de trancher entre la prudence de la deuxiegraveme maxime et la geacuteneacuterositeacute de la

morale finale la premiegravere est justifieacutee par la seconde

Par ce deacutetour on voit que loin de renforcer le stoiumlcisme eacuteloigneacute du sens commun de

la troisiegraveme maxime de la morale provisoire du Discours en deacutepassant le conformisme de

la deuxiegraveme gracircce agrave une analyse plus pousseacutee de la geacuteneacuterositeacute (dont la caracteacuteristique

essentielle est en effet aussi une certaine maicirctrise de soi) cette derniegravere permet en fait (au

moins par la neacutegative43) de (a) retrouver la confiance dans cet ensemble de jugements droit

que constitue le sens commun et (b) de fonder la leacutegitimeacute drsquoune entreprise philosophique

cherchant agrave sa laquo concilier raquo avec lui comme lrsquoavanccedilait deacutejagrave notre mysteacuterieuse lettre On

voit agrave quel point le sens commun est ici finalement distingueacute des preacutejugeacutes

Et crsquoest au final agrave cette conscience profonde de la communauteacute morale des

hommes de ce sens-communisme de la bonne volonteacute que le geacuteneacutereux doit une partie de

sa vertu Crsquoest agrave ce sens commun que Kant attribuait dans des pages admirables de la fin

de la Critique de la raison pratique le goucirct de chaque homme pour la discussion morale et

la mise en commun du jugement pratique Il y voyait eacutegalement une opportuniteacute pour

40 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Ibid p83 Sur notre analyse du bon sens cf infrachapitre 6 Le paralleacutelisme eacutevoqueacute par Rodis-Lewis trouve son expression la plus claire dans lrsquoarticle 154des Passions de lrsquoAcircme qui considegravere que les geacuteneacutereux supposent que la bonne volonteacute laquo [est] ou dumoins [est peut ecirctre] en chacun des autres hommes raquo (AT-XI-447)

41 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p121 Nous verrons que pour le bon sens la partition eacutegaliteacute endroiteacutegaliteacute en fait peut ecirctre deacutepasseacutee

42 Passions de lrsquoAcircme art 161 AT-XI-45343 Il est vrai que dans lrsquoarticle 154 si significatif pour nous il apparaicirct qursquoil est consubstantiel au geacuteneacutereux

de ne meacutepriser personne Par la neacutegative cela montre que le geacuteneacutereux est susceptible drsquoadmirer (en unsens faible ici) tout le monde pour ce qui est de la volonteacute Ce sera un moyen pour lui de consolider cettegeacuteneacuterositeacute par lrsquoinstruction des gens senseacutes Ceux-ci ne sont pas neacutecessairement des gens de lettre et leDiscours dans une tradition que lrsquoon retrouvera apregraves dans la philosophie du sens commun considegravereqursquoil y a laquo beaucoup plus de veacuteriteacute dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui luiimportent et dont lrsquoeacuteveacutenement le doit punir bientocirct apregraves srsquoil a mal jugeacute raquo (nous soulignons Discours IAT-VI-910)

MORALE 65

lrsquoeacuteducation morale de laquo [mettre] agrave profit cette tendance qursquoa la raison drsquoentrer avec plaisir

dans lrsquoexamen le plus subtil des questions pratiques raquo44

On est ici agrave des lieues de ce que disait Hegel du sens commun y voyant un laquo appel

au sentiment raquo un recourt agrave lrsquolaquo oracle inteacuterieur raquo un rupture de laquo tout contact avec qui

nrsquoest pas de son avis raquo qui laquo [foulerait] aux pieds la racine de lrsquohumaniteacute raquo et irait en sens

inverse de la laquo pression en direction de lrsquoaccord avec drsquoautres raquo45

sect15 Bon sens et sagesse

Sur un plan supeacuterieur qui se deacutegage dans la lettre dont il est question dans ce

chapitre se situe le bon sens Le recto judicio trouve en effet sa source dans une

laquo puissance de lrsquoesprit raquo (ingenii vim) dont la manifestation la plus directe est une certaine

finesse (acumini) et perspicaciteacute (perspicuitati) qui tend agrave eacuteloigner lrsquointerlocuteur inconnu

Monsieur N des opinions discordantes de lrsquoeacutecole et le rapprocher de celles du sens

commun (pour les raisons eacutevoqueacutees ci-dessus) Cette laquo puissance de lrsquoesprit raquo est ce que le

Discours de la meacutethode nomme le bon sens en effet si degraves les Regulaelig la perspicaciteacute (ou

la finesse) est compteacutee au rang des opeacuterations fondamentales de lrsquoesprit pour laquo saisir

distinctement chaque chose (res singulas distincte intuendo) raquo46 il faudra attendre la

Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle pour que ces deux vertus intellectuelles

soient associeacutees au bon sens sans qursquoaucun doute soit possible Poliandre avoue tenir laquo le

peu de perspicaciteacute (perspicaciaelig) raquo qursquoil a agrave son laquo faible bon sens (sani sensus) raquo47

Crsquoest une vertu eacuteminente principielle et princiegravere par ailleurs indeacutependamment

des revers de la fortune et des accidents du corps Descartes dit explicitement que la seule

chose qui soit agrave reacuteveacuterer est ce laquo bon sens raquo que le Discours de la meacutethode comme le savait

44 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Meacutethodologie de la raison pure pratique raquo AK-V-153156 pour la passage entier Pour la peacutedagogie carteacutesienne cf infra chapitre 7

45 G W F Hegel laquo Preacuteface raquo agrave la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit trad B Bourgeois Vrin 2006 p11046 Regravegle IX AT-X-400 Sur lrsquoeacutequivalence postuleacutee entre perspicaciteacute et laquo finesse raquo soutenue par

lrsquoaffirmation de la Regravegle IX selon laquelle est perspicace celui qui est capable de laquo distinguerparfaitement des choses aussi menues et aussi fines que lrsquoon voudra (usu capacitatem acquirunt resquantumlibet exiguaas et subtiles perfecte distinguendi) raquo AT-X-401) cf Jean Laporte Le rationalismede Descartes op cit p30-31

47 AT-X-514 Relisant la preacutetendue lettre agrave Boswell nous serions donc tenteacute drsquoaffirmer que le bon sens estcette puissance de lrsquoesprit (ingenii vim) qui nous rend capable de rejoindre le sens commun entenducomme jugement droit

MORALE 66

Eacutelisabeth nommait justement une puissance de bien juger48 Cette vertu semble donc

reacutesider dans cet empire sur nos penseacutees en tant qursquoelle est au service de lrsquooptimisme de

celui qui par contraste avec le laquo jugement populaire raquo considegravere les eacuteveacutenements mecircme les

plus deacutesastreux laquo par le biais qui fera qursquoils lui paraicirctront favorables raquo49 On retrouve dans

cette approche sans doute motiveacutee par la correspondance particuliegravere avec Eacutelisabeth (dont

les maux sont nombreux) une opposition entre le jugement de ceux qui ont de lrsquoesprit et le

jugement commun qui avait eacuteteacute reprocheacute agrave Descartes au nom du sens commun et contre le

stoiumlcisme par Pollot (cf supra) Avec le bon sens contrairement au sens commun on entre

donc de plein pied dans la conception stoiumlcienne de la Sagesse comme eacutetant peu commune

Eacutelisabeth jalouse de laquo ce petit rayon de sens commun [qursquoelle tient] de la

nature raquo50 ne tarde pas cependant agrave objecter agrave Descartes que par certaines causes

exteacuterieures (la maladie par exemple) on peut perdre laquo le pouvoir de raisonner raquo et nrsquoavoir

plus la capaciteacute de suivre laquo les maximes que le bon sens aura forgeacutees raquo51 Descartes

conceacutedera plus tard agrave la princesse qursquoil faut mettre agrave part les hommes dont les

laquo indispositions raquo troublent laquo le sens raquo et le bon usage que nous pouvons faire de notre

liberteacute52 La discussion avec Eacutelisabeth dans les anneacutees 1645-1546 confirme donc pour

partie lrsquoassimilation du bon sens autrement dit puissance de bien juger agrave une vertu capitale

ndash en mecircme temps que lrsquoassimilation plus ou moins pousseacutee de cette vertu avec la liberteacute

Crsquoest pourquoi laquo Descartes peut-il poser comme bien suprecircme tantocirct le bon sens

tantocirct la sagesse tantocirct la liberteacute raquo53 Il y a donc dans la morale carteacutesienne lrsquoideacutee drsquoune

Sagesse qui prend successivement la figure du bon sens et celle de la liberteacute Des Studium

bonaelig mentis jusqursquoagrave la correspondance avec Eacutelisabeth deux points doivent par conseacutequent

ecirctre eacuteclaircis (1) lrsquoassimilation du bon sens et de la Sagesse laquelle a permis drsquoinvestir

le bon sens de son caractegravere eacuteminent sur le plan moral sur la base drsquoune distinction

implicite entre deux bon sens (2) la substituabiliteacute du bon sens et de la liberteacute srsquoexpliquant

par des homologies de structure entre les deux

48 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-23749 Ibidem50 Eacutelisabeth agrave Descartes juillet 1646 AT-IV-44851 Eacutelisabeth agrave Descartes le 16 Aoucirct 1645 AT-IV-26952 Agrave Eacutelisabeth 1er septembre 1645 AT-IV-282 Ce qui confirme en partie notre tentative dans le dernier

chapitre de soutenir lrsquointerpreacutetation foucaldienne dans la querelle de la folie sur la question du partageentre lrsquoinsenseacute et le bon sens (cf infra sect26)

53 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes p121 De mecircme Nicolas Grimaldi dit dans sa lectureavoir laquo assimileacute ldquole bon sensrdquo agrave ldquola liberteacute drsquoespritrdquo raquo (laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo inEacutetudes carteacutesiennes Dieu le temps la liberteacute Vrin 1996 p153)

MORALE 67

(1) Que le bon sens ne soit rien drsquoautre que la sagesse universelle la Regravegle I

lrsquoaffirme comme un postulat presque comme une deacutefinition possible de la bona mens54 Et

cette Sagesse est le reacutesultat drsquoun processus qui aura consisteacute agrave toujours laquo augmenter la

lumiegravere naturelle de la raison (nautrali rationis lumine augendo) raquo et cela agrave des fins

pratiques et non scolaire crsquoest-agrave-dire pour toujours savoir laquo quel parti eacutelire raquo in singulis

vitaelig casibus55 Par diffeacuterence drsquoavec le Discours de la Meacutethode ougrave le bon sens est un fait

universel qui en droit est eacutegalement reacuteparti au deacutepart la bona mens des Regulaelig est

essentiellement un horizon (et lrsquoon ne peut laquo commettre lrsquoeacutequivoque drsquoattribuer agrave tous les

hommes une parfaite et eacutegale Sagesse raquo56) lrsquohorizon pratique par excellence dans la

mesure ougrave il faut que tous laquo srsquoappliquent seacuterieusement agrave srsquoeacutelever au bon sens (serio student

ad bonam mentem pervenire) raquo57 Srsquoil faut donc distinguer deux bon sens lrsquoun comme

point de deacutepart lrsquoautre comme horizon de la Sagesse universelle la distinction nrsquointroduit

pas entre les deux de solution de continuiteacute crsquoest par les forces de la bona mens humaine

comme raison naturelle et puissance de bien juger que lrsquoon srsquoeacutelegraveve par degreacutes jusqursquoau Bon

Sens ndash autrement dit laquo la Sagesse nrsquoest que le bon sens parvenu au point de perfection le

plus haut dont il soit susceptible raquo58

Seulement force est de constater que ce thegraveme disparaicirct par la suite de lrsquoœuvre de

Descartes Et il est vrai que dans la mesure ougrave il suppose une conception des rapports entre

lrsquoentendement et la volonteacute qui eacutevoluera consideacuterablement dans le reste de lrsquoœuvre ce

modegravele ne sera plus opeacuteratoire par la suite

Lrsquoentendement de la Regravegle I ou cette bona humana mens qui doit nous mener vers

la Sagesse viole en effet explicitement deux de ses caracteacuteristiques fondamentales des

Meacuteditations il deacutecide (eligere AT-X-361 l21) et il est capable de porter son jugement

avec assurance dans les affaires de la vie (singulis vitaelig casibus l20) Dans les

Meacuteditations au contraire crsquoest la volonteacute qui deacutecide et lrsquoeacutevidence est bannie de la conduite

54 laquo bon mente sive () universali Sapientia raquo (Regravegle I AT-X-360) On retrouve une postulation similairedes anneacutees plus tard dans un texte qui mentionne laquo ce veacuteritable usage de la raison [qui] contient toutsavoir tout bon sens (omnis bona mens) toute sagesse humaine (omnis humana saptientia) raquo (Ad VœtiumAT-VIII2-43)

55 Regravegle I AT-X-36156 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p8257 Regravegle VIII AT-X-39558 Eacutetienne Gilson Ibidem p82-83 De mecircme selon Jean-Luc Marion il semble laquo difficile de maintenir une

distinction reacuteelle raquo dans la mesure ougrave laquo la bona mens comprend indissolublement les deux acceptions raquo(annotation (9) et (10) aux Regravegles utiles et claires pour la direction de lrsquoesprit et la recherche de la veacuteriteacute La Haye 1977 p95-96)

MORALE 68

de la vie59 Au fond il y avait dans cette laquo sagesse assez formelle de la bona mens raquo60

quelque chose de preacutematureacute qui devait ecirctre reacutevoqueacute devant lrsquoeacutevolution de la theacuteorie

carteacutesienne de la liberteacute la recomposition de la notion de bon sens et leur adeacutequation dans

lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute en droit

(2) On lrsquoa deacutejagrave mentionneacute il y a une homologie de structure entre le bon sens et la

volonteacute libre cette homologie permettait en introduisant lrsquoideacutee drsquoune estime du geacuteneacutereux

pour lrsquoensemble des hommes (en ce qursquoil pense que la volonteacute libre est ou peut ecirctre laquo en

chacun des autres hommes raquo61) de donner des armes theacuteoriques agrave lrsquoideacutee drsquoun sens commun

comme meacutediatisation et eacutetayage de son propre jugement pratique par celui des autres

Crsquoest que la geacuteneacuterositeacute est laquo comme par une qualiteacute universelle en son principe elle est

accessible agrave chaque homme raquo62 et la vraie eacutegaliteacute en morale consiste en ce que

indeacutependamment des dons de lrsquoesprit chacun peut devenir maicirctre de ses penseacutees Nous ne

nous aventurons pas plus sur le chemin de cette homologie elle a fait lrsquoobjet de certains

deacuteveloppements dans ce chapitre et sera sans doute mieux comprise quand nous

reviendrons sur le deacutebut du Discours de la meacutethode et lrsquointerpreacutetation que nous donnerons

de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens dont elle est le pendant

59 Meacuteditation IV AT-VII-60 et AT-IX-46 et IInd Reacuteponses AT-IX-116117 Au fond ce dont pacirctissent lesRegulaelig sur le plan strictement moral crsquoest drsquoune prise en consideacuteration laquo agrave cocircteacute des speacuteculationsrationnelles raquo de laquo cette vie concregravete raquo qursquoil laquo ne faut pas meacuteconnaicirctre raquo (Geneviegraveve Rodis-Lewis Lamorale de Descartes op cit p7)

60 Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936 p2861 Passions de lrsquoAcircme art 154 AT-X-44644762 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p89

SCIENCES 69

5) SCIENCES

laquo Il divisait les sciences en trois classes les premiegraveres qursquoilappelait sciences cardinales sont les plus geacuteneacuterales qui sedeacuteduisent des principes les plus simples et les plus connusparmi le commun des hommes raquondash Reneacute Descartes Studium bonaelig mentis AT-X-202

Dans sa Vie de Galileacutee Bertolt Brecht plonge le lecteur au cœur des vicissitudes de

la science moderne naissante Galileacutee dans son cabinet reccediloit un jeune homme peu

enthousiaste agrave lrsquoideacutee drsquoeacutetudier laquo dans les sciences raquo affirme-t-il laquo crsquoest toujours diffeacuterent

de ce que nous dit le bon sens raquo1 Il nrsquoa pas tord parce qursquoil entend par laquo sciences raquo celles

de la reacutevolution scientifique en effet il existe un consensus chez les eacutepisteacutemologues pour

remarquer que lrsquoaristoteacutelisme laquo srsquoaccorde raquo beaucoup mieux que la physique galileacuteenne

laquo avec le sens commun et lrsquoexpeacuterience quotidienne raquo2

En effet les rapports de la science et du sens commun ont fait lrsquoobjet dans la

tradition de lrsquoeacutepisteacutemologie historique franccedilaise drsquoune interrogation constante Et tout

questionnement sur la naissance de la science moderne ne pouvait que srsquoarrecircter sur laquo les

reacutesistances qursquoil fallait vaincre agrave un Descartes un Galileacutee raquo autrement sur ces laquo ennemis

puissants raquo agrave outrepasser que furent laquo lrsquoautoriteacute la tradition et ndash le pire de tous ndash le sens

commun raquo3

Il y a en reacutealiteacute essentiellement trois faccedilons drsquoenvisager ce rapport entre la science

et le sens commun qui semble a priori conflictuel

(1) soit on se situe dans la ligneacutee bachelardienne avec lrsquoideacutee drsquoune laquo rupture

eacutepisteacutemologique raquo selon laquelle le passage de la connaissance (ou pseudo-connaissance)

1 Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990 p172 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique 1966 reacuteeacuted Gallimard 1973 p201 Sont ici

mentionneacutes Paul Tannery Pierre Duhem avec lesquels Alexandre Koyreacute est en accord laquo le senscommun est ndash et a toujours eacuteteacute ndash meacutedieacuteval et aristoteacutelicien raquo Nous nrsquoentendons pas ici entrer dans lesdeacutetails de ce qui dans la physique moderne choque ce laquo sens commun raquo lrsquoessentiel est agrave chercher dansla substitution drsquoune physique de la quantiteacute agrave une penseacutee qualitative le deacuteveloppement drsquoabstractionsdifficilement repreacutesentables (par exemple le principe drsquoinertie) la refus drsquoune theacuteorie du mouvementlaquo naturel raquo (il est naturel pour un corps lourd de tomber) la meacutefiance dans lrsquoexpeacuterience sensible de lastabiliteacute de la Terre etc Le cœur de la laquo crise raquo agrave laquelle a donneacute lieu la reacutevolution scientifique dans sarupture avec le sens commun entendu comme faccedilon naturelle de se rapporter au laquo monde de la vie raquo estlrsquoobjet des deacuteveloppements de La crise des sciences europeacuteennes de Edmund Husserl

3 Alexandre Koyreacute Ibid p22 et p209

SCIENCES 70

commune agrave la connaissance scientifique se reacutealise par une solution de continuiteacute La

conseacutequence de cette thegravese est bien connue la connaissance commune ou vulgaire est un

laquo obstacle eacutepisteacutemologique raquo agrave la constitution de la science et le sens commun laquo a en droit

toujours tort raquo4 Et srsquoil est certain que la physique moderne dans son deacuteveloppement a ducirc

se confronter au laquo problegraveme de son rapport agrave la ldquofoulerdquo raquo et aux arguments du

laquo consentement universel raquo qui accablegraverent notamment les Coperniciens5 il devient

neacutecessaire de rendre compte du fait que tout acteur de la reacutevolution scientifique du XVIIegraveme

siegravecle a eacuteteacute sensible agrave la neacutecessiteacute de cette coupure eacutepisteacutemologique de ce point de vue

Descartes nrsquoa pas eacuteteacute eacutepargneacute par le mouvement de deacutefiance des savants agrave lrsquoeacutegard du sens

commun

(2) Agrave lrsquoinverse on peut consideacuterer qursquoil nrsquoy a pas de veacuteritable rupture entre le sens

commun et la science dans la mesure ougrave le premier donne par intuition les laquo premiers

principes raquo de toute science possible6 Degraves lors la science ne peut rien soutenir de si

paradoxal que le sens commun ne le fasse sien agrave partir du moment ougrave les regravegles du

raisonnement contraignant sont remplies7

(3) Une troisiegraveme faccedilon drsquoenvisager ce rapport se situe dans la promotion par les

sciences du raisonnement hypotheacutetique qui laisse une certaine marge de manœuvre au sens

commun tout en introduisant progressivement les nouvelles ideacutees de la reacutevolution

scientifique comme le montrera lrsquoexemple du mouvement de la terre

4 Gaston Bachelard La formation de lrsquoesprit scientifique Vrin 1938 p175 Note de Michegravele Le Dœuf in Francis Bacon Du progregraves et de la promotion des savoirs Gallimard Tel

1991 p305 De maniegravere geacuteneacuterale chaque grande laquo reacutevolution raquo scientifique entraicircne ce genre dequestionnement

6 La physique classique est attentive agrave remplir cette condition et suffit-il pour srsquoen convaincre de lire audeacutebut du Livre III des Principia de Newton les Regulae philosophandi texte qui formule des axiomes desens commun fondamentaux pour la physique newtonienne Par exemple tout le monde accorde aiseacutementavec Newton que laquo Les effets du mecircme genre doivent toujours ecirctre attribueacutes autant qursquoil est possible agravela mecircme cause raquo (Regravegle II Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle II tradfranccedilaise de 1759 par Eacutemilie du Chacirctelet)

7 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Thomas Reid op cit VI-2 p531 nous traduisons)

SCIENCES 71

sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales

laquo Copernicien agrave outrance raquo8 Descartes nrsquoa pu ignorer qursquoil fallait au scientifique

renverser laquo le jugement des siegravecles raquo crsquoest-agrave-dire laquo lrsquoopinion que la terre est immobile au

milieu du ciel comme son centre raquo9 et faisant preuve de courage laquo oser raquo aller laquo agrave

lrsquoencontre du bon sens raquo10 en deacutefendant une thegravese qui semble agrave tous absurde Mais pour

eacuteviter tout risque Descartes a-t-il peut-ecirctre adheacutereacute temporairement agrave la tentation

pythagoricienne drsquoeacutesoteacuterisme telle qursquoelle fut notamment soutenue par Copernic11

tentation dont lrsquoexpression aurait eacuteteacute le larvatus prodeo penseacutee confuse drsquoun jeune homme

de vingt-trois ans12 pour qui lrsquoeacutesoteacuterisme constitue une solution pour ainsi dire dans lrsquoair du

temps

La solution la plus commune pour rendre compte de lrsquoerreur geacuteneacuteraliseacutee des

hommes est en effet de mettre en place une theacuteorie de la veacuteriteacute du petit nombre Le critegravere

de la veacuteriteacute ne pouvant en effet ecirctre le sens commun (en deacutepit de lrsquoadage vox populi vox

dei13) il faut que ce soient les savants qui seuls capable de se deacutefaire de leurs preacutejugeacutes

parviennent agrave faire progresser les sciences Comme Bouvard et Peacutecuchet agrave la recherche du

critegravere philosophique ultime lors de leurs eacutetudes le reconnaissent sans difficulteacute apregraves avoir

envisageacute lrsquoerreur systeacutematique dans laquelle se trouve le sens commun il faut conceacuteder

que laquo crsquoest au contraire le petit nombre qui megravene le Progregraves raquo14

8 Gottfried Wilhelm Leibniz Essais de Theacuteodiceacutee II sect186 GF 1969 p2299 Nicolas Copernic laquo Au tregraves Saint Pegravere le pape Paul III raquo Preacuteface agrave Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes

Alcan 1934 p3610 Ibid p4011 laquo [Les] Pythagoriciens () avaient lrsquohabitude de ne transmettre les mystegraveres de la philosophie qursquoagrave leurs

amis et leurs proches et ce non par eacutecrit mais oralement seulement Et il me semble qursquoils le faisaientnon point ainsi que certains le pensent agrave cause drsquoune certaine jalousie concernant les doctrines agravecommuniquer mais afin que des choses tregraves belles eacutetudieacutees avec beaucoup de zegravele par de tregraves grandshommes ne soient pas meacutepriseacutees par ceux agrave qui il reacutepugne de consacrer quelque travail seacuterieux aux lettresndash sinon agrave celles qui rapportent ndash ou encore par ceux qui mecircme si par lrsquoexemple et les exhortations desautres ils eacutetaient pousseacutees agrave lrsquoeacutetude libeacuterale de la philosophie neacuteanmoins agrave cause de la stupiditeacute de leuresprit se trouvent ecirctre parmi les philosophes comme des frelons parmi les abeilles raquo (Copernic Ibidp36-37) Agrave comparer avec la situation de Descartes lui-mecircme face agrave laquo lrsquoignorance militaire raquo du milieudans lequel il se trouve lorsqursquoil est jeune (Abreacutegeacute de Musique AT-X-141) et agrave la faccedilon dont Leibnizsemble le soupccedilonner de feindre tandis qursquoil laquo se preacuteparait quelque eacutechappatoire raquo (Ibid sect186)

12 AT-X-213 et Ferdinand Alquieacute Ibid p44 Alquieacute agrave bien noteacute lrsquoeacutelitisme du jeune Descartes loin delaquo lrsquoideacutee selon laquelle une meacutethode universalisable pourrait eacutetendre la science agrave tous ceux entre lesquelsest partageacute le bon sens raquo (p46)

13 Cf la remarque de Darwin laquo When it was first said that the sun stood still and the world turned roundthe common sense of mankind declared the doctrine false but the old saying of Vox populi vox Dei asevery philosopher knows cannot be trusted in science raquo (The origine of species VI 6egraveme eacuteditionLondres 1873 p143)

14 laquo Une fois maicirctres de lrsquoinstrument logique ils passegraverent en revue les diffeacuterents criteacuteriums drsquoabord celuidu sens commun Si lrsquoindividu ne peut rien savoir pourquoi tous les individus en sauraient-ilsdrsquoavantage Une erreur fucirct-elle vieille de cent mille ans par cela mecircme qursquoelle est vieille ne constitue

SCIENCES 72

Un texte exemplaire dans le corpus carteacutesien dont lrsquoascendance baconienne est tregraves

marqueacutee teacutemoigne de la persistance agrave lrsquoacircge classique de ce thegraveme de la rupture

eacutepisteacutemologique Il srsquoagit de la Regravegle III celle-ci on srsquoen souvient remet en cause

lrsquoheacuteritage du passeacute en matiegravere de sciences et lrsquoautoriteacute des Anciens La sinceacuteriteacute de ces

derniers est remis en cause et agrave supposer mecircme qursquoils le furent ils nous ont livreacute tant

drsquoopinions contraires qursquoils nous laissent dans lrsquoincertitude (laquo semper essemus incerti raquo15)

On retrouve ici la critique baconienne du deacuteregraveglement laquo chicanier raquo du savoir (contentious

learning16) par excellence celui de lrsquoEacutecole qui laquo induit neacutecessairement des thegraveses

opposeacutees et de lagrave des questions et des disputes raquo17 Jusque lagrave rien que de tregraves classique

Seulement parmi ces laquo opinions du passeacute raquo toutes contraires il est fort probable

que le temps nous aura leacutegueacute laquo plutocirct ce qui est populaire et superficiel raquo18 ndash et crsquoest

pourquoi en matiegravere de recherche de la veacuteriteacute laquo il ne servirait agrave rien de compter les

suffrages pour suivre lrsquoopinion qui a le plus de reacutepondants raquo autrement dit le plus

drsquoautoriteacute19 Agrave lrsquoeacutetat deacutemocratique dans lequel se trouve le savoir laquo ougrave lrsquoemporte ce qui est

le plus en accord avec le sentiment et les ideacutees du peuple raquo20 il faudrait substituer une

aristocratie du savoir eacutetant donneacutee qursquolaquo il est plus croyable que ce soit le petit nombre et

non le grand raquo qui deacutecouvre laquo la veacuteriteacute (magis credibile est ejus veritatem a paucis inveniri

potuisse quam a multis) raquo21 On retrouve drsquoailleurs ici la critique du consentement

universel deacutejagrave rencontreacutee que tous les anciens soient drsquoaccord sur une proposition ne

suffira pas agrave nous la faire connaicirctre ndash crsquoest lrsquointime eacutevidence deacutelivreacutee par intuition qui est

le seul critegravere de veacuteriteacute

Cependant Descartes ajoute dans ce passage une clause qui nuance radicalement la

thegravese de la rupture eacutepisteacutemologique que lrsquoon pourrait y trouver ce nrsquoest que dans la

pas la veacuteriteacute La foule invariablement suit la routine raquo (Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacutedGallimard 1970 p307 en Folio Classiques)

15 Regravegle III AT-X-367 l916 Francis Bacon On the advancement of learning in The works and letters of Francis Bacon eacuted

Spedding Ellis and Heath vol 3 p282 (par la suite abreacutegeacute en Sp-III-numeacutero de la page)17 laquo () induce oppositions and so questions and altercations raquo (Sp-III-285 et trad franccedilaise Michegravele le

Dœuf Gallimard 1991 p34)18 laquo () give passage rather to what which is popular and superficial raquo (Sp-III-291 et le Dœuf p42-43)

Comme chez Descartes ougrave le laquo sentiment des autres quid alii senserint raquo (Regravegle III AT-X-366) desAuteurs anciens et des autoriteacutes de maniegravere geacuteneacuterale est suspicieux

19 laquo Et nihil prodesset suffragia numerare ut illam sequeremur opinionem quaelig plures habet Authores raquo(Regravegle III AT-X-367)

20 laquo () the state of knowledge is ever a Democratic and that prevaileth which is most agreeable to thesenses and conceith of people raquo (Of the interpreacutetation of nature Sp-III-227 trad franccedilaise Michegravele leDœuf Meacuteridiens-Klincksieck 1986 p37)

21 Regravegle III AT-X-367 l13-14

SCIENCES 73

mesure ougrave la question traiteacutee est laquo difficile raquo (laquo quaeligstione difficili raquo l13) que le laquo petit

nombre raquo a plus de chance drsquoecirctre dans le vrai On le comprend pour statuer sur le rapport

entre sciences et sens commun cette clause est tout agrave fait fondamentale ndash et elle ne pourra

ecirctre clairement conccedilue que si lrsquoon donne agrave lrsquoideacutee drsquoune quaeligstionem difficilem toute son

ampleur Il nrsquoest pas du tout certain qursquoil srsquoagisse ici des questions fondamentales de

matheacutematiques (qui contient au contraire laquo les premiers rudiments de la raison

humaine raquo22) ni de la meacutetaphysique qui relegraveve des sciences laquo cardinales raquo (cf infra)

ndash mais plutocirct de questions attenantes aux laquo sciences expeacuterimentales raquo dont laquo les principes

ne sont pas clairs ou certains pour toutes sortes de personnes raquo23

Avec coheacuterence Descartes restera sur cette ligne drsquoun rapport eacutepisteacutemologique

entre science et sens commun pour ainsi dire agrave deux niveaux ougrave la thegravese de la rupture

eacutepisteacutemologique srsquoeacutepanouit de faccedilon privileacutegieacutee au niveau des sciences expeacuterimentales Et

srsquoil lui arrive parfois de faire de la meacutetaphysique une science en elle-mecircme tregraves difficile de

maniegravere geacuteneacuterale ce nrsquoest pas tant la difficulteacute intrinsegraveque de la science qui produit la

rupture avec le sens commun que le recourt agrave un certain type drsquolaquo expeacuterience raquo ou agrave des

laquo observations raquo singuliegraveres24 comme crsquoest le cas en physique La possibiliteacute de faire

lrsquoexpeacuterience de certaines choses ou de pouvoir observer des eacuteveacutenements plutocirct que

drsquoautres est preacutecisement ce qui provoque et creuse la rupture eacutepisteacutemologique ndash et lrsquoon

peut lrsquoimaginer eacutegalement le recourt agrave certains objets techniques neacutecessaires au

deacuteveloppement de la reacutevolution scientifique La complexiteacute constitutive des opeacuterations de

la theacuteorie physique nrsquoest pas une difficulteacute speacuteculative qursquoeacuteprouverait un esprit limiteacute

(comme crsquoest le cas de la meacutetaphysique perexigua et omnium difficillima25 et pourtant

dans lrsquoordre des questions difficiles accessible mecircme au sens commun pourvu qursquoil soit

bien dirigeacute26) mais bien une complexiteacute de lrsquoobjet au sens ougrave celui-ci est embrouilleacute et qursquoil

22 laquo () prima rationis humanaelig rudimenta continere raquo (Regravegle IV AT-X-373)23 Studium bonaelig mentis AT-X-20224 Studium bonaelig mentis Ibidem Condillac fera plus tard de cette distinction entre les choses difficiles et

faciles le fondement mecircme de sa deacutefinition du bon sens celui-ci ayant pour objet laquo ce qui est facile etordinaire raquo lagrave ougrave lrsquointelligence scientifique proprement dite srsquoapplique agrave laquo concevoir ou imaginer deschose plus composeacutees et plus neuves raquo (Eacutetienne Bonnot de Condillac Essai sur lrsquoorigine desconnaissances humaines sect98 Vrin 2014 p134) La philosophie du sens commun elle-mecircme ne pensepas autrement puisqursquoau-delagrave des premiers principes de la science ougrave le bon sens fait autoriteacute le laquo petitnombre raquo seul doit ecirctre suivi y compris contre lorsqursquoil se prononce contre lrsquoeacutecrasante majoriteacute dessuffrages (laquo In matters beyond the reach of common understandings the many are led by the few andwilingly yield to their authority raquo Thomas Reid Essay on the intellectual power of man VI-4 London1785 p566) La grande nouveauteacute de Descartes est ici de ne pas situer la rupture au niveau de lacomplexiteacute de la science mais plutocirct dans la techniciteacute de certaines expeacuteriences

25 Ad Vœtium AT-VIIIB-3626 Cf infra chapitre 7

SCIENCES 74

faut le deacutemecircler par quelques expeacuteriences et autres observations singuliegraveres27

Et cela explique que dans la Regravegle III le petit nombre soit plus croyable que le

grand sur les questions difficiles pourvu que lrsquoon entende par lagrave des questions telles que le

recourt agrave certaines conditions expeacuterimentales est discriminant ainsi concernant la

question de la rotonditeacute de la terre (qui est un eacutequivalent dans lrsquoordre eacutepisteacutemologique de

la difficilem quaeligstionem du mouvement de la terre cf infra) laquo on a plutocirct cru au rapport de

quelques matelots qui ont fait le tour de la terre qursquoagrave des milliers de philosophes qui nrsquoont

pas cru qursquoelle fucirct ronde raquo28 La science physique fonctionne agrave partir de laquo principes simples

et geacuteneacuteraux raquo accessibles agrave tous mais ce sont les expeacuteriences et en particulier les

expeacuteriences cruciales qui permettent de laquo veacuterifier expeacuterimentalement par la deacutecouverte de

nouveaux pheacutenomegravenes raquo29 ce qursquoil en est reacuteellement de ces principes Crsquoest donc

essentiellement lrsquoexpeacuterience qui complique le rapport entre la science et le sens commun

et la description bachelardienne de lrsquoeacutepisteacutemologie non-carteacutesienne comme reacuteductrice et

dogmatique dans la mesure ougrave laquo elle nrsquoarrive pas agrave compliquer lrsquoexpeacuterience raquo est

injustifieacutee30 elle pourrait mecircme constituer le lieu carteacutesien de ce que Bachelard a

theacutematiseacute comme rupture eacutepisteacutemologique

Cette position qui nrsquoest pas fondamentalement eacutelitiste marque un eacutecart avec

lrsquoeacutesoteacuterisme enthousiaste des notes de jeunesse lorsque Descartes consideacuterait que la

science laquo si elle srsquooffre agrave tous () srsquoavilit raquo31

Pour le reste la question de la communication des deacutecouvertes scientifiques restera

ouverte chez Descartes et cela en-deccedilagrave de tout eacutelitisme srsquoil est en effet convaincu des

grands biens que lrsquohumaniteacute peut tirer de la lecture de ses travaux il srsquoinquiegravete de voir ses

traiteacutes condamneacutes calomnieacutes deacuteformeacutes ou incompris et preacutefegravere la prudence et la reacuteserve

dont teacutemoigne tout le deacutebut de la sixiegraveme partie du Discours de la Meacutethode

27 Discours VI AT-VI-747528 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faites

par Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-21029 Michio Kobayashi La philosophie naturelle de Descartes Vrin 1993 p7130 Gaston Bachelard Le nouvel esprit scientifique 1934 Puf 2015 8 p142 Jean-Luc Marion a deacutejagrave montreacute

par ailleurs que lrsquoideacutee selon laquelle il y aurait chez Descartes une simpliciteacute constitutive des pheacutenomegravenesqui serait deacutepasseacutee par la complexiteacute des relations qursquoeacutetudie les sciences contemporaines nrsquoest pasjustifieacutee (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise op cit p92) Comme nous venons de le remarquer lespheacutenomegravenes auxquels se rapporte le scientifique sont essentiellement complexes et inscrits dans desreacuteseaux de relations difficilement deacutemecirclables

31 Praeligmbula in Cogitations Privatae AT-X-214

SCIENCES 75

sect17 Continuisme et sciences cardinales

Caracteacuteriser la science carteacutesienne comme un alignement laquo agrave partir de principes

jugeacutes eacutevidents des seacuteries de veacuteriteacutes de sens commun lesquelles peu agrave peu proceacutedant par

ordre et par eacutenumeacuteration complegravete srsquoeacutetendront agrave tous les eacuteleacutements qui composent le

monde raquo32 serait on lrsquoa vu une erreur si lrsquoon entendait par science la science

expeacuterimentale Comme nous venons de le montrer celle-ci srsquoinscrit dans une forme de

rupture eacutepisteacutemologique Or si Gaston Milhaud donne cette description de la laquo Physique

Geacuteneacuterale raquo de Descartes laquo science inteacutegrale de lrsquounivers raquo qui va des principes

meacutetaphysiques agrave ce qui en est directement deacuteriveacute physiquement crsquoest qursquoil la situe avant

ce passage neacutecessaire qursquoest le fait de laquo descendre aux choses les plus particuliegraveres raquo et qui

requiegravere une expeacuterimentation33 Dans cette ideacutee drsquoune laquo Physique Geacuteneacuterale raquo on retrouve

plutocirct la caracteacuterisation de ce que Descartes nommait science cardinale comme (a) science

des principes simples et (b) science accessible au sens commun essentiellement donc la

meacutetaphysique et la partie a priori de la physique

Cette ideacutee drsquoune science cardinale est agrave nouveau drsquoesprit baconien ce qursquoil

nommait la philosophia prima sive de fontibus scientiarum eacutetait en effet consideacutereacutee comme

un reacuteceptacle des laquo axiomes utiles () qui sont plus communs et drsquoun plan plus eacuteleveacute raquo que

celui des sciences particuliegraveres34 ndash retrouvant par lagrave lrsquoideacutee aristoteacutelicienne de laquo principes

communs raquo aux diffeacuterentes sciences (par-delagrave les principes speacutecifiques) premiers et plus

connus qursquoaucune autre chose35

Faisant donc lrsquohypothegravese que la science cardinale est le terrain speacutecifique drsquoune

continuiteacute entre le sens commun et la science ou drsquoune transition possible de lrsquoun agrave lrsquoautre

revenons aux diffeacuterentes eacutetapes de la connaissance scientifique telles que Descartes les

expose au sect43 des Principes de la philosophie laquo (1) si les principes dont je me sers sont

tregraves eacutevidents (2) si les conseacutequences que jrsquoen tire sont fondeacutees sur lrsquoeacutevidence des

Matheacutematiques (3) et si ce que jrsquoen deacuteduis de la sorte srsquoaccorde exactement avec toutes les

32 Gaston Milhaud Descartes savant Paris Alcan 1921 p248 Cf eacutegalement Au Pegravere Charlet octobre1644 AT-IV-141 ougrave faisant valoir au Pegravere Charlet que sa physique est approuveacutee par nombre de gens quisont laquo les mieux senseacutes raquo Descartes exprime lrsquoespoir qursquoavec le temps elle ne pourra manquer drsquoecirctrereccedilue par tous les hommes ayant laquo le sens commun assez bon raquo

33 Ibid p233 et p19134 laquo () a receptacle for all () and axioms as fall no within the compass of any of the special parts of

philosophy or science but are more common and of a higher stage raquo (Francis Bacon Of theadvancement of learning Sp-III-387 et trad fr p113)

35 Seconds Analytiques I 11 77a25-35

SCIENCES 76

expeacuteriences raquo alors je me sers bien la raison que Dieu mrsquoa donneacute36 Le dernier niveau que

nous avons deacutejagrave exposeacute est le lieu de la rupture eacutepisteacutemologique Reacutegressant dans ce

processus de connaissance il nous faut donc montrer selon un scheacutema conforme agrave celui

preacuteconiseacute par la philosophie du sens commun non seulement que les principes communs

sont la preacuterogative du sens commun qui nous donne par intuition les premiers principes

de toute science possible37 mais aussi que la deacuteduction qui srsquoen suit ne creacutee pas de solution

de continuiteacute ndash autrement dit que les regravegles du raisonnement contraignant eacutetant remplies

du sens commun agrave la science la transition est naturelle38 Crsquoest surtout drsquoabord (1) lrsquoideacuteal

drsquoaccessibiliteacute commun aux premiers principes qui doit ecirctre interrogeacute ndash quand (2) agrave la

capaciteacute pour tout esprit de saisir lrsquoentiegravere veacuteriteacute drsquoun raisonnement (notamment

matheacutematique) de proche en proche ce sera un argument agrave deacutevelopper au moment

drsquoeacutevoquer la question du fonctionnement de la raison comme bon sens (cf infra chapitre

6) Donnons donc une caracteacuterisation geacuteneacuteral du rapport entre la science meacutetaphysique et

ces premiegraveres notions qui semblent bien connues de tous

Lrsquoentreprise meacutetaphysique du moment ougrave elle est consideacutereacutee comme une re-

disposition laquo dans un ordre veacuteritable raquo drsquoun ensemble de principes laquo connus de tout

temps raquo par tous les hommes encore que cela soit drsquoune grande difficulteacute elle ne peut

qursquoaccorder la dimension sens-communiste de ces principes39 et ne peut avoir pour

ambition de proceacuteder agrave une reacutefutation de ce qui fait partie du fond commun des notions les

plus simples La leacutegitimiteacute du doute hyperbolique a eacuteteacute pour cette raison fort suspicieuse

aux yeux de la philosophie du sens commun (par exemple pour Buffier40) dans la mesure

ougrave au final il ne srsquoagirait pas de remettre en cause cet heacuteritage

Cependant Descartes affirme que dans lrsquoeacutepisode du doute il nrsquoa laquo nieacute que les

preacutejugeacutes et non point les notions () qui se connaissent sans aucune affirmation ni

36 laquo si nullis principiis utamur nisi evidentissime perspectis si nihil nisi per Mathematicas consequentias exiis deducamus et interim illa quœ sic ex ipsis deducemus cum omnibus naturaelig phaenomenis accurateconsentiant raquo (Principes de la philosophie III sect43 AT-IXB-123 et AT-VIII-99)

37 laquo Les propositions [les plus simples et les plus eacutevidentes] quand elles sont utiliseacutees dans les matiegraveresscientifiques ont geacuteneacuteralement eacuteteacute appeleacutees axiomes et quand elles ont eacuteteacute utiliseacutees en toute occasionsont appeleacutees premiers principes principes du sens commun () raquo (Thomas Reid Essays on theintellectual power of mind VI-4 Eacutedimbourg 1785 p555 nous traduisons)

38 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Ibid VI-2 p531 nous traduisons)

39 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10 et Denis Kambouchner laquo Introduction raquo agrave Descartes et la philosophiemorale op cit p15 Cf supra sect10 sur cette question

40 laquo () quand on ne peut former que des doutes bizarres dont la proposition seule excite la riseacutee oulrsquoindignation la difficulteacute porte avec elle-mecircme sa reacuteponse raquo (Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysiqueop cit p112)

SCIENCES 77

neacutegation raquo41 Et justement le but du doute nrsquoeacutetait pas de mettre de cocircteacute les principes mais

bien plutocirct de les deacutegager de lrsquoobscuriteacute dans laquelle ils se trouvent tandis qursquoils sont

mecircleacutes agrave certains preacutejugeacutes Pour bien comprendre cette question il est neacutecessaire de se

reporter agrave un extrait de lrsquoEntretien avec Burman lequel affirme que les laquo principes

communs et les axiomes raquo sont penseacutes laquo obscureacutement raquo autrement dit embrouilleacutes par des

consideacuterations sensibles agrave partir de laquo cas particuliers raquo par les hommes laquo avant de

philosopher raquo42 Crsquoest seulement en tant qursquoobscureacutement consideacutereacutes par des homines

sensuales que les premiegraveres notions font lrsquoobjet drsquoune mise en doute radicale dont

lrsquoobjectif est de les porter agrave un degreacute de clarteacute supeacuterieur Clairement et distinctement

consideacutereacutes ces principes sont en-deccedilagrave du doute et si les sceptiques persistent crsquoest donc

qursquoils laquo ne les perccediloivent pas clairement et distinctement raquo43 Pour parvenir agrave cette claire et

distincte perception des premiers principes celui qui laquo commence tout juste agrave agrave

philosopher (qui primo philosophari incipit) raquo doit donc apprendre agrave se deacutetacher des sens

pour seacuteparer les notions premiegraveres de leur enrobage mateacuteriel

Cela nrsquoempecircche que dans ce passage de lrsquoEntretien avec Burman lrsquoopposition entre

le preacute-philosophique et le philosophique semble forceacutee44 et la conception de ces premiegraveres

principes nrsquoest pas si embrouilleacutee sans quoi ils nrsquoauraient pas eacuteteacute laquo connus de tout

temps raquo diffeacuterence de degreacute de distinction plutocirct que passage sans commune mesure

drsquoune conception fondamentalement obscure agrave une eacuteclaircie radicale

Cette continuiteacute qui srsquoinscrit dans une diffeacuterence de degreacute et non de nature entre la

perception ordinaire des premiers principes et leur deacutecantation dans lrsquoexercice du doute45

41 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faitespar Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-206 Cf eacutegalement AT-X-204 ougrave il estquestion de certaines laquo notions qui sont en notre esprit desquelles jrsquoavoue qursquoil est impossible de sedeacutefaire raquo

42 laquo Nam quantum ad principia communia et axiomata exempli gratia impossibile est idem esse et nonesse attinet ea homines sensuales ut omnes ante philosophiam sumus non considerant nec ad eaattendum () omittunt et non nisi confuse considerant nunquam vero in abstracto et separata a materiaet singularibus raquo (Entretien avec Burman AT-V-146 notre traduction)

43 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous Puf 1989 p8744 Lrsquoideacutee drsquoun sens commun pur de tout exercice philosophique preacutealable qui se deacutegage dans cette formule

laquo ne doit pas srsquoentendre de maniegravere trop absolue raquo (Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiquesde Descartes PUF 2005 p247)

45 La preuve en est que comme le remarque Martial Gueroult les deux exposeacutes meacutetaphysiques que sont lesPrincipes et les Meacuteditations proposent deux types de doute diffeacuterents avec des finaliteacutes diffeacuterentes Lelaborieux chemin des Meacuteditations Meacutetaphysiques nrsquoa en effet pas pour seul objectif de nous rendre plusclaires les premiegraveres notions mais eacutegalement de concentrer notre esprit sur des principes plus difficilesque certaines notions opeacuteratoires de les sciences Ainsi comme le concegravede la laquo Lettre-Preacuteface raquolrsquoexistence de Dieu est agrave mettre au rang des ideacutees qui quoi qursquoinneacutees ne sont pas conccedilues tregraves facilement(AT-IXB-10 l22) De ce point de vue dans les Principes le doute nrsquoa pas la mecircme vocation que dansles Meacuteditations En tant que manuel les Principes preacutesentent en effet un doute plus promptement meneacuteexeacutecuteacute par une volonteacute qui prend le dessus faisant du Cogito un laquo jrsquoai une volonteacute libre donc je suis raquo

SCIENCES 78

est fondeacutee dans un inneacuteisme qui degraves les premiers eacutecrits srsquoexprimait chez Descartes par

lrsquoideacutee de laquo semences de science raquo46 deacuteposeacutees laquo dans lrsquoesprit de tous les hommes raquo47 Le

thegraveme de lrsquoinneacuteisme fera fortune dans le carteacutesianisme et cette fortune est agrave mettre au

compte du continuisme entre le sens commun et les sciences et cela dans la mesure ougrave les

semences de veacuteriteacute fussent-elles laquo neacutegligeacutees raquo ou laquo eacutetouffeacutees par les eacutetudes raquo (selon les

deux personnages qui repreacutesentent des pocircles conceptuels du carteacutesianisme lrsquoignorant et le

docte cf infra chapitre 8) peuvent tout de mecircme laquo produire spontaneacutement leur fruit raquo48

Au-delagrave de lrsquoapport de lrsquoexpeacuterience et de la rupture eacutepisteacutemologique qursquoil peut introduire

le commencement de la science se fonde tout entier sur une suite de laquo premiegraveres notions ou

ideacutees raquo qui en nous laquo se trouvent naturellement raquo49 Ce faisant la physique deacuteduira de ces

premiegraveres notions les choses laquo qui sont les plus communes de toutes et les plus simples et

par conseacutequent les plus aiseacutees agrave connaicirctre raquo (agrave savoir les cieux les astres la terre de

lrsquoeau de lrsquoair du feu etc)50

Dans le ceacutelegravebre commentaire qursquoil a donneacute de ce passage Charles Peacuteguy

srsquointerroge sur lrsquoeacutetrangeteacute drsquoune telle faccedilon de concevoir la deacutemarche scientifique Si

Descartes a trouveacute ces choses simples que sont les cieux la terre les astres etc nrsquoest-ce

pas qursquoil a eu laquo comme tout homme une certaine expeacuterience raquo de ces choses preacuteceacutedant la

deacuteduction rationnelle plutocirct qursquoelle lrsquoy aurait meneacute avec une soi-disant grande faciliteacute51

Ce commentaire est selon nous symptomatique du fait qursquoil y a deux faccedilons de

creacuteer un sens commun partageacute entre les hommes (1) un certain rationalisme privileacutegiera

lrsquoideacutee drsquoune structure commune agrave tous les esprits humain qui permet de creacuteer un monde

commun par lrsquoaccord a priori de nos faculteacutes ou la possession en nous drsquoun stock drsquoideacutees

inneacutees qui forment notre rapport au monde (et en ce sens Kant achegraveve Descartes) (2) un

ndash crsquoest que la formation du scientifique implique en allant au plus vite et agrave lrsquoessentiel de se deacutetacher desses preacutejugeacutes pour entrer tout de suite en contact avec les principes de la science et progresser dans laconnaissance (Martial Gueroult Descartes selon lrsquoordre des raisons I p74) Pour saisir Dieu et les plushautes veacuteriteacutes meacutetaphysiques comme se le proposent les Meacuteditations le critique des sens doit se faitbeaucoup plus en profondeur

46 Degraves les Olympiques in Cogitationes Privataelig AT-X-21447 AT-X-184 Autrement dit ces semences laquo ne sont jamais un argument chez Descartes () permettant de

diffeacuterencier les esprits et les talents raquo (Freacutedeacuteric de Buzon laquo Matheacutematiques et dialectique Descartesramiste raquo Les Eacutetudes philosophiques 42005 (ndeg 75) p459)

48 laquo ut saeligpe quantumvis neglecta et transversis studiis suffocata spontaneam frugem producant raquo (RegravegleIV AT-X-373)

49 Principes II 3 AT-IXB-65 Sur ces premiegraveres notions cf Annexe 350 Discours VI AT-VI-64 51 laquo Note conjointe sur M Descartes et la philosophie carteacutesienne raquo [1914] in Œuvres complegravetes tome IX

Œuvres posthumes Paris Eacuteditions de la Nouvelle Revue franccedilaise 1924 p61

SCIENCES 79

certain empirisme consideacuterera qursquoau contraire crsquoest lrsquouniformiteacute du monde donneacute dans la

sensation qui produit un sens commun ndash au fond le rationaliste et lrsquoempiriste srsquoopposent

comme la communauteacute humaine agrave la communauteacute du monde52 On voit ainsi qursquoavec lrsquoideacutee

de semences de veacuteriteacutes partageacutees entre les hommes drsquoune part et drsquoautre part gracircce agrave la

thegravese selon laquelle la diffeacuterence eacutepisteacutemologique est creuseacutee par lrsquoexpeacuterience Descartes

se positionne en rationaliste sur le sens commun communauteacute des hommes dans les ideacutees

inneacutees rupture entre eux par la freacutequentation de mondes diffeacuterents (celui de lrsquoexpeacuterience

commune celui du scientifique et des observations expeacuterimentales53)

sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun

Avant la grande reacutevolution de lrsquoastronomie et lrsquoenracinement deacutefinitif de

lrsquoheacuteliocentrisme dans le paysage intellectuel le sens commun est reacutesolument

geacuteocentrique cette position est un meacutelange du sentiment naturel de lrsquoimmobiliteacute de la

terre et drsquoun enseignement religieux impreacutegneacute drsquoaristoteacutelisme Alexandre Koyreacute pour nous

rendre sensible agrave ce tournant de lrsquohistoire intellectuelle de lrsquohumaniteacute que fut

lrsquoheacuteliocentrisme teacutemoigne qursquoil nous serait impossible aujourdrsquohui apregraves avoir eacuteteacute agrave

lrsquoeacutecole de laquo revenir agrave lrsquoassurance naiumlve avec laquelle le sens commun [acceptait]

lrsquoeacutevidence immeacutediate de la perception de lrsquoimmobiliteacute de la terre raquo54 Le sens commun

transformeacute par lrsquoeacuteducation serait laquo revenu de cet eacutetonnement raquo premier et comme lrsquoadmet

Leibniz laquo tout homme de bon sens reconnaicirct aiseacutement raquo maintenant la validiteacute de

lrsquoheacuteliocentrisme55

52 Le preacutecuseur de lrsquoempirisme moderne que fut Francis Bacon anticipe cette conception dans un passageremarquable du Progregraves et de la promotion des savoirs Citant Heacuteraclite contre la philosophieintellectualiste il eacutecrit laquo Les hommes cherchent la veacuteriteacute dans leurs petits monde et non dans le grandmonde qui est commun raquo (eacuted cit p44) Le fait de se rapporter agrave Heacuteraclite est eacutevidement probleacutematique(mais sans importance reacuteelle ici) lui qui a reacutecuseacute le rocircle de la sensation et qui laquo affirme que la raison est lecritegravere de la veacuteriteacute non pas cependant nrsquoimporte quelle raison mais la raison commune et divine raquo(Heacuteraclite Fragment A XVI in Les eacutecoles preacutesocratiques eacuted J-P Dumont Gallimard 1991 p61)

53 La rupture eacutepisteacutemologique se joue donc au niveau ougrave se scindent deux acceptions de lrsquoexpeacuterience laquo lrsquoexperimentum raquo qui laquo srsquooppose agrave lrsquoexpeacuterience commune agrave lrsquoexpeacuterience qui nrsquoest qursquoobservation raquo(Alexandre Koyreacute Eacutetudes de lrsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p59)

54 Alexandre Koyreacute laquo Introduction raquo agrave Nicolas Copernic Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes Alcan 1934p2

55 Leibniz agrave von Hessen-Rheinfals Juillet-Aoucirct 1688 in Leibniz und Landgraf Ernest von Hessen-Rheinfals eacuted Von Rommel 1847 p201 Toutefois la question se pose en ce deacutebut de troisiegravememilleacutenaire et des statistiques reacutecentes montrent qursquoun pourcentage non neacutegligeable de la population (29en Europe) estime que crsquoest le Soleil qui se meut autour de la Terre (laquo Europeans science and

SCIENCES 80

La grande reacutevolution scientifique du XVIIegraveme a en effet profondeacutement bouleverseacute les

assurances du sens commun agrave nos yeux cependant elle nrsquoa pas pour conseacutequence

neacutecessaire son abandon mais sa redeacutefinition Le sens commun nrsquoest plus leacutegitime dans sa

preacutetention agrave lrsquoeacuteterniteacute de certaines de ses propositions simplement parce que le double

mouvement de la Terre qui eacutetait jusqursquoici contraire au laquo sentiment qui est commun aux

hommes de tous les temps et de tous les pays quand ils ont atteint lrsquousage de la raison raquo56

a eacuteteacute deacutemontreacute Les hommes laquo font un continuel progregraves raquo dans les sciences et

laquo lrsquoenfance raquo de lrsquohumaniteacute est derriegravere nous57 le sens commun a grandit et atteint lrsquousage

de la raison Cependant si les reacutevolutions scientifiques successives transforment le sens

commun celui-ci nrsquoen devient-il pas meacuteconnaissable

On peut pourtant produire un autre reacutecit de la grande reacutevolution scientifique et de

ses rapports avec le sens commun pour des raisons extrinsegraveques crsquoest Descartes qui rend

possible celui-ci Suite agrave la condamnation de Galileacutee Descartes fut par les circonstances

laquo sommeacute de produire [une] diffeacuterence raquo58 avec lrsquoitalien ces circonstances auront sur le

nouveau visage de la science carteacutesienne un rocircle deacuteterminant En mecircme temps que sa

position sur lrsquoheacuteliocentrisme crsquoest toute son eacutepisteacutemologie qui eacutevolue le reacutesultat sera une

reconsideacuteration de la position du sens commun

Car si les sciences passent si les hypothegraveses finissent toujours par ecirctre infirmeacutee le

sens commun reste et ne se transforme que tregraves lentement il faut modeacuterer lrsquooptimisme de

Leibniz Comme lrsquoavait noteacute Pierre Duhem la plus grand erreur que puisse commettre un

scientifique crsquoest drsquoaccorder trop de reacutealiteacute agrave ses hypothegraveses laquo jamais les hypothegraveses

[drsquoune theacuteorie physique] nrsquoacquiegraverent la certitude des veacuteriteacutes du sens commun ()

technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne ndeg224 p40) Les reacutesistances du senscommun srsquoopegraverent en fait sur le tregraves long terme et son eacutevolution est beaucoup plus longue que nelrsquoauraient voulu ceux qui au XVIIegraveme et apregraves preacutetendirent laquo reacuteformer lrsquoentendement raquo

56 Selon la deacutefinition du sens commun que donne Claude Buffier (Eacuteleacutements de meacutetaphysique 1725 Parisp100) Celle-ci permet de rencontre des errances possibles du sens commun laquo 1deg que le sens commun asouvent admis des choses sans les entendre et qursquoil les a rejeteacutees dans la suite qui il a eacuteteacute redresseacute Maisun sens commun qui est capable drsquoecirctre redresseacute et drsquoadmettre des choses sans les entendre nrsquoest plus unsens commun du moins nrsquoest-ce pas celui que jrsquoai admis ce faux sens commun est preacutecisement ce quejrsquoai appeleacute des erreurs populaires opposeacutees au sens commun Le critique peut lire mon traiteacute jrsquoy reacutepegravete lachose agrave diverses fois (sic) surtout dans les chapitres 9 et 10 du premier livre pour montrer comment lesens commun ne se trouve pas dans tous les hommes et en particulier comment les erreurs populairesreacutepandues dans une grande partie du genre humain sont tregraves diffeacuterentes de ce qursquoest en effet et de ce quejrsquoappelle le sens commun raquo (laquo Eacuteclaircissements sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes raquo in Cours desciences Paris 1732 p1447)

57 Blaise Pascal Preacuteface pour le Traiteacute du Vide eacuted cit p6258 Fabien Chareix laquo Quamvis hypothetice a se illam proponi simularet le mouvement de la Terre chez

Galileacutee et Descartes raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20091 (ndeg 242) p 97

SCIENCES 81

lrsquohistoire a vu crouler tant de theacuteories longtemps admises sans conteste raquo59 La trop grand

hardiesse de la coupure eacutepisteacutemologique doit ecirctre reconsideacutereacutee agrave la lumiegravere de cette

proposition

Nous pensons que Descartes a eu ce sentiment et gracircce agrave lui a pu progressivement

se libeacuterer drsquoune ontologie scientifique trop reacutealiste et ce faisant (comme le remarque

judicieusement Alquieacute) annoncer agrave la fois la raison symbolique de Duhem et le

conventionnalisme de Poincareacute60 Or le point commun entre Duhem et Poincareacute est

preacutecisement en deacutereacutealisant les hypothegraveses de la physique drsquoouvrir un espace pour le sens

commun dans un eacutetat drsquoesprit hostile agrave toute rupture eacutepisteacutemologique On constate

preacutecisement cette libeacuteration agrave lrsquoeacutegard de toute ontologie scientifique dans une lettre agrave

Mersenne de Novembre 1633

Apregraves avoir appris la condamnation de Galileacutee Descartes eacutecrit agrave Mersenne qursquoil ne

veut pas publier son Monde non seulement par eacutegard pour les autoriteacutes eccleacutesiastiques

mais aussi parce que lrsquoaffaire lui a rappeleacute que deacutejagrave jeune il avait honni la dispute et

lrsquoopposition des opinions contradictoires laquo il y a deacutejagrave tant drsquoopinions en Philosophie qui

ont de lrsquoapparence et qui peuvent ecirctre soutenues en dispute que si les [siennes] nrsquoont rien

de plus certain et ne peuvent ecirctre approuveacutees sans controverse raquo il preacutefegravere se reacutetracter ndash

non seulement par prudence donc mais aussi pour des consideacuterations eacutepisteacutemologiques agrave

savoir que la physique nrsquooffre sans doute rien de suffisamment certain61 Lagrave dessus nous

aurions tort de ne pas conclure avec Alquieacute que les circonstances nrsquoont pas contraint

Descartes a faire machine arriegravere mais lui ont plutocirct fait laquo douter de la veacuteriteacute de sa

cosmologie raquo62 Non qursquoil lrsquoa consideacutera soudainement fausse mais il reconnu alors que la

certitude meacutetaphysique qursquoil recherchait ne pouvant ecirctre accordeacutee aux theacuteories

scientifiques et qursquoil ne lui fallait degraves lors accorder aux hypothegraveses cosmologiques rien de

plus que ce qui doit leur revenir

Cette conversion carteacutesienne datable des anneacutees 1630 modifie en profondeur le

statut des hypothegraveses dans sa philosophie des sciences Si dans les Regulae ou le Monde et

en conformiteacute avec la strateacutegie galileacuteenne lrsquohypothegravese est avant tout un cheval de Troie

pour lrsquoheacuteliocentrisme ce ne sera plus le cas apregraves ougrave lrsquohypothegravese deviendra plutocirct la

59 Pierre Duhem ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ Essai sur la notion de theacuteorie physique Paris Hermann1908 p42

60 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p11461 Agrave Mersenne fin novembre 1633 AT-I-271272 Rappelons comme nous lrsquoavons deacutejagrave fait que dans le

vocabulaire carteacutesien le sens commun srsquooppose toujours agrave ces laquo opinions contraires raquo62 Ferdinand Alquieacute Ibid p118

SCIENCES 82

marque drsquoune indiffeacuterence entre deux options63 Le meilleur moyen de deacuteceler ce

changement de cap est de recourir agrave une eacutetude deacutetailleacutee de lrsquoinversion de lrsquoexposition de sa

physique au lieu de partir du principe de non-influence du mouvement (crsquoest-agrave-dire de la

relativiteacute du mouvement) pour soutenir la possibiliteacute du mouvement (imperceptible) de la

Terre Descartes laquo [retravaille] le statut hypotheacutetique du mouvement de la Terre agrave partir de

la deacutefinition du mouvement selon sa nature raquo64 Cette inversion donne aux principes des

astronomes le veacuteritable statut drsquohypothegravese au sens le plus faillibiliste du terme crsquoest-agrave-dire

le statut de laquo suppositions () presque toutes fausses ou incertaines raquo65

Autrement dit lagrave ougrave les Regulaelig invitaient agrave reacuteduire lrsquoimmobiliteacute de la Terre agrave une

laquo supposition raquo pour permettre au principe de non-influence du mouvement de faire son

travail et de disposer les esprits agrave entendre Copernic66 les Principes se preacuteoccupent

drsquoabord de la nature du mouvement (selon laquo lrsquousage ordinaire raquo et selon laquo la veacuteriteacute raquo) dont

le caractegravere principal est la relativiteacute (II sect24 et sect25) pour ensuite eacutevaluer les hypothegraveses

des physiciens quand au systegraveme du monde et reacutevoquer ce qui est laquo absurde et entiegraverement

[eacuteloigneacute] du sens commun raquo agrave savoir le mouvement de la terre67 La theacuteorie du mouvement

est au service de lrsquohypothegravese la moins eacutetrangegravere au sens commun ndash dans les Regulaelig elle

eacutetait introduite pour promouvoir subrepticement une thegravese para-doxale

Apregraves la lecture de cet article des Principes (III 18) si fondamental pour nous

force est de constater que le laquo sens commun raquo en sort consideacuterablement revaloriseacute par la

penseacutee scientifique il permet de rejeter une hypothegravese pourvu qursquoelle soit laquo absurdum

atque a communi hominum sensu alienum raquo68 et il demande au scientifique drsquoenvisager les

hypothegraveses selon les critegraveres de ce dernier Agrave quoi bon choquer le sens commun si ce que la

physique avance est douteux Et si lrsquoon veut qursquoelle avance au milieu des opinions

contraires le reacutequisit minimum est sur la question de la rotation de la terre de ne pas

instrumentaliser le principe de non-influence du mouvement pour soutenir un hypothegravese

(heacuteliocentrique ou geacuteocentrique) plutocirct qursquoune autre Le sens commun qui

fondamentalement ne srsquooccupe laquo drsquoaucune opinion physique raquo69 nrsquoaura pas agrave se lever pour

63 Le recourt agrave lrsquoexpeacuterience cruciale permettant par ailleurs de faire le choix le cas eacutecheacuteant dans unelogique cette fois de rupture eacutepisteacutemologique (cf supra sect17)

64 Fabien Chareix Ibid p10965 Dioptrique I AT-VI-83 Ainsi laquo la mobiliteacute de la terre raquo doit ecirctre consideacutereacutee comme laquo incertaine raquo (agrave

Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-199)66 Regravegle XII AT-X-43667 Principes III art18 AT-IX2-109 Crsquoest Tycho Braheacute qui considegravere que le mouvement de la terre est

contraire au laquo sens commun raquo Descartes ne le contredit pas et professe au contraire que Tycho Braheacute nrsquoapas rendu service au sens commun puisqursquoil a mal rendu compte de lrsquoimmobiliteacute de la terre

68 Version latine du texte citeacute ci-dessus AT-VIII-8569 Agrave Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-197 Comme lrsquoavait tregraves bien vu Cyrano de Bergerac si

SCIENCES 83

deacutefendre ses droits tant que lrsquoindiffeacuterence des hypothegraveses est respecteacutee

Crsquoest qursquoen effet cette deacutereacutealisation de la physique permet de seacuteparer le plan du

veacutecu et le plan de la science qui ne srsquooccupe que drsquoun laquo un Monde purement objectif raquo70

Or la faccedilon commune de percevoir les choses qui fonde une espegravece de physique naiumlve ne

peut pas ecirctre facilement abandonneacutee ndash comme pour cet astronome qui laquo pleinement

persuadeacute raquo que laquo le soleil est plusieurs fois plus grand que toute la terre ne saurait pourtant

srsquoempecirccher de juger qursquoil est plus petit raquo71

Plutocirct que de reconduire le scheacutema de la rupture eacutepisteacutemologique nous avons ici

affaire agrave une configuration du rapport entre la science et le sens commun diffeacuterent ougrave ne

srsquoattachant pas aux mecircmes plans connaissance commune et connaissance scientifique ont

des domaines drsquoapplication diffeacuterents le sens commun se rapporte agrave lrsquoespace perceptif

ndash la science elle agrave une espace purement geacuteomeacutetrique sans qualiteacutes qui nrsquoest pas

accessible agrave nos sens mais agrave notre seul esprit (comme lrsquoeacutetablit le ceacutelegravebre passage du

morceau de cire) Or la science parceqursquoelle repose sur des hypothegraveses agrave moins de

vivaciteacute que notre veacutecu perceptif et aucun moyen de srsquoimmiscer deacutefinitivement dans nos

impressions sensibles se trouve face agrave une reacutesistance du plan du veacutecu agrave toute reacuteduction

rationnelle Crsquoest un acquis durable pour lrsquoeacutepisteacutemologie de la mecircme faccedilon en effet

Einstein montrera plus tard que le principe de relativiteacute implique que pour le voyageur

dans un wagon toute laquo interpreacutetation [de son eacutetat de mouvement] est aussi tout agrave fait

justifieacutee au point de vue physique raquo ndash de mecircme un homme sur terre ne juge pas si mal de

son eacutetat de mouvement en pensant que crsquoest le soleil qui se deacuteplace72

lrsquoon veut convaincre un pegravere jeacutesuite aristoteacutelicien du mouvement de la terre degraves lors que celui-ci commele sens commun ne se rapporte qursquoagrave ce qursquoil voit le seul argument qui permet de dire qursquoil est laquo du senscommun de croire que le Soleil a pris place au centre de lrsquounivers raquo (autrement dit le seul argumentsensible agrave opposer) est celui qui consiste agrave dire que de mecircme que laquo les noyaux au milieu de leur fruit raquo leSoleil doit ecirctre au centre laquo puisque tous les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical raquo(Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004 p50) Tous les autres argumentsseront ceux drsquoun physicien et non drsquoun homme du sens commun

70 Ferdinand Alquieacute op cit p95 Sur la seacuteparation des plans cf deacutejagrave supra sect1271 VIegraveme reacuteponses aux objections AT-IX-239 Crsquoest un thegraveme que lrsquoon retrouve chez Reid agrave charge de

prouver la reacutesistance du monde de la vie aux hypothegraveses scientifiques Quoiqursquoil en soit il est agrave noter queReid nrsquoassocie pas la deacutecouverte du mouvement de la terre agrave une reacutefutation du sens commun dans lamesure ougrave celui-ci ne se meut pas dans lrsquoespace absolu mais dans un espace relatif ougrave ce mouvement estenvisageable (cf par exemple Essays on the intellectual power of man op cit II-12 p290 et suivantes)

72 Albert Einstein La Relativiteacute Payot laquo Les principes de relativiteacute restreinte et geacuteneacuterale raquo p86 Agrave denombreuses reprises Einstein souligne la feacuteconditeacute du principe de relativiteacute quand il srsquoagit pour chacunde juger de lrsquoeacutetat physique dans lequel il se trouve Ainsi agrave propos drsquoune expeacuterience de penseacutee ougrave unhomme srsquoimagine ecirctre soumis agrave un champ de gravitation alors qursquoil est tireacute par une corde dans le videEinstein eacutecrit laquo avons nous le droit de sourire et de dire que la conclusion de cet homme est erroneacutee Jene le crois pas si nous voulons rester conseacutequent avec nous-mecircmes () raquo (Ibid p95) Il en va de mecircmepour le sens commun preacute-galileacuteen pensant ecirctre sur une terre fixe avec les eacutetoiles qui se meuvent autour

RAISON 84

6) RAISON(Nouvelles reacuteflexions sur un morceau ceacutelegravebre Discours I AT-VI-12)

laquo En matiegravere de science la veacuteriteacute est proclameacutee accessibleen principe agrave tout le monde la deacutecouverte ne deacutepend pasdrsquoune ldquoassistance du cielrdquo mais drsquoune meacutethode que chacunpeut acqueacuterir Dans le Discours de la meacutethode la recherchescientifique est deacutefinitivement deacutepouilleacutee de lrsquoaureacuteole de laconseacutecration divine raquondash Georges Politzer La Philosophie des Lumiegraveres et lapenseacutee moderne 1939

Les premiegraveres phrases du Discours de la Meacutethode sont aussi ceacutelegravebres que

controverseacutees et drsquoautant plus importantes pour nous que la philosophie du sens commun

y a vu agrave tord ou agrave raison le coup drsquoenvoi de sa propre histoire Agrave tord ou agrave raison Crsquoest

justement la question qui partage les interpregravetes et srsquoils sont nombreux agrave affirmer le

caractegravere fonciegraverement ironique de ce passage (souvent drsquoailleurs en srsquoappuyant sur des

textes exteacuterieurs au Discours mecircme lrsquoEntretien avec Burman ou Les Essais de

Montaigne) tous cependant ne sont pas drsquoaccord sur le sens exact qursquoil faut lui donner La

question est de savoir si oui ou non dans ce texte Descartes se fait theacuteoricien de lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique1 que nous entendons ici comme la reconnaissance drsquoune reacutepartition eacutegale du

laquo bon sens raquo drsquoun homme agrave lrsquoautre Si pour la majoriteacute des commentateurs le passage en

question ne peut ecirctre deacutenueacute drsquoironie la question reste de savoir quel est le degreacute de celle-ci

ndash lequel eacutevolue en raison inverse du seacuterieux accordeacute agrave la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

Agrave partir de ce critegravere trois interpreacutetations se distinguent lrsquointerpreacutetation ironiste

transforme le commentateur en un authentique laquo deacutechiffreur drsquoeacutenigmes raquo qui reconnaicirct

chez Descartes sous des apparences de conciliation avec le sens commun une philosophie

de lrsquoineacutegaliteacute eacutepisteacutemique2 lrsquointerpreacutetation meacutediane distinguant lrsquoeacutegaliteacute des raisons et la

1 Louise Marcil-Lacoste a introduit ce terme beaucoup plus reacutepandu dans la litteacuterature anglophone(epitemic equality) pour caracteacuteriser cet aspect de la philosophie de Descartes que nous eacutetudions ici Ladeacutefinition qursquoelle en donne (laquo la theacuteorie ougrave la validiteacute des notions de veacuteriteacute et drsquoeacutevidence suppose leuraccessibiliteacute agrave la raison naturelle raquo cf Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques vol 15 ndeg1 1988 p78) nous semble un peu ambigueuml Lrsquoeacutegaliteacute dont il vaecirctre question se rapport plus aux capaciteacutes de lrsquoesprit humain elles-mecircmes qursquoaux conditions depossibiliteacute drsquoune theacuteorie valide et eacutevidente en rapport avec ces capaciteacutes

2 Thegravese deacutefendue par Eacutelie Denissoff laquo Lrsquoeacutenigme de la science carteacutesienne La physique de Descartes est-elle positive ou deacuteductive Essai drsquointerpreacutetation de deux extraits du Discours de la meacutethode raquo RevuePhilosophique de Louvain Troisiegraveme seacuterie tome 59 ndeg61 1961 p38

RAISON 85

diffeacuterence des esprits fait porter le poids de lrsquoineacutegaliteacute sur un mauvais usage du bon sens3

lrsquointerpreacutetation eacutegalitariste considegravere que cette distinction (du droit et du fait de lrsquoessence

et de lrsquoaccident de la raison et de lrsquoesprit) est secondaire car lrsquoineacutegaliteacute objective des

esprits est drsquoabord le produit drsquoun laquo excegraves de modestie raquo subjectif de certains qui ne remet

en aucun cas en doute lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens ndash la veacuteritable partition srsquoeffectuant

alors entre ceux qui pegravechent par excegraves de modestie et ceux qui au contraire preacutesument de

leur intelligence4 Nous montrerons ici les insuffisances des deux premiegraveres interpreacutetations

et lrsquointeacuterecirct autant eacutepisteacutemologique que politique de la troisiegraveme qui en reacutesonnant avec

lrsquoarticle 77 des Passions de lrsquoAcircme ouvre la question de lrsquoeacuteducation qui sera traiteacutee dans la

partie suivante Notre interpreacutetation qui deacuteveloppe de nouvelles consideacuterations agrave partir de

la notion drsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique aura pour but drsquoeacutetablir trois thegraveses qui nrsquoont pas toutes

parues eacutevidentes aux commentateurs (1) que Descartes deacutefend lrsquoeacutegaliteacute en droit des

raisons (2) que lrsquoineacutegaliteacute des esprits nrsquoest pas deacuteterminante et qursquoelle srsquoefface devant la

raison-une dans la saisie eacutevidente de la veacuteriteacute (3) que lrsquoobstacle principal agrave la reacuteduction de

lrsquoineacutegaliteacute entre les esprits nrsquoest pas tant cette ineacutegaliteacute que son ressenti subjectif dans la

modestie Dans lrsquoesprit de Denissoff nous reacuteeacutecrirons ce ceacutelegravebre morceau pour en faire

sortir les points saillants que nous aurons deacutegageacute dans notre interpreacutetation ndash dans lrsquoesprit

de Descartes eacutecrivant en franccedilais nous proceacutederons agrave une reacuteeacutecriture dans une langue

susceptible drsquoeacutelargir les conditions de sa reacuteception

sect19 Au milieu du texte avec Montaigne

Lrsquointeacuterecirct des interpreacutetations meacutedianes du deacutebut du Discours de la Meacutethode est de se

situer au plus pregraves du texte sans autre preacutesupposeacute que celui drsquoeacuteclairer ce dernier avec les

donneacutees les plus pertinentes possibles Agrave cet eacutegard la remarquable contribution drsquoEacutetienne

Gilson est drsquoautant plus utile qursquoelle suit lrsquoordre du texte Reprenons ce pas-agrave-pas en

3 Crsquoest lrsquointerpreacutetation drsquoEacutetienne Gilson qui semble la plus geacuteneacuteralement admise Cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p86 laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairementlrsquoeacutegaliteacute des esprits raquo Comme nous le ferons remarquer Eacutetienne Gilson a neacuteanmoins eacutevolueacute sur cettequestion

4 Louise Marcil-Lacoste art cit p92 Crsquoest donc Louise Marcil-Lacoste qui a ouvert la possibiliteacute pourles commentateurs drsquoune lecture eacutegalitariste de ce deacutebut du Discours de la Meacutethode nous ajouterons agraveces analyses ce que nous nommerons par la suite le laquo paradoxe du modeste raquo lequel aura valeur depreuve pour deacutemontrer la pertinence drsquoune lecture sens-communiste de ce passage

RAISON 86

proposant notre propre deacutecoupage et la restitution de lrsquointerpreacutetation la plus meacutediane

possible

(1) laquo Le bon sens est la chose du monde la mieux partageacutee car chacun pense

en ecirctre si bien pourvu que ceux mecircme qui sont les plus difficiles agrave contenter en toute

autre chose nrsquoont point coutume drsquoen deacutesirer plus qursquoils en ont En quoi il nrsquoest pas

vraisemblable que tous se trompent () raquo (AT-VI-1 l17 agrave AT-VI-2 l4) Tout le monde a

remarqueacute la reacutefeacuterence agrave Montaigne (lequel demandait laquo qui a jamais cuideacute avoir faute de

sens raquo5) mais aussi la deacuteformation apporteacutee par Descartes au laquo sens raquo de Montaigne qui

eacutetait synonyme de jugement se substitue le laquo bon sens raquo (expression qui nrsquoapparaicirct qursquoune

fois chez Montaigne avec un sens moral6) qui est une laquo puissance de bien juger raquo Degraves ce

moment une contrarieacuteteacute eacutemerge du texte Montaigne ne dit-il pas qursquoecirctre persuadeacute de

nrsquoavoir pas laquo faute de sens raquo est une laquo maladie raquo et que laquo srsquoaccuser seroit srsquoexcuser raquo

ndash autrement dit que la reconnaissance de la faute de jugement ne laquo dissipe raquo jamais cette

persuasion qui revient toujours laquo tenace et forte raquo que son jugement est bon quand bien

mecircme on aurait fait agrave lrsquoinstant lrsquoeacutepreuve de notre incapaciteacute agrave bien juger7 Aussi

longtemps que le jugement srsquoaveugle il nrsquoest pas contradictoire qursquoil se persuade de ne pas

manquer de laquo sens raquo mais comment en dire autant du laquo bon sens raquo dont il est question

avec Descartes

Crsquoest pourquoi il faudrait ajouter avec Gilson que le bon sens nrsquoest pas le

jugement simple mais est une faculteacute qui doit ecirctre laquo prise sous la forme pure et non

adulteacutereacutee ougrave nous lrsquoavons reccedilue de Dieu raquo8 en ce sens elle nrsquoest pas susceptible de tomber

sous le coup de lrsquoargument sceptique montanien de lrsquoerrance du jugement Drsquoougrave la

contrarieacuteteacute Descartes valide lrsquoargument de Montaigne en affirmant que chacun pense ecirctre

pourvu de suffisamment de bon sens ndash alors mecircme que cet argument doit ecirctre deacutepasseacute par

le recourt agrave lrsquoideacutee drsquoune faculteacute pure le bon sens ne pouvant comme le sens ecirctre

susceptible drsquoerreur Crsquoest dans ce hiatus que srsquointroduit la ceacutelegravebre laquo nuance drsquoironie raquo qui

devait tant occuper les commentateurs le fait que chacun se contente de son jugement

alors que lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur est si manifeste donne un relief comique agrave ce laquo chacun

5 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656A6 Et non eacutepisteacutemologique laquo plustost prudence que bonteacute industrie que nature bon sens que bon heur raquo

Michel de Montaigne Les Essais III 1 laquo De lrsquoutile et de lrsquohonneste raquo eacuted Villey p795A7 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656C Dans ce passage difficile dont

certaines parties sont souvent citeacutees par les commentateurs mais rarement analyseacutees lrsquoajout de la coucheC rend la compreacutehension ardue Il semble que ce que cherche agrave exprimer Montaigne crsquoest une certaineinfirmiteacute de la nature humaine qui se satisfaisant drsquoelle-mecircme srsquoauto-persuade toujours de ne pouvoiravoir laquo faute de sens raquo quand bien mecircme elle ferait lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur

8 Eacutetienne Gilson Commentaire au Discours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82

RAISON 87

pense en ecirctre si bien pourvu raquo mais en mecircme temps vaut comme signe de lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle

du bon sens9

La coheacuterence du texte est ainsi sauvegardeacute par cette laquo nuance drsquoironie raquo comme

chez Montaigne chacun se satisfait de son jugement et de cette faccedilon srsquoindique

lrsquohypothegravese drsquoune certaine eacutegaliteacute agrave cet eacutegard Cette indication cependant ne suffit pas agrave

deacutemontrer lrsquoeacutegaliteacute du bon sens mais a plus pour objectif de faire en sorte que chacun

reconnaisse qursquoil nrsquoest agrave ce point confiant dans son laquo sens raquo qursquoil ne puisse reconnaicirctre par

ailleurs laquo lrsquoincertitude de [son] jugement raquo10 Le passage laquo paraphraseacute raquo par Descartes est

deacutejagrave chez Montaigne peacuteneacutetreacute de la conscience de cette disjonction du laquo sens raquo et du laquo bon

sens raquo11 Lrsquoexpeacuterience de lrsquoerreur contrebalance donc lrsquoautosatisfaction psychologique dans

laquelle nous nous trouvons agrave lrsquoeacutegard de notre jugement tout en faisant signe vers une

faculteacute plus pure assurant en droit une infaillibiliteacute de notre laquo bon sens raquo face agrave la volatiliteacute

et lrsquoeacutevolution des croyances Descartes srsquoinscrit donc ici sur le terrain du droit ce qui

semble ecirctre confirmeacute juste apregraves

(2) laquo mais plutocirct cela teacutemoigne que la puissance de bien juger et distinguer le

vrai drsquoavec le faux qui est proprement ce qursquoon nomme le bon sens ou la raison est

naturellement eacutegale en tous les hommes et ainsi que la diversiteacute de nos opinions ne

vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres mais seulement de ce

que nous conduisons nos penseacutees par diverses voies et ne consideacuterons pas les mecircmes

choses Car ce nrsquoest pas assez drsquoavoir lrsquoesprit bon mais le principal est de lrsquoappliquer

bien raquo (AT-VI-2 l4 agrave l13) Cela confirme que le bon sens nrsquoest pas comme chez

Montaigne le simple jugement mais plutocirct une puissance ou faculteacute Les opinions qui

9 Ibid laquo Corrections et additions raquo p478 Lalande soulignait ce hiatus en parlant drsquolaquo un argument ironiqueau service drsquoune ideacutee seacuterieuse raquo Ce que nous avons voulu rendre ici par le fait qursquoau cœur mecircme delrsquoironie srsquoindique cette eacutegaliteacute eacutepisteacutemique que nous cherchons agrave cerner et perce lrsquoideacutee drsquoun bon sensreacuteellement partageacute entre les hommes Gilson parle lui-mecircme de signe en direction de laquo lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle dela raison chez tous raquo ndash Descartes lui y voit un laquo teacutemoignage raquo (cette autosatisfaction a valeurdrsquoargument elle laquo teacutemoigne que la puissance de bien juger () est naturellement eacutegale en tous leshommes raquo AT-VI-2 l4-6)

10 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p654A11 Il semble cependant que Montaigne indique un usage du laquo sens raquo qui puisse avoir un certain degreacute

drsquoinfaillibiliteacute agrave savoir celui qui est agrave lrsquoœuvre dans les laquo raisons qui partent du simple discours naturel raquodans la mesure ougrave laquo il nous semble qursquoil nrsquoa tenu qursquoagrave regarder de ce costeacute lagrave que nous les ayonstrouveacutees raquo (656A) Une expression similaire chez Descartes dans La Recherche de la Veacuteriteacute (laquo ce que jetacirccherai de vous faire voir ici par une suite de raisons si claires et si communes que chacun jugera que cenrsquoeacutetait que faut de jeter plus tocirct les yeux du bon cocircteacute raquo AT-X-497 l5-8) reacutesume cette ideacutee forte selonlaquelle un certain type de jugement appuyeacute sur la raison naturelle partant du sens commun et allant dechoses simples en choses simples ne peut ecirctre que tregraves assureacute Cf infra sect24

RAISON 88

sont le produit de ce qui a eacuteteacute au-dessus identifieacute comme laquo sens raquo qui changent drsquoun

individu agrave un autre et au cours de lrsquohistoire cognitive drsquoun seul et mecircme individu sont des

accidents qui ne mettent aucunement en cause lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons Cette

distinction du droit et du fait est rendu intelligible par la suite lorsque Descartes introduit la

diffeacuterence des laquo esprits raquo (l20) comme autant drsquoaccidents qui nrsquoaltegraverent en rien la

substantialiteacute rationnelle de lrsquohomme

Crsquoest agrave ce point crucial de rencontre de la diffeacuterence (crsquoest-agrave-dire de lrsquoerreur) dans

lrsquoopinion des degreacutes auxquels nous posseacutedons telle ou telle faculteacute (meacutemoire imagination)

et de lrsquouniteacute du laquo bon sens raquo que Gilson ndash et avec lui la plupart des interpregravetes ndash introduit la

solution suivante laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairement lrsquoeacutegaliteacute des

esprits raquo12 En effet si la raison ou le laquo bon sens raquo est la diffeacuterence speacutecifique de lrsquohomme

il est neacutecessaire drsquoen induire entre eux lrsquoeacutegaliteacute dans la mesure ougrave lrsquoessence de lrsquohomme

est la laquo penseacutee agrave part raquo Crsquoest seulement en tant qursquoelle srsquointroduit dans un composeacute de

corps et drsquoacircme que la lumiegravere naturelle laquo ne brille pas neacutecessairement chez tous avec le

mecircme eacuteclat raquo13 Tout cela au fond eacutetait deacutejagrave en amont dans le texte de Montaigne qui

deacuteplorait ses deacutefauts de meacutemoire ainsi que son esprit laquo tardif et mousse raquo agrave cause desquels

laquo le jugement faict bien agrave peine son office raquo14

On ne cessera de reconnaicirctre le meacuterite drsquoune telle interpreacutetation elle deacutemecircle bien

des choses et il est injuste de lui reprocher de tomber dans une laquo eacutevidente contradiction raquo15

Au contraire elle permet de rendre compte de nombreux autres passages du Discours de la

Meacutethode seulement elle ne srsquoeacutepargne pas un leacuteger hiatus dont on montrera pourtant

lrsquoimportance En effet la suite du Discours verra entrer en scegravene un personnage singulier

lrsquohomme modeste16 auquel il ne semble pas que Gilson soit parvenu agrave donner un rocircle

12 Eacutetienne Gilson Ibid p8613 Ibid p88-89 avec la discussion de la remarque de Poisson qui attribuait agrave Descartes lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute

des esprits comme laquo formes substantielles des hommes raquo 14 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p649A15 Eacutelie Denissoff art cit p4516 laquo ceux qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de distinguer le

vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo Discours II AT VI 25-31

RAISON 89

sect20 Agrave la marge dans la confidence (avec Arnauld et Nicole)

Avant drsquoacter lrsquoentreacutee du modeste qui nous guidera vers les analyses des Passions

de lrsquoAcircme arrecirctons nous un instant sur lrsquointerpreacutetation ironiste dont le cœur de

lrsquoargumentation est que laquo le bon sens nrsquoexiste pas chez tous au mecircme degreacute raquo lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique est une chimegravere et Descartes nrsquoaurait cesseacute drsquoaffirmer que le bon sens admet

des degreacutes17 Il faudrait donc relire les pages du Discours et en en saisissant lrsquoironie les

reacuteeacutecrire La premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode serait ainsi une simple

laquo boutade raquo18 dont le veacuteritable sens fut donneacute par Arnauld et Nicole (plus familiers de la

penseacutee de Descartes et plus sensibles agrave son ironie que nous le sommes) lorsqursquoils

deacuteclaregraverent qursquolaquo il nrsquoy a rien de plus estimable que le bon sens raquo mais qursquoil laquo nrsquoest pas une

qualiteacute si commune que lrsquoon pense raquo19 La Logique de Port-Royal reprendrait dans son

discours preacuteliminaire ce mouvement ironique que Descartes avait un fois mis en place dans

le Discours en affirmant premiegraverement le grand prix du bon sens puis sa reacutepartition pour le

moins ineacutegalitaire et parcimonieuse

Deux remarques cependant doivent nuancer cette thegravese (1) Et drsquoabord un

eacutetonnement Denissoff refuse de prendre au seacuterieux la paraphrase de Montaigne (qui ne

servirait agrave rien drsquoautre qursquoagrave signifier lrsquoironie de Descartes20) et lui substitue une autre

paraphrase ndash puisque la maxime selon laquelle laquo le sens commun nrsquoest pas une qualiteacute si

commun raquo est tireacutee de la huitiegraveme Satire de Juveacutenal ndash qui au contraire de la premiegravere

devrait nous livrer la veacuteriteacute du deacutebut du Discours de la Meacutethode (2) Par ailleurs la lecture

de ce laquo Premier Discours raquo drsquoArnauld et Nicole reacutevegravele que ceux-ci sont en fait beaucoup

plus seacutevegraveres que Descartes dans leur jugement agrave lrsquoeacutegard de lrsquoopinion en reacutegime commun

Rappelons que pour Descartes la laquo diversiteacute des opinions raquo ne srsquoexplique laquo pas de ce que

les uns sont plus raisonnables que les autres raquo mais de ce que les voies que suivent les

17 Eacutelie Denissoff art cit p46 On est surpris par la faiblesse de la base textuelle sur laquelle se fondeDenissoff pour prouver cela Dans une lettre Descartes parlerait par exemple drsquoun laquo bon sens parfait raquo voilagrave bien la preuve qursquoil y a des degreacutes dans le bon sens On est alleacute veacuterifier et la lettre agrave Golius du 16avril 1635 dit preacutecisement laquo mes opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon senspuisque eacutetant en lui tregraves parfait comme il est raquo (AT-I-316 et infra sect24 sur cette lettre) VisiblementDenissoff qui reproche agrave ses preacutedeacutecesseurs drsquoavoir affirmeacute lrsquoeacutegaliteacute du bon sens laquo sans en fournir lamoindre justification textuelle raquo tombe dans la mecircme erreur Agrave ceci pregraves que le nombre de textescarteacutesiens en faveur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est conseacutequent dans le Discours de la Meacutethode et que riennrsquoautorise une relecture agrave la faveur de deux ou trois passages plus ou moins anodins de lacorrespondance

18 Eacutelie Denissoff art cit p4719 Antoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou lrsquoArt de Penser laquo Premier Discours raquo Paris 1662 p5 et

10 Selon Denissoff les auteurs rendent ici laquo fidegravelement le sens du Discours raquo20 Mais qui comme on lrsquoa vu permet de soutenir la thegravese meacutediane de Gilson Eacutelie Denissoff art cit p47

RAISON 90

esprits se distinguent un peu par accident lagrave ougrave la Logique de Port-Royal affirme que cela

reacutesulte de ce que certains font par leur raison un mauvais choix et prouvent par lagrave qursquoils ont

laquo lrsquoesprit faux et injuste raquo ou mecircme laquo grossiers et stupides raquo de telle sorte qursquoils sont

impeacuteneacutetrables agrave toute reacuteforme21 On trouvera difficilement des termes aussi cateacutegoriques

chez Descartes ou mecircme une vision aussi pessimiste22 Srsquoil est certain qursquoun peu de lrsquoesprit

de Descartes se retrouve dans Arnauld et Nicole il est aussi douteux que la veacuteriteacute du

Discours de la Meacutethode puisse srsquoy rencontrer

Un autre eacuteleacutement cependant serait susceptible drsquoapporter des preuves de lrsquoironie de

Descartes agrave savoir les eacuteclaircissement apporteacutes par lrsquoauteur lui-mecircme dans le cadre de

lrsquoEntretien avec Burman Dans ce passage laquo on ne pourrait srsquoexprimer plus clairement raquo

contre lrsquoeacutegaliteacute du bon sens que Descartes ne lrsquoaurait lui-mecircme fait23 Reprenons donc ce

texte24 Burman objecte agrave lrsquoauto-persuasion de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens que certains

laquo homme obtus raquo pensent avoir laquo plus drsquointelligence raquo que le commun

Remarquons drsquoabord que la question de Burman ne porte preacuteciseacutement pas sur

lrsquoeacutegaliteacute du jugement mais sur la proposition laquo chacun pense raquo (lrsquoautosatisfaction de

chacun agrave lrsquoeacutegard de leur jugement) celle lagrave mecircme ougrave lrsquoon percevait une laquo nuance

drsquoironie raquo dans la mesure ougrave cette autosatisfaction laquo tenace et forte raquo (selon les mots de

Montaigne) eacutetait souvent contrebalanceacutee par lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur25 Burman qui a semble-

t-il perccedilu lrsquoironie ne discute pas de la proposition laquo le bon sens est la chose du monde la

mieux partageacutee raquo mais de la suite de la phrase Quelle est la reacuteponse de Descartes

Eacutetrangement elle ne porte pas sur ceux qui srsquoestiment plus qursquoils ne le devraient (dont

parlera plus tard le Discours26) mais au contraire sur les plus modestes qui laquo se

reconnaissent infeacuterieurs aux autres pour lrsquoesprit (qui agnoscunt se deficere ab aliis

ingenio) raquo ndash au rang desquels Descartes se reconnaicirct comme Montaigne avant lui27 Crsquoest

21 Antoine Arnauld et Pierre Nicole Ibid p5-6 et 10 La diffeacuterence avec Descartes est drsquoautant plusappreacuteciable que le texte emprunte beaucoup (par exemple lrsquoideacutee de laquo routes diffeacuterentes raquo) au Discours dela meacutethode

22 Gilson eacutetait sensible agrave cette dimension fondamentale de la philosophie carteacutesienne mecircme au cœur de ladistinction entre les esprits capables et incapables drsquoinvention laquo la meacutethode atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute desesprits dans lrsquoordre mecircme de lrsquoinvention raquo (Op cit p84) Sur cette question cf infra chapitre 7

23 Eacutelie Denissoff art cit p4624 Entretien avec Burman AT-V-175 trad Charles Adam du Manuscrit de Goumlttingen Paris 1937 p11725 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656 couche A Cf supra p8726 Certains laquo se [croient] plus habiles qursquoils ne sont raquo Discours II AT-VI-1527 Discours I AT-VI-2 et Montaigne Les Essais I 26 page 174A laquo Lrsquoesprit je lrsquoavois lent et qui nrsquoalloit

qursquoautant qursquoon le menoit lrsquoapprehension tardive lrsquoinvention lasche et apres tout un incroiable defautde memoire raquo

RAISON 91

que lrsquoargument de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens a plus de poids si crsquoest un modeste qui se sachant

en tout infeacuterieur aux autres se dit au moins laquo en cela lrsquoeacutegal de tout le monde raquo

Et Descartes de reprendre une autre maxime pour illustrer cette eacutegaliteacute ressentie

subjectivement laquo autant de tecirctes autant drsquoopinions (quot capita tot sensus) raquo Ici il nrsquoest

plus possible selon Denissoff de douter que la laquo reacuteflexion eacutenigmatique sur le bon sens raquo

srsquoeacuteclaire et deacutevoile une profonde ironie28 Seulement la remarque de Descartes ne porte

pas reacutepeacutetons-le sur lrsquoeacutegaliteacute objective du bon sens mais sur lrsquoautosatisfaction qursquoagrave chacun

dans le laquo partage du sens raquo dont parlait Montaigne agrave la maxime de Montaigne Descartes

en substitue simplement une autre La conclusion de Descartes cependant laisse perplexe

laquo et crsquoest ce que lrsquoauteur entend ici par le bon sens (bonam mente) raquo De quoi parle ici

Descartes Certainement pas de la maxime On ne voit donc pas preacutecisement agrave quoi il se

reacutefegravere mais ce qui est important selon Laporte crsquoest que cet extrait illustre une nouvelle

fois la distinction entre lrsquoineacutegaliteacute de lrsquoingenium et la bona mens qui laquo se trouve en chacun

de nous raquo29 Bien loin drsquoinfirmer la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique qui semble se deacutegager agrave

premiegravere lecture du deacutebut du Discours de la Meacutethode ce nouveau morceau de lrsquoEntretien

avec Burman conforte la solution que Gilson avait trouveacute agrave la contrarieacuteteacute inscrite au cœur

du texte en recourant agrave cette partition du droit et du fait de la faculteacute pure et de son

application de la raison-une et des esprits

Force est de constater cependant que la sagaciteacute de Burman contredit ici une

donneacutee de cette ouverture du Discours de la Meacutethode sur laquelle on srsquoest insuffisamment

attardeacute le modeste (et son pendant lrsquoarrogant) qui fait son entreacutee seulement dans la

deuxiegraveme partie du Discours ne semble pas partager cette autosatisfaction de tout un

chacun sur laquelle srsquoouvre la premiegravere partie Et il ne suffit pas de dire comme Gilson

que le modeste souffre laquo drsquoune insuffisance drsquoesprit non de raison raquo30 ndash car ce sont parfois

laquo ceux qui ont lrsquoesprit le plus bas [qui] sont les plus arrogants raquo31 Le modeste nrsquoest pas

neacutecessairement celui agrave qui il manque objectivement de lrsquoesprit (au contraire mecircme) mais

en revanche il est celui qui ne srsquoauto-persuade pas de ce qursquoil a autant de raison qursquoil

pourrait en avoir et qui se deacutefie mecircme de sa puissance de laquo distinguer le vrai avec le

faux raquo32 crsquoest-agrave-dire de son bon sens alors mecircme qursquoobjectivement lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

eacutetant eacutetablie il ne le devrait pas Comme lrsquoa fort justement remarqueacute Louise Marcil-

28 Eacutelie Denissoff art cit p4629 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes 1945 Puf 2000 p29 et note (3)30 Eacutetienne Gilson op cit p8631 Passions de lrsquoAcircme art 159 AT-XI-45032 Discours II AT-VI-15 l27-28

RAISON 92

Lacoste lrsquoeacutenigme qui nous est poseacutee par le Discours de la Meacutethode ne vient pas tant de

laquo lrsquoinsuffisance de bon sens raquo qui nrsquoest jamais en question mais du laquo refus de srsquoen servir raquo

chez les arrogants comme chez les modestes le cœur du problegraveme est donc celui de la

laquo perception subjective du degreacute de bon sens raquo33

sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

Le philosophie du sens commun a pu voir dans ces premiegraveres lignes du Discours

une deacutefense de ses propres thegraveses par exemple que pour le jugement les hommes se situent

laquo sur un mecircme niveau raquo34 Srsquoil y a eacutegaliteacute du jugement des hommes crsquoest que lorsqursquolaquo un

jugement deacutecoule drsquoune perception de lrsquoeacutevidence raquo lrsquolaquo assentiment [est] neacutecessaire

immeacutediat total raquo si bien qursquoil devient possible de dire que laquo lrsquoeacutevidence carteacutesienne est

synonyme de bon sens raquo35 Autrement dit que le bon sens soit eacutegalement reacuteparti en tous

crsquoest manifeste par le simple fait que face agrave lrsquoeacutevidence nous donnons tous notre

assentiment sans heacutesitation ni incertitude mais au contraire avec la ferme conviction que

lrsquoon conccediloit le vrai Pour le reste crsquoest justement dans la capaciteacute de se conduire vers la

conception que se distinguent les hommes laquo la nature a mis une grande diffeacuterence drsquoun

homme agrave lrsquoautre agrave cet eacutegard raquo36

Ne semble-t-il pas qursquoest reconduite ici la distinction gilsonienne entre lrsquoeacutegaliteacute des

raisons et lrsquoineacutegaliteacute des esprits Certes crsquoest le cas dans une certaine mesure ndash mais

contrairement agrave ce que propose lrsquointerpreacutetation meacutediane lrsquoinsistance est ici mise sur

lrsquoeacutegaliteacute du jugement plutocirct que sur lrsquoineacutegaliteacute des raisons On est frappeacute par le fait que

Laporte par exemple insiste beaucoup plus sur lrsquoingenium que sur la bona mens en

accentuant ce fait bien connu que celui qui a de lrsquoingenium deacutecouvre la veacuteriteacute tandis que

33 Louise Marcil-Lacoste art cit p9134 laquo () it leads us to think that men are very much upon a level with regard to mere judgment raquo (Thomas

Reid Essays on the intellectual power of mind laquo On conception or simple Apprehension in General raquoVI-1 Eacutedimbourg 1785 p373 nous traduisons) Le traducteur franccedilais (lrsquoabbeacute Mabire en 1864) traduitpar laquo la faculteacute de juger est eacutegale chez tous les hommes raquo ou par laquo eacutegaliteacute du jugement raquo (le mot eacutegaliteacutenrsquoapparaicirct cependant pas dans ce passage en anglais)

Agrave lrsquoappui de sa thegravese Thomas Reid cite la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode laquo I beg leave tosupport this opinion by the authority of two very thinking men Descartes and Cicero raquo (p373-374)

35 Louise Marcil Lacoste laquo La notion drsquoeacutevidence et le sens commun Feacutenelon et Reid raquo Journal of theHistory of Philosophy 15 3 1977 pages 296 et 302

36 laquo Nature hath put a wide difference between one man and another in this respect () raquo Thomas ReidIbid p374

RAISON 93

celui qui nrsquoa que son laquo bon sens raquo ne fera qursquoy assentir sans jamais pouvoir la deacutecouvrir

par lui-mecircme37

Nrsquoest-ce pas trahir lrsquoesprit de la philosophie carteacutesienne que drsquoabolir aussi vite

lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons devant lrsquoineacutegaliteacute en fait des esprits Nrsquoest-on pas au moins

forceacute de reconnaicirctre qursquoen certains cas (crsquoest-agrave-dire agrave chaque fois que la veacuteriteacute se fait jour

dans lrsquohomme) le fait srsquoabolit lui-mecircme devant le droit et lrsquoineacutegaliteacute des esprits srsquoeacutevapore

dans la lumiegravere de lrsquoeacutegaliteacute des raisons Ne serait-ce pas oublier qursquoune fois une

deacutemonstration comprise les esprits mecircme sont eacutegaux et que laquo un enfant [ou quiconque

nous dit Descartes juste avant] instruit en lrsquoarithmeacutetique ayant fait une addition suivant ses

regravegles se peut assurer drsquoavoir trouveacute touchant la somme qursquoil examinait tout ce que

lrsquoesprit humain saurait trouver raquo38

En insistant plus que tout sur le lien entre eacutevidence et bon sens la philosophie du

sens commun mecircle la maxime du bon sens agrave la premiegravere regravegle de la meacutethode savoir qursquoil

ne faut laquo recevoir jamais aucune chose pour vrai que je ne la connusse eacutevidemment ecirctre

telle raquo39 Ces deux phrases du Discours de la Meacutethode font systegraveme si les hommes sont

eacutegaux du point de vue de la raison crsquoest que pourvu qursquoils nrsquoassentent qursquoagrave ce qursquoils

conccediloivent fort eacutevidement ils ne peuvent manquer de faire le meilleur usage qursquoils est

possible de faire de leur bon sens ndash et en cela se trouve en eux la raison toute entiegravere Ce

que voulait dire Descartes avec le coup drsquoenvoi du Discours de la Meacutethode crsquoest que laquo la

Raison est tout entiegravere en tout homme qursquoil nrsquoy a point de milieu entre ecirctre raisonnable et

ne lrsquoecirctre pas et qursquoen ce sens tous les hommes naissent absolument eacutegaux raquo40 Alain y voit

lagrave le fondement des Reacutepubliques et de lrsquoauthentique liberteacute celle de la Raison

Il nrsquoest pas possible de nier qursquoune certaine ideacutee de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique voit le

jour avec Descartes mais agrave lrsquooptimisme peut ecirctre trop grand des conclusion qursquoen tire

Alain il ne faut pas oublier le blocage qui se joue dans le paradoxe du modeste sur lequel

nous aimerions nous attarder un instant41 Le paradoxe du modeste pourrait se formuler en

37 Jean Laporte Ibid p29 Nous reviendrons plus en deacutetail sur les ineacutegaliteacutes des esprits dans la partiesuivante (Chapitre 7 laquo Peacutedagogie raquo) pour chercher agrave nuancer cette thegravese un peu trop radicale

38 Discours II AT-VI-21 nous soulignons39 Discours II AT-VI-1840 Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p117 Pour la dimension politique cf Conclusion41 Au fond Alain nrsquoest pas dupe de ce paradoxe et il lrsquoamegravene au mecircmes conclusions que nous le problegraveme

de lrsquoeacuteducation doit ecirctre poseacute Sans quitter cet air sublime que nous lui avons deacutejagrave trouveacute il eacutecrit laquo lrsquoignorance ingeacutenue du plus simple des hommes a le droit drsquoarrecircter le plus sublime philosophe et de lui

RAISON 94

ces termes si chacun pense ecirctre suffisamment pourvu de bon sens comment la modestie

est-elle possible Pour reacutesoudre ce paradoxe il faut reprendre le passage de la deuxiegraveme

partie du Discours qui souligne la difficulteacute pour certains esprits drsquoappliquer la meacutethode

que preacutesente Descartes Les esprits qui ne pourront reacutevoquer en doute leurs opinions sont

de deux sortes les arrogants qui se pensent laquo plus habiles qursquoils ne le sont raquo42 et laquo ceux

qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de

distinguer le vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre

instruits doivent bien plutocirct se contenter de suivre les opinions de ces autres qursquoen

chercher eux-mecircmes de meilleures raquo43

Pour reacutesoudre le paradoxe du modeste qui se deacutegage dans cet extrait la solution la

plus commode consiste agrave dire que ce texte nrsquoentre nullement en contradiction avec lrsquoideacutee

drsquoun partage eacutegal du laquo bon sens raquo attendu qursquoil faut distinguer la capaciteacute de deacutecouvrir le

vrai qui suppose un esprit hors du commun et la simple puissance de le reconnaicirctre quand

il se pose sous le regard44 Le seul aspect qui reste dans lrsquoombre est degraves lors la possibiliteacute

mecircme de lrsquoexistence du modeste en tant qursquoil se soustrait agrave lrsquouniverselle autosatisfaction

qursquoa chacun de son bon sens Le modeste est en fait celui qui condamne son jugement par

le peu drsquoestime qursquoil a de son esprit ou de quelque faculteacute de celui-ci Autrement dit

laquo lrsquoineacutegaliteacute des esprits empecirccherait certains hommes de croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons raquo45

qui est pourtant formellement attesteacutee dans la thegravese (ou la postulat cf infra) de lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique En porte-agrave-faux avec lrsquoEntretien avec Burman le modeste srsquoil est vraiment

deacutefiant agrave lrsquoeacutegard des capaciteacutes de son esprit ne tombe pas dans cette autosatisfaction sur

laquelle srsquoouvrait la Discours

Si les interpregravetes meacutediants pensent que la meacutethode laquo atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute des esprits raquo

sans pour autant pouvoir laquo faire drsquoun esprit quelconque un inventeur raquo46 il faut srsquoempresser

drsquoajouter (pour ecirctre agrave la hauteur du paradoxe du modeste) que ce nrsquoest pas en vertu drsquoun

quelconque caractegravere deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits mais parce que laquo lrsquohomme ordinaire

est susceptible drsquointerpreacuteter comme deacutecisive raquo cette ineacutegaliteacute47 Il ne suffit pas comme les

dire Je ne comprends pas instruis-moi raquo (Ibid p117)42 Discours II AT-VI-15 l18 laquo Habiles raquo signifie ici qui a de lrsquoesprit de la science (Gilson Ibid p176)43 Discours II AT-VI-15 l25-3144 Eacutetienne Gilson op cit p176-177 Pour les seconds ils sont seulement laquo capable de reconnaicirctre le vrai

lorsqursquoon le leur montre raquo45 Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique raquo art cit p9246 Eacutetienne Gilson Ibid p176 qui cite une lettre drsquoAoucirct 1639 (AT-II-347) et la lettre au Pegravere Dinet (AT-VII-

579) Nous reviendrons sur la question de lrsquoefficaciteacute de la meacutethode dans la partie suivante47 Louise Marcil-Lacoste Ibid p92 Autre formulation quelques lignes apregraves laquo Lrsquoobstacle agrave la meacutethode

RAISON 95

interpregravetes meacutediants agrave savoir Laporte ou Gilson drsquoaffirmer lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemologique en

droit ndash il faut aussi affirmer que nul eacutelitisme eacutepisteacutemologique nrsquoest susceptible de se glisser

dans la notion drsquoineacutegaliteacute des esprits si lrsquoon comprend que ce qui la rend probleacutematique

dans la recherche de la veacuteriteacute ce nrsquoest pas tant qursquoelle existe en fait mais que certains la

considegraverent insurmontable (les modestes) ou suffisante (pour les arrogants qui doteacutes de

meacutemoire ou drsquoimagination se reposent sur cette faculteacute et nrsquoexercent pas leur bon sens

avec une veacuteritable application)

Ceci eacutetant compris les premiers mots du Discours de la Meacutethode prennent un sens

plus fort encore crsquoest au fond plus envers les arrogants que Descartes se montre ironique

et cette maxime paraphraseacute de Montaigne peut reacutesonner comme un encouragement48 afin

que le modeste ne se persuade pas qursquoil a moins de raison qursquoil ne lui en faudrait Au

contraire la meacutethode portera sans doute plus de fruits laquo pour ceux qui ne marchent que fort

lentement raquo plutocirct que pour les arrogants qui quittent le laquo chemin commun raquo et srsquoeacutegarent

pour toujours49 Et le meilleur moyen de reacutealiser ce projet est de rendre accessible le savoir

comme se le propose le Discours en espeacuterant laquo qursquoil sera utile agrave quelques-uns sans ecirctre

nuisible agrave personne raquo50

Agrave cette fin et dans lrsquoesprit de Denissoff qui srsquoeacutetait permis une reacuteeacutecriture (dont nous

avons contesteacute le contenu mais pas lrsquoideacutee qui preacutesente une forme au fond assez salutaire

pour deacutelasser le lecteur et aiguiser la creacuteativiteacute de lrsquoauteur) nous proposons la suivante

paraphrase (inspireacutee par Queneau) de ces quelques lignes sur le laquo bon sens raquo avec pour

double but de rendre plus sensible le paradoxe du modeste et plus visibles les ideacutees brutes

de ce morceau de bravoure que notre interpreacutetation aura chercheacute agrave mettre en avant51

nrsquoest donc pas lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique crsquoest plutocirct lrsquoineacutegaliteacute des esprits qui empecirccherait certains hommesde croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons assurant lrsquouniversaliteacute de la meacutethode raquo

48 Cette notion sera tout agrave fait fondamentale dans la peacutedagogie carteacutesienne et srsquoattestera agrave de nombreusesreprises Cf infra tout notre chapitre 7

49 Cf Annexe 4 Cet optimisme du deacutebut du Discours (AT-VI-2 l15-16) qui prend alors tout son volumefait eacutecho avec lrsquoestime que porte la philosophie de Descartes aux figures simples du paysan ou delrsquohonnecircte homme non sans un brin de rheacutetorique comme nous aurons lrsquooccasion de le constater dans lehuitiegraveme et dernier chapitre (laquo Personnages raquo)

50 Discours I AT VI 451 Nous espeacuterons par cette nouvelle reacuteeacutecriture avoir eacutegalement respecteacute lrsquoesprit de Raymond Queneau

Lequel nrsquoen manquait pas lorsqursquoil disait laquo Oui Je traduis le Discours de la meacutethode en argot () Crsquoestun livrsquo de Descartes ougrave y a ce que crsquoest qursquola penseacutee et la maniegravere de srsquoen servir Seulement ccedila a eacuteteacute eacutecrity a longtemps les gens qursquoont pas beaucoup drsquoeacuteducation y peuvent plus comprendre crsquolangage Alors jelrsquomet agrave la moderne drsquofaccedilon que tout lrsquomonde comprenne () et puis jrsquoai supprimeacute des trucs sans queue nitecircte sur lrsquoacircme et sur Dieu qui nrsquotiennent pas drsquobout Dans lrsquoensembrsquo ccedila fait cinq agrave six pages quicommencent par ldquoLes gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoairrdquo () Crsquoest pas que jrsquosoye drsquoaccord avec cephilosophe [interrompu] raquo (Raymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de laPleacuteiade 2002 p1250 Parerga au Chiendant [Saturnin traduit le Discours de la meacutethode]) Le projet est

RAISON 96

laquo Les gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoair et au fond y a personne pour croireqursquoil le soit vraiment et pas mecircme le plus modeste Mecircme qursquoon a de bonnes raisonsde croire qursquoagrave ce sujet on est tous logeacutes agrave mecircme enseigne et que quand on comprendquelque chose on le comprend aussi bien que nrsquoimporte qui puisqursquoon est pas pluscon qursquoun autre et srsquoil y en a pour sembler plus imbeacuteciles crsquoest pas tant qursquoil lesoient mais qursquoils le sont devenus un peu par hasard Ccedila nrsquoempecircche qursquoils le sontpas deacutefinitivement et mecircme souvent un intellectuel assis va moins loin qursquoun conqui marche En somme il suffit drsquoavoir un peu confiance en soi raquo

Au terme de cette lecture il faudrait se demander pourquoi au fond ne voudrions-

nous pas prendre au seacuterieux lrsquohypothegravese selon laquelle le sentiment subjectif de lrsquoeacutegaliteacute

fait signe de faccedilon deacutefinitive et convaincante vers lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle Thomas Hobbes dans

un contexte fort similaire reacutepondait par lrsquoaffirmative agrave cette question donnant plus de

poids encore agrave ce qui chez Descartes nrsquoeacutetait encore qursquoun timoreacute laquo teacutemoignage raquo (cf supra

note 9) celui-ci laquo prouve lrsquoeacutegaliteacute des hommes sur ce point plutocirct que leur ineacutegaliteacute Car

drsquoordinaire il nrsquoy a pas de meilleur signe drsquoune distribution eacutegale de quoi que ce soit que

le fait que chacun soit satisfait de sa part raquo52 Ironie

Il ne reste plus degraves lors pour nous qursquoagrave nous interroger sur le statut preacutecis de

lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique chez Descartes autrement dit le statut de cette thegravese selon laquelle le

bon sens est la chose au monde la mieux partageacutee Plusieurs hypothegraveses sont agrave envisager

srsquoagit-il (1) drsquoun principe (2) drsquoune opinion communeacutement partageacutee et reprise par le

philosophe Eacutedouard Mehl remarque judicieusement la laquo prudence raquo de Descartes qui ne

semble jamais preacutesenter cette thegravese avec la deacutefeacuterence que devrait avoir un principe (les

querelles interpreacutetatives dont on vient de faire eacutetat le prouvent drsquoailleurs) crsquoest pourquoi il

vaut mieux selon lui parler drsquoune laquo opinion commune que la philosophie partage avec le

sens commun raquo une laquo communis sententia philosophorum raquo53

On voudrait cependant plutocirct envisager cette laquo thegravese raquo comme (3) un postulat

pratique dont la vocation est agrave la fois morale (cf supra chapitre 4) et peacutedagogico-politique

(cf infra chapitre 7 et conclusion) Lrsquointeacuterecirct drsquoune telle approche crsquoest qursquoelle permettrait

eacuteminemment carteacutesien52 Thomas Hobbes Le Leacuteviathan Partie I chapitre 13 1651 Dalloz 1999 p12253 De Methodo I AT-VI-540541 et Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes

op cit p43

RAISON 97

agrave la fois de rendre compte de la prudence de Descartes et de ses preacutecautions lorsqursquoil

avance la nouvelle thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique ndash en mecircme temps que de son caractegravere

dynamique qui a pour vocation peacutedagogique de rassurer le modeste quand agrave ses capaciteacutes

comme on va srsquoen rendre compte dans lrsquoinstant

PEacuteDAGOGIE 98

6) PEacuteDAGOGIE

laquo Lrsquoadmiration paraicirct agrave Descartes la passion fondamentaleen ce qursquoelle fut en sa vie la premiegravere raquondash Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique delrsquohomme chez Descartes 1950

En des temps baroques ougrave lrsquoillusion produite par les artifices les plus merveilleux

eacutetait une distraction particuliegraverement priseacutee Descartes utilise lrsquoadmiration susciteacutee par lrsquoart

des hommes comme un pivot eacuteducatif fondamental une motivation pour apprendre certes

mais aussi un obstacle agrave la science Crsquoest de cette dialectique dont il va ecirctre question dans

ce chapitre et de son reacutesultat agrave savoir la laquo purification de lrsquoadmiration raquo et sa laquo valeur

peacutedagogique raquo1 en particulier agrave lrsquoendroit du sens commun

En position drsquoenseignant dans le dialogue inacheveacute La Recherche de la Veacuteriteacute par

la Lumiegravere Naturelle Eudoxe-Descartes fixe en quelques lignes tout un programme

eacuteducatif que nous allons chercher agrave reconstituer mettre en branle lrsquoesprit en lrsquoeacuteveillant par

lrsquoadmiration deacute-couvrir les secrets de la nature et de lrsquoartifice en deacutevoiler la simpliciteacute et

de ce fait mettre fin agrave lrsquoadmiration2 Comme dans le chapitre preacuteceacutedent sur le laquo bon sens raquo

une mecircme reacutesistance semble cependant srsquoopposer agrave ce projet peacutedagogique savoir cette

modestie que lrsquoon avait deacutejagrave rencontreacutee et qui srsquoeacutetait poseacutee avec lrsquoarrogance comme

principale responsable de lrsquoaspect deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des intelligences ndash les modestes en

effet autrement dit ceux qui laquo bien qursquoils aient le sens commun assez bon nrsquoont pas

toutefois grande opinion de leur suffisance raquo sont plus porteacutes agrave lrsquoadmiration que les autres3

1 Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes 1971 Vrin 2013 2 p87 Dans une note GeneviegraveveRodis-Lewis remarque sur ces questions le deacuteplacement de la probleacutematique carteacutesienne par rapport agrave sespreacutedeacutecesseurs Si laquo lrsquoenseignement de lrsquohumanisme chreacutetien cultivait lrsquoadmiration raquo crsquoeacutetait sans doutetrop systeacutematiquement pour invoquer les laquo miracles de la nature raquo (Ibid p512)

2 laquo () vous ayant fait admirer les plus puissantes machines les plus rares automates les plus apparentesvisions et les plus subtiles impostures que lrsquoartifice puisse inventer je vous en deacutecouvrirai les secrets quiseront si simples et si innocents que vous aurez sujet de nrsquoadmirer plus rien du tout des œuvres de nosmains raquo AT-X-505

3 Passions de lrsquoAcircme art 77 AT-XI-386 (nous soulignons) Dans son eacutedition (Vrin 1994) GeneviegraveveRodis-Lewis note tregraves justement que Descartes emploit le terme laquo sens commun raquo dans son usage non-technique mais laquo simplement [comme] synonyme de bon sens raquo On ne peut sur ce point que lui donnerraison ndash contre le jugement erroneacute de Jean-Robert Armogathe qui citant cet article eacutecrit laquo Notons enfinque le sens commun dans lrsquoacception scolastique de cette expression figure encore dans les Passions delrsquoAcircme raquo in laquo Les sens inventaires meacutedivaux et theacuteorie carteacutesienne raquo Descartes et le moyen-acircge Actesdu Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p183 Lrsquoexpression technique dulaquo sens commun raquo est peut ecirctre sous-entendue dans certains passages des Passions (comme lrsquoindiquelrsquoInex de Gilson p263) mais nrsquoapparaicirct pas textuellement On lrsquoa drsquoailleurs vu avec Jean-Marie Beyssadelaquo lrsquoexpression de sens commun () a disparu raquo des Passions (laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le

PEacuteDAGOGIE 99

Nous chercherons agrave comprendre les raisons pour lesquelles par le biais drsquoun

promotion de la simpliciteacute4 la peacutedagogie carteacutesienne srsquoadresse tout particuliegraverement au

sens commun qursquoelle cherche agrave eacutemanciper agrave la fois de lrsquoadmiration et de la modestie (qui

font systegraveme dans lrsquoarticle 77 des Passions) en lui donnant de lrsquoassurance et une meacutethode

pour srsquoeacutelever dans les sciences Nous verrons que cette peacutedagogie (seulement suggeacutereacutee par

Descartes) en prenant appui agrave la fois sur les ineacutegaliteacutes entre les esprits et sur lrsquouniverselle

reacutepartition du bon sens donne des solutions originales et optimistes agrave des problegravemes

contemporains de philosophie de lrsquoeacuteducation

Crsquoest la raison pour laquelle eacutetudiant la philosophie avec Descartes nous sommes

aussi confronteacute agrave laquo quelque chose de tregraves populaire et de tregraves naiumlf raquo les meacuteditations

philosophiques carteacutesiennes sont en elle-mecircmes une application de sa peacutedagogie qui donne

de lrsquoassurance au sens commun laquo ce qui les recommande beaucoup aux deacutebutants dans les

eacutetudes philosophiques il y procegravede avec une simpliciteacute enfantine () raquo5 Ce qui ne signifie

pas que tout chez Descartes soit facile il y a cependant une revendication de simpliciteacute

dont on a voulu deacutegager ici les enjeux

sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie

On ne trouve pas dans la litteacuterature secondaire drsquoeacutetudes attacheacutees exclusivement agrave

reconstruire meacutethodiquement la peacutedagogie carteacutesienne Cela tient sans doute agrave laquo la

discreacutetion de Descartes en la matiegravere raquo et agrave la difficulteacute de penser laquo lrsquoideacutee carteacutesienne drsquoune

eacuteducation accomplie raquo6 ndash et cependant il faut constater qursquoil se trouve en son œuvre de tregraves

nombreuses indications Notre propos nrsquoest cependant pas de reacutepondre agrave cette question

mais drsquoesquisser un aperccedilu de cette peacutedagogie sous lrsquoangle de ce qui nous preacuteoccupe agrave

savoir le rapport de la philosophie de Descartes avec le sens commun

corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 96e Anneacutee No 4 octobre-deacutecembre1991 p498 raquo) et il serait donc faux drsquoaffirmer comme le fait Geneviegravere Rodis-Lewis par ailleurs quelaquo cette notion () se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre de Descartes p474)

4 Sur cette question cf Gilles Deleuze (Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p174) laquo cette notionde facile empoisonne tout le carteacutesianisme raquo Cf eacutegalement infra chapitre 8

5 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne trad P GarnironVrin 1985 p1389 Lrsquoexpression toute exageacutereacutee qursquoelle est nrsquoen garde pas moins une certaine veacuteriteacute

6 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo Bulletin de la Socieacuteteacute Franccedilaise dePhilosophie Avril-Juin 1998 p2

PEacuteDAGOGIE 100

Srsquoil fallait dans la ligneacutee de Montaigne deacutegager ce qui est au centre de la peacutedagogie

carteacutesienne il ne fait aucun doute que ce serait plus agrave former le jugement de lrsquoeacutelegraveve agrave

distinguer le vrai drsquoavec le faux qursquoagrave tout autre chose que srsquoappliquerait cette eacuteducation7

Descartes affirme par ailleurs que ce jugement doit se former avant tout au contact des

choses les plus simples et qursquoil ne faut pas laquo faire commencer les eacutetudes par lrsquoexamen des

choses difficiles (studiorum initia non esse facienda a rerum difficilium investigatione) raquo

mais au contraire exercer son esprit agrave lrsquoexamen des activiteacute laquo futiles raquo quoi qursquoordonneacutees

et simples comme la broderie ou la tapisserie8

Lrsquousage peacutedagogique de ces exemples artisanaux comme le recourt aux jeux dans

lrsquoapprentissage de lrsquoarithmeacutetique a un but preacutecis donner agrave chacun une certaine confiance

dans ses capaciteacutes autrement dit faire en sorte que tout le monde laquo se persuade fermement

(firmiter sibi persuadeat) que les sciences si cacheacutees soient-elles ne sont pas agrave deacuteduire de

choses grandes et obscures mais seulement de choses faciles et des plus obvies (ex

facilibus tantum et magis obviis) raquo9 Nous faisons donc lrsquohypothegravese qursquoen matiegravere

drsquoeacuteducation Descartes est preacuteoccupeacute par ces esprits modestes qui comme nous lrsquoavons vu

avant nrsquoont pas une grande suffisance de leur sens commun

Lrsquoenseignement carteacutesien aurait donc deux espegraveces drsquoobjectifs (1) amener lrsquoeacutelegraveve

agrave avoir plus drsquoestime pour sa suffisance (autrement dit plus de confiance dans ses

capaciteacutes) et pour cela (2) faire en sorte que celui-ci soit laquo convenablement aideacute raquo10 ndash ce

qui devra ecirctre le rocircle du professeur Ce que signifie laquo convenablement aideacute raquo est ici crucial

et ne saurait ecirctre reacutesolu tant que nrsquoest pas laquo reacutesolu le problegraveme de la peacutedagogie raquo11 Mais ce

7 laquo Le but des eacutetudes (studiorum finis) doit ecirctre de diriger lrsquoesprit (ingenii) pour qursquoil porte des jugementssolides et vrais sur tout ce qui se preacutesente raquo (Regravegle I AT-X-359) Nous consideacutererons par la suite que lesRegravegles pour la direction de lrsquoesprit constituent un bon point drsquoentreacutee dans la probleacutematique de lalaquo peacutedagogie raquo carteacutesienne Pour un aperccedilu plus complet les deux autres textes fondamentaux se trouventecirctre (1) la Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle (2) les secondes Reacuteponses

8 Regravegle VI AT-X-384 et Regravegle X AT-X-404 Ces activiteacutes aiguisent lrsquoimagination le rocircle de cette derniegraveredans la connaissance fera lrsquoobjet drsquoune critique radicale dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques si bien quelrsquoon a pu parler drsquoune laquo eacuteclipse de lrsquoimagination raquo dans lrsquoœuvre de Descartes (Denis L Sepperlaquo Descartes and the Eclipse of Imagination 1618-1630 raquo Journal of the History of Philosophy Volume27 Number 3 July 1989) Crsquoest que la meacutetaphysique demande de se deacutepartir de ses sens beaucoup plusradicalement que les sciences domaine dans lequel Descartes usera toujours drsquoanalogies et autres imagescenseacutees faciliter lrsquoapprentissage et la compreacutehension Degraves les Olympiques Descartes deacuteclarait que laquo laconnaissance humaine des choses naturelles ne se fait que par ressemblance avec celles qui tombent sousles sens raquo (AT-X-218219)

9 Regravegle IX AT-X-402 (nous soulignons)10 Denis Kambouchner Ibid p25 citant agrave ce propos la laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes de la Philosophie

laquo il nrsquoy a presque point drsquoesprits si grossiers ni de si tardifs qursquoils ne fussent capables () drsquoacqueacuterirtoutes les plus hautes sciences srsquoils eacutetaient conduits comme il faut raquo (AT-IXB-12)

11 Ibidem

PEacuteDAGOGIE 101

problegraveme est en fait en partie reacutegleacute par Descartes qui nous donne des indications quand agrave

lrsquoaspect que lrsquoon pourrait appeler subjectif de lrsquoenseignement agrave savoir rassurer lrsquoeacutelegraveve sur

ses capaciteacutes en avanccedilant systeacutematiquement la simpliciteacute des sciences une bonne partie

de la peacutedagogie carteacutesienne consistera ainsi agrave laquo assurer ceux qui se deacutefient trop de leurs

forces raquo12

Pour le reste du point de vue objectif ecirctre aideacute convenablement doit certainement

signifier ndash en conformiteacute avec un axiome de la penseacutee de Descartes ndash qursquoil vaut mieux faire

en sorte de preacutesenter les choses agrave lrsquoeacutelegraveve de telle sorte qursquoil les saisisses comme srsquoil les

avait deacutecouvertes lui-mecircme (dans le cas ougrave ce dernier nrsquoaurait pas lrsquoesprit drsquoun inventeur)

Ainsi le texte classique des Secondes reacuteponses sur lrsquoanalyse et la synthegravese semble indiquer

qursquoil vaut mieux quand on cherche agrave professer quelque enseignement privileacutegier lrsquoanalyse

en sorte que lrsquoeacutelegraveve (ou le lecteur) laquo nrsquoentendra pas moins la chose ainsi deacutemontreacutee et ne

la rendra pas moins sienne que si lui-mecircme lrsquoavait inventeacutee raquo Crsquoest la laquo voie la plus

propre pour enseigner (vera et optima via est ad docendum) raquo13 elle a en effet ceci de

particuliegraverement important peacutedagogiquement qursquoelle rehausse le sentiment qursquoa lrsquoeacutelegraveve de

sa propre suffisance en lui faisant en quelque sorte se sentir lrsquoinventeur de ce qursquoon lui a

mis sous les yeux eacutevitant ainsi cette violence de lrsquoexposition syntheacutetique qui en

laquo [arrachant] le consentement (assensionem extorqueat) raquo meacutenage tregraves certainement moins

de place pour lrsquoestime de soi de lrsquoeacutelegraveve comme eacutecraseacute par ces grandes bacirctisses

geacuteomeacutetriques

Qui plus est la preacutesentation syntheacutetique en occultant dans un art du secret les traces

de la deacutecouverte risque de renforcer lrsquoadmiration pour des choses qui preacutesenteacutees

analytiquement paraicirctraient fort simples et ne risqueraient pas de paralyser le modeste au

fond enseigner veacuteritablement crsquoest laquo enseigner lrsquoart lui-mecircme raquo (crsquoest-agrave-dire la proceacutedure

de deacutecouverte de la veacuteriteacute aussi simple soit-elle) Du moins cela doit-il ecirctre le cas tant que

lrsquoeacutelegraveve est encore trop timide pour deacutecouvrir lui-mecircme le vrai14

On peut eacutegalement noter que Descartes dans un certain nombre de textes nrsquoimpute

pas tant la difficulteacute dont certains eacutelegraveves font lrsquoeacutepreuve agrave une insuffisance drsquoesprit

irreacutecupeacuterable de leur part mais bien plutocirct agrave une laquo incapaciteacute du professeur (Doctoris

12 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-1313 IInd Reacuteponses AT-IX-121 et AT-VII-15515614 Regravegle IV AT-X-376 Sur lrsquoeffet paralytique de lrsquoadmiration et son analyse psycho-physiologique

cf Passions de lrsquoAcircme art 73 laquo tout le corps demeure immobile comme une statue raquo et on ne peutacqueacuterir de lrsquoobjet laquo une plus particuliegravere connaissance raquo (AT-XI-383) Sur la finaliteacute de la peacutedagogiecarteacutesienne comme autonomie cf infra sect24

PEacuteDAGOGIE 102

imperitia) raquo15 agrave preacutesenter les choses dans le bon ordre en proportionnant lrsquoexposition de sa

matiegravere agrave lrsquointelligence commune qui va du plus simple au plus obscur cela prouve agrave

nouveau qursquoil est primordial de donner confiance agrave lrsquoeacutelegraveve pour faire en sorte que seul son

sens commun fonctionne librement sans ecirctre entraveacute par une meacutesestime de soi Un

professeur de philosophie srsquoil nrsquoa pas cette passion de lrsquoobscuriteacute dont le carteacutesianisme se

veut ecirctre le fossoyeur srsquoil veut se servir de laquo raisons qui sont tregraves eacutevidentes et intelligibles

agrave ceux qui ont seulement le sens commun raquo devra refuser les bizarreries de langage (crsquoest-

agrave-dire lrsquoemploi de laquo termes eacutetrangers raquo) et ce faisant pourra par ordre se satisfaire de

pouvoir donner la reacuteponse aux laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo16

La modestie doit donc ecirctre meacutenageacutee par la peacutedagogie selon Descartes et il ne faut

nullement y voir un hasard Crsquoest en effet que le modeste srsquoil se deacutefie de ses capaciteacutes

sera cependant beaucoup plus reacuteceptif agrave la veacuteriteacute que lrsquoarrogant qui parce qursquoil refuse la

simpliciteacute qursquoil trouve trop meacuteprisable passe agrave cocircteacute du savoir veacuteritable Chez Descartes la

mise en avant peacutedagogique de la simpliciteacute est indissociable drsquoune attaque contre ceux qui

se nourrissent drsquoobscuriteacute agrave en perdre la vue et la lumiegravere de leur raison naturelle17

Lrsquoavantage du modeste et la raison pour laquelle il est une cible privileacutegieacutee de la

peacutedagogie carteacutesienne crsquoest qursquoil nrsquoaura jamais de deacutegoucirct pour la simpliciteacute ndash au contraire

il en tirera des armes pour srsquoestimer drsquoavantage Puisqursquoil faut partir du simple et qursquoil ne

le rejette pas a priori il sera plus aiseacute de lrsquoeacutelever laquo par degreacutes raquo Poliandre dans le

dialogue posthume sur La recherche de la veacuteriteacute incarne ce personnage modeste qui nrsquoest

pas dans lrsquoautosatisfaction vis-agrave-vis de son bon sens18 et qui nrsquoayant que le sens commun

laquo est exempt de tout obstacle [crsquoest-agrave-dire au fond de toute preacutevention] agrave lrsquoapprentissage

de la meacutethode raquo carteacutesienne19

Ceux qui ont le sens commun et sont modeste sont Malebranche lrsquoa bien vu dans sa

reprise de la theacutematisation de lrsquoadmiration carteacutesienne laquo beaucoup plus propres agrave

lrsquoeacutetude raquo20 que les autres

15 Regravegle XVIII AT-X-46116 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-49917 Raison pour laquelle ces esprits se deacutetournent des sciences matheacutematiques laquo les plus faciles de toutes et

les plus claires raquo pour une laquo matiegravere obscure raquo quelle qursquoelle soit (Regravegle III AT-X-365366)18 Il considegravere qursquoil nrsquoa laquo qursquoun peu de bon sens (tantillum sanus sensus) raquo (AT-X-514 l23) Sur les

diffeacuterences entre la version latine et la version neacuteerlandaise sur ce point cf Annexe 219 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 agrave La recherche de la veacuteriteacute Puf 2013 p35220 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute V-VIII in Œuvres I Bibliothegraveque de la Pleacuteiade

p558 Sur lrsquohumiliteacute qursquoimplique lrsquoeacutetude cf eacutegalement laquo Nous voyons tous les jours des esprits qui netrouvent point de goucirct agrave lrsquoeacutetude rien ne leur paraicirct plus peacutenible que lrsquoapplication de lrsquoesprit raquo

PEacuteDAGOGIE 103

sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits

laquo La bonne instruction sert beaucoup pour corriger lesdeacutefauts de la naissance raquondash Reneacute Descartes Passions de lrsquoAcircme art161

La peacutedagogie carteacutesienne consistera tout entiegravere agrave ouvrir des laquo chemins simples et

faciles raquo de ceux que lrsquoon emprunte avec insouciance et quand on ne se laquo vante de rien raquo21

Cependant avant qursquoil suffise drsquoouvrir des chemins pour que les esprits libres et forts les

empruntent et deacutecouvrent drsquoeux-mecircmes le vrai il est neacutecessaire drsquoaccompagner un peu les

eacutelegraveves qui sont le moins susceptibles au deacutepart de parvenir drsquoeux-mecircmes agrave marcher

Nous nrsquoavons dans le chapitre preacuteceacutedent dit que peu de choses agrave propos de

lrsquoineacutegaliteacute des esprits ndash seulement qursquoil nous semblait drsquoapregraves les textes qursquoelle nrsquoeacutetait pas

deacutecisive au regard de lrsquoeacutegaliteacute des raisons et que si elle lrsquoeacutetait crsquoeacutetait seulement dans la

conviction subjective de son caractegravere indeacutepassable Il ne faut cependant pas affirmer trop

vite le primat de lrsquoeacutegaliteacute des raisons on risquerait de donner ainsi du creacutedit agrave une thegravese

qui fait de Descartes un penseur de lrsquounivociteacute radicale coupeacute de toutes les Diffeacuterences

reacuteelles qui devraient srsquoinscrire au cœur de toute penseacutee peacutedagogique seacuterieuse Un penseur

qui eacutecraserait les Diffeacuterences entre les enfants avec laquo le deacutesir de racheter le monde en

maniant les armes de la clarteacute lrsquoobjectiviteacute lrsquounivociteacute raquo22 Un penseur qui aurait bacirctit un

recircve(-devenu-cauchemard) ougrave la clarteacute et la distinction suffiraient agrave reacuteduire tous les

problegravemes drsquoeacuteducation mais au deacutetriment de la reacutealiteacute de lrsquoenfance et de lrsquoeacuteducation elle-

mecircme Un penseur Descartes dont le recircve serait venu laquo hanter la pratique et la theacuteorie de

lrsquoeacuteducation raquo en y instillant la laquo haine de lrsquoambiguiumlteacute et de la diffeacuterence raquo et au final laquo la

haine des enfants raquo23 En srsquoadressant uniquement agrave ce qui chez les enfants est susceptible

de saisir le clair et le distinct ndash crsquoest-agrave-dire leur laquo bon sens raquo ndash le carteacutesianisme serait

parvenu agrave une laquo vision inhumaine visant agrave rendre les enfants silencieux et eacuteliminant leur

vitaliteacute leur vivaciteacute leur diffeacuterence raquo24

21 Lettre au Pegravere Dinet traduit de AT-VII-579 par Clerselier (1661)22 David W Jardine laquo Awakening from Descartesrsquo nightmare On the love of ambiguity in

phenomenological approaches to education raquo Studies in Philosophy and Education Dordrecht 199010 3 p224 (notre traduction ainsi que dans les citations suivantes)

23 Ibid p22924 Ibidem Lrsquoauteur ajoute laquo We cannot live in Descartesrsquo dream for in education where we are constantly

and essentially faced with difference with renewal with change and with the full difficulty of conversingwith children raquo Il croit trouver chez Heidegger de meilleurs eacuteleacutements pour une theacuteorie de lrsquoeacuteducation il

PEacuteDAGOGIE 104

Ces thegraveses ne sont eacutevidemment pas du tout assimilables ni agrave lrsquoesprit ni agrave la lettre de

la philosophie de Descartes Et si une tendance lourde de notre contemporaneacuteiteacute est

drsquoassimiler lrsquoeacutegaliteacute agrave lrsquouniformiteacute le fait de tenir ensembles lrsquoeacutegaliteacute des raisons et

lrsquoineacutegaliteacute des esprits montre brillamment qursquoun autre discours est possible Car Descartes

srsquoil est un penseur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est aussi un penseur de lrsquoineacutegaliteacute des esprits

ndash crsquoest-agrave-dire de leur Diffeacuterence Crsquoest cette diffeacuterence sur ce fond commun de lrsquohumaniteacute

qursquoest le bon sens eacutegalement partageacute qui creacutee des profils intellectuels divers (qui se disent

ingenium chez Descartes) Or lrsquoingenium est laquo diffeacuterent selon les hommes () [et]

anthropologiquement deacutefini raquo25 Lrsquoespoir eacuteducatif est drsquolaquo [atteacutenuer] lrsquoineacutegaliteacute des

esprits raquo26 par la meacutethode qui consiste essentiellement agrave preacutesenter les choses par degreacute du

plus simple au plus compliqueacute La meacutethode propose la route la plus certaine et la plus

courte pour parvenir au vrai (le laquo droit chemin raquo dit le Discours27) et permettre ainsi agrave ceux

qui ont lrsquoesprit le plus lent drsquoarriver aussi agrave la fin des eacutetudes (finis studiorum) On a pu y

voir dans une version faible du laquo cauchemar raquo de Descartes une neacutegation de tout ce qui fait

la speacutecificiteacute de lrsquoenfant laquo le niveau les acquis les reacutesistances mecircme des eacutelegraveves [qui]

nrsquoont dans ces conditions pas agrave ecirctre pris en compte raquo28

La thegravese doit ecirctre nuanceacutee drsquoabord agrave cause de deacuteclarations expresses de Descartes

contre une certaine uniformiteacute de lrsquoenseignement justement en vertu de lrsquoineacutegaliteacute des

intelligences Au projet de Comenius drsquoune science universelle qui puisse ecirctre assimileacutee

par laquo les jeunes eacutecoliers () avant lrsquoacircge de vingt-quatre ans raquo Descartes reacutepond avec

nrsquoest pas certain qursquoil y parvienne avec beaucoup de preacutecision La reacutefeacuterence agrave Heidegger est en fait aussivague que celle agrave Descartes (mais si la clarteacute est bannie cela ne pose sans doute aucun problegraveme) Unarticle plus seacuterieux sur la peacutedagogie heideggeacuterienne permet de cerner plus nettement la distinction avecDescartes Sur la base de lrsquoaxiome drsquoune eacutegale reacutepartition du laquo bon sens raquo (Descartes) et du laquo don pour lapenseacutee raquo (Heidegger) laquo si Descartes reacuteclamait une meacutethode Heidegger exige du meacutetier autrement ditune habileteacute que lrsquoon ne peut acqueacuterir qursquoagrave srsquoexercer raquo (Christophe Perrin laquo Enseigneur et maicirctre Heidegger peacutedagogue raquo Revue philosophique de la France et de lrsquoeacutetranger 32009 Tome 134p343)Autrement dit Descartes nrsquoest pas un penseur du meacutetier drsquoenseignant Ce qui srsquoexplique selon nous assezbien par le fait que la viseacutee ultime des eacutetudes crsquoest preacutecisement de libeacuterer lrsquohomme de lrsquoenseignement

25 Œuvres complegravetes I eacutedition Bessayde-Kambouchner Gallimard-Tel 2016 p65726 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p84 Autre formulation du mecircme principe dans une note aux

Œuvres complegravetes I laquo la meacutethode en le dirigeant [lrsquoeacutelegraveve] ou le conduisant le cultive (lrsquoingenium) etlrsquoeacutelegraveve au maximum de sa capaciteacute raquo (Ibid p657)

27 Discours I AT-VI-2 cf Annexe 428 Pierre Kahn laquo La critique du ldquopeacutedagogismerdquo ou lrsquoinvention du discours de lrsquoautre raquo Les Sciences de

lrsquoeacuteducation - Pour lrsquoEgravere nouvelle 42006 Vol39 p91 Dans lrsquoactuelle laquo querelle scolaire raquo lrsquoauteursitue Descartes dans le camps des anti-peacutedagogues (citant par exemple Debray ou Peacutentildea-Ruiz) enreprenant la thegravese drsquoun laquo ordre non-peacutedagogique du vrai raquo (expression due agrave Brigitte Frelat-Kahn) dans lameacutethode carteacutesienne (du simple vers le complexe) dont la philosophie consisterait agrave substituer agrave lrsquoordredrsquoexposition peacutedagogie des questions un ordre gnoseacuteologique qui srsquoadresse agrave une intelligence logique (ouun bon sens) pure de toute deacutetermination anthropologique Il y a lagrave quelque chose drsquoun peu caricatural

PEacuteDAGOGIE 105

scepticisme par la dispariteacute des esprits29 Il ajoute que laquo sans avoir plus drsquoesprit que le

commun raquo on ne doit espeacuterer laquo rien faire drsquoextraordinaire touchant les sciences

humaines raquo30 Pour ceux qui ont lrsquoesprit dans la moyenne tant qursquoils nrsquoont pas lrsquoacircge

suffisant pour entreprendre de penser librement par eux-mecircmes il faudra qursquoils recourent agrave

des maicirctres laquo par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo31

Si en effet tout le monde est laquo capable de reconnaicirctre le vrai lorsqursquoon le [lui]

montrera raquo32 le rocircle des professeurs sera de deacutevoiler le vrai pour que les eacutelegraveves srsquohabituent

agrave le discerner et puissent un jour parvenir agrave le deacutecouvrir drsquoeux-mecircmes Crsquoest le but de la

meacutethode de donner agrave ces esprits plus lents un cap qui leur permettra drsquoinventer plus que

ceux qui pourvu drsquoun esprit supeacuterieur au commun risqueront de srsquoeacutegarer plus

facilement33 Pour cela il faudra simplement qursquoils aient atteint un acircge suffisant et que le

deacutefaut de leur esprit nrsquoait pas eacuteteacute entretenu par les preacutejugeacutes que lrsquoon accumule

geacuteneacuteralement pendant lrsquoenfance en admirant trop Cependant le fait de recourir agrave un maicirctre

sera toujours chez Descartes une libre reconnaissance de sa propre infeacuterioriteacute

intellectuelle autrement dit il ne suffit pas drsquoecirctre ignorant pour chercher un maicirctre il faut

encore que laquo ce soit [notre] perception qui [nous] enseigne [que nous sommes]

ignorants raquo34 Le recourt pour le modeste qui nrsquoa pas grande suffisance de son sens

commun agrave un maicirctre se fait donc naturellement Il est au final preacutefeacuterablement inteacuteresseacute

par lrsquoeacuteducation dans la mesure ougrave il a le sens commun comme le sens de ses deacutefauts

Ce qui rend la tacircche des professeurs difficiles pour ces modestes (qui repreacutesentent

manifestement la majoriteacute sans quoi Descartes ne srsquoy inteacuteresserait pas drsquoaussi pregraves) crsquoest

de devoir agrave la fois faire en sorte que les eacutelegraveves ne laquo srsquoaccoutument [pas] agrave lrsquoirreacuteflexion et

[ne] deacutesapprennent [pas] le bon sens (dediscrere bonam mentem) raquo35 tout en leur montrant

des veacuteriteacutes (puisqursquoils nrsquoont pas encore la force de les inventer drsquoeux-mecircmes) Pour cela

lrsquoenseignant doit tenir en mecircme temps deux strateacutegies (1) drsquoabord on lrsquoa vu dans le texte

des Secondes reacuteponses privileacutegier lrsquoexposition syntheacutetique qui sera toujours la plus propre

29 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-346 et Correspondance Gallimard-Tel VII-2 p43030 Ibidem (science humaines est employeacute ici par opposition aux donneacutees de la reacuteveacutelation accessibles mecircme

aux plus simples cf Annexe 2)31 Discours II AT-VI-15 32 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p177-17833 Discours I AT-VI-2 et Lettre au Pegravere Dinet ougrave Descartes se veut ecirctre lui-mecircme lrsquoexemple de lrsquoexcellence

de cette meacutethode pour les modestes (AT-VII-579) laquo ne me fiant pas trop agrave mon propre geacutenie jrsquoai suiviseulement des chemins simples et faciles car il ne faut pas srsquoeacutetonner si lrsquoon avance plus en les suivantque drsquoautres beaucoup plus ingeacutenieux en suivant des chemins difficiles et impeacuteneacutetrables raquo

34 Reacuteponse aux instances de Gassendi AT-IX-208 Agir autrement crsquoest agir laquo plutocirct en automates ou enbecirctes qursquoen hommes raquo

35 Ad Vœtium AT-VIIIB-43 l123-25

PEacuteDAGOGIE 106

agrave enseigner et agrave mettre lrsquoeacutelegraveve dans les meilleures dispositions pour devenir une inventeur

lui-mecircme crsquoest-agrave-dire srsquoeacutemanciper de lrsquoenseignant36 (2) eacutegalement faire en sorte de

laquo trouver un biais par le moyen duquel raquo le professeur puisse laquo dire la veacuteriteacute raquo tout en

meacutenageant lrsquoadmiration drsquoun chacun autrement dit en faisant en sorte de ne pas laquo choquer

les opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo37

La peacutedagogie de Descartes est donc bien une peacutedagogie pour ceux qui ont leur sens

commun et peu drsquoesprit ou seulement lrsquoesprit du commun (car pour les autres les

proleacutegomegravenes eacuteducatifs sont moins fondamentaux la laquo neacutecessiteacute drsquoune rupture raquo avec cette

laquo culture preacuteparatoire raquo se faisant ressentir plus vivement38) parce que ce sont laquo les esprits

droits et non preacutevenus en faveur des fausses doctrines raquo qui sont laquo de bons eacutelegraveves raquo39

ndash crsquoest-agrave-dire ceux dont le bon sens nrsquoa pas eacuteteacute corrompu et qui convenablement aideacutes

deviendront agrave leur tour des inventeurs

De tous ces eacuteleacutements qui constituent la penseacutee carteacutesienne en matiegravere drsquoeacuteducation

deux remarques sont agrave tirer qui permettent de dessiner agrave grand trait lrsquoideacutee de lrsquoeacutecole chez

Descartes En deux points elle sera remarquablement proche de ce que fut lrsquoenseignement

des jeacutesuites (1) une certaine forme de mixiteacute qui faisant vivre en commun laquo quantiteacute de

jeunes gens de tous les quartiers de la France raquo remplacera dans lrsquoeacutecole mecircme la fonction

eacuteducative que pouvait avoir dans le Discours de la Meacutethode le voyage40 (2) le fait de

promouvoir laquo lrsquoeacutegaliteacute raquo entre les enfants laquo en ne traitant guegravere drsquoautre faccedilon les plus

relevez que les moindres raquo proceacutedeacute qui aura deux vertus essentielles agrave savoir (a) drsquoune

part enlever les laquo deacutefauts raquo et la preacutevention de ceux qui eacuteleveacutes dans lrsquoaisance virent tous

leurs caprices exauceacutes et ce faisant ne sont plus attentifs agrave lrsquoenseignement et (b) drsquoautre

part laisser aux plus modestes la possibiliteacute en se persuadant de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon

sens de ne pas se deacutefier de leurs forces et ainsi progresser rapidement

36 Cet optimisme est semble-t-il venu peu agrave peu chez Descartes dans le sens drsquoune mise en avant de plusen plus radicale de lrsquoeffacement progressif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits devant lrsquoeacutegale reacutepartition du bonsens laquo lrsquoappreacuteciation carteacutesienne sur la possibiliteacute drsquoun deacutepassement de ces difficulteacutes de fait [lieacutees agravelrsquoineacutegaliteacute des intelligences] srsquoest probablement infleacutechie dans le sens drsquoun universalisme plus affirmeacuteau fil des anneacutees raquo (Denis Moreau laquo Lrsquoideacutee de la philosophie raquo in Lectures de Descartes op cit p38)

37 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-194 Cf supra sect1038 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p2139 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p47740 Il se fait ainsi en effet laquo un certain meacutelange drsquohumeurs par la conversation les uns des autres qui leur

apprend quasi la mecircme chose que srsquoils voyageaient raquo (Agrave le 12 septembre 1638 AT-II-378) Cettemixiteacute nrsquoeacutetait pas seulement chez les jeacutesuites geacuteographique mais aussi sociale (pour le collegravege de laFlegraveche ougrave se cocirctoyaient la noblesse drsquoeacutepeacutee la bourgeoisie et jusqursquoagrave certains enfants de laboureurs cfJean-Dominique Mellot Lrsquoeacutedition Rouennaise et ses marcheacutes (vers 1600-vers 1730) DynamismeProvincial et Centralisme Parisien Meacutemoire de lrsquoEacutecole des Chartes 1998 p187)

PEacuteDAGOGIE 107

Ce grand optimisme de la peacutedagogie carteacutesienne ne pouvait ecirctre fondeacute que sur un

optimisme non moins caracteacuteriseacute concernant la nature humaine et qui srsquoexprime dans le

deacutebut du Discours de la meacutethode pourvu qursquoon le prenne au seacuterieux Ainsi on retrouvera

une ideacutee chegravere agrave Kant pour qui la nature laquo dans ce qui inteacuteresse tous les hommes sans

distinction ne peut ecirctre accuseacutee de distribuer partialement ses dons et que par rapport aux

fins essentielles de la nature humaine la plus haute philosophie ne peut pas conduire plus

loin que ne le fait la direction qursquoelle a confieacute au sens commun raquo41 Pour tout ce qui

concerne une seacuterie de problegravemes tailleacutes agrave mesure drsquoecirctres humains il est impensable que

tous ne soient pas en capables gracircce agrave ce que lrsquoon nomme le sens commun de parvenir agrave

reacutesourdre y compris les questions les plus difficiles

sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme

Il est neacutecessaire que le sens commun de lrsquoeacutelegraveve soit meneacute par le professeur il

srsquoagit seulement drsquoecirctre bien guideacute avec plus ou moins de laxisme Ainsi il est question

dans la Recherche de la veacuteriteacute dans un passage qui reacutesonne particuliegraverement avec la

laquo Lettre-Preacuteface raquo de parvenir aux choses les plus difficiles seulement agrave lrsquoaide de son

propre sens commun laquo pourvu que nous soyons bien conduits raquo42 Dans ce mecircme passage

la figure de lrsquoenseignant est preacuteciseacutee et des accents montaniens nuanceacutes reviennent srsquoil

srsquoagit certes drsquolaquo abandonner entiegraverement agrave [lui]-mecircme raquo celui qui nrsquoa que son sens

commun il faut cependant avoir drsquoabord laquo le soin de [le] conduire dans la route raquo quelque

peu43 Crsquoest tout le paradoxe de lrsquoeacuteducation carteacutesienne

Il est tregraves important en effet de noter que le but de lrsquoeacuteducation ne peut ecirctre chez

Descartes que drsquoeacutemanciper le jugement de lrsquoindividu agrave lrsquoeacutegard de ses maicirctres (comme

Descartes lui-mecircme lrsquoa fait) Drsquoougrave ce paradoxe qui est au fond celui de toute peacutedagogie

lrsquoeacuteducateur ne veut laquo enseigner agrave nrsquoapprendre que de soi-mecircme raquo44 Crsquoest pourquoi

lrsquoeacuteducateur doit laquo mettre en eacutevidence les veacuteritables richesses de nos acircmes ouvrant agrave un

41 Emmanuel Kant Critique de la raison pure Ak-III-53142 laquo () sanus sensus rite modo gubernatur raquo AT-X-52143 Ibid Cf Montaigne qui conseille agrave lrsquoenseignant dans un texte classique de la peacutedagogie humaniste de

laisser laquo trotter devant lui raquo son eacutelegraveve (Les Essais I 26 p150C)44 Albert Gajano laquo Enseigner et apprendre chez Descartes la connaissance des principes dans les Regulae

ad directionem ingenii et la Recherche de la veacuteriteacute raquo in Revue Philosophique de la France et delrsquoEacutetranger No 185 laquo XVIIe siegravecle Mersenne Descartes Pascal Spinoza raquo Avril-Juin 1995 p173

PEacuteDAGOGIE 108

chacun les moyens de trouver en soi-mecircme et sans rien emprunter drsquoautrui toute la

science qui lui est neacutecessaire agrave la conduite de sa vie raquo45 Comme dans le Meacutenon

lrsquoenseignant agrave proprement parler nrsquoapprend pas mais ouvre plutocirct agrave la recherche du vrai en

soi On peut donc laquo sans avoir eu de maicirctre raquo y parvenir46 bien que comme on lrsquoa vu une

culture preacuteparatoire semble absolument neacutecessaire il nrsquoen reste pas moins que la science

carteacutesienne se veut fondeacutee sur laquo des expeacuteriences communes et connues de tous raquo ces

choses laquo qursquoil est impossible drsquoapprendre () autrement que de soi-mecircme raquo mecircme

lorsqursquoon est laquo stupide raquo au plus haut point47 Drsquoaccord avec les anciens pour affirmer que

la science se fonde toujours sur une connaissance qui preacutecegravede Descartes fait reposer

lrsquoavancement de cette derniegravere sur des choses que laquo chacun expeacuterimente (experior) raquo48

crsquoest agrave partir des premiegraveres veacuteriteacutes tireacutees des laquo choses ordinaires raquo tregraves tangibles pour tout

le monde dont Descartes espegravere que chacun pourra tirer et laquo trouver raquo de laquo [lui-mecircme]

toutes les autres raquo49

Quand au rapport avec le Meacutenon il est tout agrave fait explicite chez Descartes et

revendiqueacute comme une arme pour le sens commun Eacutecrivant agrave Golius Descartes se feacutelicite

drsquoavoir pu enseigner agrave un certain Monsieur de Zuylichem quantiteacute de choses auxquelles ce

dernier ne connaissait rien avant si bien qursquoeacutevoquant la laquo meacutetempsychose et la

reacuteminiscence de Socrate raquo il affirme que si Monsieur de Zuylichem a compris ce dont il lrsquoa

entretenu crsquoest que laquo [ses] opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon

sens raquo qui se trouve tout entier dans cet auditeur La peacutedagogie carteacutesienne en se fondant

sur lrsquoinneacuteisme affirme donc la neacutecessiteacute de proposer des connaissances de bon sens qui

seront laquo si familiegraveres raquo agrave lrsquoeacutelegraveve (encore qursquoil nrsquoen ai jamais entendu parler) qursquoil ne fera

pas de difficulteacute agrave les tenir pour vraies50

45 Recherche AT-X-496 citeacute par Gajano agrave lrsquoappui de sa thegravese Ibid p17446 Meacutenon 85d trad A Croiset dans Platon Œuvres complegravetes t III v II Paris Belles Lettres 1984

Comme le note justement Gajano Descartes nrsquoa pu faire lrsquoeacuteconomie drsquoune discussion avec ce dialogueveacuteritable laquo lieu drsquoorigine du problegraveme de lrsquoenseignement et de lrsquoapprentissage rationnel raquo (Ibid p173)cf infra sur la lettre agrave Golius de 1635 et sect25

47 Albert Gajano Ibid p184-185 et Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 (Eudoxe)48 Cf deacutejagrave Aristote Seconds Analytiques 71a laquo Tout enseignement donneacute ou reccedilu par la voie du

raisonnement vient drsquoune connaissance preacuteexistante Cela est manifeste quel que soit lrsquoenseignementconsideacutereacute () raquo (trad Jules Tricot) et Recherche AT-X-524

49 AT-X-503 (Eudoxe) Dans son eacutedition Emmanuel Faye note laquo [Eudoxe] ne preacutetend pas tout savoir nitout divulguer mais il veut rendre Poliandre [autrement dit le sens commun] capable comme lui-mecircmede deacutecouvrir toute veacuteriteacute donc il voudra srsquoenqueacuterir raquo (Livre de Poche 2010 p80)

50 Agrave Golius le 16 avril 1635 AT-I-315 Sur le rapport entre bon sens et inneacuteisme cf supra sect17

PEacuteDAGOGIE 109

Lrsquoexperior est donc ce qui permet agrave Descartes drsquoeacutemanciper lrsquohomme ordinaire de

tout maicirctre faisant en sorte qursquoil nrsquoait plus agrave suivre laquo aucun autre maicirctre que le sens

commun raquo51 comme cet individu qui dans le deacutesert par la seule force de son esprit (qursquoil

aura tout de mecircme suffisamment laquo bon raquo) parviendra agrave deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des

sciences52 Srsquoil y parvient dans la solitude la plus complegravete et sans culture preacuteparatoire tout

en nrsquoayant lrsquoesprit que laquo bon raquo on imagine que lrsquohomme qui nrsquoa pas plus drsquointelligence

que le commun se satisfera drsquoune eacuteducation moyenne avant de parvenir agrave utiliser ses

propres forces

Cependant pour reacutepondre agrave la critique drsquoun subjectivisme carteacutesien accordant trop

de confiance agrave lrsquoexperior et agrave la conscience claire et distincte qui risquerait drsquoapparaicirctre ici

il ne faut pas neacutegliger drsquoajouter que le jugement clair et distinct nrsquoest pas une preacuterogative

absolue de celui qui nrsquoaura rien appris dans les eacutecoles Au contraire tout lrsquoenseignement de

Descartes est tendu vers ce but qui consiste par la meacutethode laquo agrave parvenir agrave une position ougrave

ce qui est clair et distinct lrsquoest effectivement raquo53 Le but de cette meacutethode eacutetait on lrsquoa vu

drsquoecirctre precirct agrave juger veacuteritablement de tout en particulier de ce qui sera utile dans la vie

autrement dit il srsquoagit dans la ligneacutee de Montaigne de laquo juger sainement raquo drsquoecirctre laquo un

habilrsquohomme [plutocirct] qursquoun homme sccedilavant raquo que la trop longue freacutequentation des eacutetudes

porterait agrave lrsquoabrutissement54 Lrsquohonnecircte homme crsquoest preacutecisement celui qui nrsquoa ni trop lu

ni appris tout ce qui se fait dans lrsquoEacutecole et qui nrsquoa donc pas de laquo deacutefaut drsquoeacuteducation raquo

tout est donc dans la peacutedagogie carteacutesienne une question de proportion55

51 laquo () enim nullum alium magistrum sequatur praeligter sensum communem raquo Recherche AT-X-527(Eudoxe)

52 AT-X-506 Crsquoest un thegraveme classique dont la plus belle et complegravete expression se retrouve chez Ibn Tufayl(1100-1181) dans Hayy Ibn Yaqzan (Le Philosophe Autodidacte Mille et Une Nuits 1999) Sur ce trait dela philosophie de Descartes cf eacutegalement lrsquoexposeacute drsquoAlquieacute sur la laquo Deacutecouvert de lrsquoEcirctre raquo laquo toujoursDescartes se refuse agrave lrsquoideacutee que le contact drsquoautrui puisse lui ecirctre fructueux raquo et crsquoest agrave cela qursquoil tient cedeacutesir drsquoun savoir laquo qursquoil ne doive qursquoagrave lui seul raquo (Ferdinand Alquieacute Ibid p99) Si la premiegravereaffirmation est agrave nuancer la seconde en revanche est tregraves proche de la philosophie carteacutesienne delrsquoeacuteducation

53 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Lucket Puf 1989 p196 Sur la distinctionentre ce qui semble ecirctre clair et distinct et ce qui lrsquoest effectivement Frankfurt cite deux passagesimportants laquo il nrsquoappartient qursquoaux sages raquo de faire cette distinction (Septiegraveme reacuteponses AT-VII-462) ensuivant cette laquo meacutethode raquo qursquoil pense avoir laquo assez exactement enseigneacute raquo (Cinquiegraveme reacuteponses AT-VII-379) Frankfurt y voit problablement avec raison une reacutefeacuterence aux Regravegles pour la direction de lrsquoesprit

54 Michel de Montaigne Les Essais I 26 laquo De lrsquoinstitution des enfans raquo p158-A 150-A et 164-A Crsquoestun ideacuteal drsquoeacuteducation et drsquohumaniteacute dont on trouve des eacutechos jusque chez Pascal (Penseacutees diverses III ndashFragment ndeg 6 85 Lafuma sect647 Sellier sect532) laquo () honnecircte homme Cette qualiteacute universelle me plaicirctseule raquo Sur lrsquohonnecircte homme de Montaigne agrave Pascal cf Emmanuel Faye Philosophie et perfection delrsquohomme Vrin 1998 p274-280

55 Le mal est de passer laquo trop de temps raquo agrave eacutetudier et lrsquoideacuteal peacutedagogique est dans une laquo meacutedieacuteteacute raquo (DenisKambouchner Ibid p22 agrave propos de ces passages de la Recherche AT-X-495) La moyenne se trouveentre avoir laquo un tregraves grand naturel raquo ou bien recevoir les laquo instructions de quelque sage raquo (AT-X-495) lrsquohomme commun doit donc cultiver son naturel moyen par lrsquoinstruction Sur le rapport entre le bon sens

PEacuteDAGOGIE 110

Lrsquohonnecircte homme nrsquoest pas un ignorant un homme deacutepourvu de tout esprit et de

toute culture ne faisant reposer son salut eacutepisteacutemique que sur le seul bon sens qursquoil partage

agrave eacutegaliteacute avec tous les hommes ndash il nrsquoest pas non plus un de ceux qui connaicirct le grec

lrsquohistoire des Empires dans le deacutetail et toutes ces choses qui envahissent la meacutemoire et font

un peacutedant plutocirct qursquoun homme drsquoun veacuteritable bon sens56 Il a mucircri lrsquoeacuteducation qursquoil a reccedilu

il srsquoen est deacutetacheacute et en fait deacutesormais le meilleur usage dans la conduite de sa vie

La rheacutetorique de lrsquoeacutemancipation oppose donc le bon sens agrave la connaissance et son

accumulation laquo le meilleur crsquoest assureacutement de cultiver le bon sens comme tel crsquoest-agrave-

dire qursquoau lieu de travailler agrave augmenter ses connaissances il faut tacirccher drsquoaugmenter en

lrsquoesprit cette lumiegravere ldquopurerdquo raquo57 Conformeacutement agrave la conception carteacutesienne de la lumiegravere

naturelle il suffit de la posseacuteder entiegraverement pour parvenir agrave toutes les veacuteriteacutes et srsquoil est

peut ecirctre preacutefeacuterable de ne pas avoir de professeurs lorsque ceux-ci risquent de gacirccher notre

bon sens il nrsquoen demeure pas moins que Descartes en ayant lrsquoespoir que sa philosophie

soit enseigneacutee et remplace celle de lrsquoEacutecole srsquoimagine qursquoune eacuteducation qui cultive

seulement le bon usage de ce que la nature nous a donneacute pour parvenir au vrai est possible

Ainsi eacuteleveacute le sens commun est capable de parvenir agrave srsquoapproprier jusqursquoaux

deacutecouvertes les plus reacutecentes de lrsquoastronomie et laquo trouver de [lui-mecircme] avec un esprit

ordinaire raquo tout ce que Galileacutee et les plus laquo fins raquo connaissent du Ciel et de la Terre58 La

nouvelle vision du monde promue par la science contemporaine qui jusqursquoici laquo effraie les

consciences prisonniegraveres drsquoun amour possessif et drsquoune affectiviteacute anxieuse raquo59 peut ainsi

srsquoinstaller reacuteduisant lrsquoadmiration qui paralysait le deacuteveloppement du sens commun et le

plein exercice de ses forces propres Plus lrsquoadmiration diminuera plus lrsquoautosatisfaction de

deacutecouvrir toute sorte de veacuteriteacute le deacutelivrera enfin de la modestie jusqursquoagrave se deacuteboucher sur

et lrsquoinstruction nous ne pouvons omettre de mentionner ici le grand texte drsquoAuguste Comte le Discourssur lrsquoesprit positif Celui-ci poursuit lrsquoesprit peacutedagogique carteacutesien et en donne de multiples formulationsdont la plus claire est la suivante laquo En examinant sous un aspect plus intime et plus durable cetteinclination naturelle des intelligences populaires vers la saine philosophie on reconnaicirct aiseacutement qursquoelledoit toujours reacutesulter de la solidariteacute fondamentale qui drsquoapregraves nos explications anteacuterieures rattachedirectement le veacuteritable esprit philosophique au bon sens universel sa premiegravere source neacutecessaire ()[En] effet ce bon sens si justement preacuteconiseacute par Descartes et Bacon doit aujourdrsquohui se trouver plus puret plus eacutenergique chez les classes infeacuterieures en vertu mecircme de cet heureux deacutefaut de culture scolastiquequi les rend moins accessibles aux habitudes vagues ou sophistiques raquo (Auguste Comte Discours surlrsquoesprit positif sect63 Vrin 1995 p205-206)

56 Recherche AT-X-50357 Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes op cit p4358 Recherche AT-X-506 Cf chapitre 5 sur le rapport entre sciences et sens commun59 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p55

PEacuteDAGOGIE 111

un nouveau type de penseacutee la meacutetaphysique qui reacuteveacutelera laquo un Ecirctre devant lequel notre

admiration ne saurait cesser raquo60

Avant mecircme drsquoen arriver lagrave crsquoest dans cette immense fierteacute qursquoil y a agrave inventer par

soi mecircme que Descartes a toujours promu qursquoil faudra chercher la saveur propre de cette

peacutedagogie qui fait grandir le sens commun jusqursquoagrave le livrer agrave sa seule suffisance Le bon

professeur de matheacutematiques srsquoil a le sens de ce plaisir qursquoaura lrsquoeacutelegraveve agrave ainsi progresser

sera celui agrave qui il arrivera de dire agrave son auditeur comme Descartes agrave son lecteur laquo je ne

mrsquoarrecircte point agrave expliquer ceci plus en deacutetail agrave cause que je vous ocircterais le plaisir de

lrsquoapprendre de vous-mecircmes raquo61

60 Ferdinand Alquieacute Ibid p4361 Geacuteomeacutetrie I AT-VI-374 (nous soulignons) Cf Annexe 3 pour drsquoautres deacutetails sur la peacutedagogie

carteacutesienne

PERSONNAGES 112

8) PERSONNAGES

laquo () ils me prennent pour un idiot mais je suis un hommesenseacute et ces gens-lagrave ne srsquoen doutent pas raquo ndash Fiodor Dostoiumlevski LrsquoIdiot

Si une philosophie comme nous lrsquoavons vu est identifiable aux mots qursquoelle

emploie (cf supra sect3) elle lrsquoest aussi en partie au genre drsquohomme (ou de femme ) auquel

elle preacutetend srsquoadresser agrave travers lequel elle veut srsquoeacutenoncer preacutefeacuterentiellement et qursquoelle

valorise en lrsquoeacutelisant comme repreacutesentant de sa penseacutee A contrario elle en repousse

drsquoautres et srsquoidentifie reacuteciproquement contre eux

Prenons garde agrave ce que le laquo personnage conceptuel raquo tel que le theacuteorise Deleuze1

nrsquoeacutepuise pas toutes les possibiliteacutes drsquoune personnification philosophique Prenons garde

eacutegalement agrave ce que nous ne proposons pas ici une theacuteorie du personnage philosophique

nous nous contenterons seulement de deacutegager trois figures cleacutes du carteacutesianisme (le

paysan lrsquohonnecircte homme et lrsquoidiot) dans la mesure ougrave celles-ci expriment un aspect de ce

que nous cherchons agrave eacutelucider Ces personnages prennent place dans lrsquoassembleacutee du sens

commun et se preacutesentent comme porte-paroles fictifs donnant corps agrave la penseacutee

carteacutesienne du bon sens Utiliser des personnages crsquoest comme en un dialogue laquo [aider]

fort agrave faire valoir sa marchandise raquo philosophique2 Ainsi chez Descartes le paysan deacutefend

le droit des ignorants agrave disposer comme tout le monde du bon sens lrsquohonnecircte homme

repreacutesente ceux qui mecirclent le sens commun aux saines eacutetudes lrsquoidiot enfin qui nrsquoapparaicirct

pas agrave proprement parler dans le corpus carteacutesien incarne la supeacuterioriteacute morale et

eacutepisteacutemologique du penseur priveacute et de la raison naturelle sans preacutesupposeacutes

Prenons garde enfin agrave ne pas consideacuterer ces diffeacuterents aspects comme des

arguments philosophiques agrave part entiegravere ils ne constituent qursquoun deacuteplacement de notre

propos agrave des fins illustratives ndash ces personnages (en tant qursquoils repreacutesentent Descartes ougrave

son mis en avant par lui) reacutevegravelent quelque chose du rapport de notre auteur avec le sens

commun et apportent un point final agrave notre exploration de cette question comme en un

1 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie 1991 Les eacuteditions de Minuit 2005 2p63-85 Pour la pertinence deleuzienne de lrsquoanalyse de la penseacutee de Descartes en terme de laquo personnageconceptuel raquo en lien avec notre eacutelucidation du sens commun cf infra sect27

2 Agrave Mersenne le 11 octobre 1638 AT-II-380 agrave propos du Dialogo de Galileacutee

PERSONNAGES 113

reacutesumeacute Certes au theacuteacirctre les personnages sont preacutesenteacutes au deacutebut mais en proceacutedant de

cette maniegravere ceux-ci nrsquoauraient eu aucune consistance ndash crsquoest les deacuteveloppements

preacuteceacutedents qui nous lrsquoespeacuterons la leur donneront Crsquoest pourquoi nous terminons par eux

sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs

En 1947 le billet de 100 francs laquo Jeune paysan raquo eacutetait mis en circulation

remplaccedilant celui qui pendant quelques anneacutees avait eacuteteacute agrave lrsquoeffigie de Descartes Il nrsquoy a lagrave

eacutevidemment rien que de tregraves fortuit sauf agrave consideacuterer qursquoil se trouvait agrave la Banque de

France quelque fin lecteur de Baillet

Il y aurait en effet deacutecouvert une singuliegravere histoire celle drsquoun paysan laquo reccedilu au

nombre [des] amis raquo de Descartes laquo sans que la bassesse de sa condition le lui fit regarder

au-dessous de ceux du premier rang raquo Dirck Rembrantsz3 Et lrsquoon rencontre en effet dans

les œuvres de Descartes en certains lieux quelques allusions aux laquo paysans raquo et ce avant

mecircme la rencontre avec Dirck Rembrantsz qui ne fut pour Descartes qursquoune occasion de

deacutemontrer ce qursquoil avanccedilait au pegravere Mersenne des anneacutees plus tocirct agrave savoir la possibiliteacute

drsquoune laquo science par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la veacuteriteacute

des choses que ne font maintenant les philosophes raquo4 Car en effet Descartes ne srsquoest pas

contenteacute de recevoir Dirck Rembrantsz il lui a laquo communiqueacute sa Meacutethode pour rectifier

ses raisonnements raquo5 et lrsquoaider ainsi agrave devenir agrave son tour philosophe

Il ne faut eacutevidement pas confondre (1) ces situations peacutedagogiques ougrave il ne semble

pas que lrsquoinvocation carteacutesienne du paysan soit de lrsquoordre de lrsquoironie mais procegravede au

contraire drsquoun grand seacuterieux fondeacute sur ses ideacutees peacutedagogiques notamment et (2) les

situations ougrave Descartes promeut le paysan contre le modegravele des peacutedants et des doctes

comme crsquoest le cas dans les Regulaelig Agrave propos des laquo natures simples raquo Descartes considegravere

en effet que leur connaissance est immeacutediate et que laquo jamais les paysans (rusticis)

3 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes II p555 Cet extrait est citeacute par AT en appendice agrave une lettrede 1648 () dans laquelle Descartes srsquointeacuteressant au sort du paysan demande agrave son correspondant lagracircce drsquoun homme coupable de meurtre Il se preacutesente lui mecircme comme laquo un homme qui ne freacutequente icique des paysans raquo (AT-V-262)

4 Agrave Mersenne le 20 novembre 1629 AT-I-81825 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Ibidem Sur le rapport entre peacutedagogie et sens commun cf

surpa sect22 en particulier

PERSONNAGES 114

nrsquoignorent raquo ces choses lagrave ougrave laquo les doctes ont coutume drsquoecirctre si subtils qursquoils trouvent le

moyen de srsquoaveugler raquo6 Crsquoest que les doctes non ceux qui ont eacutetudieacute mais ceux qui ont

trop eacutetudieacute perdent la lumiegravere naturelle que les paysans ont conserveacute7 Ces laquo paysans raquo

repreacutesentent moins une classe sociale qursquoun type philosophique celui qui incarne le sens

commun natif dans tout ce qursquoil a de poleacutemique et anti-eacutelitiste comme lrsquoeacutecrivait

Montaigne les lettreacute laquo semblent ecirctre ravaleacutes mecircme du sens commun raquo8 Peut-ecirctre faut-il

voir dans cette tradition qui a recours au paysan moins laquo lrsquohumour du philosophe raquo9 qursquoun

usage neacutegatif du sens commun comme garde-fou des extravagances philosophiques

ndash usage que lrsquoon retrouve eacutevidemment dans la philosophie du sens commun

En revanche lrsquoautre aspect du problegraveme nous invite agrave reconsideacuterer le jugement de

Gouhier selon lequel Descartes ne peut avoir laquo lrsquoillusion drsquoeacutecrire pour ldquoles paysansrdquo raquo10 En

un sens il serait absurde de dire le contraire et ce nrsquoest pas parce que le Discours est eacutecrit

en franccedilais qursquoil a pu ecirctre lu par les paysans Il faut cependant reconnaicirctre que ce faisant

Descartes voulait aller au-delagrave de la laquo classe supeacuterieure raquo et laquo quand il a deacutecideacute drsquoeacutecrire en

franccedilais il eacutetait reacutesolu agrave srsquoadresser aux gens ordinaires raquo11 Que Descartes ait eu une

volonteacute drsquoeacutelargir lrsquoaccessibiliteacute agrave son œuvre crsquoest indiscutable qursquoil considegravere que le

paysan puisse ecirctre un repreacutesentant possible (quoique fantasmeacute) de sa philosophie cela lrsquoest

eacutegalement Il faut cependant eacuteviter la meacuteprise qui consiste agrave confondre les deux le paysan

incarne le sens commun le plus naiumlf qui nrsquoest encore enrichi drsquoaucune deacutetermination (et en

particulier eacuteducative agrave lrsquoinverse de lrsquohonnecircte homme) et dont le rocircle srsquoil ne peut ecirctre

neacutegligeacute philosophiquement est avant tout neacutegatif crsquoest-agrave-dire poleacutemique

Ce qui aurait pu ecirctre eacutegalement le titre du Discours de la meacutethode est agrave cet eacutegard

6 laquo saeligpe literati tam ingeniosi esse solent ut invenerint modum caeligcutiendi etiam in illis quaelig per seevidentia sunt atque a rusticis nunquam ignorantur raquo (Regravegle XII AT-X-426)

7 Regravegle XIV AT-X-442 Cf eacutegalement sur la distinction entre eacutetudier et trop eacutetudier Denis Kambouchnerlaquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p23-24

8 Michel de Montaigne Les Essais p187A Il poursuit laquo Car le paysan et le cordonnier vous leur voyezaller simplement et naiumlvement leur train parlant de ce qursquoils savent ceux-ci [les lettreacutes] pour se vouloireacutelever et gendarmer de ce savoir qui nage en la superficie de leur cervelle vont srsquoembarrassant etempecirctrant sans cesse raquo

9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p79 Dans le passage qursquoil consacre auxpaysans Henri Gouhier confond les deux aspects que nous cherchons ici agrave distinguer

10 Henri Gouhier Ibid p79-8011 Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesien Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry

Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin 1988 p142Degraves lors le Discours est caracteacuteriseacute comme laquo un guide modeste pour une vie rationnelle et raisonnable agravelrsquousage des hommes ordinaires qui tout comme le philosophe ont assez drsquointelligence pour deacuteterminerleur propre vie mais qui en mecircme temps comprennent bien leurs limites naturelles raquo Autrement dit ilsrsquoagit drsquoun livre pour le sens commun cf supra chapitre 6 et 7

PERSONNAGES 115

explicite les matiegraveres y sont exposeacutees de telle sorte que laquo ceux mecircme qui nrsquoont point

eacutetudieacute les peuvent comprendre raquo12 ndash cependant entre nrsquoavoir pas eacutetudieacute et ne pas savoir lire

il y a une diffeacuterence

sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou

la querelle de la folie sous lrsquoangle du bon sens

On lrsquoa vu dans le latin de Descartes laquo bon sens raquo se dit sanus sensus et si comme

on a chercheacute agrave le montrer sa philosophie entretient des rapports privileacutegieacutes avec le sens

commun on peut faire lrsquohypothegravese qursquoelle srsquoinscrira en porte-agrave-faux avec tout ce qui est

in-senseacute autrement dit qursquoelle expulsera la folie hors de son horizon de penseacutee En ce

sens Foucault a raison de dire qursquoavec Descartes laquo la folie est exileacutee raquo13 ndash et il ne peut en

ecirctre autrement pour qui fait entiegraverement confiance agrave lrsquoexercice sain de la puissance

humaine raisonnable par excellence le laquo bon sens raquo

Un passage ceacutelegravebre lrsquoatteste Dans la gradation du doute meacutetaphysique Descartes

constate lrsquoinefficaciteacute de la mise en doute des sens qui est insuffisante lorsque les

conditions ideacuteales objectives sont reacuteunies ndash crsquoest-agrave-dire lorsque me trouvant aupregraves du feu

rien ne saurait me persuader que je ne le suis pas pas mecircme une deacutefiance qui affirmerait

que laquo les sens nous trompent quelquefois raquo14 Il faut donc approfondir le doute en portant

la suspicion sur le sujet percevant lui-mecircme (drsquoougrave lrsquohypothegravese de la folie puis du recircve) et

de la mecircme faccedilon que Descartes avait reacutepondu agrave lrsquohypothegravese des sens trompeurs par

lrsquoeacutevocation drsquoune situation perceptive ougrave les circonstances exteacuterieures seraient ideacuteales on

aurait pu srsquoattendre agrave ce qursquoil objecte agrave lrsquohypothegravese de la folie la mise en eacutevidence de

conditions inteacuterieures ideacuteales crsquoest-agrave-dire en envisageant laquo la possibiliteacute de distinguer

entre folie et bon sens raquo15 Cette possibiliteacute drsquoun partage est drsquoautant plus envisageable

12 Agrave Mersenne mars 1636 AT-I-339 On a eacutegalement noteacute que Descartes avait eacutecrit ce livre pour que laquo lesfemmes mecircme [y] pussent entendre quelque chose raquo (Au Pegravere Vatier 22 feacutevrier 1638 AT I 560) ce quiau fond est la laquo preuve ultime de son accessibiliteacute geacuteneacuterale raquo et inscrit de fait Descartes dans unelaquo longue tradition de sexisme philosophique raquo (Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques art cit p82)

13 Michel Foucault Histoire de la folie agrave lrsquoacircge classique Plon 1961 reacuteeacuted Gallimard 1972 p5814 Meacuteditation I AT-IX-1415 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Luquet Puf 1989 p54

PERSONNAGES 116

qursquoelle est inscrite dans le texte lui-mecircme ougrave les fous sont qualifieacutes drsquoinsanis16 autrement

dit ceux agrave qui il manque le bon sens ou la puissance de juger raisonnablement

Seulement cette distinction nrsquoayant pas lieu Frankfurt y voit un changement

tactique de la part de Descartes qui prend la forme drsquoune esquive laquo il se deacutebarrasse tout

drsquoun coup de la question raquo Neacuteanmoins si Descartes ne se preacuteoccupe pas des in-senseacutes ce

nrsquoest pas par une quelconque neacutegligence de sa part mais parce que le projet mecircme des

Meacuteditations Meacutetaphysiques suppose une mise agrave lrsquoeacutecart de la possibiliteacute de la folie laquo agrave

moins de se supposer sain drsquoesprit Descartes ne peut conduire la recherche agrave laquelle il

souhaite se consacrer raquo17 Cela ne signifie rien drsquoautre que ceci le bon sens est preacutesupposeacute

dans le projet mecircme des Meacuteditations et reacuteciproquement la folie est exclue de ce projet Et

si Descartes laquo laisse ouverte la question de son bon sens raquo il ne peut srsquoautoriser agrave le mettre

radicalement en question agrave moins que son entreprise eacutechoue avant que la tentative soit

meneacutee agrave son terme18 Le bon sens se confirmera de lui-mecircme en temps voulu avec la

validation de la raison preacutesupposeacute il nrsquoest pas selon Frankfurt preacutejugeacute

Certes il est indeacuteniable que lrsquoentreprise mecircme du doute a quelque chose de fou

crsquoest-agrave-dire drsquooffusquant pour le bon sens ndash justement parce que lrsquohomme de bon sens est

celui qui ne doute pas ou du moins jamais selon des modaliteacutes hyperboliques19 Crsquoest que

le bon sens du philosophe qui meacutedite ne peut ecirctre tout agrave fait celui du gentilhomme (pour

qui le bon sens se situe plus essentiellement sur le terrain pratique) et crsquoest pourquoi srsquoil

laquo peut sembler qursquoil y a de lrsquoextravagance agrave douter () toutefois il appartient au

philosophe de srsquoinquieacuteter de la possibiliteacute au cœur mecircme [des] eacutevidences drsquoune illusion

drsquoespegravece hallucinatoire raquo non pas en tant que la folie est consideacutereacutee pour elle-mecircme mais

comme laquo un opeacuterateur rheacutetorique raquo du doute20 Pour retrouver le bon sens apregraves ce deacutetour

aux confins du raisonnable (deacutetour qui cependant nrsquoest jamais hors de tout controcircle) il

faut faire lrsquoeacutepreuve de certaines situations extrecircmes hors de porteacutee du commun

Cependant nrsquoy a-t-il pas lieu sur la base de cette seacuteparation entre le philosophique

et le non-philosophique dans ce moment deacutecisif du doute meacutetaphysique ougrave la folie

16 Meditatio I AT-VII-18 l2617 Harry G Frankfurt Ibid p56 Autrement dit laquo la tacircche qursquoil se propose dans les Meacuteditations nrsquoest pas

de deacutecouvrir comment un fou peut trouver un fondement pour les sciences raquo On ne saurait ecirctre plus clair18 Ibidem Frankfurt peut donc dire plus tard laquo Descartes a rejeteacute de maniegravere peacuteremptoire tout doute

concernant son bon sens () jrsquoai admis la leacutegitimiteacute de cette proceacutedure raquo (Ibid p111)19 Qui par deacutefinition mettent en doute ce qui nrsquoa jamais eacuteteacute suspicieux pour laquo aucun homme de bon sens raquo

(Abreacutegeacute des Meacuteditations AT-IX-12) Le latin plus significatif sur le rapport entre bon sens et folie dit laquo de quibus nemo unquam sanœ mentis seria dubitavit raquo (AT-VII-16)

20 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes PUF 2005 p272-273

PERSONNAGES 117

intervient soudainement et ougrave une voix srsquooffusque (laquo mais quoi Ce sont des fous (sed

amentes sunt isti) raquo21) drsquoattribuer cette exclamation agrave un second sujet distinct du sujet

meacuteditant Crsquoest ce que fait Derrida au prix drsquoune seacuteparation entre deux formes du laquo bon

sens raquo celui philosophique qui sait se rapporter laquo au sans-fond du non-sens raquo (crsquoest-agrave-

dire agrave la folie) celui non-philosophique opprimant et qui laquo se deacutetermine trop vite raquo par

opposition au non-sens22

Il semble que Foucault dans sa reacuteponse de 1972 agrave Derrida a eacuteteacute sensible agrave ce qursquoil

faut bien nommer ici une nouvelle forme drsquoexclusion voire un certain meacutepris pour la

penseacutee non-philosophique rendue responsable drsquoexclure la folie comme par un geste naiumlf

de lrsquoordre de la laquo petite farce du paysan qui fait irruption () avec ses fous du village raquo23

En effet il est agrave noter que cette distinction des deux bon sens par Derrida ne va pas de soi

et que comme lrsquoa noteacute judicieusement Jean-Marie Beyssade en se reacutefeacuterant agrave un passage

parallegravele dans Le Recherche de la Veacuteriteacute laquo la complaisance raquo du bon sens philosophique

(qui est celui drsquoEudoxe) laquo agrave lrsquoeacutegard de lrsquohonnecircte Poliandre raquo (qui a le bon sens non-

philosophique selon le partage derridien) laquo nrsquoest pas parfaitement innocente raquo24

Indeacutependamment du fait que Jean-Marie Beyssade srsquoaccorde avec le point drsquoargumentation

majeur de Derrida (agrave savoir la continuiteacute entre la folie et lrsquohypothegravese du Malin Geacutenie) il

est notable qursquoil voit dans la distinction derridienne quelque chose drsquoeacuteminemment gecircnant

comme la complaisance agrave lrsquoeacutegard drsquoun raciste Et mecircme si le meacutetaphysicien ne doit pas

avoir de preacutejugeacute qui le preacutevienne contre la folie il est eacutevident (et le dialogue La recherche

de la veacuteriteacute tend agrave la prouver) qursquoil cherchera plus la compagnie de lrsquohonnecircte homme que

celle fou ndash et que dans une certaine mesure il preacutesume de son bon sens et de celui de son

lecteur sans du reste que cela lui pose le moindre problegraveme

LrsquoIdiot de Descartes dont il va ecirctre question par la suite sera justement agrave la fois

21 AT-IX-14 et AT-VII-1922 Jacques Derrida laquo Cogito et Histoire de la Folie raquo 1963 in Lrsquoeacutecriture et la diffeacuterence 1967 Point Seuil

p88 Ferdinand Alquieacute dans sa contribution agrave lrsquoanalyse de ce passage penche vers ce typedrsquointerpreacutetation en soulignant que la laquo folie raquo des Meacuteditations est deacutelire plutocirct qursquohallucination et que parconseacutequent un partage doit ecirctre fait entre philosophe et non-philosophe laquo Nul ne deviendrait philosophesrsquoil nrsquoeacutetait drsquoabord un peu fou raquo crsquoest-agrave-dire srsquoil se posait laquo des questions que les gens raisonnables ne seposent pas raquo (cf laquo Le philosophe et le fou raquo in Armogathe et Belgioioso Descartes Metafisico Interpretazioni del Novecento Rome Istituto dellrsquoenciclopedia Italiana 1994 p115)

23 Michel Foucault laquo Mon corps ce papier ce feu raquo 1972 repris dans Philosophie Anthologie Gallimard2004 p169

24 Jean-Marie Beyssade laquo Mais quoi ce sont des fous Sur un passage controverseacute de la PremiegravereMeacuteditation raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 78e Anneacutee No 3 (Juillet-Septembre 1973) p286Pour la complaisance drsquoEudoxe cf Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-511 laquo II est vrai que ce serait offenserun honnecircte homme que de lui dire qursquoil ne peut avoir plus de raison qursquoeux [les meacutelancoliques] raquo

PERSONNAGES 118

celui qui ne preacutejuge que de son bon sens et qui par ce seul preacutejugeacute se refuse agrave laisser la

folie planer sur son horizon sur ce point Foucault nous semble plus proche de Descartes

Cependant le questionnement de la folie dans lrsquohorizon meacutetaphysique est les

interpregravetes lrsquoont noteacute reacuteduit agrave ces quelques lignes qui mecircme si elles ont un aspect deacutecisif

en ce qursquoelles font signe vers un preacutesupposition du bon sens au cœur mecircme de lrsquoentreprise

carteacutesienne ne suffisent peut-ecirctre pas agrave caracteacuteriser lrsquoensemble de la philosophie

carteacutesienne En se reportant par ailleurs aux traiteacutes moins meacutetaphysiques ougrave la folie est

plus expresseacutement traiteacutee comme un deacuteregraveglement du corps les indications carteacutesiennes

iront dans le mecircme sens dans le partage du bon sens (ou de la prudence) et de la folie

Descartes laquo tendra agrave majorer la part de la prudence raquo dans le cours ordinaire des affaires

humaines ndash contrairement agrave un Montaigne par exemple25

sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues

Crsquoest avec raison qursquoon peut affirmer que lrsquoImage de la penseacutee sous-tendue par tout

le carteacutesianisme est laquo emprunteacutee agrave lrsquoeacuteleacutement pur du sens commun raquo26 et lrsquoerreur des

commentateurs qui voient dans les Meacuteditations (en particulier) une laquo reacutefutation de la

doctrine du sens commun raquo (M Gueroult) est de ne pas consideacuterer avec attention que si

cette philosophie nrsquoendosse que pas ou peu de laquo proposition[s] particuliegravere[s] du bon sens

ou du sens commun raquo elle nrsquoen reste pas moins dans laquo lrsquoeacuteleacutement raquo du sens commun27 Et

cet laquo eacuteleacutement raquo est justement celui drsquoune raison impermeacuteable agrave tout espegravece de

reconnaissance de la folie (ou de la becirctise ou de la meacutechanceteacute autrement dit de ce qui

nrsquoest pas sanus sensus cf supra sect26) comme possibiliteacute de la penseacutee ndash une penseacutee ougrave

lrsquohorizon de la folie est justement laquo exclu raquo Que Descartes ne conserve du sens commun

que peu de positions qursquoil le vide de son contenu cela nrsquoy fait rien il en garde la forme

Pour Deleuze le laquo personnage conceptuel raquo agrave mecircme de donner corps agrave cette forme

est lrsquoIdiot celui qui sans preacutesupposeacutes ni preacutejugeacutes se laisse seulement guider par la lumiegravere

naturelle personnage dont lrsquoorigine est agrave chercher chez Nicolas de Cues28 Seulement

25 Denis Kambouchner laquo Descartes un monde sans fous Des Meacuteditations Meacutetaphysiques au Traiteacute delrsquoHomme raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20102 ndeg 247 p211

26 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17227 Gilles Deleuze Ibid p17528 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p63 Il est agrave noter que deacutejagrave

PERSONNAGES 119

derriegravere cette absence de preacutejugeacute laissant un bon sens pur et agrave mecircme de parvenir agrave toutes

les veacuteriteacutes par lui-mecircme Deleuze deacutebusque une Image de la penseacutee qursquoil reacutecuse en cela

que ce qui fait la singulariteacute de toute penseacutee possible y est brideacute Il deacutenonce derriegravere

lrsquoillusion drsquoun commencement radical des preacutesupposeacutes populaires de nature agrave

compromettre lrsquoentreprise philosophique derriegravere la laquo coquetterie raquo du deacutetour

meacutetaphysique carteacutesien la philosophie laquo retrouve raquo le sens commun ndash ainsi elle ne peut

donner un nouveau deacutepart sur la table rase des preacutejugeacute que parceqursquoelle preacutejuge du sens

commun crsquoest-agrave-dire parceqursquoelle preacutesuppose cette bonne volonteacute de notre penseacutee coupleacutee

agrave une accessibiliteacute au vrai partageacutee entre tous29

Seulement srsquoil est certain que Deleuze nrsquoaurait pu choisir pour Descartes le

personnage conceptuel du Fou pourquoi lrsquoIdiot et pas lrsquoHonnecircte Homme Pourquoi

lrsquoIdiot qui justement est ambigueuml et double et agrave chaque instant peut devenir ce Fou que

Descartes a conjureacute30 Quel est le sens de ce personnage conceptuel pour la philosophie de

Descartes Pour reacutepondre seacuterieusement agrave cette question (ce qui nrsquoa jamais agrave notre

connaissance eacuteteacute fait dans les eacutetudes carteacutesiennes) il faut partir sur les traces de

lrsquohypothegravese deleuzienne agrave la recherche de ceux qui philosophent comme des Idiots

Il est clair que les caractegraveres essentiels de lrsquoIdiot de Descartes se trouvent deacutejagrave chez

Nicolas de Cues la mise en avant du laquo penseur priveacute raquo (le laiumlc que lrsquoon rencontre

eacutegalement chez Cherbury) contre le professeur public la confiance dans les forces

naturelles de lrsquoesprit la substitution de lrsquoinneacuteisme (chacun trouve en soi les veacuteriteacutes dont il

fait lrsquoexpeacuterience) agrave lrsquoenseignement des concepts par lrsquoautoriteacute Le dialogue de LrsquoIdiot sur

la sagesse procegravede agrave la mise en place de ce dispositif laquo un certain pauvre Idiot raquo srsquooppose

agrave un laquo tregraves riche orateur raquo31 il est laquo totalement ignorant raquo32 et srsquoil parvient agrave tenir tecircte agrave

lrsquohomme de lettres comme Eudoxe agrave Eacutepisteacutemon crsquoest que laquo le pouvoir de juger est

naturellement concreacutetiseacute avec lrsquoesprit raquo et qursquoainsi il peut laquo [juger] par lui-mecircme des

Henri Gouhier signalait cette parenteacute en se reacutefeacuterant (comme Deleuze) aux travaux de Maurice deGandillac sur Nicolas de Cues Henri Gouhier cependant parlait drsquoIngeacutenu plutocirct que drsquoIdiot (La penseacuteemeacutetaphysique op cit p78-80)

29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p176 et p171 Sur les laquo retrouvailles raquo de la philosophieet du sens commun en meacutetaphysique et en meacutetaphysique cf supra sect8 et sect14

30 Gilles Deleuze Qursquoest-ce que la philosophie Ibid p72 laquo lrsquoIdiot () aussi un Fou une sorte de fou raquo31 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia in Opera Omnia iusu et auctoritate academia litterarum

heidelbergensis Volumen V Hambourg 1933 p3 laquo convenit pauper quidam idiota ditissimumoratorem in foro Romano raquo

32 Ibid p5 laquo penitus ignorans raquo

PERSONNAGES 120

choses rationnelles raquo33 sans srsquoinquieacuteter le moins du monde de ce que peuvent en penser les

doctes On trouve drsquoailleurs lrsquoIdiot du cusain au deacutebut de ce mecircme dialogue occupeacute agrave

tailler des travaux manuels ndash agrave un homme qui lui preacutesente un philosophe il dit espeacuterer que

ce dernier ne laquo meacuteprisera point de [srsquo]occuper de lrsquoart de tailler des cuillegraveres raquo34

Ce dispositif incarneacute par le personnage conceptuel de lrsquoIdiot est selon Deleuze

redevable drsquoune laquo atmosphegravere chreacutetienne mais en reacuteaction contre lrsquoorganisation

ldquoscolastiquerdquo du christianisme contre lrsquoorganisation autoritaire de lrsquoEacuteglise raquo35 Et en effet

rien nrsquoest plus remarquable dans cette philosophie que lrsquoombre de lrsquoEacutepicirctre aux Corinthiens

qui confond la sagesse des doctes si les doctes ne sont pas sages (et si seuls les Idiots le

sont) crsquoest que la sagesse de ce monde est folle aux yeux de Dieu (1 Cor 319)36 Il ne

faut cependant pas voir dans cette reacutefeacuterence une condamnation pour toute sagesse ou

savoir humain possible mais seulement pour celui qui est tireacute des livres et qui bride

lrsquoesprit naturellement libre par lrsquoautoriteacute37 La seule vraie sagesse est celle qursquoun Idiot

peut deacutecouvrir par ses simples forces et la reacutefeacuterence agrave Paul de Tarse ne se situe pas

uniquement sur le plan du salut Si Descartes convient en effet que le chemin du ciel nrsquoest

laquo pas moins ouvert aux plus ignorants qursquoaux plus doctes raquo38 comme Nicolas de Cues il

inscrit eacutegalement le personnage de lrsquoIdiot sur le plan de la connaissance ndash avec sans doute

une theacutematisation encore plus explicite des pouvoirs inneacutes de lrsquoesprit

La figure de lrsquoIdiot inventeacutee par de Cues se preacutecise donc et trouve effectivement

dans la penseacutee de Descartes un nouveau souffle et peut-ecirctre un approfondissement laiumlque

encore plus certain La deacutefiance agrave lrsquoeacutegard drsquoune culture trop scolaire lrsquoinneacuteisme et ce qursquoil

implique pour la theacuteorie de lrsquoenseignement tout cela renforce ce qui fait le trait

caracteacuteristique de lrsquoIdiot lrsquoIdiot crsquoest le singulier mais aussi celui qui est solitaire et qui

laquo marche seul raquo39 sans se preacuteoccuper des laquo opinions contraires raquo comme doit le faire tout

homme qui cultive le sens commun40 Drsquoougrave cette revendication toute carteacutesienne de

33 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p119 laquo vis judicaria est menti naturaliter concreata per quamjudicat per se de rationibus raquo

34 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p4735 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie p63-6436 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia Ibid p3-4 laquo ldquoscientia huius mundirdquo in qua te ceteros praecellere

putas ldquostultitiardquo quaedam est ldquoapud deumrdquo et hinc ldquoinflatrdquo raquo Michel Foucault avait deacutejagrave inscrit le cusaindans lrsquohistoire de ces mots de Paul de Tarse (Histoire de la Folie op cit p42-44)

37 Ibidem p4 laquo Traxit te opinio auctoritatis ut sis quasi equus natura liber sed arte capistro alligatuspraesepi () raquo

38 Discours I AT-VI-839 Discours II AT-VI-1640 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-140141

PERSONNAGES 121

pouvoir laquo eacutecrire ingeacutenument raquo41 ce qui ne signifie certainement pas que Descartes retrouve

le laquo mythe de lrsquoIngeacutenu raquo puisque comme lrsquoa justement noteacute Gouhier la vision carteacutesienne

de lrsquoenfance ne peut meacutenager la possibiliteacute de voir dans celle-ci un ideacuteal agrave atteindre42 Crsquoest

donc bien le mythe de lrsquoIdiot qui se rejoue chez Descartes

Poursuivons sur le chemin traceacute par Deleuze LrsquoIdiot est donc un personnage

conceptuel ndash et comme tout personnage conceptuel il se deacuteplace sur un plan drsquoimmanence

traceacute par son philosophe et dans lequel il prend son sens Pour lrsquoIdiot carteacutesien il srsquoagit de

lrsquoimage classique de la penseacutee dont Deleuze voit une occurrence exemplaire chez notre

auteur Le plan drsquoimmanence donne une Image de la penseacutee crsquoest-agrave-dire aussi une Image

de ce que nrsquoest pas la penseacutee Pour Descartes le neacutegatif de la penseacutee sera lrsquoerreur laquo la

becirctise lrsquoamneacutesie lrsquoaphasie le deacutelire la folie raquo sont unifieacutes dans lrsquoerreur ndash elles

nrsquointeacuteresseront pas le penseur (comme nous lrsquoavons vu pour la folie qui nrsquoest qursquoune

figure rencontreacutee dans les Meacuteditations sur la recherche des erreurs possibles)43 Pourquoi

est-ce que lrsquoIdiot qui incarne le personnage-type de cette Image de la penseacutee est-il

preacutemuni de lrsquoerreur Parce que uniquement guideacute par les lumiegraveres de la raison naturelle et

du bon sens il ne peut pas se tromper Il se trompera drsquoautant moins qursquoil se deacutepouille de

tout ce qui excegravede le bon sens et ainsi sera drsquoautant laquo moins exposeacute aux erreurs lorsqursquoil

agit seul et par lui-mecircme que lorsqursquoil srsquoefforce anxieusement raquo de suivre ce qui lui est

exteacuterieur (regravegles artifices logique etc)44 LrsquoIdiot nrsquoa pas drsquoautre maicirctre que le sens

commun qui reacutevegravele agrave tout un chacun ce qursquoil doit savoir sous la forme drsquoun laquo tout le

monde sait raquo qui laquo oppose la bonne volonteacute agrave lrsquoentendement trop plein raquo45 ndash il y a

toujours nous lrsquoavons deacutejagrave vu (cf supra sect24) quelque chose qui srsquooppose dans le fait de

cultiver le bon sens pur au savoir Crsquoest en ce sens seulement que lrsquoIdiot a quelque chose

de subversif

Seulement son rapport agrave lrsquoautoriteacute scolaire est ambigueuml puisque selon Deleuze

Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutejugeacutes qursquoEacutepisteacutemon et le bon sens anti-scolaire finit toujours

41 Agrave Huygens 10 octobre 1642 citeacute par H Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p7942 Henri Gouhier La Penseacutee Meacutetaphysique de Descartes Ibid p8043 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p5744 laquo () sani sensus qui ubi solus per se agit erroribus minus est obnoxius raquo (Recherche de la Veacuteriteacute AT-

X-521)45 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p170 Ce laquo tout le monde sait raquo reacutesonne eacutevidemment

avec la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode qui constitue selon Deleuze une laquo veilleplaisanterie raquo dont laquo il se sert () pour eacuteriger une image de la penseacutee telle qursquoelle est en droit raquo et pas enfait (Ibid p172) Pour les interpreacutetations de cette phrase cf supra chapitre 6

PERSONNAGES 122

par retrouver quelque chose drsquoune fondamentale coercition46 Ce qui gegravene Deleuze crsquoest

que lrsquoon puisse preacutesupposer par exemple dans le Cogito ce que signifie penser ou ecirctre sur

un plan doxique (dont il considegravere que bon sens et sens commun laquo constituent les deux

moitieacutes raquo47) ou preacute-philosophique comme si lrsquoon y pensait naturellement Et en effet

Descartes fait appel agrave lrsquoexpeacuterience commune pour fonder des eacutevidences partageacutees entre

tous agrave partir desquelles deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des sciences on ne pourra pas faire

plus eacuteloigneacute de la penseacutee deleuzienne

sect28 Descartes en Russie devenu fou

LrsquoIdiot qui permet de rendre compte des liens entre la penseacutee carteacutesienne et le sens

commun nrsquoest cependant pas un personnage univoque Il refoule son double qui nrsquoest pas

lrsquoIdiot du sens commun mais lrsquoIdiot-Fou celui dont les Meacuteditations annihilegraverent la

possibiliteacute Crsquoest la raison pour laquelle les deux Idiots fregraveres ennemis doivent faire

lrsquoobjet drsquoune compreacutehension commune qui deacutevoile jusqursquoagrave quel point lrsquoIdiot du bon sens

diffegravere de (et refoule) lrsquoIdiot-Fou En reacutepondant agrave cette ultime question Mychkine lrsquoIdiot

de Dostoiumlevski est-il laquo Descartes en Russie devenu fou raquo48 on pourra (1) agrave la fois

comprendre ce qui fait la speacutecificiteacute de lrsquoIdiot carteacutesien (crsquoest-agrave-dire au fond son rapport

tout particulier au bon sens) en rendant compte du genre de laquo mutation raquo qui a pu donner

lieu agrave partir de lrsquoIdiot carteacutesien agrave la naissance drsquoune autre forme de philosophie

diameacutetralement opposeacutee et finalement (2) ce qui du projet carteacutesien et de son lien profond

avec le sens commun a eacuteteacute recouvert par cette nouvelle philosophie

46 laquo Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutesupposeacutes qursquoEacutepisteacutemon raquo (Gilles Deleuze Ibid p170) Ainsi le bon sensau fond laquo retrouve lrsquoEacutetat retrouve lrsquoEacuteglise retrouve toutes les valeurs [de son] temps () raquo (p177) Surla question de lrsquoorthodoxie cf supra sect8

47 Gilles Deleuze Ibid p175 Deleuze distingue laquo bon sens raquo et le laquo sens commun raquo comme lrsquoobjectif et lesubjectif une principe de reconnaissance de lrsquoobjet entre les hommes et drsquoidentiteacute de lrsquoobjet pour une seulet mecircme sujet (Deleuze cite agrave propos lrsquoeacutepisode du morceau de cire ougrave en effet Descartes suppose unlaquo sens commun raquo qui me permet de dire laquo crsquoest le mecircme que je vois que je touche etc raquo AT-IX-25 cfsupra sect6)

48 Deleuze et Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p64 Tout aussi bien il aurait pu ecirctrequestion de Bouvard et Peacutecuchet (deacutejagrave rencontreacutes auparavant) plutocirct que de Dostoiumlevski qui incarnent agraveleur faccedilon laquo lrsquoissue [crsquoest-agrave-dire la sortie] du Discours de la meacutethode raquo (Gilles Deleuze Diffeacuterence etReacutepeacutetition op cit p353-354) en refusant toute forme de becirctise Or selon Deleuze le Cogito en est unequi emprunte sa forme au sens commun deacutepasser cette becirctise crsquoest veacuteritablement commencer agrave penser

PERSONNAGES 123

(1) La base commune de lrsquoIdiot russe et de lrsquoIdiot carteacutesien crsquoest de srsquoopposer

comme le singulier au professeur public comme lrsquoignorant au docte comme celui qui veut

penser par lui-mecircme agrave celui qui pense sous lrsquoautoriteacute des autres Cependant lagrave ougrave avec la

pureteacute de son bon sens Poliandre ou Eudoxe eacutetaient agrave la recherche de laquo tant de choses qui

sont eacutevidemment agrave notre porteacutee raquo et qursquoils puissent comprendre par eux-mecircmes49 lrsquoIdiot

russe telle qursquoil a eacuteteacute theacutematiseacute par Chestov laquo ne veut pas du tout drsquoeacutevidences () il veut

lrsquoabsurde raquo50 Retrouvant lrsquoideacutee drsquoun bon sens comme misreacuteable dernier refuge de la

laquo raison humilieacutee et suppliante raquo incapable de tout deacutemontrer et ne pouvant qursquoaffirmer

gratuitement certaines choses sans avoir la capaciteacute de se deacutefendre jusqursquoau bout laquo les

armes et la force agrave la main raquo51 Chestov cherche agrave rejouer lrsquoopposition entre Pascal et

Descartes en faisant un deacutetour par la litteacuterature russe

Pascal et Dostoiumlevski contre Descartes ont en effet ceci de commun que laquo lrsquoun et

lrsquoautre perdent confiance en les veacuteriteacutes que nous apportent les connaissances objectives raquo

dans la mesure ougrave agrave la recherche drsquoeacutevidences rationnelles ils opposent lrsquoincompreacutehensible

lrsquoAbsurde et au fond la ruine de la Raison52 Et ce que remarque Chestov crsquoest qursquoil ne

fallait pour en venir agrave une telle philosophie (qui trouve selon Deleuze son incarnation dans

le personnage de lrsquoIdiot-fou) qursquoune simple transformation pratique du carteacutesianisme car

laquo en theacuteorie raquo la ruine de la raison eacutetait en germe chez Descartes lorsqursquoil fut proche

drsquoadmettre laquo que ce qui est eacutevidement impossible selon notre raison humaine [est] possible

agrave Dieu raquo53 ndash voilagrave qui constituait bien pour Chestov la porte drsquoentreacutee dans la philosophie de

lrsquoAbsurde Il suffisait donc que lrsquoIdiot du bon sens laquo perde la raison raquo pour que lrsquoIdiot-fou

regagne ce que le bon sens avait refouleacute lrsquoabsurde lrsquoincompreacutehensible lrsquoineacutevident ce

fond de non-sens54 Et un instant le sujet meacuteditant avait perdu la sens qui se trouvait au

deacutebut de la deuxiegraveme Meacuteditation laquo tellement surpris (turbatus sum) raquo par ses reacuteflexions

qursquoil se demandait comment sortir de ce doute dans lequel il eacutetait entreacute la veille55

49 Recherche AT-X-50050 Gilles Deleuze Ibidem Deleuze trouve donc chez Chestov cette opposition des deux Idiots il faut

oublier laquo le bon sens et le divin Platon et se [preacutecipiter] dans les bras de lrsquoAbsurde raquo (Leacuteon ChestovKierkegaard et la philosophie existentielle trad T Rageot et B Schloezert Vrin 2006 p101)

51 Blaise Pascal Fragment Vaniteacute ndeg38 eacuted Sellier sect85 Crsquoest la raison pour laquelle laquo le savoir megravenelrsquohomme ineacutevitablement agrave sa perte raquo (Leacuteon Chestov Ibid p24)

52 Leacuteon Chestov Lrsquo œuvre de Dostoiumlevski V 1937 in Cahiers de Radio-Paris ndeg 5 15 mai 193753 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p82 Qursquoavec la thegravese de la

transcendance divine le carteacutesianisme porte en son sein la ruine du rationalisme crsquoest ce qursquoaffirmaitaussi Cassirer (cf Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes op cit p491)

54 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p6455 Meacuteditation II AT-VII-23 et AT-IX-18

PERSONNAGES 124

Pour en sortir ce sujet deacutevoile le Cogito qui met un terme agrave ce laquo scandale raquo que

constituait la possibiliteacute que toute une seacuterie de choses ne fussent pas vraies pour laquo un ecirctre

supeacuterieur raquo56 Et face au doute drsquoEacutepisteacutemon qui objecte que lrsquoon pourrait ne pas entendre

ce que signifie penser ecirctre douter Eudoxe reacutepond que ces laquo choses () sont ainsi claires

et connues drsquoelle-mecircmes (simplicissima et clarissimaque sint) raquo qursquoil faut ecirctre aveugleacute par

lrsquoAutoriteacute de lrsquoEacutecole pour en disconvenir57 Autrement dit selon Deleuze Descartes

preacutejuge de ce que laquo tout le monde sait raquo58 agrave savoir de ce que signifie penser douter ecirctre

Ce preacutesupposeacute signifie qursquoil nrsquoexiste personne qui nrsquoait laquo un entendement faible

(tantilli ingenii) au point de ne pas avoir assez de lumiegravere pour connaicirctre suffisamment ce

qursquoest un doute ce qursquoest une penseacutee et ce qursquoest lrsquoexistence raquo59 LrsquoIdiot qui nrsquoa drsquoesprit

(ingenium) que le strict minimum et qui agrave proprement parler est stupide peut parvenir par

ses seules forces au Cogito Mieux encore crsquoest parce qursquoil est un Idiot qursquoil y parvient

une deacutefinition de lrsquohomme comme laquo animal raisonnable raquo nrsquoeacutetant entendue par personne

le Docte qui lrsquoaura appris dans les eacutecoles sera moins agrave mecircme de deacutecouvrir ce que lrsquoIdiot

aura saisi dans toute sa simpliciteacute60

Lrsquohomme de lrsquoEacutecole en effet quand il srsquoagit de comprendre ce qursquoil est srsquoenferme

dans un laquo labyrinthe dont nous ne pourrions jamais sortir (profecto in Labyrinthum e quo

egredi numquam possemus abriperemur) raquo61 fait de deacutefinitions et de subtiliteacutes

meacutetaphysiques Faire lrsquoIdiot cela revient donc agrave affirmer que laquo tout le monde sait ce que

signifie penser et ecirctre tandis que tout le monde ne sait pas (seul le savant sait) ce que

signifie un animal rationnel raquo62

56 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p8257 Recherche AT-X-524 et Carraud Olivo op cit p309 pour la traduction depuis le neacuteerlandais Pour laquo un

homme qui examine les choses en lui-mecircme raquo crsquoest-agrave-dire qui ne se situe pas dans lrsquoespace public de ladiscussion dans laquo une eacutecole ou une assembleacutee raquo (opposition du penseur priveacute et du penseur publicdrsquoinspiration cusaine) ces choses sont connues avec une grande simpliciteacute

58 laquo () un preacutesupposeacute subjectif ou implicite il a la forme du ldquotout le monde saitrdquo Tout le monde saitavant le concept et sur un mode preacutephilosophique tout le monde sait ce que signifie penser et ecirctre raquo(Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p170)

59 Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 et Carraud-Olivo p309 Emmanuel Faye dans sa traduction proposede traduire laquo il nrsquoa jamais existeacute quelqursquoun drsquoassez stupide pour avoir eu besoin drsquoapprendre ce que crsquoestque lrsquoexistence avant de pouvoir conclure et affirmer qui il est raquo

60 Recherche AT-X-515 Poliandre avec son sens commun peut laquo connaicirctre des veacuteriteacutes qursquoEacutepisteacutemon sisavant soit-il pourrait ignorer (veritasque quas quantumvis doctus Epistemon forsan ignorare potueritcohnoscendas nobis exhiberes) raquo

61 Recherche AT-X-515 et Carraud-Olivo op cit p28962 Isabelle Ginoux laquo Les types psycho-sociaux et le personnage conceptuel raquo in Gilles Deleuze eacuted

P Verstraeten et I Stengers Vrin 1998 p97

PERSONNAGES 125

Seulement le nouvel Idiot celui de Dostoiumlevski ou de la philosophie de lrsquoabsurde

sera au contraire celui qui laquo nrsquoarrive plus agrave savoir ce que tout le monde sait raquo63 il ne

partage en aucun cas les preacutejugeacutes du sens commun les preacutesupposeacutes de la philosophie du

bon sens et les valeurs de son temps Il est en tout heacuteteacuterodoxe et il ne srsquoen remettra jamais

aux eacutevidences car ce que recherche Dostoiumlevski au fond crsquoest laquo lrsquoinattendu le subit les

teacutenegravebres le caprice cela justement qui au point de vue du bon sens et de la science

nrsquoexiste pas ou nrsquoexiste que neacutegativement raquo64

(2) Ce qursquoa recouvert une certaine philosophie franccedilaise en particulier deleuzienne

dans la promotion drsquoune autre figure de lrsquoIdiot heacuteriteacutee de Chestov et de la litteacuterature crsquoest

preacutecisement le cœur du projet carteacutesien que lrsquoon pourrait caracteacuteriser comme un

rationalisme du sens commun autrement dit un rationalisme qui srsquoinscrit dans lrsquohorizon du

sens commun y compris lorsqursquoil cherche agrave le transformer Crsquoest ce projet drsquoune

conciliation possible drsquoun entente philosophique avec toute une dimension populaire

comme aurait pu le dire Hegel Deleuze entend cela avec deacutegoucirct

Deacutecrivant au deacutebut de son roman Le Barbon un jeune homme rentrant chez son

pegravere et sa megravere de ses eacutetudes de philosophie Jean-Louis Guez de Balzac raconte le meacutepris

soudain (et feint) de ce jeune philosophe pour le jugement populaire Et quand mecircme il

aurait reconnu que ses parents disent sur quelque chose la veacuteriteacute il preacutefeacutererait affirmer le

contraire laquo de peur qursquoon ne crut qursquoil fut du leur raquo Ce faisant laquo il srsquoimagina que sur tout

il fallait srsquoeacuteloigner du sens commun () le mot de commun le deacutegoucircta si fort de celui de

sens que degraves lors il se reacutesolu de nrsquoen point avoir raquo65

Nous ne pouvons nous empecirccher de songer une derniegravere fois avec Balzac qursquoil y a

dans cette posture philosophique de la rupture avec le sens commun quelque chose de

surjoueacute et dont les conseacutequences politiques sont agrave envisager dans la mesure ougrave elles

megravenent agrave un meacutepris du commun

63 Serge Cardinal laquo Les idiots Descartes Deleuze Dostoiumlevski raquo in Bertrand Gervais et Jean-FranccediloisChassay (dir) Les Lieux de lrsquoimaginaire Montreacuteal 2002 p94

64 Leacuteon Chestov laquo Dostoiumlevski et la lutte contre les eacutevidences raquo trad Boris de Schlœzer in NouvelleRevue Franccedilaise T18 1922 p150 Cf en particulier Les carnets du sous-sol IX 1884 (trad AndreacuteMarkowicz Actes Sud) ougrave lrsquoideacutee drsquoune humaniteacute guideacutee par le sens commun est longuement reacutecuseacutee laquo Vous par exemple vous voulez deacutesapprendre aux hommes leurs vieilles habitudes et corriger leurvolonteacute pour qursquoelle corresponde aux exigences de la science et du bon sens Mais comment savez-vousqursquoil est non seulement possible mais neacutecessaire de transformer les hommes de cette faccedilon raquo Oncomprend ainsi qursquoil puisse y avoir dans cette philosophie quelque chose de conservateur en deacutepit mecircmede sa revendication drsquoheacuteteacuterodoxie Sur la dimension politique du sens commun cf infra laquo Conclusion raquo

65 Jean-Louis Guez de Balzac Le Barbon 1663 Paris p9

CONCLUSION 126

CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN

sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation

laquo Le second fruit est qursquoen eacutetudiant ces Principes onsrsquoaccoutumera peu agrave peu agrave mieux juger de toutes les chosesqui se rencontrent et ainsi agrave ecirctre plus Sage () Letroisiegraveme est que les veacuteriteacutes qursquoils contiennent eacutetant tregravesclaires et tregraves certaines ocircterons tous sujets de dispute etainsi disposeront les esprits agrave la douceur et agrave la concorde tout au contraire () [des esprits] pointilleux et plusopiniacirctres [qui] sont peut-ecirctre la premiegravere cause desheacutereacutesies et des dissensions qui travaillent maintenant lemonde raquondash Reneacute Descartes Lettre-Preacuteface AT-IXB-18

Antonio Gramsci a systeacutematiquement souligneacute la dimension politique du sens

commun crsquoest le fait pour celui-ci de participer laquo agrave une conception du monde ldquoimposeacuteerdquo

meacutecaniquement par le milieu ambiant raquo crsquoest-agrave-dire essentiellement par la classe sociale agrave

laquelle on appartient1 La philosophie a ceci de particulier que faisant retour sur cette

conception du monde inconsciente elle entre avec elle dans un processus dialectique pour

la deacutepasser

Selon Antonio Gramsci la philosophie franccedilaise plus que toute autre tradition srsquoest

inteacuteresseacutee au sens commun Qursquoelle le critique ou qursquoelle deacutecide de se fonder sur lui avant

de srsquoeacutelever qursquoelle le transforme ou simplement qursquoelle lrsquoinvoque comme son horizon

qursquoelle entre avec lui en rupture radicale elle srsquoy reacutefegravere quoi qursquoil en soit comme agrave quelque

chose que la penseacutee ne peut neacutegliger Une analyse historique et sociale de cette situation

paradoxale qui veut que des eacutelites philosophiques srsquoapproprient un discours qui semble

devoir ecirctre celui du peuple se reacutesout dans la constatation que laquo les intellectuels tendent [en

France] plus qursquoailleurs en raison de conditions traditionnelles deacutetermineacutees agrave se

rapprocher du peuple pour le guider ideacuteologiquement raquo2

1 Antonio Gramsci Introduction agrave lrsquoeacutetude de la philosophie et du mateacuterialisme historique Cahier XVIII11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci et Bramant Eacuteditions sociales 1975 p132

2 Sur le constat selon lequel laquo dans la litteacuterature philosophique franccedilaise existent plus que dans drsquoautreslitteacuteratures nationales des eacutetudes sur le sens commun raquo cf Antonio Gramsci Notes critiques sur unetentative de Manuel populaire de sociologie Cahier XVIII 11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci etBramant Eacuteditions sociales 1975 p305-306

CONCLUSION 127

Il serait tentant et agrave dire le vrai leacutegitime (on pense lrsquoavoir montreacute dans les pages qui

preacutecegravedent) de faire remonter agrave Descartes cette inteacuterecirct tout particulier des laquo intellectuel raquo

(le mot est ici anachronique) franccedilais pour le sens commun On a tacirccheacute de mettre en

lumiegravere les ambiguiumlteacutes de cet inteacuterecirct et dans la mesure ougrave Descartes nrsquoa pas preacutesenteacute de

consideacuterations univoques sur le sens commun crsquoest eacutegalement chez lui que doivent se

cristalliser les contradictions internes agrave ce rapport philosophiesens commun ndash dans la

mesure ougrave tout attentif et reacuteveacuterant qursquoil fut agrave lrsquoeacutegard de ce dernier son nom nrsquoen restera

pas moins le nom de celui qui aura reacutevoqueacute en doute tous les preacutejugeacutes les plus profonds et

toutes les opinions les plus anciennes comme les plus communes

Paradoxe radical qui srsquoexprime de faccedilon exemplaire dans les variations autour de

la formule de Juveacutenal selon laquelle le sens commun nrsquoest pas si commun et qui prend

chez Descartes la forme drsquoune affirmation conjointe de lrsquouniverselle reacutepartition de la

lumiegravere naturelle et de son mauvais usage geacuteneacuteraliseacute laquo car tous les hommes ayant une

mecircme lumiegravere naturelle ils semblent devoir tous avoir les mecircmes notions mais il est tregraves

diffeacuterent en ce qursquoil nrsquoy a presque personne qui se serve bien de cette lumiegravere raquo3

Crsquoest que comme lrsquoa noteacute subtilement Gramsci le paradoxe mecircme drsquoune eacutelite

philosophique reacutecupeacuterant le sens commun se reacutesout dans laquo le deacutepassement drsquoun certain

sens commun pour en creacuteer un autre reacutepondant mieux agrave la conception du monde du groupe

dirigeant raquo4 Sans neacutecessairement partager les preacutesupposeacutes de la terminologie marxiste de

Gramsci force est de constater que Descartes a participeacute au mouvement qui a consisteacute agrave

laquo deacutetruire un monde et le remplacer par un autre raquo sur la base de toute une seacuterie de

transformations philosophiques dont le reacutesultat fut de laquo substituer agrave un point de vue assez

naturel celui du sens commun un autre qui ne lrsquoest pas du tout raquo5 mais qui le deviendrait

Peu agrave peu le temps faisant son effet Leibniz avait raison de remarquer que cette

reacutevolution finirait par devenir de sens commun (cf supra sect18) et les anthropologues

drsquoaujourdrsquohui soulignent que laquo le deacuteveloppement de la science moderne a eu un effet

profond () sur lrsquoopinion occidentale du sens commun raquo6 Qursquoon le veuille ou non nous

3 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-5984 Antonio Gramsci Ibidem Nous heacutesiterions pour notre part agrave parler ici de laquo groupe dirigeant raquo Crsquoest

drsquoabord la nouvelle conception du monde relative agrave la reacutevolution scientifique moderne qui srsquoimpose avecDescartes Ce qursquoagrave bien montreacute Ferdinand Alquieacute pour qui notre auteur a proposeacute laquo devant la science etle Monde aveugle qursquoelle reacutevegravele raquo (La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p346) une penseacutee meacutetaphysiquequi puisse reacutepondre aux nouveaux problegravemes concrets de la position de lrsquohomme dans un univers quinrsquoavait plus rien agrave voir avec celui drsquoavant

5 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p1716 Clifford Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo art cit p125

CONCLUSION 128

sommes carteacutesiens

Et Descartes espeacuterait en effet que les choses qursquoil a eacutecrites dans les Principes

seraient un jour laquo reccedilues de la plupart des hommes raquo et osa mecircme penser que ce serait le

cas par-dessus tout laquo des mieux senseacutes raquo ce faisant ils reacuteveacuteleront qursquoils ont le laquo sens

commun assez bon raquo7 Autrement dit Descartes eacutetait conscient de participer agrave une

transformation radicale du sens commun sur le plan scientifique et philosophique

transformation dont lrsquohorizon eacutetait pour partie politique

Du point de vue meacutethodique par exemple le carteacutesianisme est avant tout lrsquoacte de

seacuteparation du preacutejugeacute et du sens commun comme de lrsquoobscur et du clair Sauf agrave consideacuterer

que le sens commun trouve son expression ontologique ultime dans le laquo monde de la vie raquo

dont lrsquoobscuriteacute est constitutive (ce qursquoil est possible de deacutefendre cf supra sect12) il faut

reconnaicirctre que la grande tacircche de Descartes consista drsquoabord agrave reacutecuser ceux qui laquo nrsquo[ont]

pas le sens commun et ne [savent] en aucune faccedilon raisonner raquo et ce faisant creacuteent de la

dispute plutocirct que de la concorde8 La paix eacutetant avec la prospeacuteriteacute laquo le but politique par

excellence raquo9 la strateacutegie carteacutesienne de la mise en commun des connaissances (ou drsquoune

majeure partie drsquoentre elles constitueacutees par les connaissances simples) crsquoest-agrave-dire leur

inscription dans un sens commun est agrave consideacuterer comme une position antagonique agrave toute

culture du mystegravere de lrsquoeacutelitisme du savoir et de lrsquoobscuriteacute

Certes pour eacutetablir cette concorde il fallait en passer par un doute meacutethodique qui

agisse comme laquo le principal dissolvant de lrsquoautoriteacute raquo10 mais drsquoune autoriteacute qui se

recouvrait essentiellement drsquoune institutionnalisation mysteacuterieuse11 Lrsquoextension du sens

commun qui est au fond cette raison fonciegraverement raisonnable morale et qui tend par

excellence agrave la laquo douceur et agrave la concorde raquo dont il est question dans la Lettre-Preacuteface ira

toujours en grandeur inverse de ces forces qui flattent le vice et qui font que laquo la plupart

des hommes (plerosque hominum) raquo preacutefegravere lrsquoobscuriteacute12

7 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-1418 Agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389 (crsquoest ici particuliegraverement Gassendi qui est viseacute dans cette lettre)9 Denis Kambouchner laquo Lrsquohorizon politique raquo in Lectures de Descartes op cit p411 Nous empruntons

agrave cet article lrsquoideacutee drsquoun laquo horizon politique raquo carteacutesien10 Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012 p131-13211 Pierre Guenancia Ibid p59 laquo La science au contraire procegravede agrave visage deacutecouvert et toute explication si

difficile soit-elle fait perdre agrave celui qui srsquoy plie le prestige magique qursquoil conserverait peut ecirctre en setaisant raquo

12 Regravegle I AT-X-360

CONCLUSION 129

Crsquoest agrave cause de ce deacuteplorable vice que des excentriques (en particulier certains

theacuteologiens mais aussi quelques philosophes) qui nrsquoont ni la raison ni le sens commun et

qui choisissent de srsquoeacutegarer dans des sentiers eacuteloigneacutes de ceux que lrsquoon emprunte

drsquoordinaire ont laquo le plus de pouvoir raquo et par-dessus tout laquo dans les eacutetats populaires raquo13 Et

lrsquoon peut aller jusqursquoagrave affirmer que le pouvoir politique lui-mecircme repose sur cette

superstition et cette ignorance si bien que laquo la place de la politique dans la citeacute raquo crsquoest-agrave-

dire le fait pour tout un chacun drsquoavoir recourt agrave une autoriteacute exteacuterieure pour le diriger et le

sauvegarder (contre lui-mecircme et les autres) laquo est inversement proportionnelle agrave celle que

la raison occupe chez les individus raquo14 Crsquoest vrai agrave plus forte raison du sens commun

Or ce qui va rendre preacuteciseacutement possible cette perceacutee de la raison chez les

individus sera premiegraverement de les deacutelivrer de la superstition par lrsquoenseignement

deuxiegravemement par la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique de les encourager agrave exercer leur sens

commun jusqursquoagrave nrsquoavoir plus besoin que drsquoeux-mecircmes et pouvoir se deacutelivrer y compris de

leurs maicirctres15 Le rationalisme du sens commun ouvrait ainsi la voie agrave une conception

minimaliste de lrsquoautoriteacute publique conccedilue neacutegativement dans le cadre du droit naturel

comme une limitation imposeacutee agrave des individus non-raisonnables ou pour Descartes qui ne

le sont pas encore Car ceux-ci esclaves de leurs laquo sottes imaginations raquo en allant laquo contre

le raisonnement et contre le sens commun raquo srsquoexcluent drsquoeux-mecircme de la communauteacute du

genre humain il est impossible drsquoecirctre en concorde avec eux lorsqursquoon suit soi-mecircme le

bon sens et seuls ceux qui sont eacutegalement extravagants se retrouveront agrave part le plus fou

drsquoentre eux pouvant laquo [parvenir] agrave quelque reacuteputation raquo16 Kant donnera sa pleine

expression morale et politique agrave cette dimension universaliste du sens commun par

opposition drsquoavec tous les particularismes la deuxiegraveme maxime du laquo sens commun raquo qui

consiste agrave laquo penser en se mettant agrave la place de tout autre ecirctre humain raquo ou maxime de laquo la

penseacutee ouverte raquo (et qui nrsquoest que la conseacutequence de la premiegravere maxime qui en invitant agrave

laquo penser par soi-mecircme raquo) en nous deacutelivrant de la laquo superstition raquo et de toutes ces folies qui

nous eacuteloignent de la concorde ouvre la voie agrave une socieacuteteacute du regravegne des fins17

Crsquoest pourquoi chez Descartes la maxime sens-communiste de la penseacutee libre

consistera agrave faire en sorte que la superstition entretenue par les theacuteologiens faux deacutevots les

13 Agrave Eacutelisabeth le 10 mai 1647 AT-V-1714 Pierre Guenancia Ibid p5715 Ainsi le raisonnement de Descartes laquo tend agrave inverser le rapport entre lrsquoautoriteacute et la raison et agrave

encourager (nous soulignons) les hommes agrave se montrer plus confiants envers eux-mecircmes que respectueuxagrave lrsquoeacutegard de ce qui se dit ou ce qui se fait raquo (Pierre Guenancia Ibid p71 et supra chapitre 7)

16 Agrave Mersenne juin ou juillet 1648 AT-V-20817 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger sect40 Ak-V-294295 et supra sect14 sur Kant

CONCLUSION 130

autoriteacutes intellectuelles et politiques soient systeacutematiquement eacutelimineacutee par lrsquoeacutetude

meacutethodique des choses de la nature comme le faisait remarquer Marx cette meacutethode

pourvu qursquoelle soit bien appliqueacutee devait laquo deacutelivrer raquo les forces drsquoun monde nouveau

jusque lagrave entraveacute18 La remise en cause de laquo cette philosophie speacuteculative qursquoon enseigne

dans les eacutecoles raquo19 la mise en avant de la pratique (qui constitue dans la philosophie du

sens commun la meacutetaphysique inconsciente de tout homme concernant ses propres

affaires20) et de la transformation du monde devaient montrer que pour Descartes laquo un

changement dans la meacutethode de penser amegravenerait un changement dans le mode de

produire et la domination pratique de lrsquohomme sur la nature raquo21

Lrsquoideacutee gramscienne drsquoune transformation du sens commun dans le sens drsquoune

vision du monde porteacutee par les forces nouvelles qui commenccedilaient agrave grandir au XVIIegraveme

siegravecle est donc partiellement vraie le rejet de la speacuteculation lrsquoessor des sciences modernes

et la conception du monde dont elles eacutetaient porteuses la nouvelle dimension prise par la

technique les nouveaux modes meacutethodiques de la penseacutee furent autant de nouvelles

dimensions drsquoun sens commun que lrsquoon pourrait qualifier de moderne et au sein duquel

nous continuons encore agrave penser aujourdrsquohui22

Descartes donc chercherait agrave laquo creacuteer raquo un nouveau sens commun Prenons garde

toutefois agrave ce que Gramsci nrsquoentend ici le laquo sens commun raquo qursquoen un sens restreint agrave

savoir pour une classe drsquoindividus laquo la conception du monde traditionnelle qursquoa cette

couche sociale raquo23 Crsquoest cette conception traditionnelle que Descartes chercherait agrave

transformer en lui substituant une vision du monde plus conforme aux deacutecouvertes

scientifiques de son temps Cependant le bon sens ne se deacutefinit pas uniquement comme un

ensemble de jugements drsquoopinions drsquoinstincts et de sentiments partageacutes par un groupe

18 laquo () la meacutethode de Descartes appliqueacutee agrave leacuteconomie politique a commenceacute de la deacutelivrer des vieillessuperstitions et des vieux contes deacutebiteacutes sur largent le commerce etc raquo et ainsi reacutealiser pour parlercomme Gramsci la vision du groupe dirigeant (Karl Marx Le Capital Livre Premier IV XV II eacutedRubel Gallimard 1968 p483)

19 Discours VI AT-VI-6120 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique I op cit p8 La pratique consiste agrave avoir les laquo ideacutees les plus

preacutecises et les plus distinctes raquo quand aux proceacutedures de reacutealisation dun ouvrage21 Karl Marx Ibidem Pierre Guenancia remarque judicieusement que laquo lrsquointuition fondamentale de

Descartes comme celle de Marx crsquoest que la maicirctrise de la nature est la condition indispensable de lalibeacuteration des hommes raquo (op cit p58) Dans lrsquoesprit de Marx cependant ce fut surtout dans un premiertemps la condition du deacuteveloppement de lrsquoindustrie

22 Cf agrave ce sujet les remarques de Denis Moreau sur la banaliteacute pour nous de la meacutethode carteacutesienne dansDescartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012 et notamment III 3 p129-139

23 Antonio Gramsci Ibid Spontaneacuteiteacute et direction consciente Cahier XX 3 p584

CONCLUSION 131

drsquoindividus agrave un moment donneacute ndash il signifie eacutegalement pour Descartes quelque chose de

plus qursquoun accident et constitue ainsi par excellence la forme qui caracteacuterise lrsquoessence de

lrsquoespegravece humaine24 Or en faisant ainsi du bon sens une forme universelle et de tout ce qui

srsquoy oppose et y reacutesiste un ensemble drsquoaccidents Descartes ouvrait la voie agrave une penseacutee

dont Marx consideacuterait qursquoelle preacutefigurait autre chose que cette transformation moderne du

sens commun et dont la ligneacutee drsquohorizon eacutetait encore plus reculeacutee lrsquoideacutee laquo des dons

intellectuels eacutegaux des hommes raquo lrsquoimportance de lrsquoeacuteducation mais aussi neacutegativement de

lrsquohabitude crsquoest-agrave-dire laquo de lrsquoinfluence des circonstances exteacuterieures sur lrsquohomme raquo

devaient avoir un rocircle philosophique dont la porteacutee serait beaucoup plus lointaine dans

lrsquohistoire de la penseacutee25

Tout ces eacuteleacutements constituent ainsi lrsquolaquo horizon politique raquo contrasteacute de Descartes

dont une caracteacuteristique importante est la promotion du sens commun comme une forme de

rationaliteacute deacutefinitivement raisonnable profondeacutement lieacutee agrave lrsquoideacutee drsquoune socieacuteteacute humaine

srsquoeacutetendant agrave mesure que les esprits cultiveront ce bon sens qui est naturellement en eux

Transformation qui srsquoaccompagne de celle de la philosophie enfin deacutebarrasseacutee de son

laquo hermeacutetisme raquo et de sa laquo vaine techniciteacute raquo dont le projet ne doit ecirctre que de laquo faire

preacutedominer en soi cette disposition si simple et si rare de lrsquoacircme () [que Descartes]

appelait en donnant au mot son acception la plus forte le Bon Sens raquo26

Utiliteacute publique de la philosophie donc pour autant qursquoelle srsquoattache agrave ne cultiver

que cette eacuteminente vertu si eacutegalement reacutepartie entre tous

Arbre philosophique dont les fruits agrave venir seront les plus parfaits comme lrsquoespeacuterait

Descartes et les mieux partageacutes de sorte qursquoil nrsquoen manquera agrave personne et que tous

jouissant de leur sens commun en auront pour leur suffisance

24 Discours I AT-VI-23 laquo () car pour la raison ou le sens [bon sens] drsquoautant qursquoelle est la seule chosequi nous rend hommes et nous distingue des becirctes () raquo Cf eacutegalement Jean-Paul Sartre art cit p294

25 Karl Marx La Sainte Famille 1844 VI 3 d in Œuvres III Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiadep571

26 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p483

CONCLUSION 132

sect30 Pour un rationalisme du sens commun

laquo Et pour ceux qui joignent le bon sens avec lrsquoeacutetudelesquels seuls je souhaite pour mes juges () raquondash Reneacute Descartes Discours de la Meacutethode AT-VI-77

La philosophie du sens commun srsquoest abicircmeacutee dans une critique du rationalisme27

parallegravelement le rationalisme srsquoest deacutesinteacuteresseacute du sens commun pour finir par le

consideacuterer comme un vulgaire obstacle agrave lrsquoeacutepanouissement de la raison Ce faisant le sens

commun srsquoest rabaisseacute lui-mecircme ndash et la philosophie srsquoest rendue pour certains si ce nrsquoest

meacuteprisable du moins lointaine et mysteacuterieuse

Le principal enseignement que lrsquoon espegravere avoir deacutegageacute de cette lecture de

Descartes crsquoest que la raison peut tout agrave fait srsquoaccommoder du sens commun et le sens

commun de la raison Du reste ce peut ecirctre le cas de deux faccedilons diffeacuterentes (1) on peut

effet seacuteparer deux plans distincts (cf supra sect12) mais dont rien ne prouve qursquoils

srsquoaffrontent ndash peut-ecirctre faut-il penser au contraire comme Alquieacute qursquoils se reacuteconcilient

(2) Lrsquoautre option est ce que nous entendons par lrsquoideacutee drsquoun laquo rationalisme du sens

commun raquo lrsquoexercice drsquoune raison accessible agrave tous qui nrsquoavance rien de trop extravagant

mais qui sucircre drsquoelle-mecircme invite le tout-venant agrave se laquo rendre () recircveur raquo agrave deacutelaisser sa

laquo timiditeacute raquo et srsquoengager sur le chemin drsquoobjets auxquels il nrsquoa pas agrave faire drsquohabitude

eacuteloignant ainsi laquo son esprit des choses sensibles raquo28 Jamais deacutefinitivement du reste car il

est eacutegalement constitutif de la philosophie en reacutegime carteacutesien de retourner au monde de la

vie Crsquoest ce double mouvement drsquoinvitation du sens commun agrave se faire philosophe et de

demande insistante au philosophe agrave vivre dans le monde commun (en particulier dans la

correspondance avec Eacutelisabeth) qui creacutee une bonne part de lrsquooriginaliteacute de la philosophie

carteacutesienne

Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que la philosophie aligne des

objets ordinaires eacutenonce des platitudes ou srsquoinscrit comme le pensait Deleuze dans le pur

scheacutema intellectuel des laquo ouvriers de la philosophie raquo proceacutedant agrave la laquo reacutecognition raquo de la

27 Quitte agrave nier ce que la philosophie du sens commun devait agrave Descartes Ainsi Antonio Livi eacutecrit-il sansgrand soucis du deacutetail laquo les penseurs anti-carteacutesiens (Buffier Reid Vico) () se sont servis de la notionphilosophique de ldquosens communrdquo en vue de pourvoir la philosophie drsquoune meacutethode qui deacutepasselrsquoalternative entre le rationalisme et le scepticisme raquo (op cit quatriegraveme de couverture) On douteracependant que Buffier et Reid soient radicalement anti-carteacutesien

28 Recherche AT-X-512513 et Carraud Olivo op cit p285

CONCLUSION 133

non-penseacutee raisonnable du sens commun29 ndash cela signifie plutocirct que la raison dialogue avec

le sens commun qursquoelle lui propose drsquoautres objets (geacuteneacuteralement non-sensibles) tout en

continuant de srsquoinscrire dans son horizon

Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas le meacutelange pur et simple de

deux plans que toute une tradition srsquoest eacutevertueacutee agrave distinguer ndash cela signifie bien au

contraire la possibiliteacute drsquoune circulation entre les deux plans

Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que le lieu privileacutegie de ce

dialogue les Meacuteditations Meacutetaphysiques soit habiteacute par une voix eacutetrangegravere ndash cela signifie

qursquoen ce texte le sujet meacuteditant lui-mecircme laisse entrevoir les traces du travail inteacuterieur

drsquoun sens commun srsquoeacuteduquant lui-mecircme

Rationalisme du sens commun drsquoabord une relation donc et preacutecisement une

relation peacutedagogique ougrave se joue exemplairement lrsquoeacuteducation du sens commun par la

raison et lrsquoimpeacuteratif pour la raison drsquoecirctre au niveau (ce qui veut eacutegalement dire agrave la

hauteur) du sens commun Lrsquoautre lieu de ce dialogue sera degraves lors la politique dont

lrsquohorizon est la transformation (eacuteventuellement agrave long terme30) de tous les esprits la

reacutepartition toujours grandissante du sens commun qui est aussi un sens du commun et de

ce qui nous est commun gracircce auquel se reacutealisera finalement lrsquoeacutetat de concorde et de justice

que la Lettre-Preacuteface appelle de ses vœux

Ce que Pierre Guenancia nommait en pensant lrsquohorizon moral une laquo socieacuteteacute de

noblesse geacuteneacuteraliseacutee raquo31 devient pour nous dans lrsquohorizon politique consubstantiel agrave la

transformation du sens commun une socieacuteteacute de bon sens geacuteneacuteraliseacute La condition de cette

geacuteneacuteralisation passant non seulement dans la penseacutee de Descartes par une transformation

en profondeur des opinions communes mais aussi par une transformation de la

philosophie elle-mecircme eu eacutegard aux reacutequisits de conformation avec le sens commun Dans

cette perspective la philosophie ne pouvait ecirctre qursquoune laquo philosophie que tous les bon

esprits seront conduits agrave faire leur parce qursquoelle srsquoarticule toute entiegravere aux principes les

plus clairs et les plus indiscutables raquo autrement dit une philosophie qui nrsquoest ni laquo un

systegraveme fermeacute raquo ni laquo une forteresse imprenable bacirctie sur des principes tregraves eacuteloigneacutes du

sens commun raquo32

29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p17830 Car laquo on ne doit pas entreprendre de faire venir tout drsquoun coup agrave la raison ceux qui ne sont pas

accoutumeacutes de lrsquoentendre raquo (Agrave Eacutelisabeth septembre 1646 AT-III-670)31 Pierre Guenancia Ibid p34932 Denis Kambouchner Descartes nrsquoa pas dit [] Les Belles Lettres 2015 p218

CONCLUSION 134

Que la philosophie ne soit pas le sens commun crsquoest ce qui doit ecirctre eacutevident agrave

tous elle se caracteacuterise par un coefficient drsquoeacuteloignement plus ou moins important agrave son

eacutegard Lrsquoerreur drsquoun grand nombre de lecteurs de Descartes aura eacuteteacute de le ranger parmi

ceux qui creusent lrsquoeacutecart et qui ont tireacute laquo dautant plus de vaniteacute raquo qursquoils ont vu les penseacutees

de notre auteur laquo eacuteloigneacutees du sens commun raquo33 En cela ils faisaient preuve drsquoun caractegravere

intellectuel bien eacuteloigneacute de celui du gentilhomme poitevin

33 Discours I AT-VI-10

ANNEXE 1 135

Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute

La Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle dont nous nous abstenons ici de

reproduire le (tregraves) long titre quoi qursquoil soit en lui-mecircme drsquoun grand inteacuterecirct est un texte de

Descartes dont la datation est incertaine1 et dont on possegravede trois versions diffeacuterentes

lrsquooriginal eacutetant en franccedilais (dans lrsquoordre de parution la version neacuteerlandaise [N] publieacutee

en 1684 soit 34 ans apregraves le mort de Descartes la version latine [L] publieacutee en 1701 la

version franccedilaise [F] dont le manuscrit original perdu en 1704 avait donneacute lieu agrave une copie

incomplegravete de Tschirnhaus pour Leibniz publieacutee dans lrsquoeacutedition Adam-Tannery2) Entre ces

trois versions subsiste parfois des diffeacuterences plus ou moins importantes

Ces questions nrsquoont pour nous rien de secondaire dans la mesure ougrave le champ

seacutemantique du laquo sens commun raquo est tregraves reacuteguliegraverement agrave lrsquoœuvre dans ce texte Cependant

la version franccedilaise (la plus incomplegravete des trois) ne faisant ni mention du sens commun ni

du bon sens le lecteur se voit obligeacute de recourir agrave [L] et [N] sans aucune certitude quand

au champ lexical qui en franccedilais eacutetait effectivement employeacute dans la version drsquoorigine Il

nous faut donc nous reporter un instant agrave une analyse comparative des versions [L] et [N]

qui donnent autant de diffeacuterences utiles pour le commentaire Pour cela relisons trois lieux

remarquables du texte

1 Apregraves lrsquoeacutepisode du doute Poliandre remarque qursquoil ne peut douter qursquoil doute et ce

faisant il eacuterige en certitude le fait du laquo je doute raquo et srsquoen voit surpris lui qui nrsquoa

que la perspicaciteacute que lui laisse un laquo tantillum sani sensus raquo [L AT-X-514 l23]

crsquoest-agrave-dire laquo un peu de sens commun raquo (agrave mettre en lien avec le laquo meacutediocre esprit

mediocri ingenio raquo qui est le sien crsquoest-agrave-dire son esprit moyen AT-X-498 l20)

Seulement si [L] donne sanus sensus ce nrsquoest pas le cas de [N] ougrave lrsquoon trouve

weinig verstant crsquoest-agrave-dire laquo un peu de raison raquo (CO p286) CO en deacuteduit que le

texte originel devait ecirctre laquo bon sens raquo ce qui nous semble tout agrave fait en accord

avec lrsquoideacutee selon laquelle Poliandre serait de ces esprits modestes qui quoiqursquoils

aient le bon sens tout entier sont drsquoune grande modestie Poliandre en affirmant

qursquoil nrsquoa qursquolaquo un peu de bon sens raquo se situe de facto dans cette cateacutegorie qui

1 Pour les diffeacuterentes hypothegraveses de datation cf Ettore Lojacono La recherche de la veacuteriteacute par la lumiegraverenaturelle Paris Puf 2009 p161-201

2 Nous citons par la suite [F] et [L] avec la pagination AT et [N] dans lrsquoeacutedition de V Carraud et G OlivoPuf 2013 trad Corinna Vermeulen (dans le corps du texte nous eacutecrivons lrsquoabreacuteviation CO suivie de lapage)

ANNEXE 1 136

effectivement est laquo exempt de tout obstacle agrave lrsquoapprentissage de la meacutethode raquo3

2 En cherchant agrave reacutepondre agrave la question qui dans les Meacuteditations se dit laquo sed quid

igitur sum raquo (AT-VII-28 l20) et apregraves plusieurs tentatives infructueuses

Poliandre est rameneacute sur le droit chemin par Eudoxe qui satisfait alors de sa propre

meacutethode srsquoexclame que le sensum communem (AT-X-518 l26) modo recte

ducamur peut parvenir agrave deacutecouvrir les veacuteriteacutes les plus difficiles Eacutetrangement [L]

apporte une nuance agrave cette expression en ajoutant laquo comme on dit drsquohabitude ut

dici solet raquo (l27) Cette fois [N] porte gemeen verstant que C Vermeulen deacutecide

de traduire par laquo sens commun raquo (CO p296) on ne trouve donc pas dans [N] la

nuance que lrsquoon constate dans [L] Est-ce agrave dire que le texte original agrave nouveau

portait bon sens et que laquo les traducteurs latins et neacuteerlandais nrsquo[ont] pas su rendre

dans sa nouveau raquo cette expression4 CO note que lrsquoexpression bon sens convient

mieux ici dans la mesure ougrave le sens commun signifie laquo lrsquoensemble des opinions

usuelles qui deacuterivent drsquoun usage philosophiquement non preacutevenu du bon sens raquo5

Mais puisque le sens commun peut aussi signifier une faculteacute (agrave rapprocher du bon

sens chez Descartes ou de lrsquoentendement commun chez Kant) la version drsquoorigine

pouvait ecirctre indiffeacuteremment bon sens ou sens commun Et le ut dici solet6 en nous

renvoyant tregraves probablement agrave ce dont nous notions la preacutesence avec La Mothe le

Vayer agrave savoir le caractegravere drsquoune expression agrave la mode tranche plutocirct en faveur du

sens commun

3 Alors que Poliandre nrsquoa pas beaucoup avanceacute dans son investigation du premier

principe Eudoxe lrsquoencourage une nouvelle fois et loue ce dont est capable le

laquo sanus sensus pourvu qursquoil soit bien conduit rite modo gubernatur raquo (AT-X-521

l16) ce que lrsquoon peut conclure laquo sine Logica sine regula sine argumentandi

formula solo lumine rationis et sani sensus qui ubi solus per se agit seulement par

la lumiegravere de la raison et le sens commun qui agit seul et par lui-mecircme raquo (l20-21)

3 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 40 p352 et supra chapitre 74 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p407 Vincent Carraud et Gilles Olivo notent agrave tord que

Descartes laquo a toujours reconnu raquo au sens commun son sens aristoteacutelicien et meacutedieacuteval Ils ajoutentcependant les reacutefeacuterences au deux passages du Discours qui prouvent expresseacutement lrsquoinverse

5 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p4076 Ce ut dicit solet se distingue par sa geacuteneacuteraliteacute (traduisible par un laquo on dit raquo) de lrsquoeacutecart cibleacute que

Descartes met entre lui et la conceptualiteacute scolastique et qui prend la forme drsquoun ut vocant (laquo comme ilslrsquoappellent raquo cf supra sect5) Cela peut confirmer agrave nouveau le fait que lrsquoexpression laquo sens commun raquo esten vogue agrave lrsquoeacutepoque ougrave Descartes eacutecrit (supra sect3)

ANNEXE 1 137

et enfin jusqursquoougrave il peut aller laquo quo usque sanus sensus progredi possit raquo (l27) Agrave

nouveau [N] eacutecrit laquo verstant raquo traduit laquo entendement raquo dans CO (p303) qui deacuteduit

comme preacuteceacutedement que le texte originel pouvait ecirctre bon sens laquo que les

traducteurs ont deacutecideacutement du mal agrave rendre en raison du gallicisme de lrsquoexpression

bona mens entendue au sens carteacutesien raquo7

Agrave partir de ce repeacuterage une remarque de datation (du reste sans aucun caractegravere

deacutefinitif mais plutocirct agrave titre indicatif) srsquoimpose srsquoil nrsquoy a aucune certitude quand aux mots

qui sont employeacutes dans lrsquooriginal concernant les trois passages eacutevoqueacutes il nrsquoen reste pas

moins que ces eacuteleacutements ne vont pas dans le sens drsquoune datation preacutecoce de La Recherche

de la Veacuteriteacute Si le texte portait bon sens on nrsquoen trouve aucune trace en franccedilais avant

1635 dans lrsquoœuvre de Descartes de mecircme que le sens commun nrsquoapparaicirct qursquoagrave partir de la

fin des anneacutees 1630 avec le Discours de la Meacutethode et la correspondance avec Mersenne

Si comme lrsquoont montreacute Vincent Carraud et Gilles Olivo avec de nombreux

arguments des morceaux entiers de La Recherche sont agrave mettre en lien avec les

formulations de Regulaelig pour ce qui concerne le sens commun on trouve plutocirct des

eacutequivalences avec des passages de la correspondance des anneacutees 1640 entre lesquels on

peut noter

1 Une lettre de 1642 agrave Regius avance eacutegalement qursquoavec laquo seulement le sens

commun raquo on peut atteindre les laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo8

2 La lettre au pegravere Charlet de 1644 mentionne aussi ceux qui (comme Poliandre)

laquo ont le sens commun assez bon et qui ne sont point encore imbus drsquoopinions

contraires raquo (comme lrsquoest Eacutepisteacutemon) et sont pour cette raison laquo tellement porteacutes agrave

embrasser [les opinions] raquo de Descartes9

3 Comme dans le premier passage eacutetudieacute une lettre agrave Chanut de 1648 met en lien la

surprise et le sens commun10 on se souvient que Poliandre eacutetait drsquoabord eacutetonneacute de

ce qursquoil avait deacutecouvert par le chemin du doute alors mecircme qursquoil ne srsquoeacutetait servi

que de son sens commun crsquoest-agrave-dire au fond ce qui est censeacute produire le moins de

surprise

7 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 175 p410 Sur le gallicisme de bona mens cf supra sect48 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-4999 Au pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-16110 Agrave Chanut le 31 mars 1648 AT-V-327 laquo Lexpeacuterience ma aussi enseigneacute que bien que mes opinions

surprennent dabord agrave cause quelles font fort diffeacuterentes des vulgaires toutefois apregraves quon les acomprises on les trouve si simples et si conformes au sens commun quon cesse entiegraverement de lesadmirer et par mecircme moyen den faire cas raquo

ANNEXE 1 138

Nous ne nous aventurerons cependant pas agrave proposer ici une datation ndash mais nous

remarquons seulement que si la valorisation du sens commun entendu en un sens nouveau

se deacuteveloppe particuliegraverement agrave partir du Discours et si par ailleurs dans le fragment de la

version originale dont nous posseacutedons la copie le vocabulaire du laquo commun raquo est tout de

mecircme preacutesent11 alors supposer une reacutedaction tardive de La Recherche de la Veacuteriteacute par la

Lumiegravere Naturelle donnerait la possibiliteacute drsquoassurer la preacutesence dans le texte original du

vocabulaire du sens commun Crsquoest pourquoi nous nous y reacutefeacutererons dans notre

deacuteveloppement comme agrave un texte important pour la lecture de Descartes que nous voulons

proposer

11 Pensons seulement agrave la laquo suite de raisons si claires et si communes raquo qui est annonceacutee (AT-X-497)

ANNEXE 2 139

Annexe 2 Religion et sens commun

Crsquoest un thegraveme bien connu au XVIIIegraveme siegravecle que laquo consulter le bon sens sur les

opinions religieuses raquo crsquoest preacutecisement prendre agrave deacutefaut la religion1 Crsquoest Charron qui le

premier avait lanceacute les hostiliteacutes en mettant agrave lrsquoœuvre lrsquoun des deux seuls emplois du

syntagme sens commun dans son livre au profit drsquoun combat contre les religions institueacutees

Il deacuteclarait alors que laquo toutes les religions ont cela qursquoelles sont horribles et eacutetranges au

sens commun raquo2 Degraves lors une ligne de partage va se tracer entre ceux qui affirment (1)

que le sens commun confond la religion chreacutetienne et ceux pour lesquels (2) se deacutetourner

de la religion chreacutetienne crsquoest preacutecisement abandonner les chemins communs et ce faisant

donner libre cours autant agrave lrsquoimprudence qursquoagrave lrsquoexcentriciteacute Garasse reproche ainsi agrave

Charron de ne pas marcher laquo le grand chemin battu par la populace raquo et drsquoadosser la

sagesse au fait laquo drsquoaller par des sentiers escartez raquo et ne juger laquo jamais suivant le sens

commun raquo3

La penseacutee de Descartes est cependant irreacuteductible agrave ces deux positions dans la

mesure ougrave il semble affirmer trois seacuteries de thegraveses diffeacuterentes et eacuteventuellement

contradictoires lorsqursquoil est question du rapport entre les laquo esprits faibles raquo4 (ceux du sens

commun) et la religion

(1) Un certain nombre de veacuteriteacutes de la religion chreacutetienne semblent tout agrave fait

accessibles au sens commun et la meilleure preuve en est le laquo consentement universel de

tous les peuples () pour maintenir la Diviniteacute contre les injures des Atheacutees raquo5 Face agrave ce

consentement universel nul nrsquoest besoin drsquoajouter des preuves qui risqueraient de troubler

1 Paul Henri Thiry drsquoHolbach Le Bon Sens ou Ideacutees naturelles opposeacutees aux ideacutees surnaturelles Londres1772 laquo Preacuteface raquo p2 DrsquoHolbach deacutefinit le bon sens comme laquo cette portion de jugement suffisante pourconnaicirctre les veacuteriteacutes les plus simples raquo (p1)

2 Pierre Charron De la sagesse 1601 Tome 3 p355 Un aspect du laquo problegraveme raquo des religions agrave lrsquoeacutegard dusens commun est de preacutesenter agrave lrsquoesprit des choses laquo trop hautes eacuteclatantes miraculeuses etmysteacuterieuses ougrave il ne peut rien connaicirctre dont il srsquooffense raquo

3 Franccedilois Garasse La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou preacutetendus tels Paris SChappelet 1623 p28-29

4 Pour les esprits forts en effet les Meacuteditations Meacutetaphysiques si elles sont bien assimileacutees devraientsuffire agrave les convaincre En revanche lrsquoauteur nrsquoattend laquo aucune louange du vulgaire raquo en ces matiegraveres(Preacuteface de lrsquoauteur au lecteur AT-VII-9) Le seul effet que peuvent avoir les Meacuteditations sur lelaquo vulgaire raquo crsquoest agrave la limite un effet de contagion devant lrsquoabdication des esprits forts face aux preuvescarteacutesiennes laquo tous les autres se rendront aiseacutement agrave tant de teacutemoignages raquo (Agrave messieurs les doyens et lesdocteurs AT-IX-7)

5 Agrave Mersenne le 25 novembre 1630 AT-I-182 Ce passage peut venir agrave lrsquoappui de la thegravese de M Gueroultdes deux reacutegimes argumentatifs de Descartes en matiegravere religieuse lrsquoun pour les esprits forts lrsquoautre pourles esprits faibles (Descartes selon lrsquoordre des raisons Ibid I p357) Pour nous il a surtout ceci deparadoxal qursquoil reacuteintroduit les droits du consentement universel (cf supra sect7)

ANNEXE 2 140

les esprits avec des seacuteries argumentatives qui bien qursquoaccessibles en droit au sens

commun nrsquointeacuteressent guegravere en elles-mecircmes6

Par ailleurs (2) Descartes souligne la difficulteacute de concevoir pour le commun les

mystegraveres de la religion comme les plus hautes difficulteacutes de la meacutetaphysique (ce qui est au

fond le reproche que fait Charron au nom du sens commun) et en particulier la

connaissance de Dieu qui nrsquoest ni laquo claire raquo ni laquo manifeste agrave un chacun raquo si bien que crsquoest

de tous les Principes le seul qui nrsquoa pas eacuteteacute laquo connu de tout temps raquo et laquo reccedilu pour vrai et

indubitables par tous les hommes raquo7

Enfin (3) Descartes affirme la neacutecessiteacute de recourir pour tout une seacuterie de

problegravemes en matiegravere de religion aux opinions les plus laquo communes raquo qui sont aussi laquo les

meilleures raquo8 Cette affirmation est agrave mettre en lien avec la profession carteacutesienne de ne

pas toucher aux miracles comme il lrsquoeacutecrit agrave Mersenne le 28 octobre 1640 et de maniegravere

geacuteneacuterale sa discreacutetion en matiegravere de religion reacuteveacuteleacutee Ces matiegraveres obscures constituent le

lieu par excellence ougrave peut se fondre et se fonder le sens commun (cf supra sect8)

Avec plus de netteteacute et dans le cadre drsquoun champ lexical du sens commun beaucoup

plus marqueacute Pascal occupe eacutegalement une position qui est irreacuteductible agrave lrsquoopposition entre

Charron et Garasse Elle donne des pistes plus claires pour comprendre les ambiguiumlteacutes que

lrsquoon peut trouver chez Descartes La lecture des Penseacutees force en effet agrave distinguer

diffeacuterents niveaux du sens commun

(1) Pour Pascal la religion chreacutetienne srsquooppose frontalement au sens commun

(eacutetant entendu comme Nature et agreacutement)9 La dissension avec le bon sens se situe en

particulier comme chez Descartes sur le plan des miracles lesquels par deacutefinition doivent

ecirctre laquo visiblement [faux] aux lumiegraveres du sens commun raquo10

(2) Cependant il est possible de laquo confondre raquo les eacutegareacutes laquo par les premiegraveres vues

du sens commun et par les sentiments de la nature car il est indubitable que le temps de

cette vie nrsquoest qursquoun instant raquo et de mecircme pour toutes les veacuteriteacutes les plus fondamentales

6 Descartes laquo a rencontreacute devant lui non pas des raisons pures mais des hommes avec leurs sentimentsleurs passions leurs inteacuterecircts leurs ambitions il est venu devant eux avec la pure et simple veacuteriteacute celle dusens commun () aussi a-t-il moins de succegraves que les vulgaires charlatans raquo (Henri Gouhier La penseacuteereligieuse de Descartes Vrin 1924 p136)

7 Iegraveres Reacuteponses AT-IX-91 et Lettre-Preacuteface AT-IXB-108 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-3749 Le christianisme est laquo la Seule religion contre la Nature contre le sens commun contre nos plaisirs raquo

(Penseacutees Fragment Perpeacutetuiteacute ndeg 6 11 Sellier sect316)10 Blaise Pascal Penseacutees Miracles II ndash Fragment ndeg 7 16 eacuted Sellier sect428

ANNEXE 2 141

qui donnent au christianisme ses soubassements rationnels les plus essentiels11

(3) Dans la mesure ougrave crsquoest Dieu qui par la gracircce donne le sens commun crsquoest en

Dieu que repose la possibiliteacute pour nous de connaicirctre ces laquo premiegraveres vues raquo qui donnent

son eacutetayage rationnel au christianisme12

Pour Pascal comme pour Descartes il y a donc opposition entre la religion

chreacutetienne et le sens commun moins dans les principes laquo meacutetaphysiques raquo qui constituent

agrave nos yeux le fond neutre des religions (crsquoest-agrave-dire indiffeacuterents agrave tel ou tel contenu

doctrinal) que dans les choses fort obscures que constituent les miracles ou les contenus

reacuteveacuteleacutes Pour Pascal comme pour Descartes il faut examiner dans ces opinions qui nous

sont livreacutees par la tradition srsquoil srsquoagit laquo de ces opinions que le peuple reccediloit avec une

faciliteacute trop creacutedule ou de celles qui eacutetant obscures drsquoelles-mecircmes ont un fondement tregraves

solide quoique cacheacute raquo13

Cependant si pour Pascal la seconde reacuteponse seule est suffisante pour Descartes

les deux voies doivent ecirctre tenues la prudence (qui affleure dans la premiegravere regravegle de la

morale par provision) indique de srsquoen remettre agrave ces opinions populaires dans lrsquoattente

drsquoun examen de ces choses assureacutement obscures Car par ailleurs un grand nombre de

celles-ci furent deacutecouvertes par quelque ancien sage ayant toute la pureteacute de son seul bon

sens et ainsi livreacutees agrave la tradition oublieuse des raisons de ces trouvailles comme ces

laquo anciennes maisons raquo dont il faudra redeacutecouvrir les laquo titres de noblesse raquo14

Pour le reste ce qui relegraveve de la plus radicale Reacuteveacutelation (et est tout agrave fait

heacuteteacuterogegravene agrave la raison) sera absolument parlant de sens commun dans la mesure ougrave laquo la

connaissance [des Veacuteriteacutes Reacuteveacuteleacutees] ne deacutepend que de la Gracircce (laquelle Dieu ne deacutenie agrave

personne encore qursquoelle ne soit pas efficace en tous) raquo lagrave ougrave laquo les plus idiots et les plus

simples y peuvent aussi reacuteussir que les plus subtils raquo15

11 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68212 Ainsi aux incroyants laquo il nrsquoy a rien agrave redire agrave leur dire non par meacutepris mais parce qursquoils nrsquoont pas le

sens commun Il faut que Dieu les touche raquo (Penseacutees diverses VIII ndash Fragment ndeg 2 6 eacuted Sellier sect662)13 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68214 Recherche AT-X-50415 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-347

ANNEXE 3 142

Annexe 3 Les notions communes

Il a eacuteteacute fait reacutefeacuterence plusieurs fois dans nos deacuteveloppements aux notions

communes Celles-ci occupent une place importante dans la penseacutee du sens commun elles

constituent par excellence la matiegravere premiegravere agrave partir de laquelle laquo le sentiment commun raquo

srsquoeacutelegraveve1 Agrave lrsquoinverse Descartes leur accorde une place plus secondaire laquo il [en] traite

souvent avec quelque deacutesinvolture raquo2 seulement dans la mesure ougrave elles sont des principes

logiques qui structurent notre penseacutee et laquo non pas des choses qui soient hors raquo de cette

derniegravere3

Agrave lrsquoeacutevidence Descartes donne moins drsquoextension que la philosophie du sens

commun aux notions communes qursquoil distingue des notions simples (penseacutee certitude

existence) et geacuteneacuterales (substance dureacutee ordre) et qursquoil considegravere comme eacutetant des veacuteriteacutes

eacuteternelles par oppositions aux veacuteriteacutes contingentes qui elles laquo se rapportent agrave des choses

existantes (veritates contingentes eaelig pertinent ad res existens) raquo4 Lagrave ougrave le sens commun

placera au rang de notions communes lrsquoexistence des corps par exemple Descartes nrsquoy

place que des laquo maximes raquo logiques que personne ne peut ignorer pourvu qursquoil srsquoen

preacuteoccupe La faccedilon dont Descartes envisage les notions communes se singularise agrave deux

niveaux par rapport agrave la philosophie du sens commun

(1) La communauteacute des laquo notions communes raquo est fondeacutee sur lrsquoinneacuteisme5 ndash lagrave ougrave

Buffier deacuteduit cette communauteacute de lrsquoexistence du sens commun lui-mecircme Cependant ce

dernier admet qursquoagrave la confusion pregraves laquo srsquoils entendent [les carteacutesiens] par des ideacutees inneacutees

ce que je veux dire par le sens commun je ne disputerai pas sur un mot raquo6

Malgreacute tout il faut se garder drsquoun rapprochement trop hacirctif comme celui-ci la

tradition du sens commun admet comme premiegraveres veacuteriteacutes des choses fondamentalement

1 laquo Quoi qursquoil en soit si certaines gens nient les premiegraveres notions communes on ne peut avoir dedeacutemonstrations contre eux on ne peut que leur opposer le sens [ie le bon sens ou sens commun] ou lesentiment commun raquo (Claude Buffier Eacuteclaircissement sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes sect50 in Coursde sciences op cit p1444 colonne de droite)

2 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p1073 Principes I 49 AT-IXB-464 Entretien avec Burman AT-VIII-225 laquo Ces notions sont inneacutees crsquoest pourquoi elles sont communes raquo (Henri Gouhier La penseacutee

meacutetaphysique de Descartes op cit p273)6 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect42 in Cours de sciences op cit p567 colonne de

gauche Francisque Bouillier remarque laquo sur la question des principes inneacutees [Buffier] srsquoeacutecarte de Lockepour suivre Descartes raquo (Francis Bouillier laquo Introduction raquo op cit pxiv) Buffier attend par ailleurs descarteacutesiens qursquoils laquo ne [puissent] se dispenser drsquoadmettre avec [lui] le sens commun pour premiegravere regravegle deveacuteriteacute raquo dans la mesure ougrave il accorde de son cocircteacute la theacuteorie des ideacutees inneacutees

ANNEXE 3 143

contingentes par exemple le teacutemoignage des sens7

Agrave lrsquoinverse chez Descartes il est absolument impensable de deacuteriver des sens

quelque notion commune que ce soit Autrement dit au point de vue geacuteneacutetique affirmer

que laquo toutes les communes notions qui se trouvent empreintes en lrsquoesprit tirent toute leur

origine ou de lrsquoobservation des choses ou de la tradition (communes notiones menti

insculptaelig ex rerum observatione vel traditione originem ducunt) raquo8 est on ne peut moins

carteacutesien raison pour laquelle Descartes avait demandeacute agrave Regius de retirer cette thegravese de

ses Fundamenta Physices9 Le cœur de lrsquoargument de Descartes contre une origine

historique ou empirique des notions communes prouve une nouvelle fois qursquoil privileacutegie

une approche rationaliste et non pas empiriste du sens commun (cf supra sect18 sur cette

question en lien avec la theacuteorie carteacutesienne de lrsquoinneacuteisme) En demandant en effet

comment la sensation eacutetant faite de mouvements et ceux-ci eacutetant laquo particuliers raquo les sens

pourraient-ils donner lrsquooccasion de faire naicirctre en nous des notions vraies et universelles10

Descartes rompt avec tout empirisme

Les notions communes sont neacutecessairement inneacutees et pour cette raison comme

toute ideacutee inneacutee est laquo naturellement empreinte en nos acircmes raquo sans que pour autant elle laquo se

preacutesente toujours agrave notre penseacutee (illam nobis semper observari) raquo11 celles-ci sont produites

par un effort de lrsquoacircme effort dans lequel la volonteacute a une part fondamentale12 dans le cas

des notions communes il srsquoagit surtout par le doute de faire en sorte de deacutepartager celles-

ci du brouillard des preacutejugeacutes drsquoopinions et de teacutemoignages des sens dans lequel elles sont

eacutegareacutees (cf supra sect18)

7 Suivant certaines restrictions en effet laquo le teacutemoignage des sens est un genre de premiegravere veacuteriteacute raquo (Traiteacutedes premiegraveres veacuteriteacutes I 18 sect136 in Cours de sciences Ibid p601 colonne de gauche)

8 In programma XIII AT-VIII-3459 Agrave Regius le 23 juillet 1645 AT-V-254256 et Alain de Libera laquo Remarques sur un placard Descartes

contre Regius raquo in J Dutant D Fassio amp A Meylan (eacuted) Liber Amicorum Pascal Engel University ofGeneva 2014 p661-662

10 laquo () omnes enim isti motus sunt particulares notiones vero illaelig universales et nullam cum motibusaffinitatem nullamve ad ipsos relationem habentes raquo (Notaelig in programma quoddam AT-VIII-359) Cetargument sera repris par Maine de Biran contre le traditionalisme de Louis de Bonald en citantexpresseacutement ce texte de Descartes laquo Les arguments de Descartes me semblent eacutegalement srsquoappliquerdrsquoune maniegravere victorieuse agrave la reacutefutation de lrsquoopinion de M de Bonald qui preacutetend aussi deacuteriver toutes lesnotions geacuteneacuterales de la tradition () raquo (Maine de Biran laquo Examen critique des opinions de Monsieur deBonald raquo in Œuvres X-1 eacuted Marc B de Launay Vrin 1987 p24) Nous avons montreacute (supra sect8) quele rapport de Descartes avec la tradition eacutetait cependant moins trancheacute

11 IIIegravemes Reacuteponses AT-VII-189 et AT-IX-14712 Comme le remarque Dan Arbib en deacuteveloppant lrsquoideacutee drsquoun passage de lrsquoimplicite agrave lrsquoexpliciteacute meacutediatiseacute

par lrsquointervention de la volonteacute (Dan Arbib Descartes la meacutetaphysique et lrsquoinfini Puf 2017 p310-313)

ANNEXE 3 144

(2) Ces notions communes ainsi deacutecouvertes nrsquoont chez Descartes qursquoune utiliteacute

tregraves limiteacute et pour ainsi dire instrumentale Ce que Descartes reproche agrave la penseacutee du sens

commun et en particulier agrave Cherbury crsquoest preacutecisement drsquoaccorder trop drsquoimportance agrave ces

notions communes13 on ne peut srsquoappuyer avec une grande certitude sur celles-ci non

parce qursquoelles sont incertaines (au contraire elles sont laquo fort manifestes raquo et peuvent ecirctre

laquo connues de plusieurs tregraves clairement et tregraves distinctement raquo14) mais dans la mesure (a) ougrave

il nrsquoest pas possible de les laquo deacutenombrer raquo15 (b) ougrave lrsquoon risque toujours de laquo prendre

beaucoup de choses pour notions communes qui ne le sont point raquo16 et (c) ougrave ces notions

communes ne pourront jamais nous servir agrave laquo prouver lrsquoexistence de tous les Ecirctres raquo et laquo ne

nous [rendent] raquo ainsi en laquo rien plus savants raquo17

Autrement dit si ces notions communes ou maximes logiques sont implicites dans

une grande partie de nos activiteacutes cognitives (pensons au Cogito qui deacutecouvre

implicitement cette ideacutee selon laquelle Tout ce qui pense existe sans lrsquoavoir agrave aucun

moment preacutesupposeacute18) elles nrsquoont pas de valeur en soi et ne peuvent pas faire lrsquoobjet drsquoun

examen meacutethodique dans la mesure ougrave elles eacutechappent agrave lrsquoimpeacuteratif de deacutenombrement

constitutif de cet examen

Ainsi soit on considegravere comme le fait Buffier qursquoil y a quelque leacutegitimiteacute agrave

confondre les ideacutees inneacutees et les notions communes ce qui srsquoautorise drsquoau moins deux

caracteacuteristiques qursquoelles partagent (a) lrsquoaspect naturel de ces ideacutees (laquo naturalem sive

innatam raquo comme lrsquoeacutecrit Descartes19) (b) la neacutecessiteacute de produire ces ideacutees dans la mesure

ougrave elles se tirent drsquoune laquo disposition naturelle raquo plutocirct que drsquoune preacutesence drsquoembleacutee

effective20 Soit on concegravede que la theacuteorie des notions communes nrsquoest pas un terrain

drsquoentente possible pour Descartes et la philosophie du sens commun

13 Pour ce dernier laquo les notions communes sont en effet agrave la fois les principes de toutes connaissances etpar le biais du consentement universel elles servent de critegravere de veacuteriteacute raquo (Jacqueline Lagreacutee Le Salut dulaiumlc op cit p32)

14 Principes I 50 AT-IXB-4615 Principes I 49 AT-IXB-46 Ce qui est tout agrave fait probleacutematique du point de vue de la meacutethode

carteacutesienne16 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-62917 Agrave Clerselier juin ou juillet 1646 AT-IV-44418 IInd Reacuteponses AT-IX-11019 Notaelig in programme quoddam AT-VIII-35720 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect37 Ibid p566 colonne de droite Francisque Bouiller

remarque laquo le P Buffier donne des veacuteriteacutes premiegraveres et du sens commun preacutecisement la deacutefinition quedonne Descartes des ideacutees inneacutees raquo (laquo Introduction raquo op cit pxiv)

ANNEXE 4 145

Le liegravevre et la tortue illustration de V Foulquier agrave lrsquoeacutedition des Fables (1875)

laquo Eh bien lui cria-t-elle avais-je pas raison De quoi vous sert votre vitesse raquondash La Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo v32-33

laquo Mais que tous ces petits malins [les esprits fortscarteacutesiens] fassent bien attention qursquoils nefinissent pas agrave la faccedilon du liegravevre hacircbleur de lafable qui agrave force de dormir fut deacutepasseacute par latortue raquondash Martin Schoock Admiranda Methodus I 1 eacutedVerbeek 1988 p188

ANNEXE 4 146

Annexe 4 Le liegravevre et la tortue

ou pourquoi emprunter les chemins les plus simples

On a proposeacute de voir dans la peacutedagogie carteacutesienne (chapitre 7) la promotion drsquoune

simpliciteacute propre agrave persuader le sens commun de sa suffisance

Dans un passage du Discours de la Meacutethode qui suit directement celui que nous

avons interpreacuteteacute dans le chapitre 6 Descartes reprend les termes drsquoune ceacutelegravebre fable et

affirme que laquo ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup

drsquoavantage srsquoils suivent toujours le droit chemin que ne font ceux qui courent et qui srsquoen

eacuteloignent raquo1 On se souvient drsquoune tortue allant laquo son train de Seacutenateur raquo (LF v20)2 la

lenteur est constitutive du sens commun dont la tortue est un symbole La meacutethode de

Descartes dont la vocation est ici peacutedagogique a pour finaliteacute de tracer le chemin le plus

droit crsquoest-agrave-dire le plus simple permettant agrave la tortue si ce nrsquoest drsquoarriver avant le liegravevre

(qui figure celui qui a plus drsquoesprit que le commun et qui pour cela mecircme risque toujours

de srsquoeacutegarer par preacutecipitation3) du moins drsquoaller aussi loin que lui

Sur la base de cette lecture alleacutegorique de la peacutedagogie carteacutesienne quatre seacuteries de

remarques permettront de compleacuteter le propos de notre septiegraveme chapitre

(1) La version de la fable qursquoon trouve chez Eacutesope convient bien mieux agrave la

peacutedagogie carteacutesienne En effet chez la Fontaine crsquoest la tortue qui deacutefie le liegravevre

(laquo Gageons dit celle-ci que vous natteindrez point Si tocirct que moi ce but raquo LF v3-4)

cependant que ce dernier srsquointerroge sur le bon sens de ce pari (laquo Si tocirct Ecirctes-vous

sage raquo LF v4) Agrave lrsquoinverse chez Eacutesope et plus en conformiteacute avec la psychologie

carteacutesienne du modeste ce nrsquoest pas la Tortue mais le Liegravevre qui raille (laquo Un liegravevre prit

deacutebat agrave la Tortue Lui reprocha ses pieds tant paresseux raquo E v1-2) La Tortue modeste

fait partie de ceux qui ne peuvent que laquo juger qursquoils sont moins capable raquo4 ce qui est faire

preuve drsquoun authentique bon sens et se mettre ainsi deacutejagrave en route

1 Discours I AT-VI-2 l15-182 Jean de la Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo Les citations extraites des Fables VI 10 de la Fontaine sont

suivies de la mention LF et du vers dans le corps du texte Celles extraites des Fables drsquoEacutesope (ndeg287)sont citeacutees dans la traduction de Gilles Corrozet (1542) qui avait cours au temps de Descartes nouspreacutecisons E suivi du numeacutero du vers

3 La preacutecipitation est crsquoest bien connu une cause fondamentale de lrsquoerreur selon Descartes Elle estreacuteguliegraverement associeacutee agrave la figure du suffisant qui ne peut laquo empecirccher de preacutecipiter [son] jugement raquo etqui srsquoeacutecartant du laquo chemin commun raquo srsquoeacutegare (Discours II AT-VI-15) De mecircme dans La recherche dela veacuteriteacute ce sont ceux qui ont de laquo rares esprits raquo qui sont susceptibles de quitter laquo le grand chemin raquo et cefaisant laquo demeurent eacutegareacutes entre des eacutepines et des preacutecipices raquo (AT-X-497)

4 Discours II AT-VI-15

ANNEXE 4 147

(2) Dans lrsquoAdmiranda Methodus pamphlet anti-carteacutesien de 1643 Martin Schoock

reproche agrave Descartes lrsquoeacutelitisme de sa philosophie son meacutepris pour le laquo menu peuple raquo et sa

volonteacute de tenir laquo eacuteloigneacutees du treacutepied de sa sagesse moult personnes parce qursquoelles

seraient moins favoriseacutees raquo pour ce qui est de lrsquoesprit5 Martin Schook met cependant en

garde Descartes de ce que ces Tortues que sont les esprits faibles pourraient finir par

deacutepasser les carteacutesiens lesquels sont comme dans un songe et pareils agrave ce liegravevre qui

laquo sommeille raquo (laquo pensant avoir gagneacute sa part raquo LF v10-11) et vivent dans un de ces

laquo deacutelires raquo que ne peuvent saisir les laquo simples drsquoesprit raquo6

Si cette preacutesentation a le meacuterite de situer la peacutedagogie carteacutesienne dans le cadre

drsquoune fable qui lrsquoillustre parfaitement Martin Schoock commet un grave contre-sens rien

nrsquoindique que Descartes choisirait comme symbole de sa penseacutee le Liegravevre plutocirct que la

Tortue laquo Ougrave et quand [demande-t-il] mrsquoavez-vous entendu prononcer ces paroles drsquoun air

grave raquo7 Certes Descartes lrsquoaffirme cela est vrai pour une laquo perexiguam et omnium

difficillimam raquo partie de la philosophie celle des premiegraveres parties des Meacuteditations et laquo il

nrsquoen est pas de mecircme de lrsquoouvrage tout entier (non idem de tota esse putandum) raquo8 Et

cependant mecircme les plus difficiles drsquoentre les questions meacutetaphysiques peuvent ecirctre

abordeacutees par le sens commun pourvu qursquoil soit bien conduit et que les chemins les plus

simples lui soient preacutesenteacutes

(3) Drsquoougrave cette troisiegraveme remarque il ne faut pas ceacuteder agrave la laquo confusion entre

simpliciteacute et faciliteacute raquo9 Car Descartes lrsquoaffirme expresseacutement il nrsquoest pas de science drsquoart

ou de connaissance que laquo tous les hommes puissent saisir avec une eacutegale faciliteacute raquo10 Ce qui

ne signifie pas que certains y ont accegraves et pas drsquoautres seulement la simpliciteacute du chemin

ne garantit pas la faciliteacute du parcours en teacutemoigne notre Tortue qui ocircte laquo sa neacutegligence raquo

(E v8) et chez La Fontaine laquo srsquoeacutevertue raquo (LF v21) pour parvenir agrave la fin de la course

5 Martin Schoock Admiranda Methodus in Theo Verbeek La querelle drsquoUtrecht Les impressionnouvelles 1988 p187-188

6 Martin Schoock Ibid p1887 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 (Theo Verbeek eacuted cit p346)8 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 l4-6 (Theo Verbeek eacuted cit p347) Pour laquo le reste de lrsquoouvrage raquo

Descartes pense peut-ecirctre agrave la Meacuteditation VI qui fait largement appel agrave des notions du sens commun et agravelrsquoinstinct naturel (cf supra chapitre 3)

9 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 147 agrave La recherche de la veacuteriteacute eacuted cit p403 Crsquoest une confusionque fait reacuteguliegraverement Poliandre (et qui le megravene souvent agrave lrsquoerreur) il parle ainsi des laquo chemins simpleset faciles raquo Agrave la limite le recourt drsquoEudoxe agrave la faciliteacute peut avoir pour finaliteacute de rassurer Poliandre surses capaciteacutes agrave reacutesoudre mecircme les questions les plus difficiles Et de maniegravere geacuteneacuterale il semble queDescartes cegravede souvent agrave cette confusion pour des raisons peacutedagogiques

10 laquo Quae enim scientia quae disciplina quae ars tam facilis ut ejus omnes sint capaces raquo (Ad VœtiumIII AT-VIII2-36 l9-10)

ANNEXE 4 148

Il faut noter cependant sur ce point une certaine eacutevolution dans la penseacutee de

Descartes dans les Regulaelig les natures simples sont connues par elles-mecircmes et laquo si

facilement qursquoil nous suffit pour cela de participer de la raison (tam facile ut ad hoc

sufficiat nos rationis esse participes) raquo autrement dit drsquoavoir son seul bon sens11 alors que

dans les Meacuteditations par exemple lrsquoinsistance est mise sur la neacutecessiteacute de rompre avec les

preacutejugeacutes (opeacuteration difficile srsquoil en est ) pour atteindre ces choses simples Cependant que

les choses simples soient plus facile agrave concevoir que les choses obscures crsquoest ce qui

restera une thegravese fondamentale du carteacutesianisme

(4) Sur cette base il est donc possible de distinguer deux bon sens dont lrsquoun est

celui drsquoEudoxe et lrsquoautre celui de Poliandre Ce dernier possegravede le bon sens laquo dans sa

forme absolument native raquo12 et crsquoest pour cette raison que modestement il ne srsquoattribue

qursquolaquo un peu de bon sens (tantillum sani sensus) raquo13 Eudoxe quand agrave lui ne fait pas preuve

de beaucoup de modestie mais assure qursquoil va gracircce au seul sens commun deacutecouvrir

toutes les veacuteriteacutes les plus importantes il laquo repreacutesente le bon sens absolument maicirctre de ce

qursquoil peut raquo14

Drsquoun cocircteacute donc la Modeste Tortue drsquoEacutesope qui deacutefieacutee mise agrave lrsquoeacutepreuve comme

lrsquoest Poliandre avance peu agrave peu laquo jusqursquoougrave peut aller le sens commun (quo usque sanus

sensus progredi possit) raquo et fini par se surprendre elle-mecircme15 ndash Tortue de La Fontaine

drsquoautre part sucircre drsquoelle-mecircme et de ses forces qui est telle Eudoxe srsquoexclamant sur un air

de deacutefi laquo je preacutetends que le sens commun suffit raquo16

11 Regravegle XII AT-X-419 La rupture avec les preacutejugeacutes nrsquoest cependant pas absente des Regulaelig12 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 eacuted cit p35213 Recherche AT-X-514 l2314 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibidem Autrement dit lrsquoun a le bon sens laquo dans son exercice pleacutenier

lrsquoautre agrave lrsquoeacutetat natif raquo15 Recherche AT-X-521 et AT-X-514 laquo Admiratione hoc me percellere profecto fatero raquo16 Recherche AT-X-518

BIBLIOGRAPHIE 149

BIBLIOGRAPHIE

1 Sources primaires

11 DescartesŒuvres de Descartes eacuted Ch Adam et P Tannery nouvelle preacutesentation 13 vol Paris VrinCNRS

1964-1974 (abreacuteviation AT suivi du tome et de la page)Reneacute Descartes Œuvres complegravetes eacuted J-M Beyssade et D Kambouchner 8 vol Paris

Gallimard-Tel 2009- (abreacuteviation BK suivi du tome et de la page) Nous utilisons cetteeacutedition pour la nouvelle traduction des Regulaelig et autres eacutecrits de jeunesse (vol 1 paru en2016) ainsi que pour lrsquoincomparable appareil critique (introduction notes etc)

Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 2 vol 1691

Nous avons eacutegalement eacutetudieacute Descartes agrave partir des eacuteditions suivantes de textes seacutepareacutes Reneacute Descartes Meacuteditations Meacutetaphysiques Objections et Reacuteponses preacutesentation M Beyssade et

J-M Beyssade 1979 GF eacutedition revue et corrigeacutee en 2011Reneacute Descartes Eacutetude du bon sens La recherche de la veacuteriteacute et autres eacutecrits de jeunesse (1616-

131) eacutedition preacutesentation et notes par V Carraud et G Olivo Puf 2013Reneacute Descartes Les Passions de lrsquoAcircme eacuted G Rodis-Lewis avant-propos de D Kambouchner

Vrin 2010Reneacute Descartes Regravegles utiles et claires pour la direction de lesprit et la recherche de la veacuteriteacute

annotations conceptuelles par Jean-Luc Marion La Haye 1977Reneacute Descartes Entretien avec Burman trad Charles Adam du Manuscrit de Goumlttingen Paris

1937 Reneacute Descartes Lettres agrave Regius eacuted G Rodis-Lewis Paris Vrin 1959

Ainsi que pour les textes de la querelle drsquoUtrecht et en particulier lrsquoAdmiranda Methodus de MartinSchoock Theo Verbeek La querelle drsquoUtrecht Les impression nouvelles 1988

12 Auteurs reacuteguliegraverement eacutetudieacutesFrancis Bacon The works and letters of Francis Bacon eacuted Spedding Ellis and Heath 14 vol

Londres 1848-1874 Pour Of the Proficience and Advancement of Learning Divine andHumane (1605) nous avons eu recourt agrave la traduction franccedilaise Du progregraves et de lapromotion des savoirs trad M Le Dœuff Gallimard-Tel 1991

Claude Buffier Cours de sciences sur des principes nouveaux et simples pour former le langagelesprit et le cœur dans lusage ordinaire de la vie Paris 1732 Nous nous reacutefeacuterons parfois agravenotre Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude Buffier Travail drsquoEacutetude et deRecherche dir D Kambouchner 2016 ainsi qursquoaux Eacuteleacutements de meacutetaphysique Paris 1725

Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblabledu possible et du faux Paris 1639

Emmanuel Kant Gesammelte Schriften Akademie Textausgabe 1902-1983 2egraveme eacutedition 9 volBerlin W de Gruyter 1968 (abreacuteviation Ak) Les trois Critiques comme les Proleacutegomegravenessont citeacutees dans lrsquoeacutedition de Ferdinand Alquieacute Gallimard 1985 Pour lrsquoAnthropologie drsquounpoint de vue pragmatique nous citons la traduction de M Foucault Vrin 2002 (8egraveme tirage)

Gottfried Wilhelm Leibniz Die Philosophischen Schriften eacuted Gerhardt Berlin Weidman 1875-1890 Il sera surtout question des Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain eacutedBrunschwig Flammarion 1990

BIBLIOGRAPHIE 150

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Michel de Montaigne Les Essais eacuted Villey-Saulnier (reproduisant lrsquoExemplaire de Bordeaux)Paris PUF 1965 (reacuteimpression en 2 vol 1978 en 1 vol 2004)

Blaise Pascal Penseacutees eacuted Sellier Classique de Poche 2000 Nous nous reacutefeacuterons eacutegalement au sitewwwpenseesdepascalfr pour la consultation des textes originaux et les commentaires Pourles (rares) excursions hors des Penseacutees Œuvres complegravetes eacuted L Brunschvicg 14 vol 1923(2egraveme eacutedition) et eacutegalement De lrsquoesprit geacuteomeacutetrique et autres textes eacuted A Clair GF 1985

Thomas Reid Essays on the intellectual power of mind Eacutedimbourg 1785 La traduction disponibleen franccedilais reacuteimprimeacutee chez lrsquoHarmattan date de 1844 et nrsquoest pas fiable Nous traduisonssysteacutematiquement

13 Autres auteursAlain (Eacutemile Chartier) Histoire de mes penseacutees 1936 in Les Arts et les dieux eacuted G Beacuteneacutezeacute

Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 1958Thomas de Aquino Opera Omnia Iussu Leonis XIII edita cura et studio Fratrum Praedicatorum

Rome 1882 sqAntoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou lrsquoArt de Penser Paris 1662Aristote De lrsquoAcircme trad R Bodeacuteuumls GF 1993Eacutetienne de la Boeacutetie Œuvres Complegravetes eacuted P Bonnefon et G Gounouilhou J Rouam amp cie 1892Jacques-Beacutenigne Bossuet De la connaissance de Dieu et de soi-mecircme 1722 Fayard 1990Pierre Charron De la sagesse Bordeau 1601 et 1604Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle trad T Rageot et B Schloezert Vrin

2006 Ainsi que laquo Dostoiumlevski et la lutte contre les eacutevidences raquo trad Boris de Schlœzer inNouvelle Revue Franccedilaise T18 1922 et Lrsquoœuvre de Dostoiumlevski 1937 in Cahiers de Radio-Paris ndeg 5 15 mai 1937 (consultable en ligne agrave lrsquoadresse suviante httpsbibliotheque-russe-et-slavecomLivresChestov20-20L27Oeuvre20de20Dostoievskihtm)

Nicolas Copernic Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes eacuted A Koyreacute Alcan 1934Auguste Comte Discours sur lrsquoesprit positif Vrin 1995Nicolas de Cuse Opera Omnia iusu et auctoritate academia litterarum heidelbergensis Volumen V

Hambourg 1933 En franccedilais nous avons travailleacute agrave partir de la reacutecente Nicolas de CuesAnthologie eacuted Franccedilaise par M-A Vannier Cerf 2012

Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 (12egraveme eacutedition) Mais eacutegalement avecFeacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie 1991 Les eacuteditions de Minuit 2005 (2egraveme

eacutedition)Pierre Duhem ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ Essai sur la notion de theacuteorie physique Paris

Hermann 1908Michel Foucault Histoire de la folie agrave lrsquoacircge classique Plon 1961 reacuteeacuted Gallimard 1972Franccedilois Garasse La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou preacutetendus tels Paris S

Chappelet 1623Antonio Gramsci Gramsci dans le texte eacuted Ricci et Bramant Eacuteditions sociales 1975Georg Wilhelm Friedrich Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie

moderne trad P Garniron Vrin 1985 et Tome 5 La philosophie du moyen-acircge tradP Garniron Vrin 1978 ainsi que Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit trad B Bourgeois Vrin2006

Martin Heidegger Sein und Zeit 1927 Tuumlbingen Max Niemeyer Verlag 2006 trad E MartineauParis Authentica 1985 (en ligne)

Thomas Hobbes Le Leacuteviathan 1651 trad F Tricaud Dalloz 1999

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William James Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser tradN Ferron Paris Flammarion 2007

Karl Marx Œuvres I et III eacuted M Rubel Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade (pour La SainteFamille ainsi que le Capital)

Friedrich Nietzsche Humain trop humain un livre pour esprits libres trad R Rovini Gallimard1988

Friedrich Nietzsche Par-delagrave bien et mal trad C Heim Gallimard 1971Les Stoiumlciens eacuted Eacutemile Breacutehier Gallimard coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 1962La Mothe le Vayer Petit traiteacute sceptique sur cette commune faccedilon de parler laquo Nrsquoavoir pas le sens

commun raquo Paris 1646

2 Sources secondaires

21 UsuelsPour le dictionnaires nous nous sommes reporteacutes au Treacutesor de la langue franccedilaise Jean Nicot

1606 ainsi qursquoau Dictionnaire universel Furetiegravere 1690Gregor Sebba Bibliographia Cartesiana A critical guide to the Descartes Literature 1880-1960

La Haye Nijhof 1964Jean-Robert Armogathe et Vincent Carraud Bibliographie carteacutesienne (1960-1996) Conte Lecce

2003 Pour la peacuteriode de 1996 agrave aujourdrsquohui nous avons consulteacute la bibliographie tenu agrave joursur le site cartesisus httpwwwcartesiusnetbibliografia-cartesianabibliografia-cartesiana-1997-2012

Lectures de Descartes dir Freacutedeacuteric de Buzon Eacutelodie Cassan Denis Kambouchner Ellipses 2015Eacutetienne Gilson Commentaire au Discours de la Meacutethode 1925 Vrin 1987 (6egraveme eacutedition)Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Alcan 1926Geneviegraveve Rodis-Lewis LŒuvre de Descartes 1971 Vrin 2013 (2egraveme eacutedition)

22 Ouvrages

221 Reacuteguliegraverement citeacutesFerdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes 1950 Puf 2011(7egraveme

eacutedition)Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Lucket Puf 1989Martial Gueroult Descartes selon lordre des raisons 2 vol Aubier 1953Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes 1962 Paris Vrin 1999 (4egraveme eacutedition)Denis Kambouchner Descartes et la philosophie morale Hermann 2008Jean Laporte Le rationalisme de Descartes Paris 1945 Puf 2000Jean-Luc Marion Sur lrsquoontologie grise de Descartes 1975 Vrin 2000 (4egraveme eacutedition)Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle intuition disposition complexion Vrin 1999Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Puf 1957

222 AutresRaphaeumlle Andrault La raison des corps Vrin 2016

BIBLIOGRAPHIE 152

Dan Arbib Descartes la meacutetaphysique et lrsquoinfini Puf 2017Gaston Bachelard La formation de lrsquoesprit scientifique Vrin 1938Yvon Belaval Leibniz critique de Descartes Gallimard 1960Pierre Bourdieu La Distinction Critique sociale du jugement 1979 MinuitRomain Champault Descartes Objections au doute et scepticismes Travail drsquoeacutetude et de recherche

sous la direction de Denis Kambouchner 2016 Lrsquoauteur de ce TER nous a communiqueacute lesreacutesultats de ses recherches sur les objections du Pegravere Bourdin qursquoil en soit ici remercieacute

Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted Pluriel 2012Pierre Dardot et Christian Laval Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle La

Deacutecouverte 2014Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et reacutevolutionnaire sous Louis XIV

Julliard 1965Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012Nicolas Grimaldi laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo in Eacutetudes carteacutesiennes Dieu le

temps la liberteacute Vrin 1996Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo res literaria raquo de la Renaissance au seuil de

lrsquoeacutepoque classique 1980 Paris Albin Michel coll Bibliothegraveque de lrsquoEacutevolution delrsquoHumaniteacute1994

Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Droz 2006Raymond C La Chariteacute The concept of judgment in Montaigne Martinus Nijhoff 1968Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes Puf 2005Denis Kambouchner Descartes nrsquoa pas dit [] Les Belles Lettres 2015Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique 1966 reacuteeacuted Gallimard 1973Jacqueline Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury Vrin 1989Jean Laporte Le cœur et la raison selon Pascal Paris Etzeacutevir 1950Antonio Livi Filosofia del senso comune 1990 trad F Livi et D Luglio Philosophie du sens

commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 Cet ouvrage lrsquoun des rares agrave ecirctre entiegraverement consacreacuteau sens commun ne traite que peu de Descartes et pecircche par son aspect doxographique tregravesmarqueacute ainsi que quelques un de ses partis pris

Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936Denis Moreau Descartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de Reneacute Descartes Presses universitaires de Lille

1994

23 Articles ou parties drsquoouvrageslaquo Europeans science and technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne

ndeg224 2005Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p111-118Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes

et le moyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesienl Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry

Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin1988

Franccedilois Azouvi et Denis Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commundrsquoAristote agrave Reid raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p435

Jean-Marie Beyssade laquo Mais quoi ce sont des fous Sur un passage controverseacute de la PremiegravereMeacuteditation raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 78e Anneacutee No 3 Juillet-Septembre

BIBLIOGRAPHIE 153

1973 p273-294Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991Victor Brochard laquo Descartes stoiumlcien contribution agrave lrsquohistoire de la philosophie carteacutesienne raquo

Revue Philosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T 9 Janvier agrave Juin 1880 p548-552Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo in Pierre-Franccedilois Moreau (dir)

Le retour des philosophies antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIe et au XVIIesiegravecle Paris Albin Michel 1999

Leacuteon Brunschvicg laquo Spiritualisme et sens commun raquo Revue de meacutetaphysique et de morale T 5No 5 Septembre 1897 p531-545

Francisque Bouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du pegravere Buffier CharpentierParis 1843

Serge Cardinal laquo Les idiots Descartes Deleuze Dostoiumlevski raquo in Bertrand Gervais et Jean-Franccedilois Chassay (dir) Les Lieux de lrsquoimaginaire Montreacuteal 2002 p87-105

Fabien Chareix laquo Quamvis hypothetice a se illam proponi simularet le mouvement de la Terrechez Galileacutee et Descartes raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20091 ndeg 242 p97-111

Maxime Chastaing laquo Lrsquoabbeacute de Lanion et le problegraveme carteacutesien de la connaissance drsquoautrui raquoRevue Philosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T141 1951 p228-248

Eacutelie Denissoff laquo Lrsquoeacutenigme de la science carteacutesienne La physique de Descartes est-elle positive oudeacuteductive Essai drsquointerpreacutetation de deux extraits du Discours de la meacutethode raquo RevuePhilosophique de Louvain Troisiegraveme seacuterie tome 59 ndeg61 196 p31-75

Jacques Derrida laquo Cogito et Histoire de la Folie raquo 1963 repris in Lrsquoeacutecriture et la diffeacuterence 1967Point Seuil p51-97

Michel Foucault laquo Mon corps ce papier ce feu raquo 1972 repris dans Philosophie AnthologieGallimard 2004 p139-174

Albert Gajano laquo Enseigner et apprendre chez Descartes la connaissance des principes dans lesRegulae ad directionem ingenii et la Recherche de la veacuteriteacute raquo Revue Philosophique de laFrance et de lrsquoEacutetranger No 185 Avril-Juin 1995 p165-190

Clifford C Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo in Savoir local savoirglobal Puf 2012 p105-135

Isabelle Ginoux laquo Les types psycho-sociaux et le personnage conceptuel raquo in Gilles Deleuze eacutedP Verstraeten et I Stengers Vrin 1998

Sylvia Giocanti laquo Descartes face au doute scandaleux des sceptiques raquo Dix-septiegraveme siegravecle42002 ndeg 217 p663-673

William Hamilton Note A on the philosophy of common sense in Thomas Reid PhilosophicalWorks Georg Olms Verlag 1983 p755-803

Donald Ipperciel laquo Descartes and Gadamer on prejudice raquo Dialogue 2002 41 4 p635-652David W Jardine laquo Awakening from Descartesrsquo nightmare On the love of ambiguity in

phenomenological approaches to education raquo Studies in Philosophy and EducationDordrecht 1990 10 3 p211-232

Pierre Kahn laquo La critique du ldquopeacutedagogismerdquo ou lrsquoinvention du discours de lrsquoautre raquo Les Sciencesde lrsquoeacuteducation - Pour lrsquoEgravere nouvelle 42006 Vol39 p81-98

Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute linstitution naturelle des passions et la notioncarteacutesienne du ldquosens inteacuterieurrdquo raquo Revue Philosophique de la France et de lEacutetranger T 178No 4 1988

Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo Bulletin de la Socieacuteteacute Franccedilaise dePhilosophie Avril-Juin 1998 p1-48

Denis Kambouchner laquo Descartes un monde sans fous Des Meacuteditations Meacutetaphysiques au Traiteacutede lrsquoHomme raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20102 ndeg 247 p213-222

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Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Pierre-Franccedilois Moreau (dir) Leretour des philosophes antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecleParis Albin Michel 1999

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Christophe Perrin laquo Enseigneur et maicirctre Heidegger peacutedagogue raquo Revue philosophique de laFrance et de lrsquoeacutetranger 32009 Tome 134 p33-355

Jean-Paul Sartre laquo La liberteacute carteacutesienne raquo in Situations I Gallimard 1947 p289-308Denis L Sepper laquo Descartes and the Eclipse of Imagination 1618-1630 raquo Journal of the History of

Philosophy Volume 27 Number 3 July 1989 p379-403Johano Strasser laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndash Common sense Zur Prinzipienlehre

Descartesrsquo Buffiers und Reid raquo Zeitzschrift fuumlr philosophische Forschung Bd 23 H 2 Aprndash Jun 1969 p177-198

3 Sciences et litteacuteratureJean-Louis Guez de Balzac Œuvres Paris chez Louis Billaine 1655 2 vol Ainsi que Le Barbon

chez Jean Guignard Paris 1663Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990Fedor Dostoiumlevski LrsquoIdiot trad G Arout Le livre de Poche 1994Albert Einstein La Relativiteacute Payot 2001Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacuted Gallimard Folio Classiques 1970Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle trad franccedilaise de 1759 par Eacutemilie

du ChacircteletRaymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 2002

INDEX 155

INDEX NOMINUM

Avant 1900

Aristote 10 14 16 17 20 3775 108

Arnauld A 89 90Avicenne 17

Bacon F 8 70 72 75 79 110Baillet A 34 113Bergerac C de 82 83Bossuet J-B 23Bouillier F 33 142 144Bourdin P 28 38 39Brochard V 59Buffier C 4 6 8 23 28 33 35

36 44 45 46 48 5152 63 76 80 130 132 142 144

Burman 90

Ciceacuteron 58Charron P 3 54 139 140Cherbury H De 31-33 37 44 45 47

119 144Comte A 110Condillac Eacute 73Copernic N 71 82Cues N De 118-120

Darwin C 38 71Descartes R passimDostoiumlevski F 112 122 123 125

Eacutelisabeth 47 50 57 58 66Eacutesope 145-148

Flaubert G 72 122

Galileacutee G 69 80 81Garasse F 139 140Gassendi P 13 57 128Guez de Balzac J-L 39 40 59 125

Hamilton W 8 47Hegel GWF 3 5 6 65 99 125Heacuteraclite 79Hobbes T 96drsquoHolbach P 139Hume D 48

Juveacutenal 9 89 127

Kant E 54 62-65 78 107 129 136

La Boeacutetie Eacute de 9La Fontaine J 145-148La Mothe F De 10 11 59 136Leibniz GW 8 25 26 29 30 32

33 38 45 46 71 7980 127 135

Malebranche N 23 51 102Marx K 130 131Montaigne M De 3 8 9 43 44 54 85-

88 90 91 95 100 107 109 114 118

Newton I 42 70Nicole P 89 90Nietzsche F 5 26

Pascal B 8 26 28 29 38 48 52 80 109 123 140141

Platon 38 108Pollot A 60 66

Rabelais F 9 46 62Reid T 4 8 33 70 73 76

83 92 132Rembrantsz D 113

Schoock M 147Seacutenegraveque 57-59

Thomas drsquoAquin 47Tycho Braheacute 82

INDEX 156

Apregraves 1900

Alain 3 93 94 109Alquieacute F 25 26 49 50 53 63

71 81 83 98 110 111 117 127

Andrault R 16Arbib D 143Armogathe J-R 16 19 20 56 98Armour L 114

Bachelard G 70 74Belaval Y 28 29 45 98Beyssade J-M 17-19 21-23 98 117Bourdieu P 60Brecht B 69Brugegravere 31 44Buzon F de 78

Cardinal S 125Carraud V 102 136-138 147

148Cassirer E 123Changeux J-P 15Chareix F 80 82Chastaing M 52Chestov L 123 124 125

Dardot P 20Deleuze G 5 6 8 112 118-125

133Denissoff Eacute 84 85 88-91 95Derrida J 117Duhem P 69 80 81

Einstein A 83

Faye E 108 109Foucault M 115 117 120Frankfurt HG 77 109 115 116Fumaroli M 9

Gajano A 107 108Geertz C 55 127Gilson Eacute 12 47 67 85-91 94

95 104-106Ginoux I 124Giocanti S 11

Gouhier H 27 29 30 49 51 114 119 121 140 142

Gramsci A 126 127 130Grimaldi N 66Guenencia P 128-130 133Gueroult M 5 77 78 118 139

Hallyn F 34 36Heidegger M 50 103-104

Ipperciel D 39

James W 29 37 38Jardine DW 103

Kahn P 104Kambouchner D 22 24 35 36 48 50

54 55 61 63 77 99100 106 109 114 116 128 133

Koyreacute A 69 79 127Kobayashi M 74

La Chariteacute R C 9Lagreacutee J 31 32 37 144Lalande A 1387Laporte J 32 48 52 65 91 93

95 131 142Laval C 20Libera A de 143Livi A 8 15 132

Marcil-Lacoste L 84 91 92 94 115Marion J-L 17 18 20 21 67 74Mehl E 54 58 96 110Mesnard P 68Milhaud G 75Moreau D 106 130Morris J 23 43 44 46

Olivo G 102 136-138 147148

Peacuteguy C 78Perrin C 104Politzer G 84

Queneau R 95 96

INDEX 157

Quillien J-P 34

Robinet A 42 43 51 56Rodis-Lewis G 15 16 39 54 55 61

64 66 68 98 99 123

Sartre J-P 24Strasser J 35 36 45 51

SOMMAIRE 158

SOMMAIRE

INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES 3

sect1 Une facette philosophique 3

sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze 5

sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration du sens commun depuis le XVIegraveme 8

sect4 Approche lexicale 11

1) CORPS 14

sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique 15

sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations 19

sect7 Deux possibiliteacutes de transition 22

2) HISTOIRE 25

sect8 Preacutejugeacutes et barbares 26

sect9 Le consentement universel 31

sect10 Orthodoxie du sens commun 34

3) NATURE 42

sect11 Le sens commun et les deux Natures 43

sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu 48

4) MORALE 54

sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore 56

sect14 Se concilier avec le sens commun 60

sect15 Bon sens et sagesse 65

5) SCIENCE 69

sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales 71

sect17 Continuisme et sciences cardinales 75

sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun 79

SOMMAIRE 159

6) EacuteGALITEacute 84

sect19 Au milieu du texte avec Montaigne 85

sect20 Agrave la marge dans la confidence 89

sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique 92

7) PEacuteDAGOGIE 98

sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie 99

sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits 103

sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme 107

8) PERSONNAGES 112

sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs 113

sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou la querelle de la folie

sous lrsquoangle du bon sens 115

sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues 118

sect28 Descartes en Russie devenu fou 122

CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN 126

sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation 126

sect30 Pour un rationalisme du sens commun 132

ANNEXES 126

Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute 135

Annexe 2 Religion et sens commun 139

Annexe 3 Les notions communes 142

Annexe 4 Le liegravevre et la tortue ou

pourquoi emprunter les chemins les plus simples 146

BIBLIOGRAPHIE 149

INDEX NOMINUM 155

SOMMAIRE 158

Page 3: Descartes, philosophie et sens commun

1

laquo Et enfin jrsquoy apporte toutes les raisons desquelles on peutconclure lrsquoexistence des choses mateacuterielles non que je lesjuge fort utiles pour prouver ce qursquoelles prouvent agrave savoirqursquoil y a un monde que les hommes ont des corps etautres choses semblables qui nrsquoont jamais eacuteteacute mises endoute par aucun homme de bon sens (de quibus nemounquam sanœ mentis seria dubitavit) raquondash Reneacute Descartes laquo Abreacutegeacute des six meacuteditationssuivantes raquo Meacuteditations Meacutetaphysiques AT-IX-12 et AT-VII-16

Don Quichotte et Sancho Panza Honoreacute DaumierVers 1855 huile sur panneau de checircne (National Gallery Londres)

2

Remarque preacuteliminaire

Nous citons les textes de Descartes dans lrsquoeacutedition de ses Œuvres par Charles Adam et PaulTannery Les reacutefeacuterences sont reporteacutees en note de bas page AT-X-y signifie eacuteditionAdam-Tannery volume X page y Lorsque cela nous a sembleacute neacutecessaire nous avonspreacuteciseacute la ligne Toutes les reacutefeacuterences bibliographiques sont preacuteciseacutees dans la sectionpreacutevue agrave cet effet en fin de volume

INTRODUCTION 3

INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES

laquo Nous ne saurions oublier pour notre part que la premiegravereligne eacutecrite par un philosophe dans notre langue nationaleest un appel au bon sens raquondash Leacuteon Brunschvicg Spiritualisme et Sens Commun 1897

sect1 Une facette philosophique

En lisant les pages qui vont suivre on pourrait ecirctre tenteacute de se demander si leur

auteur nrsquoavait pas le projet mesquin de peindre un immense philosophe moins grand qursquoil

ne le fut Il est certain que lrsquoon ne trouvera point chez notre Descartes les traits drsquoun

laquo heacuteros raquo comme dans le portrait de Hegel1 Quand agrave celui de Franz Hals nous ne lui

ferons pas dire ce qursquoil nrsquoa pas dit bien qursquoAlain ait cru le lire dans ses yeux2 Est-ce agrave dire

que nous sommes insensibles agrave ce qursquoil y a chez Descartes de superbe Ce que lrsquoon va lire

bientocirct il est vrai ne parlera pas de Dieu de lrsquoacircme de la conscience ou de lrsquoessence de la

liberteacute Nions-nous cependant que Descartes en fasse le cœur de sa penseacutee Agrave aucun

moment Mais celui qui se tait nrsquoest-il pas coupable

Disons-le une fois pour toutes si nous ne traitons pas ces matiegraveres ici crsquoest

qursquoelles ne nous inteacuteressent pas Ou du moins pas pour le portrait que nous allons donner

dans les pages qui viennent Un portrait au crayon auquel il manquera les couleurs mais la

facette que nous mettrons ainsi en avant en laquo ombrageant les autres raquo ne sera pas tout agrave fait

la moins importante3 Autrement dit crsquoest agrave un art de peindre carteacutesien que nous

emprunterons notre inspiration

1 Ou du moins ce portrait tel qursquoil est geacuteneacuteralement vu de loin Hegel avec une grande peacuteneacutetration eacutecrit eneffet juste apregraves la trop fameuse phrase sur lrsquoheacuteroiumlsme du commencement radical laquo lrsquoinfluenceconsideacuterable que Descartes a exerceacute sur son eacutepoque et sur la formation de la philosophie en geacuteneacuteral tientprincipalement agrave la maniegravere libre et simple et en mecircme temps populaire par laquelle eacutecartant toutepreacutesupposition il est parti de la penseacutee populaire elle-mecircme et des propositions tout agrave fait simple () raquo(GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne tradP Garniron Vrin 1985 p1384) Passage agrave comparer drsquoailleurs avec ce qui est dit de Montaigne etCharron dont les laquo eacutecrits populaires raquo ne peuvent ecirctre consideacutereacutes comme laquo de la philosophie veacuteritable raquo laquo ils sont plutocirct du domaine du bon sens raquo (Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 5 Laphilosophie du Moyen-Acircge trad P Garniron Vrin 1978 p1145)

2 laquo Son œil ironique semble dire ldquoEncore un qui va se tromperrdquo raquo (Alain Histoire de mes penseacutees 1936in Les Arts et les dieux Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade p 181)

3 Discours VI AT-VI-4142

INTRODUCTION 4

Nous espeacuterons ainsi mettre en lumiegravere un facette qui montrera que Descartes fut

sinon un penseur du sens commun ndash du moins qursquoil en fit un problegraveme philosophique mais

encore un problegraveme en un sens tout agrave fait nouveau

Nous tacirccherons de ne jamais surestimer cet aspect sous preacutetexte que personne ne lrsquoa

encore suffisamment envisageacute ndash tendance agrave laquelle sont confronteacutes tous ceux qui ayant

deacutecouvert une petite veacuteriteacute voudraient en faire une grande Car il nous faudra reconnaicirctre

que le sens commun agrave quelques exceptions pregraves est theacutematiseacute marginalement chez

Descartes (crsquoest-agrave-dire litteacuteralement dans les marges de ses grands textes) et crsquoest

pourquoi il sera souvent neacutecessaire de marquer ce qui chez lui est parfois probleacutematique

ou insuffisant du fait mecircme de cette marginaliteacute pour in fine proposer des chemins sucircrs et

coheacuterents pour une philosophie du sens commun

Pourquoi degraves lors choisir Descartes Crsquoest qursquoil est sans doute le premier grand

penseur agrave srsquointerroger aussi reacuteguliegraverement et profondeacutement sur des problegravemes qui

inteacuteressent la philosophie du sens commun sa dimension morale et politique lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique son rapport au deacuteveloppement des sciences au consentement universel ou

aux preacutejugeacutes etc Mais ce qui le rend encore plus inteacuteressant crsquoest qursquoen deacutepit de ce souci

constant du sens commun Descartes nrsquoa jamais rien eacutecrit qui fut systeacutematique sur ces

sujets crsquoest pourquoi il lui arrive de se contredire ou de nrsquoen pas dire assez pour se rendre

tout agrave fait coheacuterent et intelligible Le sens commun est chez lui toujours un aspect qui

risque drsquoentrer dans la peacutenombre peacutenombre du commencement radical du doute de la

rupture avec les preacutejugeacutes et les opinions communes La facette qui nous inteacuteresse a ainsi

bien plus souvent eacuteteacute plongeacutee dans lrsquoombre que mise systeacutematiquement en lumiegravere ndash et

pour cause Descartes nrsquoest pas Buffier ni Reid ou Moore autrement dit il ne possegravede en

aucune maniegravere une philosophie du sens commun Il ouvre plutocirct des voies tregraves

nombreuses que nous emprunterons chacune en son lieu et srsquoil ne va pas toujours au bout

de la route crsquoest qursquoainsi est faite sa peacutedagogie qursquoil lui suffit de laquo tracer le chemin raquo de

nous y mener pour quelques pas et de faire en sorte que nous nrsquoayons plus qursquoagrave le

laquo suivre raquo deacutesormais4

Crsquoest pourquoi si lrsquoon veut deacutegager des principes nouveaux pour une philosophie

du sens commun crsquoest avec Descartes qursquoil faut se mettre marcher plutocirct qursquoavec les

4 laquo () in posterum viam tantum quam ingredi debes tibi sum commonstraturus raquo Recherche de la veacuteriteacutepar la lumiegravere naturelle AT-X-518 et pour la traduction depuis le neacuteeacuteerlandais eacuted Carraud et Olivo Puf2013 p297 (pour la faccedilon dont nous consideacuterons la Recherche de la veacuteriteacute dans le corpus carteacutesiencf infra sect3) Nous donnerons par ailleurs une preacutesentation plus deacutetailleacutee de la peacutedagogie carteacutesienne icieacutevoqueacutee dans le chapitre 7

INTRODUCTION 5

Eacutecossais ou les Analytiques nous serons ainsi plus libres tout en faisant deacutecouvrir un

Descartes qui nrsquoest pas celui que lrsquoon connaicirct habituellement5 de faire de la philosophie

Pour cela il nous faudra donc poursuivre des chemins seulement entrrsquoouverts et ce

faisant parfois lire laquo entre les lignes [du] philosophe raquo afin que sa laquo conviction

(Uumlberzeugung) raquo finisse par laquo monter sur scegravene raquo6 Ce que nous indiquera cette lecture

sera qursquoil y a chez Descartes sinon la laquo conviction raquo drsquoune adeacutequation de sa penseacutee avec

les sens commun du moins une certaine preacuteeacuteminence philosophique de celui-ci Crsquoest

donc sur les pas drsquoun homme qui avoue deux fois que ses opinions sont laquo si simples et si

conformes au sens commun raquo7 que nous nous lanccedilons ici

sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze

Mais avant il nous faut solder une dette en reconnaissant que Gilles Deleuze le

premier a systeacutematiquement preacutesenteacute Descartes comme lrsquoauteur drsquoune penseacutee du sens

commun Bien que nrsquoayant jamais consacreacute agrave ce dernier le moindre ouvrage en deacutepit de

son inteacuterecirct pour lrsquoacircge classique il a essaimeacute dans son œuvre quelques remarques8 qui si

elles ne font guegravere eacutetat drsquoune quelconque sympathie pour notre auteur sont parmi celles

qui affirment avec le plus de force lrsquointeacuterecirct de lire Descartes avec les yeux du sens

commun Avec Deleuze donc nous reacute-affirmons cette possibiliteacute de lecture dont nous

chercherons agrave donner un certain nombre drsquoattestations

Si parmi les lecteurs de Descartes les premiers agrave proposer une telle piste furent les

philosophes du sens commun eux-mecircmes (au XVIIIegraveme) crsquoest Hegel qui en historien de la

5 En cela nous nous opposerons peut-ecirctre agrave laquo lrsquoideacutee traditionnelle que lrsquoon srsquoest faite de Descartes raquo celleque voulait restituer Martial Gueroult (Descartes selon lrsquoordre des raisons I Aubier 1953 p13)Nonobstant le caractegravere embrouilleacute de la place du sens commun dans la philosophie de Descartes nousaurons agrave remarquer que les commentateurs dans leur grande majoriteacute ont tregraves largement recouvert lapossibiliteacute de poser correctement cette question Non seulement la confusion est grande car peu drsquoentreeux se sont pencheacutes sur les significations du laquo sens commun raquo chez Descartes mais eacutegalement car ungrand nombre considegravere que la philosophie de Descartes est au-delagrave de tout deacutetail une laquo reacutefutation de lathegravese du sens commun raquo (Ibid p167) Nous aurons lrsquooccasion de rendre compte par la suite de certainesde ces meacuteprises et par contraste de la clairvoyance de certains commentateurs sur ces questions

6 Friedrich Nietzsche laquo Des preacutejugeacutes des philosophes raquo Par-delagrave bien et mal sect3 et sect8 Gallimard tradC Heim 1971

7 Discours VI AT-VI-77 et Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-3278 Les jalons de la lecture deleuzienne sont les suivants 1) Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 chapitre III 2) le

cours du 02121980 sur Spinoza disponible sur Internet (httpwww2univ-paris8frdeleuzearticlephp3id_article=131) 3) (avec Feacutelix Guattari) Qursquoest-ce que la Philosophie chapitres 2 et 3 1991

INTRODUCTION 6

philosophie a assureacute (ouvrant ainsi la voie agrave Deleuze) qursquoen deacutepit drsquoune tentative de

commencement radical Descartes a reconduit tout une seacuterie de preacutesupposeacutes en faisant

intervenir laquo dans la meacutetaphysique () de la maniegravere la plus naiumlve les raisonnements les

plus empiriques agrave partir de raisons drsquoexpeacuteriences de faits de pheacutenomegravenes raquo ordinaires9

Degraves Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Deleuze eacutetudiait cet ensemble de preacutesupposeacutes inavoueacutes en lui

donnant un nom que lrsquoon ne trouvait pas encore chez Hegel le sens commun ou la penseacutee

naturelle La philosophie carteacutesienne aurait donc un laquo preacutesupposeacute implicite raquo celui du

laquo sens commun comme cogitatio natura universalis raquo10 elle serait roturiegravere en son fond

de telle sorte que laquo la philosophie ne [puisse] aller plus loin ni dans drsquoautres directions que

le sens commun lui-mecircme ou ldquola raison populaire communerdquo raquo11

Avant de revenir agrave lrsquoanalyse deleuzienne dans notre dernier chapitre

(laquo Personnages raquo) nous deacutevelopperons cependant cette intuition sans Deleuze pour deux

raisons qursquoil nous semble essentiel drsquoexposer ici (1) Drsquoabord la poleacutemique contre le sens

commun (et sa dimension presque politique chez Deleuze) ne nous concerne pas et eacutetant

venus agrave Descartes apregraves avoir eacutetudieacute la penseacutee de Claude Buffier12 nous pensons au

contraire que la philosophie a tout inteacuterecirct agrave srsquointerroger sur le laquo sens commun raquo et les

rapports qursquoelle entretient (ou doit entretenir) avec lui Nous nous garderons donc drsquoavoir

des preacutejugeacutes contre le sens commun

(2) Des raisons meacutethodologiques nous contraignent eacutegalement agrave nous eacuteloigner de la

lecture de Deleuze Pour ce dernier en effet le sens commun est lrsquoobjet drsquoun preacutejugeacute

inavoueacute tout agrave la fois laquo dans lrsquoombre raquo et laisseacute sur un plan laquo preacutephilosophique raquo

preacutesupposeacute par la philosophie13 Nous montrerons preacutecisement le contraire agrave savoir que le

sens commun nrsquoest pas cacheacute (ce qui suppose de lire preacutecisement les textes) mais constitue

bien au contraire une constante de penseacutee laquelle fait par ailleurs lrsquoobjet drsquoune

eacutelaboration philosophique diverse et multiforme Au soupccedilon drsquoune preacutesupposition

toujours dans lrsquoombre nous preacutefeacuterons donc lrsquoideacutee nietzscheacuteenne drsquoune laquo conviction raquo qui

monte parfois sur la scegravene ndash ce qui suppose pour la deacutecouvrir en pleine lumiegravere un fin

9 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 Ibid p143510 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17111 Gilles Deleuze Ibid p178 et GWF Hegel op cit p1384 pour le rapport avec la penseacutee populaire12 Claude Buffier (1661-1737) pegravere jeacutesuite et philosophe peut ecirctre consideacutereacute comme le vrai fondateur de la

philosophie du sens commun Cf notre Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude BuffierTravail drsquoEacutetude et de Recherche p10-11 et p61-69 sur le rapport avec Descartes Cf aussi FrancisqueBouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du pegravere Buffier Charpentier Paris 1843

13 Gilles Deleuze Ibid p172 Certes Descartes ombrage comme il lrsquoavoue du reste lui-mecircme ndash maisjustement pas son rapport au sens commun

INTRODUCTION 7

repeacuterage textuel qui la saisisse agrave chaque fois qursquoelle surgit pour lrsquointerroger sans relacircche

Pour autant cela ne signifie pas que cette laquo conviction raquo carteacutesienne ne soit pas parfois

inexpliciteacutee ou embrouilleacutee ndash et cependant elle a laisseacute dans son œuvre de tregraves nombreuses

traces qui srsquoexpriment de multiples faccedilons agrave diffeacuterents niveaux drsquoanalyse et avec une

grande complexiteacute Crsquoest pourquoi du point de vue meacutethodologique il apparaicirct que lrsquoeacutetude

de lrsquoœuvre nous renseignera mieux que la preacutesupposition sans attestation textuelle

deacuteterminante drsquoun preacutejugeacute inavoueacute chez Descartes

Pour que ce retour au texte soit pertinent il nous fallait suivre une meacutethode propre agrave

mettre en lumiegravere la complexiteacute dont il vient drsquoecirctre question et ce faisant agrave saisir les

manifestations eacuteparpilleacutees du sens commun Pour cette raison nous avons fait le choix de

consacrer chaque chapitre agrave un niveau diffeacuterent drsquoapparition et de probleacutematisation du sens

commun chez Descartes Ainsi le premier se situe sur le plan du laquo Corps raquo et rend compte

de la techniciteacute physiologique du sens commun meacutedieacuteval le second analyse les diverses

articulations possibles avec lrsquolaquo Histoire raquo pour chercher agrave comprendre le rapport entre la

philosophie carteacutesienne et laquo les plus anciennes opinions raquo que le sens commun nous a

livreacute le troisiegraveme eacutelucide le rapport entre le sens commun et la laquo Nature raquo (autant la

lumiegravere naturelle que lrsquoimpetus naturalis) le quatriegraveme se deacuteveloppe au niveau de la

laquo Morale raquo carteacutesienne le cinquiegraveme eacutepouse le plan de la laquo Science raquo et envisage une

(im)possibiliteacute drsquoun scheacutema de rupture eacutepisteacutemologique le sixiegraveme considegravere les reacutequisits

du postulat de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens ou de la laquo Raison raquo dans le Discours de la meacutethode le

septiegraveme srsquoattache agrave deacutemontrer que la laquo Peacutedagogie raquo de Descartes est agrave la mesure du sens

commun enfin le huitiegraveme eacutetudie les laquo Personnages raquo qui traversent la penseacutee de

Descartes (le paysan lrsquohonnecircte homme lrsquoidiot le fou) et les caracteacuterise comme membres

drsquoune assembleacutee du sens commun

Agrave chaque chapitre quelques textes de premiegravere importance (relativement agrave notre

sujet mais pas toujours consideacutereacutes comme tel) sont invoqueacutes agrave partir desquels drsquoautres

qui peuvent sembler secondaires pour nous font lrsquoobjet drsquoune relecture agrave la lumiegravere de

notre hypothegravese Ainsi on privileacutegiera une approche intensive de quelques passages

disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre (et geacuteneacuteralement sous-commenteacutee) en vue de deacutegager des nœuds

probleacutematiques des formes argumentatives des laquo convictions raquo et parfois mecircme des

preacutesupposeacutes sous-jacents Ce faisant par recomposition on pourra formuler certaines

thegraveses geacuteneacuterales agrave partir drsquoautres indications dans lrsquoœuvre de Descartes Agrave chaque chapitre

INTRODUCTION 8

donc ses textes fondamentaux agrave eacutelucider (agrave lrsquoexception des chapitres 1 et 8 qui adoptent

une strateacutegie de laquo survol raquo assumeacutee) parfois avec lrsquoaide des commentateurs plus souvent

encore avec celle de penseurs qui eurent une influence directe sur Descartes (Bacon ou

Montaigne) qui furent influenceacutes par lui (Pascal ou Leibniz) ou qui parce qursquoils

appartiennent agrave la philosophie du sens commun (Buffier ou Reid) peuvent nous aider agrave

mieux comprendre ce qui chez Descartes est en germe Pour se guider un peu dans ces

sentiers carteacutesiens au fond assez peu deacutefricheacutes nous proposerons dans le sect3 un eacutetat des lieu

chronologique et dans le sect4 une cartographie lexicale du problegraveme pour tacher par la suite

de ne pas nous perdre

On espegravere ainsi que lrsquoon aura donneacute agrave la penseacutee carteacutesienne du sens commun une

formulation suffisamment geacuteneacuterale pour couvrir certains grands problegravemes philosophiques

et suffisamment preacutecise pour rendre compte des diffeacuterents deacutetails disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre

de Descartes et qui pourraient permettre de donner une nouvelle approche de sa penseacutee

ndash mecircme si lrsquoeacuteclatement qui caracteacuterisera notre propos risquera toujours de compromettre

lrsquouniteacute de cette approche Car contrairement agrave Deleuze nous ne chercherons pas agrave dessiner

une Image de la penseacutee laquelle risquerait trop univoque drsquoeffacer la complexiteacute propre

au problegraveme qui nous preacuteoccupe

sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration de la notion depuis le XVIegraveme siegravecle

Avant drsquoen venir agrave notre propos quittons un instant encore Descartes pour se faire

une ideacutee de ce que lrsquoon entend au XVIIegraveme siegravecle par laquo sens commun raquo Il est impossible ici

de proposer autre chose qursquoun simple aperccedilu des emplois de cette notion neacutecessairement

arbitraire et incomplet avec le seul objectif de donner agrave penser les conditions dans

lesquelles il est possible drsquoenvisager et drsquoemployer le laquo sens commun raquo agrave lrsquoeacutepoque ougrave

Descartes eacutecrit14

14 On se reportera avec profit au releveacute monumental de William Hamilton (1788-1856) philosophe eacutecossaisde lrsquoeacutecole du sens commun Dans une perspective nettement eacuteclectique il prouve laquo lrsquouniversaliteacute raquo de laphilosophie du sens commun et sa preacutesence chez tous les auteurs classiques Cf Note A on thephilosophy of common sense (en particulier les points V et VI) in Thomas Reid Philosophical WorksGeorg Olms Verlag 1983 p755-803 On peut eacutegalement lire agrave ce sujet lrsquoeacutetude seacutemantique et historiquedrsquoAntonio Livi plus en survol dans lrsquolaquo Introduction raquo agrave son livre Filosofia del senso comune 1990 tradfr F Livi et D Luglio Philosophie du sens commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 p13-31

INTRODUCTION 9

La lecture drsquoun vieux dictionnaire de langue franccedilaise du XVIegraveme siegravecle nous indique

en effet qursquoagrave lrsquoeacutepoque si on utilise deacutejagrave la tournure laquo il a perdu le sens raquo (comme on dit de

quelqursquoun qursquoil est laquo hors de son bon sens raquo) ougrave laquo sens raquo est synonyme drsquoentendement au

sens large alors mecircme que lrsquoexpression sensus communis nrsquoest pas encore traduit par

laquo sens commun raquo mais par laquo sentiment naturel raquo le syntagme nrsquoapparaicirct tout simplement

pas encore en franccedilais15 Pourtant Montaigne lrsquoavait employeacute (probablement sur la base

drsquoune eacutequivalence avec le sensus communis des stoiumlciens)16 Charron eacutegalement lagrave ougrave

Rabelais encore trop impreacutegneacute de culture meacutedicale classique ne parle jamais que du sens

commun en un sens scolastique et aristoteacutelicien agrave deux exception remarquables pregraves17

pour le reste il parle beaucoup plus aiseacutement de bon sens et peut-ecirctre faut-il voir chez ce

dernier une origine probable de la reacutehabilitation du bon sens en langue franccedilaise dans le

cadre de la ligneacutee humaniste18 Agrave cette eacutepoque et pour longtemps encore le sens commun

prend un sens agrave la fois positif et limitatif positif en tant qursquoil est un laquo trait distinct

drsquohumaniteacute raquo limitatif en ce qursquoil constitue un reacutequisit minimum pour appartenir agrave la

socieacuteteacute des ecirctres raisonnables19

Toujours est-il que pregraves drsquoun siegravecle plus tard le laquo sens commun raquo a fait son entreacutee

15 Treacutesor de la langue franccedilaise Jean Nicot 1606 article laquo Sens raquo16 Michel de Montaigne Les Essais eacuted Villey I 25 139 couche A I 42 258A III 8 997A et en III 8

931B Montaigne cite le ceacutelegravebre vers de Juveacutenal Satire VIII 73 laquo Rarus enim ferme sensus communisin illa Fortuna raquo Par ailleurs il utilise agrave deux reprise le terme laquo sens raquo en II 17 656 et 657 agrave chaque foisen ayant remplaceacute le mot laquo jugement raquo qui se trouvait originellement dans lrsquoeacutedition de 1580

Des emplois proches se trouvent chez La Boeacutetie notamment dans le Discours de la servitude volontaire laquo Cela est-ce vivre heureusement cela srsquoappelle-il vivre est il au monde rien moins supportable quecela je ne dis pas agrave un homme de cœur je ne dis pas agrave un bien neacute mais seulement agrave un qui ait le senscommun ou sans plus la face drsquoun homme raquo (Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p49) Agrave notercependant la possibiliteacute de trouver chez La Boeacutetie des sources aristoteacuteliciennes agrave cette notion Dans satraduction des Eacuteconomiques drsquoAristote en 1600 en effet La Boeacutetie rend κοινὸς νόμος par sens commun(Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p509)

17 Entraicircner dans sa ruine la ruine de son voisin est un comportement dit hors de la raison laquo tant abhorrentede sens commun que agrave pene peut [il] estre par humain entendement conceue raquo (Gargantua XXIX laquo Laharangue faicte par Gallet agrave Picrochole raquo 1534 eacuted Juste p109-110) Par ailleurs Antiphysis personnagerabelaisien sur lequel nous reviendrons dans le sect11 est deacutecrit comme eacutetant laquo en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun raquo (Quart-Livre XXXI)

18 Rabelais se situe directement dans lrsquoantinomie de toute penseacutee du sens commun entre reacutehabilitation de cequi est populaire et valorisation drsquoune certaine forme de sagesse inaccessible agrave tout un chacun laquo Lareacutehabilitation de la prose vulgaire portait naturellement du cocircteacute drsquoEacuterasme Rabelais est un eacuterasmien ()peut-ecirctre cependant garde-t-il de Budeacute le sens de lrsquoinspiration enthousiaste puisant directement auxsources de lrsquoorigine feacuteconde en meacutetaphores et en alleacutegories qui enveloppent la richesse cacheacutee auvulgaire des ldquochosesrdquo ultimes de la sagesse raquo (Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo resliteraria raquo de la Renaissance au seuil de lrsquoeacutepoque classique 1980 Paris Albin Michel coll Bibliothegravequede lrsquoEacutevolution de lrsquoHumaniteacute ndeg 41994 p 450-451)

19 Crsquoest laquo a distinctive trait of humanity one to be equated with facial characteristics It is sens communthat distinguishes man from the underprivileged category of animal life as well as from the state ofinsensate madness raquo (Raymond C La Chariteacute The concept of judgment in Montaigne Martinus Nijhoff1968 p122) Cette dimension persiste dans la philosophie de Descartes

INTRODUCTION 10

dans le dictionnaire selon une deacutefinition radicalement transformeacutee par le carteacutesianisme il

laquo se dit () de ces notions ou ideacutees geacuteneacuterales qui naissent dans lrsquoesprit de tous les hommes

de certaines lumiegraveres naturelles qui les font juger des choses de la mecircme maniegravere raquo20 Entre

temps crsquoest surtout par le biais drsquoune expression proverbiale que le laquo sens commun raquo est

veacutehiculeacute et crsquoest peut ecirctre agrave partir de cette forme du discours populaire qursquoil srsquoest

conceptualiseacute philosophiquement

Agrave ce sujet un petit opuscule de La Mothe le Vayer qui circule dans les anneacutees 1650

est un indicateur preacutecieux il nous apprend qursquolaquo il nrsquoy a rien qui sois plus aujourdrsquohui dans

la bouche de tout le monde raquo que cette expression laquo nrsquoavoir pas le sens commun raquo21 Il

semble donc qursquoau XVIIegraveme siegravecle lrsquoexpression ait eacuteteacute agrave la mode En apparence La Mothe le

Vayer eacutetablit entre lrsquoexpression en vogue et lrsquoacception technique meacutedieacutevale et

aristoteacutelicienne une forte continuiteacute En reacutealiteacute il nrsquoen est rien pour que lrsquoon puisse

offenser quelqursquoun en lui reprochant de ne pas avoir le sens commun il ne faut pas que

celui-ci soit seulement ce sens inteacuterieur qursquoavait deacutecrit Aristote et que possegravedent mecircme les

animaux22 Il faut donc que par sens commun lrsquoon entende autre chose de plus noble et qui

appartienne au fond commun et indubitable de lrsquohumaniteacute en tant qursquoelle est rationnelle

car manquer de sens commun crsquoest manquer agrave la connaissance des premiers principes et

faire preuve drsquoextravagance voire de folie23 Dans lrsquoexpression proverbiale La Mothe le

Vayer a donc compris cette nouvelle signification technique qui est exactement celle qui

preacutevaudra dans la philosophie du sens commun

Degraves le XVIIegraveme siegravecle il est agrave noter que le laquo sens commun raquo sera le lieu drsquoun

antagonisme fort entre drsquoune part les sceptiques qui ne veulent pas suivre les chemins

communs et drsquoautre part un auteur comme Descartes qui nous allons le voir laquo [accorde]

une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans les limites du sens commun raquo24 Ce qui

20 Dictionnaire universel Furetiegravere 1690 article laquo Sens commun raquo21 La Mothe le Vayer Petit traiteacute sceptique sur cette commune faccedilon de parler laquo Nrsquoavoir pas le sens

commun raquo Paris 1646 p122 La Mothe le Vayer Ibid p1123 La Mothe le Vayer Ibid p13 Eacutevidemment il faut ajouter agrave ces principes (qui sont peu nombreux)

drsquoautre connaissances simples et dont lrsquoignorance serait meacuteprisable Du reste dans la perspectivesceptique qui est la sienne lrsquoauteur ne pouvait en rester lagrave il reacuteduit le sens commun agrave lrsquoensemble de nosopinions et preacutejugeacutes et voit dans la maxime laquo manquer de sens commun raquo la seule expression drsquolaquo uneanimositeacute ordinaire contre ceux qui nous contrarient raquo (Ibid p20) Dans le mecircme coup et preacutefigurant lacritique deleuzienne du sens commun voyant dans ce dernier un ensemble de preacutejugeacutes populaires indignesdrsquoecirctre suivis (cf infra chapitre 8) La Mothe le Vayer promeut lrsquoideacutee drsquoune penseacutee originale et srsquoeacutecartantdes laquo grand chemins [qui sont ceux] des becirctes raquo (Ibid p22)

24 laquo Dans ses Dialogues faits agrave lrsquoimitation des Anciens apregraves avoir compareacute sa deacutemarche intellectuelle aulibre cheminement de la chegravevre le sceptique La Mothe Le Vayer contemporain de Descartes se propose

INTRODUCTION 11

est patent drsquoabord dans son vocabulaire comme nous allons le voir agrave lrsquoinstant

sect4 Approche lexicale

Notre approche lexicale de la notion carteacutesienne du sens commun se veut la plus

large possible agrave la fois pour donner agrave penser une base textuelle importante (qui srsquoeacutetend des

premiers eacutecrits connus de Descartes dans les anneacutees 1620 jusqursquoaux derniegraveres lettres et au

traiteacute des Passions de lrsquoAcircme) et en mecircme temps dans la mesure ougrave une approche

philosophique du sens commun ne srsquoattache pas seulement agrave la preacutesence du mot chez

Descartes mais agrave son esprit lequel se disseacutemine dans tout un champ lexical (de la faciliteacute

de la simpliciteacute du commun etc) Crsquoest pourquoi nous prendrons en consideacuteration cinq

formes diffeacuterentes du laquo sens commun raquo formes entre lesquelles les frontiegraveres ne sont pas

fixes et comme nous le verrons les eacutechanges permanents (notamment entre le latin et le

franccedilais) et les porositeacutes incontestables

Par ordre drsquoapparition chronologique les occurrences qui valent la peine drsquoecirctre

releveacutees sont les suivantes

(1) Les Studium bonaelig mentis introduisent la bona mens comme un objet

proprement carteacutesien (AT-X-191) dont on retrouvera des traces notables quelques anneacutees

plus tard dans les Regulaelig qui se fixent pour objectif de donner tout son poids au laquo bon sens

(bona mente) crsquoest-agrave-dire agrave cette sagesse universelle (sive de hac universali Sapientia) raquo

(AT-X-360) et proposent ainsi une eacutequivalence (cependant moins marqueacutee) avec laquo la

lumiegravere naturelle de la raison raquo (AT-X-361) Agrave partir des anneacutees 1630 la bona mens

carteacutesienne subit une reacuteorientation conceptuelle lorsque dans quelques passages de la

correspondance (lettre de rupture avec Beeckman AT-I-167) dans la traduction latine du

Discours (AT-VI-553) ou dans lrsquoEpistola ad Voetium (AT-VIII-51) elle prend un sens tantocirct

poleacutemique tantocirct eacutepisteacutemologique pour deacutesigner au final quelque chose comme

drsquoemprunter les chemins eacutecarteacutes crsquoest-agrave-dire de contrevenir deacutelibeacutereacutement au sens commun ce dont il sejustifie dans son opuscule sceptique intituleacute Sur cette commune faccedilon de parler nrsquoavoir pas le senscommun De maniegravere geacuteneacuterale Le Vayer oppose la sotte multitude qui suit le sens commun auxextravagances libertines et refuse drsquoaccorder une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans leslimites du sens commun pratiqueacute par Descartes raquo (Sylvia Giocanti laquo Descartes face au doute scandaleuxdes sceptiques raquo Dix-septiegraveme siegravecle 42002 ndeg 217 p663)

INTRODUCTION 12

lrsquoentendement sain25 Bona mens a donc drsquoembleacutee ce double sens moral (comme Sagesse)

et eacutepisteacutemologique (tantocirct poleacutemique tantocirct positif) qui persistera

(2) en franccedilais dans lrsquoexpression laquo bon sens raquo qui fait son apparition notable en

1635 dans une lettre agrave Golius (que nous aurons lrsquooccasion de rencontrer agrave nouveau AT-I-

315) et surtout dans les Discours de la Meacutethode (AT-VI-1 et pages suivantes) Dans ces

deux cas le bon sens signifie avant tout la laquo puissance de bien juger raquo et srsquoapparente agrave la

lumiegravere naturelle On en retrouve de nombreuses occurrences dans la correspondance dans

cette acception eacutepisteacutemologique qui nrsquoest jamais deacutenueacutee drsquoune dimension poleacutemique

comme recourt agrave lrsquoentendement sain par opposition agrave une certaine extravagance (AT-I-366

AT-II-583 AT-III-499) Il arrive cependant qursquoil reprenne son sens moral (laquo il nrsquoy a aucun

bien au monde excepteacute le bon sens qursquoon puisse absolument nommer bien raquo AT-IV-237)

et se rapproche agrave nouveau de la Sagesse

(3) En approfondissant lrsquoaspect laquo sanitaire raquo le latin deacutebouche sur lrsquoexpression

laquo sanus sensus raquo dont lrsquoascendance est stoiumlcienne (comme du reste les acceptions

preacuteceacutedentes) et que lrsquoon retrouve de faccedilon marqueacutee dans la Rechercher de la veacuteriteacute (AT-X-

521) juste agrave cocircteacute de la double apparition de lrsquoexpression laquo sensum communem raquo (AT-X-

517 et AT-X-527)26 La formulation latine du laquo sens commun raquo apparaicirct eacutegalement dans les

Principes (AT-VIII-85) et en une lettre cruciale pour nous (AT-IV-697) Cela permet

drsquoouvrir un champ lexical latin du sanus (agrave nouveau dans la lettre de rupture avec

Beeckman) et de la sana mens (dans le synopsis des Meacuteditations AT-VII-15 traduit en

franccedilais par laquo bon sens raquo et qui aurait pu ecirctre traduit par laquo sens commun raquo) champ

lexical

(4) de ce que le franccedilais nomme le laquo sens commun raquo terme qui apparaicirct en ce

sens chez Descartes dans lrsquoœuvre publieacutee depuis le Discours (et ces ideacutees laquo conformes raquo

ou pas au sens commun AT-VI-10 et AT-VI-77) jusqursquoaux Passions (article 77) ainsi que

25 Selon Gilson cette puissance de bien juger (ou de jugement sain) trouve son sens avant tout danslrsquoexpression franccedilaise laquo bon sens raquo lagrave ougrave la bona mens signifie la laquo Sagesse raquo Par conseacutequent il parledrsquoun laquo gallicanisme bona mens raquo importeacute depuis le franccedilais pour qualifier la formulation latine du senscommun consideacutereacute non pas moralement mais eacutepisteacutemologiquement dans ces textes (cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82) ougrave lrsquoexpression latine sanus sensus eucirct peut ecirctre eacuteteacute plusadeacutequate

26 Le texte de la Recherche de la Veacuteriteacute par la Lumiegravere Naturelle pose des problegravemes speacutecifiques Dans lamesure ougrave nous nous y reacutefeacutererons reacuteguliegraverement un point srsquoimpose cf Annexe 1

INTRODUCTION 13

dans correspondance depuis 1639 et avec une grande reacutegulariteacute (AT-II-599 AT-III-389 AT-

III-499 AT-IV-161 AT-V-208 AT-V-327) On voit que la limite entre le terme latin et

franccedilais nrsquoest pas eacutevidente si bien que le terme latin sensus communis est parfois traduit

par laquo bon sens raquo plutocirct que par laquo sens commun raquo ndash les frontiegraveres sont brouilleacutees et les

porositeacutes reacuteelles Par ailleurs comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer dans le chapitre

4 le sens commun srsquoentend en un sens objectif (il deacutesigne alors un ensemble drsquoopinions

communeacutement admises de croyances et autres contenus de penseacutee) et subjectif (il deacutesigne

alors une faculteacute et srsquoapparente plus clairement au bon sens) Geacuteneacuteralement dans la

litteacuterature philosophique on preacutefegravere lrsquoexpression bon sens dans le second cas et sens

commun dans le premier27 mais Descartes ne respecte pas toujours avec preacutecision cette

distinction Pour ne pas ecirctre dupeacute par ces ambiguiumlteacutes il faut ecirctre attentif agrave la forme des

expressions dans lesquelles le sens commun apparaicirct et par exemple distinguer les emplois

du type laquo avoir le sens commun raquo nettement subjectif (AT-III-389 agrave propos de Gassendi) et

laquo ecirctre conforme au sens commun raquo clairement objectif (AT-VI-77)

(5) Lrsquoacception qui nous inteacuteresse le moins devra cependant ecirctre traiteacutee il srsquoagit

du laquo sensus communis raquo aristoteacutelicien des scolastiques qui srsquoeacutepanouit avec enthousiasme

depuis la Regravegle XII (AT-X-414) jusqursquoagrave la Dioptrique (AT-VI-109) ainsi que dans la

correspondance avec Mersenne dans les anneacutees 1630 (AT-III-263 et suivantes) avant de

tomber en deacutesueacutetude degraves les Meacuteditations (deux apparitions AT-IX-25 l28 et 69 l4) et de

nrsquoecirctre plus que repris en passant dans les Principes comme un rappel (AT-IXB-310) Il est

tregraves probable que devant la mise en place massive du sens commun dans les significations

(3) et (4) Descartes ait abandonneacute le syntagme scolastique

On le voir donc le lexique carteacutesien nrsquoest pas marqueacute par un emploi stable de la

notion de sens commun il faudrait parler drsquoun reacuteseau (bilingue ) de signifiants plutocirct que

drsquoun veacuteritable concept stabiliseacute Dans ce reacuteseau srsquoinscrit tout un vocabulaire conseacutequent et

buissonnant auquel nous nrsquoavons pas reacuteserveacute de place particuliegravere dans ce repeacuterage lexical

et que lrsquoon rencontre avec les laquo opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo (AT-I-194) les

laquo notions communes raquo (AT-II-629) la laquo creacuteance commune raquo (AT-X-502) etc termes qui

constitueront le (tregraves) riche mateacuteriau secondaire de nos deacutemonstrations

27 Cf Andreacute Lalande laquo le sens commun () nrsquoest pas une faculteacute de lrsquoesprit un instrument judicatoire crsquoest objectivement un ensemble drsquoopinions reccedilues raquo (Vocabulaire technique et critique de laphilosophie Alcan 1926 II p765) alors que laquo le bon sens () deacutesigne la puissance de bien juger avecsang-froid et justesse dans les questions concregravetes qui ne comportent pas une eacutevidence logique simple raquo

CORPS 14

1) CORPS

laquo au moment ougrave le sens externe est mucirc par un objet lafigure qursquoil reccediloit est transporteacutee agrave une autre partie ducorps celle qursquoon appelle le sens commun (quaelig vocatursensus communis) dans le mecircme instant et sans qursquoil y aitpassage reacuteel drsquoaucun ecirctre de lrsquoune agrave lrsquoautre partie raquo ndash Reneacute Descartes Regravegle XII AT-X-413414

Le vocabulaire drsquoun philosophe les mots qursquoil emploie et la signification qursquoil leur

donne sont autant drsquoeacuteleacutements deacuteterminants pour saisir le sens de sa penseacutee On verra ainsi

dans le vocabulaire de Descartes un mot disparaicirctre et avec lui tout un pan de la

philosophie meacutedieacutevale Un autre apparaicirctra le mecircme mais diffeacuterent qui srsquoimposera jusqursquoagrave

srsquoinstaller au cœur des deacutebats philosophiques pour les anneacutees agrave venir

Pour rendre compte de cette substitution il faudra prendre la pleine mesure de la

rupture entre Descartes et ses preacutedeacutecesseurs rupture qui srsquoinscrit dans le temps long des

transformations conceptuelles et de lrsquohistoire de la notion de sens commun laquo promise agrave

eacuteclatement par la nouvelle distinction carteacutesienne des fonctions corporelles et intellectuelles

mais aussi agrave tardive meacutetamorphose par sa rencontre avec lrsquoideacutee drsquoun entendement

commun raquo1 Avant drsquoen venir dans les parties suivantes aux meacutetamorphoses nous allons

nous installer un instant au point de jonction ou plutocirct de disjonction entre ces deux

notions ndash au moment ougrave le divorce srsquoopegravere et est rendu possible interdisant tout amalgame

Crsquoest lrsquohistoire du passage drsquoun sens commun agrave lrsquoautre du scolastique au moderne (qui

attribueacute aux fonctions intellectuelles prend un sens eacutepisteacutemologique nouveau) que Descartes

nous aide agrave comprendre en se situant preacutecisement au moment ougrave le premier disparaicirct

laissant la place au second

Cette substitution ne semble pas devoir laisser un quelconque heacuteritage ndash et si nous

partons agrave la recherche de la conceptualiteacute aristoteacutelicienne et meacutedieacutevale du laquo sens commun raquo

nrsquoayons pas lrsquoespoir drsquoy trouver des pistes de compreacutehension du sens commun dans la

signification moderne du terme Nrsquoespeacuterons pas en lisant Aristote dans Descartes qursquoil y

aura plus qursquoune simple homonymie Et cependant quand bien mecircme il nrsquoy aurait aucun

1 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoRevue de Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p435

CORPS 15

rapport entre lrsquoun sens commun et lrsquoautre (ce que lrsquoon montrera) peut-ecirctre en eacutetudiant le

sens commun pour lui-mecircme saurons-nous ce que nrsquoest pas le sens commun

meacutetamorphoseacute Et preacutecisement ce que nous apprendrons crsquoest que le sens commun que

lrsquoon eacutetudiera par la suite ne sera en aucun cas assimilable agrave quelque chose de corporel au

contraire de la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne corporaliseacutee agrave lrsquoexcegraves par Descartes puis

abandonneacutee

Certes nous accordons que lrsquoacception technique nrsquoest pas laquo lrsquoacception qui nous

inteacuteresse raquo2 ndash mais il nous faut aussi lrsquoeacutetudier comme dans une parenthegravese

sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique

Agrave part deux ou trois lettres agrave Mersenne de 1640 la correspondance de Descartes ne

fait pas mention du sens commun dans la signification que lui avait donneacute la scolastique

drsquoinspiration aristoteacutelicienne et degraves les Meacuteditations Meacutetaphysiques mais surtout agrave partir

des Principes de la Philosophie il nrsquoen sera guegravere plus question sous la plume de

Descartes Les Passions de lrsquoAcircme ne srsquoy reacutefegraverent eacutegalement pas au moment drsquoeacutevoquer la

glande pineacuteale qui eacutetait pourtant anteacuterieurement consideacutereacutee comme laquo le siegravege du sens

commun raquo3 La signification de cette disparition est difficile agrave deacuteterminer faut-il y voir un

deacutesaveu de sa theacuteorie de la connaissance des Regulaelig ou plutocirct un deacutesinteacuterecirct pour la

localisation physiologique des fonctions cognitives Certes la psycho-physiologie

meacutedieacutevale drsquoinspiration aristoteacutelicienne qui localisait le laquo sens commun raquo dans le premier

ventricule est resteacutee en vigueur jusqursquoau XVIIegraveme siegravecle et fut abandonneacutee lorsque les

dissections permirent drsquoattribuer les fonctions mentales agrave des localisations plus preacutecises que

les seuls ventricules4 mais faut-il penser que Descartes participa agrave ce mouvement

drsquoabandon

La disparition de cette approche physiologique du sens commun lors du

deacuteveloppement drsquoune science du cerveau plus preacutecise nrsquoest en effet sans doute pas eacutetrangegravere

2 Antonio Livi Philosophie du sens commun Ibid p133 Agrave Mersenne le 24 deacutecembre 1640 AT-III-263 Dioptrique V AT-6-129 On ne saurait donc accorder agrave

Geneviegraveve Rodis-Lewis que le sens commun laquo se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre deDescartes p474) Certes il y apparaicirct mais il a deacutejagrave un autre sens cf infra chapitre 6 pour lrsquoanalyse dePassions de lrsquoAcircme art 77

4 Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted 2012 Pluriel p23

CORPS 16

agrave la deacutesueacutetude conceptuelle du sens commun dans son acception traditionnelle Cependant il

pourrait nrsquoecirctre pas certain que Descartes ait eacuteteacute concerneacute par ce genre de deacutebat meacutedical en

vertu drsquoune certaine indiffeacuterence de sa penseacutee physiologique au deacutetail des questions

anatomiques5 Agrave cet eacutegard il est agrave noter que selon une technique assez typique chez

Descartes lrsquoapparition du sens commun dans les consideacuterations sur les fonctions de la

connaissance et leur rapport avec les laquo parties du corps raquo est preacutesenteacutee comme un ensemble

de laquo suppositions (suppositiones) raquo6 Crsquoest pourquoi si Descartes nrsquoest pas revenu sur sa

conception de la glande pineacuteale et si entre les textes scientifiques les lettres agrave Mersenne de

1640-41 et les Passions de lrsquoAcircme crsquoest le mot seul de laquo sens commun raquo qui srsquoest envoleacute et

non pas la structure anatomique qui le soutenait crsquoest qursquoil faut trouver un autre niveau

drsquoexplication de cette disparition Pour cela il faut revenir au deacutebut de lrsquohistoire crsquoest-agrave-dire

aux Regulaelig

Que dans ce texte qui ne fut pas publieacute du vivant de Descartes il soutienne une

laquo psychologie () encore proche de celle de lrsquoEacutecole raquo7 crsquoest ce qui semble se confirmer agrave

premiegravere vue agrave propos du sensus communis ainsi laquo qursquoon [lrsquo]appelle (quaelig vocatur) raquo8 En

1628-1629 on ne trouve pas encore cette mise agrave distance radicale vis-agrave-vis de la

conceptualiteacute traditionnelle du sens commun qui se trouvera dans les Meacuteditations

Meacutetaphysiques9 mais deacutejagrave lrsquoindeacutetermination du quaelig vocatur dans la Regravegle XII indique

que Descartes se pose en simple heacuteriter reconduisant un terme technique geacuteneacuteralement

accepteacute dans les milieux savants

Pourtant ne nous y trompons pas la rupture est en reacutealiteacute deacutejagrave nettement

consommeacutee avec la tradition degraves les Regulaelig dans lesquelles Descartes a rendu

5 Raphaeumlle Andrault note de ce point de vue lrsquoambiguiteacute de la reacuteception meacutedicale du carteacutesianisme Lapenseacutee fonctionnaliste qui srsquoinspire de lrsquoesprit de la penseacutee meacutedicale de Descartes peut aboutir agrave desargumentations du type laquo il nrsquoest () pas pertinent drsquoopposer agrave lrsquoexplication des fonctions ceacutereacutebralesproposeacutees par [Descartes] les donneacutees actuelles de lrsquoanatomie raquo (La raison des corps Vrin 2016 p48)

6 Regravegle XII AT-X-412 Nous utilisons sauf mention contraire la nouvelle traduction des Œuvrescomplegravetes sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner (Gallimard 2016) Il ne fautpas neacutecessairement croire que laquo rem ita se habere raquo mais laquo quid impediet quominus easdemsuppositiones sequamini raquo Cette approche leacutegitime par exemple chez La Forge en bon carteacutesien laquo lerecourt aux hypothegraveses non attesteacutees par les dissections raquo (Raphaeumlle Andrault Ibid p46-47)

7 Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes et lemoyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p182

8 Regravegle XII AT-X-414 l29 laquo sensu communi ut vocant raquo (Meacuteditation II AT-VII-32 l18) Sur le ut vocant cf la remarque de

Geneviegraveve Rodis-Lewis (in Lettres agrave Regius Paris Vrin 1959 p168 note 1) selon laquelle lrsquoemploi parDescartes du concept meacutedieacuteval de sensus communis est toujours fait modulo une prise de distanceexplicite que lrsquoon ne trouve pas dans les cas ougrave le sens commun prend sa dimension meacutetamorphoseacutee etmoderne

CORPS 17

meacuteconnaissable la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne Chez Aristote en effet le sens commun

eacutetait la fonction de synthegravese des donneacutees de diffeacuterents sens pour produire des sensibles

communs (tels que le mouvement la grandeur ou le nombre) Cette fonction nrsquoeacutetait pas

corporelle justement parce qursquoil nrsquoy a pas laquo pour les sensibles communs quelque organe

sensoriel propre raquo10 Et si deacutejagrave les philosophes arabes situaient systeacutematiquement le sens

commun (al-ẖiss al-muštarak) depuis au moins Avicenne dans la concaviteacute anteacuterieure du

cerveau Descartes est le premier agrave affirmer aussi radicalement que celui-ci est une laquo partie

du corps (corporis partem) raquo qursquoil situe tregraves tocirct dans la glande pineacuteale (ou glande H)11 Le

sens commun est alors le lieu physique ougrave sont traceacutees les ideacutees des choses (crsquoest-agrave-dire

leur forme laquo figuras vel ideas raquo12) en tant qursquoun objet exteacuterieur est preacutesent (sinon crsquoest

lrsquoimagination qui est mobiliseacutee) Le sens commun est donc comme le veut une vieille

comparaison semblable agrave un cachet qui imprime instantaneacutement dans le cerveau la figure

qui est apparue aux sens exteacuterieurs et les a mis en mouvement Cependant chez Descartes

lrsquoaspect meacutediateur de la koinegrave aisthesis va disparaicirctre dans la mesure ougrave il laquo passe

entiegraverement sous silence la fonction syntheacutetique du sens commun raquo13 en soulignant

lrsquoimmeacutediateteacute de lrsquoimpression de la figure dans celui-ci

Qursquoil ne faille pas degraves lors surestimer le rocircle du sens commun dans cette premiegravere

preacutesentation carteacutesienne drsquoune theacuteorie de la connaissance cela a eacuteteacute rigoureusement

deacutemontreacute par Jean-Marie Beyssade Le sens commun nrsquoest plus consideacutereacute en effet comme

une instance drsquoabstraction active du sensible laquo de purification de la figure corporelle par la

mens qui la spiritualiserait en la deacutecorporeacuteisant raquo14 Les figures arrivent dans le sens

commun deacutejagrave deacutecorporeacuteiseacutee laquo puras et sine corpore raquo15 parce que Descartes refuse agrave la

fois (a) lrsquoideacutee que des espegraveces intentionnelles crsquoest-agrave-dire des laquo petites images voltigeantes

par lrsquoair raquo16 se transmettent corporellement via les sens externes et (b) lrsquoideacutee que ces

10 Aristote De lrsquoAcircme III 1 425b13 (trad R Bodeacuteuumls GF 1993) Drsquoougrave les difficulteacutes de localisation de lakoinegrave aisthesis chez Aristote qui la situe laquo dans le cœur () mais suggegravere parfois aussi le cerveau raquo (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise de Descartes sect20 Vrin 2000 p122)

11 Regravegle XII AT-XI-414 l2 et Traiteacute de lrsquoHomme AT-XI-17712 Regravegle XII AT-XI-414 l1713 Jean-Luc Marion op cit p12314 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p50915 Regravegle XII AT-XI-414 l18 Jean-Marie Beyssade commente laquo lrsquoexpression ne vise pas ce qursquoopeacutererait

speacutecifiquement ldquole sens communrdquo mais un caractegravere des figures telles qursquoelles parviennent au senscommun raquo (Ibid p508-509)

16 Dioptrique I AT-VI-85 laquo les informations voyagent aucun voltigeur ne les transporte avec lui raquo (Jean-Marie Beyssade Ibid p509)

CORPS 18

figures corporelles soient syntheacutetiseacutees et spiritualiseacutees par un sens commun actif Puisque

ce nrsquoest pas le sens commun qui eacutelabore la figura (elle est deacutejagrave lagrave lors du contact avec les

sens exteacuterieurs) laquo le rocircle syntheacutetique du sens commun [disparaicirct] raquo17 et il ne jouera plus

deacutesormais que le rocircle de stock drsquoespace de centralisation des informations rendues

disponibles agrave lrsquoacircme

Crsquoest pourquoi il est tout agrave fait envisageable de rendre compte de la disparition

progressive du sensus communis aristoteacutelicien dans le corpus carteacutesien (et en particulier

dans les Passions de lrsquoAcircme) par son inutiliteacute fonciegravere Le sens commun est en effet devenu

superflu en tant que faculteacute et se confond finalement avec son support physique la glande

pineacuteale qui suffit amplement agrave elle seule agrave rendre compte de la base mateacuterielle de nos

processus cognitifs Crsquoest au niveau de cette glande que lrsquoacircme comme laquo force cognitive

(vis cognoscens) raquo laquo exerce immeacutediatement ses fonctions raquo18 Cette mise en disponibiliteacute

du sens commun pour lrsquoacircme qui le rend inutile comme faculteacute eacutetait deacutejagrave en creux dans les

Regulaelig qui statuant sur le rapport de la raison aux donneacutees mateacuterielles fournies par les

sens concluaient agrave la distinction radicale du spirituel et du corporel Deux cas sont

cependant agrave distinguer (1) lorsque la laquo force cognitive () [reccediloit] les figures venues du

sens commun (accipit figuras a sensu communi) raquo (AT-X-45 l17) elle est certes

comparable agrave la cire informeacutee par le cachet du sens commun mais seulement per

analogiam car laquo on ne trouve dans les choses corporelles absolument rien qui lui soit

comparable (neque enim in rebus corporeis aliquid omnino huic simile invenitur) raquo (l26-

27) (2) lorsqursquoelle laquo srsquoapplique (se applicat) raquo (l19) aux figuras du sens commun cette

force joue le rocircle du cachet Cependant nonobstant cette distinction il est manifeste que la

vis cognoscens reste toujours en situation drsquoexteacuterioriteacute par rapport au sens commun19

Autrement dit la mens ne laquo [srsquoinsegravere] pas dans la chaicircne physiologique au niveau du sens

commun raquo justement en vertu de cette distinction radicale qui cantonne ce dernier au

corps20 et affirme au contraire que crsquoest seulement la vis cognoscens qui est laquo purement

spirituelle (pure spiritualem) raquo (l14)

17 Jean-Luc Marion Ibid p124 Au fond Beyssade ne dit pas autre chose laquo Si Descartes a le sentimentdrsquoune originaliteacute crsquoest agrave la fois parce qursquoil dissocie radicalement mental et corporel (ce qui rend absurdelrsquoideacutee drsquoune spiritualisation) et qursquoil geacuteomeacutetrise radicalement le corps raquo (Ibid p514) Jean-Luc Mariondans Lrsquoontologie grise y voit laquo lrsquoeacutepipheacutenomegravene drsquoune fondamentale et constante spatialisation(meacutecanique) des faculteacutes autant que de ce qursquoelles eacutelaborent raquo (Ibid p125) Cf le programme des Traiteacutede lrsquoHomme qui refuse de loger dans le corps des laquo acircmes raquo de quelque nature qursquoelles soient (AT-XI-202)

18 Regravegle XII AT-X-415 l23 et Passions de lrsquoAcircme I art32 AT-XI-35219 Regravegle XII AT-X-415 l1720 Jean-Marie Beyssade Ibid p509

CORPS 19

La preacuteeacuteminence chez Descartes revient donc agrave lrsquoentendement laquo par rapport agrave tout ce

que peut un corps ou ce qui en lrsquooccurrence revient au mecircme un sens commun raquo21 lrsquoacircme

se rapporte en effet immeacutediatement aux figures traceacutees dans ce dernier (et cela nrsquoest jamais

aussi bien marqueacute que dans la Dioptrique ougrave lrsquoacircme sent laquo en tant qursquoelle est dans le

cerveau ougrave elle exerce cette faculteacute qursquoils appellent le sens commun raquo22) et meacutediatement

aux objet exteacuterieurs Doublement passif face aux objets et face agrave lrsquoinspection de lrsquoesprit le

sens commun est au fond videacute de tout fonctionnaliteacute speacutecifique par la distinction reacuteelle et

radicalement nouvelle de lrsquoacircme et du corps dans les processus cognitifs Crsquoest cette

distinction meacutetaphysiquement fondeacutee dans les Meditationes qui rendra neacutecessaire la

disparition du sensus communis et sa meacutetamorphose agrave venir

sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations

Les Meacuteditations Meacutetaphysiques justement ne mentionnent deacutejagrave plus que deux fois

le sens commun Mais elles le font dans le cadre drsquoune laquo transition raquo globale23 puisque le

sens commun est pour la premiegravere fois assimileacute agrave lrsquoimagination et pour la derniegravere fois

mentionneacute dans son sens technique-meacutedieacuteval24

(1) En un premier lieu lors de lrsquoeacutetude du morceau de cire Descartes mentionne le

sens commun et disqualifie sa preacutetention agrave nous donner une connaissance de lrsquoobjet en

question Reconduisant ses affirmations des Regulaelig il ne placera que dans lrsquoesprit la

laquo force par laquelle agrave proprement parler nous connaissons les choses (vim illam per quam

res proprie cognoscimus) raquo25 Reprenons lrsquoargument ceacutelegravebre sous cet angle la cire

approcheacutee de la flamme change drsquoapparence et cependant crsquoest laquo la mecircme cire raquo qui

demeure laquo et personne ne peut le nier (nemo negat nemo aliter putat) raquo26 Or pour les sens

21 Jean-Marie Beyssade Ibid p51422 Dioptrique IV AT-VI-10923 En accord avec Jean-Robert Armogathe nous pensons qursquoagrave partir de ce moment le sens commun ne

signifiera plus que laquo bon sens raquo La psychologie meacutedieacutevale est derriegravere Descartes (Jean-RobertArmogathe Ibid p183)

24 Agrave noter la preacutesence du sens commun dans les Principes IV art189 Cependant le renvoi explicite agrave laDioptrique (laquo ainsi que jrsquoai assez amplement expliqueacute au quatriegraveme discours de la Dioptrique raquo AT-IXB-310) va dans le sens de ce que nous affirmons Sans changer ses positions physiologiques Descartes secontente simplement drsquoabandonner un mot dont au fond il nrsquoa plus besoin pour cet usage

25 Regravegle XII AT-X-415 l14-1526 Meacuteditation II AT-IX-24 AT-VII-30 l20

CORPS 20

externes et a fortiori pour le sens commun en lequel se rassemble ce divers ce nrsquoest plus

la mecircme chose dans la mesure ougrave la configuration spatiale de la cire donneacutee dans les sens a

radicalement changeacute

Autrement dit le laquo langage ordinaire (usu loquendi) raquo27 embrouille notre penseacutee en

attribuant au laquo sens commun raquo la puissance de voir le Mecircme alors que preacutecisement dans

la sensation (externe et commune) nous ne voyons pas la mecircme cire Au contraire nous

laquo jugeons raquo que crsquoest la mecircme crsquoest pourquoi le langage ordinaire est dans lrsquoerreur28 Mais

pas seulement le langage ordinaire chez Aristote lui-mecircme le sens commun est consideacutereacute

comme une instance de jugement puisqursquoil laquo exprime [λέγειν] la distinction raquo et

reacuteciproquement la mecircmeteacute29 Nouvelle subversion drsquoAristote le sens commun nrsquoest pas

une instance de jugement mais tout au plus un lieu de laquo transmission raquo et de laquo stockage raquo

avant mecircme laquo le processus de connaissance raquo30 crsquoest pourquoi le laquo sens commun raquo qui en

cela ne nous distingue guegravere des animaux subit une nouvelle deacutegradation dans la seconde

Meacuteditation En effet qursquoest-ce que nous donne le sens commun laquo qui ne pourrait pas

tomber en mecircme sorte dans le sens du moindre des animaux (a quovis animali haberi

posse videretur) raquo (AT-IX-25 l30-31 et AT-VII-32 l24-25)

Son association agrave la laquo puissance imaginative (potentia imaginatrice) raquo (AT-IX-25

l28) laquo un hapax dans les traiteacutes de Descartes raquo31 ne lui donne drsquoailleurs pas un statut

nouveau Degraves les Regulaelig en effet le sens commun jouait laquo le rocircle drsquoun cachet pour former

dans la fantaisie ou imagination comme dans la cire ces figures ou ideacutees raquo32 Certes pour

un lecture drsquoAristote il pourrait nrsquoy avoir lagrave rien drsquoeacutetonnant et la deacutefinition de

lrsquoimagination chez le Satgirite (laquo ce qursquoon imagine est une affection du sens commun raquo33)

semblerait au contraire confirmeacutee Mais si chez Descartes il y a une laquo [meacutediatisation] du

27 Meacuteditation II AT-IX-25 AT-VII-32 l228 laquo car nous disons que nous voyons la mecircme cire si on nous la preacutesente et non pas que nous jugeons

que crsquoest la mecircme (dicimus enim nos videre ceram ipsammet si adsit non eam adesse judicare) raquo (AT-IX-25 AT-VII-32) Cependant laquo un homme qui tacircche drsquoeacutelever sa connaissance au delagrave du commun(supra vulgus) doit avoir honte de tirer des occasions de douter des formes et des termes de parler duvulgaire (formis loquendi quas vulgus invenit) raquo (AT-IX-25 et AT-VII-32 l14-15) Ce faisant Descartessrsquoinscrit dans lrsquohistoire de la laquo deacutevalorisation eacutepisteacutemologique du ldquocommunrdquo raquo selon Dardot et Laval lesauteurs de Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle Srsquoappuyant sur ce texte de la Meacuteditation IIles auteurs reprochent agrave Descartes de dissocier le bon sens du laquo commun raquo qui serait rejeteacute du cocircteacute duvulgus crsquoest-agrave-dire du peuple (cf le chapitre laquo Le commun entre le vulgaire et lrsquouniversel raquo inCommun La Deacutecouverte 2014 p41-42) Nous soutenons au contraire des auteurs (cf en particulierinfra chapitres 2 et 6) que Descartes ne laquo meacuteprise raquo pas le commun

29 Aristote Traiteacute de lrsquoacircme III 2 426b2130 Jean-Luc Marion Ibid p124 et 12631 Jean-Robert Armogathe Ibid p18332 Regravegle XII AT-X-41433 Aristote De la meacutemoire 450a10-11

CORPS 21

rapport entre sensation et imagination par le sens commun raquo crsquoest plus pour enlever agrave

lrsquoimagination aristoteacutelicienne son dynamisme propre (et corporaliser lrsquoimagination) que

pour revaloriser le sens commun et lui restituer une certaine forme drsquoactiviteacute34 Chez

Descartes en effet et depuis 1633 avec lrsquoHomme srsquoest mise en place une laquo unification

corporelle des lieux raquo de lrsquoimagination et du sens commun laquo qui ne sera plus jamais remise

en question raquo35 La meacutecanisation de la sensation srsquoacte donc dans la Meacuteditation II qui en

retirant tout espoir de jugement au sens eacutelimine deacutefinitivement le sens commun de lrsquoespace

de la connaissance ndash ce que confirme eacutegalement la theacuteorie carteacutesienne de la sensation

eacutevoqueacutee dans les Sixiegravemes reacuteponses qui enlegraveve aux sens toute capaciteacute judicative laisseacutee agrave

lrsquoentendement seul

(2) En un second lieu le laquo sens commun raquo reacuteapparaicirct dans le cadre de lrsquoexamen du

rapport entre la laquo bonteacute de Dieu raquo et la possibiliteacute drsquoun dysfonctionnement dans la nature

de lrsquohomme Le sens commun fait partie de ce dispositif corporel propre agrave la conservation

de lrsquohomme il est par deacutefinition le sens de la normaliteacute de laquo ce qui est le plus propre et le

plus ordinairement utile agrave la conservation du corps humain (ad hominis sani

conservationem quammaxime et quam frequentissime conducit) raquo36 dans la mesure ougrave il

laquo fait sentir la mecircme chose agrave lrsquoesprit (menti idem exhibet) raquo quand il est dispositionneacute dans

une mecircme configuration par la preacutesence drsquoun objet identique Attention cependant comme

nous venons de le voir ce nrsquoest pas lui qui juge de la mecircmeteacute mais lrsquoacircme puisque en effet

la disposition du sens commun nrsquoest que la disposition drsquoune partie du cerveau (et mecircme

laquo une des ses plus petites parties (una tantum exigua ejus parte) raquo) parcelle de matiegravere qui

drsquoelle-mecircme ne juge pas Cependant pour le bien de la survie du composeacute il incline agrave

juger de la mecircmeteacute ce qui est fort utile laquo comme en teacutemoignent une infiniteacute

drsquoexpeacuteriences raquo Et en effet lorsque par exemple le composeacute est mis en danger la

reconnaissance drsquoune douleur deacutejagrave eacuteprouveacute fait que laquo lrsquoesprit est averti et exciteacute agrave faire son

possible pour en chasser la cause raquo37 Nous aurons lrsquooccasion de revenir plus tard (cf infra

chapitre 3) sur ce lien fondamental entre le sens commun et lrsquoimpetus naturalis dans le

cadre de la conservation du composeacute humain

34 Jean-Luc Marion Ibid p124-12535 Jean-Marie Beyssade art cit p503 Ainsi Descartes est celui qui pousse le plus avant le rapprochement

du sens commun et de lrsquoimagination par opposition aux manuels scolastiques qui insistent sur la laquo dualiteacutedes sens internes raquo laquo deacutesormais deacutefinitivement abandonneacutee raquo par les consideacuterations sur la glande pineacuteale

36 Meacuteditation VI AT-VII-87 AT-IX-70 Sur la relation entre sens commun et conservation du corpsnotamment dans la sixiegraveme Meacuteditation cf infra chapitre 3

37 Meacuteditation VI AT-IX-70

CORPS 22

sect7 Deux possibiliteacutes de transition

Si lrsquolaquo eacuteclatement raquo de la notion de sens commun est le fait de sa corporalisation sa

laquo meacutetamorphose raquo intellectuelle semble nrsquoavoir gardeacute aucun heacuteritage de son passeacute

aristoteacutelicien38 Nous voudrions cependant avant drsquoabandonner le sensus communis

envisager succinctement deux hypothegraveses drsquoune continuiteacute possible ou plutocirct drsquoune

transition (toute continuiteacute eacutetant rendue probleacutematique par la geacuteneacutealogie propre du sens

commun ndash notamment stoiumlcienne cf infra chapitre 4) Le caractegravere marginal de ces

transitions possibles sera attesteacute par le lieu de leur suggestion ndash dans des passages tregraves

court de deux articles de la litteacuterature secondaire

(1) Une note de Jean-Marie Beyssade39 fait allusion agrave la possibiliteacute drsquoune transition

par deacuteplacement Le sens commun en effet dans la mesure ougrave il srsquooppose aux sens

externes peut ecirctre assimileacute aux sens inteacuterieurs Degraves lors dans lrsquoeacuteconomie carteacutesienne du

rapport de lrsquointeacuterieur et de lrsquoexteacuterieur il peut acqueacuterir un statut nouveau Comment

comprendre cette inteacuterioriteacute du sens commun Srsquoil est certain en effet qursquoil peut ecirctre

seulement consideacutereacute partes extra partes en tant qursquoil est un morceau de corps en ce qursquoil

srsquooppose aux sens exteacuterieurs nrsquoy a-t-il pas lieu de srsquointerroger sur lrsquoideacutee drsquoune laquo inteacuterioriteacute

meacutetaphysique qui rapproche sens inteacuterieurs et raison raquo40 Le sens commun serait alors

deacuteplaceacute du corps vers lrsquounion de lrsquoacircme et du corps en tant qursquoil srsquoapparente au sens

inteacuterieur la dissociation nette des fonctions corporelles et intellectuelles en effet a pour

conseacutequence la laquo [reacuteduction] au maximum de la fonction du sens commun raquo (ce que nous

avons constateacute) et degraves lors laquo il ne reste guegravere pour teacutemoigner de lrsquoexistence du travail

inteacuterieur raquo des passions dans le cadre de cette union que le laquo sens inteacuterieur raquo41

38 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoart cit p435

39 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo art cit p508note 3 Sauf mention contraire les citations suivantes sont tireacutees de cette note

40 Il faudrait cependant voir jusqursquoagrave quel point les textes carteacutesiens peuvent soutenir un tel deacuteplacement Encitant lrsquoarticle 85 des Passions de lrsquoAcircme il nrsquoest pas certain que Jean-Marie Beyssade srsquoautorise drsquountexte ougrave les laquo sens inteacuterieurs raquo signifient autre chose que le goucirct et lrsquoodorat par opposition aux sens ditslaquo exteacuterieurs raquo que sont vue ouiumle et toucher (Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute lrsquoinstitutionnaturelle des passions et la notion carteacutesienne du ldquosens inteacuterieurrdquo raquo Revue Philosophique de la France etde lrsquoEacutetranger T 178 No 4 1988 p460-461) Quand agrave lrsquoarticle des Principes qui eacutevoque le rapport entrelaquo passions raquo et sens inteacuterieur (Principes IV art190 AT-IXB-311) son caractegravere insulaire nrsquoautorise agraveaucune conclusion Plus remarquable est au final le fait que dans le traiteacute des Passions le laquo senscommun raquo nrsquoapparaicirct qursquoune seule fois et en un sens tout agrave fait nouveau qui sera examineacute en son lieu (cfinfra chapitre 7)

41 Denis Kambouchner Ibid p482

CORPS 23

Ainsi reconduit vers laquo la troisiegraveme notion primitive raquo le sens commun srsquoinscrit

dans le cadre drsquoune laquo affiniteacute raquo de laquo lrsquointeacuterioriteacute de la penseacutee agrave elle-mecircme raquo et de laquo la

situation agrave lrsquointeacuterieur du cerveau raquo42 Le lien tregraves eacutetroit de la penseacutee avec cette petite partie

du cerveau que constitue le sens commun pourrait justifier une telle laquo affiniteacute raquo et in fine

rendre compte de la possibiliteacute drsquoune spiritualisation du sens commun Inscrire le sens

commun dans le cadre de lrsquounion crsquoest en anticipant les analyses naturalistes du sens

commun (cf infra chapitre 3) majorer la part de lrsquoinstitution de la nature et du sentiment

inteacuterieur dimensions tout agrave fait deacuteterminantes pour la philosophie du sens commun Et si

deacutejagrave Malebranche ouvrait la voie agrave une fondation de lrsquoexistence de soi et de la liberteacute sur

le sentiment inteacuterieur43 Claude Buffier consideacuterera que laquo la premiegravere source et le premier

principe de toute veacuteriteacute dont nous soyons susceptibles est le sentiment intime qursquoa chacun

de nous de sa propre existence et de ce qursquoil en eacuteprouve en lui-mecircme raquo44

(2) Drsquoautre part une remarque de John Morris met en avant la possibiliteacute drsquoune

transition sous le forme drsquoun paralleacutelisme entre les deux sens commun On a deacutejagrave remarqueacute

de nombreux paralleacutelismes entre les fonctions du corps et de lrsquoesprit chez Descartes et il y

a en effet une laquo seacuterie entiegravere drsquohomologies [counterparts] esprit-corps raquo et par exemple

laquo la vis cognoscens ou ldquopouvoir de connaicirctrerdquo dans les Regravegles se dit comme lrsquohomologue

mental du sensus communis purement physique raquo45 Et il est vrai que dans les Regulaelig la

puissance de connaicirctre est comme le sens commun compareacutee agrave un laquo cachet raquo Descartes

cependant on lrsquoa vu nous met en garde et limite a priori cette homologie laquo ce qui

toutefois est agrave prendre ici seulement par analogie (ns) car on ne trouve dans les choses

corporelles absolument rien qui lui soit semblable (quod tamen per analogiam tantum hic

est sumendum neque enim in rebus corporeis aliquid omnio huic simile invenitur) raquo46 Lagrave

ougrave Bossuet consideacuterait par exemple que le sens commun corporel pouvait ecirctre

laquo transporteacute aux opeacuterations de lrsquoesprit raquo voyant une continuiteacute reacuteelle47 nous preacutefeacutererions

42 Jean-Marie Beyssade Ibid p50843 laquo Nous sommes mecircmes convaincus de notre liberteacute par la mecircme raison qui nous convainc de notre

existence car crsquoest le sentiment inteacuterieur que nous avons de nos penseacutees qui nous apprend que noussommes raquo (Ier Eacuteclaircissement agrave la Recherche de la Veacuteriteacute in Œuvres complegravetes I eacuted G Rodis-LewisBibliothegraveque de la Pleacuteiade 1979 p 807)

44 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes et de la source de nos jugements I 1 in Cours de sciencesParis 1732 p558 colonne de gauche

45 John Morris laquo Descartesrsquo Natural Light raquo Journal of the History of Philosophy 11 2 Avril 1973 p18346 Regravegle XII AT-X-41547 Bossuet De la connaissance de Dieu et de soi-mecircme Fayard 1990 p17 Seulement Bossuet eacutetait en

retard sur son temps qui eacutecrivait en 1722 que le sens commun eacutetait eacutetabli dans sa veacuteritable significationen tant qursquoil se rapporte aux opeacuterations du corps

CORPS 24

du point de vue carteacutesien proceacuteder agrave une nette distinction entre les opeacuterations corporelles

et intellectuelles quitte agrave deacuteboucher sur une solution de continuiteacute

Il y a donc deux faccedilons de consideacuterer la question de la transition (a) en soulignant

lrsquoimportance du rocircle de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps et du sentiment inteacuterieur qui rend

preacutesent agrave lrsquoacircme dans le monde un certain nombre drsquoobjets on met en avant la veacuteriteacute de

lrsquoexpeacuterience naturelle qui laquo a raison () contre lrsquoentendement analytique raquo48 drsquoaffirmer

lrsquouniteacute du composeacute et le plan du veacutecu (cf infra chapitre 3) (b) soit lrsquoon reconnaicirct

lrsquoimpossibiliteacute de conclure positivement agrave une continuiteacute et lrsquoon se contente alors

drsquoapporter une reacuteponse neacutegative peut-ecirctre faut-il voir au final dans la laquo tardive

meacutetamorphose raquo du sens commun la seule conseacutequence de la subversion carteacutesienne des

cateacutegories aristoteacuteliciennes Pour que le sens commun fut assimileacute agrave la raison il fallait que

sa conceptualisation aristoteacutelicienne soit tireacutee du cocircteacute du corps et que drsquoun laquo personnage raquo

qui agirait elle devicircnt une partie du corps doublement passive49 Pour que le sens commun

fut assimileacute agrave la raison il fallait que sa corporaliteacute soit eacutetablie et que ainsi corporaliseacute il se

laquo meacutetamorphose raquo et prenne un sens nouveau et rationnel Il fallait comme lrsquoa bien vu

Sartre qursquoil en aille du bon sens comme de lrsquoessence de lrsquohomme et que le reste ne

consiste qursquoen laquo des accidents corporels raquo50

48 Denis Kambouchner art cit p48249 Selon le programme de lrsquoarticle 47 des Passions de lrsquoAcircme AT-XI-36436550 Jean-Paul Sartre laquo La liberteacute carteacutesienne raquo Situations I 1947 p294

HISTOIRE 25

2) HISTOIRE

laquo On ne doit jamais avancer des propositions si eacuteloigneacuteesde la creacuteance commune si on ne peut en mecircme temps fairevoir quelques effets raquo ndash Reneacute Descartes Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-502

Le sens commun dissocieacute de toute corporaliteacute Descartes prend garde agrave ne point le

laisser tomber dans les bras de lrsquohistoire Toutes les figures historiques du sens commun en

sont en effet des figures deacutechues au premier rang desquelles le preacutejugeacute synonyme

drsquoenfance de lrsquohumaniteacute Vient ensuite le consentement universel qui ne supporte pas

lrsquoexception et dont lrsquoillusion finit toujours par choir devant le tribunal du perfectionnement

de la raison Crsquoest dans les mailles de lrsquohistoire que les preacutetentions eacutepisteacutemiques du sens

commun sont ainsi chacirctieacutees il est alors reacuteduit agrave ses expressions les plus neacutegatives et les

plus susceptibles drsquoecirctre disqualifieacutees celles dont il ne fait aucun doute qursquoelles sont le

symbole de lrsquoerreur

Descartes les commentateurs lrsquoont vu nrsquoest pas un penseur de lrsquohistoire Son sens

commun sera donc deacuteshistoriciseacute la connaissance veacuteritable se situe hors du temps parce

qursquoen connaissant le sujet laquo [rejette] lrsquohistoire raquo et creacutee par sa liberteacute une rupture dans

celle-ci1 Il nrsquoy a drsquohistoire que du preacutejugeacute pas de lrsquoexercice libre du jugement qui survole

le temps et ne se laisse pas saisir par lui Le sens commun qui est lrsquoexercice droit de ce

jugement (cf infra chapitre 4) sera donc chez Descartes irreacuteductible agrave lrsquohistoriciteacute propre

aux croyances et aux opinions erroneacutees de lrsquohumaniteacute ndash et en tant qursquoil est un retour

pensant sur ces preacute-connaissances il en sera la neacutegation anhistorique Contrairement agrave

Leibniz qui rend le bon sens agrave la culture et en fait un preacuterogative des nations civiliseacutees

Descartes lui donne le maximum drsquoextension et lui refuse toute restriction historique en le

situant dans la nature de lrsquohomme

Crsquoest en cela qursquoon peut consideacuterer qursquoil a commis le laquo pecirccheacute raquo de toute

philosophie meacutetaphysique et qursquoil nrsquoa pas su voir que laquo lrsquohomme est le reacutesultat drsquoun

1 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes 1950 Puf 2011 p245 Cfeacutegalement page 346 la conclusion de lrsquoauteur laquo Le temps de Descartes explique tout en Descartes saufce que Descartes pensa de ce temps La situation de lrsquohomme explique tout en lrsquohomme sauf le jugementque sa penseacutee libre porte sur cette situation () raquo

HISTOIRE 26

devenir que la faculteacute de connaicirctre lrsquoest aussi raquo2 ndash crsquoest en cela aussi que Leibniz (et

Pascal avant lui3) pourrait ecirctre plus agrave mecircme de donner des pistes pour comprendre dans la

theacutematisation du sens commun lrsquoeacutevolution des donneacutees de lrsquoanthropologie lrsquohistoire des

croyances et une forme de continuiteacute dans le savoir

Solitaire ainsi que lrsquoon se lrsquoimagine geacuteneacuteralement le libre penseur carteacutesien exerce

sans frayeur son jugement en survol de lrsquohistoire passeacutee qui nrsquoest pour lui que lrsquohistoire

des choses qursquoil a reccedilues en sa creacuteance sans y avoir encore appliqueacute avec attention la force

nouvelle de sa raison adulte Cette force qui est proprement ce que Descartes nomme le

laquo bon sens raquo ou la raison il faut pour la comprendre (1) rendre compte des critiques qursquoil

adresse aux preacutejugeacutes ou au consentement universel crsquoest-agrave-dire aux figures deacutechues du

sens commun Mais cela est insuffisant qui risquerait de laisser Descartes dans lrsquoimpasse

drsquoun sens commun par trop abstrait sans contenu et incapable agrave la diffeacuterence de Leibniz

de penser les droits de lrsquoeacutevolution Crsquoest pourquoi contre le mythe du commencement

radical (2) il ne faudra pas neacutegliger que chez Descartes le preacutejugeacute ne se distingue du sens

commun que par sa forme historique autrement dit drsquoun preacutejugeacute agrave une penseacutee du sens

commun le contenu peut rester le mecircme une fois passeacute lrsquoeacutepisode du doute Crsquoest alors un

sens commun historique qui est reacuteintroduit chez Descartes lui-mecircme ce sens commun

objectif qui est la somme de ces opinions simples reccedilues par tous et depuis fort longtemps

et dont la meacutetaphysique carteacutesienne veut ecirctre la reacute-institution

sect8 Preacutejugeacutes et barbares

Dans un premier temps cependant Descartes nrsquoest pas philosophe agrave srsquoembrasser

avec trop de scrupules du passeacute il faut se laquo deacutefaire de toutes les opinions raquo4 leacutegueacutees par

notre histoire Ces opinions ne sont pas toutes en elles-mecircmes fausses et si elles entrent

dans la cateacutegories des preacutejugeacutes ce nrsquoest pas tant par leur contenu que par leur acceptation

sur un mode irreacutefleacutechi Pour le reste Descartes ne cachera pas que ses opinions sont

conformes agrave celles du sens commun mais ce qui vaut pour le sens commun vaut

2 Friedrich Nietzsche Humain trop humain un livre pour esprits libres sect2 trad Robert RoviniGallimard 1988 p32

3 Ferdinand Alquieacute op cit p245 laquo crsquoest Pascal qui pense en historien et Descartes en existentialiste raquo4 Meacuteditation I AT-IX-13

HISTOIRE 27

eacutegalement pour les preacutejugeacutes ndash agrave savoir qursquoils doivent faire lrsquoobjet drsquoun examen attentif

visant agrave les requalifier agrave les positionner agrave leur place dans lrsquoeacutedifice du savoir Il faut alors

reacutepondre agrave deux questions comment srsquoopegravere et que signifie cette entreprise de mise entre

parenthegravese des preacutejugeacutes pour le concept carteacutesien de sens commun Cette mise entre

parenthegravese est-elle seulement possible et Descartes en a-t-il saisi tous les enjeux

Les modaliteacutes drsquoapproche du preacutejugeacute sont dans les diffeacuterents textes ougrave elles sont

abordeacutees toujours de la forme suivant (i) lrsquoenfance lrsquoacircge ougrave lrsquoacircme est laquo si eacutetroitement

lieacutee au corps raquo5 voit se former les premiegraveres opinions drsquoune physique naiumlve (supporteacutee par

une meacutetaphysique inconsciente et une forme drsquoempirisme) concernant le monde exteacuterieur

sa substantialiteacute et la faccedilon dont il agit sur lrsquoacircme Ces premiers rapports avec le monde

exteacuterieur embrouillent les ideacutees inneacutees qui sont en nous degraves le deacutepart et dont il faudra

prendre conscience en apprenant agrave nous deacutetacher des sens (ii) Agrave cela srsquoajoutent les

jugements que nous recevons de nos nourrices de nos percepteurs et de nos professeurs6 Agrave

proprement parler il ne srsquoagit pas encore de preacutejugeacutes puisque ceux-ci apparaissent

deacutefinitivement lorsque (iii) ayant atteint lrsquoacircge de raison nous avons accepteacute en notre

creacuteance ces jugements sans prendre garde qursquoenfants laquo nous nrsquoeacutetions pas capables de bien

juger raquo rationalisant a posteriori des croyances pourtant fondamentalement infra-

rationnelles La force des preacutejugeacutes vient alors de ce que lrsquoancestraliteacute de ces jugements leur

donne pour nous le statut de laquo notions communes raquo7 qursquoil il est difficile de remettre en

cause par la suite

La raison arrive toujours trop tard Et quand bien mecircme elle srsquointroduirait avec

force dans ces preacutejugeacutes pour mettre de lrsquoordre toujours laquo nous manquons agrave nous

souvenir raquo de lrsquoirrationaliteacute de ceux-ci et en deacutepit du bon sens nous laissons emporter par

lrsquoinertie de nos croyances8 Crsquoest drsquoailleurs ce qui rend lrsquoentreprise du doute insenseacutee laquo il

srsquoagit de preacutejugeacutes qui remontent agrave lrsquoenfance et les deacuteraciner ne sera pas une petite affaire raquo

preacuteviens Henri Gouhier9 On se rend bien compte de la difficulteacute qursquoil y a lagrave la lecture des

5 Principes I art71 laquo Que la premiegravere et principale cause de nos erreurs sont les preacutejugeacutes de notreenfance raquo AT-IXB-58

6 Dans la lettre agrave Pollot drsquoavril-mai 1638 Descartes ajoute agrave cette preacutesentation standard une clausesociologique sur laquelle nous aurons lrsquooccasion de revenir Elle affirme que les grands ont plus dechance drsquoavoir de nombreux preacutejugeacutes leurs percepteurs en eacutecoutant leurs caprices ne leurs rendirent passervice (cf infra sect13)

7 Principes I art71 AT-IXB-59 Sur les notions communes cf Annexe 38 Principes I art 72 laquo Que la seconde est que nous ne pouvons oublier ces preacutejugeacutes raquo AT-IXB-60 Cette

inertie est marqueacutee dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques par les nombreuses difficulteacutes que rencontre lasujet meacuteditant agrave se deacutetacher de ses anciennes opinions pour poursuivre son propre chemin

9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes 1962 Paris Vrin 1999 4 p32

HISTOIRE 28

objections du pegravere Bourdin agrave la meacutetaphysique carteacutesienne montre bien que lrsquoon peut

difficilement concevoir le projet de deacuteraciner une agrave une les opinions les plus anciennes et

les plus attesteacutees qui sont partageacutees entre les hommes

Crsquoest qursquoen effet il ne srsquoagit pas seulement des preacutejugeacutes de lrsquoenfance Non

seulement il faut remettre en cause le passeacute de lrsquoindividu mais eacutegalement le laquo passeacute de

lrsquohumaniteacute raquo lequel transmet par laquo lrsquointerdeacutependance des hommes entre eux et des

geacuteneacuterations entre elles () avant tout () des preacutejugeacutes communs raquo10 La rupture est donc

beaucoup plus radicale qursquoune simple mise agrave part drsquoopinions individuelles crsquoest agrave

lrsquoheacuteritage de lrsquohistoire aux preacutejugeacutes qui y sont veacutehiculeacutes que Descartes srsquoen prend Pour

cela il faut donc ecirctre attentif agrave lrsquohistoire seulement en ceci qursquoelle est porteuse drsquoerreurs

plus que de veacuteriteacutes de preacutejugeacutes plus que drsquoopinions droites

Prenons lrsquoexemple du vide Les laquo preacutejugeacutes communs de lrsquoenfance raquo nous ont

persuadeacutes contre le bon sens qursquoil y a du vide lagrave ougrave notre sensation nrsquoatteint rien ndash et le

langage ordinaire rajoute agrave lrsquoillusion de nos sens la force de la coutume en appliquant le

preacutedicat laquo vide raquo agrave tout espace dans lequel aucune sensation ne nous signale lrsquoexistence de

quelque corps11 Le jugement de bon sens12 reconnaicirctra qursquoil ne peut y avoir drsquoespace sans

quelque chose qui lrsquoemplisse drsquoune faccedilon ou drsquoune autre contre les preacutejugeacutes communs il

ne faut pas craindre de penser librement et srsquoexposant agrave la laquo riseacutee des enfants et des esprits

faibles raquo (qui ne sont que les signes vivants des stades anteacuterieurs de la connaissance) laquo se

deacutefier des opinions dont [on a eacuteteacute] ainsi preacutevenus degraves lrsquoenfance raquo13 Du point de vue de

Descartes la supeacuterioriteacute de lrsquoentendement sur les sens nrsquoest autre chose que la supeacuterioriteacute

de lrsquoacircge raisonnable sur lrsquoacircge enfantin Buffier ne pensait pas autrement qui deacutefinissait le

sens commun comme la disposition agrave bien juger pour tout homme laquo parvenu agrave lrsquoacircge de

raison raquo14

Crsquoest Pascal qui le premier reacuteintroduira les droits du temps long Certes il faut se

meacutefier de lrsquoancien mais peut-ecirctre plus encore des theacuteories nouvelles qui produisent des

10 Yvon Belaval Leibniz critique de Descartes Gallimard 1960 p99 et 114 (nous soulignons)11 Agrave Henry More le 5 feacutevrier 1648 AT-V-271 et Principes II art17 pour le langage ordinaire (AT-IXB-72)

et supra note 28 p2012 Sans que cela nrsquoapparaisse en latin dans la lettre agrave Henry More citeacutee ci-dessus Clerselier eacutecrit dans sa

traduction qursquoil laquo reacutepugne au bon sens raquo qursquoil en aille autrement Lrsquoexpression nrsquoest pas ici sous la plumede Descartes mais elle permet de rendre des expressions qursquoon y trouve comme laquo facile omnesimaginantur raquo (AT-V-271 l7)

13 Agrave Alphonse Pollot avril-mai 1638 AT-II-39 Quand au preacutejugeacutes donc laquo les personnes de bon jugement[ie ayant le sens commun] ne doivent jamais srsquoy arrecircter raquo (Agrave J-B Morin le 13 juillet 1638 AT-II-213)

14 Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysique agrave la porteacutee de tout le monde Paris 1725 p100 Et pourDescartes Sixiegraveme Reacuteponses AT-IX-237

HISTOIRE 29

ideacutees tout aussi laquo capables des nous abuser raquo15 Ainsi ceux qui argumentent contre

lrsquoexistence du vide critiquent les sens au contraire pour Pascal crsquoest lrsquoeacuteducation qui a

laquo corrompu [notre] sens commun raquo et pour ce qui est de la veacuteriteacute sur le vide il faut en

revenir agrave un laquo avant raquo agrave une laquo premiegravere nature raquo qui est celle de la vie quotidienne de

lrsquousage ordinaire du langage et drsquoun certain instinct naturel (cf infra chapitre 3) dont

Descartes faisait la critique dans les Principes La laquo premiegravere nature raquo de Pascal se veut

concregravete fondeacutee sur les sens et la coutume

Au contraire lorsque Descartes situe le sens commun dans lrsquoideacutee drsquoune nature

humaine crsquoest sur la base drsquoune opposition sauvage entre laquo la nature raisonnable de

lrsquohomme et sa condition historique raquo16 Sauvage Certes car crsquoest la culture qui est

attaqueacutee et pour que lrsquohomme soit authentiquement raisonnable Descartes recourt agrave une

reacutefeacuterence abstraite agrave une premiegravere nature fantasmeacutee il srsquoagit drsquoune nature raisonnable

consubstantielle agrave lrsquohomme et non drsquoun quelconque impetus naturalis Leibniz ne

manquera pas de voir dans ce proceacutedeacute quelque barbarie et laquo agrave la reacutevolution carteacutesienne ()

ne [cessera] drsquoobjecter les exigences drsquoune eacutevolution raquo17 de la penseacutee par accumulation Il

nrsquoy a rien de moins eacutetrange agrave Leibniz que lrsquoideacutee drsquoune reacutevolution agrave laquelle il oppose la

neacutecessiteacute de refaire valoir les droits des Denkmittel du sens commun (autrement dit de

lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps) neacutecessiteacute soutenue par la comparaison

pascalienne de lrsquohumaniteacute avec un seul homme apprenant continucircment18 La politique

leibnizienne de la connaissance est conservatrice

Si en effet laquo le sujet connaissant est lrsquohumaniteacute toute entiegravere raquo19 lrsquoensemble de tous

les savoir pratiques comme theacuteoriques constitue laquo le plus grand treacutesor du genre humain et

le veacuteritable heacuteritage que nos ancecirctres nous ont laisseacute raquo20 Il nrsquoest nullement question

drsquoentrer en rupture avec cet heacuteritage mais bien au contraire de le conserver jalousement le

15 Blaise Pascal Penseacutees laquo Imagination raquo Fragment Vaniteacute ndeg3138 Sellier 78 Mecircme fragment pour lescitations suivantes Il est remarquable que Pascal mentionne ici le laquo sens commun raquo terme dont il est parailleurs assez avare La plupart des mentions pascaliennes du sens commun seront analyseacutees (cf Index)

16 Henri Gouhier op cit p5017 Yvon Belaval op cit p12518 Blaise Pascal Preacuteface au traiteacute du vide GF 1985 p62 Pour lrsquoideacutee des laquo Denkmittel du sens commun raquo

comme approche de lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps long cf William James laquo Pragmatisme etsens commun raquo in Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad NathalieFerron Paris Flammarion 2007 p211

19 Yvon Belaval Ibidem20 Gottfried Wilhelm Leibniz laquo Discours touchant la meacutethode de la certitude et lrsquoart drsquoinventer raquo Die

Philosophischen Schriften Berlin Weidmannsche Buchhandlung 1890 vol VII p174 et p180-181 pourlrsquoeacutenumeacuteration des parties pratiques de cet heacuteritage

HISTOIRE 30

rassembler et le livrer aux geacuteneacuterations futures Drsquoougrave chez Leibniz une theacuteorie

contextualiseacutee et historiciseacutee du bon sens dans la mesure ougrave ce ne sont que les peuples qui

ont deacuteveloppeacute cet esprit et appris de cet heacuteritage qui ont laquo quelque sujet de srsquoattribuer

lrsquousage du bon sens preacutefeacuterablement aux barbares raquo21 Il y a lagrave chez Leibniz quelque

rancœur agrave lrsquoeacutegard de lrsquoattribution universelle et sans distinction du bon sens chez Descartes

(cf infra chapitre 6) sous la plume duquel on ne trouvera jamais une conception agrave ce

point historique du sens commun Est-ce agrave dire que Descartes aura parleacute laquo pour la barbarie

contre la culture raquo22 On pense plutocirct qursquoil aura reacutegresseacute en-deccedilagrave de cette distinction en

inscrivant le sens commun dans une perspective agrave la fois plus naturelle mais ougrave la

reacutefeacuterence agrave la barbarie et aux anciens temps se veut ecirctre la pierre de touche de lrsquoinneacuteisme

En effet si lrsquoon veut dire que Descartes a parleacute pour la barbarie contre la culture il

faudra aller du cocircteacute du Jugement de Balzac ougrave (laquo ce qui est sucircrement unique dans lrsquoœuvre

de Descartes raquo affirme avec erreur Gouhier23) il est question de situer la preacuteeacuteminence du

laquo bon sens raquo dans le passeacute car lrsquolaquo inculture des premiers temps raquo nrsquoempecircchait guegravere une

espegravece drsquolaquo ardeur pour la veacuteriteacute et lrsquoabondance du sensus raquo24 Reacutegressant en deccedilagrave de

lrsquohistoire (qursquoil identifie pour large partie au preacutejugeacute) Descartes preacutefegravere inscrire son bon

sens dans une nature probablement fantasmeacutee ndash en cela Leibniz et Descartes srsquoopposent

frontalement

21 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I II sect20 Flammarion 1990 eacutedJ Brunschwig p77

22 Ibidem23 Henri Gouhier op cit p102 Nous disons avec erreur car on trouve un thegraveme tregraves proche non seulement

dans la Regravegle IV qui mentionne laquo certaines premiegraveres semences de veacuteriteacutes que la nature a deacuteposeacutees danslrsquoesprit des hommes [et qui] ont eu tant de vigueur dans cette frustre et pure antiquiteacute (prima quaeligdamveritatum semina humanis ingeniis a natura insita tantas vires in rudi ista et pura antiquitatehabuisse) raquo AT-X-376) mais eacutegalement du cocircteacute de La Recherche de la Veacuteriteacute (ougrave laquo les premiers qui ontobligeacute le genre humain agrave croire (primi genus humanum ad haec omnia credenda adegerunt) raquo agrave certainesthegraveses meacutetaphysiques avaient laquo de tregraves fortes raisons pour les prouver raquo (AT-X-504) Par ailleurs il estremarquable que dans les Septiegravemes Reacuteponses le vocabulaire des opinions laquo tregraves anciennes eacutetant tregravesveacuteritable raquo (AT-IX-464) est fondamental comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer par la suite

24 Jugement sur quelques lettre de Monsieur de Balzac AT-I-9 Clerselier traduit sensus par laquo bon sens raquotraduction qui nous semble leacutegitimeacutee par la mention contraire de la laquo dissension raquo Descartes en effetjoue reacuteguliegraverement sur la structure drsquoopposition entre laquo ceux qui ont le sens commun assez bon raquo et ladiscorde produite par ceux qui sont laquo imbus drsquoopinions contraires raquo (par exemple Au Pegravere Charletoctobre 1644 AT-IV-161) Sur le rapport entre inculture et sens commun cf infra chapitre 7 Sur ledimension politique de lrsquoopposition structurelle entre sens commun et dissension cf infra sect29

HISTOIRE 31

sect7 Consentement universel

Une autre figure historique deacutechue du sens commun est le consentement universel

auquel Descartes consacre quelques lignes notoires dans sa correspondance avec

Mersenne Seulement le consentement universel agrave la diffeacuterence des preacutejugeacutes srsquoil srsquoinscrit

dans lrsquohistoire a une historiciteacute ambigueuml car il se rapporte plus agrave ce qui est agrave venir qursquoagrave ce

qui est passeacute en effet sa reacutealisation effective suppose que laquo les notions communes

[pourront] nrsquoecirctre communeacutement partageacutees que dans le futur raquo une fois les laquo preacutejugeacutes

dogmatiques raquo eacutecarteacutes25 Autrement dit dans son expression purement passeacutee le

consentement universel agrave une proposition peut nrsquoecirctre rien drsquoautre qursquoun preacutejugeacute tregraves

geacuteneacuteralement partageacute sur le modegravele des idoles baconiennes Dans ce cas-lagrave nous sommes

reconduits aux critiques du preacutejugeacute exposeacutees ci-dessus

Cette historiciteacute ambigueuml ouvre la question de lrsquoorigine naturaliste du sens commun

(qui sera traiteacutee en son lieu) dans la mesure ougrave le consentement universel revendique le

fait de se rapporter agrave des veacuteriteacutes qui sont si naturellement en nous qursquoelles finiront un jour

ou un autre par recevoir lrsquoassentiment de tous Ces deux eacuteleacutements la critique du

consentement universel en tant que critegravere historicisable de la veacuteriteacute et lrsquoouverture sur la

question du naturalisme du sens commun constituent une charniegravere importante ougrave la

penseacutee de Descartes srsquoarticule agrave partir de la critique drsquoune auteur resteacute depuis meacuteconnu et

peu lu

Ces thegraveses que Descartes reacutecuse on les trouve en effet exprimeacutees dans un style

neacuteo-stoiumlcien chez Herbert de Cherbury (1583-1648) pour lequel laquo une vie selon la nature

eacutequivaut agrave une vie selon la raison raquo26 Autrement dit Dieu ayant mis en nous un instinct

naturel crsquoest sur cet instinct que repose la garantie de lrsquoeacutevidence et que srsquolaquo autorise de

droit raquo le consentement universel27 Une telle conception agrave lrsquoeacutevidence naturaliste trouve

cependant ici son lieu drsquoexamen car le consentement universel se veut justement ecirctre une

laquo confirmation historique de fait raquo de cette theacuteorie intuitionniste et naturaliste de la

connaissance28 Seulement ce rocircle historique de fait est sans eacutequivoque un critegravere tregraves

25 Jacqueline Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury Paris Vrin 1989 p3726 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo in Pierre-Franccedilois Moreau (dir) Le

retour des philosophies antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIe et au XVIIe siegravecle Paris AlbinMichel 1999 p221

27 Ibid p22728 Jacqueline Lagreacutee op cit p37 Pour lrsquoeacutetude de la dimension purement naturaliste de la question cf

infra chapitre 3

HISTOIRE 32

puissant de la veacuteriteacute si bien que Cherbury peut eacutecrire que laquo le consentement universel sera

la regravegle souveraine de la veacuteriteacute raquo29

La logique est donc la suivante la manifestation historique de lrsquoinstinct naturel

qursquoest le consentement universel est une regravegle geacuteneacuterale de veacuteriteacute pour autant que lrsquoinstinct

naturel est infaillible en son genre La tradition carteacutesienne ne pourra ecirctre que fort eacuteloigneacutee

de ce sentiment et Descartes ne le cache pas lorsqursquoil eacutecrit agrave Mersenne que Cherbury tient

laquo un chemin fort diffeacuterent de celui [qursquoil a] suivi raquo30 Parce qursquoil nrsquoaccorde aucune autoriteacute

particuliegravere au consentement universel comme Leibniz apregraves lui (et tout rationaliste qui ne

pourrait pas se reacutesoudre au fait brut du consentement lequel peut toujours venir drsquoune

laquo tradition fort reacutepandue par tout le genre humain raquo une mode comme celle qui consiste agrave

laquo fumer du tabac raquo31) Descartes prend ses distances avec un des aspects fondateurs de la

philosophie du sens commun

Tout au plus chez Leibniz le consentement universel peut-il par exemple jouer le

rocircle de laquo confirmation raquo et il est peut ecirctre imprudent de dire qursquoil en va seulement de mecircme

chez Cherbury32 qui lui accorde beaucoup plus de poids et en fait un critegravere de la veacuteriteacute

drsquoune proposition ndash lagrave ougrave pour Descartes laquo tout criterium qursquoon voudra substituer agrave

lrsquoeacutevidence ramegravenera agrave lrsquoeacutevidence raquo Autrement dit le consentement universel ne peut pas

jouer le rocircle de critegravere et il nrsquoy aura aucune espegravece de leacutegaliteacute de celui-ci dans lrsquoordre de la

connaissance33 Crsquoest la raison pour laquelle drsquoailleurs le passage par le doute est

neacutecessaire en effet en entretenant un soupccedilon mecircme sur les opinions les plus partageacutees

entre les hommes Descartes indique qursquoil faut faire peu de cas du consentement universel

et qursquoil lui refuse tout validiteacute eacutepisteacutemologique

29 Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblable dupossible et du faux Paris 1639 p 51 Cette traduction de Cherbury que lrsquoon doit agrave Mersenne et danslaquelle Descartes a lu lrsquoauteur anglais est parfois modifieacutee par Mersenne (dans le sens de lrsquoorthodoxiereligieuse cf Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40) Nous signalerons les eacutecart mais citons de preacutefeacuterence le textefranccedilais lu de plus pregraves par Descartes que le latin laquo jrsquoy ai trouveacute beaucoup moins de difficulteacute en lelisant en franccedilais que je nrsquoavais fait en le parcourant ci-devant en latin raquo (agrave Mersenne 16 octobre 1639AT-II-599)

30 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59631 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect2 op cit p5932 Jacquelin Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury op cit p36 Pour la reacutefeacuterence agrave

Leibniz cf Nouveaux essais I II sect20 op cit p77 Chez Cherbury le consentement universel estlaquo lrsquoouvrage de la providence divine raquo laquo une veacuteriteacute irreacutefragable raquo (De la veacuteriteacute p52) Certes nousaccordons agrave Jacquelins Lagreacutee que lrsquoappel au consentement universel chez Cherbury ne signifie pas lerecourt paresseux agrave une loi du plus grand nombre Mais il nrsquoen reste pas moins qursquoun consentementuniversel authentique est le critegravere absolu de veacuteriteacute

33 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes Paris PUF 2000 p145 Au contraire Herbert de Cherburyeacutecrit laquo la loi souverain de lrsquoinstinct naturel est le consentement universel raquo (De la veacuteriteacute p81)

HISTOIRE 33

Apregraves Cherbury la philosophie du sens commun (et Thomas Reid en particulier)

accordera une nette confiance au consentement universel tout en consideacuterant que celui-ci

est laquo une autoriteacute du plus grand poids jusqursquoagrave ce qursquoon ait deacutecouvert et deacutemontreacute qursquoil est

fondeacute sur un preacutejugeacute eacutegalement universel raquo34 Pour certaines propositions cependant (par

exemple lrsquoexistence du monde exteacuterieur) le consentement universel des hommes (si lrsquoon

excepte quelques sceptiques) vaut tregraves certainement et il nrsquoest pas envisageable que celui-

ci soit rameneacute un jour agrave un preacutejugeacute universel

Descartes lecteur de Cherbury srsquoinscrit donc comme Leibniz apregraves lui dans la

grande tradition rationaliste qui toujours trouve des arguments contre ces figures deacutechues

du sens commun En cela peut-ecirctre le rationalisme se fait-il une plus haute ideacutee de notre

bon sens en voyant bien qursquoune proposition peut ecirctre commune en ce qursquoelle eacutemane drsquoun

preacutejugeacute ancestral Crsquoest pourquoi le consentement universel ou lrsquoinclination naturelle sont

certes de bons indicateur de veacuteriteacute mais qui doivent faire lrsquoeacutepreuve laquo de lrsquoexpeacuterience et la

raison seuls criteacuteriums de la veacuteriteacute et de lrsquoerreur raquo35 Il faut en effet veiller agrave ce que le sens

commun ne soit pas un preacutetexte pour soutenir laquo ses preacutejugeacutes raquo personnels et laquo srsquoexempter

de la peine des discussions raquo36 raison pour laquelle le criteacuterium ultime ne peut ecirctre le sens

commun objectif et ses diffeacuterentes figures deacutechues

Plus seacutevegravere encore que Leibniz Descartes ne pense pas qursquoil faille voir dans le

consentement universel un indicateur de la veacuteriteacute puisque laquo plusieurs () peuvent

consentir agrave une mecircme erreur raquo on trouvera difficilement critique plus acerbe37

34 laquo A consent of ages and nations of the learned and vulgar ought at least to have great authority unlesswe can show some prejudice as universal as the consent is which might be the cause of it raquo (ThomasReid Essays on the intellectual power of mind I-2 Eacutedimbourg 1785 p43 et pour la traduction Essaisur les faculteacutes intellectuelles de lrsquohomme LrsquoHarmattan 2007 p40) On retrouve une mecircme confiancedans le consentement universel chez Claude Buffier Son eacutediteur Francisque Bouillier (sur ce pointauthentiquement carteacutesien) deacuteplore cette confiance laquo le pegravere Buffier place agrave tord parmi les veacuteriteacutespremiegraveres du sens commun le consentement entre les hommes lorsque ce consentement nrsquoest pasdrsquoailleurs revecirctu du caractegravere de la neacutecessiteacute raquo (Francisque Bouiller laquo Introduction raquo aux Œuvresphilosophiques du Pegravere Buffier pxxix)

35 Francisque Bouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du Pegravere Buffier pxxix36 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect1 op cit p5937 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-598

HISTOIRE 34

sect8 Orthodoxie du sens commun

Cependant en deacutepit drsquoun refus carteacutesien des droits de lrsquoeacutevolution et nonobstant sa

tentative de mettre agrave part toutes nos anciennes opinions il lui arrive drsquoaffirmer agrave plusieurs

reprises non seulement la conformiteacute de sa philosophie avec le sens commun (cf infra

chapitre 4) mais aussi drsquoassurer que les opinions les plus anciennes sont tregraves certainement

les plus veacuteritables (ce que nous nommerons ci-dessous un aveu orthodoxie) En quel sens

faut-il entendre cette tentative carteacutesienne de reacuteintroduire lrsquohistoire dans la connaissance

Pour cela il faut envisager la possible chez Descartes drsquoun sens commun historiciseacute

prenant la figure des opinions les plus anciennes partageacutees entre tous les hommes

Un doute doit drsquoabord ecirctre eacutecarteacute qui confine la deacutefeacuterence de Descartes envers

lrsquoorthodoxie agrave un art drsquoeacutecrire Cette position deacutefendue par certains commentateurs est

soutenue par une assertion de Baillet biographe de Descartes assurant que lrsquoune des

laquo preacuteoccupations principales raquo de ce dernier eacutetait pour eacuteviter la preacutevention du lecteur de le

laquo persuader que sous cet air de nouveauteacute il ne cachait aucune opinion nouvelle raquo38 Ainsi

Descartes conseillait agrave Regius de nrsquoavancer laquo aucunes opinions nouvelles raquo et bien plutocirct

srsquoen tenir laquo seulement de nom aux anciennes raquo se laquo contentant de donner des raisons

nouvelles raquo qui porteraient le lecteur de lui-mecircme sans srsquoen rendre compte agrave la penseacutee

carteacutesiennes39 On voit dans ces passages non sans raison la technique mecircme de la

dissimulation lrsquoaveu drsquoune ancienneteacute de certaines propositions a essentiellement pour fin

drsquolaquo aboutir agrave lrsquoadmission de lrsquoorthodoxie du discours par certains lecteurs raquo

indeacutependamment de ce qui est reacuteellement dit et qui agrave long terme fera son effet40 Sans

entrer dans lrsquoeacutepineuse (et insoluble) question de la laquo sinceacuteriteacute raquo de Descartes41 nous

38 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 1691 vol II p225 Passage citeacute agravelrsquoappui de la thegravese drsquoune orthodoxie de faccedilade par Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de ReneacuteDescartes Presses universitaires de Lille 1994 p66

39 Agrave Regius fin janvier 1642 AT-III-164240 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Droz 2006 p2341 Cette question nous semble drsquoautant plus biaiseacutee que ceux qui deacutefendent la thegravese conjointe de lrsquoironie et

de la dissimulation appliquent deux meacutethodes interpreacutetatives contradictoires et dont le choix de lrsquoune oulrsquoautre peut sembler arbitraire suivant le cas dans lequel on se trouve Dans le premier cas vouloir fairedroit agrave la complexiteacute des arguments reviendrait agrave laquo torturer les textes raquo alors mecircme que lrsquoironie estmanifeste comme dans lrsquoouverture du Discours de la Meacutethode (Philippe-Jean Quillien Ibid p27) Dansle second cas srsquoen tenir agrave la simpliciteacute litteacuterale du texte reviendrait agrave se laisser duper par la strateacutegie dedissimulation ainsi le pas en arriegravere sur le mouvement de la terre (cf infra chapitre 5) Ce qui estennuyeux crsquoest que les deux interpreacutetations sont rigoureusement interchangeables dans de nombreuxcas ainsi lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute du laquo bon sens raquo preacutesenteacutee de faccedilon tortueuse au deacutebut du Discours de laMeacutethode est peut-ecirctre une dissimulation plutocirct qursquoune ironie dissimulation rendue neacutecessaire parlrsquoaudace de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique Notre discussion de ce point (cf infra chapitre 6) se situera en-dehors

HISTOIRE 35

souhaiterions eacutevaluer la porteacutee de cet aveu drsquoorthodoxie dans les textes eacutetant entendu que

en plus de leur complexiteacute propre ils reacuteintroduisent lrsquoideacutee drsquoun sens commun historique

qui semble contraire au mouvement mecircme de deacuteshistoricisation dont ce chapitre aurait pu

ecirctre la deacutemonstration

Pour ce faire il faut bien distinguer deux types de textes ougrave Descartes procegravede agrave un

aveu drsquoorthodoxie ceux ougrave il est question de religion et ceux ougrave il est question de

connaissance ou drsquoopinions anciennes dont le contenu nrsquoest pas religieux

(1) Il est en effet notable que quand il srsquoagit de religion Descartes confesse qursquolaquo en

ces matiegraveres-lagrave les plus communes opinions sont les meilleures raquo42 Le problegraveme des

rapports de Descartes agrave sa religion et agrave la theacuteologie en particulier ne pouvant faire lrsquoobjet

drsquoun deacuteveloppement ici nous nous contenterons de remarquer qursquoun tel aveu drsquoorthodoxie

est agrave la fois compatible avec la theacuteorie carteacutesienne de la foi et qursquoil enrichit notre

deacutetermination de ce qursquoest le sens commun Sur le plan de la foi drsquoabord nous avons

essentiellement agrave faire agrave des laquo choses qui nous sont proposeacutees agrave croire raquo encore qursquoelles

soient obscures43 Indeacutependamment de ce que peut la raison eu eacutegard agrave ces sujets il va de

soi que cette laquo matiegravere raquo obscure laquo agrave laquelle nous donnons notre creacuteance raquo44 est la mecircme

que laquo ces matiegraveres-lagrave raquo agrave propos desquelles les laquo plus communes opinions sont les

meilleures raquo Et crsquoest preacutecisement agrave ce niveau que se situe le sens commun il se fond dans

les matiegraveres obscures Dans le cadre de la foi il y a donc laquo par rapport agrave notre penseacutee un

certain coefficient drsquoexteacuterioriteacute raquo45 exteacuterioriteacute qui se caracteacuterise comme un ensemble

drsquoopinions communes et qui srsquoimposent agrave nous ndash agrave lrsquoopposeacute des objets qui nous sont

donneacutes par la lumiegravere naturelle laquelle est une instance de pure inteacuterioriteacute

Crsquoest en ce sens tregraves preacutecis qursquoavec beaucoup de perspicaciteacute Johano Strasser a

deacutefini le sens commun de Buffier comme laquo un fruit tardif du dogmatisme religieux raquo46

mettant en avant la passiviteacute de lrsquohomme face aux opinions admises par contraste drsquoavec le

de ce deacutebat comme geacuteneacuteralement notre travail qui rencontrera cependant souvent ce problegraveme de lalaquo sinceacuteriteacute raquo que pose geacuteneacuteralement le rapport au sens commun

42 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-374 Sur le rapport entre religion et sens commun cf Annexe 243 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-116 Autrement dit laquo lrsquoobjet est purement deacutesigneacute comme agrave croire par une

instance qui se fait connaicirctre agrave nous de maniegravere speacutecifique raquo (Denis Kambouchner laquo ldquoNous chreacutetiensrdquo le problegraveme de la foi raquo in Descartes et la philosophie morale Hermann 2008 p264)

44 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-11545 Denis Kambouchner Ibid p26446 laquo die Philosophie des sens commun als eine spaumlte Frucht des religioumlsen Dogmatismus raquo Johano Strasser

laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndash Common sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers undReid raquo Zeitzschrift fuumlr philosophische Forschung Bd 23 H 2 (Apr ndash Jun 1969) p184

HISTOIRE 36

laquo pouvoir drsquoauto-reacuteflexion raquo et lrsquoindeacutependance de la lumiegravere naturelle carteacutesienne47 La

prise en charge de lrsquoorthodoxie est donc agrave proprement parler le jeu du sens commun qui

est agrave son aise degraves lorsqursquoil srsquoinscrit dans une dimension sociale laquo la reacuteveacutelation [des veacuteriteacutes

du sens commun] eacutetant pour Buffier un eacuteveil agrave la fois religieux et seacuteculariseacute qui nrsquoest pas

purement priveacute mais est certifieacute et reacutegleacute par lrsquoautoriteacute tregraves speacutecifique de la tradition et du

code de la foi raquo48 La question nrsquoest donc pas de savoir si Descartes en faisant appel aux

opinions communes laquo tient agrave se situer en-deccedilagrave de la theacuteologie raquo selon un processus de

dissimulation49 mais bien celle de savoir jusqursquoougrave va lrsquoempire qui est laisseacute au sens

commun dans ces matiegraveres obscures

Dans la theacuteorisation carteacutesienne de lrsquoimpetus naturalis on retrouvera cette

theacutematisation drsquoun sens commun se fondant dans lrsquoobscuriteacute (cf infra chapitre 3) quand

aux questions qui touchent agrave la foi la place ougrave srsquoautorise la pure instance exteacuterieure drsquoune

Autoriteacute est fonction du champ laisseacute aux choses qui laquo bien qursquoelles appartiennent agrave la foi

peuvent neacuteanmoins ecirctre rechercheacutees par la raison naturelle raquo50 Ce domaine preacutecisement

sera drsquoune importance radicale car il recoupe les questions ougrave se situe une laquo infirmiteacute ()

commune agrave la plupart des hommes agrave savoir que quoique nous veuillons croire et mecircme

que nous pensions croire fort fermement tout ce que la religion nous apprend nous nrsquoavons

pas toutefois coutume drsquoen ecirctre si toucheacutes que de ce qui nous est persuadeacute par des raisons

naturelles eacutevidentes raquo51 Le commun des hommes en appelle touchant certaines matiegraveres

geacuteneacuteralement deacutevolues agrave lrsquoautoriteacute des opinions les plus anciennes agrave un examen de la

raison naturelle qui si elle nrsquoira jamais contre celles-ci pourra donner aux objets du sens

commun en matiegravere de foi un laquo eacutetayage rationnel raquo52 Sensus communis quaeligrens

intellectum Et en attendant la fin de cet examen rationnel des opinions anciennes (ou la

reacuteveacutelation dans un autre monde) la laquo prudence nous oblige de les croire plutocirct aveugleacutement

et au hasard que drsquoecirctre trompeacutes (prudentia nos ad caecam iis fidem potius cum periculo

erroris habendam) raquo crsquoest-agrave-dire de nous en remettre agrave un sens commun orthodoxe53

47 Johano Strasser Ibidem Pour des deacuteveloppements plus conseacutequents sur le rapport entre lumiegravere naturelleet sens commun cf chapitre suivant

48 laquo Offenbarung ist fuumlr Descartes im religioumlsen wie im saumlkularen Bereich nicht eine rein privateErleuchtung sondern ein ganz bestimmter durch Autoritaumlt beglaubigter und durch Tradition gefestigterGlaubenskodex raquo Johano Strasser Ibidem p188-189

49 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Ibid p13850 Notaelig in Programma AT-VIIIB-353 Ainsi lrsquoexistence de Dieu et la distinction de lrsquoacircme et du corps qui

constituent les objets privileacutegieacutes des Meacuteditations Meacutetaphysiques Une nouvelle preuve srsquoil en fallait de ladimension de reacute-institution du sens commun qui est agrave lrsquoœuvre dans cet ouvrage

51 Agrave Huygens le 10 octobre 1642 AT-III-58052 Denis Kambouchner art cit p28553 Recherche AT-X-504 (Poliandre)

HISTOIRE 37

Cependant il faut prendre garde agrave ne pas situer le sens commun sous influence

theacuteologienne ou sous la pure autoriteacute de la Reacuteveacutelation Crsquoest en un sens ce dont eacutetait

conscient Descartes qui affirmait en lisant Cherbury que dans son livre laquo il y a plusieurs

maximes qui [lui] semblent si pieuses et si conformes au sens commun que je souhaite

qursquoelles puissent ecirctre approuveacutees par la theacuteologie orthodoxe raquo54 Autrement dit le sens

commun peut preacuteceacuteder le theacuteologique et en tant que tel forcer lrsquoorthodoxie agrave lrsquoassimiler

Crsquoest que avant de faire partie de lrsquoorthodoxie ces croyances furent deacutegageacutees par

drsquoanciens Sages qui avaient le bon sens tout entier Dans un reacutecit55 qui nrsquoenvie rien aux

genegravese utilitaristes Descartes retrace en effet les eacutetapes de la deacutecouverte de ces tregraves

anciennes opinions de lrsquohumaniteacute comme suit (a) agrave lrsquoorigine certains hommes sages

deacutecouvrent des veacuteriteacutes fondamentales et leurs raisons (b) en conservant ces opinions

rendues orthodoxes lrsquohumaniteacute en oublie cependant les raisons56 (c) le philosophe semel

in vita refonde cette orthodoxie et le sens commun par lrsquoexercice meacutetaphysique qui

redeacutecouvre les raisons des opinions les plus anciennes de lrsquohumaniteacute lesquelles touchent

essentiellement agrave des matiegraveres obscures religieuses (Dieu lrsquoacircme mais aussi laquo les vertus

leurs reacutecompenses raquo comme le preacutecise La Recherche de la Veacuteriteacute) mais souvent

susceptibles drsquoecirctre inspecteacutees par la raison

(2) Que faire du reste des textes ougrave il nrsquoest pas question de religion Que dire de

cette eacutetrange correspondance avec le pegravere Charlet ougrave Descartes affirme ne se servir

laquo drsquoaucun principe qui nrsquoait eacuteteacute reccedilu par Aristote et par tous ceux qui se sont jamais mecircleacutes

de philosopher raquo57 Pour le pragmatisme par lequel un court deacutetour pourra nous eacuteclairer il

nrsquoy a lagrave rien de probleacutematique puisqursquoil faut concevoir le sens commun comme un

ensemble de croyances leacutegueacutees par le temps long et pour cette raison auquel aucune

penseacutee ne peut eacutechapper Crsquoest pourquoi laquo dans la pratique les Denkmittel du sens

commun ont toujours le dernier mot raquo58 Consideacuterant la connaissance agrave la faccedilon

carteacutesienne comme un arbre James remarque qursquoen son laquo cœur inerte raquo se trouvent les

54 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-599 Nous nrsquoentrons pas ici dans la difficile question de lamodification du texte par Mersenne traducteur effaccedilant le trop fort naturalisme religieux de CherburyCf agrave nouveau Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40

55 Que lrsquoon peut retracer agrave partir des trois extraits mentionneacutes ci-dessus dans la note 23 ainsi qursquoapregraves unelecture attentive des Septiegraveme Reacuteponses On srsquoabstient ici de mentionner systeacutematiquement les textes

56 laquo elles ont eacuteteacute depuis si peu souvent reacutepeacuteteacutees qursquoil nrsquoy a plus personne qui les sache raquo (AT-X-504)57 Agrave Charlet 8 octobre 1644 AT-IV-14158 William James Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad Nathalie

Ferron Paris Flammarion 2007 p211

HISTOIRE 38

opinions les plus anciennes celles auxquelles il nous est presque impossible de renoncer et

sur lesquelles sont bacircties toutes les couches de connaissances futures

Avoir le sens commun (au sens philosophique) crsquoest degraves lors laquo le fait qursquoon recoure

agrave certaines formes de penseacutee raquo ou cateacutegories tregraves anciennes celle de laquo chose raquo de laquo moi raquo

laquo drsquoesprit raquo ou de laquo corps raquo59 Les cateacutegories que lrsquoon retrouve dans les Meacuteditations

Meacutetaphysiques sont de celles qui appartiennent au patrimoine intellectuel de lrsquohumaniteacute et

crsquoest en ce sens preacutecisement que contre ses deacutetracteurs et en particulier le Pegravere Bourdin

qui lui reproche de vouloir renverser le grand eacutedifice de nos connaissances Descartes

affirme que ses opinions sont laquo tregraves anciennes eacutetant tregraves veacuteritables raquo60 Chez Descartes

cette ancienneteacute de certaines de nos ideacutees est en lien avec leur inneacuteiteacute qui rend impossible

qursquoelles nrsquoaient laquo jamais eacuteteacute ignoreacutees raquo Lrsquoinneacuteisme devient un gage de lrsquoancestraliteacute et ce

faisant de la veacuteriteacute des opinions communes61 On aperccediloit alors deacutejagrave chez Descartes lrsquoideacutee

pascalienne drsquoune humaniteacute consideacutereacutee comme laquo un mecircme homme qui subsiste toujours et

apprend continuellement raquo62 et repris par Leibniz faisant du bon sens la preacuterogative drsquoune

civilisation parvenue agrave maturiteacute

De plus face au soupccedilon de dissimulation la lettre agrave Chanut du 31 mars 1649

fournit un argument deacutecisif dans celle-ci Descartes ne cherche pas agrave faire passer ses

opinions nouvelles pour anciennes afin de srsquoautoriser drsquoune certaine orthodoxie Il affirme

au contraire que ses laquo opinions surprennent drsquoabord raquo et que crsquoest uniquement en les

regardant de pregraves qursquoon srsquoaperccediloit qursquoelles sont laquo si simples et si conformes au sens

commun qursquoon cesse entiegraverement de les admirer raquo63 On peut difficilement soupccedilonner

Descartes de nrsquoavoir pas dit la veacuteriteacute ou drsquoavoir chercher agrave la dissimuler au contraire

59 William James Ibid p204-20560 Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-46461 Darwin quelque deux cent ans plus tard dans une note eacutecrira que les laquo ideacutees neacutecessaires raquo que des

philosophes depuis Platon attribuent agrave la laquo preacuteexistence de lrsquoacircme raquo et non agrave des donneacutees laquo deacuterivables delrsquoexpeacuterience raquo seraient intelligibles pour comprendre la connaissance humaine dans un cadreeacutevolutionniste seulement si lrsquoon substituait agrave la thegravese drsquoune preacuteexistence dans lrsquoacircme lrsquoideacutee drsquoun partage deces notions avec nos ancecirctres les singes laquo Plato Erasmus says in Phaedo that our ldquonecessary ideasrdquoarise from the preexistence of the soul are not derivable from experience ndash read monkeys forpreexistence raquo (Charles Darwin Notebook M Metaphysics on moral and speculations on expressions 4septembre 1838) Sur lrsquoexpression laquo penser comme un singe raquo qui apparaicirct de faccedilon surprenante dans lecorpus carteacutesien cf Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-484

Agrave Bourdin qui lui reproche drsquoavoir mal deacutemontreacute la distinction de lrsquoacircme et du corps et qui suppose que lrsquoonpeut deacutefinir le corps comme quelque chose qui laquo pense comme un singe raquo Descartes ironique reacutepondque si lrsquoon veut prendre les mots ainsi les deacutetournant de leur sens il nrsquoy voit pas drsquoinconveacutenientparticulier Darwin nrsquoen aurait pas demandeacute tant

62 Blaise Pascal Preacuteface au Traiteacute du Vide eacuted cit p6263 Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-327

HISTOIRE 39

conscient de la difficulteacute des opinions qursquoil propose il reconnaicirct dans sa correspondance

avec Mersenne qursquoil lui faut laquo trouver un biais par le moyen duquel [il] puisse dire la

veacuteriteacute raquo intrinsegravequement difficile laquo sans eacutetonner lrsquoimagination de personne ni choquer les

opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo64 Il faut donc tout agrave la fois dire la veacuteriteacute laquelle

comporte sa complexiteacute propre et lrsquoaccommoder au sens commun non seulement par

orthodoxie mais surtout semble-t-il pour des raisons peacutedagogiques (cf infra chapitre 7)

Drsquoougrave le soupccedilon qui hante lrsquoensemble de lrsquoobjection du Pegravere Bourdin agrave la

meacutetaphysique carteacutesienne la meacutethode de Descartes est probleacutematique en ce que laquo contre

ce qursquoelle avait expresseacutement et solennellement deacutefendu elle retourne agrave ses anciennes

opinions raquo65 Celui-ci laquo voulant recommencer tout de nouveau reacutecupegravere au fil de ses

meacuteditations les mecircmes preacutejugeacutes qursquoil avait avant de les commencer raquo66 et ces preacutejugeacutes

sont justement les cateacutegories du sens commun cateacutegories qui forment lrsquooutillage

intellectuel indeacutepassable de lrsquohumaniteacute et qui srsquoinscrivent dans le temps long Autrement

dit laquo il y a continuiteacute entre les mateacuteriaux qursquoelle [lrsquoattitude critique] eacutelabore et ceux que la

lumiegravere naturelle a de tout temps permis aux hommes drsquoapercevoir raquo67

Il y a donc deux Descartes celui qui affirme au deacutebut de la Premiegravere Meacuteditation

vouloir laquo deacutetruire geacuteneacuteralement toutes [ses] anciennes opinions raquo68 et celui qui

reacuteguliegraverement se deacutefend drsquoavoir professeacute des opinions nouvelles et affirme que celles-ci

sont conformes au laquo sens commun raquo entendu (en un sens objectif) comme un ensemble

drsquoopinions reccedilues par tous et depuis fort longtemps Crsquoest celui-ci qui au cours des

Meacuteditations reacute-institue le sens commun en reconstruisant le bacirctiment de nos

connaissances dont il plus changeacute lrsquoordre que la matiegravere mecircme ne faisant autre chose que

retrouver les principes qui ont eacuteteacute laquo connus de tout temps et mecircme reccedilus pour vrais et

indubitables par tous les hommes raquo69

Il aurait ducirc srsquoil avait eacuteteacute conseacutequent eacutecrire avec son ami Guez de Balzac laquo je ne

64 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-19465 Pegravere Pierre Bourdin Septiegravemes Objections Xegraveme reacuteponse agrave la IIiegraveme question66 Romain Champault Descartes Objections au doute et scepticismes Travail drsquoeacutetude et de recherche

2016 p20-21 En effet preacutejugeacute ne signifie pas neacutecessairement laquo faux raquo justement dans la mesure ougrave laquo forDescartes a prejudice upon examination of reason can very well prove to be true raquo (Donald Ipperciellaquo Descartes and Gadamer on prejudice raquo Dialogue 2002 41 4 p639)

67 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes PUF p3768 Meacuteditation I AT-IX-1369 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10

HISTOIRE 40

veux rien croire de plus veacuteritable que ce que jrsquoai appris de ma megravere et de ma nourrice raquo70

Et ainsi se situer dans lrsquoaxe drsquoune approche pragmatique de la connaissance

Quand agrave la justification eacutepisteacutemologique et morale drsquoune telle adheacutesion au sens

commun en tant qursquoil est un ensemble de jugements droits nous y reviendrons plus tard au

chapitre 4

70 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation V agrave Monsieur Descartes raquo inŒuvres II Paris 1655 p308

NATURE 41

William Blake Newton (1795-1805) 460 x 600 mm Collection Tate Britain

NATURE 42

3) NATURE

laquo Sachez donc premiegraverement que par la Nature jenrsquoentends point ici quelque deacuteesse raquo ndash Reneacute Descartes Traiteacute de la Lumiegravere AT-XI-37

Newton (ci-dessus peint par William Blake) tourne le dos aux attraits de la Nature

agrave ses couleurs et ses formes bigarreacutees Concentreacute sur ses travaux il trace les courbes

geacuteomeacutetriques sur lesquelles se regravegle le cours de lrsquoUnivers qui sont les lois mecircme que Dieu

a institueacute pour la Nature

Descartes avant Newton agrave lrsquooccasion drsquoune meacuteditation peu commune drsquoabord

physique puis meacutetaphysique avait tourneacute le dos agrave cette Nature attrayante pour se consacrer

agrave son eacutetude rationnelle Tout un travail de remise en cause des laquo superstructures du

fallacieux raquo inspireacutees par la Nature-Deacuteesse1 eacutetait alors agrave reacutealiser comme un

deacutesenvoucirctement Lrsquoempirisme et le reacutealisme naiumlf eacutetaient les pendants intellectuels de cette

soumission agrave la Nature-Deacuteesse le sens commun prompt agrave lrsquoadmiration (cf infra chapitre

7) y adheacuterait avec enthousiasme Il fut en ce sens (et en ce sens seulement) lrsquoadversaire

intime des Meacuteditations Meacutetaphysiques incapable de tourner le dos de ne pas reacuteveacuterer cette

Nature agrave laquelle pourtant il faut renoncer Car le sujet meacuteditant deacutepasse le naturalisme et

les inclinations naturelles (impetus naturalis) qursquoil laquo nrsquo[a] pas sujet de () suivre () en ce

qui regarde le vrai et le faux raquo2

La penseacutee carteacutesienne nrsquoest cependant pas en rupture avec tout recourt agrave la Nature

La raison scientifique dont elle trace les grandes lignes nrsquoest pas purement symboliste

conventionnelle et eacuteloigneacutee de la reacutealiteacute naturelle puisqursquoagrave la veacuteneacuteration drsquoune Nature-

Deacuteesse se substitue la laquo constitution rationnelle drsquoune Nature-Dieu dont les lois reacutegulent

les pheacutenomegravenes mentaux physiques et psycho-physiques raquo3 Or si le sens commun se

soumet agrave la Deacuteesse (et pour cette raison eacuteprouve quelque difficulteacute agrave concevoir

1 Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle intuition disposition complexion Vrin 1999 p3632 laquo () quantum ad impetus naturales jam saeligpe olim judicavi me a illis in deteriorem partem fuisse

impulsum cum de bono eligendo ageretur nec video cur iisdem in ulla alia re magis fidam raquo MeacuteditationIII AT-IX-30 et AT-VII-39

3 Andreacute Robinet op cit p76 Pour trouver la trace drsquoun Deus sive Natura carteacutesien autrement dit drsquouneNature-Dieu cf Meacuteditation VI laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral je nrsquoentends maintenant autrechose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam vel Deum ipsum) raquo (AT-VII-80 et AT-IX-64)

NATURE 43

correctement Dieu) quelle est la faculteacute qui deacutevoile la veacuteriteacute si ce nrsquoest par laquo cette faculteacute

que le Dieu non-trompeur avait mise en moi pour remeacutedier agrave la fausseteacute de mes

opinions raquo4 agrave savoir la lumiegravere naturelle Il faut donc distinguer deux degreacutes drsquoapproche

de la nature le premier confus et preacute-meacuteditatif suit toute sorte drsquoinstincts naturels qui

peuvent deacutecevoir tandis que le second clair et distinct accegravede aux vraies lois de la nature

institueacutees par Dieu Le sens commun (srsquoinscrivant dans le plan du veacutecu et de la troisiegraveme

notion primitive) nous donne les principes du premier degreacute la lumiegravere naturelle ceux du

second degreacutes

La lumiegravere naturelle qui nrsquoa rapport qursquoavec des notions laquo qui nrsquoappartiennent qursquoagrave

lrsquoesprit seul raquo est donc agrave distinguer du niveau naturaliste qursquoest celui du sens commun dans

le cadre du composeacute corps-esprit5 Crsquoest pourquoi nous le verrons la lumiegravere naturelle a

plus agrave voir avec le laquo bon sens raquo qursquoavec le laquo sens commun raquo Cependant il faudra rendre

compte du sens en lequel elle peut ecirctre dite laquo naturelle raquo par distinction drsquoavec lrsquoimpetus

naturalis du sens commun eacutemanant de la Nature-Deacuteesse Quelle place restera-t-il alors au

sens commun avec son laquo instinct naturel raquo dans la theacuteorie carteacutesienne et jusqursquoagrave quel point

Descartes le laisse-t-il livreacute au naturalisme en le distinguant radicalement de la lumiegravere

naturelle Drsquoun maniegravere geacuteneacuterale laquo qursquoest-ce qui fait de la lumiegravere naturelle un

instrument pertinent dans la recherche de la veacuteriteacute dans un sens dans lequel notre

inclination naturelle ne lrsquoest pas raquo6

Comment et pourquoi tourner le dos agrave la Nature-Deacuteesse

sect11 Le sens commun et les deux Natures

Il y a chez le Montaigne sceptique un regret de la deacutefiguration chez lrsquohomme de la

loi naturelle laquelle preacutesentait son visage laquo constant et universel () non sujet agrave faveur

4 Andreacute Robinet Ibid p406 Lrsquoideacutee selon laquelle la lumiegravere naturelle est fiable parce que mise en moi parDieu est attesteacutee dans les Principes I sect30 mais reconnue comme probleacutematique agrave juste titre par JohnMorris (laquo Descartesrsquo natural light raquo Journal of the History of Philosophy 1973 11 2 p172-173) qui yvoit un cercle la lumiegravere naturelle servant en effet dans la Meacuteditation III agrave deacutemontrer lrsquoexistence de Dieu

5 Meacuteditation VI AT-IX-65 Le sens commun ne peut ainsi ecirctre conccedilu en tant que purement corporel il sedistingue donc de fait de lrsquoacception physiologique traiteacutee auparavant cf supra chapitre 1

6 John Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p179

NATURE 44

corruption ni agrave diversiteacute drsquoopinion raquo7 Lrsquoinstinct qui prend la forme drsquoune loi naturelle

perdue pour lrsquohumaniteacute serait dans lrsquoideacuteal quelque chose de partageacute de faccedilon universelle

entre les hommes et les animaux Et crsquoest sur lrsquoinstinct que certains ont penseacute eacutetablir le

sens commun en tant qursquoil est naturel il srsquooppose agrave lrsquohabitude agrave tout ce qui susceptible

drsquoecirctre historiciseacute risquerait de tomber sous le coup de la relativiteacute des croyances et des

opinions Ainsi Claude Buffier preacutefeacuterant le mot laquo sentiment naturel raquo agrave celui drsquoinstinct

peut-il eacutecrire laquo crsquoest donc la nature et le sentiment de la nature que nous devons

reconnaicirctre pour la source et lrsquoorigine de toutes les veacuteriteacutes de principe raquo8

Un tel appel agrave lrsquoinstinct aux sentiments de la nature ne se retrouve-t-il pas dans la

conception carteacutesienne de la lumiegravere naturelle Nous verrons dans la suite que

lrsquoenseignement de la nature trouve son lieu privileacutegieacute dans la sixiegraveme Meacuteditation et non

dans les trois et quatre ougrave conformeacutement agrave la correspondance avec Mersenne la lumiegravere

naturelle est soigneusement distingueacute de lrsquoinstinct agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun

laquo instinct raquo tout intellectuel9 Il est inadmissible pour Descartes de se laisser conduire (du

moins dans la theacuteorie de la connaissance) par les inclinations de la Nature-Deacuteesse ndash il faut

au contraire deacutevoiler la Nature-Dieu avec lrsquoaide drsquoune lumiegravere naturelle correctement

distingueacutee des inclinations

La deacutefiance carteacutesienne agrave lrsquoeacutegard de lrsquoenseignement de la nature dans la recherche

de la veacuteriteacute est bien connue Descartes nrsquoa que pu ecirctre marqueacute en lisant Cherbury par ces

questions qui au fond concernent le laquo sujet auquel [il] a travailleacute toute sa vie raquo10 Le

deacutesaccord le plus profond avec Cherbury outre la question du consentement universel (cf

supra sect9) est celle de la distinction de lrsquoinstinct naturel avec la lumiegravere naturelle purement

intellectuelle laquo ou intuitus mentis auquel seul je tiens que lrsquoon se doit fier raquo11 Pour le

reste lrsquoinstinct naturel laquo est en nous en tant qursquoanimaux raquo et ne sert qursquoagrave la laquo conservation

de notre corps raquo (cf infra) Le trait distinctif du sens-communisme de Cherbury est en effet

de consideacuterer qursquoil y a une laquo aperception immeacutediate du vrai dont nous disposons par

lrsquoinstinct naturel raquo laquelle justifie le recourt au fait du consentement universel12 Crsquoest

7 Michel de Montaigne Les Essais III 12 laquo De la Phisionomie raquo eacuted Villey p1050 couche B Cfeacutegalement II 8 laquo De lrsquoAffection des Pegraveres aux Enfans raquo Ibid p386 couche A Quand agrave lrsquoexistence drsquouninstinct universel au sens fort du terme Montaigne garde quelques preacutecautions

8 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I VIII sect71 in Cours de Sciences op cit p579 (colonnede gauche)

9 John M Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p182-18310 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59611 Ibid AT-II-59912 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo art cit p226

NATURE 45

donc au cœur drsquoune discussion avec la philosophie du sens commun que Descartes eacutelabore

sa theacuteorie de la lumiegravere naturelle Et srsquoil cherche agrave se distinguer de lrsquoinstinctivisme du sens

commun Leibniz considegravere au contraire que Descartes nrsquoest pas alleacute assez loin dans cette

direction car si lrsquoon admet qursquoil faut deacutepartager les veacuteriteacutes inneacutees tireacutees par la lumiegravere

naturelle de laquo ce qursquoon approuverait naturellement comme par instinct et mecircme sans le

connaicirctre que confuseacutement raquo alors la connaissance par lumiegravere naturelle eacutetant distincte ne

doit pas srsquoen remettre agrave un intuitionnisme mais approfondir la connaissance de ces

principes et en tirer de multiples veacuteriteacutes13 Descartes ne serait pas alleacute assez loin en

conceacutedant agrave la philosophie du sens commun la leacutegitimiteacute drsquoun recourt reacutegulier agrave lrsquointuition

Si cependant le sens commun (par exemple chez Buffier) est toujours consideacutereacute

comme quelque chose drsquoascendance naturelle et donc drsquoirreacuteductible agrave lrsquoanalyse logique et

srsquoil y a quelque chose de lrsquoordre de la penseacutee du sens commun dans le recourt carteacutesien aux

principes (comme le lui reproche Leibniz) crsquoest uniquement laquo agrave premiegravere vue qursquoil semble

que les premiegraveres veacuteriteacutes [du sens commun] de Buffier et celles de la lumiegravere naturelle de

Descartes sont identiques raquo14 La distinction des deux reacuteside en effet en ceci que le sens

commun laquo a deacutelibeacutereacutement un double sens raquo rationnel et irrationnel de sentiment et de

jugement lagrave ougrave la lumiegravere naturelle de Descartes plus univoque est laquo purement

rationnelle raquo15 Dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle chez Descartes nrsquoentre en ligne de

compte aucun instinct autre que purement intellectuel Selon lui toutes les croyances

baseacutees sur des instincts ou un impetus naturalis doivent recevoir dans lrsquoordre des raisons

une justification plus ultime Il faut pour le dire comme Leibniz chercher laquo la raison des

instincts raquo16

Ces croyances contrairement agrave ce qursquoaffirme la philosophie du sens commun nrsquoont

pas de consistance en soi ne sont ni indubitables ni eacutevidentes par elle-mecircmes Crsquoest

drsquoailleurs la raison pour laquelle Descartes remarque que Cherbury laquo prend beaucoup de

13 Sur lrsquoopposition avec Descartes cf Yvon Belaval op cit p158-159 Gottfried Wilhelm LeibnizNouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 1 sect21 op cit p66-67 Pour la productiviteacute des principes laquo La vraie marque drsquoune notion claire et distincte drsquoun objet est le moyen qursquoon a drsquoen connaicirctrebeaucoup de veacuteriteacutes par des preuves a priori raquo (Ibid II 23 sect4 p171) Sur la question du rapport entreintuitionnisme carteacutesien et sens commun cf infra chapitre 5

14 laquo Auf den ersten Blick sieht es so aus als seien die premiegraveres veacuteriteacutes Buffiers mit DescartesrsquoGrundwahrheiten des lumen naturale identisch raquo (Johano Strasser laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndashCommon sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers und Reid raquo art cit p179

15 laquo rsquosentimentrsquo ist hier bewuszligt in seiner doppelten Bedeutung raquo (Ibid p179) alors que chez Descarteslaquo der Begriff rsquointuitionrsquo ist fuumlr ihn auf die rein ratontale Einsicht beschrraumlnkt raquo (Ibid p183) Paropposition le sens commun garde un laquo fond irrationnel raquo (laquo Grunde irrational raquo Ibid p188)

16 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 3 sect24 p83

NATURE 46

choses pour notions communes qui ne le sont point raquo17 Est-ce agrave dire que le problegraveme du

sens commun naturaliste est de proposer trop de principes Crsquoest ce que lui reprocherait

Leibniz mais il semble que ce ne soit pas le nombre qui pose problegraveme pour Descartes (qui

deacuteclare par ailleurs que lrsquoon peut savoir laquo par la lumiegravere naturelle raquo une laquo infiniteacute raquo de

principes18) mais bien le fait que parmi ces principes il srsquoen trouve qui ne sont pas drsquoune

eacutevidence telle qursquoils ne puissent laquo ecirctre nieacute de personne raquo Et comment cela se pourrait-il

quand le sens commun repose sur des instincts naturels qui par deacutefinition sont plus

obscurs que ce que peut nous donner la lumiegravere naturelle qui agit laquo sans lrsquoaide du corps raquo

Agrave cette lettre agrave Mersenne reacutepond un fameux passage de la troisiegraveme Meacuteditation19 il

semble laquo raisonnable raquo (critegravere important de veacuteriteacute chez les philosophes du sens commun

qui ont une tendance assez force agrave substituer le raisonnable au rationnel20) sur la base drsquoun

enseignement de la nature de croire agrave lrsquoexistence de certaines choses hors de moi

ndash cependant cette inclination (impetus naturalis) ne doit ecirctre suivie qui laquo lorsqursquoil a eacuteteacute

question de faire choix entre les vertus et les vices raquo nous a porteacute plus souvent vers le mal

que vers le bien21 Le verdict est sans contestation possible la veacuteritable puissance de juger

infaillible qui est en nous ne doit pas se fier aveugleacutement agrave ces inclinations naturelles dans

le cadre de la recherche de la veacuteriteacute comme dans celui de la morale

Dans quelle mesure alors est-il encore question drsquoune lumiegravere laquo naturelle raquo

En reacutealiteacute il faut entendre naturel en un sens ici surtout neacutegatif la lumiegravere

naturelle srsquooppose agrave ce qui relegraveve du surnaturel mais aussi (et ce au moins depuis

Rabelais22) agrave tout ce qui regarde le mysteacuterieux et lrsquoobscur On arrive alors agrave une conception

17 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-629 cf Annexe 318 laquo reliqua omnia quae lumine naturali sunt nota raquo (Meacuteditation VI AT-VII-82 et IX-64)19 Drsquoougrave lrsquohypothegravese de Morris laquo the most judicious hypothesis would be to say that Descartes in October

of 1639 when he wrote the letter to Mersenne was also writting the Third Meditation and the commentin the letter represent his attempt to draft a coherent definition for the natural light raquo (Morris art citp182)

20 La cateacutegorie du raisonnable est drsquoailleurs intimement lieacutee agrave celle de la sagesse de notre nature dans lessentiments qursquoelle nous inspire laquo ce que pensent le plus communeacutement les hommes dans les choses ougraveils sont eacutegalement agrave porteacutee de juger avant tout raisonnement est donc justement le sens commun crsquoest-agrave-dire celui que le sentiment de la nature raisonnable (ns) a rendu le plus commun raquo (Claude BuffierTraiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I XII sect93 Cours de sciences op cit p587 colonne de gauche) Leraisonnement nrsquointervenant qursquoapregraves coup il sanctionne ces sentiments inspireacutes par la nature seulementdans la mesure ougrave ces derniers constituent le critegravere ultime de veacuteriteacute

21 Meacuteditation III AT-IX-3022 Agrave la fin du le chapitre XXXII du Quart-Livre Rabelais donne une description saisissante du monstre

Antiphysis (lrsquoenvers de la Nature) qui se termine par ces mots laquo Ainsi par le temoignage amp astipulationdes bestes brutes tiroit tous les folz amp insensez en sa sentence amp estoit en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun () amp aultres monstres difformes ampcontrefaicts en despit de Nature raquo (eacuted Lemerre p385)

NATURE 47

plus large de la lumiegravere naturelle qui ne se limite pas comme crsquoest le cas dans la

Meacuteditations troisiegraveme agrave nous donner le principe de causaliteacute Celle-ci relegraveve de lrsquousage

normal de la raison en reacutegime humain Descartes dit ici srsquoaccorder avec Thomas drsquoAquin

dans la distinction entre lumiegravere naturelle et surnaturelle mais en reacutealiteacute il lrsquoa conccediloit

comme infaillible ce qui nrsquoest pas le cas chez lrsquoAquinate23 tregraves assureacutee la lumiegravere

naturelle en sort valoriseacutee et elle peu ainsi ecirctre radicalement distingueacute des inclinations

naturelles toujours sujettes agrave faillir bien qursquolaquo ordinairement raquo et sur un autre plan (celui du

veacutecu) elles soient fiables24

La lumiegravere naturelle a donc les deux proprieacuteteacutes qui font deacutefaut au sens commun25 de

Cherbury dans la mesure ougrave il srsquoinscrit sur le plan de lrsquoinstinct naturel (a) elle me permet

de distinguer le vrai du faux comme aucune autre faculteacute (b) et laquo je ne saurais rien

reacutevoquer en doute (nullo modo dubia esse possunt) raquo de ce que je vois gracircce agrave elle26 Agrave cet

eacutegard il est remarquable que degraves les Regulaelig le fait drsquoavoir le bon sens eacutetait lieacute agrave la

preacutefeacuterence pour la lumiegravere ndash par diffeacuterence drsquoavec les laquo insenseacutes (male sani) raquo qui eux

laquo cheacuterissent les teacutenegravebres (tenebras chariores) raquo27 Au contraire le sens commun nrsquoest pas

critegravere de veacuteriteacute et par conseacutequent en attente drsquoune examen rationnel plus pousseacute (la

recherche de la laquo raison des instincts raquo) il nrsquoest pas possible de srsquoy fier du point de vue de

la connaissance pour autant que le sens commun trouve son lieu dans le domaine obscur

que constitue le plan du veacutecu28

Sur ces deux points donc il est tout agrave fait justifieacute de rapprocher le bon sens et la

lumiegravere naturelle29 en les distinguant du sens commun pourvu qursquoil srsquoenracine dans un

23 Agrave Mersenne le 31 deacutecembre 1640 AT-III-274 laquo je juge avec saint Thomas qursquoil est purement de la foiet ne se peut connaicirctre par la lumiegravere naturelle raquo Seulement Thomas eacutecrit laquo la science sacreacutee lrsquoemportesur les autres sciences speacuteculatives Elle est la plus certaine car les autres tirent leur certitude de lalumiegravere naturelle de la raison humaine qui peut faillir alors qursquoelle tire la sienne de la lumiegravere de lascience divine qui ne peut se tromper raquo (Somme Theacuteologique I q1 a5 reacuteponse) Ce nrsquoest pas le caschez Descartes laquo pource que nous aurions sujet de croire que Dieu serait trompeur srsquoil nous lrsquoavaitdonneacutee telle que nous prissions le faux pour le vrai lors que nous eu usions bien raquo (Principes I 30 AT-IXB-38)

24 Meacuteditation VI AT-IX-69 Ce plan est celui du veacutecu cf infra sect1225 Sed contra cf William Hamilton laquo what Descartes after the schoolmen calls the ldquolight of Naturerdquo is

only another term for Common Sense raquo (laquo Note A raquo Thomas Reid Works II Edinburgh 1895 p782)26 Meacuteditation III AT-VII-38 et AT-IX-3027 Regravegle IX AT-X-40128 Descartes nrsquoa jamais donneacute textuellement une approche naturaliste du sens commun (sauf eacuteventuellement

en AT-IX-70 Meditatio VI) On verra cependant que des aspects de cette Meditatio VI sont suceptiblesdrsquoune lecture posant lrsquoeacutegaliteacute entre instinct naturel et sens commun On trouve par ailleurs une mentiondans AT drsquoune telle provenance naturelle du sens commun mais sous la plume de la princesse Eacutelisabeth laquo sans leur assistance [elle parle de la lecture des Meacuteditations] les froideurs du nord et le calibre des gensavec qui je pourrais converser eacuteteindrait ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature et dontje reconnais lrsquousage par votre meacutethode raquo (AT-IV-448 Eacutelisabeth agrave Descartes en juillet 1646)

29 Eacutetienne Gilson Commentaire Ibid p82

NATURE 48

instinct naturel comme nous allons lrsquoenvisager dans le paragraphe qui vient Et srsquoil y a

dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle lrsquoideacutee drsquoune inclination celle-ci est moins

produite par un impetus naturalis en geacuteneacuteral que par laquo la spontaneacuteiteacute de ma nature raquo qui

reacuteclame que lrsquoinclination dont il srsquoagit soit libre30 Crsquoest pourquoi lrsquoappel de la lumiegravere

naturelle nrsquoest en rien comparable agrave laquo lrsquoappel agrave la ldquonaturerdquo de Pascal et Hume qui vient

pour suppleacuteer la ldquoraison impuissanterdquo raquo31 Chez ces auteurs en effet le recourt agrave lrsquoinstinct

et au cœur nrsquoa pas drsquoautre objectif que drsquoabaisser la raison et de promouvoir une

connaissance par laquo sentiment raquo (comme chez Buffier et la philosophie du sens commun en

geacuteneacuteral) supeacuterieure aux connaissances par raison ndash ainsi laquo plucirct agrave Dieu que nous nrsquoen

eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et

par sentiment raquo32

sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu

laquo Le bon sensIls sont contraints de dire ldquoVous nrsquoagissez pas de bonnefoi nous ne dormons pasrdquo etc Que jrsquoaime agrave voir cettesuperbe raison humilieacutee et suppliante raquondash Blaise Pascal Penseacutees Vaniteacute 38

laquo Instinct et raison marque de deux natures raquo33 eacutecrivait Pascal comme Descartes

distinguait en nous la nature intellectuelle et lrsquoinstinct naturel qursquoil situait sur deux plans

dissymeacutetriques

Prenons les Meacuteditations Meacutetaphysiques Il srsquoy trouve des lieux ougrave laquo la parole est

() donneacutee au ldquosens communrdquo raquo34 lequel est situeacute sur le plan de lrsquoinstinct naturel Par

exemple sponte et natura duce le sujet meacuteditant considegravere qursquoil est tout un ensemble de

30 Jean Laporte Le Rationalisme de Descartes op cit p14931 Ibid p15032 Blaise Pascal Penseacutees Fragment Grandeur ndeg614 Br sect282 Sellier sect14233 Blaise Pascal Penseacutees Sellier sect144 Ce fragment supporte deux interpreacutetations incompatibles Selon la

premiegravere Pascal distingue simplement ici lrsquohomme de lrsquoanimal (Pol Ernst Approches pascaliennesGembloux Duculot p130) Selon la seconde que nous deacutefendons il srsquoagit de distinguer deux natures enlrsquohomme ou deux instincts diffeacuterents conformeacutement agrave lrsquoesprit de la lettre de Descartes agrave Mersenne du 16octobre 1639 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue dans les notes agrave lrsquoeacutedition eacutelectronique des Penseacutees deD Descotes et G Proust (httpwwwpenseesdepascalfrGrandeurGrandeur8-approfondirphp)

34 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes op cit p247

NATURE 49

choses (un corps mais aussi un agent qui marche et qui sent et certainement une acircme qursquoil

conccediloit confuseacutement comme une matiegravere tregraves subtile) non en se reacuteglant sur quelque

eacuteducation scolastique ou sur lrsquoinfluence drsquoune coutume intellectuelle mais sur le seul

enseignement de la nature35 Tout au long des Meacuteditations cet enseignement de la nature

qui est laquo agrave lrsquoorigine du sens commun raquo36 reviendra sur un plan toujours diffeacuterent de celui

de la laquo lumiegravere naturelle raquo et dans un champ geacuteneacuteralement preacute-philosophique (ou post-

philosophique) Comme le sens commun en effet lrsquoenseignement de la nature se situe agrave un

niveau qui nrsquoest pas purement intellectuel crsquoest ce qui lui octroie un magistegravere si preacutegnant

sur nos opinions et nous donne une laquo tregraves grande inclination agrave croire (magnam

propensionem ad credendum) raquo37 certaines choses De ce point de vue le sens commun se

fond et se fonde dans une certaine obscuriteacute constitutive du plan du veacutecu irreacuteductible agrave

lrsquoapproche ratiocinante Examinons deux de ces champ drsquoapparition du preacute-philosophique

et leur statut dans lrsquoeacuteconomie de la Meditatio VI le problegraveme de lrsquoexistence des corps et

le statut ontologique de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps

(1) Quel creacutedit apporter agrave ce retour du sens commun dans lrsquoexercice meacuteditatif

Quand il srsquoagit par exemple de lrsquounion et de lrsquoexistence du composeacute humain dans sa

normaliteacute crsquoest-agrave-dire en tant qursquoil srsquoagit pour nous de nous conserver laquo lrsquoexpeacuterience ()

suffit qui est si claire qursquoil nrsquoy a pas moyen drsquoassurer le contraire (sed sufficit hic

experientia quaelig hic adeo clara est ut negari nullo modo possit) raquo38 Cette expeacuterience

quoi qursquoinfra-rationnelle semble tregraves assureacutee et se preacutesente comme un fait

ndash meacutetaphysiquement envisageacutee en effet elle ne sera jamais susceptible drsquoecirctre entiegraverement

expliqueacutee Claire cette expeacuterience ne lrsquoest pas eu eacutegard aux reacutequisits de la connaissance

bien au contraire cette expeacuterience qui est celle que fait le sens commun de lrsquounion est

fonciegraverement obscure quand elle est consideacutereacutee drsquoun autre point de vue Autrement dit

Descartes laquo laissant demeurer en son plan le primat du veacutecu raquo ne deacutefend cependant pas

une laquo philosophie de lrsquointuition raquo puisqursquoil se laquo refuse agrave voir dans le primat drsquoune

expeacuterience celui drsquoune certitude raquo39 Crsquoest-agrave-dire que le plan du veacutecu qui est celui ougrave

35 Meacuteditation II AT-VII-26 Selon H Gouhier crsquoest donc une laquo meacutetaphysique preacute-philosophique qui est agrave lafois mateacuterialisme et dualisme raquo qui srsquoexpeacuterimente dans lrsquoexpeacuterience naturelle (Penseacutee meacutetaphysique opcit p367)

36 Henri Gouhier Ibid p37137 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-798038 Entretien avec Burman AT-V-163 trad J-M Beyssade Il srsquoagit bien ici de consideacuterer lrsquohomme laquo tel

qursquoil est agrave preacutesent dans sa condition naturelle (ns) raquo (AT-V-159)39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p305-306

NATURE 50

srsquoexercent les droits du sens commun ne fonde ni nrsquoest fondeacute sur le plan de la certitude

qursquoest celui de lrsquoexercice meacutetaphysique (exercice qui nrsquoest pas deacutenueacute drsquoun caractegravere

expeacuterimental ndash mais dont il faut remarquer la singulariteacute eu eacutegard aux conditions normales

de lrsquoexpeacuterience quotidienne ) Il est ainsi notable que la question de lrsquounion de lrsquoacircme et du

corps ne soit pas traiteacutee dans les Meacuteditations si ce nrsquoest neacutegativement comme le signe drsquoun

lieu ougrave srsquoexercent laquo certaines faccedilons confuses de penser qui proviennent et deacutependent de

lrsquounion et comme du meacutelange de lrsquoesprit avec le corps (quam confusi quidam cogitandi

modo ab unione et quasi permixtione mentis cum copore exorti) raquo40 Le plan du veacutecu ougrave se

joue lrsquounion dans le champ du sens commun est le plan de la confusion ndash du moins en

attendant les deacuteveloppements ulteacuterieurs de la morale carteacutesienne En attendant il va nous

falloir laquo revenir en deccedilagrave de la philosophie ce qui assureacutement consiste moins agrave reacutesoudre

les problegravemes qursquoagrave ne plus les poser raquo et usant laquo de la vie et des conversations

ordinaires raquo laquo srsquoabstenant de meacutediter et drsquoeacutetudier raquo parvenir agrave laquo concevoir lrsquounion de

lrsquoacircme et du corps raquo41

Crsquoest pourquoi laquo ceux qui ne philosophent jamais raquo sont tregraves certains des laquo choses

qui appartiennent agrave lrsquounion de lrsquoacircme et du corps raquo42 dans la mesure ougrave ils suivent

scrupuleusement laquo lrsquoenseignement de la nature raquo et vivent pleinement sur ce mode

naturaliste Le fait de lrsquounion dont le statut est si difficile (voire impossible) agrave cerner

ontologiquement est au contraire drsquoune eacutevidence criante pour celui qui ne philosophe pas

nous nous eacuteprouvons essentiellement comme eacutetant intramondain composeacute et cela drsquoun

point de vue irreacuteductiblement facticiel et ontique lequel pour reprendre la penseacutee de

Heidegger est celui ougrave se situe par excellence le laquo sens commun raquo par diffeacuterence drsquoavec le

plan ontologique (qui est chez Descartes celui du dualisme des substances) qui le

laquo deacuteconcerte raquo profondeacutement43 Sur le plan laquo ontique raquo le sujet se considegravere

essentiellement en tant qursquolaquo ecirctre intramondain que nous deacutesignons par ce pronom

ldquonousrdquo raquo44 ecirctre qui est drsquoabord un ecirctre veacutecu eacuteprouveacute comme union sur la base drsquoun jeu

drsquoimpulsions naturelles drsquoinstincts et de sentiments confus

40 Meacuteditation VI AT-VII-81 et AT-IX-6441 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-692 et Ferdinand Alquieacute Ibid p30942 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-69243 laquo Daszlig den gemeinen Verstand das ontologisch Erkannte mit Ruumlcksicht auf das ihm einzig ontisch

Bekannte befremdet darf nicht verwundern raquo (Martin Heidegger Ecirctre et Temps sect39 trad E Martineaueacutedition numeacuterique p159) Le caractegravere deacuteconcertant de ce plan ontologique pour ceux qui ont lesentiment commun de leur union sur le mode de la quotidienneteacute est bien marqueacute dans la correspondanceavec Eacutelisabeth

44 Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute linstitution naturelle des passions et la notion carteacutesiennedu ldquosens inteacuterieurrdquo raquo art cit p481

NATURE 51

Comme on lrsquoa deacutejagrave remarqueacute laquo cette impulsion (impetus) de la nature est mise en

structure oppositionnelle avec la lumiegravere naturelle raquo45 ndash dans lrsquoinstinct naturel se joue cette

reacutesistance des forces non-rationnelles qui furent mises entre parenthegravese par lrsquoeacutepisode du

doute Et si une eacutetude affineacutee montre que tout ce que la philosophie du sens commun

nomme des premiegraveres veacuteriteacutes correspond agrave laquo pratiquement tout ce que Descartes dans les

Meacuteditations avait deacuteclareacute mettre en doute raquo autrement dit des veacuteriteacutes de fait46 crsquoest que les

veacuteriteacutes que le sens commun admet comme certaines parce qursquoindeacutemontrables (par exemple

lrsquounion laquo laquelle effectivement ne nous est pas connue raquo47) eacutemanent drsquoun instinct naturel

qui ne pouvait qursquoecirctre douteux aux yeux de Descartes Le problegraveme selon Buffier est qursquoil

est impossible de deacutemontrer ces veacuteriteacutes de fait ce qui est particuliegraverement manifeste dans

le cas de lrsquounion qui suppose ce retour au plan du veacutecu Crsquoest pourquoi les veacuteriteacutes que la

philosophie du sens commun pense indeacutemontrables et qui furent mises entre parenthegraveses

par Descartes reacuteapparaissent dans la sixiegraveme Meacuteditation sous la forme drsquoun instinct

naturel Apregraves avoir quitteacute le sens commun la meacuteditation le retrouve car laquo le philosophe

[devait] () partir de ce qursquoil croyait avec lrsquohomme de la rue pour discerner ce qui eacutetait

vraiment dicteacute par la nature raquo48

(2) Crsquoest agrave partir de cet eacuteleacutement naturel eacutepauleacute par la laquo veacuteraciteacute divine raquo que

srsquoadministre la laquo preuve de lrsquoexistence des corps raquo ndash preuve dont les carteacutesiens lrsquoont vu on

peut douter qursquoelle srsquoarrange en toute laquo rigueur geacuteomeacutetrique raquo49 Et cependant

Malebranche affirme que pour ce qui est de lrsquoexistence des corps Descartes nrsquoa pas voulu

laquo la prouver par des preuves sensibles quoiqursquoelles paraissent tregraves convaincantes au

commun des hommes raquo50 On peut en douter dans la mesure ougrave le cœur de lrsquoargument

45 Dans le cadre drsquoune opposition entre la Nature-Deacuteesse et la Nature-Dieu cf Andreacute Robinet op citp354 et supra sect9

46 laquo In dieser Aufzaumlhlung der premiegraveres veacuteriteacutes ist praktisch all das enthalten was Descartes in denMeditationes fuumlr bezweifelbar erklaumlrt hatte raquo (Johano Strasser art cit p181) Sur cette structuredrsquoopposition cf notre deacuteveloppement laquo Quelles sont les veacuteriteacutes du sens commun raquo in LouisRouquayrol Ibid p68-70 Nous remarquions alors laquo Peut-ecirctre de faccedilon poleacutemique Buffier prend pourdes veacuteriteacutes du sens commun ce que Descartes avait deacutemontreacute avec tout un dispositif au long desMeacuteditations Meacutetaphysiques raquo La lecture de lrsquoarticle de Strasser depuis nous a confirmeacute dans notreanalyse

47 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique VI op cit p11748 Henri Gouhier Ibid p37049 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute VIegrave Eacuteclaircissement in Œuvres Bibliothegraveque de la

Pleacuteiade 1979 tI p837 On connaicirct la solution de Malebranche laquo la foi oblige agrave croire qursquoil y a descorps raquo (Ibid p838)

50 Nicolas Malebranche Ibidem Crsquoest au contraire la deacutemarche de la philosophie du sens commun ndash ClaudeBuffier accordera agrave partir drsquoune reacuteflexion malebranchiste que le sens commun ne srsquoembarrasse pas de

NATURE 52

carteacutesien couple lrsquoinclination naturelle agrave croire et la veacuteraciteacute divine mrsquoassurant de la reacutealiteacute

des ideacutees des corps alors mecircme que je nrsquoai en moi aucune laquo aucune faculteacute pour connaicirctre

que cela soit (nullam facultatem mihi dederit ad hoc agnoscendum) raquo51 Dans lrsquoordre

argumentatif donc le sens commun est soutenu par la veacuteraciteacute divine ndash crsquoest que dans

lrsquoordre ontologique la preacutesence en nous de cette puissance drsquoinclination naturelle est

drsquoorigine divine car laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral (per naturam enim generaliter

spectatam) raquo par cette nature qui mrsquoincline agrave croire agrave lrsquoexistence de telle ou telle reacutealiteacute

mateacuterielle laquo je nrsquoentends maintenant autre chose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam

vel Deum ipsum intellego) raquo52 De mecircme dans la philosophie du sens commun nous

tenons notre sens commun tantocirct de Dieu tantocirct de la nature Cependant Claude Buffier

affirme plus volontiers lrsquoorigine naturelle du sens commun que son origine divine ndash son

laquo vague deacuteisme raquo autorise cependant peut-ecirctre une telle ambiguiumlteacute de fondement53

Dans une filiation plus pascalienne que malebranchiste le sens commun buffieacuterien

donne ainsi aux premiers principes le statut de veacuteriteacutes connues par sentiment et instinct en

leur genre laquo claires et entendues de tous les hommes raquo et qursquoil est impossible de

deacutemontrer ainsi le fait que nous ne recircvons pas autrement dit lrsquoexistence reacuteelle du monde

exteacuterieur54

deacutemontrer lrsquoexistence des corps qursquoil y a mecircme quelque chose drsquoabsurde agrave vouloir le faire Le statut qursquoilaccorde agrave lrsquoexistence des corps est donc le suivant il se dit drsquoaccord laquo un philosophe des plus judicieux[lui-mecircme ] qui me parlant de lrsquoexistence des corps disait qursquoon ne pouvait pas en disconvenir sans ecirctrefou mais qursquoapregraves tout ce nrsquoeacutetait point lagrave des veacuteriteacutes ineacutebranlablement certaines et absolumenteacutevidentes raquo (Eacuteleacutements Ibid p127) Cette question leacutegueacutee par le carteacutesianisme est cruciale dans ledeacuteveloppement de la philosophie du sens commun (cf la synthegravese de Maxime Chastaing agrave ce sujet dansson article laquo Lrsquoabbeacute de Lanion et le problegraveme carteacutesien de la connaissance drsquoautrui raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T141 1951 p228-248)

51 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-8052 Meacuteditation VI AT-IX-64 et AT-VII-8053 Selon son ami Jean Meslier (cf Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et

reacutevolutionnaire sous Louis XIV Julliard 1965 p191) Voir eacutegalement sur ce point notre travail drsquoeacutetudeet de recherche Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude Buffier (suivit du texte de 1725)2016 p8-9 La seule fois ougrave srsquoatteste chez Claude Buffier une origine divine du sens commun crsquoestdrsquoailleurs dans le cadre drsquoune discussion du miracle (si nous nrsquoy croyions pas laquo ce serait Dieu mecircme quinous tromperait par la lumiegravere du sens commun qursquoil a mise en nous raquo (Exposition des preuves de lareligion sect246 in Cours de science p1352) ndash lequel deacutepasse notre raison mais preacutecisement pas le senscommun qui est capable drsquoy croire On se trouve dans un contexte remarquablement opposeacute agrave celui de lapenseacutee carteacutesienne dans la Meditatio VI ougrave celui-ci fonde le rapport entre sens commun (ou instinctnaturel) et Dieu sur la reacutegulariteacute naturelle et non sur lrsquoexception (miracle) sans quoi lrsquoassurance de cefondement serait probleacutematique Sur le rapport entre sens commun et miracle cf Annexe 2

54 Blaise Pascal De lrsquoEsprit Geacuteomeacutetrique Section II GF 1985 p86 Il srsquoagit preacutecisement selon Laportedrsquoun laquo appel agrave la nature raquo eacutetranger agrave Descartes que drsquoinvoquer laquo agrave lrsquoappui des principes premiers la forcede lrsquoinstinct et du cœur raquo (Ibid p150-151) Par diffeacuterence drsquoavec Descartes Pascal introduit en effet unediscontinuiteacute entre le domaine de lrsquointuition et celui de la raison (Le cœur et la raison selon Pascalp105-106) Rappelons que chez Descartes lrsquointuitus peut avoir la dimension reacutecapitulatoire drsquoune chaicircnede raisons (Regravegle VII en particulier) Pour ces questions cf infra sect15

NATURE 53

Srsquoil existe donc un champ propre pour lrsquoinstinct naturel dans la Meditatio VI son

ambiguiumlteacute est notable dans le cadre de lrsquounion il semble se dessiner sur son plan propre

impermeacuteable agrave lrsquoenchaicircnement rationnel dans une confusion qui le destitue de tout

exercice meacutetaphysique possible ndash pour ce qui est de la question de la preuve des corps il

srsquoinsegravere agrave nouveau dans la chaicircne argumentative et a valeur de preuve en tant qursquoil est

soutenu par la veacuteraciteacute divine Avec une grande peacuteneacutetration Ferdinand Alquieacute a vu lagrave une

grande leccedilon de la sagesse carteacutesienne Descartes ne srsquoest en effet pas contenteacute drsquoaffirmer

la seacuteparation du plan du veacutecu et du plan philosophique mais il a aussi reconnu dans le

recourt agrave lrsquoEcirctre divin sans donner laquo aux problegravemes aucune solution conceptuelle raquo une

faccedilon de laquo retrouver dans la lumiegravere lrsquouniteacute que la vie preacutesentait dans les teacutenegravebres de

lrsquoinstinct et que la connaissance a dissocieacute raquo55 et ce faisant il aura peut ecirctre contribueacute agrave

reacuteconcilier les plans de la philosophie et du sens commun ndash ouvrant la voie agrave ce que nous

nommerons en conclusion un laquo rationalisme du sens commun raquo

55 Ferdinand Alquieacute op cit p317

MORALE 54

4) MORALE

laquo Le sens commun (sensus communis) cette premiegravereforme drsquoentendement consideacutereacutee drsquoordinaire au seul titrede faculteacute de connaissance pratique une mine de treacutesorscacheacutes dans la profondeur de lrsquoacircme raquondash Kant Anthropologie du point de vue pragmatique sect40

Le carteacutesianisme nrsquoest pas un commencement radical agrave titre de matiegravere premiegravere

de la penseacutee des veacuteriteacutes eacuteternelles et inneacutees sont entrrsquoaperccedilues laquo sans meacuteditation raquo par tout

un chacun1 Ces ideacutees inneacutees sont agrave la fois drsquoordre scientifique (cf infra chapitre 5) et

moral seulement les raisons de ces veacuteriteacutes sont ignoreacutees tant que laquo la reacuteflexion

ulteacuterieure raquo nrsquoa pas laquo [justifieacute] ces intuitions initiales en les fondant sur la systeacutematisation

ordonneacutee de toutes les connexions qui garantissent leur exactitude raquo2

Cependant dans le cas de la morale carteacutesienne la laquo systeacutematisation raquo fait deacutefaut

pour des raisons de fait drsquoabord lrsquoœuvre du philosophe ayant eacuteteacute interrompue par sa mort

pour des raisons de droit ensuite agrave cause de la difficulteacute du discours en reacutegime moral3 La

principale difficulteacute de ce type de discours tient en effet peut-ecirctre agrave son rapport

probleacutematique au sens commun de tout un chacun en matiegravere morale le laquo preacute-connu raquo

(crsquoest-agrave-dire les notions premiegraveres connues de tous) sur lesquelles le philosophe doit faire

reacuteflexion laquo sera essentiellement complexe eacutetendu et diversifieacute raquo4 Srsquoagissant du bien et du

mal en effet mais aussi du rapport entre lrsquohomme et ses conditions sociales drsquoexistence

(les lois et coutumes de son pays) le jugement de chacun srsquoinscrit dans lrsquohorizon de ce que

1 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-52 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Puf 1957 p37 Agrave lrsquoappui de lrsquoinneacuteiteacute des veacuteriteacutes

morales qui en garantit lrsquoobjectiviteacute laquo les premiegraveres semences de veacuteriteacute disposeacutees par la nature danslrsquoesprit humain () avaient tant de force dans cette naiumlve et simple Antiquiteacute que par la mecircme lumiegravere delrsquoesprit qui leur faisait voir qursquoon doit preacutefeacuterer la vertu agrave lrsquoutile tout en ignorant pourquoi il en est ainsices anciens anciens avaient aussi reconnu certaines ideacutees vraies de la philosophie et des matheacutematiques raquo(Regravegle IV AT-X-376) Ce passage et son interpreacutetation par Rodis-Lewis montrent agrave la fois que la reacuteflexionphilosophique reacute-institue les veacuteriteacutes du bon sens (cf supra chapitre 2) et lrsquoascendance stoiumlcienne de cettepenseacutee morale puisque laquo la sapientia stoiumlcienne est indistinctement une vertu et une science raquo contrelrsquoaristoteacutelisme (Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Pierre-Franccedilois Moreau(dir) Le retour des philosophes antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecleParis Albin Michel 1999 p253) mais aussi contre Montaigne et Charron Sur lrsquounivociteacute de la sagessepermettra lrsquoadeacutequation du bon sens et du libre-arbitre cf infra sect15

3 Il y a donc plutocirct chez Descartes en matiegravere morale laquo une coheacuterence qui nrsquoest pas drsquoespegravece dogmatiqueet ne se compromet jamais avec lrsquoesprit de systegraveme raquo (Denis Kambouchner Descartes et la philosophiemorale laquo Introduction raquo Hermann 2008 p17)

4 Denis Kambouchner laquo Introduction raquo Ibid p15

MORALE 55

les anthropologues contemporains nomment un laquo sens commun local raquo et de ce point de

vue local il nrsquoy a pas laquo de speacutecialistes reconnus du sens commun raquo puisque laquo chacun pense

qursquoil est un expert raquo5

De lagrave puisqursquoil nrsquoy a pas de speacutecialiste aveacutereacute de ce preacute-connu moral qursquoest le sens

commun la reacuteticence de Descartes agrave srsquoaventurer aux conseils en matiegravere pratique Il est

douteux cependant que Descartes livre entiegraverement la morale agrave ce preacute-connu il faut degraves

lors srsquointerroger sur le rapport entre celui-ci en tant qursquoil est constitueacute par le sens commun

et la laquo plus parfaite morale raquo6 dernier fruit de la philosophie On peut srsquoattendre agrave ce que le

preacute-connu en matiegravere morale (notamment constitueacute par la laquo conversation raquo avec laquo les

autres hommes raquo mais aussi on lrsquoimagine par certaines laquo notions raquo acquises laquo sans

meacuteditation raquo) diffegravere quelque peu du dernier degreacute de la sagesse que cherche agrave atteindre la

philosophie7 Car srsquoil est vrai que eu eacutegard agrave lrsquoincertitude de la pratique le sens commun

aurait pu y trouver son lieu privileacutegieacute cependant loin de livrer la morale agrave une laquo apologie

du sentiment ou de lrsquoinstinct raquo Descartes laquo tend toujours agrave reacuteduire la part du ldquodouteuxrdquo raquo8

autrement dit agrave deacutepasser ces premiers degreacutes de la sagesse pour en atteindre un

laquo incomparablement plus haut et plus assureacute raquo

Deux niveaux sont donc agrave distinguer (1) en se situant sur le plan du preacute-connu la

morale (notamment par provision) accorde une importance non neacutegligeable au sens

commun mais seulement nous le verrons lorsque celui-ci prend la forme factuelle drsquoun

jugement droit en accord avec la seule deacutefinition rigoureuse qursquoa donneacute Descartes du sens

commun La morale par provision dans cette mesure pourra nrsquoecirctre pas arbitraire et le sens

commun qursquoelle implique entendu en un sens eacuteminent (sens que nous deacutegagerons par la

meacutediation de Kant) pourra menera agrave un autre plan (2) celui du bon sens seul bien que lrsquoon

laquo puisse absolument nommer bien raquo9

5 Clifford C Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo in Savoir local savoir global Puf2012 p132 La reacutefeacuterence agrave Descartes semble ici tacite Lrsquoauteur conclut laquo eacutetant commun le senscommun est ouvert agrave tous le bien commun drsquoau moins comme nous dirions tous les citoyens seacuterieux raquoAutrement dit laquo en matiegravere de morale les hommes savent bien raquo (Denis Kambouchner Ibid p16)

6 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-147 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-58 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p112 On retrouve agrave nouveau ici cette opposition structurelle de la Nature-

Deacuteesse (qui inspirera les theacuteoriciens du sentiment moral) et de la Nature-Dieu (cf supra chapitre 3)9 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-237

MORALE 56

sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore

laquo [Le] sens commun qui nrsquoest assureacutement pas le bon sens raquondash Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle p186

On ne trouve dans le corpus carteacutesien qursquoune seule deacutefinition en forme du laquo sens

commun raquo La difficulteacute est qursquoelle se trouve dans une lettre ou un fragment de lettre dont

on ne connaicirct ni la date ni le destinataire10 Pour notre propos elle a cependant une

importance capitale elle introduit le sens commun dans son acception morale nous

permet de le distinguer du bon sens et ce faisant de clarifier la penseacutee carteacutesienne Citons

in extenso le fragment qui nous inteacuteresse (dont toute la richesse srsquoexprime en latin) et la

traduction que nous en proposons

Nescio utrum fando acceperim an vero divinarim DN Scholae nugas nonmultum curare hocque ingenii acumini et perspicuitati adscribo quam interanimi virtutes eundem locum tenere existimo ac Principes inter homines Ausimvero animus inducere ut credam eandem hanc ingenii vim quaelig vulgarisPhilosophiaelig opinionum contemptus apud illum parit forte commendaturam meassiquidem de iis audivisset meas enim cum sensu communi qui cum rectojudicio idem est conciliare conor contra vero Regentes ut doctiores videanturmulta dicere affectant cum sensu illo communi pugnantia (AT-IV-697 l15-25)

laquo Je ne sais si jrsquoai appris par ouiuml-dire ou si jrsquoai veacuteritablement devineacute que DN nese soucie pas beaucoup des bagatelles de lrsquoEacutecole ce que jrsquoattribue agrave la finesse etperspicaciteacute drsquoesprit que je considegravere tenir la mecircme place entre les vertus delrsquoacircme que les princes entre les hommes Jrsquoose vraiment me persuader agrave croire quecette mecircme puissance de lrsquoesprit qui fait naicirctre chez lui le meacutepris des opinions dela philosophie vulgaire drsquoaventure lui ferait valoir les miennes si vraiment il lesavait entendues en effet je tente de concilier les miennes avec le senscommun qui est la mecircme chose que le jugement droit au contraire en veacuteriteacutedes Reacutegents qui pour paraicirctre plus doctes ambitionnent de dire beaucoup dechoses qui contredisent ce sens commun raquo

Indeacutependamment du fait qursquoil est impossible drsquoen savoir plus sur le mysteacuterieux

Monsieur N dont il est question ce fragment livre le cœur de la conception carteacutesienne le

sens commun est laquo la mecircme chose que le jugement droit raquo (ou laquo la rectitude du

jugement raquo) Crsquoest en effet ainsi qursquoil faut traduire ce passage tregraves alteacutereacute dans la version

10 Lrsquoeacutedition Adam-Tannery la situe en 1646 adresseacutee agrave Boswell (AT-IV-684) Dans la nouvelle eacutedition desŒuvres complegravetes Jean-Robert Armogathe apregraves Costabel et de Waard preacutefegravere les anneacutees 1635-1636 etadresse ces fragments de lettre agrave Mersenne (cf note 1 page 846 de la Correspondance 1 Gallimard2013) en donnant la traduction (probleacutematique) de Clerselier (Agrave Mersenne Lettre 3615 p132)

MORALE 57

franccedilaise de Clerselier qui eacutecrit laquo le sens commun qui est le mecircme que le bon sens raquo Le

bon sens rappelons-le nrsquoest pas rectum judicium mais vim incorrupte judicandi11 crsquoest

pourquoi pour faire droit agrave la speacutecificiteacute de lrsquoexpression carteacutesienne il faut tacirccher de

distinguer le sens commun du bon sens comme le fait de la puissance (ou de la faculteacute)

Une autre lecture confondant les deux rendrait notre travail passablement difficile On

trouve en effet dans ce passage une caracteacuterisation complegravete du sens commun qui

conformeacutement agrave ce que nous avancions en introduction nrsquoest pas seulement une faculteacute

mais aussi quelque chose drsquoobjectif ici le fait drsquoun jugement droit ou drsquoun ensemble de

jugements droits Crsquoest uniquement en un sens subjectif que le sens commun est laquo le mecircme

que le bon sens raquo comme lorsque lrsquoon dit de quelqursquoun qursquoil laquo nrsquoa pas le sens commun raquo12

Avoir le sens commun et se concilier avec lui (ou en faire preuve) signifient deux choses

diffeacuterentes dans le premier cas on possegravede une faculteacute (ou une puissance vim qursquoil

vaudra mieux nommer laquo bon sens raquo) dans le second cas on effectue ou on srsquoaccorde avec

un recto judicio Avec le bon sens on possegravede une vertu autrement dit une puissance qui

tient laquo la mecircme place entre les vertus de lrsquoacircme que les princes entre les hommes raquo et qui

sera plus tard caracteacuteriseacutee comme le seul vrai bien ndash preuve que le laquo bon sens raquo a chez

Descartes une digniteacute supeacuterieure au laquo sens commun raquo

Ainsi en deacutecidant de ne pas recouvrir cette ambiguiumlteacute en refusant de postuler

lrsquoeacutegaliteacute du bon sens et du sens commun on srsquoautorise agrave remonter la ligneacutee stoiumlcienne du

sens commun dans son acception irreacuteductiblement morale et non seulement

eacutepisteacutemologique car crsquoest en ce sens qursquoil faut entendre lrsquoexpression laquo se conformer avec

le sens commun raquo

La dimension morale (et stoiumlcienne) du sens commun se deacutevoile agrave la lecture drsquoun

autre passage remarquable dans lequel Descartes mentionne explicitement ce recto judicio

Il ne srsquoagit pas alors pour notre auteur de parler en son nom mais de citer Seacutenegraveque lequel

11 Autrement dit laquo puissance de juger sainement raquo dans la version latine du Discours (AT-VI-541) quitraduit ainsi la fameuse laquo puissance de bien juger raquo du deacutebut du texte franccedilais

12 Crsquoest agrave ce moment lagrave que lrsquoambiguiumlteacute est la plus forte Cependant Descartes ne nourrit que tregraves peut cetteambivalence en nrsquoutilisant geacuteneacuteralement lrsquoexpression laquo avoir le sens commun raquo (qui exprime lrsquoideacutee drsquounepuissance ou drsquoune faculteacute) que dans des cas poleacutemiques Gassendi ainsi laquo nrsquoa pas le sens commun[= bon sens] et ne sais en aucune faccedilon raisonner raquo (agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389) Poursignifier la dimension objective il aurait fallu dire qursquoil laquo ne fait pas preuve de sens commun raquo ou qursquoillaquo ne juge pas conformeacutement au sens commun raquo Il est tregraves probable que cette reacuteticence chez Descartes agraveparler du sens commun comme drsquoune faculteacute (ce qui nrsquoest pas cas drsquoEacutelisabeth par exemple qui eacutevoquelaquo ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature raquo AT-IV-448) tient agrave sa tentative de se deacutetacherde la scolastique qui justement consideacuterait le sens commun comme une faculteacute

MORALE 58

aurait eu raison drsquoaffirmer que laquo beata vita est in recto certoque judicio stabilita raquo13 La

citation est extraite du texte de Seacutenegraveque De vita beata dont Descartes a recommandeacute la

lecture agrave la princesse Eacutelisabeth pendant lrsquoeacuteteacute 1645 Il srsquoagit lagrave selon Descartes drsquoune

laquo deacutefinition du souverain bien raquo peut-ecirctre la meilleure qursquoa livreacute Seacutenegraveque et dont le sens

est agrave mettre en lien avec la premiegravere deacutefinition qursquoil en avait donneacute (au troisiegraveme chapitre

du De vita beata) selon laquelle le souverain bien reacutesiderait dans le fait que crsquoest laquo agrave la

nature [qursquoil faut] donner [son] assentiment raquo14

Le lien entre les deux deacutefinitions (que lrsquoon laquo ne voit pas assez raquo se plaint

Descartes15) reacutesiderait justement dans le fait que pour vivre conformeacutement agrave la nature en

geacuteneacuteral et agrave notre nature en particulier il faut que laquo lrsquoacircme soit saine raquo16 par quoi Descartes

comprend qursquoil faut laquo vivre suivant la vraie raison raquo agrave nouveau agrave distinguer des

laquo inclinations naturelles raquo qui nous laquo portent ordinairement agrave suivre la volupteacute raquo17 Dans le

domaine moral lrsquoopposition des deux Natures est donc reconduite et le sana mens est

nettement seacutepareacutee de lrsquoimpetus (Nature-Deacuteesse) puisqursquoelle ne se soumet agrave la Nature qursquoen

tant qursquoelle est lrsquoordre que Dieu a mis dans le monde

Crsquoest pourquoi que le sana mens (ou nous le verrons bona mens eacutegalement en

reacutegime stoiumlcien) puisse laquo acqueacuterir toutes les vertus par le seul exercice intellectuel du

jugement raquo est laquo une thegravese dont lrsquoorigine stoiumlcienne est peut douteuse raquo18

13 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-274 laquo La vie heureuse trouve sa stabiliteacute et immutabiliteacute dans unjugement droit et fixe raquo (trad Eacutemile Breacutehier Les Stoiumlciens II Gallimard 1962 p728) La citation esttireacutee du De vita beata sect5 dans le chapitre intituleacute par Breacutehier laquo Diverses deacutefinitions de la vie heureuse etdu souverain bien selon les stoiumlciens raquo

14 laquo Interim quod inter omnes Stoicos convenit rerum naturaelig assentior raquo (De vita beata 3) Crsquoestlaquo lrsquoaxiome moral fondamental du stoiumlcisme raquo (Eacutemile Breacutehier Ibid p1320) Descartes cite eacutegalement lasuite qui va avec cet axiome laquo ab illa non deerrare et ad illius legem exemplumque formari sapientiaest Beata est ergo vita conveniens naturaelig suaelig raquo

15 Ibid AT-IV-274 Le reproche qursquoil fait agrave Seacutenegraveque est de maniegravere geacuteneacuterale de manquer de meacutethode Safaccedilon drsquoexposer nrsquoest laquo pas assez exacte pour meacuteriter drsquoecirctre suivie raquo (agrave Eacutelisabeth le 4 aoucirct 1645 AT-IV-263)

16 laquo Si primum sana mens est et in perpetua possessione sanitatis suaelig raquo (De vita beata 3) On sait que levocabulaire du sanus (raisonnable sain en bon eacutetat) est lieacute agrave celui du sens commun chez Descartes(cf Recherche de la veacuteriteacute ougrave sens commun se dit sanus sensus) Dans la traduction latine du deacutebut duDiscours le incorrupte se rapporte agrave ce champ lexical Dans le latin de Ciceacuteron le bon sens ou la raison(au sens de raisonnable) se dit sana mente Dans ce passage de Seacutenegraveque il semble que sana doive se lireen deux sens meacutedical (la santeacute de lrsquoacircme par opposition agrave la folie) et intellectuel (la raison)

17 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-273 et 274 Pour la structure drsquoopposition des inclinations naturellesdu sens commun et du bon sens cf supra chapitre 3

18 Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Le retour des philosophes antiques agravelrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecle op cit p264

MORALE 59

Est-ce agrave dire que comme Seacutenegraveque il considegravere que le sanus doive ecirctre opposeacute au

champ du sens commun en eacutetant eacuteloigneacute du domaine des instincts Car en effet dans son

traiteacute le maicirctre stoiumlcien met en garde son fregravere Gallion en lrsquoencourageant agrave se deacutetourner de

la foule Pour la premiegravere fois de faccedilon aussi nette la distinction eacutetait faite entre la vie

guideacutee par la croyance la foule et les errements du grand nombre par opposition agrave la vie

selon la pure raison srsquoil faut laquo chercher le meilleur et non ce qui est le plus commun raquo

crsquoest justement parce que au niveau du commun laquo chacun preacutefegravere croire les autres plutocirct

que juger raquo19

Cependant cet ideacuteal autarcique du sage stoiumlcien seacutepareacute de la foule est vivement

reprocheacutee par Descartes qui remarque que lrsquoauteur laquo semble enseigner qursquoil suffit drsquoecirctre

extravagant pour ecirctre sage raquo20 En un sens faible cela signifie seulement que la dissociation

drsquoavec le vulgaire nrsquoest pas une condition neacutecessaire agrave la formulation du jugement droit et

agrave lrsquoacquisition de la vertu En un sens plus fort que lrsquoon peut soutenir ici Descartes semble

consideacuterer que se deacutetourner du sens commun peut ecirctre preacutejudiciable au point de vue moral

Crsquoest drsquoailleurs un thegraveme classique au XVIIegraveme que de reprocher au stoiumlcisme de choquer le

sens commun en voulant srsquoen eacuteloigner ainsi Balzac le correspondant de Descartes apregraves

que la vague neacuteo-stoiumlcienne se soit retireacutee eacutecrit qursquoil est enfin laquo permis de parler librement

de Zenon et de Chrysippe et de dire que les opinions de ces Ennemis du Sens commun

estoient quelquefois plus estranges que les plus estranges fables de la Poeacutesie raquo21

Crsquoest pourquoi Descartes lorsqursquoil se rapproche de la doctrine morale des stoiumlciens

en particulier dans la troisiegraveme regravegle de la morale par provision est sujet agrave des attaques qui

lui reprocheraient de ne pas avoir le sens commun Ainsi sur la distinction toute stoiumlcienne

de ce qui deacutepend de nous et de ce qui nrsquoen deacutepend pas22 on peut lui objecter qursquolaquo un

homme drsquoun sens commun ne se persuadera jamais que rien ne soit en son pouvoir que ses

19 laquo Et dum unusquisque mavult credere quam judicare raquo (De vita beata 1) donc laquo quaeligramus quidoptimum factum sit non quid usitatissimum raquo (3) Breacutehier note laquo la distinction faite ici entre juger(judicare) et croire (credere) preacutesente une netteteacute remarquable qui dans un certaine mesure est un faitnouveau raquo (Ibid p1319)

20 Agrave Eacutelisabeth Ibid AT-IV-27221 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation VI agrave Monsieur Descartes raquo

in Œuvres II Paris 1655 p312 sq citeacute par Adam-Tannery en note agrave la lettre XXXII de Balzac du 25avril 1631 AT-I-201 Les auteurs neacuteo-stoiumlciens ici critiques sont Juste-Lipse et laquo M le Garde des Sceauxdu Vair raquo

22 Le Manuel drsquoEacutepictegravete srsquoouvre sur cette distinction laquo il y a ce qui deacutepend de nous il y a ce qui ne deacutependpas de nous raquo (Les Stoiumlciens II Ibid p1111) Il y a lagrave laquo comme une reacuteminiscence de cette lecture[drsquoEacutepictegravete] raquo souligne Victor Brochard dans un article qui a ouvert agrave lrsquoeacutetude des rapports de Descartes austoiumlcisme (laquo Descartes stoiumlcien contribution agrave lrsquohistoire de la philosophie carteacutesienne raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T 9 Janvier agrave Juin 1880 p549-550) Reacuteminiscence drsquoautantplus remarquable qursquoelle laquo reste toutefois sans justification speacutecifique raquo (note 231 Œuvres IIIGallimard 2009 p637)

MORALE 60

penseacutees raquo certes il a quelque chose du bon sens populaire dans lrsquoideacutee de faire laquo de

neacutecessiteacute vertu raquo (selon lrsquoexpression du Discours) cependant on peut objecter qursquoayant le

sens commun on peut laquo meacutepriser les choses possibles () sans les feindre impossible raquo agrave

moins drsquoecirctre lagrave dans une laquo fiction raquo ou une extravagance philosophique23

La reacuteponse de Descartes agrave cette objection srsquoest voulue bienveillante il est vrai que

les choses exteacuterieures sont en notre pouvoir mais pas absolument parlant ndash et drsquoailleurs

dans un passage absolument remarquable du point de vue sociologique Descartes affirme

par la neacutegative qursquoil est de la preacuterogative des gens du peuple drsquoen ecirctre averti eux qui ne

virent pas enfants leurs caprices combleacutes par les nourrices et les percepteurs24 Certes

cela va contre nos laquo appeacutetits naturels raquo que de le reconnaicirctre ndash mais comme la vraie raison

nous lrsquoindique il nrsquoy a laquo personne qui puisse faire difficulteacute agrave lrsquoaccorder raquo25 En effet nos

inclinations encourageacutees par notre eacutegoiumlsme drsquoenfants aguerris par le temps ougrave tout le

monde tournait autour de nous nous aura empecirccheacute de bien concevoir cette veacuteriteacute de la

raison et ainsi drsquoautant plus serons nous trompeacutes que nous avons eacuteteacute eacuteleveacute parmi les

Grands De ce point de vue la maxime de la reacutesignation prend toute sa dimension pour

ceux qui ont eu un rapport plus grand agrave la neacutecessiteacute dans leur enfance maxime toute

populaire donc et finalement peu eacuteloigneacutee du sens commun

sect14 Se concilier avec le sens commun

Srsquoil est hors de doute que la reacutefeacuterence au recto judicio est drsquoascendance stoiumlcienne

lrsquoeacuteloignement qursquoaffecte Descartes avec ces theacuteories de lrsquoAntiquiteacute et lrsquoideacuteal drsquoaccessibiliteacute

morale laquo aux plus ignorants raquo qursquoil inscrit en structure drsquoopposition avec cette preacuteciositeacute

des Anciens26 demande agrave repenser le sens de ce stoiumlcisme en lien avec lrsquoideacutee drsquoun sens

23 Pollot agrave Descartes feacutevrier 1638 AT-I-513 (pas de nom du destinateur dans AT J-R Armogathe enaccord avec lrsquoeacutedition reacuteviseacutee drsquoAT donne Pollot agrave Reneri pour Descartes)

24 Agrave Pollot avril ou mai 1638 AT-II-37 Ainsi laquo ce sont ordinairement [les grands] qui supportent le plusimpatiemment les disgracircces de la fortune raquo Lrsquoideacutee drsquoun laquo stoiumlcisme populaire raquo qui est ici preacutesent encreux fera lrsquoobjet de deacuteveloppements sociologiques notables agrave commencer par Pierre Bourdieu lasagesse populaire stoiumlcienne est laquo acquise agrave lrsquoeacutepreuve de la neacutecessiteacute de la souffrance de lrsquohumiliation() forme drsquoadaptation aux conditions drsquoexistence et () deacutefense contre ces conditions raquo (La DistinctionCritique sociale du jugement 1979 Minuit p458-459)

25 Agrave Reneri pour Pollot avril ou mai 1638 AT-II-3738 On remarque agrave nouveau agrave la lecture de cette lettreque lrsquoopposition du bon sens (tout le monde accorde que) aux instincts est une constante de lrsquoanneacutee1638 Cf agrave ce sujet supra 3a)

26 Dans un passage du Discours I AT-VI-8 Le thegraveme exprimeacute en termes explicitement chreacutetiens (Matthieu

MORALE 61

commun le tout en conservant lrsquoideacutee carteacutesienne selon laquelle laquo la vie heureuse trouve sa

stabiliteacute et immutabiliteacute dans un jugement droit et fixe raquo Une fausse solution consiste agrave en

effacer les traces en eacutetablissant comme le fait Clerselier lrsquoeacutequation du bon sens et du sens

commun On retombe alors sur des formules du type de celles que lrsquoon trouve dans la lettre

agrave Eacutelisabeth de juin 1645 (AT-IV-237) Agrave consideacuterer au contraire le sens commun dans sa

speacutecificiteacute (et en reportant lrsquoexamen de la place du bon sens dans cette derniegravere lettre agrave plus

tard) deux autres solutions sont envisageables ou plutocirct deux versions de la mecircme solution

suivant qursquoon se situe du cocircteacute de la morale par provision ou de la morale laquo deacutefinitive raquo Si

en effet le sens commun est le jugement droit et que ce dernier donne sa stabiliteacute au

bonheur crsquoest que le bonheur est indissociable drsquoune conciliation (conciliare) avec le sens

commun Cela srsquoentend en deux sens

(1) Drsquoun point de vue conformiste on peut consideacuterer que se concilier avec le sens

commun revient agrave accepter la premiegravere maxime de la morale par provision Or celle-ci est

abandonneacutee dans la morale deacutefinitive27 Cela signifie-t-il quelque eacutechec de cette tentative

de se concilier avec le sens commun tentative qui reviendrait trop agrave se compromettre (agrave

moins de voir dans le conformisme carteacutesien un art drsquoeacutecrire et dans les deacuteclarations

drsquointention agrave lrsquoeacutegard du sens commun un pure couverture ndash ce qui du point de vue mecircme

de la meacutethode de la dissimulation est impensable attendu que crsquoest la correspondance qui

le plus souvent livre les vues de Descartes sur le sens commun) Certainement pas et il

nrsquoest agrave ce eacutegard pas sans utiliteacute de rappeler que dans la premiegravere maxime de la morale

provisoire Descartes srsquoengage agrave suivre les laquo opinions les plus modeacutereacutees raquo qui sont

laquo communeacutement reccedilues en pratique par les mieux senseacutes raquo28

Contrairement agrave Geneviegraveve Rodis-Lewis nous nrsquooserions pas affirmer qursquoil y a lagrave

quelque chose drsquoarbitraire et que dans le choix des croyances qui sont suivies la volonteacute

agit laquo sans preacutejuger de la valeur intrinsegraveque de ces opinions raquo29 Srsquoil srsquoagit de suivre les

11 25) est cependant eacutegalement montanien (Essais II 12 497A) En accord avec Rodis-Lewis (Lamorale de Descartes Ibid p122) nous soutiendrons seacuterieusement cet ideacuteal drsquoaccessibiliteacute morale ausens commun en parallegravele des deacuteveloppements agrave venir (chapitre 6) sur lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

27 laquo le contenu de cette premiegravere morale [par provision] agrave lrsquoexception de la premiegravere maxime du Discourssrsquoy trouve [dans la morale laquo deacutefinitive raquo] tregraves largement repris raquo (Denis Kambouchner laquo Morale deslettres et morale des Passions raquo in Descartes et la philosophie morale op cit p293)

28 Discours III AT-VI-23 Dans la version latine laquo les mieux senseacute raquo est traduit par prudentissimi laquo ce quiconfirme le caractegravere prudentiel du ldquobon sensrdquo carteacutesien raquo (note 214 Œuvres III Gallimard p635)Rappelons simplement que la faccedilon dont on conccediloit au XVIIegraveme le laquo bon sens raquo ou au contraire le laquo manquede sens raquo se deacutevoile dans un dictionnaire de lrsquoeacutepoque agrave lrsquoarticle laquo Sens raquo Dans le Treacutesor de la languefranccedilaise de Jean Nicot (1606) il nrsquoy a pas encore drsquoentreacutee laquo Bon sens raquo ou laquo Sens commun raquo

29 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p16

MORALE 62

plus senseacutes crsquoest-agrave-dire ceux qui srsquoaccordent le plus avec le sens commun crsquoest qursquoil y a

quelque confiance agrave mettre dans leur jugement Et puisque ce serait laquo commettre une

grande faute contre le bon sens raquo que de srsquoaccorder avec ce qui ne nous semble pas senseacute

en agissant de la sorte nous pourrons laquo perfectionner de plus en plus [notre] jugement raquo30

Ce qui nous amegravene agrave la deuxiegraveme solution que nous nommerons kantienne

(2) Avant drsquoentrer dans cette solution kantienne quelques mots srsquoimposent sur la

relation qursquoeacutetablit Kant entre sa morale et le sens commun Celle-ci est en reacutealiteacute beaucoup

plus nette que chez Descartes si pour Kant le recourt au sens commun est probleacutematique

drsquoun point de vue eacutepisteacutemologique31 du point de vue moral on a pu parler pour sa

philosophie drsquoun veacuteritable laquo appel au sens commun raquo32 A minima on peut dire que le cœur

de la morale agrave savoir la distinction entre ce qui est et ce qui nrsquoest pas proprement une

maxime universalisable laquo lrsquoentendement le plus commun peut le discerner sans

instructions particuliegraveres raquo33

Et cela srsquoexplique tregraves bien par le fait qursquoil y a en lrsquohomme une faculteacute reacutesolument

pratique le sens commun (qui ne doit pas ecirctre confondu avec un sens vulgaire faute qui

srsquoattribue agrave lrsquoambiguiumlteacute essentielle au mot commun) ou sensus communis qui nrsquoest autre

qursquoune puissance laquo drsquoeacutetayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine en son

entier raquo34 On imagine agrave quel point cette faculteacute doit ecirctre importante dans une philosophie

morale qui repose sur la capaciteacute agrave se constituer en leacutegislateur universel du genre humain

Kant en tire trois maximes du sens commun pour chacune de nos faculteacutes et celle qui se

rapporte en nous au jugement qui est la maxime de la laquo penseacutee ouverte raquo est justement

une capaciteacute pour chaque homme aussi limiteacutes soient ses laquo dons naturels raquo de se placer du

30 Discours III AT-VI-24 Il ne srsquoagit en effet pas de croire ce que tout le monde dit en disant ironiquementqursquoun laquo homme de bon sens croyt tousiours ce qursquoon luy dict raquo Rabelais nous invite preacutecisement agrave fairelrsquoinverse (Franccedilois Rabelais Gargantua V laquo Comment Gargantua nasquit en faczon bien estrange raquo)

31 Parfois positif dans un rocircle essentiellement critique laquo pierre de touche pour deacutecouvrir les fautescommises dans lrsquousage technique de lrsquoentendement raquo (Logique laquo Introduction raquo 7 AK-IX-57) parfoisneacutegatif en tant qursquohistoriquement il est un recourt vulgaire contre les tentatives de lrsquointelligence laquo voilagraveune des subtile invention des temps modernes gracircce agrave quoi le plus fade bavard peut se mesure avecassurance agrave lrsquoesprit le plus profond et lui tenir tecircte raquo (Proleacutegomegravenes laquo Preacuteface raquo 2 AK-V-259)

32 Crsquoest en ces termes que srsquoexprime Franccedilois Picavet dans une note agrave sa traduction de la Critique de laraison pratique (chez Feacutelix Alcan Paris 1921 p315) Ainsi laquo on verra nettement les rapports de lamorale kantienne avec celle de lrsquoeacutecole eacutecossaise qui fait dans la speacuteculation comme dans la pratique sifreacutequemment appel au sens commun () on comprendra beaucoup mieux pourquoi Kant a voulu parlerdu caractegravere populaire de la connaissance traiteacutee dans la Critique de la raison pratique raquo (Ibid p316)Sur le caractegravere laquo populaire raquo de lrsquoobjet traiteacute cf laquo Preacuteface raquo AK-V-10

33 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Analytique raquo scolie du theacuteoregraveme III AK-V-27 Dans lemecircme sens laquo la voix de la raison () tellement claire tellement impossible agrave couvrir et mecircme pourlrsquohomme le plus vulgaire tellement perceptible raquo (deuxiegraveme scolie du theacuteoregraveme IV AK-V-35)

34 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger laquo Analytique du sublime raquo sect40 AK-V-293

MORALE 63

point de vue de lrsquouniversel35

On voit qursquoune telle faccedilon drsquoenvisager les choses peut rendre compte drsquoune certaine

dimension de la morale provisoire carteacutesienne en ce qursquoelle ne doit pas ecirctre consideacutereacutee

comme un pur conformisme mais au contraire comme une eacutethique du perfectionnement du

jugement par la meacutediation du jugement des plus senseacutes Autrement dit lrsquohomme qui dans

le Discours de la Meacutethode deacutecide de voyager drsquoentrer dans lrsquoart de la conversation (qui est

un des premiers degreacutes de la sagesse dans les Principes de la philosophie) pour apprendre

les veacuteriteacutes qui sont connues laquo naturellement raquo par un laquo homme de bon sens touchant les

choses qui se preacutesentent raquo36 obeacuteit agrave ce principe drsquoun eacutetayage du jugement par la meacutediation

drsquoautrui qui constitue le fondement mecircme du principe de chariteacute au cœur de la theacuteorie

morale du sens commun37

Cependant qursquoen est-il de la morale laquo deacutefinitive raquo Denis Kambouchner a

remarqueacute qursquoil fallait distinguer chez Descartes entre une laquo confiance pratique en

autrui raquo notamment pour lrsquoavancement de la science et une laquo confiance morale raquo ndash et pour

la premiegravere la certitude que Descartes eacutetait plus que sceptique sur la possibiliteacute de srsquoen

remettre agrave autrui tandis que pour la seconde laquo il y aura lieu de srsquointerroger sur la relation

() entre les conseils de la prudence et les postulats de la geacuteneacuterositeacute avec peu de chance

drsquoaboutir agrave des conclusions trancheacutees raquo38 Autrement dit jusqursquoagrave quel point la confiance

placeacutee dans le sens commun relegraveve du conformisme ou drsquoun postulat pratique du reste peu

deacuteveloppeacute chez Descartes drsquoune eacutegaliteacute de la bonne volonteacute entre tous les hommes

Descartes eacutetait-il kantien avant lrsquoheure

En reacutealiteacute il nrsquoest pas certain qursquoil y ait ici une alternative difficile agrave trancher et sur

ce point preacutecis on pourrait presque dire que laquo sa morale deacutefinitive nrsquoest autre que sa morale

provisoire raquo39 ndash avec quelques reacuteserves cependant eacutetant donneacute que la morale deacutefinitive

preacutecise et donne des armes theacuteoriques agrave la morale provisoire en introduisant le thegraveme de la

35 Emmanuel Kant Ibid AK-V-29429536 Discours II AT-VI-1213 Cf eacutegalement Discours I AT-VI-910 et infra note 43 Crsquoest un thegraveme qui aura

une grande fortune dans la philosophie du sens commun Buffier eacutecrit ainsi laquo tous pensent sur certainsarticles en excellents meacutetaphysiciens ce qui vient de la connaissance et de lrsquousage des sujets aveclesquels ils se sont le plus familiariseacutes raquo (Eacuteleacutements de Meacutetaphysique op cit p8)

37 Toute philosophie du sens commun est reconnaissable agrave lrsquoimportance qursquoelle accorde agrave la penseacutee desautres crsquoest au milieu des autres que la connaissance drsquoun individu prend racine

38 Denis Kambouchner laquo Lrsquohumanisme carteacutesien un mythe philosophique raquo op cit p359-360 Cfeacutegalement laquo un veacuteritable postulat carteacutesien (ns) de la raison pratique que tous les hommes ont eacuteteacutecreacuteeacutes avec la mecircme lumiegravere naturelle qui les hausse au-dessus des autres creacuteatures et les rend tous aumoins capables de bonne volonteacute raquo (laquo La loi morale vue par Descartes raquo op cit p185)

39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes p339

MORALE 64

bonne volonteacute Ce thegraveme eacutetablit la possibiliteacute theacuteorique drsquoune confiance pratique dans le

jugement drsquoautrui Gracircce agrave la geacuteneacuterositeacute qui srsquoinscrit dans un laquo paralleacutelisme [avec le] bon

sens raquo40 il est possible de consideacuterer que la bonne volonteacute est eacutegalement reacutepartie entre tous

les hommes (laquo ce qui les rend eacutegaux en droit raquo41) et crsquoest pourquoi au contact de ceux qui

en ont deacutejagrave fait une expeacuterience reacuteguliegravere (qursquoils soient des proches ou des Anciens avec

lesquels nous conversons dans les livres) on peut apprendre agrave en bien user les autres

jouent comme le rocircle drsquoune laquo institution [qui] sert beaucoup pour corriger les deacutefauts de la

naissance raquo lesquelles seuls sont responsables de creacuteer des ineacutegaliteacutes de fait42 Il ne srsquoagit

donc pas de trancher entre la prudence de la deuxiegraveme maxime et la geacuteneacuterositeacute de la

morale finale la premiegravere est justifieacutee par la seconde

Par ce deacutetour on voit que loin de renforcer le stoiumlcisme eacuteloigneacute du sens commun de

la troisiegraveme maxime de la morale provisoire du Discours en deacutepassant le conformisme de

la deuxiegraveme gracircce agrave une analyse plus pousseacutee de la geacuteneacuterositeacute (dont la caracteacuteristique

essentielle est en effet aussi une certaine maicirctrise de soi) cette derniegravere permet en fait (au

moins par la neacutegative43) de (a) retrouver la confiance dans cet ensemble de jugements droit

que constitue le sens commun et (b) de fonder la leacutegitimeacute drsquoune entreprise philosophique

cherchant agrave sa laquo concilier raquo avec lui comme lrsquoavanccedilait deacutejagrave notre mysteacuterieuse lettre On

voit agrave quel point le sens commun est ici finalement distingueacute des preacutejugeacutes

Et crsquoest au final agrave cette conscience profonde de la communauteacute morale des

hommes de ce sens-communisme de la bonne volonteacute que le geacuteneacutereux doit une partie de

sa vertu Crsquoest agrave ce sens commun que Kant attribuait dans des pages admirables de la fin

de la Critique de la raison pratique le goucirct de chaque homme pour la discussion morale et

la mise en commun du jugement pratique Il y voyait eacutegalement une opportuniteacute pour

40 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Ibid p83 Sur notre analyse du bon sens cf infrachapitre 6 Le paralleacutelisme eacutevoqueacute par Rodis-Lewis trouve son expression la plus claire dans lrsquoarticle 154des Passions de lrsquoAcircme qui considegravere que les geacuteneacutereux supposent que la bonne volonteacute laquo [est] ou dumoins [est peut ecirctre] en chacun des autres hommes raquo (AT-XI-447)

41 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p121 Nous verrons que pour le bon sens la partition eacutegaliteacute endroiteacutegaliteacute en fait peut ecirctre deacutepasseacutee

42 Passions de lrsquoAcircme art 161 AT-XI-45343 Il est vrai que dans lrsquoarticle 154 si significatif pour nous il apparaicirct qursquoil est consubstantiel au geacuteneacutereux

de ne meacutepriser personne Par la neacutegative cela montre que le geacuteneacutereux est susceptible drsquoadmirer (en unsens faible ici) tout le monde pour ce qui est de la volonteacute Ce sera un moyen pour lui de consolider cettegeacuteneacuterositeacute par lrsquoinstruction des gens senseacutes Ceux-ci ne sont pas neacutecessairement des gens de lettre et leDiscours dans une tradition que lrsquoon retrouvera apregraves dans la philosophie du sens commun considegravereqursquoil y a laquo beaucoup plus de veacuteriteacute dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui luiimportent et dont lrsquoeacuteveacutenement le doit punir bientocirct apregraves srsquoil a mal jugeacute raquo (nous soulignons Discours IAT-VI-910)

MORALE 65

lrsquoeacuteducation morale de laquo [mettre] agrave profit cette tendance qursquoa la raison drsquoentrer avec plaisir

dans lrsquoexamen le plus subtil des questions pratiques raquo44

On est ici agrave des lieues de ce que disait Hegel du sens commun y voyant un laquo appel

au sentiment raquo un recourt agrave lrsquolaquo oracle inteacuterieur raquo un rupture de laquo tout contact avec qui

nrsquoest pas de son avis raquo qui laquo [foulerait] aux pieds la racine de lrsquohumaniteacute raquo et irait en sens

inverse de la laquo pression en direction de lrsquoaccord avec drsquoautres raquo45

sect15 Bon sens et sagesse

Sur un plan supeacuterieur qui se deacutegage dans la lettre dont il est question dans ce

chapitre se situe le bon sens Le recto judicio trouve en effet sa source dans une

laquo puissance de lrsquoesprit raquo (ingenii vim) dont la manifestation la plus directe est une certaine

finesse (acumini) et perspicaciteacute (perspicuitati) qui tend agrave eacuteloigner lrsquointerlocuteur inconnu

Monsieur N des opinions discordantes de lrsquoeacutecole et le rapprocher de celles du sens

commun (pour les raisons eacutevoqueacutees ci-dessus) Cette laquo puissance de lrsquoesprit raquo est ce que le

Discours de la meacutethode nomme le bon sens en effet si degraves les Regulaelig la perspicaciteacute (ou

la finesse) est compteacutee au rang des opeacuterations fondamentales de lrsquoesprit pour laquo saisir

distinctement chaque chose (res singulas distincte intuendo) raquo46 il faudra attendre la

Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle pour que ces deux vertus intellectuelles

soient associeacutees au bon sens sans qursquoaucun doute soit possible Poliandre avoue tenir laquo le

peu de perspicaciteacute (perspicaciaelig) raquo qursquoil a agrave son laquo faible bon sens (sani sensus) raquo47

Crsquoest une vertu eacuteminente principielle et princiegravere par ailleurs indeacutependamment

des revers de la fortune et des accidents du corps Descartes dit explicitement que la seule

chose qui soit agrave reacuteveacuterer est ce laquo bon sens raquo que le Discours de la meacutethode comme le savait

44 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Meacutethodologie de la raison pure pratique raquo AK-V-153156 pour la passage entier Pour la peacutedagogie carteacutesienne cf infra chapitre 7

45 G W F Hegel laquo Preacuteface raquo agrave la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit trad B Bourgeois Vrin 2006 p11046 Regravegle IX AT-X-400 Sur lrsquoeacutequivalence postuleacutee entre perspicaciteacute et laquo finesse raquo soutenue par

lrsquoaffirmation de la Regravegle IX selon laquelle est perspicace celui qui est capable de laquo distinguerparfaitement des choses aussi menues et aussi fines que lrsquoon voudra (usu capacitatem acquirunt resquantumlibet exiguaas et subtiles perfecte distinguendi) raquo AT-X-401) cf Jean Laporte Le rationalismede Descartes op cit p30-31

47 AT-X-514 Relisant la preacutetendue lettre agrave Boswell nous serions donc tenteacute drsquoaffirmer que le bon sens estcette puissance de lrsquoesprit (ingenii vim) qui nous rend capable de rejoindre le sens commun entenducomme jugement droit

MORALE 66

Eacutelisabeth nommait justement une puissance de bien juger48 Cette vertu semble donc

reacutesider dans cet empire sur nos penseacutees en tant qursquoelle est au service de lrsquooptimisme de

celui qui par contraste avec le laquo jugement populaire raquo considegravere les eacuteveacutenements mecircme les

plus deacutesastreux laquo par le biais qui fera qursquoils lui paraicirctront favorables raquo49 On retrouve dans

cette approche sans doute motiveacutee par la correspondance particuliegravere avec Eacutelisabeth (dont

les maux sont nombreux) une opposition entre le jugement de ceux qui ont de lrsquoesprit et le

jugement commun qui avait eacuteteacute reprocheacute agrave Descartes au nom du sens commun et contre le

stoiumlcisme par Pollot (cf supra) Avec le bon sens contrairement au sens commun on entre

donc de plein pied dans la conception stoiumlcienne de la Sagesse comme eacutetant peu commune

Eacutelisabeth jalouse de laquo ce petit rayon de sens commun [qursquoelle tient] de la

nature raquo50 ne tarde pas cependant agrave objecter agrave Descartes que par certaines causes

exteacuterieures (la maladie par exemple) on peut perdre laquo le pouvoir de raisonner raquo et nrsquoavoir

plus la capaciteacute de suivre laquo les maximes que le bon sens aura forgeacutees raquo51 Descartes

conceacutedera plus tard agrave la princesse qursquoil faut mettre agrave part les hommes dont les

laquo indispositions raquo troublent laquo le sens raquo et le bon usage que nous pouvons faire de notre

liberteacute52 La discussion avec Eacutelisabeth dans les anneacutees 1645-1546 confirme donc pour

partie lrsquoassimilation du bon sens autrement dit puissance de bien juger agrave une vertu capitale

ndash en mecircme temps que lrsquoassimilation plus ou moins pousseacutee de cette vertu avec la liberteacute

Crsquoest pourquoi laquo Descartes peut-il poser comme bien suprecircme tantocirct le bon sens

tantocirct la sagesse tantocirct la liberteacute raquo53 Il y a donc dans la morale carteacutesienne lrsquoideacutee drsquoune

Sagesse qui prend successivement la figure du bon sens et celle de la liberteacute Des Studium

bonaelig mentis jusqursquoagrave la correspondance avec Eacutelisabeth deux points doivent par conseacutequent

ecirctre eacuteclaircis (1) lrsquoassimilation du bon sens et de la Sagesse laquelle a permis drsquoinvestir

le bon sens de son caractegravere eacuteminent sur le plan moral sur la base drsquoune distinction

implicite entre deux bon sens (2) la substituabiliteacute du bon sens et de la liberteacute srsquoexpliquant

par des homologies de structure entre les deux

48 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-23749 Ibidem50 Eacutelisabeth agrave Descartes juillet 1646 AT-IV-44851 Eacutelisabeth agrave Descartes le 16 Aoucirct 1645 AT-IV-26952 Agrave Eacutelisabeth 1er septembre 1645 AT-IV-282 Ce qui confirme en partie notre tentative dans le dernier

chapitre de soutenir lrsquointerpreacutetation foucaldienne dans la querelle de la folie sur la question du partageentre lrsquoinsenseacute et le bon sens (cf infra sect26)

53 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes p121 De mecircme Nicolas Grimaldi dit dans sa lectureavoir laquo assimileacute ldquole bon sensrdquo agrave ldquola liberteacute drsquoespritrdquo raquo (laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo inEacutetudes carteacutesiennes Dieu le temps la liberteacute Vrin 1996 p153)

MORALE 67

(1) Que le bon sens ne soit rien drsquoautre que la sagesse universelle la Regravegle I

lrsquoaffirme comme un postulat presque comme une deacutefinition possible de la bona mens54 Et

cette Sagesse est le reacutesultat drsquoun processus qui aura consisteacute agrave toujours laquo augmenter la

lumiegravere naturelle de la raison (nautrali rationis lumine augendo) raquo et cela agrave des fins

pratiques et non scolaire crsquoest-agrave-dire pour toujours savoir laquo quel parti eacutelire raquo in singulis

vitaelig casibus55 Par diffeacuterence drsquoavec le Discours de la Meacutethode ougrave le bon sens est un fait

universel qui en droit est eacutegalement reacuteparti au deacutepart la bona mens des Regulaelig est

essentiellement un horizon (et lrsquoon ne peut laquo commettre lrsquoeacutequivoque drsquoattribuer agrave tous les

hommes une parfaite et eacutegale Sagesse raquo56) lrsquohorizon pratique par excellence dans la

mesure ougrave il faut que tous laquo srsquoappliquent seacuterieusement agrave srsquoeacutelever au bon sens (serio student

ad bonam mentem pervenire) raquo57 Srsquoil faut donc distinguer deux bon sens lrsquoun comme

point de deacutepart lrsquoautre comme horizon de la Sagesse universelle la distinction nrsquointroduit

pas entre les deux de solution de continuiteacute crsquoest par les forces de la bona mens humaine

comme raison naturelle et puissance de bien juger que lrsquoon srsquoeacutelegraveve par degreacutes jusqursquoau Bon

Sens ndash autrement dit laquo la Sagesse nrsquoest que le bon sens parvenu au point de perfection le

plus haut dont il soit susceptible raquo58

Seulement force est de constater que ce thegraveme disparaicirct par la suite de lrsquoœuvre de

Descartes Et il est vrai que dans la mesure ougrave il suppose une conception des rapports entre

lrsquoentendement et la volonteacute qui eacutevoluera consideacuterablement dans le reste de lrsquoœuvre ce

modegravele ne sera plus opeacuteratoire par la suite

Lrsquoentendement de la Regravegle I ou cette bona humana mens qui doit nous mener vers

la Sagesse viole en effet explicitement deux de ses caracteacuteristiques fondamentales des

Meacuteditations il deacutecide (eligere AT-X-361 l21) et il est capable de porter son jugement

avec assurance dans les affaires de la vie (singulis vitaelig casibus l20) Dans les

Meacuteditations au contraire crsquoest la volonteacute qui deacutecide et lrsquoeacutevidence est bannie de la conduite

54 laquo bon mente sive () universali Sapientia raquo (Regravegle I AT-X-360) On retrouve une postulation similairedes anneacutees plus tard dans un texte qui mentionne laquo ce veacuteritable usage de la raison [qui] contient toutsavoir tout bon sens (omnis bona mens) toute sagesse humaine (omnis humana saptientia) raquo (Ad VœtiumAT-VIII2-43)

55 Regravegle I AT-X-36156 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p8257 Regravegle VIII AT-X-39558 Eacutetienne Gilson Ibidem p82-83 De mecircme selon Jean-Luc Marion il semble laquo difficile de maintenir une

distinction reacuteelle raquo dans la mesure ougrave laquo la bona mens comprend indissolublement les deux acceptions raquo(annotation (9) et (10) aux Regravegles utiles et claires pour la direction de lrsquoesprit et la recherche de la veacuteriteacute La Haye 1977 p95-96)

MORALE 68

de la vie59 Au fond il y avait dans cette laquo sagesse assez formelle de la bona mens raquo60

quelque chose de preacutematureacute qui devait ecirctre reacutevoqueacute devant lrsquoeacutevolution de la theacuteorie

carteacutesienne de la liberteacute la recomposition de la notion de bon sens et leur adeacutequation dans

lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute en droit

(2) On lrsquoa deacutejagrave mentionneacute il y a une homologie de structure entre le bon sens et la

volonteacute libre cette homologie permettait en introduisant lrsquoideacutee drsquoune estime du geacuteneacutereux

pour lrsquoensemble des hommes (en ce qursquoil pense que la volonteacute libre est ou peut ecirctre laquo en

chacun des autres hommes raquo61) de donner des armes theacuteoriques agrave lrsquoideacutee drsquoun sens commun

comme meacutediatisation et eacutetayage de son propre jugement pratique par celui des autres

Crsquoest que la geacuteneacuterositeacute est laquo comme par une qualiteacute universelle en son principe elle est

accessible agrave chaque homme raquo62 et la vraie eacutegaliteacute en morale consiste en ce que

indeacutependamment des dons de lrsquoesprit chacun peut devenir maicirctre de ses penseacutees Nous ne

nous aventurons pas plus sur le chemin de cette homologie elle a fait lrsquoobjet de certains

deacuteveloppements dans ce chapitre et sera sans doute mieux comprise quand nous

reviendrons sur le deacutebut du Discours de la meacutethode et lrsquointerpreacutetation que nous donnerons

de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens dont elle est le pendant

59 Meacuteditation IV AT-VII-60 et AT-IX-46 et IInd Reacuteponses AT-IX-116117 Au fond ce dont pacirctissent lesRegulaelig sur le plan strictement moral crsquoest drsquoune prise en consideacuteration laquo agrave cocircteacute des speacuteculationsrationnelles raquo de laquo cette vie concregravete raquo qursquoil laquo ne faut pas meacuteconnaicirctre raquo (Geneviegraveve Rodis-Lewis Lamorale de Descartes op cit p7)

60 Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936 p2861 Passions de lrsquoAcircme art 154 AT-X-44644762 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p89

SCIENCES 69

5) SCIENCES

laquo Il divisait les sciences en trois classes les premiegraveres qursquoilappelait sciences cardinales sont les plus geacuteneacuterales qui sedeacuteduisent des principes les plus simples et les plus connusparmi le commun des hommes raquondash Reneacute Descartes Studium bonaelig mentis AT-X-202

Dans sa Vie de Galileacutee Bertolt Brecht plonge le lecteur au cœur des vicissitudes de

la science moderne naissante Galileacutee dans son cabinet reccediloit un jeune homme peu

enthousiaste agrave lrsquoideacutee drsquoeacutetudier laquo dans les sciences raquo affirme-t-il laquo crsquoest toujours diffeacuterent

de ce que nous dit le bon sens raquo1 Il nrsquoa pas tord parce qursquoil entend par laquo sciences raquo celles

de la reacutevolution scientifique en effet il existe un consensus chez les eacutepisteacutemologues pour

remarquer que lrsquoaristoteacutelisme laquo srsquoaccorde raquo beaucoup mieux que la physique galileacuteenne

laquo avec le sens commun et lrsquoexpeacuterience quotidienne raquo2

En effet les rapports de la science et du sens commun ont fait lrsquoobjet dans la

tradition de lrsquoeacutepisteacutemologie historique franccedilaise drsquoune interrogation constante Et tout

questionnement sur la naissance de la science moderne ne pouvait que srsquoarrecircter sur laquo les

reacutesistances qursquoil fallait vaincre agrave un Descartes un Galileacutee raquo autrement sur ces laquo ennemis

puissants raquo agrave outrepasser que furent laquo lrsquoautoriteacute la tradition et ndash le pire de tous ndash le sens

commun raquo3

Il y a en reacutealiteacute essentiellement trois faccedilons drsquoenvisager ce rapport entre la science

et le sens commun qui semble a priori conflictuel

(1) soit on se situe dans la ligneacutee bachelardienne avec lrsquoideacutee drsquoune laquo rupture

eacutepisteacutemologique raquo selon laquelle le passage de la connaissance (ou pseudo-connaissance)

1 Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990 p172 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique 1966 reacuteeacuted Gallimard 1973 p201 Sont ici

mentionneacutes Paul Tannery Pierre Duhem avec lesquels Alexandre Koyreacute est en accord laquo le senscommun est ndash et a toujours eacuteteacute ndash meacutedieacuteval et aristoteacutelicien raquo Nous nrsquoentendons pas ici entrer dans lesdeacutetails de ce qui dans la physique moderne choque ce laquo sens commun raquo lrsquoessentiel est agrave chercher dansla substitution drsquoune physique de la quantiteacute agrave une penseacutee qualitative le deacuteveloppement drsquoabstractionsdifficilement repreacutesentables (par exemple le principe drsquoinertie) la refus drsquoune theacuteorie du mouvementlaquo naturel raquo (il est naturel pour un corps lourd de tomber) la meacutefiance dans lrsquoexpeacuterience sensible de lastabiliteacute de la Terre etc Le cœur de la laquo crise raquo agrave laquelle a donneacute lieu la reacutevolution scientifique dans sarupture avec le sens commun entendu comme faccedilon naturelle de se rapporter au laquo monde de la vie raquo estlrsquoobjet des deacuteveloppements de La crise des sciences europeacuteennes de Edmund Husserl

3 Alexandre Koyreacute Ibid p22 et p209

SCIENCES 70

commune agrave la connaissance scientifique se reacutealise par une solution de continuiteacute La

conseacutequence de cette thegravese est bien connue la connaissance commune ou vulgaire est un

laquo obstacle eacutepisteacutemologique raquo agrave la constitution de la science et le sens commun laquo a en droit

toujours tort raquo4 Et srsquoil est certain que la physique moderne dans son deacuteveloppement a ducirc

se confronter au laquo problegraveme de son rapport agrave la ldquofoulerdquo raquo et aux arguments du

laquo consentement universel raquo qui accablegraverent notamment les Coperniciens5 il devient

neacutecessaire de rendre compte du fait que tout acteur de la reacutevolution scientifique du XVIIegraveme

siegravecle a eacuteteacute sensible agrave la neacutecessiteacute de cette coupure eacutepisteacutemologique de ce point de vue

Descartes nrsquoa pas eacuteteacute eacutepargneacute par le mouvement de deacutefiance des savants agrave lrsquoeacutegard du sens

commun

(2) Agrave lrsquoinverse on peut consideacuterer qursquoil nrsquoy a pas de veacuteritable rupture entre le sens

commun et la science dans la mesure ougrave le premier donne par intuition les laquo premiers

principes raquo de toute science possible6 Degraves lors la science ne peut rien soutenir de si

paradoxal que le sens commun ne le fasse sien agrave partir du moment ougrave les regravegles du

raisonnement contraignant sont remplies7

(3) Une troisiegraveme faccedilon drsquoenvisager ce rapport se situe dans la promotion par les

sciences du raisonnement hypotheacutetique qui laisse une certaine marge de manœuvre au sens

commun tout en introduisant progressivement les nouvelles ideacutees de la reacutevolution

scientifique comme le montrera lrsquoexemple du mouvement de la terre

4 Gaston Bachelard La formation de lrsquoesprit scientifique Vrin 1938 p175 Note de Michegravele Le Dœuf in Francis Bacon Du progregraves et de la promotion des savoirs Gallimard Tel

1991 p305 De maniegravere geacuteneacuterale chaque grande laquo reacutevolution raquo scientifique entraicircne ce genre dequestionnement

6 La physique classique est attentive agrave remplir cette condition et suffit-il pour srsquoen convaincre de lire audeacutebut du Livre III des Principia de Newton les Regulae philosophandi texte qui formule des axiomes desens commun fondamentaux pour la physique newtonienne Par exemple tout le monde accorde aiseacutementavec Newton que laquo Les effets du mecircme genre doivent toujours ecirctre attribueacutes autant qursquoil est possible agravela mecircme cause raquo (Regravegle II Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle II tradfranccedilaise de 1759 par Eacutemilie du Chacirctelet)

7 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Thomas Reid op cit VI-2 p531 nous traduisons)

SCIENCES 71

sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales

laquo Copernicien agrave outrance raquo8 Descartes nrsquoa pu ignorer qursquoil fallait au scientifique

renverser laquo le jugement des siegravecles raquo crsquoest-agrave-dire laquo lrsquoopinion que la terre est immobile au

milieu du ciel comme son centre raquo9 et faisant preuve de courage laquo oser raquo aller laquo agrave

lrsquoencontre du bon sens raquo10 en deacutefendant une thegravese qui semble agrave tous absurde Mais pour

eacuteviter tout risque Descartes a-t-il peut-ecirctre adheacutereacute temporairement agrave la tentation

pythagoricienne drsquoeacutesoteacuterisme telle qursquoelle fut notamment soutenue par Copernic11

tentation dont lrsquoexpression aurait eacuteteacute le larvatus prodeo penseacutee confuse drsquoun jeune homme

de vingt-trois ans12 pour qui lrsquoeacutesoteacuterisme constitue une solution pour ainsi dire dans lrsquoair du

temps

La solution la plus commune pour rendre compte de lrsquoerreur geacuteneacuteraliseacutee des

hommes est en effet de mettre en place une theacuteorie de la veacuteriteacute du petit nombre Le critegravere

de la veacuteriteacute ne pouvant en effet ecirctre le sens commun (en deacutepit de lrsquoadage vox populi vox

dei13) il faut que ce soient les savants qui seuls capable de se deacutefaire de leurs preacutejugeacutes

parviennent agrave faire progresser les sciences Comme Bouvard et Peacutecuchet agrave la recherche du

critegravere philosophique ultime lors de leurs eacutetudes le reconnaissent sans difficulteacute apregraves avoir

envisageacute lrsquoerreur systeacutematique dans laquelle se trouve le sens commun il faut conceacuteder

que laquo crsquoest au contraire le petit nombre qui megravene le Progregraves raquo14

8 Gottfried Wilhelm Leibniz Essais de Theacuteodiceacutee II sect186 GF 1969 p2299 Nicolas Copernic laquo Au tregraves Saint Pegravere le pape Paul III raquo Preacuteface agrave Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes

Alcan 1934 p3610 Ibid p4011 laquo [Les] Pythagoriciens () avaient lrsquohabitude de ne transmettre les mystegraveres de la philosophie qursquoagrave leurs

amis et leurs proches et ce non par eacutecrit mais oralement seulement Et il me semble qursquoils le faisaientnon point ainsi que certains le pensent agrave cause drsquoune certaine jalousie concernant les doctrines agravecommuniquer mais afin que des choses tregraves belles eacutetudieacutees avec beaucoup de zegravele par de tregraves grandshommes ne soient pas meacutepriseacutees par ceux agrave qui il reacutepugne de consacrer quelque travail seacuterieux aux lettresndash sinon agrave celles qui rapportent ndash ou encore par ceux qui mecircme si par lrsquoexemple et les exhortations desautres ils eacutetaient pousseacutees agrave lrsquoeacutetude libeacuterale de la philosophie neacuteanmoins agrave cause de la stupiditeacute de leuresprit se trouvent ecirctre parmi les philosophes comme des frelons parmi les abeilles raquo (Copernic Ibidp36-37) Agrave comparer avec la situation de Descartes lui-mecircme face agrave laquo lrsquoignorance militaire raquo du milieudans lequel il se trouve lorsqursquoil est jeune (Abreacutegeacute de Musique AT-X-141) et agrave la faccedilon dont Leibnizsemble le soupccedilonner de feindre tandis qursquoil laquo se preacuteparait quelque eacutechappatoire raquo (Ibid sect186)

12 AT-X-213 et Ferdinand Alquieacute Ibid p44 Alquieacute agrave bien noteacute lrsquoeacutelitisme du jeune Descartes loin delaquo lrsquoideacutee selon laquelle une meacutethode universalisable pourrait eacutetendre la science agrave tous ceux entre lesquelsest partageacute le bon sens raquo (p46)

13 Cf la remarque de Darwin laquo When it was first said that the sun stood still and the world turned roundthe common sense of mankind declared the doctrine false but the old saying of Vox populi vox Dei asevery philosopher knows cannot be trusted in science raquo (The origine of species VI 6egraveme eacuteditionLondres 1873 p143)

14 laquo Une fois maicirctres de lrsquoinstrument logique ils passegraverent en revue les diffeacuterents criteacuteriums drsquoabord celuidu sens commun Si lrsquoindividu ne peut rien savoir pourquoi tous les individus en sauraient-ilsdrsquoavantage Une erreur fucirct-elle vieille de cent mille ans par cela mecircme qursquoelle est vieille ne constitue

SCIENCES 72

Un texte exemplaire dans le corpus carteacutesien dont lrsquoascendance baconienne est tregraves

marqueacutee teacutemoigne de la persistance agrave lrsquoacircge classique de ce thegraveme de la rupture

eacutepisteacutemologique Il srsquoagit de la Regravegle III celle-ci on srsquoen souvient remet en cause

lrsquoheacuteritage du passeacute en matiegravere de sciences et lrsquoautoriteacute des Anciens La sinceacuteriteacute de ces

derniers est remis en cause et agrave supposer mecircme qursquoils le furent ils nous ont livreacute tant

drsquoopinions contraires qursquoils nous laissent dans lrsquoincertitude (laquo semper essemus incerti raquo15)

On retrouve ici la critique baconienne du deacuteregraveglement laquo chicanier raquo du savoir (contentious

learning16) par excellence celui de lrsquoEacutecole qui laquo induit neacutecessairement des thegraveses

opposeacutees et de lagrave des questions et des disputes raquo17 Jusque lagrave rien que de tregraves classique

Seulement parmi ces laquo opinions du passeacute raquo toutes contraires il est fort probable

que le temps nous aura leacutegueacute laquo plutocirct ce qui est populaire et superficiel raquo18 ndash et crsquoest

pourquoi en matiegravere de recherche de la veacuteriteacute laquo il ne servirait agrave rien de compter les

suffrages pour suivre lrsquoopinion qui a le plus de reacutepondants raquo autrement dit le plus

drsquoautoriteacute19 Agrave lrsquoeacutetat deacutemocratique dans lequel se trouve le savoir laquo ougrave lrsquoemporte ce qui est

le plus en accord avec le sentiment et les ideacutees du peuple raquo20 il faudrait substituer une

aristocratie du savoir eacutetant donneacutee qursquolaquo il est plus croyable que ce soit le petit nombre et

non le grand raquo qui deacutecouvre laquo la veacuteriteacute (magis credibile est ejus veritatem a paucis inveniri

potuisse quam a multis) raquo21 On retrouve drsquoailleurs ici la critique du consentement

universel deacutejagrave rencontreacutee que tous les anciens soient drsquoaccord sur une proposition ne

suffira pas agrave nous la faire connaicirctre ndash crsquoest lrsquointime eacutevidence deacutelivreacutee par intuition qui est

le seul critegravere de veacuteriteacute

Cependant Descartes ajoute dans ce passage une clause qui nuance radicalement la

thegravese de la rupture eacutepisteacutemologique que lrsquoon pourrait y trouver ce nrsquoest que dans la

pas la veacuteriteacute La foule invariablement suit la routine raquo (Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacutedGallimard 1970 p307 en Folio Classiques)

15 Regravegle III AT-X-367 l916 Francis Bacon On the advancement of learning in The works and letters of Francis Bacon eacuted

Spedding Ellis and Heath vol 3 p282 (par la suite abreacutegeacute en Sp-III-numeacutero de la page)17 laquo () induce oppositions and so questions and altercations raquo (Sp-III-285 et trad franccedilaise Michegravele le

Dœuf Gallimard 1991 p34)18 laquo () give passage rather to what which is popular and superficial raquo (Sp-III-291 et le Dœuf p42-43)

Comme chez Descartes ougrave le laquo sentiment des autres quid alii senserint raquo (Regravegle III AT-X-366) desAuteurs anciens et des autoriteacutes de maniegravere geacuteneacuterale est suspicieux

19 laquo Et nihil prodesset suffragia numerare ut illam sequeremur opinionem quaelig plures habet Authores raquo(Regravegle III AT-X-367)

20 laquo () the state of knowledge is ever a Democratic and that prevaileth which is most agreeable to thesenses and conceith of people raquo (Of the interpreacutetation of nature Sp-III-227 trad franccedilaise Michegravele leDœuf Meacuteridiens-Klincksieck 1986 p37)

21 Regravegle III AT-X-367 l13-14

SCIENCES 73

mesure ougrave la question traiteacutee est laquo difficile raquo (laquo quaeligstione difficili raquo l13) que le laquo petit

nombre raquo a plus de chance drsquoecirctre dans le vrai On le comprend pour statuer sur le rapport

entre sciences et sens commun cette clause est tout agrave fait fondamentale ndash et elle ne pourra

ecirctre clairement conccedilue que si lrsquoon donne agrave lrsquoideacutee drsquoune quaeligstionem difficilem toute son

ampleur Il nrsquoest pas du tout certain qursquoil srsquoagisse ici des questions fondamentales de

matheacutematiques (qui contient au contraire laquo les premiers rudiments de la raison

humaine raquo22) ni de la meacutetaphysique qui relegraveve des sciences laquo cardinales raquo (cf infra)

ndash mais plutocirct de questions attenantes aux laquo sciences expeacuterimentales raquo dont laquo les principes

ne sont pas clairs ou certains pour toutes sortes de personnes raquo23

Avec coheacuterence Descartes restera sur cette ligne drsquoun rapport eacutepisteacutemologique

entre science et sens commun pour ainsi dire agrave deux niveaux ougrave la thegravese de la rupture

eacutepisteacutemologique srsquoeacutepanouit de faccedilon privileacutegieacutee au niveau des sciences expeacuterimentales Et

srsquoil lui arrive parfois de faire de la meacutetaphysique une science en elle-mecircme tregraves difficile de

maniegravere geacuteneacuterale ce nrsquoest pas tant la difficulteacute intrinsegraveque de la science qui produit la

rupture avec le sens commun que le recourt agrave un certain type drsquolaquo expeacuterience raquo ou agrave des

laquo observations raquo singuliegraveres24 comme crsquoest le cas en physique La possibiliteacute de faire

lrsquoexpeacuterience de certaines choses ou de pouvoir observer des eacuteveacutenements plutocirct que

drsquoautres est preacutecisement ce qui provoque et creuse la rupture eacutepisteacutemologique ndash et lrsquoon

peut lrsquoimaginer eacutegalement le recourt agrave certains objets techniques neacutecessaires au

deacuteveloppement de la reacutevolution scientifique La complexiteacute constitutive des opeacuterations de

la theacuteorie physique nrsquoest pas une difficulteacute speacuteculative qursquoeacuteprouverait un esprit limiteacute

(comme crsquoest le cas de la meacutetaphysique perexigua et omnium difficillima25 et pourtant

dans lrsquoordre des questions difficiles accessible mecircme au sens commun pourvu qursquoil soit

bien dirigeacute26) mais bien une complexiteacute de lrsquoobjet au sens ougrave celui-ci est embrouilleacute et qursquoil

22 laquo () prima rationis humanaelig rudimenta continere raquo (Regravegle IV AT-X-373)23 Studium bonaelig mentis AT-X-20224 Studium bonaelig mentis Ibidem Condillac fera plus tard de cette distinction entre les choses difficiles et

faciles le fondement mecircme de sa deacutefinition du bon sens celui-ci ayant pour objet laquo ce qui est facile etordinaire raquo lagrave ougrave lrsquointelligence scientifique proprement dite srsquoapplique agrave laquo concevoir ou imaginer deschose plus composeacutees et plus neuves raquo (Eacutetienne Bonnot de Condillac Essai sur lrsquoorigine desconnaissances humaines sect98 Vrin 2014 p134) La philosophie du sens commun elle-mecircme ne pensepas autrement puisqursquoau-delagrave des premiers principes de la science ougrave le bon sens fait autoriteacute le laquo petitnombre raquo seul doit ecirctre suivi y compris contre lorsqursquoil se prononce contre lrsquoeacutecrasante majoriteacute dessuffrages (laquo In matters beyond the reach of common understandings the many are led by the few andwilingly yield to their authority raquo Thomas Reid Essay on the intellectual power of man VI-4 London1785 p566) La grande nouveauteacute de Descartes est ici de ne pas situer la rupture au niveau de lacomplexiteacute de la science mais plutocirct dans la techniciteacute de certaines expeacuteriences

25 Ad Vœtium AT-VIIIB-3626 Cf infra chapitre 7

SCIENCES 74

faut le deacutemecircler par quelques expeacuteriences et autres observations singuliegraveres27

Et cela explique que dans la Regravegle III le petit nombre soit plus croyable que le

grand sur les questions difficiles pourvu que lrsquoon entende par lagrave des questions telles que le

recourt agrave certaines conditions expeacuterimentales est discriminant ainsi concernant la

question de la rotonditeacute de la terre (qui est un eacutequivalent dans lrsquoordre eacutepisteacutemologique de

la difficilem quaeligstionem du mouvement de la terre cf infra) laquo on a plutocirct cru au rapport de

quelques matelots qui ont fait le tour de la terre qursquoagrave des milliers de philosophes qui nrsquoont

pas cru qursquoelle fucirct ronde raquo28 La science physique fonctionne agrave partir de laquo principes simples

et geacuteneacuteraux raquo accessibles agrave tous mais ce sont les expeacuteriences et en particulier les

expeacuteriences cruciales qui permettent de laquo veacuterifier expeacuterimentalement par la deacutecouverte de

nouveaux pheacutenomegravenes raquo29 ce qursquoil en est reacuteellement de ces principes Crsquoest donc

essentiellement lrsquoexpeacuterience qui complique le rapport entre la science et le sens commun

et la description bachelardienne de lrsquoeacutepisteacutemologie non-carteacutesienne comme reacuteductrice et

dogmatique dans la mesure ougrave laquo elle nrsquoarrive pas agrave compliquer lrsquoexpeacuterience raquo est

injustifieacutee30 elle pourrait mecircme constituer le lieu carteacutesien de ce que Bachelard a

theacutematiseacute comme rupture eacutepisteacutemologique

Cette position qui nrsquoest pas fondamentalement eacutelitiste marque un eacutecart avec

lrsquoeacutesoteacuterisme enthousiaste des notes de jeunesse lorsque Descartes consideacuterait que la

science laquo si elle srsquooffre agrave tous () srsquoavilit raquo31

Pour le reste la question de la communication des deacutecouvertes scientifiques restera

ouverte chez Descartes et cela en-deccedilagrave de tout eacutelitisme srsquoil est en effet convaincu des

grands biens que lrsquohumaniteacute peut tirer de la lecture de ses travaux il srsquoinquiegravete de voir ses

traiteacutes condamneacutes calomnieacutes deacuteformeacutes ou incompris et preacutefegravere la prudence et la reacuteserve

dont teacutemoigne tout le deacutebut de la sixiegraveme partie du Discours de la Meacutethode

27 Discours VI AT-VI-747528 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faites

par Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-21029 Michio Kobayashi La philosophie naturelle de Descartes Vrin 1993 p7130 Gaston Bachelard Le nouvel esprit scientifique 1934 Puf 2015 8 p142 Jean-Luc Marion a deacutejagrave montreacute

par ailleurs que lrsquoideacutee selon laquelle il y aurait chez Descartes une simpliciteacute constitutive des pheacutenomegravenesqui serait deacutepasseacutee par la complexiteacute des relations qursquoeacutetudie les sciences contemporaines nrsquoest pasjustifieacutee (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise op cit p92) Comme nous venons de le remarquer lespheacutenomegravenes auxquels se rapporte le scientifique sont essentiellement complexes et inscrits dans desreacuteseaux de relations difficilement deacutemecirclables

31 Praeligmbula in Cogitations Privatae AT-X-214

SCIENCES 75

sect17 Continuisme et sciences cardinales

Caracteacuteriser la science carteacutesienne comme un alignement laquo agrave partir de principes

jugeacutes eacutevidents des seacuteries de veacuteriteacutes de sens commun lesquelles peu agrave peu proceacutedant par

ordre et par eacutenumeacuteration complegravete srsquoeacutetendront agrave tous les eacuteleacutements qui composent le

monde raquo32 serait on lrsquoa vu une erreur si lrsquoon entendait par science la science

expeacuterimentale Comme nous venons de le montrer celle-ci srsquoinscrit dans une forme de

rupture eacutepisteacutemologique Or si Gaston Milhaud donne cette description de la laquo Physique

Geacuteneacuterale raquo de Descartes laquo science inteacutegrale de lrsquounivers raquo qui va des principes

meacutetaphysiques agrave ce qui en est directement deacuteriveacute physiquement crsquoest qursquoil la situe avant

ce passage neacutecessaire qursquoest le fait de laquo descendre aux choses les plus particuliegraveres raquo et qui

requiegravere une expeacuterimentation33 Dans cette ideacutee drsquoune laquo Physique Geacuteneacuterale raquo on retrouve

plutocirct la caracteacuterisation de ce que Descartes nommait science cardinale comme (a) science

des principes simples et (b) science accessible au sens commun essentiellement donc la

meacutetaphysique et la partie a priori de la physique

Cette ideacutee drsquoune science cardinale est agrave nouveau drsquoesprit baconien ce qursquoil

nommait la philosophia prima sive de fontibus scientiarum eacutetait en effet consideacutereacutee comme

un reacuteceptacle des laquo axiomes utiles () qui sont plus communs et drsquoun plan plus eacuteleveacute raquo que

celui des sciences particuliegraveres34 ndash retrouvant par lagrave lrsquoideacutee aristoteacutelicienne de laquo principes

communs raquo aux diffeacuterentes sciences (par-delagrave les principes speacutecifiques) premiers et plus

connus qursquoaucune autre chose35

Faisant donc lrsquohypothegravese que la science cardinale est le terrain speacutecifique drsquoune

continuiteacute entre le sens commun et la science ou drsquoune transition possible de lrsquoun agrave lrsquoautre

revenons aux diffeacuterentes eacutetapes de la connaissance scientifique telles que Descartes les

expose au sect43 des Principes de la philosophie laquo (1) si les principes dont je me sers sont

tregraves eacutevidents (2) si les conseacutequences que jrsquoen tire sont fondeacutees sur lrsquoeacutevidence des

Matheacutematiques (3) et si ce que jrsquoen deacuteduis de la sorte srsquoaccorde exactement avec toutes les

32 Gaston Milhaud Descartes savant Paris Alcan 1921 p248 Cf eacutegalement Au Pegravere Charlet octobre1644 AT-IV-141 ougrave faisant valoir au Pegravere Charlet que sa physique est approuveacutee par nombre de gens quisont laquo les mieux senseacutes raquo Descartes exprime lrsquoespoir qursquoavec le temps elle ne pourra manquer drsquoecirctrereccedilue par tous les hommes ayant laquo le sens commun assez bon raquo

33 Ibid p233 et p19134 laquo () a receptacle for all () and axioms as fall no within the compass of any of the special parts of

philosophy or science but are more common and of a higher stage raquo (Francis Bacon Of theadvancement of learning Sp-III-387 et trad fr p113)

35 Seconds Analytiques I 11 77a25-35

SCIENCES 76

expeacuteriences raquo alors je me sers bien la raison que Dieu mrsquoa donneacute36 Le dernier niveau que

nous avons deacutejagrave exposeacute est le lieu de la rupture eacutepisteacutemologique Reacutegressant dans ce

processus de connaissance il nous faut donc montrer selon un scheacutema conforme agrave celui

preacuteconiseacute par la philosophie du sens commun non seulement que les principes communs

sont la preacuterogative du sens commun qui nous donne par intuition les premiers principes

de toute science possible37 mais aussi que la deacuteduction qui srsquoen suit ne creacutee pas de solution

de continuiteacute ndash autrement dit que les regravegles du raisonnement contraignant eacutetant remplies

du sens commun agrave la science la transition est naturelle38 Crsquoest surtout drsquoabord (1) lrsquoideacuteal

drsquoaccessibiliteacute commun aux premiers principes qui doit ecirctre interrogeacute ndash quand (2) agrave la

capaciteacute pour tout esprit de saisir lrsquoentiegravere veacuteriteacute drsquoun raisonnement (notamment

matheacutematique) de proche en proche ce sera un argument agrave deacutevelopper au moment

drsquoeacutevoquer la question du fonctionnement de la raison comme bon sens (cf infra chapitre

6) Donnons donc une caracteacuterisation geacuteneacuteral du rapport entre la science meacutetaphysique et

ces premiegraveres notions qui semblent bien connues de tous

Lrsquoentreprise meacutetaphysique du moment ougrave elle est consideacutereacutee comme une re-

disposition laquo dans un ordre veacuteritable raquo drsquoun ensemble de principes laquo connus de tout

temps raquo par tous les hommes encore que cela soit drsquoune grande difficulteacute elle ne peut

qursquoaccorder la dimension sens-communiste de ces principes39 et ne peut avoir pour

ambition de proceacuteder agrave une reacutefutation de ce qui fait partie du fond commun des notions les

plus simples La leacutegitimiteacute du doute hyperbolique a eacuteteacute pour cette raison fort suspicieuse

aux yeux de la philosophie du sens commun (par exemple pour Buffier40) dans la mesure

ougrave au final il ne srsquoagirait pas de remettre en cause cet heacuteritage

Cependant Descartes affirme que dans lrsquoeacutepisode du doute il nrsquoa laquo nieacute que les

preacutejugeacutes et non point les notions () qui se connaissent sans aucune affirmation ni

36 laquo si nullis principiis utamur nisi evidentissime perspectis si nihil nisi per Mathematicas consequentias exiis deducamus et interim illa quœ sic ex ipsis deducemus cum omnibus naturaelig phaenomenis accurateconsentiant raquo (Principes de la philosophie III sect43 AT-IXB-123 et AT-VIII-99)

37 laquo Les propositions [les plus simples et les plus eacutevidentes] quand elles sont utiliseacutees dans les matiegraveresscientifiques ont geacuteneacuteralement eacuteteacute appeleacutees axiomes et quand elles ont eacuteteacute utiliseacutees en toute occasionsont appeleacutees premiers principes principes du sens commun () raquo (Thomas Reid Essays on theintellectual power of mind VI-4 Eacutedimbourg 1785 p555 nous traduisons)

38 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Ibid VI-2 p531 nous traduisons)

39 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10 et Denis Kambouchner laquo Introduction raquo agrave Descartes et la philosophiemorale op cit p15 Cf supra sect10 sur cette question

40 laquo () quand on ne peut former que des doutes bizarres dont la proposition seule excite la riseacutee oulrsquoindignation la difficulteacute porte avec elle-mecircme sa reacuteponse raquo (Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysiqueop cit p112)

SCIENCES 77

neacutegation raquo41 Et justement le but du doute nrsquoeacutetait pas de mettre de cocircteacute les principes mais

bien plutocirct de les deacutegager de lrsquoobscuriteacute dans laquelle ils se trouvent tandis qursquoils sont

mecircleacutes agrave certains preacutejugeacutes Pour bien comprendre cette question il est neacutecessaire de se

reporter agrave un extrait de lrsquoEntretien avec Burman lequel affirme que les laquo principes

communs et les axiomes raquo sont penseacutes laquo obscureacutement raquo autrement dit embrouilleacutes par des

consideacuterations sensibles agrave partir de laquo cas particuliers raquo par les hommes laquo avant de

philosopher raquo42 Crsquoest seulement en tant qursquoobscureacutement consideacutereacutes par des homines

sensuales que les premiegraveres notions font lrsquoobjet drsquoune mise en doute radicale dont

lrsquoobjectif est de les porter agrave un degreacute de clarteacute supeacuterieur Clairement et distinctement

consideacutereacutes ces principes sont en-deccedilagrave du doute et si les sceptiques persistent crsquoest donc

qursquoils laquo ne les perccediloivent pas clairement et distinctement raquo43 Pour parvenir agrave cette claire et

distincte perception des premiers principes celui qui laquo commence tout juste agrave agrave

philosopher (qui primo philosophari incipit) raquo doit donc apprendre agrave se deacutetacher des sens

pour seacuteparer les notions premiegraveres de leur enrobage mateacuteriel

Cela nrsquoempecircche que dans ce passage de lrsquoEntretien avec Burman lrsquoopposition entre

le preacute-philosophique et le philosophique semble forceacutee44 et la conception de ces premiegraveres

principes nrsquoest pas si embrouilleacutee sans quoi ils nrsquoauraient pas eacuteteacute laquo connus de tout

temps raquo diffeacuterence de degreacute de distinction plutocirct que passage sans commune mesure

drsquoune conception fondamentalement obscure agrave une eacuteclaircie radicale

Cette continuiteacute qui srsquoinscrit dans une diffeacuterence de degreacute et non de nature entre la

perception ordinaire des premiers principes et leur deacutecantation dans lrsquoexercice du doute45

41 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faitespar Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-206 Cf eacutegalement AT-X-204 ougrave il estquestion de certaines laquo notions qui sont en notre esprit desquelles jrsquoavoue qursquoil est impossible de sedeacutefaire raquo

42 laquo Nam quantum ad principia communia et axiomata exempli gratia impossibile est idem esse et nonesse attinet ea homines sensuales ut omnes ante philosophiam sumus non considerant nec ad eaattendum () omittunt et non nisi confuse considerant nunquam vero in abstracto et separata a materiaet singularibus raquo (Entretien avec Burman AT-V-146 notre traduction)

43 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous Puf 1989 p8744 Lrsquoideacutee drsquoun sens commun pur de tout exercice philosophique preacutealable qui se deacutegage dans cette formule

laquo ne doit pas srsquoentendre de maniegravere trop absolue raquo (Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiquesde Descartes PUF 2005 p247)

45 La preuve en est que comme le remarque Martial Gueroult les deux exposeacutes meacutetaphysiques que sont lesPrincipes et les Meacuteditations proposent deux types de doute diffeacuterents avec des finaliteacutes diffeacuterentes Lelaborieux chemin des Meacuteditations Meacutetaphysiques nrsquoa en effet pas pour seul objectif de nous rendre plusclaires les premiegraveres notions mais eacutegalement de concentrer notre esprit sur des principes plus difficilesque certaines notions opeacuteratoires de les sciences Ainsi comme le concegravede la laquo Lettre-Preacuteface raquolrsquoexistence de Dieu est agrave mettre au rang des ideacutees qui quoi qursquoinneacutees ne sont pas conccedilues tregraves facilement(AT-IXB-10 l22) De ce point de vue dans les Principes le doute nrsquoa pas la mecircme vocation que dansles Meacuteditations En tant que manuel les Principes preacutesentent en effet un doute plus promptement meneacuteexeacutecuteacute par une volonteacute qui prend le dessus faisant du Cogito un laquo jrsquoai une volonteacute libre donc je suis raquo

SCIENCES 78

est fondeacutee dans un inneacuteisme qui degraves les premiers eacutecrits srsquoexprimait chez Descartes par

lrsquoideacutee de laquo semences de science raquo46 deacuteposeacutees laquo dans lrsquoesprit de tous les hommes raquo47 Le

thegraveme de lrsquoinneacuteisme fera fortune dans le carteacutesianisme et cette fortune est agrave mettre au

compte du continuisme entre le sens commun et les sciences et cela dans la mesure ougrave les

semences de veacuteriteacute fussent-elles laquo neacutegligeacutees raquo ou laquo eacutetouffeacutees par les eacutetudes raquo (selon les

deux personnages qui repreacutesentent des pocircles conceptuels du carteacutesianisme lrsquoignorant et le

docte cf infra chapitre 8) peuvent tout de mecircme laquo produire spontaneacutement leur fruit raquo48

Au-delagrave de lrsquoapport de lrsquoexpeacuterience et de la rupture eacutepisteacutemologique qursquoil peut introduire

le commencement de la science se fonde tout entier sur une suite de laquo premiegraveres notions ou

ideacutees raquo qui en nous laquo se trouvent naturellement raquo49 Ce faisant la physique deacuteduira de ces

premiegraveres notions les choses laquo qui sont les plus communes de toutes et les plus simples et

par conseacutequent les plus aiseacutees agrave connaicirctre raquo (agrave savoir les cieux les astres la terre de

lrsquoeau de lrsquoair du feu etc)50

Dans le ceacutelegravebre commentaire qursquoil a donneacute de ce passage Charles Peacuteguy

srsquointerroge sur lrsquoeacutetrangeteacute drsquoune telle faccedilon de concevoir la deacutemarche scientifique Si

Descartes a trouveacute ces choses simples que sont les cieux la terre les astres etc nrsquoest-ce

pas qursquoil a eu laquo comme tout homme une certaine expeacuterience raquo de ces choses preacuteceacutedant la

deacuteduction rationnelle plutocirct qursquoelle lrsquoy aurait meneacute avec une soi-disant grande faciliteacute51

Ce commentaire est selon nous symptomatique du fait qursquoil y a deux faccedilons de

creacuteer un sens commun partageacute entre les hommes (1) un certain rationalisme privileacutegiera

lrsquoideacutee drsquoune structure commune agrave tous les esprits humain qui permet de creacuteer un monde

commun par lrsquoaccord a priori de nos faculteacutes ou la possession en nous drsquoun stock drsquoideacutees

inneacutees qui forment notre rapport au monde (et en ce sens Kant achegraveve Descartes) (2) un

ndash crsquoest que la formation du scientifique implique en allant au plus vite et agrave lrsquoessentiel de se deacutetacher desses preacutejugeacutes pour entrer tout de suite en contact avec les principes de la science et progresser dans laconnaissance (Martial Gueroult Descartes selon lrsquoordre des raisons I p74) Pour saisir Dieu et les plushautes veacuteriteacutes meacutetaphysiques comme se le proposent les Meacuteditations le critique des sens doit se faitbeaucoup plus en profondeur

46 Degraves les Olympiques in Cogitationes Privataelig AT-X-21447 AT-X-184 Autrement dit ces semences laquo ne sont jamais un argument chez Descartes () permettant de

diffeacuterencier les esprits et les talents raquo (Freacutedeacuteric de Buzon laquo Matheacutematiques et dialectique Descartesramiste raquo Les Eacutetudes philosophiques 42005 (ndeg 75) p459)

48 laquo ut saeligpe quantumvis neglecta et transversis studiis suffocata spontaneam frugem producant raquo (RegravegleIV AT-X-373)

49 Principes II 3 AT-IXB-65 Sur ces premiegraveres notions cf Annexe 350 Discours VI AT-VI-64 51 laquo Note conjointe sur M Descartes et la philosophie carteacutesienne raquo [1914] in Œuvres complegravetes tome IX

Œuvres posthumes Paris Eacuteditions de la Nouvelle Revue franccedilaise 1924 p61

SCIENCES 79

certain empirisme consideacuterera qursquoau contraire crsquoest lrsquouniformiteacute du monde donneacute dans la

sensation qui produit un sens commun ndash au fond le rationaliste et lrsquoempiriste srsquoopposent

comme la communauteacute humaine agrave la communauteacute du monde52 On voit ainsi qursquoavec lrsquoideacutee

de semences de veacuteriteacutes partageacutees entre les hommes drsquoune part et drsquoautre part gracircce agrave la

thegravese selon laquelle la diffeacuterence eacutepisteacutemologique est creuseacutee par lrsquoexpeacuterience Descartes

se positionne en rationaliste sur le sens commun communauteacute des hommes dans les ideacutees

inneacutees rupture entre eux par la freacutequentation de mondes diffeacuterents (celui de lrsquoexpeacuterience

commune celui du scientifique et des observations expeacuterimentales53)

sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun

Avant la grande reacutevolution de lrsquoastronomie et lrsquoenracinement deacutefinitif de

lrsquoheacuteliocentrisme dans le paysage intellectuel le sens commun est reacutesolument

geacuteocentrique cette position est un meacutelange du sentiment naturel de lrsquoimmobiliteacute de la

terre et drsquoun enseignement religieux impreacutegneacute drsquoaristoteacutelisme Alexandre Koyreacute pour nous

rendre sensible agrave ce tournant de lrsquohistoire intellectuelle de lrsquohumaniteacute que fut

lrsquoheacuteliocentrisme teacutemoigne qursquoil nous serait impossible aujourdrsquohui apregraves avoir eacuteteacute agrave

lrsquoeacutecole de laquo revenir agrave lrsquoassurance naiumlve avec laquelle le sens commun [acceptait]

lrsquoeacutevidence immeacutediate de la perception de lrsquoimmobiliteacute de la terre raquo54 Le sens commun

transformeacute par lrsquoeacuteducation serait laquo revenu de cet eacutetonnement raquo premier et comme lrsquoadmet

Leibniz laquo tout homme de bon sens reconnaicirct aiseacutement raquo maintenant la validiteacute de

lrsquoheacuteliocentrisme55

52 Le preacutecuseur de lrsquoempirisme moderne que fut Francis Bacon anticipe cette conception dans un passageremarquable du Progregraves et de la promotion des savoirs Citant Heacuteraclite contre la philosophieintellectualiste il eacutecrit laquo Les hommes cherchent la veacuteriteacute dans leurs petits monde et non dans le grandmonde qui est commun raquo (eacuted cit p44) Le fait de se rapporter agrave Heacuteraclite est eacutevidement probleacutematique(mais sans importance reacuteelle ici) lui qui a reacutecuseacute le rocircle de la sensation et qui laquo affirme que la raison est lecritegravere de la veacuteriteacute non pas cependant nrsquoimporte quelle raison mais la raison commune et divine raquo(Heacuteraclite Fragment A XVI in Les eacutecoles preacutesocratiques eacuted J-P Dumont Gallimard 1991 p61)

53 La rupture eacutepisteacutemologique se joue donc au niveau ougrave se scindent deux acceptions de lrsquoexpeacuterience laquo lrsquoexperimentum raquo qui laquo srsquooppose agrave lrsquoexpeacuterience commune agrave lrsquoexpeacuterience qui nrsquoest qursquoobservation raquo(Alexandre Koyreacute Eacutetudes de lrsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p59)

54 Alexandre Koyreacute laquo Introduction raquo agrave Nicolas Copernic Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes Alcan 1934p2

55 Leibniz agrave von Hessen-Rheinfals Juillet-Aoucirct 1688 in Leibniz und Landgraf Ernest von Hessen-Rheinfals eacuted Von Rommel 1847 p201 Toutefois la question se pose en ce deacutebut de troisiegravememilleacutenaire et des statistiques reacutecentes montrent qursquoun pourcentage non neacutegligeable de la population (29en Europe) estime que crsquoest le Soleil qui se meut autour de la Terre (laquo Europeans science and

SCIENCES 80

La grande reacutevolution scientifique du XVIIegraveme a en effet profondeacutement bouleverseacute les

assurances du sens commun agrave nos yeux cependant elle nrsquoa pas pour conseacutequence

neacutecessaire son abandon mais sa redeacutefinition Le sens commun nrsquoest plus leacutegitime dans sa

preacutetention agrave lrsquoeacuteterniteacute de certaines de ses propositions simplement parce que le double

mouvement de la Terre qui eacutetait jusqursquoici contraire au laquo sentiment qui est commun aux

hommes de tous les temps et de tous les pays quand ils ont atteint lrsquousage de la raison raquo56

a eacuteteacute deacutemontreacute Les hommes laquo font un continuel progregraves raquo dans les sciences et

laquo lrsquoenfance raquo de lrsquohumaniteacute est derriegravere nous57 le sens commun a grandit et atteint lrsquousage

de la raison Cependant si les reacutevolutions scientifiques successives transforment le sens

commun celui-ci nrsquoen devient-il pas meacuteconnaissable

On peut pourtant produire un autre reacutecit de la grande reacutevolution scientifique et de

ses rapports avec le sens commun pour des raisons extrinsegraveques crsquoest Descartes qui rend

possible celui-ci Suite agrave la condamnation de Galileacutee Descartes fut par les circonstances

laquo sommeacute de produire [une] diffeacuterence raquo58 avec lrsquoitalien ces circonstances auront sur le

nouveau visage de la science carteacutesienne un rocircle deacuteterminant En mecircme temps que sa

position sur lrsquoheacuteliocentrisme crsquoest toute son eacutepisteacutemologie qui eacutevolue le reacutesultat sera une

reconsideacuteration de la position du sens commun

Car si les sciences passent si les hypothegraveses finissent toujours par ecirctre infirmeacutee le

sens commun reste et ne se transforme que tregraves lentement il faut modeacuterer lrsquooptimisme de

Leibniz Comme lrsquoavait noteacute Pierre Duhem la plus grand erreur que puisse commettre un

scientifique crsquoest drsquoaccorder trop de reacutealiteacute agrave ses hypothegraveses laquo jamais les hypothegraveses

[drsquoune theacuteorie physique] nrsquoacquiegraverent la certitude des veacuteriteacutes du sens commun ()

technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne ndeg224 p40) Les reacutesistances du senscommun srsquoopegraverent en fait sur le tregraves long terme et son eacutevolution est beaucoup plus longue que nelrsquoauraient voulu ceux qui au XVIIegraveme et apregraves preacutetendirent laquo reacuteformer lrsquoentendement raquo

56 Selon la deacutefinition du sens commun que donne Claude Buffier (Eacuteleacutements de meacutetaphysique 1725 Parisp100) Celle-ci permet de rencontre des errances possibles du sens commun laquo 1deg que le sens commun asouvent admis des choses sans les entendre et qursquoil les a rejeteacutees dans la suite qui il a eacuteteacute redresseacute Maisun sens commun qui est capable drsquoecirctre redresseacute et drsquoadmettre des choses sans les entendre nrsquoest plus unsens commun du moins nrsquoest-ce pas celui que jrsquoai admis ce faux sens commun est preacutecisement ce quejrsquoai appeleacute des erreurs populaires opposeacutees au sens commun Le critique peut lire mon traiteacute jrsquoy reacutepegravete lachose agrave diverses fois (sic) surtout dans les chapitres 9 et 10 du premier livre pour montrer comment lesens commun ne se trouve pas dans tous les hommes et en particulier comment les erreurs populairesreacutepandues dans une grande partie du genre humain sont tregraves diffeacuterentes de ce qursquoest en effet et de ce quejrsquoappelle le sens commun raquo (laquo Eacuteclaircissements sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes raquo in Cours desciences Paris 1732 p1447)

57 Blaise Pascal Preacuteface pour le Traiteacute du Vide eacuted cit p6258 Fabien Chareix laquo Quamvis hypothetice a se illam proponi simularet le mouvement de la Terre chez

Galileacutee et Descartes raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20091 (ndeg 242) p 97

SCIENCES 81

lrsquohistoire a vu crouler tant de theacuteories longtemps admises sans conteste raquo59 La trop grand

hardiesse de la coupure eacutepisteacutemologique doit ecirctre reconsideacutereacutee agrave la lumiegravere de cette

proposition

Nous pensons que Descartes a eu ce sentiment et gracircce agrave lui a pu progressivement

se libeacuterer drsquoune ontologie scientifique trop reacutealiste et ce faisant (comme le remarque

judicieusement Alquieacute) annoncer agrave la fois la raison symbolique de Duhem et le

conventionnalisme de Poincareacute60 Or le point commun entre Duhem et Poincareacute est

preacutecisement en deacutereacutealisant les hypothegraveses de la physique drsquoouvrir un espace pour le sens

commun dans un eacutetat drsquoesprit hostile agrave toute rupture eacutepisteacutemologique On constate

preacutecisement cette libeacuteration agrave lrsquoeacutegard de toute ontologie scientifique dans une lettre agrave

Mersenne de Novembre 1633

Apregraves avoir appris la condamnation de Galileacutee Descartes eacutecrit agrave Mersenne qursquoil ne

veut pas publier son Monde non seulement par eacutegard pour les autoriteacutes eccleacutesiastiques

mais aussi parce que lrsquoaffaire lui a rappeleacute que deacutejagrave jeune il avait honni la dispute et

lrsquoopposition des opinions contradictoires laquo il y a deacutejagrave tant drsquoopinions en Philosophie qui

ont de lrsquoapparence et qui peuvent ecirctre soutenues en dispute que si les [siennes] nrsquoont rien

de plus certain et ne peuvent ecirctre approuveacutees sans controverse raquo il preacutefegravere se reacutetracter ndash

non seulement par prudence donc mais aussi pour des consideacuterations eacutepisteacutemologiques agrave

savoir que la physique nrsquooffre sans doute rien de suffisamment certain61 Lagrave dessus nous

aurions tort de ne pas conclure avec Alquieacute que les circonstances nrsquoont pas contraint

Descartes a faire machine arriegravere mais lui ont plutocirct fait laquo douter de la veacuteriteacute de sa

cosmologie raquo62 Non qursquoil lrsquoa consideacutera soudainement fausse mais il reconnu alors que la

certitude meacutetaphysique qursquoil recherchait ne pouvant ecirctre accordeacutee aux theacuteories

scientifiques et qursquoil ne lui fallait degraves lors accorder aux hypothegraveses cosmologiques rien de

plus que ce qui doit leur revenir

Cette conversion carteacutesienne datable des anneacutees 1630 modifie en profondeur le

statut des hypothegraveses dans sa philosophie des sciences Si dans les Regulae ou le Monde et

en conformiteacute avec la strateacutegie galileacuteenne lrsquohypothegravese est avant tout un cheval de Troie

pour lrsquoheacuteliocentrisme ce ne sera plus le cas apregraves ougrave lrsquohypothegravese deviendra plutocirct la

59 Pierre Duhem ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ Essai sur la notion de theacuteorie physique Paris Hermann1908 p42

60 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p11461 Agrave Mersenne fin novembre 1633 AT-I-271272 Rappelons comme nous lrsquoavons deacutejagrave fait que dans le

vocabulaire carteacutesien le sens commun srsquooppose toujours agrave ces laquo opinions contraires raquo62 Ferdinand Alquieacute Ibid p118

SCIENCES 82

marque drsquoune indiffeacuterence entre deux options63 Le meilleur moyen de deacuteceler ce

changement de cap est de recourir agrave une eacutetude deacutetailleacutee de lrsquoinversion de lrsquoexposition de sa

physique au lieu de partir du principe de non-influence du mouvement (crsquoest-agrave-dire de la

relativiteacute du mouvement) pour soutenir la possibiliteacute du mouvement (imperceptible) de la

Terre Descartes laquo [retravaille] le statut hypotheacutetique du mouvement de la Terre agrave partir de

la deacutefinition du mouvement selon sa nature raquo64 Cette inversion donne aux principes des

astronomes le veacuteritable statut drsquohypothegravese au sens le plus faillibiliste du terme crsquoest-agrave-dire

le statut de laquo suppositions () presque toutes fausses ou incertaines raquo65

Autrement dit lagrave ougrave les Regulaelig invitaient agrave reacuteduire lrsquoimmobiliteacute de la Terre agrave une

laquo supposition raquo pour permettre au principe de non-influence du mouvement de faire son

travail et de disposer les esprits agrave entendre Copernic66 les Principes se preacuteoccupent

drsquoabord de la nature du mouvement (selon laquo lrsquousage ordinaire raquo et selon laquo la veacuteriteacute raquo) dont

le caractegravere principal est la relativiteacute (II sect24 et sect25) pour ensuite eacutevaluer les hypothegraveses

des physiciens quand au systegraveme du monde et reacutevoquer ce qui est laquo absurde et entiegraverement

[eacuteloigneacute] du sens commun raquo agrave savoir le mouvement de la terre67 La theacuteorie du mouvement

est au service de lrsquohypothegravese la moins eacutetrangegravere au sens commun ndash dans les Regulaelig elle

eacutetait introduite pour promouvoir subrepticement une thegravese para-doxale

Apregraves la lecture de cet article des Principes (III 18) si fondamental pour nous

force est de constater que le laquo sens commun raquo en sort consideacuterablement revaloriseacute par la

penseacutee scientifique il permet de rejeter une hypothegravese pourvu qursquoelle soit laquo absurdum

atque a communi hominum sensu alienum raquo68 et il demande au scientifique drsquoenvisager les

hypothegraveses selon les critegraveres de ce dernier Agrave quoi bon choquer le sens commun si ce que la

physique avance est douteux Et si lrsquoon veut qursquoelle avance au milieu des opinions

contraires le reacutequisit minimum est sur la question de la rotation de la terre de ne pas

instrumentaliser le principe de non-influence du mouvement pour soutenir un hypothegravese

(heacuteliocentrique ou geacuteocentrique) plutocirct qursquoune autre Le sens commun qui

fondamentalement ne srsquooccupe laquo drsquoaucune opinion physique raquo69 nrsquoaura pas agrave se lever pour

63 Le recourt agrave lrsquoexpeacuterience cruciale permettant par ailleurs de faire le choix le cas eacutecheacuteant dans unelogique cette fois de rupture eacutepisteacutemologique (cf supra sect17)

64 Fabien Chareix Ibid p10965 Dioptrique I AT-VI-83 Ainsi laquo la mobiliteacute de la terre raquo doit ecirctre consideacutereacutee comme laquo incertaine raquo (agrave

Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-199)66 Regravegle XII AT-X-43667 Principes III art18 AT-IX2-109 Crsquoest Tycho Braheacute qui considegravere que le mouvement de la terre est

contraire au laquo sens commun raquo Descartes ne le contredit pas et professe au contraire que Tycho Braheacute nrsquoapas rendu service au sens commun puisqursquoil a mal rendu compte de lrsquoimmobiliteacute de la terre

68 Version latine du texte citeacute ci-dessus AT-VIII-8569 Agrave Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-197 Comme lrsquoavait tregraves bien vu Cyrano de Bergerac si

SCIENCES 83

deacutefendre ses droits tant que lrsquoindiffeacuterence des hypothegraveses est respecteacutee

Crsquoest qursquoen effet cette deacutereacutealisation de la physique permet de seacuteparer le plan du

veacutecu et le plan de la science qui ne srsquooccupe que drsquoun laquo un Monde purement objectif raquo70

Or la faccedilon commune de percevoir les choses qui fonde une espegravece de physique naiumlve ne

peut pas ecirctre facilement abandonneacutee ndash comme pour cet astronome qui laquo pleinement

persuadeacute raquo que laquo le soleil est plusieurs fois plus grand que toute la terre ne saurait pourtant

srsquoempecirccher de juger qursquoil est plus petit raquo71

Plutocirct que de reconduire le scheacutema de la rupture eacutepisteacutemologique nous avons ici

affaire agrave une configuration du rapport entre la science et le sens commun diffeacuterent ougrave ne

srsquoattachant pas aux mecircmes plans connaissance commune et connaissance scientifique ont

des domaines drsquoapplication diffeacuterents le sens commun se rapporte agrave lrsquoespace perceptif

ndash la science elle agrave une espace purement geacuteomeacutetrique sans qualiteacutes qui nrsquoest pas

accessible agrave nos sens mais agrave notre seul esprit (comme lrsquoeacutetablit le ceacutelegravebre passage du

morceau de cire) Or la science parceqursquoelle repose sur des hypothegraveses agrave moins de

vivaciteacute que notre veacutecu perceptif et aucun moyen de srsquoimmiscer deacutefinitivement dans nos

impressions sensibles se trouve face agrave une reacutesistance du plan du veacutecu agrave toute reacuteduction

rationnelle Crsquoest un acquis durable pour lrsquoeacutepisteacutemologie de la mecircme faccedilon en effet

Einstein montrera plus tard que le principe de relativiteacute implique que pour le voyageur

dans un wagon toute laquo interpreacutetation [de son eacutetat de mouvement] est aussi tout agrave fait

justifieacutee au point de vue physique raquo ndash de mecircme un homme sur terre ne juge pas si mal de

son eacutetat de mouvement en pensant que crsquoest le soleil qui se deacuteplace72

lrsquoon veut convaincre un pegravere jeacutesuite aristoteacutelicien du mouvement de la terre degraves lors que celui-ci commele sens commun ne se rapporte qursquoagrave ce qursquoil voit le seul argument qui permet de dire qursquoil est laquo du senscommun de croire que le Soleil a pris place au centre de lrsquounivers raquo (autrement dit le seul argumentsensible agrave opposer) est celui qui consiste agrave dire que de mecircme que laquo les noyaux au milieu de leur fruit raquo leSoleil doit ecirctre au centre laquo puisque tous les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical raquo(Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004 p50) Tous les autres argumentsseront ceux drsquoun physicien et non drsquoun homme du sens commun

70 Ferdinand Alquieacute op cit p95 Sur la seacuteparation des plans cf deacutejagrave supra sect1271 VIegraveme reacuteponses aux objections AT-IX-239 Crsquoest un thegraveme que lrsquoon retrouve chez Reid agrave charge de

prouver la reacutesistance du monde de la vie aux hypothegraveses scientifiques Quoiqursquoil en soit il est agrave noter queReid nrsquoassocie pas la deacutecouverte du mouvement de la terre agrave une reacutefutation du sens commun dans lamesure ougrave celui-ci ne se meut pas dans lrsquoespace absolu mais dans un espace relatif ougrave ce mouvement estenvisageable (cf par exemple Essays on the intellectual power of man op cit II-12 p290 et suivantes)

72 Albert Einstein La Relativiteacute Payot laquo Les principes de relativiteacute restreinte et geacuteneacuterale raquo p86 Agrave denombreuses reprises Einstein souligne la feacuteconditeacute du principe de relativiteacute quand il srsquoagit pour chacunde juger de lrsquoeacutetat physique dans lequel il se trouve Ainsi agrave propos drsquoune expeacuterience de penseacutee ougrave unhomme srsquoimagine ecirctre soumis agrave un champ de gravitation alors qursquoil est tireacute par une corde dans le videEinstein eacutecrit laquo avons nous le droit de sourire et de dire que la conclusion de cet homme est erroneacutee Jene le crois pas si nous voulons rester conseacutequent avec nous-mecircmes () raquo (Ibid p95) Il en va de mecircmepour le sens commun preacute-galileacuteen pensant ecirctre sur une terre fixe avec les eacutetoiles qui se meuvent autour

RAISON 84

6) RAISON(Nouvelles reacuteflexions sur un morceau ceacutelegravebre Discours I AT-VI-12)

laquo En matiegravere de science la veacuteriteacute est proclameacutee accessibleen principe agrave tout le monde la deacutecouverte ne deacutepend pasdrsquoune ldquoassistance du cielrdquo mais drsquoune meacutethode que chacunpeut acqueacuterir Dans le Discours de la meacutethode la recherchescientifique est deacutefinitivement deacutepouilleacutee de lrsquoaureacuteole de laconseacutecration divine raquondash Georges Politzer La Philosophie des Lumiegraveres et lapenseacutee moderne 1939

Les premiegraveres phrases du Discours de la Meacutethode sont aussi ceacutelegravebres que

controverseacutees et drsquoautant plus importantes pour nous que la philosophie du sens commun

y a vu agrave tord ou agrave raison le coup drsquoenvoi de sa propre histoire Agrave tord ou agrave raison Crsquoest

justement la question qui partage les interpregravetes et srsquoils sont nombreux agrave affirmer le

caractegravere fonciegraverement ironique de ce passage (souvent drsquoailleurs en srsquoappuyant sur des

textes exteacuterieurs au Discours mecircme lrsquoEntretien avec Burman ou Les Essais de

Montaigne) tous cependant ne sont pas drsquoaccord sur le sens exact qursquoil faut lui donner La

question est de savoir si oui ou non dans ce texte Descartes se fait theacuteoricien de lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique1 que nous entendons ici comme la reconnaissance drsquoune reacutepartition eacutegale du

laquo bon sens raquo drsquoun homme agrave lrsquoautre Si pour la majoriteacute des commentateurs le passage en

question ne peut ecirctre deacutenueacute drsquoironie la question reste de savoir quel est le degreacute de celle-ci

ndash lequel eacutevolue en raison inverse du seacuterieux accordeacute agrave la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

Agrave partir de ce critegravere trois interpreacutetations se distinguent lrsquointerpreacutetation ironiste

transforme le commentateur en un authentique laquo deacutechiffreur drsquoeacutenigmes raquo qui reconnaicirct

chez Descartes sous des apparences de conciliation avec le sens commun une philosophie

de lrsquoineacutegaliteacute eacutepisteacutemique2 lrsquointerpreacutetation meacutediane distinguant lrsquoeacutegaliteacute des raisons et la

1 Louise Marcil-Lacoste a introduit ce terme beaucoup plus reacutepandu dans la litteacuterature anglophone(epitemic equality) pour caracteacuteriser cet aspect de la philosophie de Descartes que nous eacutetudions ici Ladeacutefinition qursquoelle en donne (laquo la theacuteorie ougrave la validiteacute des notions de veacuteriteacute et drsquoeacutevidence suppose leuraccessibiliteacute agrave la raison naturelle raquo cf Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques vol 15 ndeg1 1988 p78) nous semble un peu ambigueuml Lrsquoeacutegaliteacute dont il vaecirctre question se rapport plus aux capaciteacutes de lrsquoesprit humain elles-mecircmes qursquoaux conditions depossibiliteacute drsquoune theacuteorie valide et eacutevidente en rapport avec ces capaciteacutes

2 Thegravese deacutefendue par Eacutelie Denissoff laquo Lrsquoeacutenigme de la science carteacutesienne La physique de Descartes est-elle positive ou deacuteductive Essai drsquointerpreacutetation de deux extraits du Discours de la meacutethode raquo RevuePhilosophique de Louvain Troisiegraveme seacuterie tome 59 ndeg61 1961 p38

RAISON 85

diffeacuterence des esprits fait porter le poids de lrsquoineacutegaliteacute sur un mauvais usage du bon sens3

lrsquointerpreacutetation eacutegalitariste considegravere que cette distinction (du droit et du fait de lrsquoessence

et de lrsquoaccident de la raison et de lrsquoesprit) est secondaire car lrsquoineacutegaliteacute objective des

esprits est drsquoabord le produit drsquoun laquo excegraves de modestie raquo subjectif de certains qui ne remet

en aucun cas en doute lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens ndash la veacuteritable partition srsquoeffectuant

alors entre ceux qui pegravechent par excegraves de modestie et ceux qui au contraire preacutesument de

leur intelligence4 Nous montrerons ici les insuffisances des deux premiegraveres interpreacutetations

et lrsquointeacuterecirct autant eacutepisteacutemologique que politique de la troisiegraveme qui en reacutesonnant avec

lrsquoarticle 77 des Passions de lrsquoAcircme ouvre la question de lrsquoeacuteducation qui sera traiteacutee dans la

partie suivante Notre interpreacutetation qui deacuteveloppe de nouvelles consideacuterations agrave partir de

la notion drsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique aura pour but drsquoeacutetablir trois thegraveses qui nrsquoont pas toutes

parues eacutevidentes aux commentateurs (1) que Descartes deacutefend lrsquoeacutegaliteacute en droit des

raisons (2) que lrsquoineacutegaliteacute des esprits nrsquoest pas deacuteterminante et qursquoelle srsquoefface devant la

raison-une dans la saisie eacutevidente de la veacuteriteacute (3) que lrsquoobstacle principal agrave la reacuteduction de

lrsquoineacutegaliteacute entre les esprits nrsquoest pas tant cette ineacutegaliteacute que son ressenti subjectif dans la

modestie Dans lrsquoesprit de Denissoff nous reacuteeacutecrirons ce ceacutelegravebre morceau pour en faire

sortir les points saillants que nous aurons deacutegageacute dans notre interpreacutetation ndash dans lrsquoesprit

de Descartes eacutecrivant en franccedilais nous proceacutederons agrave une reacuteeacutecriture dans une langue

susceptible drsquoeacutelargir les conditions de sa reacuteception

sect19 Au milieu du texte avec Montaigne

Lrsquointeacuterecirct des interpreacutetations meacutedianes du deacutebut du Discours de la Meacutethode est de se

situer au plus pregraves du texte sans autre preacutesupposeacute que celui drsquoeacuteclairer ce dernier avec les

donneacutees les plus pertinentes possibles Agrave cet eacutegard la remarquable contribution drsquoEacutetienne

Gilson est drsquoautant plus utile qursquoelle suit lrsquoordre du texte Reprenons ce pas-agrave-pas en

3 Crsquoest lrsquointerpreacutetation drsquoEacutetienne Gilson qui semble la plus geacuteneacuteralement admise Cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p86 laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairementlrsquoeacutegaliteacute des esprits raquo Comme nous le ferons remarquer Eacutetienne Gilson a neacuteanmoins eacutevolueacute sur cettequestion

4 Louise Marcil-Lacoste art cit p92 Crsquoest donc Louise Marcil-Lacoste qui a ouvert la possibiliteacute pourles commentateurs drsquoune lecture eacutegalitariste de ce deacutebut du Discours de la Meacutethode nous ajouterons agraveces analyses ce que nous nommerons par la suite le laquo paradoxe du modeste raquo lequel aura valeur depreuve pour deacutemontrer la pertinence drsquoune lecture sens-communiste de ce passage

RAISON 86

proposant notre propre deacutecoupage et la restitution de lrsquointerpreacutetation la plus meacutediane

possible

(1) laquo Le bon sens est la chose du monde la mieux partageacutee car chacun pense

en ecirctre si bien pourvu que ceux mecircme qui sont les plus difficiles agrave contenter en toute

autre chose nrsquoont point coutume drsquoen deacutesirer plus qursquoils en ont En quoi il nrsquoest pas

vraisemblable que tous se trompent () raquo (AT-VI-1 l17 agrave AT-VI-2 l4) Tout le monde a

remarqueacute la reacutefeacuterence agrave Montaigne (lequel demandait laquo qui a jamais cuideacute avoir faute de

sens raquo5) mais aussi la deacuteformation apporteacutee par Descartes au laquo sens raquo de Montaigne qui

eacutetait synonyme de jugement se substitue le laquo bon sens raquo (expression qui nrsquoapparaicirct qursquoune

fois chez Montaigne avec un sens moral6) qui est une laquo puissance de bien juger raquo Degraves ce

moment une contrarieacuteteacute eacutemerge du texte Montaigne ne dit-il pas qursquoecirctre persuadeacute de

nrsquoavoir pas laquo faute de sens raquo est une laquo maladie raquo et que laquo srsquoaccuser seroit srsquoexcuser raquo

ndash autrement dit que la reconnaissance de la faute de jugement ne laquo dissipe raquo jamais cette

persuasion qui revient toujours laquo tenace et forte raquo que son jugement est bon quand bien

mecircme on aurait fait agrave lrsquoinstant lrsquoeacutepreuve de notre incapaciteacute agrave bien juger7 Aussi

longtemps que le jugement srsquoaveugle il nrsquoest pas contradictoire qursquoil se persuade de ne pas

manquer de laquo sens raquo mais comment en dire autant du laquo bon sens raquo dont il est question

avec Descartes

Crsquoest pourquoi il faudrait ajouter avec Gilson que le bon sens nrsquoest pas le

jugement simple mais est une faculteacute qui doit ecirctre laquo prise sous la forme pure et non

adulteacutereacutee ougrave nous lrsquoavons reccedilue de Dieu raquo8 en ce sens elle nrsquoest pas susceptible de tomber

sous le coup de lrsquoargument sceptique montanien de lrsquoerrance du jugement Drsquoougrave la

contrarieacuteteacute Descartes valide lrsquoargument de Montaigne en affirmant que chacun pense ecirctre

pourvu de suffisamment de bon sens ndash alors mecircme que cet argument doit ecirctre deacutepasseacute par

le recourt agrave lrsquoideacutee drsquoune faculteacute pure le bon sens ne pouvant comme le sens ecirctre

susceptible drsquoerreur Crsquoest dans ce hiatus que srsquointroduit la ceacutelegravebre laquo nuance drsquoironie raquo qui

devait tant occuper les commentateurs le fait que chacun se contente de son jugement

alors que lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur est si manifeste donne un relief comique agrave ce laquo chacun

5 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656A6 Et non eacutepisteacutemologique laquo plustost prudence que bonteacute industrie que nature bon sens que bon heur raquo

Michel de Montaigne Les Essais III 1 laquo De lrsquoutile et de lrsquohonneste raquo eacuted Villey p795A7 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656C Dans ce passage difficile dont

certaines parties sont souvent citeacutees par les commentateurs mais rarement analyseacutees lrsquoajout de la coucheC rend la compreacutehension ardue Il semble que ce que cherche agrave exprimer Montaigne crsquoest une certaineinfirmiteacute de la nature humaine qui se satisfaisant drsquoelle-mecircme srsquoauto-persuade toujours de ne pouvoiravoir laquo faute de sens raquo quand bien mecircme elle ferait lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur

8 Eacutetienne Gilson Commentaire au Discours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82

RAISON 87

pense en ecirctre si bien pourvu raquo mais en mecircme temps vaut comme signe de lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle

du bon sens9

La coheacuterence du texte est ainsi sauvegardeacute par cette laquo nuance drsquoironie raquo comme

chez Montaigne chacun se satisfait de son jugement et de cette faccedilon srsquoindique

lrsquohypothegravese drsquoune certaine eacutegaliteacute agrave cet eacutegard Cette indication cependant ne suffit pas agrave

deacutemontrer lrsquoeacutegaliteacute du bon sens mais a plus pour objectif de faire en sorte que chacun

reconnaisse qursquoil nrsquoest agrave ce point confiant dans son laquo sens raquo qursquoil ne puisse reconnaicirctre par

ailleurs laquo lrsquoincertitude de [son] jugement raquo10 Le passage laquo paraphraseacute raquo par Descartes est

deacutejagrave chez Montaigne peacuteneacutetreacute de la conscience de cette disjonction du laquo sens raquo et du laquo bon

sens raquo11 Lrsquoexpeacuterience de lrsquoerreur contrebalance donc lrsquoautosatisfaction psychologique dans

laquelle nous nous trouvons agrave lrsquoeacutegard de notre jugement tout en faisant signe vers une

faculteacute plus pure assurant en droit une infaillibiliteacute de notre laquo bon sens raquo face agrave la volatiliteacute

et lrsquoeacutevolution des croyances Descartes srsquoinscrit donc ici sur le terrain du droit ce qui

semble ecirctre confirmeacute juste apregraves

(2) laquo mais plutocirct cela teacutemoigne que la puissance de bien juger et distinguer le

vrai drsquoavec le faux qui est proprement ce qursquoon nomme le bon sens ou la raison est

naturellement eacutegale en tous les hommes et ainsi que la diversiteacute de nos opinions ne

vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres mais seulement de ce

que nous conduisons nos penseacutees par diverses voies et ne consideacuterons pas les mecircmes

choses Car ce nrsquoest pas assez drsquoavoir lrsquoesprit bon mais le principal est de lrsquoappliquer

bien raquo (AT-VI-2 l4 agrave l13) Cela confirme que le bon sens nrsquoest pas comme chez

Montaigne le simple jugement mais plutocirct une puissance ou faculteacute Les opinions qui

9 Ibid laquo Corrections et additions raquo p478 Lalande soulignait ce hiatus en parlant drsquolaquo un argument ironiqueau service drsquoune ideacutee seacuterieuse raquo Ce que nous avons voulu rendre ici par le fait qursquoau cœur mecircme delrsquoironie srsquoindique cette eacutegaliteacute eacutepisteacutemique que nous cherchons agrave cerner et perce lrsquoideacutee drsquoun bon sensreacuteellement partageacute entre les hommes Gilson parle lui-mecircme de signe en direction de laquo lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle dela raison chez tous raquo ndash Descartes lui y voit un laquo teacutemoignage raquo (cette autosatisfaction a valeurdrsquoargument elle laquo teacutemoigne que la puissance de bien juger () est naturellement eacutegale en tous leshommes raquo AT-VI-2 l4-6)

10 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p654A11 Il semble cependant que Montaigne indique un usage du laquo sens raquo qui puisse avoir un certain degreacute

drsquoinfaillibiliteacute agrave savoir celui qui est agrave lrsquoœuvre dans les laquo raisons qui partent du simple discours naturel raquodans la mesure ougrave laquo il nous semble qursquoil nrsquoa tenu qursquoagrave regarder de ce costeacute lagrave que nous les ayonstrouveacutees raquo (656A) Une expression similaire chez Descartes dans La Recherche de la Veacuteriteacute (laquo ce que jetacirccherai de vous faire voir ici par une suite de raisons si claires et si communes que chacun jugera que cenrsquoeacutetait que faut de jeter plus tocirct les yeux du bon cocircteacute raquo AT-X-497 l5-8) reacutesume cette ideacutee forte selonlaquelle un certain type de jugement appuyeacute sur la raison naturelle partant du sens commun et allant dechoses simples en choses simples ne peut ecirctre que tregraves assureacute Cf infra sect24

RAISON 88

sont le produit de ce qui a eacuteteacute au-dessus identifieacute comme laquo sens raquo qui changent drsquoun

individu agrave un autre et au cours de lrsquohistoire cognitive drsquoun seul et mecircme individu sont des

accidents qui ne mettent aucunement en cause lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons Cette

distinction du droit et du fait est rendu intelligible par la suite lorsque Descartes introduit la

diffeacuterence des laquo esprits raquo (l20) comme autant drsquoaccidents qui nrsquoaltegraverent en rien la

substantialiteacute rationnelle de lrsquohomme

Crsquoest agrave ce point crucial de rencontre de la diffeacuterence (crsquoest-agrave-dire de lrsquoerreur) dans

lrsquoopinion des degreacutes auxquels nous posseacutedons telle ou telle faculteacute (meacutemoire imagination)

et de lrsquouniteacute du laquo bon sens raquo que Gilson ndash et avec lui la plupart des interpregravetes ndash introduit la

solution suivante laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairement lrsquoeacutegaliteacute des

esprits raquo12 En effet si la raison ou le laquo bon sens raquo est la diffeacuterence speacutecifique de lrsquohomme

il est neacutecessaire drsquoen induire entre eux lrsquoeacutegaliteacute dans la mesure ougrave lrsquoessence de lrsquohomme

est la laquo penseacutee agrave part raquo Crsquoest seulement en tant qursquoelle srsquointroduit dans un composeacute de

corps et drsquoacircme que la lumiegravere naturelle laquo ne brille pas neacutecessairement chez tous avec le

mecircme eacuteclat raquo13 Tout cela au fond eacutetait deacutejagrave en amont dans le texte de Montaigne qui

deacuteplorait ses deacutefauts de meacutemoire ainsi que son esprit laquo tardif et mousse raquo agrave cause desquels

laquo le jugement faict bien agrave peine son office raquo14

On ne cessera de reconnaicirctre le meacuterite drsquoune telle interpreacutetation elle deacutemecircle bien

des choses et il est injuste de lui reprocher de tomber dans une laquo eacutevidente contradiction raquo15

Au contraire elle permet de rendre compte de nombreux autres passages du Discours de la

Meacutethode seulement elle ne srsquoeacutepargne pas un leacuteger hiatus dont on montrera pourtant

lrsquoimportance En effet la suite du Discours verra entrer en scegravene un personnage singulier

lrsquohomme modeste16 auquel il ne semble pas que Gilson soit parvenu agrave donner un rocircle

12 Eacutetienne Gilson Ibid p8613 Ibid p88-89 avec la discussion de la remarque de Poisson qui attribuait agrave Descartes lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute

des esprits comme laquo formes substantielles des hommes raquo 14 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p649A15 Eacutelie Denissoff art cit p4516 laquo ceux qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de distinguer le

vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo Discours II AT VI 25-31

RAISON 89

sect20 Agrave la marge dans la confidence (avec Arnauld et Nicole)

Avant drsquoacter lrsquoentreacutee du modeste qui nous guidera vers les analyses des Passions

de lrsquoAcircme arrecirctons nous un instant sur lrsquointerpreacutetation ironiste dont le cœur de

lrsquoargumentation est que laquo le bon sens nrsquoexiste pas chez tous au mecircme degreacute raquo lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique est une chimegravere et Descartes nrsquoaurait cesseacute drsquoaffirmer que le bon sens admet

des degreacutes17 Il faudrait donc relire les pages du Discours et en en saisissant lrsquoironie les

reacuteeacutecrire La premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode serait ainsi une simple

laquo boutade raquo18 dont le veacuteritable sens fut donneacute par Arnauld et Nicole (plus familiers de la

penseacutee de Descartes et plus sensibles agrave son ironie que nous le sommes) lorsqursquoils

deacuteclaregraverent qursquolaquo il nrsquoy a rien de plus estimable que le bon sens raquo mais qursquoil laquo nrsquoest pas une

qualiteacute si commune que lrsquoon pense raquo19 La Logique de Port-Royal reprendrait dans son

discours preacuteliminaire ce mouvement ironique que Descartes avait un fois mis en place dans

le Discours en affirmant premiegraverement le grand prix du bon sens puis sa reacutepartition pour le

moins ineacutegalitaire et parcimonieuse

Deux remarques cependant doivent nuancer cette thegravese (1) Et drsquoabord un

eacutetonnement Denissoff refuse de prendre au seacuterieux la paraphrase de Montaigne (qui ne

servirait agrave rien drsquoautre qursquoagrave signifier lrsquoironie de Descartes20) et lui substitue une autre

paraphrase ndash puisque la maxime selon laquelle laquo le sens commun nrsquoest pas une qualiteacute si

commun raquo est tireacutee de la huitiegraveme Satire de Juveacutenal ndash qui au contraire de la premiegravere

devrait nous livrer la veacuteriteacute du deacutebut du Discours de la Meacutethode (2) Par ailleurs la lecture

de ce laquo Premier Discours raquo drsquoArnauld et Nicole reacutevegravele que ceux-ci sont en fait beaucoup

plus seacutevegraveres que Descartes dans leur jugement agrave lrsquoeacutegard de lrsquoopinion en reacutegime commun

Rappelons que pour Descartes la laquo diversiteacute des opinions raquo ne srsquoexplique laquo pas de ce que

les uns sont plus raisonnables que les autres raquo mais de ce que les voies que suivent les

17 Eacutelie Denissoff art cit p46 On est surpris par la faiblesse de la base textuelle sur laquelle se fondeDenissoff pour prouver cela Dans une lettre Descartes parlerait par exemple drsquoun laquo bon sens parfait raquo voilagrave bien la preuve qursquoil y a des degreacutes dans le bon sens On est alleacute veacuterifier et la lettre agrave Golius du 16avril 1635 dit preacutecisement laquo mes opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon senspuisque eacutetant en lui tregraves parfait comme il est raquo (AT-I-316 et infra sect24 sur cette lettre) VisiblementDenissoff qui reproche agrave ses preacutedeacutecesseurs drsquoavoir affirmeacute lrsquoeacutegaliteacute du bon sens laquo sans en fournir lamoindre justification textuelle raquo tombe dans la mecircme erreur Agrave ceci pregraves que le nombre de textescarteacutesiens en faveur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est conseacutequent dans le Discours de la Meacutethode et que riennrsquoautorise une relecture agrave la faveur de deux ou trois passages plus ou moins anodins de lacorrespondance

18 Eacutelie Denissoff art cit p4719 Antoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou lrsquoArt de Penser laquo Premier Discours raquo Paris 1662 p5 et

10 Selon Denissoff les auteurs rendent ici laquo fidegravelement le sens du Discours raquo20 Mais qui comme on lrsquoa vu permet de soutenir la thegravese meacutediane de Gilson Eacutelie Denissoff art cit p47

RAISON 90

esprits se distinguent un peu par accident lagrave ougrave la Logique de Port-Royal affirme que cela

reacutesulte de ce que certains font par leur raison un mauvais choix et prouvent par lagrave qursquoils ont

laquo lrsquoesprit faux et injuste raquo ou mecircme laquo grossiers et stupides raquo de telle sorte qursquoils sont

impeacuteneacutetrables agrave toute reacuteforme21 On trouvera difficilement des termes aussi cateacutegoriques

chez Descartes ou mecircme une vision aussi pessimiste22 Srsquoil est certain qursquoun peu de lrsquoesprit

de Descartes se retrouve dans Arnauld et Nicole il est aussi douteux que la veacuteriteacute du

Discours de la Meacutethode puisse srsquoy rencontrer

Un autre eacuteleacutement cependant serait susceptible drsquoapporter des preuves de lrsquoironie de

Descartes agrave savoir les eacuteclaircissement apporteacutes par lrsquoauteur lui-mecircme dans le cadre de

lrsquoEntretien avec Burman Dans ce passage laquo on ne pourrait srsquoexprimer plus clairement raquo

contre lrsquoeacutegaliteacute du bon sens que Descartes ne lrsquoaurait lui-mecircme fait23 Reprenons donc ce

texte24 Burman objecte agrave lrsquoauto-persuasion de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens que certains

laquo homme obtus raquo pensent avoir laquo plus drsquointelligence raquo que le commun

Remarquons drsquoabord que la question de Burman ne porte preacuteciseacutement pas sur

lrsquoeacutegaliteacute du jugement mais sur la proposition laquo chacun pense raquo (lrsquoautosatisfaction de

chacun agrave lrsquoeacutegard de leur jugement) celle lagrave mecircme ougrave lrsquoon percevait une laquo nuance

drsquoironie raquo dans la mesure ougrave cette autosatisfaction laquo tenace et forte raquo (selon les mots de

Montaigne) eacutetait souvent contrebalanceacutee par lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur25 Burman qui a semble-

t-il perccedilu lrsquoironie ne discute pas de la proposition laquo le bon sens est la chose du monde la

mieux partageacutee raquo mais de la suite de la phrase Quelle est la reacuteponse de Descartes

Eacutetrangement elle ne porte pas sur ceux qui srsquoestiment plus qursquoils ne le devraient (dont

parlera plus tard le Discours26) mais au contraire sur les plus modestes qui laquo se

reconnaissent infeacuterieurs aux autres pour lrsquoesprit (qui agnoscunt se deficere ab aliis

ingenio) raquo ndash au rang desquels Descartes se reconnaicirct comme Montaigne avant lui27 Crsquoest

21 Antoine Arnauld et Pierre Nicole Ibid p5-6 et 10 La diffeacuterence avec Descartes est drsquoautant plusappreacuteciable que le texte emprunte beaucoup (par exemple lrsquoideacutee de laquo routes diffeacuterentes raquo) au Discours dela meacutethode

22 Gilson eacutetait sensible agrave cette dimension fondamentale de la philosophie carteacutesienne mecircme au cœur de ladistinction entre les esprits capables et incapables drsquoinvention laquo la meacutethode atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute desesprits dans lrsquoordre mecircme de lrsquoinvention raquo (Op cit p84) Sur cette question cf infra chapitre 7

23 Eacutelie Denissoff art cit p4624 Entretien avec Burman AT-V-175 trad Charles Adam du Manuscrit de Goumlttingen Paris 1937 p11725 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656 couche A Cf supra p8726 Certains laquo se [croient] plus habiles qursquoils ne sont raquo Discours II AT-VI-1527 Discours I AT-VI-2 et Montaigne Les Essais I 26 page 174A laquo Lrsquoesprit je lrsquoavois lent et qui nrsquoalloit

qursquoautant qursquoon le menoit lrsquoapprehension tardive lrsquoinvention lasche et apres tout un incroiable defautde memoire raquo

RAISON 91

que lrsquoargument de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens a plus de poids si crsquoest un modeste qui se sachant

en tout infeacuterieur aux autres se dit au moins laquo en cela lrsquoeacutegal de tout le monde raquo

Et Descartes de reprendre une autre maxime pour illustrer cette eacutegaliteacute ressentie

subjectivement laquo autant de tecirctes autant drsquoopinions (quot capita tot sensus) raquo Ici il nrsquoest

plus possible selon Denissoff de douter que la laquo reacuteflexion eacutenigmatique sur le bon sens raquo

srsquoeacuteclaire et deacutevoile une profonde ironie28 Seulement la remarque de Descartes ne porte

pas reacutepeacutetons-le sur lrsquoeacutegaliteacute objective du bon sens mais sur lrsquoautosatisfaction qursquoagrave chacun

dans le laquo partage du sens raquo dont parlait Montaigne agrave la maxime de Montaigne Descartes

en substitue simplement une autre La conclusion de Descartes cependant laisse perplexe

laquo et crsquoest ce que lrsquoauteur entend ici par le bon sens (bonam mente) raquo De quoi parle ici

Descartes Certainement pas de la maxime On ne voit donc pas preacutecisement agrave quoi il se

reacutefegravere mais ce qui est important selon Laporte crsquoest que cet extrait illustre une nouvelle

fois la distinction entre lrsquoineacutegaliteacute de lrsquoingenium et la bona mens qui laquo se trouve en chacun

de nous raquo29 Bien loin drsquoinfirmer la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique qui semble se deacutegager agrave

premiegravere lecture du deacutebut du Discours de la Meacutethode ce nouveau morceau de lrsquoEntretien

avec Burman conforte la solution que Gilson avait trouveacute agrave la contrarieacuteteacute inscrite au cœur

du texte en recourant agrave cette partition du droit et du fait de la faculteacute pure et de son

application de la raison-une et des esprits

Force est de constater cependant que la sagaciteacute de Burman contredit ici une

donneacutee de cette ouverture du Discours de la Meacutethode sur laquelle on srsquoest insuffisamment

attardeacute le modeste (et son pendant lrsquoarrogant) qui fait son entreacutee seulement dans la

deuxiegraveme partie du Discours ne semble pas partager cette autosatisfaction de tout un

chacun sur laquelle srsquoouvre la premiegravere partie Et il ne suffit pas de dire comme Gilson

que le modeste souffre laquo drsquoune insuffisance drsquoesprit non de raison raquo30 ndash car ce sont parfois

laquo ceux qui ont lrsquoesprit le plus bas [qui] sont les plus arrogants raquo31 Le modeste nrsquoest pas

neacutecessairement celui agrave qui il manque objectivement de lrsquoesprit (au contraire mecircme) mais

en revanche il est celui qui ne srsquoauto-persuade pas de ce qursquoil a autant de raison qursquoil

pourrait en avoir et qui se deacutefie mecircme de sa puissance de laquo distinguer le vrai avec le

faux raquo32 crsquoest-agrave-dire de son bon sens alors mecircme qursquoobjectivement lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

eacutetant eacutetablie il ne le devrait pas Comme lrsquoa fort justement remarqueacute Louise Marcil-

28 Eacutelie Denissoff art cit p4629 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes 1945 Puf 2000 p29 et note (3)30 Eacutetienne Gilson op cit p8631 Passions de lrsquoAcircme art 159 AT-XI-45032 Discours II AT-VI-15 l27-28

RAISON 92

Lacoste lrsquoeacutenigme qui nous est poseacutee par le Discours de la Meacutethode ne vient pas tant de

laquo lrsquoinsuffisance de bon sens raquo qui nrsquoest jamais en question mais du laquo refus de srsquoen servir raquo

chez les arrogants comme chez les modestes le cœur du problegraveme est donc celui de la

laquo perception subjective du degreacute de bon sens raquo33

sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

Le philosophie du sens commun a pu voir dans ces premiegraveres lignes du Discours

une deacutefense de ses propres thegraveses par exemple que pour le jugement les hommes se situent

laquo sur un mecircme niveau raquo34 Srsquoil y a eacutegaliteacute du jugement des hommes crsquoest que lorsqursquolaquo un

jugement deacutecoule drsquoune perception de lrsquoeacutevidence raquo lrsquolaquo assentiment [est] neacutecessaire

immeacutediat total raquo si bien qursquoil devient possible de dire que laquo lrsquoeacutevidence carteacutesienne est

synonyme de bon sens raquo35 Autrement dit que le bon sens soit eacutegalement reacuteparti en tous

crsquoest manifeste par le simple fait que face agrave lrsquoeacutevidence nous donnons tous notre

assentiment sans heacutesitation ni incertitude mais au contraire avec la ferme conviction que

lrsquoon conccediloit le vrai Pour le reste crsquoest justement dans la capaciteacute de se conduire vers la

conception que se distinguent les hommes laquo la nature a mis une grande diffeacuterence drsquoun

homme agrave lrsquoautre agrave cet eacutegard raquo36

Ne semble-t-il pas qursquoest reconduite ici la distinction gilsonienne entre lrsquoeacutegaliteacute des

raisons et lrsquoineacutegaliteacute des esprits Certes crsquoest le cas dans une certaine mesure ndash mais

contrairement agrave ce que propose lrsquointerpreacutetation meacutediane lrsquoinsistance est ici mise sur

lrsquoeacutegaliteacute du jugement plutocirct que sur lrsquoineacutegaliteacute des raisons On est frappeacute par le fait que

Laporte par exemple insiste beaucoup plus sur lrsquoingenium que sur la bona mens en

accentuant ce fait bien connu que celui qui a de lrsquoingenium deacutecouvre la veacuteriteacute tandis que

33 Louise Marcil-Lacoste art cit p9134 laquo () it leads us to think that men are very much upon a level with regard to mere judgment raquo (Thomas

Reid Essays on the intellectual power of mind laquo On conception or simple Apprehension in General raquoVI-1 Eacutedimbourg 1785 p373 nous traduisons) Le traducteur franccedilais (lrsquoabbeacute Mabire en 1864) traduitpar laquo la faculteacute de juger est eacutegale chez tous les hommes raquo ou par laquo eacutegaliteacute du jugement raquo (le mot eacutegaliteacutenrsquoapparaicirct cependant pas dans ce passage en anglais)

Agrave lrsquoappui de sa thegravese Thomas Reid cite la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode laquo I beg leave tosupport this opinion by the authority of two very thinking men Descartes and Cicero raquo (p373-374)

35 Louise Marcil Lacoste laquo La notion drsquoeacutevidence et le sens commun Feacutenelon et Reid raquo Journal of theHistory of Philosophy 15 3 1977 pages 296 et 302

36 laquo Nature hath put a wide difference between one man and another in this respect () raquo Thomas ReidIbid p374

RAISON 93

celui qui nrsquoa que son laquo bon sens raquo ne fera qursquoy assentir sans jamais pouvoir la deacutecouvrir

par lui-mecircme37

Nrsquoest-ce pas trahir lrsquoesprit de la philosophie carteacutesienne que drsquoabolir aussi vite

lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons devant lrsquoineacutegaliteacute en fait des esprits Nrsquoest-on pas au moins

forceacute de reconnaicirctre qursquoen certains cas (crsquoest-agrave-dire agrave chaque fois que la veacuteriteacute se fait jour

dans lrsquohomme) le fait srsquoabolit lui-mecircme devant le droit et lrsquoineacutegaliteacute des esprits srsquoeacutevapore

dans la lumiegravere de lrsquoeacutegaliteacute des raisons Ne serait-ce pas oublier qursquoune fois une

deacutemonstration comprise les esprits mecircme sont eacutegaux et que laquo un enfant [ou quiconque

nous dit Descartes juste avant] instruit en lrsquoarithmeacutetique ayant fait une addition suivant ses

regravegles se peut assurer drsquoavoir trouveacute touchant la somme qursquoil examinait tout ce que

lrsquoesprit humain saurait trouver raquo38

En insistant plus que tout sur le lien entre eacutevidence et bon sens la philosophie du

sens commun mecircle la maxime du bon sens agrave la premiegravere regravegle de la meacutethode savoir qursquoil

ne faut laquo recevoir jamais aucune chose pour vrai que je ne la connusse eacutevidemment ecirctre

telle raquo39 Ces deux phrases du Discours de la Meacutethode font systegraveme si les hommes sont

eacutegaux du point de vue de la raison crsquoest que pourvu qursquoils nrsquoassentent qursquoagrave ce qursquoils

conccediloivent fort eacutevidement ils ne peuvent manquer de faire le meilleur usage qursquoils est

possible de faire de leur bon sens ndash et en cela se trouve en eux la raison toute entiegravere Ce

que voulait dire Descartes avec le coup drsquoenvoi du Discours de la Meacutethode crsquoest que laquo la

Raison est tout entiegravere en tout homme qursquoil nrsquoy a point de milieu entre ecirctre raisonnable et

ne lrsquoecirctre pas et qursquoen ce sens tous les hommes naissent absolument eacutegaux raquo40 Alain y voit

lagrave le fondement des Reacutepubliques et de lrsquoauthentique liberteacute celle de la Raison

Il nrsquoest pas possible de nier qursquoune certaine ideacutee de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique voit le

jour avec Descartes mais agrave lrsquooptimisme peut ecirctre trop grand des conclusion qursquoen tire

Alain il ne faut pas oublier le blocage qui se joue dans le paradoxe du modeste sur lequel

nous aimerions nous attarder un instant41 Le paradoxe du modeste pourrait se formuler en

37 Jean Laporte Ibid p29 Nous reviendrons plus en deacutetail sur les ineacutegaliteacutes des esprits dans la partiesuivante (Chapitre 7 laquo Peacutedagogie raquo) pour chercher agrave nuancer cette thegravese un peu trop radicale

38 Discours II AT-VI-21 nous soulignons39 Discours II AT-VI-1840 Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p117 Pour la dimension politique cf Conclusion41 Au fond Alain nrsquoest pas dupe de ce paradoxe et il lrsquoamegravene au mecircmes conclusions que nous le problegraveme

de lrsquoeacuteducation doit ecirctre poseacute Sans quitter cet air sublime que nous lui avons deacutejagrave trouveacute il eacutecrit laquo lrsquoignorance ingeacutenue du plus simple des hommes a le droit drsquoarrecircter le plus sublime philosophe et de lui

RAISON 94

ces termes si chacun pense ecirctre suffisamment pourvu de bon sens comment la modestie

est-elle possible Pour reacutesoudre ce paradoxe il faut reprendre le passage de la deuxiegraveme

partie du Discours qui souligne la difficulteacute pour certains esprits drsquoappliquer la meacutethode

que preacutesente Descartes Les esprits qui ne pourront reacutevoquer en doute leurs opinions sont

de deux sortes les arrogants qui se pensent laquo plus habiles qursquoils ne le sont raquo42 et laquo ceux

qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de

distinguer le vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre

instruits doivent bien plutocirct se contenter de suivre les opinions de ces autres qursquoen

chercher eux-mecircmes de meilleures raquo43

Pour reacutesoudre le paradoxe du modeste qui se deacutegage dans cet extrait la solution la

plus commode consiste agrave dire que ce texte nrsquoentre nullement en contradiction avec lrsquoideacutee

drsquoun partage eacutegal du laquo bon sens raquo attendu qursquoil faut distinguer la capaciteacute de deacutecouvrir le

vrai qui suppose un esprit hors du commun et la simple puissance de le reconnaicirctre quand

il se pose sous le regard44 Le seul aspect qui reste dans lrsquoombre est degraves lors la possibiliteacute

mecircme de lrsquoexistence du modeste en tant qursquoil se soustrait agrave lrsquouniverselle autosatisfaction

qursquoa chacun de son bon sens Le modeste est en fait celui qui condamne son jugement par

le peu drsquoestime qursquoil a de son esprit ou de quelque faculteacute de celui-ci Autrement dit

laquo lrsquoineacutegaliteacute des esprits empecirccherait certains hommes de croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons raquo45

qui est pourtant formellement attesteacutee dans la thegravese (ou la postulat cf infra) de lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique En porte-agrave-faux avec lrsquoEntretien avec Burman le modeste srsquoil est vraiment

deacutefiant agrave lrsquoeacutegard des capaciteacutes de son esprit ne tombe pas dans cette autosatisfaction sur

laquelle srsquoouvrait la Discours

Si les interpregravetes meacutediants pensent que la meacutethode laquo atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute des esprits raquo

sans pour autant pouvoir laquo faire drsquoun esprit quelconque un inventeur raquo46 il faut srsquoempresser

drsquoajouter (pour ecirctre agrave la hauteur du paradoxe du modeste) que ce nrsquoest pas en vertu drsquoun

quelconque caractegravere deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits mais parce que laquo lrsquohomme ordinaire

est susceptible drsquointerpreacuteter comme deacutecisive raquo cette ineacutegaliteacute47 Il ne suffit pas comme les

dire Je ne comprends pas instruis-moi raquo (Ibid p117)42 Discours II AT-VI-15 l18 laquo Habiles raquo signifie ici qui a de lrsquoesprit de la science (Gilson Ibid p176)43 Discours II AT-VI-15 l25-3144 Eacutetienne Gilson op cit p176-177 Pour les seconds ils sont seulement laquo capable de reconnaicirctre le vrai

lorsqursquoon le leur montre raquo45 Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique raquo art cit p9246 Eacutetienne Gilson Ibid p176 qui cite une lettre drsquoAoucirct 1639 (AT-II-347) et la lettre au Pegravere Dinet (AT-VII-

579) Nous reviendrons sur la question de lrsquoefficaciteacute de la meacutethode dans la partie suivante47 Louise Marcil-Lacoste Ibid p92 Autre formulation quelques lignes apregraves laquo Lrsquoobstacle agrave la meacutethode

RAISON 95

interpregravetes meacutediants agrave savoir Laporte ou Gilson drsquoaffirmer lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemologique en

droit ndash il faut aussi affirmer que nul eacutelitisme eacutepisteacutemologique nrsquoest susceptible de se glisser

dans la notion drsquoineacutegaliteacute des esprits si lrsquoon comprend que ce qui la rend probleacutematique

dans la recherche de la veacuteriteacute ce nrsquoest pas tant qursquoelle existe en fait mais que certains la

considegraverent insurmontable (les modestes) ou suffisante (pour les arrogants qui doteacutes de

meacutemoire ou drsquoimagination se reposent sur cette faculteacute et nrsquoexercent pas leur bon sens

avec une veacuteritable application)

Ceci eacutetant compris les premiers mots du Discours de la Meacutethode prennent un sens

plus fort encore crsquoest au fond plus envers les arrogants que Descartes se montre ironique

et cette maxime paraphraseacute de Montaigne peut reacutesonner comme un encouragement48 afin

que le modeste ne se persuade pas qursquoil a moins de raison qursquoil ne lui en faudrait Au

contraire la meacutethode portera sans doute plus de fruits laquo pour ceux qui ne marchent que fort

lentement raquo plutocirct que pour les arrogants qui quittent le laquo chemin commun raquo et srsquoeacutegarent

pour toujours49 Et le meilleur moyen de reacutealiser ce projet est de rendre accessible le savoir

comme se le propose le Discours en espeacuterant laquo qursquoil sera utile agrave quelques-uns sans ecirctre

nuisible agrave personne raquo50

Agrave cette fin et dans lrsquoesprit de Denissoff qui srsquoeacutetait permis une reacuteeacutecriture (dont nous

avons contesteacute le contenu mais pas lrsquoideacutee qui preacutesente une forme au fond assez salutaire

pour deacutelasser le lecteur et aiguiser la creacuteativiteacute de lrsquoauteur) nous proposons la suivante

paraphrase (inspireacutee par Queneau) de ces quelques lignes sur le laquo bon sens raquo avec pour

double but de rendre plus sensible le paradoxe du modeste et plus visibles les ideacutees brutes

de ce morceau de bravoure que notre interpreacutetation aura chercheacute agrave mettre en avant51

nrsquoest donc pas lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique crsquoest plutocirct lrsquoineacutegaliteacute des esprits qui empecirccherait certains hommesde croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons assurant lrsquouniversaliteacute de la meacutethode raquo

48 Cette notion sera tout agrave fait fondamentale dans la peacutedagogie carteacutesienne et srsquoattestera agrave de nombreusesreprises Cf infra tout notre chapitre 7

49 Cf Annexe 4 Cet optimisme du deacutebut du Discours (AT-VI-2 l15-16) qui prend alors tout son volumefait eacutecho avec lrsquoestime que porte la philosophie de Descartes aux figures simples du paysan ou delrsquohonnecircte homme non sans un brin de rheacutetorique comme nous aurons lrsquooccasion de le constater dans lehuitiegraveme et dernier chapitre (laquo Personnages raquo)

50 Discours I AT VI 451 Nous espeacuterons par cette nouvelle reacuteeacutecriture avoir eacutegalement respecteacute lrsquoesprit de Raymond Queneau

Lequel nrsquoen manquait pas lorsqursquoil disait laquo Oui Je traduis le Discours de la meacutethode en argot () Crsquoestun livrsquo de Descartes ougrave y a ce que crsquoest qursquola penseacutee et la maniegravere de srsquoen servir Seulement ccedila a eacuteteacute eacutecrity a longtemps les gens qursquoont pas beaucoup drsquoeacuteducation y peuvent plus comprendre crsquolangage Alors jelrsquomet agrave la moderne drsquofaccedilon que tout lrsquomonde comprenne () et puis jrsquoai supprimeacute des trucs sans queue nitecircte sur lrsquoacircme et sur Dieu qui nrsquotiennent pas drsquobout Dans lrsquoensembrsquo ccedila fait cinq agrave six pages quicommencent par ldquoLes gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoairrdquo () Crsquoest pas que jrsquosoye drsquoaccord avec cephilosophe [interrompu] raquo (Raymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de laPleacuteiade 2002 p1250 Parerga au Chiendant [Saturnin traduit le Discours de la meacutethode]) Le projet est

RAISON 96

laquo Les gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoair et au fond y a personne pour croireqursquoil le soit vraiment et pas mecircme le plus modeste Mecircme qursquoon a de bonnes raisonsde croire qursquoagrave ce sujet on est tous logeacutes agrave mecircme enseigne et que quand on comprendquelque chose on le comprend aussi bien que nrsquoimporte qui puisqursquoon est pas pluscon qursquoun autre et srsquoil y en a pour sembler plus imbeacuteciles crsquoest pas tant qursquoil lesoient mais qursquoils le sont devenus un peu par hasard Ccedila nrsquoempecircche qursquoils le sontpas deacutefinitivement et mecircme souvent un intellectuel assis va moins loin qursquoun conqui marche En somme il suffit drsquoavoir un peu confiance en soi raquo

Au terme de cette lecture il faudrait se demander pourquoi au fond ne voudrions-

nous pas prendre au seacuterieux lrsquohypothegravese selon laquelle le sentiment subjectif de lrsquoeacutegaliteacute

fait signe de faccedilon deacutefinitive et convaincante vers lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle Thomas Hobbes dans

un contexte fort similaire reacutepondait par lrsquoaffirmative agrave cette question donnant plus de

poids encore agrave ce qui chez Descartes nrsquoeacutetait encore qursquoun timoreacute laquo teacutemoignage raquo (cf supra

note 9) celui-ci laquo prouve lrsquoeacutegaliteacute des hommes sur ce point plutocirct que leur ineacutegaliteacute Car

drsquoordinaire il nrsquoy a pas de meilleur signe drsquoune distribution eacutegale de quoi que ce soit que

le fait que chacun soit satisfait de sa part raquo52 Ironie

Il ne reste plus degraves lors pour nous qursquoagrave nous interroger sur le statut preacutecis de

lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique chez Descartes autrement dit le statut de cette thegravese selon laquelle le

bon sens est la chose au monde la mieux partageacutee Plusieurs hypothegraveses sont agrave envisager

srsquoagit-il (1) drsquoun principe (2) drsquoune opinion communeacutement partageacutee et reprise par le

philosophe Eacutedouard Mehl remarque judicieusement la laquo prudence raquo de Descartes qui ne

semble jamais preacutesenter cette thegravese avec la deacutefeacuterence que devrait avoir un principe (les

querelles interpreacutetatives dont on vient de faire eacutetat le prouvent drsquoailleurs) crsquoest pourquoi il

vaut mieux selon lui parler drsquoune laquo opinion commune que la philosophie partage avec le

sens commun raquo une laquo communis sententia philosophorum raquo53

On voudrait cependant plutocirct envisager cette laquo thegravese raquo comme (3) un postulat

pratique dont la vocation est agrave la fois morale (cf supra chapitre 4) et peacutedagogico-politique

(cf infra chapitre 7 et conclusion) Lrsquointeacuterecirct drsquoune telle approche crsquoest qursquoelle permettrait

eacuteminemment carteacutesien52 Thomas Hobbes Le Leacuteviathan Partie I chapitre 13 1651 Dalloz 1999 p12253 De Methodo I AT-VI-540541 et Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes

op cit p43

RAISON 97

agrave la fois de rendre compte de la prudence de Descartes et de ses preacutecautions lorsqursquoil

avance la nouvelle thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique ndash en mecircme temps que de son caractegravere

dynamique qui a pour vocation peacutedagogique de rassurer le modeste quand agrave ses capaciteacutes

comme on va srsquoen rendre compte dans lrsquoinstant

PEacuteDAGOGIE 98

6) PEacuteDAGOGIE

laquo Lrsquoadmiration paraicirct agrave Descartes la passion fondamentaleen ce qursquoelle fut en sa vie la premiegravere raquondash Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique delrsquohomme chez Descartes 1950

En des temps baroques ougrave lrsquoillusion produite par les artifices les plus merveilleux

eacutetait une distraction particuliegraverement priseacutee Descartes utilise lrsquoadmiration susciteacutee par lrsquoart

des hommes comme un pivot eacuteducatif fondamental une motivation pour apprendre certes

mais aussi un obstacle agrave la science Crsquoest de cette dialectique dont il va ecirctre question dans

ce chapitre et de son reacutesultat agrave savoir la laquo purification de lrsquoadmiration raquo et sa laquo valeur

peacutedagogique raquo1 en particulier agrave lrsquoendroit du sens commun

En position drsquoenseignant dans le dialogue inacheveacute La Recherche de la Veacuteriteacute par

la Lumiegravere Naturelle Eudoxe-Descartes fixe en quelques lignes tout un programme

eacuteducatif que nous allons chercher agrave reconstituer mettre en branle lrsquoesprit en lrsquoeacuteveillant par

lrsquoadmiration deacute-couvrir les secrets de la nature et de lrsquoartifice en deacutevoiler la simpliciteacute et

de ce fait mettre fin agrave lrsquoadmiration2 Comme dans le chapitre preacuteceacutedent sur le laquo bon sens raquo

une mecircme reacutesistance semble cependant srsquoopposer agrave ce projet peacutedagogique savoir cette

modestie que lrsquoon avait deacutejagrave rencontreacutee et qui srsquoeacutetait poseacutee avec lrsquoarrogance comme

principale responsable de lrsquoaspect deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des intelligences ndash les modestes en

effet autrement dit ceux qui laquo bien qursquoils aient le sens commun assez bon nrsquoont pas

toutefois grande opinion de leur suffisance raquo sont plus porteacutes agrave lrsquoadmiration que les autres3

1 Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes 1971 Vrin 2013 2 p87 Dans une note GeneviegraveveRodis-Lewis remarque sur ces questions le deacuteplacement de la probleacutematique carteacutesienne par rapport agrave sespreacutedeacutecesseurs Si laquo lrsquoenseignement de lrsquohumanisme chreacutetien cultivait lrsquoadmiration raquo crsquoeacutetait sans doutetrop systeacutematiquement pour invoquer les laquo miracles de la nature raquo (Ibid p512)

2 laquo () vous ayant fait admirer les plus puissantes machines les plus rares automates les plus apparentesvisions et les plus subtiles impostures que lrsquoartifice puisse inventer je vous en deacutecouvrirai les secrets quiseront si simples et si innocents que vous aurez sujet de nrsquoadmirer plus rien du tout des œuvres de nosmains raquo AT-X-505

3 Passions de lrsquoAcircme art 77 AT-XI-386 (nous soulignons) Dans son eacutedition (Vrin 1994) GeneviegraveveRodis-Lewis note tregraves justement que Descartes emploit le terme laquo sens commun raquo dans son usage non-technique mais laquo simplement [comme] synonyme de bon sens raquo On ne peut sur ce point que lui donnerraison ndash contre le jugement erroneacute de Jean-Robert Armogathe qui citant cet article eacutecrit laquo Notons enfinque le sens commun dans lrsquoacception scolastique de cette expression figure encore dans les Passions delrsquoAcircme raquo in laquo Les sens inventaires meacutedivaux et theacuteorie carteacutesienne raquo Descartes et le moyen-acircge Actesdu Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p183 Lrsquoexpression technique dulaquo sens commun raquo est peut ecirctre sous-entendue dans certains passages des Passions (comme lrsquoindiquelrsquoInex de Gilson p263) mais nrsquoapparaicirct pas textuellement On lrsquoa drsquoailleurs vu avec Jean-Marie Beyssadelaquo lrsquoexpression de sens commun () a disparu raquo des Passions (laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le

PEacuteDAGOGIE 99

Nous chercherons agrave comprendre les raisons pour lesquelles par le biais drsquoun

promotion de la simpliciteacute4 la peacutedagogie carteacutesienne srsquoadresse tout particuliegraverement au

sens commun qursquoelle cherche agrave eacutemanciper agrave la fois de lrsquoadmiration et de la modestie (qui

font systegraveme dans lrsquoarticle 77 des Passions) en lui donnant de lrsquoassurance et une meacutethode

pour srsquoeacutelever dans les sciences Nous verrons que cette peacutedagogie (seulement suggeacutereacutee par

Descartes) en prenant appui agrave la fois sur les ineacutegaliteacutes entre les esprits et sur lrsquouniverselle

reacutepartition du bon sens donne des solutions originales et optimistes agrave des problegravemes

contemporains de philosophie de lrsquoeacuteducation

Crsquoest la raison pour laquelle eacutetudiant la philosophie avec Descartes nous sommes

aussi confronteacute agrave laquo quelque chose de tregraves populaire et de tregraves naiumlf raquo les meacuteditations

philosophiques carteacutesiennes sont en elle-mecircmes une application de sa peacutedagogie qui donne

de lrsquoassurance au sens commun laquo ce qui les recommande beaucoup aux deacutebutants dans les

eacutetudes philosophiques il y procegravede avec une simpliciteacute enfantine () raquo5 Ce qui ne signifie

pas que tout chez Descartes soit facile il y a cependant une revendication de simpliciteacute

dont on a voulu deacutegager ici les enjeux

sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie

On ne trouve pas dans la litteacuterature secondaire drsquoeacutetudes attacheacutees exclusivement agrave

reconstruire meacutethodiquement la peacutedagogie carteacutesienne Cela tient sans doute agrave laquo la

discreacutetion de Descartes en la matiegravere raquo et agrave la difficulteacute de penser laquo lrsquoideacutee carteacutesienne drsquoune

eacuteducation accomplie raquo6 ndash et cependant il faut constater qursquoil se trouve en son œuvre de tregraves

nombreuses indications Notre propos nrsquoest cependant pas de reacutepondre agrave cette question

mais drsquoesquisser un aperccedilu de cette peacutedagogie sous lrsquoangle de ce qui nous preacuteoccupe agrave

savoir le rapport de la philosophie de Descartes avec le sens commun

corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 96e Anneacutee No 4 octobre-deacutecembre1991 p498 raquo) et il serait donc faux drsquoaffirmer comme le fait Geneviegravere Rodis-Lewis par ailleurs quelaquo cette notion () se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre de Descartes p474)

4 Sur cette question cf Gilles Deleuze (Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p174) laquo cette notionde facile empoisonne tout le carteacutesianisme raquo Cf eacutegalement infra chapitre 8

5 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne trad P GarnironVrin 1985 p1389 Lrsquoexpression toute exageacutereacutee qursquoelle est nrsquoen garde pas moins une certaine veacuteriteacute

6 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo Bulletin de la Socieacuteteacute Franccedilaise dePhilosophie Avril-Juin 1998 p2

PEacuteDAGOGIE 100

Srsquoil fallait dans la ligneacutee de Montaigne deacutegager ce qui est au centre de la peacutedagogie

carteacutesienne il ne fait aucun doute que ce serait plus agrave former le jugement de lrsquoeacutelegraveve agrave

distinguer le vrai drsquoavec le faux qursquoagrave tout autre chose que srsquoappliquerait cette eacuteducation7

Descartes affirme par ailleurs que ce jugement doit se former avant tout au contact des

choses les plus simples et qursquoil ne faut pas laquo faire commencer les eacutetudes par lrsquoexamen des

choses difficiles (studiorum initia non esse facienda a rerum difficilium investigatione) raquo

mais au contraire exercer son esprit agrave lrsquoexamen des activiteacute laquo futiles raquo quoi qursquoordonneacutees

et simples comme la broderie ou la tapisserie8

Lrsquousage peacutedagogique de ces exemples artisanaux comme le recourt aux jeux dans

lrsquoapprentissage de lrsquoarithmeacutetique a un but preacutecis donner agrave chacun une certaine confiance

dans ses capaciteacutes autrement dit faire en sorte que tout le monde laquo se persuade fermement

(firmiter sibi persuadeat) que les sciences si cacheacutees soient-elles ne sont pas agrave deacuteduire de

choses grandes et obscures mais seulement de choses faciles et des plus obvies (ex

facilibus tantum et magis obviis) raquo9 Nous faisons donc lrsquohypothegravese qursquoen matiegravere

drsquoeacuteducation Descartes est preacuteoccupeacute par ces esprits modestes qui comme nous lrsquoavons vu

avant nrsquoont pas une grande suffisance de leur sens commun

Lrsquoenseignement carteacutesien aurait donc deux espegraveces drsquoobjectifs (1) amener lrsquoeacutelegraveve

agrave avoir plus drsquoestime pour sa suffisance (autrement dit plus de confiance dans ses

capaciteacutes) et pour cela (2) faire en sorte que celui-ci soit laquo convenablement aideacute raquo10 ndash ce

qui devra ecirctre le rocircle du professeur Ce que signifie laquo convenablement aideacute raquo est ici crucial

et ne saurait ecirctre reacutesolu tant que nrsquoest pas laquo reacutesolu le problegraveme de la peacutedagogie raquo11 Mais ce

7 laquo Le but des eacutetudes (studiorum finis) doit ecirctre de diriger lrsquoesprit (ingenii) pour qursquoil porte des jugementssolides et vrais sur tout ce qui se preacutesente raquo (Regravegle I AT-X-359) Nous consideacutererons par la suite que lesRegravegles pour la direction de lrsquoesprit constituent un bon point drsquoentreacutee dans la probleacutematique de lalaquo peacutedagogie raquo carteacutesienne Pour un aperccedilu plus complet les deux autres textes fondamentaux se trouventecirctre (1) la Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle (2) les secondes Reacuteponses

8 Regravegle VI AT-X-384 et Regravegle X AT-X-404 Ces activiteacutes aiguisent lrsquoimagination le rocircle de cette derniegraveredans la connaissance fera lrsquoobjet drsquoune critique radicale dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques si bien quelrsquoon a pu parler drsquoune laquo eacuteclipse de lrsquoimagination raquo dans lrsquoœuvre de Descartes (Denis L Sepperlaquo Descartes and the Eclipse of Imagination 1618-1630 raquo Journal of the History of Philosophy Volume27 Number 3 July 1989) Crsquoest que la meacutetaphysique demande de se deacutepartir de ses sens beaucoup plusradicalement que les sciences domaine dans lequel Descartes usera toujours drsquoanalogies et autres imagescenseacutees faciliter lrsquoapprentissage et la compreacutehension Degraves les Olympiques Descartes deacuteclarait que laquo laconnaissance humaine des choses naturelles ne se fait que par ressemblance avec celles qui tombent sousles sens raquo (AT-X-218219)

9 Regravegle IX AT-X-402 (nous soulignons)10 Denis Kambouchner Ibid p25 citant agrave ce propos la laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes de la Philosophie

laquo il nrsquoy a presque point drsquoesprits si grossiers ni de si tardifs qursquoils ne fussent capables () drsquoacqueacuterirtoutes les plus hautes sciences srsquoils eacutetaient conduits comme il faut raquo (AT-IXB-12)

11 Ibidem

PEacuteDAGOGIE 101

problegraveme est en fait en partie reacutegleacute par Descartes qui nous donne des indications quand agrave

lrsquoaspect que lrsquoon pourrait appeler subjectif de lrsquoenseignement agrave savoir rassurer lrsquoeacutelegraveve sur

ses capaciteacutes en avanccedilant systeacutematiquement la simpliciteacute des sciences une bonne partie

de la peacutedagogie carteacutesienne consistera ainsi agrave laquo assurer ceux qui se deacutefient trop de leurs

forces raquo12

Pour le reste du point de vue objectif ecirctre aideacute convenablement doit certainement

signifier ndash en conformiteacute avec un axiome de la penseacutee de Descartes ndash qursquoil vaut mieux faire

en sorte de preacutesenter les choses agrave lrsquoeacutelegraveve de telle sorte qursquoil les saisisses comme srsquoil les

avait deacutecouvertes lui-mecircme (dans le cas ougrave ce dernier nrsquoaurait pas lrsquoesprit drsquoun inventeur)

Ainsi le texte classique des Secondes reacuteponses sur lrsquoanalyse et la synthegravese semble indiquer

qursquoil vaut mieux quand on cherche agrave professer quelque enseignement privileacutegier lrsquoanalyse

en sorte que lrsquoeacutelegraveve (ou le lecteur) laquo nrsquoentendra pas moins la chose ainsi deacutemontreacutee et ne

la rendra pas moins sienne que si lui-mecircme lrsquoavait inventeacutee raquo Crsquoest la laquo voie la plus

propre pour enseigner (vera et optima via est ad docendum) raquo13 elle a en effet ceci de

particuliegraverement important peacutedagogiquement qursquoelle rehausse le sentiment qursquoa lrsquoeacutelegraveve de

sa propre suffisance en lui faisant en quelque sorte se sentir lrsquoinventeur de ce qursquoon lui a

mis sous les yeux eacutevitant ainsi cette violence de lrsquoexposition syntheacutetique qui en

laquo [arrachant] le consentement (assensionem extorqueat) raquo meacutenage tregraves certainement moins

de place pour lrsquoestime de soi de lrsquoeacutelegraveve comme eacutecraseacute par ces grandes bacirctisses

geacuteomeacutetriques

Qui plus est la preacutesentation syntheacutetique en occultant dans un art du secret les traces

de la deacutecouverte risque de renforcer lrsquoadmiration pour des choses qui preacutesenteacutees

analytiquement paraicirctraient fort simples et ne risqueraient pas de paralyser le modeste au

fond enseigner veacuteritablement crsquoest laquo enseigner lrsquoart lui-mecircme raquo (crsquoest-agrave-dire la proceacutedure

de deacutecouverte de la veacuteriteacute aussi simple soit-elle) Du moins cela doit-il ecirctre le cas tant que

lrsquoeacutelegraveve est encore trop timide pour deacutecouvrir lui-mecircme le vrai14

On peut eacutegalement noter que Descartes dans un certain nombre de textes nrsquoimpute

pas tant la difficulteacute dont certains eacutelegraveves font lrsquoeacutepreuve agrave une insuffisance drsquoesprit

irreacutecupeacuterable de leur part mais bien plutocirct agrave une laquo incapaciteacute du professeur (Doctoris

12 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-1313 IInd Reacuteponses AT-IX-121 et AT-VII-15515614 Regravegle IV AT-X-376 Sur lrsquoeffet paralytique de lrsquoadmiration et son analyse psycho-physiologique

cf Passions de lrsquoAcircme art 73 laquo tout le corps demeure immobile comme une statue raquo et on ne peutacqueacuterir de lrsquoobjet laquo une plus particuliegravere connaissance raquo (AT-XI-383) Sur la finaliteacute de la peacutedagogiecarteacutesienne comme autonomie cf infra sect24

PEacuteDAGOGIE 102

imperitia) raquo15 agrave preacutesenter les choses dans le bon ordre en proportionnant lrsquoexposition de sa

matiegravere agrave lrsquointelligence commune qui va du plus simple au plus obscur cela prouve agrave

nouveau qursquoil est primordial de donner confiance agrave lrsquoeacutelegraveve pour faire en sorte que seul son

sens commun fonctionne librement sans ecirctre entraveacute par une meacutesestime de soi Un

professeur de philosophie srsquoil nrsquoa pas cette passion de lrsquoobscuriteacute dont le carteacutesianisme se

veut ecirctre le fossoyeur srsquoil veut se servir de laquo raisons qui sont tregraves eacutevidentes et intelligibles

agrave ceux qui ont seulement le sens commun raquo devra refuser les bizarreries de langage (crsquoest-

agrave-dire lrsquoemploi de laquo termes eacutetrangers raquo) et ce faisant pourra par ordre se satisfaire de

pouvoir donner la reacuteponse aux laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo16

La modestie doit donc ecirctre meacutenageacutee par la peacutedagogie selon Descartes et il ne faut

nullement y voir un hasard Crsquoest en effet que le modeste srsquoil se deacutefie de ses capaciteacutes

sera cependant beaucoup plus reacuteceptif agrave la veacuteriteacute que lrsquoarrogant qui parce qursquoil refuse la

simpliciteacute qursquoil trouve trop meacuteprisable passe agrave cocircteacute du savoir veacuteritable Chez Descartes la

mise en avant peacutedagogique de la simpliciteacute est indissociable drsquoune attaque contre ceux qui

se nourrissent drsquoobscuriteacute agrave en perdre la vue et la lumiegravere de leur raison naturelle17

Lrsquoavantage du modeste et la raison pour laquelle il est une cible privileacutegieacutee de la

peacutedagogie carteacutesienne crsquoest qursquoil nrsquoaura jamais de deacutegoucirct pour la simpliciteacute ndash au contraire

il en tirera des armes pour srsquoestimer drsquoavantage Puisqursquoil faut partir du simple et qursquoil ne

le rejette pas a priori il sera plus aiseacute de lrsquoeacutelever laquo par degreacutes raquo Poliandre dans le

dialogue posthume sur La recherche de la veacuteriteacute incarne ce personnage modeste qui nrsquoest

pas dans lrsquoautosatisfaction vis-agrave-vis de son bon sens18 et qui nrsquoayant que le sens commun

laquo est exempt de tout obstacle [crsquoest-agrave-dire au fond de toute preacutevention] agrave lrsquoapprentissage

de la meacutethode raquo carteacutesienne19

Ceux qui ont le sens commun et sont modeste sont Malebranche lrsquoa bien vu dans sa

reprise de la theacutematisation de lrsquoadmiration carteacutesienne laquo beaucoup plus propres agrave

lrsquoeacutetude raquo20 que les autres

15 Regravegle XVIII AT-X-46116 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-49917 Raison pour laquelle ces esprits se deacutetournent des sciences matheacutematiques laquo les plus faciles de toutes et

les plus claires raquo pour une laquo matiegravere obscure raquo quelle qursquoelle soit (Regravegle III AT-X-365366)18 Il considegravere qursquoil nrsquoa laquo qursquoun peu de bon sens (tantillum sanus sensus) raquo (AT-X-514 l23) Sur les

diffeacuterences entre la version latine et la version neacuteerlandaise sur ce point cf Annexe 219 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 agrave La recherche de la veacuteriteacute Puf 2013 p35220 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute V-VIII in Œuvres I Bibliothegraveque de la Pleacuteiade

p558 Sur lrsquohumiliteacute qursquoimplique lrsquoeacutetude cf eacutegalement laquo Nous voyons tous les jours des esprits qui netrouvent point de goucirct agrave lrsquoeacutetude rien ne leur paraicirct plus peacutenible que lrsquoapplication de lrsquoesprit raquo

PEacuteDAGOGIE 103

sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits

laquo La bonne instruction sert beaucoup pour corriger lesdeacutefauts de la naissance raquondash Reneacute Descartes Passions de lrsquoAcircme art161

La peacutedagogie carteacutesienne consistera tout entiegravere agrave ouvrir des laquo chemins simples et

faciles raquo de ceux que lrsquoon emprunte avec insouciance et quand on ne se laquo vante de rien raquo21

Cependant avant qursquoil suffise drsquoouvrir des chemins pour que les esprits libres et forts les

empruntent et deacutecouvrent drsquoeux-mecircmes le vrai il est neacutecessaire drsquoaccompagner un peu les

eacutelegraveves qui sont le moins susceptibles au deacutepart de parvenir drsquoeux-mecircmes agrave marcher

Nous nrsquoavons dans le chapitre preacuteceacutedent dit que peu de choses agrave propos de

lrsquoineacutegaliteacute des esprits ndash seulement qursquoil nous semblait drsquoapregraves les textes qursquoelle nrsquoeacutetait pas

deacutecisive au regard de lrsquoeacutegaliteacute des raisons et que si elle lrsquoeacutetait crsquoeacutetait seulement dans la

conviction subjective de son caractegravere indeacutepassable Il ne faut cependant pas affirmer trop

vite le primat de lrsquoeacutegaliteacute des raisons on risquerait de donner ainsi du creacutedit agrave une thegravese

qui fait de Descartes un penseur de lrsquounivociteacute radicale coupeacute de toutes les Diffeacuterences

reacuteelles qui devraient srsquoinscrire au cœur de toute penseacutee peacutedagogique seacuterieuse Un penseur

qui eacutecraserait les Diffeacuterences entre les enfants avec laquo le deacutesir de racheter le monde en

maniant les armes de la clarteacute lrsquoobjectiviteacute lrsquounivociteacute raquo22 Un penseur qui aurait bacirctit un

recircve(-devenu-cauchemard) ougrave la clarteacute et la distinction suffiraient agrave reacuteduire tous les

problegravemes drsquoeacuteducation mais au deacutetriment de la reacutealiteacute de lrsquoenfance et de lrsquoeacuteducation elle-

mecircme Un penseur Descartes dont le recircve serait venu laquo hanter la pratique et la theacuteorie de

lrsquoeacuteducation raquo en y instillant la laquo haine de lrsquoambiguiumlteacute et de la diffeacuterence raquo et au final laquo la

haine des enfants raquo23 En srsquoadressant uniquement agrave ce qui chez les enfants est susceptible

de saisir le clair et le distinct ndash crsquoest-agrave-dire leur laquo bon sens raquo ndash le carteacutesianisme serait

parvenu agrave une laquo vision inhumaine visant agrave rendre les enfants silencieux et eacuteliminant leur

vitaliteacute leur vivaciteacute leur diffeacuterence raquo24

21 Lettre au Pegravere Dinet traduit de AT-VII-579 par Clerselier (1661)22 David W Jardine laquo Awakening from Descartesrsquo nightmare On the love of ambiguity in

phenomenological approaches to education raquo Studies in Philosophy and Education Dordrecht 199010 3 p224 (notre traduction ainsi que dans les citations suivantes)

23 Ibid p22924 Ibidem Lrsquoauteur ajoute laquo We cannot live in Descartesrsquo dream for in education where we are constantly

and essentially faced with difference with renewal with change and with the full difficulty of conversingwith children raquo Il croit trouver chez Heidegger de meilleurs eacuteleacutements pour une theacuteorie de lrsquoeacuteducation il

PEacuteDAGOGIE 104

Ces thegraveses ne sont eacutevidemment pas du tout assimilables ni agrave lrsquoesprit ni agrave la lettre de

la philosophie de Descartes Et si une tendance lourde de notre contemporaneacuteiteacute est

drsquoassimiler lrsquoeacutegaliteacute agrave lrsquouniformiteacute le fait de tenir ensembles lrsquoeacutegaliteacute des raisons et

lrsquoineacutegaliteacute des esprits montre brillamment qursquoun autre discours est possible Car Descartes

srsquoil est un penseur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est aussi un penseur de lrsquoineacutegaliteacute des esprits

ndash crsquoest-agrave-dire de leur Diffeacuterence Crsquoest cette diffeacuterence sur ce fond commun de lrsquohumaniteacute

qursquoest le bon sens eacutegalement partageacute qui creacutee des profils intellectuels divers (qui se disent

ingenium chez Descartes) Or lrsquoingenium est laquo diffeacuterent selon les hommes () [et]

anthropologiquement deacutefini raquo25 Lrsquoespoir eacuteducatif est drsquolaquo [atteacutenuer] lrsquoineacutegaliteacute des

esprits raquo26 par la meacutethode qui consiste essentiellement agrave preacutesenter les choses par degreacute du

plus simple au plus compliqueacute La meacutethode propose la route la plus certaine et la plus

courte pour parvenir au vrai (le laquo droit chemin raquo dit le Discours27) et permettre ainsi agrave ceux

qui ont lrsquoesprit le plus lent drsquoarriver aussi agrave la fin des eacutetudes (finis studiorum) On a pu y

voir dans une version faible du laquo cauchemar raquo de Descartes une neacutegation de tout ce qui fait

la speacutecificiteacute de lrsquoenfant laquo le niveau les acquis les reacutesistances mecircme des eacutelegraveves [qui]

nrsquoont dans ces conditions pas agrave ecirctre pris en compte raquo28

La thegravese doit ecirctre nuanceacutee drsquoabord agrave cause de deacuteclarations expresses de Descartes

contre une certaine uniformiteacute de lrsquoenseignement justement en vertu de lrsquoineacutegaliteacute des

intelligences Au projet de Comenius drsquoune science universelle qui puisse ecirctre assimileacutee

par laquo les jeunes eacutecoliers () avant lrsquoacircge de vingt-quatre ans raquo Descartes reacutepond avec

nrsquoest pas certain qursquoil y parvienne avec beaucoup de preacutecision La reacutefeacuterence agrave Heidegger est en fait aussivague que celle agrave Descartes (mais si la clarteacute est bannie cela ne pose sans doute aucun problegraveme) Unarticle plus seacuterieux sur la peacutedagogie heideggeacuterienne permet de cerner plus nettement la distinction avecDescartes Sur la base de lrsquoaxiome drsquoune eacutegale reacutepartition du laquo bon sens raquo (Descartes) et du laquo don pour lapenseacutee raquo (Heidegger) laquo si Descartes reacuteclamait une meacutethode Heidegger exige du meacutetier autrement ditune habileteacute que lrsquoon ne peut acqueacuterir qursquoagrave srsquoexercer raquo (Christophe Perrin laquo Enseigneur et maicirctre Heidegger peacutedagogue raquo Revue philosophique de la France et de lrsquoeacutetranger 32009 Tome 134p343)Autrement dit Descartes nrsquoest pas un penseur du meacutetier drsquoenseignant Ce qui srsquoexplique selon nous assezbien par le fait que la viseacutee ultime des eacutetudes crsquoest preacutecisement de libeacuterer lrsquohomme de lrsquoenseignement

25 Œuvres complegravetes I eacutedition Bessayde-Kambouchner Gallimard-Tel 2016 p65726 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p84 Autre formulation du mecircme principe dans une note aux

Œuvres complegravetes I laquo la meacutethode en le dirigeant [lrsquoeacutelegraveve] ou le conduisant le cultive (lrsquoingenium) etlrsquoeacutelegraveve au maximum de sa capaciteacute raquo (Ibid p657)

27 Discours I AT-VI-2 cf Annexe 428 Pierre Kahn laquo La critique du ldquopeacutedagogismerdquo ou lrsquoinvention du discours de lrsquoautre raquo Les Sciences de

lrsquoeacuteducation - Pour lrsquoEgravere nouvelle 42006 Vol39 p91 Dans lrsquoactuelle laquo querelle scolaire raquo lrsquoauteursitue Descartes dans le camps des anti-peacutedagogues (citant par exemple Debray ou Peacutentildea-Ruiz) enreprenant la thegravese drsquoun laquo ordre non-peacutedagogique du vrai raquo (expression due agrave Brigitte Frelat-Kahn) dans lameacutethode carteacutesienne (du simple vers le complexe) dont la philosophie consisterait agrave substituer agrave lrsquoordredrsquoexposition peacutedagogie des questions un ordre gnoseacuteologique qui srsquoadresse agrave une intelligence logique (ouun bon sens) pure de toute deacutetermination anthropologique Il y a lagrave quelque chose drsquoun peu caricatural

PEacuteDAGOGIE 105

scepticisme par la dispariteacute des esprits29 Il ajoute que laquo sans avoir plus drsquoesprit que le

commun raquo on ne doit espeacuterer laquo rien faire drsquoextraordinaire touchant les sciences

humaines raquo30 Pour ceux qui ont lrsquoesprit dans la moyenne tant qursquoils nrsquoont pas lrsquoacircge

suffisant pour entreprendre de penser librement par eux-mecircmes il faudra qursquoils recourent agrave

des maicirctres laquo par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo31

Si en effet tout le monde est laquo capable de reconnaicirctre le vrai lorsqursquoon le [lui]

montrera raquo32 le rocircle des professeurs sera de deacutevoiler le vrai pour que les eacutelegraveves srsquohabituent

agrave le discerner et puissent un jour parvenir agrave le deacutecouvrir drsquoeux-mecircmes Crsquoest le but de la

meacutethode de donner agrave ces esprits plus lents un cap qui leur permettra drsquoinventer plus que

ceux qui pourvu drsquoun esprit supeacuterieur au commun risqueront de srsquoeacutegarer plus

facilement33 Pour cela il faudra simplement qursquoils aient atteint un acircge suffisant et que le

deacutefaut de leur esprit nrsquoait pas eacuteteacute entretenu par les preacutejugeacutes que lrsquoon accumule

geacuteneacuteralement pendant lrsquoenfance en admirant trop Cependant le fait de recourir agrave un maicirctre

sera toujours chez Descartes une libre reconnaissance de sa propre infeacuterioriteacute

intellectuelle autrement dit il ne suffit pas drsquoecirctre ignorant pour chercher un maicirctre il faut

encore que laquo ce soit [notre] perception qui [nous] enseigne [que nous sommes]

ignorants raquo34 Le recourt pour le modeste qui nrsquoa pas grande suffisance de son sens

commun agrave un maicirctre se fait donc naturellement Il est au final preacutefeacuterablement inteacuteresseacute

par lrsquoeacuteducation dans la mesure ougrave il a le sens commun comme le sens de ses deacutefauts

Ce qui rend la tacircche des professeurs difficiles pour ces modestes (qui repreacutesentent

manifestement la majoriteacute sans quoi Descartes ne srsquoy inteacuteresserait pas drsquoaussi pregraves) crsquoest

de devoir agrave la fois faire en sorte que les eacutelegraveves ne laquo srsquoaccoutument [pas] agrave lrsquoirreacuteflexion et

[ne] deacutesapprennent [pas] le bon sens (dediscrere bonam mentem) raquo35 tout en leur montrant

des veacuteriteacutes (puisqursquoils nrsquoont pas encore la force de les inventer drsquoeux-mecircmes) Pour cela

lrsquoenseignant doit tenir en mecircme temps deux strateacutegies (1) drsquoabord on lrsquoa vu dans le texte

des Secondes reacuteponses privileacutegier lrsquoexposition syntheacutetique qui sera toujours la plus propre

29 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-346 et Correspondance Gallimard-Tel VII-2 p43030 Ibidem (science humaines est employeacute ici par opposition aux donneacutees de la reacuteveacutelation accessibles mecircme

aux plus simples cf Annexe 2)31 Discours II AT-VI-15 32 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p177-17833 Discours I AT-VI-2 et Lettre au Pegravere Dinet ougrave Descartes se veut ecirctre lui-mecircme lrsquoexemple de lrsquoexcellence

de cette meacutethode pour les modestes (AT-VII-579) laquo ne me fiant pas trop agrave mon propre geacutenie jrsquoai suiviseulement des chemins simples et faciles car il ne faut pas srsquoeacutetonner si lrsquoon avance plus en les suivantque drsquoautres beaucoup plus ingeacutenieux en suivant des chemins difficiles et impeacuteneacutetrables raquo

34 Reacuteponse aux instances de Gassendi AT-IX-208 Agir autrement crsquoest agir laquo plutocirct en automates ou enbecirctes qursquoen hommes raquo

35 Ad Vœtium AT-VIIIB-43 l123-25

PEacuteDAGOGIE 106

agrave enseigner et agrave mettre lrsquoeacutelegraveve dans les meilleures dispositions pour devenir une inventeur

lui-mecircme crsquoest-agrave-dire srsquoeacutemanciper de lrsquoenseignant36 (2) eacutegalement faire en sorte de

laquo trouver un biais par le moyen duquel raquo le professeur puisse laquo dire la veacuteriteacute raquo tout en

meacutenageant lrsquoadmiration drsquoun chacun autrement dit en faisant en sorte de ne pas laquo choquer

les opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo37

La peacutedagogie de Descartes est donc bien une peacutedagogie pour ceux qui ont leur sens

commun et peu drsquoesprit ou seulement lrsquoesprit du commun (car pour les autres les

proleacutegomegravenes eacuteducatifs sont moins fondamentaux la laquo neacutecessiteacute drsquoune rupture raquo avec cette

laquo culture preacuteparatoire raquo se faisant ressentir plus vivement38) parce que ce sont laquo les esprits

droits et non preacutevenus en faveur des fausses doctrines raquo qui sont laquo de bons eacutelegraveves raquo39

ndash crsquoest-agrave-dire ceux dont le bon sens nrsquoa pas eacuteteacute corrompu et qui convenablement aideacutes

deviendront agrave leur tour des inventeurs

De tous ces eacuteleacutements qui constituent la penseacutee carteacutesienne en matiegravere drsquoeacuteducation

deux remarques sont agrave tirer qui permettent de dessiner agrave grand trait lrsquoideacutee de lrsquoeacutecole chez

Descartes En deux points elle sera remarquablement proche de ce que fut lrsquoenseignement

des jeacutesuites (1) une certaine forme de mixiteacute qui faisant vivre en commun laquo quantiteacute de

jeunes gens de tous les quartiers de la France raquo remplacera dans lrsquoeacutecole mecircme la fonction

eacuteducative que pouvait avoir dans le Discours de la Meacutethode le voyage40 (2) le fait de

promouvoir laquo lrsquoeacutegaliteacute raquo entre les enfants laquo en ne traitant guegravere drsquoautre faccedilon les plus

relevez que les moindres raquo proceacutedeacute qui aura deux vertus essentielles agrave savoir (a) drsquoune

part enlever les laquo deacutefauts raquo et la preacutevention de ceux qui eacuteleveacutes dans lrsquoaisance virent tous

leurs caprices exauceacutes et ce faisant ne sont plus attentifs agrave lrsquoenseignement et (b) drsquoautre

part laisser aux plus modestes la possibiliteacute en se persuadant de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon

sens de ne pas se deacutefier de leurs forces et ainsi progresser rapidement

36 Cet optimisme est semble-t-il venu peu agrave peu chez Descartes dans le sens drsquoune mise en avant de plusen plus radicale de lrsquoeffacement progressif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits devant lrsquoeacutegale reacutepartition du bonsens laquo lrsquoappreacuteciation carteacutesienne sur la possibiliteacute drsquoun deacutepassement de ces difficulteacutes de fait [lieacutees agravelrsquoineacutegaliteacute des intelligences] srsquoest probablement infleacutechie dans le sens drsquoun universalisme plus affirmeacuteau fil des anneacutees raquo (Denis Moreau laquo Lrsquoideacutee de la philosophie raquo in Lectures de Descartes op cit p38)

37 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-194 Cf supra sect1038 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p2139 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p47740 Il se fait ainsi en effet laquo un certain meacutelange drsquohumeurs par la conversation les uns des autres qui leur

apprend quasi la mecircme chose que srsquoils voyageaient raquo (Agrave le 12 septembre 1638 AT-II-378) Cettemixiteacute nrsquoeacutetait pas seulement chez les jeacutesuites geacuteographique mais aussi sociale (pour le collegravege de laFlegraveche ougrave se cocirctoyaient la noblesse drsquoeacutepeacutee la bourgeoisie et jusqursquoagrave certains enfants de laboureurs cfJean-Dominique Mellot Lrsquoeacutedition Rouennaise et ses marcheacutes (vers 1600-vers 1730) DynamismeProvincial et Centralisme Parisien Meacutemoire de lrsquoEacutecole des Chartes 1998 p187)

PEacuteDAGOGIE 107

Ce grand optimisme de la peacutedagogie carteacutesienne ne pouvait ecirctre fondeacute que sur un

optimisme non moins caracteacuteriseacute concernant la nature humaine et qui srsquoexprime dans le

deacutebut du Discours de la meacutethode pourvu qursquoon le prenne au seacuterieux Ainsi on retrouvera

une ideacutee chegravere agrave Kant pour qui la nature laquo dans ce qui inteacuteresse tous les hommes sans

distinction ne peut ecirctre accuseacutee de distribuer partialement ses dons et que par rapport aux

fins essentielles de la nature humaine la plus haute philosophie ne peut pas conduire plus

loin que ne le fait la direction qursquoelle a confieacute au sens commun raquo41 Pour tout ce qui

concerne une seacuterie de problegravemes tailleacutes agrave mesure drsquoecirctres humains il est impensable que

tous ne soient pas en capables gracircce agrave ce que lrsquoon nomme le sens commun de parvenir agrave

reacutesourdre y compris les questions les plus difficiles

sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme

Il est neacutecessaire que le sens commun de lrsquoeacutelegraveve soit meneacute par le professeur il

srsquoagit seulement drsquoecirctre bien guideacute avec plus ou moins de laxisme Ainsi il est question

dans la Recherche de la veacuteriteacute dans un passage qui reacutesonne particuliegraverement avec la

laquo Lettre-Preacuteface raquo de parvenir aux choses les plus difficiles seulement agrave lrsquoaide de son

propre sens commun laquo pourvu que nous soyons bien conduits raquo42 Dans ce mecircme passage

la figure de lrsquoenseignant est preacuteciseacutee et des accents montaniens nuanceacutes reviennent srsquoil

srsquoagit certes drsquolaquo abandonner entiegraverement agrave [lui]-mecircme raquo celui qui nrsquoa que son sens

commun il faut cependant avoir drsquoabord laquo le soin de [le] conduire dans la route raquo quelque

peu43 Crsquoest tout le paradoxe de lrsquoeacuteducation carteacutesienne

Il est tregraves important en effet de noter que le but de lrsquoeacuteducation ne peut ecirctre chez

Descartes que drsquoeacutemanciper le jugement de lrsquoindividu agrave lrsquoeacutegard de ses maicirctres (comme

Descartes lui-mecircme lrsquoa fait) Drsquoougrave ce paradoxe qui est au fond celui de toute peacutedagogie

lrsquoeacuteducateur ne veut laquo enseigner agrave nrsquoapprendre que de soi-mecircme raquo44 Crsquoest pourquoi

lrsquoeacuteducateur doit laquo mettre en eacutevidence les veacuteritables richesses de nos acircmes ouvrant agrave un

41 Emmanuel Kant Critique de la raison pure Ak-III-53142 laquo () sanus sensus rite modo gubernatur raquo AT-X-52143 Ibid Cf Montaigne qui conseille agrave lrsquoenseignant dans un texte classique de la peacutedagogie humaniste de

laisser laquo trotter devant lui raquo son eacutelegraveve (Les Essais I 26 p150C)44 Albert Gajano laquo Enseigner et apprendre chez Descartes la connaissance des principes dans les Regulae

ad directionem ingenii et la Recherche de la veacuteriteacute raquo in Revue Philosophique de la France et delrsquoEacutetranger No 185 laquo XVIIe siegravecle Mersenne Descartes Pascal Spinoza raquo Avril-Juin 1995 p173

PEacuteDAGOGIE 108

chacun les moyens de trouver en soi-mecircme et sans rien emprunter drsquoautrui toute la

science qui lui est neacutecessaire agrave la conduite de sa vie raquo45 Comme dans le Meacutenon

lrsquoenseignant agrave proprement parler nrsquoapprend pas mais ouvre plutocirct agrave la recherche du vrai en

soi On peut donc laquo sans avoir eu de maicirctre raquo y parvenir46 bien que comme on lrsquoa vu une

culture preacuteparatoire semble absolument neacutecessaire il nrsquoen reste pas moins que la science

carteacutesienne se veut fondeacutee sur laquo des expeacuteriences communes et connues de tous raquo ces

choses laquo qursquoil est impossible drsquoapprendre () autrement que de soi-mecircme raquo mecircme

lorsqursquoon est laquo stupide raquo au plus haut point47 Drsquoaccord avec les anciens pour affirmer que

la science se fonde toujours sur une connaissance qui preacutecegravede Descartes fait reposer

lrsquoavancement de cette derniegravere sur des choses que laquo chacun expeacuterimente (experior) raquo48

crsquoest agrave partir des premiegraveres veacuteriteacutes tireacutees des laquo choses ordinaires raquo tregraves tangibles pour tout

le monde dont Descartes espegravere que chacun pourra tirer et laquo trouver raquo de laquo [lui-mecircme]

toutes les autres raquo49

Quand au rapport avec le Meacutenon il est tout agrave fait explicite chez Descartes et

revendiqueacute comme une arme pour le sens commun Eacutecrivant agrave Golius Descartes se feacutelicite

drsquoavoir pu enseigner agrave un certain Monsieur de Zuylichem quantiteacute de choses auxquelles ce

dernier ne connaissait rien avant si bien qursquoeacutevoquant la laquo meacutetempsychose et la

reacuteminiscence de Socrate raquo il affirme que si Monsieur de Zuylichem a compris ce dont il lrsquoa

entretenu crsquoest que laquo [ses] opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon

sens raquo qui se trouve tout entier dans cet auditeur La peacutedagogie carteacutesienne en se fondant

sur lrsquoinneacuteisme affirme donc la neacutecessiteacute de proposer des connaissances de bon sens qui

seront laquo si familiegraveres raquo agrave lrsquoeacutelegraveve (encore qursquoil nrsquoen ai jamais entendu parler) qursquoil ne fera

pas de difficulteacute agrave les tenir pour vraies50

45 Recherche AT-X-496 citeacute par Gajano agrave lrsquoappui de sa thegravese Ibid p17446 Meacutenon 85d trad A Croiset dans Platon Œuvres complegravetes t III v II Paris Belles Lettres 1984

Comme le note justement Gajano Descartes nrsquoa pu faire lrsquoeacuteconomie drsquoune discussion avec ce dialogueveacuteritable laquo lieu drsquoorigine du problegraveme de lrsquoenseignement et de lrsquoapprentissage rationnel raquo (Ibid p173)cf infra sur la lettre agrave Golius de 1635 et sect25

47 Albert Gajano Ibid p184-185 et Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 (Eudoxe)48 Cf deacutejagrave Aristote Seconds Analytiques 71a laquo Tout enseignement donneacute ou reccedilu par la voie du

raisonnement vient drsquoune connaissance preacuteexistante Cela est manifeste quel que soit lrsquoenseignementconsideacutereacute () raquo (trad Jules Tricot) et Recherche AT-X-524

49 AT-X-503 (Eudoxe) Dans son eacutedition Emmanuel Faye note laquo [Eudoxe] ne preacutetend pas tout savoir nitout divulguer mais il veut rendre Poliandre [autrement dit le sens commun] capable comme lui-mecircmede deacutecouvrir toute veacuteriteacute donc il voudra srsquoenqueacuterir raquo (Livre de Poche 2010 p80)

50 Agrave Golius le 16 avril 1635 AT-I-315 Sur le rapport entre bon sens et inneacuteisme cf supra sect17

PEacuteDAGOGIE 109

Lrsquoexperior est donc ce qui permet agrave Descartes drsquoeacutemanciper lrsquohomme ordinaire de

tout maicirctre faisant en sorte qursquoil nrsquoait plus agrave suivre laquo aucun autre maicirctre que le sens

commun raquo51 comme cet individu qui dans le deacutesert par la seule force de son esprit (qursquoil

aura tout de mecircme suffisamment laquo bon raquo) parviendra agrave deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des

sciences52 Srsquoil y parvient dans la solitude la plus complegravete et sans culture preacuteparatoire tout

en nrsquoayant lrsquoesprit que laquo bon raquo on imagine que lrsquohomme qui nrsquoa pas plus drsquointelligence

que le commun se satisfera drsquoune eacuteducation moyenne avant de parvenir agrave utiliser ses

propres forces

Cependant pour reacutepondre agrave la critique drsquoun subjectivisme carteacutesien accordant trop

de confiance agrave lrsquoexperior et agrave la conscience claire et distincte qui risquerait drsquoapparaicirctre ici

il ne faut pas neacutegliger drsquoajouter que le jugement clair et distinct nrsquoest pas une preacuterogative

absolue de celui qui nrsquoaura rien appris dans les eacutecoles Au contraire tout lrsquoenseignement de

Descartes est tendu vers ce but qui consiste par la meacutethode laquo agrave parvenir agrave une position ougrave

ce qui est clair et distinct lrsquoest effectivement raquo53 Le but de cette meacutethode eacutetait on lrsquoa vu

drsquoecirctre precirct agrave juger veacuteritablement de tout en particulier de ce qui sera utile dans la vie

autrement dit il srsquoagit dans la ligneacutee de Montaigne de laquo juger sainement raquo drsquoecirctre laquo un

habilrsquohomme [plutocirct] qursquoun homme sccedilavant raquo que la trop longue freacutequentation des eacutetudes

porterait agrave lrsquoabrutissement54 Lrsquohonnecircte homme crsquoest preacutecisement celui qui nrsquoa ni trop lu

ni appris tout ce qui se fait dans lrsquoEacutecole et qui nrsquoa donc pas de laquo deacutefaut drsquoeacuteducation raquo

tout est donc dans la peacutedagogie carteacutesienne une question de proportion55

51 laquo () enim nullum alium magistrum sequatur praeligter sensum communem raquo Recherche AT-X-527(Eudoxe)

52 AT-X-506 Crsquoest un thegraveme classique dont la plus belle et complegravete expression se retrouve chez Ibn Tufayl(1100-1181) dans Hayy Ibn Yaqzan (Le Philosophe Autodidacte Mille et Une Nuits 1999) Sur ce trait dela philosophie de Descartes cf eacutegalement lrsquoexposeacute drsquoAlquieacute sur la laquo Deacutecouvert de lrsquoEcirctre raquo laquo toujoursDescartes se refuse agrave lrsquoideacutee que le contact drsquoautrui puisse lui ecirctre fructueux raquo et crsquoest agrave cela qursquoil tient cedeacutesir drsquoun savoir laquo qursquoil ne doive qursquoagrave lui seul raquo (Ferdinand Alquieacute Ibid p99) Si la premiegravereaffirmation est agrave nuancer la seconde en revanche est tregraves proche de la philosophie carteacutesienne delrsquoeacuteducation

53 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Lucket Puf 1989 p196 Sur la distinctionentre ce qui semble ecirctre clair et distinct et ce qui lrsquoest effectivement Frankfurt cite deux passagesimportants laquo il nrsquoappartient qursquoaux sages raquo de faire cette distinction (Septiegraveme reacuteponses AT-VII-462) ensuivant cette laquo meacutethode raquo qursquoil pense avoir laquo assez exactement enseigneacute raquo (Cinquiegraveme reacuteponses AT-VII-379) Frankfurt y voit problablement avec raison une reacutefeacuterence aux Regravegles pour la direction de lrsquoesprit

54 Michel de Montaigne Les Essais I 26 laquo De lrsquoinstitution des enfans raquo p158-A 150-A et 164-A Crsquoestun ideacuteal drsquoeacuteducation et drsquohumaniteacute dont on trouve des eacutechos jusque chez Pascal (Penseacutees diverses III ndashFragment ndeg 6 85 Lafuma sect647 Sellier sect532) laquo () honnecircte homme Cette qualiteacute universelle me plaicirctseule raquo Sur lrsquohonnecircte homme de Montaigne agrave Pascal cf Emmanuel Faye Philosophie et perfection delrsquohomme Vrin 1998 p274-280

55 Le mal est de passer laquo trop de temps raquo agrave eacutetudier et lrsquoideacuteal peacutedagogique est dans une laquo meacutedieacuteteacute raquo (DenisKambouchner Ibid p22 agrave propos de ces passages de la Recherche AT-X-495) La moyenne se trouveentre avoir laquo un tregraves grand naturel raquo ou bien recevoir les laquo instructions de quelque sage raquo (AT-X-495) lrsquohomme commun doit donc cultiver son naturel moyen par lrsquoinstruction Sur le rapport entre le bon sens

PEacuteDAGOGIE 110

Lrsquohonnecircte homme nrsquoest pas un ignorant un homme deacutepourvu de tout esprit et de

toute culture ne faisant reposer son salut eacutepisteacutemique que sur le seul bon sens qursquoil partage

agrave eacutegaliteacute avec tous les hommes ndash il nrsquoest pas non plus un de ceux qui connaicirct le grec

lrsquohistoire des Empires dans le deacutetail et toutes ces choses qui envahissent la meacutemoire et font

un peacutedant plutocirct qursquoun homme drsquoun veacuteritable bon sens56 Il a mucircri lrsquoeacuteducation qursquoil a reccedilu

il srsquoen est deacutetacheacute et en fait deacutesormais le meilleur usage dans la conduite de sa vie

La rheacutetorique de lrsquoeacutemancipation oppose donc le bon sens agrave la connaissance et son

accumulation laquo le meilleur crsquoest assureacutement de cultiver le bon sens comme tel crsquoest-agrave-

dire qursquoau lieu de travailler agrave augmenter ses connaissances il faut tacirccher drsquoaugmenter en

lrsquoesprit cette lumiegravere ldquopurerdquo raquo57 Conformeacutement agrave la conception carteacutesienne de la lumiegravere

naturelle il suffit de la posseacuteder entiegraverement pour parvenir agrave toutes les veacuteriteacutes et srsquoil est

peut ecirctre preacutefeacuterable de ne pas avoir de professeurs lorsque ceux-ci risquent de gacirccher notre

bon sens il nrsquoen demeure pas moins que Descartes en ayant lrsquoespoir que sa philosophie

soit enseigneacutee et remplace celle de lrsquoEacutecole srsquoimagine qursquoune eacuteducation qui cultive

seulement le bon usage de ce que la nature nous a donneacute pour parvenir au vrai est possible

Ainsi eacuteleveacute le sens commun est capable de parvenir agrave srsquoapproprier jusqursquoaux

deacutecouvertes les plus reacutecentes de lrsquoastronomie et laquo trouver de [lui-mecircme] avec un esprit

ordinaire raquo tout ce que Galileacutee et les plus laquo fins raquo connaissent du Ciel et de la Terre58 La

nouvelle vision du monde promue par la science contemporaine qui jusqursquoici laquo effraie les

consciences prisonniegraveres drsquoun amour possessif et drsquoune affectiviteacute anxieuse raquo59 peut ainsi

srsquoinstaller reacuteduisant lrsquoadmiration qui paralysait le deacuteveloppement du sens commun et le

plein exercice de ses forces propres Plus lrsquoadmiration diminuera plus lrsquoautosatisfaction de

deacutecouvrir toute sorte de veacuteriteacute le deacutelivrera enfin de la modestie jusqursquoagrave se deacuteboucher sur

et lrsquoinstruction nous ne pouvons omettre de mentionner ici le grand texte drsquoAuguste Comte le Discourssur lrsquoesprit positif Celui-ci poursuit lrsquoesprit peacutedagogique carteacutesien et en donne de multiples formulationsdont la plus claire est la suivante laquo En examinant sous un aspect plus intime et plus durable cetteinclination naturelle des intelligences populaires vers la saine philosophie on reconnaicirct aiseacutement qursquoelledoit toujours reacutesulter de la solidariteacute fondamentale qui drsquoapregraves nos explications anteacuterieures rattachedirectement le veacuteritable esprit philosophique au bon sens universel sa premiegravere source neacutecessaire ()[En] effet ce bon sens si justement preacuteconiseacute par Descartes et Bacon doit aujourdrsquohui se trouver plus puret plus eacutenergique chez les classes infeacuterieures en vertu mecircme de cet heureux deacutefaut de culture scolastiquequi les rend moins accessibles aux habitudes vagues ou sophistiques raquo (Auguste Comte Discours surlrsquoesprit positif sect63 Vrin 1995 p205-206)

56 Recherche AT-X-50357 Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes op cit p4358 Recherche AT-X-506 Cf chapitre 5 sur le rapport entre sciences et sens commun59 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p55

PEacuteDAGOGIE 111

un nouveau type de penseacutee la meacutetaphysique qui reacuteveacutelera laquo un Ecirctre devant lequel notre

admiration ne saurait cesser raquo60

Avant mecircme drsquoen arriver lagrave crsquoest dans cette immense fierteacute qursquoil y a agrave inventer par

soi mecircme que Descartes a toujours promu qursquoil faudra chercher la saveur propre de cette

peacutedagogie qui fait grandir le sens commun jusqursquoagrave le livrer agrave sa seule suffisance Le bon

professeur de matheacutematiques srsquoil a le sens de ce plaisir qursquoaura lrsquoeacutelegraveve agrave ainsi progresser

sera celui agrave qui il arrivera de dire agrave son auditeur comme Descartes agrave son lecteur laquo je ne

mrsquoarrecircte point agrave expliquer ceci plus en deacutetail agrave cause que je vous ocircterais le plaisir de

lrsquoapprendre de vous-mecircmes raquo61

60 Ferdinand Alquieacute Ibid p4361 Geacuteomeacutetrie I AT-VI-374 (nous soulignons) Cf Annexe 3 pour drsquoautres deacutetails sur la peacutedagogie

carteacutesienne

PERSONNAGES 112

8) PERSONNAGES

laquo () ils me prennent pour un idiot mais je suis un hommesenseacute et ces gens-lagrave ne srsquoen doutent pas raquo ndash Fiodor Dostoiumlevski LrsquoIdiot

Si une philosophie comme nous lrsquoavons vu est identifiable aux mots qursquoelle

emploie (cf supra sect3) elle lrsquoest aussi en partie au genre drsquohomme (ou de femme ) auquel

elle preacutetend srsquoadresser agrave travers lequel elle veut srsquoeacutenoncer preacutefeacuterentiellement et qursquoelle

valorise en lrsquoeacutelisant comme repreacutesentant de sa penseacutee A contrario elle en repousse

drsquoautres et srsquoidentifie reacuteciproquement contre eux

Prenons garde agrave ce que le laquo personnage conceptuel raquo tel que le theacuteorise Deleuze1

nrsquoeacutepuise pas toutes les possibiliteacutes drsquoune personnification philosophique Prenons garde

eacutegalement agrave ce que nous ne proposons pas ici une theacuteorie du personnage philosophique

nous nous contenterons seulement de deacutegager trois figures cleacutes du carteacutesianisme (le

paysan lrsquohonnecircte homme et lrsquoidiot) dans la mesure ougrave celles-ci expriment un aspect de ce

que nous cherchons agrave eacutelucider Ces personnages prennent place dans lrsquoassembleacutee du sens

commun et se preacutesentent comme porte-paroles fictifs donnant corps agrave la penseacutee

carteacutesienne du bon sens Utiliser des personnages crsquoest comme en un dialogue laquo [aider]

fort agrave faire valoir sa marchandise raquo philosophique2 Ainsi chez Descartes le paysan deacutefend

le droit des ignorants agrave disposer comme tout le monde du bon sens lrsquohonnecircte homme

repreacutesente ceux qui mecirclent le sens commun aux saines eacutetudes lrsquoidiot enfin qui nrsquoapparaicirct

pas agrave proprement parler dans le corpus carteacutesien incarne la supeacuterioriteacute morale et

eacutepisteacutemologique du penseur priveacute et de la raison naturelle sans preacutesupposeacutes

Prenons garde enfin agrave ne pas consideacuterer ces diffeacuterents aspects comme des

arguments philosophiques agrave part entiegravere ils ne constituent qursquoun deacuteplacement de notre

propos agrave des fins illustratives ndash ces personnages (en tant qursquoils repreacutesentent Descartes ougrave

son mis en avant par lui) reacutevegravelent quelque chose du rapport de notre auteur avec le sens

commun et apportent un point final agrave notre exploration de cette question comme en un

1 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie 1991 Les eacuteditions de Minuit 2005 2p63-85 Pour la pertinence deleuzienne de lrsquoanalyse de la penseacutee de Descartes en terme de laquo personnageconceptuel raquo en lien avec notre eacutelucidation du sens commun cf infra sect27

2 Agrave Mersenne le 11 octobre 1638 AT-II-380 agrave propos du Dialogo de Galileacutee

PERSONNAGES 113

reacutesumeacute Certes au theacuteacirctre les personnages sont preacutesenteacutes au deacutebut mais en proceacutedant de

cette maniegravere ceux-ci nrsquoauraient eu aucune consistance ndash crsquoest les deacuteveloppements

preacuteceacutedents qui nous lrsquoespeacuterons la leur donneront Crsquoest pourquoi nous terminons par eux

sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs

En 1947 le billet de 100 francs laquo Jeune paysan raquo eacutetait mis en circulation

remplaccedilant celui qui pendant quelques anneacutees avait eacuteteacute agrave lrsquoeffigie de Descartes Il nrsquoy a lagrave

eacutevidemment rien que de tregraves fortuit sauf agrave consideacuterer qursquoil se trouvait agrave la Banque de

France quelque fin lecteur de Baillet

Il y aurait en effet deacutecouvert une singuliegravere histoire celle drsquoun paysan laquo reccedilu au

nombre [des] amis raquo de Descartes laquo sans que la bassesse de sa condition le lui fit regarder

au-dessous de ceux du premier rang raquo Dirck Rembrantsz3 Et lrsquoon rencontre en effet dans

les œuvres de Descartes en certains lieux quelques allusions aux laquo paysans raquo et ce avant

mecircme la rencontre avec Dirck Rembrantsz qui ne fut pour Descartes qursquoune occasion de

deacutemontrer ce qursquoil avanccedilait au pegravere Mersenne des anneacutees plus tocirct agrave savoir la possibiliteacute

drsquoune laquo science par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la veacuteriteacute

des choses que ne font maintenant les philosophes raquo4 Car en effet Descartes ne srsquoest pas

contenteacute de recevoir Dirck Rembrantsz il lui a laquo communiqueacute sa Meacutethode pour rectifier

ses raisonnements raquo5 et lrsquoaider ainsi agrave devenir agrave son tour philosophe

Il ne faut eacutevidement pas confondre (1) ces situations peacutedagogiques ougrave il ne semble

pas que lrsquoinvocation carteacutesienne du paysan soit de lrsquoordre de lrsquoironie mais procegravede au

contraire drsquoun grand seacuterieux fondeacute sur ses ideacutees peacutedagogiques notamment et (2) les

situations ougrave Descartes promeut le paysan contre le modegravele des peacutedants et des doctes

comme crsquoest le cas dans les Regulaelig Agrave propos des laquo natures simples raquo Descartes considegravere

en effet que leur connaissance est immeacutediate et que laquo jamais les paysans (rusticis)

3 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes II p555 Cet extrait est citeacute par AT en appendice agrave une lettrede 1648 () dans laquelle Descartes srsquointeacuteressant au sort du paysan demande agrave son correspondant lagracircce drsquoun homme coupable de meurtre Il se preacutesente lui mecircme comme laquo un homme qui ne freacutequente icique des paysans raquo (AT-V-262)

4 Agrave Mersenne le 20 novembre 1629 AT-I-81825 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Ibidem Sur le rapport entre peacutedagogie et sens commun cf

surpa sect22 en particulier

PERSONNAGES 114

nrsquoignorent raquo ces choses lagrave ougrave laquo les doctes ont coutume drsquoecirctre si subtils qursquoils trouvent le

moyen de srsquoaveugler raquo6 Crsquoest que les doctes non ceux qui ont eacutetudieacute mais ceux qui ont

trop eacutetudieacute perdent la lumiegravere naturelle que les paysans ont conserveacute7 Ces laquo paysans raquo

repreacutesentent moins une classe sociale qursquoun type philosophique celui qui incarne le sens

commun natif dans tout ce qursquoil a de poleacutemique et anti-eacutelitiste comme lrsquoeacutecrivait

Montaigne les lettreacute laquo semblent ecirctre ravaleacutes mecircme du sens commun raquo8 Peut-ecirctre faut-il

voir dans cette tradition qui a recours au paysan moins laquo lrsquohumour du philosophe raquo9 qursquoun

usage neacutegatif du sens commun comme garde-fou des extravagances philosophiques

ndash usage que lrsquoon retrouve eacutevidemment dans la philosophie du sens commun

En revanche lrsquoautre aspect du problegraveme nous invite agrave reconsideacuterer le jugement de

Gouhier selon lequel Descartes ne peut avoir laquo lrsquoillusion drsquoeacutecrire pour ldquoles paysansrdquo raquo10 En

un sens il serait absurde de dire le contraire et ce nrsquoest pas parce que le Discours est eacutecrit

en franccedilais qursquoil a pu ecirctre lu par les paysans Il faut cependant reconnaicirctre que ce faisant

Descartes voulait aller au-delagrave de la laquo classe supeacuterieure raquo et laquo quand il a deacutecideacute drsquoeacutecrire en

franccedilais il eacutetait reacutesolu agrave srsquoadresser aux gens ordinaires raquo11 Que Descartes ait eu une

volonteacute drsquoeacutelargir lrsquoaccessibiliteacute agrave son œuvre crsquoest indiscutable qursquoil considegravere que le

paysan puisse ecirctre un repreacutesentant possible (quoique fantasmeacute) de sa philosophie cela lrsquoest

eacutegalement Il faut cependant eacuteviter la meacuteprise qui consiste agrave confondre les deux le paysan

incarne le sens commun le plus naiumlf qui nrsquoest encore enrichi drsquoaucune deacutetermination (et en

particulier eacuteducative agrave lrsquoinverse de lrsquohonnecircte homme) et dont le rocircle srsquoil ne peut ecirctre

neacutegligeacute philosophiquement est avant tout neacutegatif crsquoest-agrave-dire poleacutemique

Ce qui aurait pu ecirctre eacutegalement le titre du Discours de la meacutethode est agrave cet eacutegard

6 laquo saeligpe literati tam ingeniosi esse solent ut invenerint modum caeligcutiendi etiam in illis quaelig per seevidentia sunt atque a rusticis nunquam ignorantur raquo (Regravegle XII AT-X-426)

7 Regravegle XIV AT-X-442 Cf eacutegalement sur la distinction entre eacutetudier et trop eacutetudier Denis Kambouchnerlaquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p23-24

8 Michel de Montaigne Les Essais p187A Il poursuit laquo Car le paysan et le cordonnier vous leur voyezaller simplement et naiumlvement leur train parlant de ce qursquoils savent ceux-ci [les lettreacutes] pour se vouloireacutelever et gendarmer de ce savoir qui nage en la superficie de leur cervelle vont srsquoembarrassant etempecirctrant sans cesse raquo

9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p79 Dans le passage qursquoil consacre auxpaysans Henri Gouhier confond les deux aspects que nous cherchons ici agrave distinguer

10 Henri Gouhier Ibid p79-8011 Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesien Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry

Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin 1988 p142Degraves lors le Discours est caracteacuteriseacute comme laquo un guide modeste pour une vie rationnelle et raisonnable agravelrsquousage des hommes ordinaires qui tout comme le philosophe ont assez drsquointelligence pour deacuteterminerleur propre vie mais qui en mecircme temps comprennent bien leurs limites naturelles raquo Autrement dit ilsrsquoagit drsquoun livre pour le sens commun cf supra chapitre 6 et 7

PERSONNAGES 115

explicite les matiegraveres y sont exposeacutees de telle sorte que laquo ceux mecircme qui nrsquoont point

eacutetudieacute les peuvent comprendre raquo12 ndash cependant entre nrsquoavoir pas eacutetudieacute et ne pas savoir lire

il y a une diffeacuterence

sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou

la querelle de la folie sous lrsquoangle du bon sens

On lrsquoa vu dans le latin de Descartes laquo bon sens raquo se dit sanus sensus et si comme

on a chercheacute agrave le montrer sa philosophie entretient des rapports privileacutegieacutes avec le sens

commun on peut faire lrsquohypothegravese qursquoelle srsquoinscrira en porte-agrave-faux avec tout ce qui est

in-senseacute autrement dit qursquoelle expulsera la folie hors de son horizon de penseacutee En ce

sens Foucault a raison de dire qursquoavec Descartes laquo la folie est exileacutee raquo13 ndash et il ne peut en

ecirctre autrement pour qui fait entiegraverement confiance agrave lrsquoexercice sain de la puissance

humaine raisonnable par excellence le laquo bon sens raquo

Un passage ceacutelegravebre lrsquoatteste Dans la gradation du doute meacutetaphysique Descartes

constate lrsquoinefficaciteacute de la mise en doute des sens qui est insuffisante lorsque les

conditions ideacuteales objectives sont reacuteunies ndash crsquoest-agrave-dire lorsque me trouvant aupregraves du feu

rien ne saurait me persuader que je ne le suis pas pas mecircme une deacutefiance qui affirmerait

que laquo les sens nous trompent quelquefois raquo14 Il faut donc approfondir le doute en portant

la suspicion sur le sujet percevant lui-mecircme (drsquoougrave lrsquohypothegravese de la folie puis du recircve) et

de la mecircme faccedilon que Descartes avait reacutepondu agrave lrsquohypothegravese des sens trompeurs par

lrsquoeacutevocation drsquoune situation perceptive ougrave les circonstances exteacuterieures seraient ideacuteales on

aurait pu srsquoattendre agrave ce qursquoil objecte agrave lrsquohypothegravese de la folie la mise en eacutevidence de

conditions inteacuterieures ideacuteales crsquoest-agrave-dire en envisageant laquo la possibiliteacute de distinguer

entre folie et bon sens raquo15 Cette possibiliteacute drsquoun partage est drsquoautant plus envisageable

12 Agrave Mersenne mars 1636 AT-I-339 On a eacutegalement noteacute que Descartes avait eacutecrit ce livre pour que laquo lesfemmes mecircme [y] pussent entendre quelque chose raquo (Au Pegravere Vatier 22 feacutevrier 1638 AT I 560) ce quiau fond est la laquo preuve ultime de son accessibiliteacute geacuteneacuterale raquo et inscrit de fait Descartes dans unelaquo longue tradition de sexisme philosophique raquo (Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques art cit p82)

13 Michel Foucault Histoire de la folie agrave lrsquoacircge classique Plon 1961 reacuteeacuted Gallimard 1972 p5814 Meacuteditation I AT-IX-1415 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Luquet Puf 1989 p54

PERSONNAGES 116

qursquoelle est inscrite dans le texte lui-mecircme ougrave les fous sont qualifieacutes drsquoinsanis16 autrement

dit ceux agrave qui il manque le bon sens ou la puissance de juger raisonnablement

Seulement cette distinction nrsquoayant pas lieu Frankfurt y voit un changement

tactique de la part de Descartes qui prend la forme drsquoune esquive laquo il se deacutebarrasse tout

drsquoun coup de la question raquo Neacuteanmoins si Descartes ne se preacuteoccupe pas des in-senseacutes ce

nrsquoest pas par une quelconque neacutegligence de sa part mais parce que le projet mecircme des

Meacuteditations Meacutetaphysiques suppose une mise agrave lrsquoeacutecart de la possibiliteacute de la folie laquo agrave

moins de se supposer sain drsquoesprit Descartes ne peut conduire la recherche agrave laquelle il

souhaite se consacrer raquo17 Cela ne signifie rien drsquoautre que ceci le bon sens est preacutesupposeacute

dans le projet mecircme des Meacuteditations et reacuteciproquement la folie est exclue de ce projet Et

si Descartes laquo laisse ouverte la question de son bon sens raquo il ne peut srsquoautoriser agrave le mettre

radicalement en question agrave moins que son entreprise eacutechoue avant que la tentative soit

meneacutee agrave son terme18 Le bon sens se confirmera de lui-mecircme en temps voulu avec la

validation de la raison preacutesupposeacute il nrsquoest pas selon Frankfurt preacutejugeacute

Certes il est indeacuteniable que lrsquoentreprise mecircme du doute a quelque chose de fou

crsquoest-agrave-dire drsquooffusquant pour le bon sens ndash justement parce que lrsquohomme de bon sens est

celui qui ne doute pas ou du moins jamais selon des modaliteacutes hyperboliques19 Crsquoest que

le bon sens du philosophe qui meacutedite ne peut ecirctre tout agrave fait celui du gentilhomme (pour

qui le bon sens se situe plus essentiellement sur le terrain pratique) et crsquoest pourquoi srsquoil

laquo peut sembler qursquoil y a de lrsquoextravagance agrave douter () toutefois il appartient au

philosophe de srsquoinquieacuteter de la possibiliteacute au cœur mecircme [des] eacutevidences drsquoune illusion

drsquoespegravece hallucinatoire raquo non pas en tant que la folie est consideacutereacutee pour elle-mecircme mais

comme laquo un opeacuterateur rheacutetorique raquo du doute20 Pour retrouver le bon sens apregraves ce deacutetour

aux confins du raisonnable (deacutetour qui cependant nrsquoest jamais hors de tout controcircle) il

faut faire lrsquoeacutepreuve de certaines situations extrecircmes hors de porteacutee du commun

Cependant nrsquoy a-t-il pas lieu sur la base de cette seacuteparation entre le philosophique

et le non-philosophique dans ce moment deacutecisif du doute meacutetaphysique ougrave la folie

16 Meditatio I AT-VII-18 l2617 Harry G Frankfurt Ibid p56 Autrement dit laquo la tacircche qursquoil se propose dans les Meacuteditations nrsquoest pas

de deacutecouvrir comment un fou peut trouver un fondement pour les sciences raquo On ne saurait ecirctre plus clair18 Ibidem Frankfurt peut donc dire plus tard laquo Descartes a rejeteacute de maniegravere peacuteremptoire tout doute

concernant son bon sens () jrsquoai admis la leacutegitimiteacute de cette proceacutedure raquo (Ibid p111)19 Qui par deacutefinition mettent en doute ce qui nrsquoa jamais eacuteteacute suspicieux pour laquo aucun homme de bon sens raquo

(Abreacutegeacute des Meacuteditations AT-IX-12) Le latin plus significatif sur le rapport entre bon sens et folie dit laquo de quibus nemo unquam sanœ mentis seria dubitavit raquo (AT-VII-16)

20 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes PUF 2005 p272-273

PERSONNAGES 117

intervient soudainement et ougrave une voix srsquooffusque (laquo mais quoi Ce sont des fous (sed

amentes sunt isti) raquo21) drsquoattribuer cette exclamation agrave un second sujet distinct du sujet

meacuteditant Crsquoest ce que fait Derrida au prix drsquoune seacuteparation entre deux formes du laquo bon

sens raquo celui philosophique qui sait se rapporter laquo au sans-fond du non-sens raquo (crsquoest-agrave-

dire agrave la folie) celui non-philosophique opprimant et qui laquo se deacutetermine trop vite raquo par

opposition au non-sens22

Il semble que Foucault dans sa reacuteponse de 1972 agrave Derrida a eacuteteacute sensible agrave ce qursquoil

faut bien nommer ici une nouvelle forme drsquoexclusion voire un certain meacutepris pour la

penseacutee non-philosophique rendue responsable drsquoexclure la folie comme par un geste naiumlf

de lrsquoordre de la laquo petite farce du paysan qui fait irruption () avec ses fous du village raquo23

En effet il est agrave noter que cette distinction des deux bon sens par Derrida ne va pas de soi

et que comme lrsquoa noteacute judicieusement Jean-Marie Beyssade en se reacutefeacuterant agrave un passage

parallegravele dans Le Recherche de la Veacuteriteacute laquo la complaisance raquo du bon sens philosophique

(qui est celui drsquoEudoxe) laquo agrave lrsquoeacutegard de lrsquohonnecircte Poliandre raquo (qui a le bon sens non-

philosophique selon le partage derridien) laquo nrsquoest pas parfaitement innocente raquo24

Indeacutependamment du fait que Jean-Marie Beyssade srsquoaccorde avec le point drsquoargumentation

majeur de Derrida (agrave savoir la continuiteacute entre la folie et lrsquohypothegravese du Malin Geacutenie) il

est notable qursquoil voit dans la distinction derridienne quelque chose drsquoeacuteminemment gecircnant

comme la complaisance agrave lrsquoeacutegard drsquoun raciste Et mecircme si le meacutetaphysicien ne doit pas

avoir de preacutejugeacute qui le preacutevienne contre la folie il est eacutevident (et le dialogue La recherche

de la veacuteriteacute tend agrave la prouver) qursquoil cherchera plus la compagnie de lrsquohonnecircte homme que

celle fou ndash et que dans une certaine mesure il preacutesume de son bon sens et de celui de son

lecteur sans du reste que cela lui pose le moindre problegraveme

LrsquoIdiot de Descartes dont il va ecirctre question par la suite sera justement agrave la fois

21 AT-IX-14 et AT-VII-1922 Jacques Derrida laquo Cogito et Histoire de la Folie raquo 1963 in Lrsquoeacutecriture et la diffeacuterence 1967 Point Seuil

p88 Ferdinand Alquieacute dans sa contribution agrave lrsquoanalyse de ce passage penche vers ce typedrsquointerpreacutetation en soulignant que la laquo folie raquo des Meacuteditations est deacutelire plutocirct qursquohallucination et que parconseacutequent un partage doit ecirctre fait entre philosophe et non-philosophe laquo Nul ne deviendrait philosophesrsquoil nrsquoeacutetait drsquoabord un peu fou raquo crsquoest-agrave-dire srsquoil se posait laquo des questions que les gens raisonnables ne seposent pas raquo (cf laquo Le philosophe et le fou raquo in Armogathe et Belgioioso Descartes Metafisico Interpretazioni del Novecento Rome Istituto dellrsquoenciclopedia Italiana 1994 p115)

23 Michel Foucault laquo Mon corps ce papier ce feu raquo 1972 repris dans Philosophie Anthologie Gallimard2004 p169

24 Jean-Marie Beyssade laquo Mais quoi ce sont des fous Sur un passage controverseacute de la PremiegravereMeacuteditation raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 78e Anneacutee No 3 (Juillet-Septembre 1973) p286Pour la complaisance drsquoEudoxe cf Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-511 laquo II est vrai que ce serait offenserun honnecircte homme que de lui dire qursquoil ne peut avoir plus de raison qursquoeux [les meacutelancoliques] raquo

PERSONNAGES 118

celui qui ne preacutejuge que de son bon sens et qui par ce seul preacutejugeacute se refuse agrave laisser la

folie planer sur son horizon sur ce point Foucault nous semble plus proche de Descartes

Cependant le questionnement de la folie dans lrsquohorizon meacutetaphysique est les

interpregravetes lrsquoont noteacute reacuteduit agrave ces quelques lignes qui mecircme si elles ont un aspect deacutecisif

en ce qursquoelles font signe vers un preacutesupposition du bon sens au cœur mecircme de lrsquoentreprise

carteacutesienne ne suffisent peut-ecirctre pas agrave caracteacuteriser lrsquoensemble de la philosophie

carteacutesienne En se reportant par ailleurs aux traiteacutes moins meacutetaphysiques ougrave la folie est

plus expresseacutement traiteacutee comme un deacuteregraveglement du corps les indications carteacutesiennes

iront dans le mecircme sens dans le partage du bon sens (ou de la prudence) et de la folie

Descartes laquo tendra agrave majorer la part de la prudence raquo dans le cours ordinaire des affaires

humaines ndash contrairement agrave un Montaigne par exemple25

sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues

Crsquoest avec raison qursquoon peut affirmer que lrsquoImage de la penseacutee sous-tendue par tout

le carteacutesianisme est laquo emprunteacutee agrave lrsquoeacuteleacutement pur du sens commun raquo26 et lrsquoerreur des

commentateurs qui voient dans les Meacuteditations (en particulier) une laquo reacutefutation de la

doctrine du sens commun raquo (M Gueroult) est de ne pas consideacuterer avec attention que si

cette philosophie nrsquoendosse que pas ou peu de laquo proposition[s] particuliegravere[s] du bon sens

ou du sens commun raquo elle nrsquoen reste pas moins dans laquo lrsquoeacuteleacutement raquo du sens commun27 Et

cet laquo eacuteleacutement raquo est justement celui drsquoune raison impermeacuteable agrave tout espegravece de

reconnaissance de la folie (ou de la becirctise ou de la meacutechanceteacute autrement dit de ce qui

nrsquoest pas sanus sensus cf supra sect26) comme possibiliteacute de la penseacutee ndash une penseacutee ougrave

lrsquohorizon de la folie est justement laquo exclu raquo Que Descartes ne conserve du sens commun

que peu de positions qursquoil le vide de son contenu cela nrsquoy fait rien il en garde la forme

Pour Deleuze le laquo personnage conceptuel raquo agrave mecircme de donner corps agrave cette forme

est lrsquoIdiot celui qui sans preacutesupposeacutes ni preacutejugeacutes se laisse seulement guider par la lumiegravere

naturelle personnage dont lrsquoorigine est agrave chercher chez Nicolas de Cues28 Seulement

25 Denis Kambouchner laquo Descartes un monde sans fous Des Meacuteditations Meacutetaphysiques au Traiteacute delrsquoHomme raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20102 ndeg 247 p211

26 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17227 Gilles Deleuze Ibid p17528 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p63 Il est agrave noter que deacutejagrave

PERSONNAGES 119

derriegravere cette absence de preacutejugeacute laissant un bon sens pur et agrave mecircme de parvenir agrave toutes

les veacuteriteacutes par lui-mecircme Deleuze deacutebusque une Image de la penseacutee qursquoil reacutecuse en cela

que ce qui fait la singulariteacute de toute penseacutee possible y est brideacute Il deacutenonce derriegravere

lrsquoillusion drsquoun commencement radical des preacutesupposeacutes populaires de nature agrave

compromettre lrsquoentreprise philosophique derriegravere la laquo coquetterie raquo du deacutetour

meacutetaphysique carteacutesien la philosophie laquo retrouve raquo le sens commun ndash ainsi elle ne peut

donner un nouveau deacutepart sur la table rase des preacutejugeacute que parceqursquoelle preacutejuge du sens

commun crsquoest-agrave-dire parceqursquoelle preacutesuppose cette bonne volonteacute de notre penseacutee coupleacutee

agrave une accessibiliteacute au vrai partageacutee entre tous29

Seulement srsquoil est certain que Deleuze nrsquoaurait pu choisir pour Descartes le

personnage conceptuel du Fou pourquoi lrsquoIdiot et pas lrsquoHonnecircte Homme Pourquoi

lrsquoIdiot qui justement est ambigueuml et double et agrave chaque instant peut devenir ce Fou que

Descartes a conjureacute30 Quel est le sens de ce personnage conceptuel pour la philosophie de

Descartes Pour reacutepondre seacuterieusement agrave cette question (ce qui nrsquoa jamais agrave notre

connaissance eacuteteacute fait dans les eacutetudes carteacutesiennes) il faut partir sur les traces de

lrsquohypothegravese deleuzienne agrave la recherche de ceux qui philosophent comme des Idiots

Il est clair que les caractegraveres essentiels de lrsquoIdiot de Descartes se trouvent deacutejagrave chez

Nicolas de Cues la mise en avant du laquo penseur priveacute raquo (le laiumlc que lrsquoon rencontre

eacutegalement chez Cherbury) contre le professeur public la confiance dans les forces

naturelles de lrsquoesprit la substitution de lrsquoinneacuteisme (chacun trouve en soi les veacuteriteacutes dont il

fait lrsquoexpeacuterience) agrave lrsquoenseignement des concepts par lrsquoautoriteacute Le dialogue de LrsquoIdiot sur

la sagesse procegravede agrave la mise en place de ce dispositif laquo un certain pauvre Idiot raquo srsquooppose

agrave un laquo tregraves riche orateur raquo31 il est laquo totalement ignorant raquo32 et srsquoil parvient agrave tenir tecircte agrave

lrsquohomme de lettres comme Eudoxe agrave Eacutepisteacutemon crsquoest que laquo le pouvoir de juger est

naturellement concreacutetiseacute avec lrsquoesprit raquo et qursquoainsi il peut laquo [juger] par lui-mecircme des

Henri Gouhier signalait cette parenteacute en se reacutefeacuterant (comme Deleuze) aux travaux de Maurice deGandillac sur Nicolas de Cues Henri Gouhier cependant parlait drsquoIngeacutenu plutocirct que drsquoIdiot (La penseacuteemeacutetaphysique op cit p78-80)

29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p176 et p171 Sur les laquo retrouvailles raquo de la philosophieet du sens commun en meacutetaphysique et en meacutetaphysique cf supra sect8 et sect14

30 Gilles Deleuze Qursquoest-ce que la philosophie Ibid p72 laquo lrsquoIdiot () aussi un Fou une sorte de fou raquo31 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia in Opera Omnia iusu et auctoritate academia litterarum

heidelbergensis Volumen V Hambourg 1933 p3 laquo convenit pauper quidam idiota ditissimumoratorem in foro Romano raquo

32 Ibid p5 laquo penitus ignorans raquo

PERSONNAGES 120

choses rationnelles raquo33 sans srsquoinquieacuteter le moins du monde de ce que peuvent en penser les

doctes On trouve drsquoailleurs lrsquoIdiot du cusain au deacutebut de ce mecircme dialogue occupeacute agrave

tailler des travaux manuels ndash agrave un homme qui lui preacutesente un philosophe il dit espeacuterer que

ce dernier ne laquo meacuteprisera point de [srsquo]occuper de lrsquoart de tailler des cuillegraveres raquo34

Ce dispositif incarneacute par le personnage conceptuel de lrsquoIdiot est selon Deleuze

redevable drsquoune laquo atmosphegravere chreacutetienne mais en reacuteaction contre lrsquoorganisation

ldquoscolastiquerdquo du christianisme contre lrsquoorganisation autoritaire de lrsquoEacuteglise raquo35 Et en effet

rien nrsquoest plus remarquable dans cette philosophie que lrsquoombre de lrsquoEacutepicirctre aux Corinthiens

qui confond la sagesse des doctes si les doctes ne sont pas sages (et si seuls les Idiots le

sont) crsquoest que la sagesse de ce monde est folle aux yeux de Dieu (1 Cor 319)36 Il ne

faut cependant pas voir dans cette reacutefeacuterence une condamnation pour toute sagesse ou

savoir humain possible mais seulement pour celui qui est tireacute des livres et qui bride

lrsquoesprit naturellement libre par lrsquoautoriteacute37 La seule vraie sagesse est celle qursquoun Idiot

peut deacutecouvrir par ses simples forces et la reacutefeacuterence agrave Paul de Tarse ne se situe pas

uniquement sur le plan du salut Si Descartes convient en effet que le chemin du ciel nrsquoest

laquo pas moins ouvert aux plus ignorants qursquoaux plus doctes raquo38 comme Nicolas de Cues il

inscrit eacutegalement le personnage de lrsquoIdiot sur le plan de la connaissance ndash avec sans doute

une theacutematisation encore plus explicite des pouvoirs inneacutes de lrsquoesprit

La figure de lrsquoIdiot inventeacutee par de Cues se preacutecise donc et trouve effectivement

dans la penseacutee de Descartes un nouveau souffle et peut-ecirctre un approfondissement laiumlque

encore plus certain La deacutefiance agrave lrsquoeacutegard drsquoune culture trop scolaire lrsquoinneacuteisme et ce qursquoil

implique pour la theacuteorie de lrsquoenseignement tout cela renforce ce qui fait le trait

caracteacuteristique de lrsquoIdiot lrsquoIdiot crsquoest le singulier mais aussi celui qui est solitaire et qui

laquo marche seul raquo39 sans se preacuteoccuper des laquo opinions contraires raquo comme doit le faire tout

homme qui cultive le sens commun40 Drsquoougrave cette revendication toute carteacutesienne de

33 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p119 laquo vis judicaria est menti naturaliter concreata per quamjudicat per se de rationibus raquo

34 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p4735 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie p63-6436 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia Ibid p3-4 laquo ldquoscientia huius mundirdquo in qua te ceteros praecellere

putas ldquostultitiardquo quaedam est ldquoapud deumrdquo et hinc ldquoinflatrdquo raquo Michel Foucault avait deacutejagrave inscrit le cusaindans lrsquohistoire de ces mots de Paul de Tarse (Histoire de la Folie op cit p42-44)

37 Ibidem p4 laquo Traxit te opinio auctoritatis ut sis quasi equus natura liber sed arte capistro alligatuspraesepi () raquo

38 Discours I AT-VI-839 Discours II AT-VI-1640 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-140141

PERSONNAGES 121

pouvoir laquo eacutecrire ingeacutenument raquo41 ce qui ne signifie certainement pas que Descartes retrouve

le laquo mythe de lrsquoIngeacutenu raquo puisque comme lrsquoa justement noteacute Gouhier la vision carteacutesienne

de lrsquoenfance ne peut meacutenager la possibiliteacute de voir dans celle-ci un ideacuteal agrave atteindre42 Crsquoest

donc bien le mythe de lrsquoIdiot qui se rejoue chez Descartes

Poursuivons sur le chemin traceacute par Deleuze LrsquoIdiot est donc un personnage

conceptuel ndash et comme tout personnage conceptuel il se deacuteplace sur un plan drsquoimmanence

traceacute par son philosophe et dans lequel il prend son sens Pour lrsquoIdiot carteacutesien il srsquoagit de

lrsquoimage classique de la penseacutee dont Deleuze voit une occurrence exemplaire chez notre

auteur Le plan drsquoimmanence donne une Image de la penseacutee crsquoest-agrave-dire aussi une Image

de ce que nrsquoest pas la penseacutee Pour Descartes le neacutegatif de la penseacutee sera lrsquoerreur laquo la

becirctise lrsquoamneacutesie lrsquoaphasie le deacutelire la folie raquo sont unifieacutes dans lrsquoerreur ndash elles

nrsquointeacuteresseront pas le penseur (comme nous lrsquoavons vu pour la folie qui nrsquoest qursquoune

figure rencontreacutee dans les Meacuteditations sur la recherche des erreurs possibles)43 Pourquoi

est-ce que lrsquoIdiot qui incarne le personnage-type de cette Image de la penseacutee est-il

preacutemuni de lrsquoerreur Parce que uniquement guideacute par les lumiegraveres de la raison naturelle et

du bon sens il ne peut pas se tromper Il se trompera drsquoautant moins qursquoil se deacutepouille de

tout ce qui excegravede le bon sens et ainsi sera drsquoautant laquo moins exposeacute aux erreurs lorsqursquoil

agit seul et par lui-mecircme que lorsqursquoil srsquoefforce anxieusement raquo de suivre ce qui lui est

exteacuterieur (regravegles artifices logique etc)44 LrsquoIdiot nrsquoa pas drsquoautre maicirctre que le sens

commun qui reacutevegravele agrave tout un chacun ce qursquoil doit savoir sous la forme drsquoun laquo tout le

monde sait raquo qui laquo oppose la bonne volonteacute agrave lrsquoentendement trop plein raquo45 ndash il y a

toujours nous lrsquoavons deacutejagrave vu (cf supra sect24) quelque chose qui srsquooppose dans le fait de

cultiver le bon sens pur au savoir Crsquoest en ce sens seulement que lrsquoIdiot a quelque chose

de subversif

Seulement son rapport agrave lrsquoautoriteacute scolaire est ambigueuml puisque selon Deleuze

Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutejugeacutes qursquoEacutepisteacutemon et le bon sens anti-scolaire finit toujours

41 Agrave Huygens 10 octobre 1642 citeacute par H Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p7942 Henri Gouhier La Penseacutee Meacutetaphysique de Descartes Ibid p8043 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p5744 laquo () sani sensus qui ubi solus per se agit erroribus minus est obnoxius raquo (Recherche de la Veacuteriteacute AT-

X-521)45 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p170 Ce laquo tout le monde sait raquo reacutesonne eacutevidemment

avec la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode qui constitue selon Deleuze une laquo veilleplaisanterie raquo dont laquo il se sert () pour eacuteriger une image de la penseacutee telle qursquoelle est en droit raquo et pas enfait (Ibid p172) Pour les interpreacutetations de cette phrase cf supra chapitre 6

PERSONNAGES 122

par retrouver quelque chose drsquoune fondamentale coercition46 Ce qui gegravene Deleuze crsquoest

que lrsquoon puisse preacutesupposer par exemple dans le Cogito ce que signifie penser ou ecirctre sur

un plan doxique (dont il considegravere que bon sens et sens commun laquo constituent les deux

moitieacutes raquo47) ou preacute-philosophique comme si lrsquoon y pensait naturellement Et en effet

Descartes fait appel agrave lrsquoexpeacuterience commune pour fonder des eacutevidences partageacutees entre

tous agrave partir desquelles deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des sciences on ne pourra pas faire

plus eacuteloigneacute de la penseacutee deleuzienne

sect28 Descartes en Russie devenu fou

LrsquoIdiot qui permet de rendre compte des liens entre la penseacutee carteacutesienne et le sens

commun nrsquoest cependant pas un personnage univoque Il refoule son double qui nrsquoest pas

lrsquoIdiot du sens commun mais lrsquoIdiot-Fou celui dont les Meacuteditations annihilegraverent la

possibiliteacute Crsquoest la raison pour laquelle les deux Idiots fregraveres ennemis doivent faire

lrsquoobjet drsquoune compreacutehension commune qui deacutevoile jusqursquoagrave quel point lrsquoIdiot du bon sens

diffegravere de (et refoule) lrsquoIdiot-Fou En reacutepondant agrave cette ultime question Mychkine lrsquoIdiot

de Dostoiumlevski est-il laquo Descartes en Russie devenu fou raquo48 on pourra (1) agrave la fois

comprendre ce qui fait la speacutecificiteacute de lrsquoIdiot carteacutesien (crsquoest-agrave-dire au fond son rapport

tout particulier au bon sens) en rendant compte du genre de laquo mutation raquo qui a pu donner

lieu agrave partir de lrsquoIdiot carteacutesien agrave la naissance drsquoune autre forme de philosophie

diameacutetralement opposeacutee et finalement (2) ce qui du projet carteacutesien et de son lien profond

avec le sens commun a eacuteteacute recouvert par cette nouvelle philosophie

46 laquo Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutesupposeacutes qursquoEacutepisteacutemon raquo (Gilles Deleuze Ibid p170) Ainsi le bon sensau fond laquo retrouve lrsquoEacutetat retrouve lrsquoEacuteglise retrouve toutes les valeurs [de son] temps () raquo (p177) Surla question de lrsquoorthodoxie cf supra sect8

47 Gilles Deleuze Ibid p175 Deleuze distingue laquo bon sens raquo et le laquo sens commun raquo comme lrsquoobjectif et lesubjectif une principe de reconnaissance de lrsquoobjet entre les hommes et drsquoidentiteacute de lrsquoobjet pour une seulet mecircme sujet (Deleuze cite agrave propos lrsquoeacutepisode du morceau de cire ougrave en effet Descartes suppose unlaquo sens commun raquo qui me permet de dire laquo crsquoest le mecircme que je vois que je touche etc raquo AT-IX-25 cfsupra sect6)

48 Deleuze et Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p64 Tout aussi bien il aurait pu ecirctrequestion de Bouvard et Peacutecuchet (deacutejagrave rencontreacutes auparavant) plutocirct que de Dostoiumlevski qui incarnent agraveleur faccedilon laquo lrsquoissue [crsquoest-agrave-dire la sortie] du Discours de la meacutethode raquo (Gilles Deleuze Diffeacuterence etReacutepeacutetition op cit p353-354) en refusant toute forme de becirctise Or selon Deleuze le Cogito en est unequi emprunte sa forme au sens commun deacutepasser cette becirctise crsquoest veacuteritablement commencer agrave penser

PERSONNAGES 123

(1) La base commune de lrsquoIdiot russe et de lrsquoIdiot carteacutesien crsquoest de srsquoopposer

comme le singulier au professeur public comme lrsquoignorant au docte comme celui qui veut

penser par lui-mecircme agrave celui qui pense sous lrsquoautoriteacute des autres Cependant lagrave ougrave avec la

pureteacute de son bon sens Poliandre ou Eudoxe eacutetaient agrave la recherche de laquo tant de choses qui

sont eacutevidemment agrave notre porteacutee raquo et qursquoils puissent comprendre par eux-mecircmes49 lrsquoIdiot

russe telle qursquoil a eacuteteacute theacutematiseacute par Chestov laquo ne veut pas du tout drsquoeacutevidences () il veut

lrsquoabsurde raquo50 Retrouvant lrsquoideacutee drsquoun bon sens comme misreacuteable dernier refuge de la

laquo raison humilieacutee et suppliante raquo incapable de tout deacutemontrer et ne pouvant qursquoaffirmer

gratuitement certaines choses sans avoir la capaciteacute de se deacutefendre jusqursquoau bout laquo les

armes et la force agrave la main raquo51 Chestov cherche agrave rejouer lrsquoopposition entre Pascal et

Descartes en faisant un deacutetour par la litteacuterature russe

Pascal et Dostoiumlevski contre Descartes ont en effet ceci de commun que laquo lrsquoun et

lrsquoautre perdent confiance en les veacuteriteacutes que nous apportent les connaissances objectives raquo

dans la mesure ougrave agrave la recherche drsquoeacutevidences rationnelles ils opposent lrsquoincompreacutehensible

lrsquoAbsurde et au fond la ruine de la Raison52 Et ce que remarque Chestov crsquoest qursquoil ne

fallait pour en venir agrave une telle philosophie (qui trouve selon Deleuze son incarnation dans

le personnage de lrsquoIdiot-fou) qursquoune simple transformation pratique du carteacutesianisme car

laquo en theacuteorie raquo la ruine de la raison eacutetait en germe chez Descartes lorsqursquoil fut proche

drsquoadmettre laquo que ce qui est eacutevidement impossible selon notre raison humaine [est] possible

agrave Dieu raquo53 ndash voilagrave qui constituait bien pour Chestov la porte drsquoentreacutee dans la philosophie de

lrsquoAbsurde Il suffisait donc que lrsquoIdiot du bon sens laquo perde la raison raquo pour que lrsquoIdiot-fou

regagne ce que le bon sens avait refouleacute lrsquoabsurde lrsquoincompreacutehensible lrsquoineacutevident ce

fond de non-sens54 Et un instant le sujet meacuteditant avait perdu la sens qui se trouvait au

deacutebut de la deuxiegraveme Meacuteditation laquo tellement surpris (turbatus sum) raquo par ses reacuteflexions

qursquoil se demandait comment sortir de ce doute dans lequel il eacutetait entreacute la veille55

49 Recherche AT-X-50050 Gilles Deleuze Ibidem Deleuze trouve donc chez Chestov cette opposition des deux Idiots il faut

oublier laquo le bon sens et le divin Platon et se [preacutecipiter] dans les bras de lrsquoAbsurde raquo (Leacuteon ChestovKierkegaard et la philosophie existentielle trad T Rageot et B Schloezert Vrin 2006 p101)

51 Blaise Pascal Fragment Vaniteacute ndeg38 eacuted Sellier sect85 Crsquoest la raison pour laquelle laquo le savoir megravenelrsquohomme ineacutevitablement agrave sa perte raquo (Leacuteon Chestov Ibid p24)

52 Leacuteon Chestov Lrsquo œuvre de Dostoiumlevski V 1937 in Cahiers de Radio-Paris ndeg 5 15 mai 193753 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p82 Qursquoavec la thegravese de la

transcendance divine le carteacutesianisme porte en son sein la ruine du rationalisme crsquoest ce qursquoaffirmaitaussi Cassirer (cf Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes op cit p491)

54 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p6455 Meacuteditation II AT-VII-23 et AT-IX-18

PERSONNAGES 124

Pour en sortir ce sujet deacutevoile le Cogito qui met un terme agrave ce laquo scandale raquo que

constituait la possibiliteacute que toute une seacuterie de choses ne fussent pas vraies pour laquo un ecirctre

supeacuterieur raquo56 Et face au doute drsquoEacutepisteacutemon qui objecte que lrsquoon pourrait ne pas entendre

ce que signifie penser ecirctre douter Eudoxe reacutepond que ces laquo choses () sont ainsi claires

et connues drsquoelle-mecircmes (simplicissima et clarissimaque sint) raquo qursquoil faut ecirctre aveugleacute par

lrsquoAutoriteacute de lrsquoEacutecole pour en disconvenir57 Autrement dit selon Deleuze Descartes

preacutejuge de ce que laquo tout le monde sait raquo58 agrave savoir de ce que signifie penser douter ecirctre

Ce preacutesupposeacute signifie qursquoil nrsquoexiste personne qui nrsquoait laquo un entendement faible

(tantilli ingenii) au point de ne pas avoir assez de lumiegravere pour connaicirctre suffisamment ce

qursquoest un doute ce qursquoest une penseacutee et ce qursquoest lrsquoexistence raquo59 LrsquoIdiot qui nrsquoa drsquoesprit

(ingenium) que le strict minimum et qui agrave proprement parler est stupide peut parvenir par

ses seules forces au Cogito Mieux encore crsquoest parce qursquoil est un Idiot qursquoil y parvient

une deacutefinition de lrsquohomme comme laquo animal raisonnable raquo nrsquoeacutetant entendue par personne

le Docte qui lrsquoaura appris dans les eacutecoles sera moins agrave mecircme de deacutecouvrir ce que lrsquoIdiot

aura saisi dans toute sa simpliciteacute60

Lrsquohomme de lrsquoEacutecole en effet quand il srsquoagit de comprendre ce qursquoil est srsquoenferme

dans un laquo labyrinthe dont nous ne pourrions jamais sortir (profecto in Labyrinthum e quo

egredi numquam possemus abriperemur) raquo61 fait de deacutefinitions et de subtiliteacutes

meacutetaphysiques Faire lrsquoIdiot cela revient donc agrave affirmer que laquo tout le monde sait ce que

signifie penser et ecirctre tandis que tout le monde ne sait pas (seul le savant sait) ce que

signifie un animal rationnel raquo62

56 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p8257 Recherche AT-X-524 et Carraud Olivo op cit p309 pour la traduction depuis le neacuteerlandais Pour laquo un

homme qui examine les choses en lui-mecircme raquo crsquoest-agrave-dire qui ne se situe pas dans lrsquoespace public de ladiscussion dans laquo une eacutecole ou une assembleacutee raquo (opposition du penseur priveacute et du penseur publicdrsquoinspiration cusaine) ces choses sont connues avec une grande simpliciteacute

58 laquo () un preacutesupposeacute subjectif ou implicite il a la forme du ldquotout le monde saitrdquo Tout le monde saitavant le concept et sur un mode preacutephilosophique tout le monde sait ce que signifie penser et ecirctre raquo(Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p170)

59 Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 et Carraud-Olivo p309 Emmanuel Faye dans sa traduction proposede traduire laquo il nrsquoa jamais existeacute quelqursquoun drsquoassez stupide pour avoir eu besoin drsquoapprendre ce que crsquoestque lrsquoexistence avant de pouvoir conclure et affirmer qui il est raquo

60 Recherche AT-X-515 Poliandre avec son sens commun peut laquo connaicirctre des veacuteriteacutes qursquoEacutepisteacutemon sisavant soit-il pourrait ignorer (veritasque quas quantumvis doctus Epistemon forsan ignorare potueritcohnoscendas nobis exhiberes) raquo

61 Recherche AT-X-515 et Carraud-Olivo op cit p28962 Isabelle Ginoux laquo Les types psycho-sociaux et le personnage conceptuel raquo in Gilles Deleuze eacuted

P Verstraeten et I Stengers Vrin 1998 p97

PERSONNAGES 125

Seulement le nouvel Idiot celui de Dostoiumlevski ou de la philosophie de lrsquoabsurde

sera au contraire celui qui laquo nrsquoarrive plus agrave savoir ce que tout le monde sait raquo63 il ne

partage en aucun cas les preacutejugeacutes du sens commun les preacutesupposeacutes de la philosophie du

bon sens et les valeurs de son temps Il est en tout heacuteteacuterodoxe et il ne srsquoen remettra jamais

aux eacutevidences car ce que recherche Dostoiumlevski au fond crsquoest laquo lrsquoinattendu le subit les

teacutenegravebres le caprice cela justement qui au point de vue du bon sens et de la science

nrsquoexiste pas ou nrsquoexiste que neacutegativement raquo64

(2) Ce qursquoa recouvert une certaine philosophie franccedilaise en particulier deleuzienne

dans la promotion drsquoune autre figure de lrsquoIdiot heacuteriteacutee de Chestov et de la litteacuterature crsquoest

preacutecisement le cœur du projet carteacutesien que lrsquoon pourrait caracteacuteriser comme un

rationalisme du sens commun autrement dit un rationalisme qui srsquoinscrit dans lrsquohorizon du

sens commun y compris lorsqursquoil cherche agrave le transformer Crsquoest ce projet drsquoune

conciliation possible drsquoun entente philosophique avec toute une dimension populaire

comme aurait pu le dire Hegel Deleuze entend cela avec deacutegoucirct

Deacutecrivant au deacutebut de son roman Le Barbon un jeune homme rentrant chez son

pegravere et sa megravere de ses eacutetudes de philosophie Jean-Louis Guez de Balzac raconte le meacutepris

soudain (et feint) de ce jeune philosophe pour le jugement populaire Et quand mecircme il

aurait reconnu que ses parents disent sur quelque chose la veacuteriteacute il preacutefeacutererait affirmer le

contraire laquo de peur qursquoon ne crut qursquoil fut du leur raquo Ce faisant laquo il srsquoimagina que sur tout

il fallait srsquoeacuteloigner du sens commun () le mot de commun le deacutegoucircta si fort de celui de

sens que degraves lors il se reacutesolu de nrsquoen point avoir raquo65

Nous ne pouvons nous empecirccher de songer une derniegravere fois avec Balzac qursquoil y a

dans cette posture philosophique de la rupture avec le sens commun quelque chose de

surjoueacute et dont les conseacutequences politiques sont agrave envisager dans la mesure ougrave elles

megravenent agrave un meacutepris du commun

63 Serge Cardinal laquo Les idiots Descartes Deleuze Dostoiumlevski raquo in Bertrand Gervais et Jean-FranccediloisChassay (dir) Les Lieux de lrsquoimaginaire Montreacuteal 2002 p94

64 Leacuteon Chestov laquo Dostoiumlevski et la lutte contre les eacutevidences raquo trad Boris de Schlœzer in NouvelleRevue Franccedilaise T18 1922 p150 Cf en particulier Les carnets du sous-sol IX 1884 (trad AndreacuteMarkowicz Actes Sud) ougrave lrsquoideacutee drsquoune humaniteacute guideacutee par le sens commun est longuement reacutecuseacutee laquo Vous par exemple vous voulez deacutesapprendre aux hommes leurs vieilles habitudes et corriger leurvolonteacute pour qursquoelle corresponde aux exigences de la science et du bon sens Mais comment savez-vousqursquoil est non seulement possible mais neacutecessaire de transformer les hommes de cette faccedilon raquo Oncomprend ainsi qursquoil puisse y avoir dans cette philosophie quelque chose de conservateur en deacutepit mecircmede sa revendication drsquoheacuteteacuterodoxie Sur la dimension politique du sens commun cf infra laquo Conclusion raquo

65 Jean-Louis Guez de Balzac Le Barbon 1663 Paris p9

CONCLUSION 126

CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN

sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation

laquo Le second fruit est qursquoen eacutetudiant ces Principes onsrsquoaccoutumera peu agrave peu agrave mieux juger de toutes les chosesqui se rencontrent et ainsi agrave ecirctre plus Sage () Letroisiegraveme est que les veacuteriteacutes qursquoils contiennent eacutetant tregravesclaires et tregraves certaines ocircterons tous sujets de dispute etainsi disposeront les esprits agrave la douceur et agrave la concorde tout au contraire () [des esprits] pointilleux et plusopiniacirctres [qui] sont peut-ecirctre la premiegravere cause desheacutereacutesies et des dissensions qui travaillent maintenant lemonde raquondash Reneacute Descartes Lettre-Preacuteface AT-IXB-18

Antonio Gramsci a systeacutematiquement souligneacute la dimension politique du sens

commun crsquoest le fait pour celui-ci de participer laquo agrave une conception du monde ldquoimposeacuteerdquo

meacutecaniquement par le milieu ambiant raquo crsquoest-agrave-dire essentiellement par la classe sociale agrave

laquelle on appartient1 La philosophie a ceci de particulier que faisant retour sur cette

conception du monde inconsciente elle entre avec elle dans un processus dialectique pour

la deacutepasser

Selon Antonio Gramsci la philosophie franccedilaise plus que toute autre tradition srsquoest

inteacuteresseacutee au sens commun Qursquoelle le critique ou qursquoelle deacutecide de se fonder sur lui avant

de srsquoeacutelever qursquoelle le transforme ou simplement qursquoelle lrsquoinvoque comme son horizon

qursquoelle entre avec lui en rupture radicale elle srsquoy reacutefegravere quoi qursquoil en soit comme agrave quelque

chose que la penseacutee ne peut neacutegliger Une analyse historique et sociale de cette situation

paradoxale qui veut que des eacutelites philosophiques srsquoapproprient un discours qui semble

devoir ecirctre celui du peuple se reacutesout dans la constatation que laquo les intellectuels tendent [en

France] plus qursquoailleurs en raison de conditions traditionnelles deacutetermineacutees agrave se

rapprocher du peuple pour le guider ideacuteologiquement raquo2

1 Antonio Gramsci Introduction agrave lrsquoeacutetude de la philosophie et du mateacuterialisme historique Cahier XVIII11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci et Bramant Eacuteditions sociales 1975 p132

2 Sur le constat selon lequel laquo dans la litteacuterature philosophique franccedilaise existent plus que dans drsquoautreslitteacuteratures nationales des eacutetudes sur le sens commun raquo cf Antonio Gramsci Notes critiques sur unetentative de Manuel populaire de sociologie Cahier XVIII 11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci etBramant Eacuteditions sociales 1975 p305-306

CONCLUSION 127

Il serait tentant et agrave dire le vrai leacutegitime (on pense lrsquoavoir montreacute dans les pages qui

preacutecegravedent) de faire remonter agrave Descartes cette inteacuterecirct tout particulier des laquo intellectuel raquo

(le mot est ici anachronique) franccedilais pour le sens commun On a tacirccheacute de mettre en

lumiegravere les ambiguiumlteacutes de cet inteacuterecirct et dans la mesure ougrave Descartes nrsquoa pas preacutesenteacute de

consideacuterations univoques sur le sens commun crsquoest eacutegalement chez lui que doivent se

cristalliser les contradictions internes agrave ce rapport philosophiesens commun ndash dans la

mesure ougrave tout attentif et reacuteveacuterant qursquoil fut agrave lrsquoeacutegard de ce dernier son nom nrsquoen restera

pas moins le nom de celui qui aura reacutevoqueacute en doute tous les preacutejugeacutes les plus profonds et

toutes les opinions les plus anciennes comme les plus communes

Paradoxe radical qui srsquoexprime de faccedilon exemplaire dans les variations autour de

la formule de Juveacutenal selon laquelle le sens commun nrsquoest pas si commun et qui prend

chez Descartes la forme drsquoune affirmation conjointe de lrsquouniverselle reacutepartition de la

lumiegravere naturelle et de son mauvais usage geacuteneacuteraliseacute laquo car tous les hommes ayant une

mecircme lumiegravere naturelle ils semblent devoir tous avoir les mecircmes notions mais il est tregraves

diffeacuterent en ce qursquoil nrsquoy a presque personne qui se serve bien de cette lumiegravere raquo3

Crsquoest que comme lrsquoa noteacute subtilement Gramsci le paradoxe mecircme drsquoune eacutelite

philosophique reacutecupeacuterant le sens commun se reacutesout dans laquo le deacutepassement drsquoun certain

sens commun pour en creacuteer un autre reacutepondant mieux agrave la conception du monde du groupe

dirigeant raquo4 Sans neacutecessairement partager les preacutesupposeacutes de la terminologie marxiste de

Gramsci force est de constater que Descartes a participeacute au mouvement qui a consisteacute agrave

laquo deacutetruire un monde et le remplacer par un autre raquo sur la base de toute une seacuterie de

transformations philosophiques dont le reacutesultat fut de laquo substituer agrave un point de vue assez

naturel celui du sens commun un autre qui ne lrsquoest pas du tout raquo5 mais qui le deviendrait

Peu agrave peu le temps faisant son effet Leibniz avait raison de remarquer que cette

reacutevolution finirait par devenir de sens commun (cf supra sect18) et les anthropologues

drsquoaujourdrsquohui soulignent que laquo le deacuteveloppement de la science moderne a eu un effet

profond () sur lrsquoopinion occidentale du sens commun raquo6 Qursquoon le veuille ou non nous

3 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-5984 Antonio Gramsci Ibidem Nous heacutesiterions pour notre part agrave parler ici de laquo groupe dirigeant raquo Crsquoest

drsquoabord la nouvelle conception du monde relative agrave la reacutevolution scientifique moderne qui srsquoimpose avecDescartes Ce qursquoagrave bien montreacute Ferdinand Alquieacute pour qui notre auteur a proposeacute laquo devant la science etle Monde aveugle qursquoelle reacutevegravele raquo (La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p346) une penseacutee meacutetaphysiquequi puisse reacutepondre aux nouveaux problegravemes concrets de la position de lrsquohomme dans un univers quinrsquoavait plus rien agrave voir avec celui drsquoavant

5 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p1716 Clifford Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo art cit p125

CONCLUSION 128

sommes carteacutesiens

Et Descartes espeacuterait en effet que les choses qursquoil a eacutecrites dans les Principes

seraient un jour laquo reccedilues de la plupart des hommes raquo et osa mecircme penser que ce serait le

cas par-dessus tout laquo des mieux senseacutes raquo ce faisant ils reacuteveacuteleront qursquoils ont le laquo sens

commun assez bon raquo7 Autrement dit Descartes eacutetait conscient de participer agrave une

transformation radicale du sens commun sur le plan scientifique et philosophique

transformation dont lrsquohorizon eacutetait pour partie politique

Du point de vue meacutethodique par exemple le carteacutesianisme est avant tout lrsquoacte de

seacuteparation du preacutejugeacute et du sens commun comme de lrsquoobscur et du clair Sauf agrave consideacuterer

que le sens commun trouve son expression ontologique ultime dans le laquo monde de la vie raquo

dont lrsquoobscuriteacute est constitutive (ce qursquoil est possible de deacutefendre cf supra sect12) il faut

reconnaicirctre que la grande tacircche de Descartes consista drsquoabord agrave reacutecuser ceux qui laquo nrsquo[ont]

pas le sens commun et ne [savent] en aucune faccedilon raisonner raquo et ce faisant creacuteent de la

dispute plutocirct que de la concorde8 La paix eacutetant avec la prospeacuteriteacute laquo le but politique par

excellence raquo9 la strateacutegie carteacutesienne de la mise en commun des connaissances (ou drsquoune

majeure partie drsquoentre elles constitueacutees par les connaissances simples) crsquoest-agrave-dire leur

inscription dans un sens commun est agrave consideacuterer comme une position antagonique agrave toute

culture du mystegravere de lrsquoeacutelitisme du savoir et de lrsquoobscuriteacute

Certes pour eacutetablir cette concorde il fallait en passer par un doute meacutethodique qui

agisse comme laquo le principal dissolvant de lrsquoautoriteacute raquo10 mais drsquoune autoriteacute qui se

recouvrait essentiellement drsquoune institutionnalisation mysteacuterieuse11 Lrsquoextension du sens

commun qui est au fond cette raison fonciegraverement raisonnable morale et qui tend par

excellence agrave la laquo douceur et agrave la concorde raquo dont il est question dans la Lettre-Preacuteface ira

toujours en grandeur inverse de ces forces qui flattent le vice et qui font que laquo la plupart

des hommes (plerosque hominum) raquo preacutefegravere lrsquoobscuriteacute12

7 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-1418 Agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389 (crsquoest ici particuliegraverement Gassendi qui est viseacute dans cette lettre)9 Denis Kambouchner laquo Lrsquohorizon politique raquo in Lectures de Descartes op cit p411 Nous empruntons

agrave cet article lrsquoideacutee drsquoun laquo horizon politique raquo carteacutesien10 Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012 p131-13211 Pierre Guenancia Ibid p59 laquo La science au contraire procegravede agrave visage deacutecouvert et toute explication si

difficile soit-elle fait perdre agrave celui qui srsquoy plie le prestige magique qursquoil conserverait peut ecirctre en setaisant raquo

12 Regravegle I AT-X-360

CONCLUSION 129

Crsquoest agrave cause de ce deacuteplorable vice que des excentriques (en particulier certains

theacuteologiens mais aussi quelques philosophes) qui nrsquoont ni la raison ni le sens commun et

qui choisissent de srsquoeacutegarer dans des sentiers eacuteloigneacutes de ceux que lrsquoon emprunte

drsquoordinaire ont laquo le plus de pouvoir raquo et par-dessus tout laquo dans les eacutetats populaires raquo13 Et

lrsquoon peut aller jusqursquoagrave affirmer que le pouvoir politique lui-mecircme repose sur cette

superstition et cette ignorance si bien que laquo la place de la politique dans la citeacute raquo crsquoest-agrave-

dire le fait pour tout un chacun drsquoavoir recourt agrave une autoriteacute exteacuterieure pour le diriger et le

sauvegarder (contre lui-mecircme et les autres) laquo est inversement proportionnelle agrave celle que

la raison occupe chez les individus raquo14 Crsquoest vrai agrave plus forte raison du sens commun

Or ce qui va rendre preacuteciseacutement possible cette perceacutee de la raison chez les

individus sera premiegraverement de les deacutelivrer de la superstition par lrsquoenseignement

deuxiegravemement par la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique de les encourager agrave exercer leur sens

commun jusqursquoagrave nrsquoavoir plus besoin que drsquoeux-mecircmes et pouvoir se deacutelivrer y compris de

leurs maicirctres15 Le rationalisme du sens commun ouvrait ainsi la voie agrave une conception

minimaliste de lrsquoautoriteacute publique conccedilue neacutegativement dans le cadre du droit naturel

comme une limitation imposeacutee agrave des individus non-raisonnables ou pour Descartes qui ne

le sont pas encore Car ceux-ci esclaves de leurs laquo sottes imaginations raquo en allant laquo contre

le raisonnement et contre le sens commun raquo srsquoexcluent drsquoeux-mecircme de la communauteacute du

genre humain il est impossible drsquoecirctre en concorde avec eux lorsqursquoon suit soi-mecircme le

bon sens et seuls ceux qui sont eacutegalement extravagants se retrouveront agrave part le plus fou

drsquoentre eux pouvant laquo [parvenir] agrave quelque reacuteputation raquo16 Kant donnera sa pleine

expression morale et politique agrave cette dimension universaliste du sens commun par

opposition drsquoavec tous les particularismes la deuxiegraveme maxime du laquo sens commun raquo qui

consiste agrave laquo penser en se mettant agrave la place de tout autre ecirctre humain raquo ou maxime de laquo la

penseacutee ouverte raquo (et qui nrsquoest que la conseacutequence de la premiegravere maxime qui en invitant agrave

laquo penser par soi-mecircme raquo) en nous deacutelivrant de la laquo superstition raquo et de toutes ces folies qui

nous eacuteloignent de la concorde ouvre la voie agrave une socieacuteteacute du regravegne des fins17

Crsquoest pourquoi chez Descartes la maxime sens-communiste de la penseacutee libre

consistera agrave faire en sorte que la superstition entretenue par les theacuteologiens faux deacutevots les

13 Agrave Eacutelisabeth le 10 mai 1647 AT-V-1714 Pierre Guenancia Ibid p5715 Ainsi le raisonnement de Descartes laquo tend agrave inverser le rapport entre lrsquoautoriteacute et la raison et agrave

encourager (nous soulignons) les hommes agrave se montrer plus confiants envers eux-mecircmes que respectueuxagrave lrsquoeacutegard de ce qui se dit ou ce qui se fait raquo (Pierre Guenancia Ibid p71 et supra chapitre 7)

16 Agrave Mersenne juin ou juillet 1648 AT-V-20817 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger sect40 Ak-V-294295 et supra sect14 sur Kant

CONCLUSION 130

autoriteacutes intellectuelles et politiques soient systeacutematiquement eacutelimineacutee par lrsquoeacutetude

meacutethodique des choses de la nature comme le faisait remarquer Marx cette meacutethode

pourvu qursquoelle soit bien appliqueacutee devait laquo deacutelivrer raquo les forces drsquoun monde nouveau

jusque lagrave entraveacute18 La remise en cause de laquo cette philosophie speacuteculative qursquoon enseigne

dans les eacutecoles raquo19 la mise en avant de la pratique (qui constitue dans la philosophie du

sens commun la meacutetaphysique inconsciente de tout homme concernant ses propres

affaires20) et de la transformation du monde devaient montrer que pour Descartes laquo un

changement dans la meacutethode de penser amegravenerait un changement dans le mode de

produire et la domination pratique de lrsquohomme sur la nature raquo21

Lrsquoideacutee gramscienne drsquoune transformation du sens commun dans le sens drsquoune

vision du monde porteacutee par les forces nouvelles qui commenccedilaient agrave grandir au XVIIegraveme

siegravecle est donc partiellement vraie le rejet de la speacuteculation lrsquoessor des sciences modernes

et la conception du monde dont elles eacutetaient porteuses la nouvelle dimension prise par la

technique les nouveaux modes meacutethodiques de la penseacutee furent autant de nouvelles

dimensions drsquoun sens commun que lrsquoon pourrait qualifier de moderne et au sein duquel

nous continuons encore agrave penser aujourdrsquohui22

Descartes donc chercherait agrave laquo creacuteer raquo un nouveau sens commun Prenons garde

toutefois agrave ce que Gramsci nrsquoentend ici le laquo sens commun raquo qursquoen un sens restreint agrave

savoir pour une classe drsquoindividus laquo la conception du monde traditionnelle qursquoa cette

couche sociale raquo23 Crsquoest cette conception traditionnelle que Descartes chercherait agrave

transformer en lui substituant une vision du monde plus conforme aux deacutecouvertes

scientifiques de son temps Cependant le bon sens ne se deacutefinit pas uniquement comme un

ensemble de jugements drsquoopinions drsquoinstincts et de sentiments partageacutes par un groupe

18 laquo () la meacutethode de Descartes appliqueacutee agrave leacuteconomie politique a commenceacute de la deacutelivrer des vieillessuperstitions et des vieux contes deacutebiteacutes sur largent le commerce etc raquo et ainsi reacutealiser pour parlercomme Gramsci la vision du groupe dirigeant (Karl Marx Le Capital Livre Premier IV XV II eacutedRubel Gallimard 1968 p483)

19 Discours VI AT-VI-6120 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique I op cit p8 La pratique consiste agrave avoir les laquo ideacutees les plus

preacutecises et les plus distinctes raquo quand aux proceacutedures de reacutealisation dun ouvrage21 Karl Marx Ibidem Pierre Guenancia remarque judicieusement que laquo lrsquointuition fondamentale de

Descartes comme celle de Marx crsquoest que la maicirctrise de la nature est la condition indispensable de lalibeacuteration des hommes raquo (op cit p58) Dans lrsquoesprit de Marx cependant ce fut surtout dans un premiertemps la condition du deacuteveloppement de lrsquoindustrie

22 Cf agrave ce sujet les remarques de Denis Moreau sur la banaliteacute pour nous de la meacutethode carteacutesienne dansDescartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012 et notamment III 3 p129-139

23 Antonio Gramsci Ibid Spontaneacuteiteacute et direction consciente Cahier XX 3 p584

CONCLUSION 131

drsquoindividus agrave un moment donneacute ndash il signifie eacutegalement pour Descartes quelque chose de

plus qursquoun accident et constitue ainsi par excellence la forme qui caracteacuterise lrsquoessence de

lrsquoespegravece humaine24 Or en faisant ainsi du bon sens une forme universelle et de tout ce qui

srsquoy oppose et y reacutesiste un ensemble drsquoaccidents Descartes ouvrait la voie agrave une penseacutee

dont Marx consideacuterait qursquoelle preacutefigurait autre chose que cette transformation moderne du

sens commun et dont la ligneacutee drsquohorizon eacutetait encore plus reculeacutee lrsquoideacutee laquo des dons

intellectuels eacutegaux des hommes raquo lrsquoimportance de lrsquoeacuteducation mais aussi neacutegativement de

lrsquohabitude crsquoest-agrave-dire laquo de lrsquoinfluence des circonstances exteacuterieures sur lrsquohomme raquo

devaient avoir un rocircle philosophique dont la porteacutee serait beaucoup plus lointaine dans

lrsquohistoire de la penseacutee25

Tout ces eacuteleacutements constituent ainsi lrsquolaquo horizon politique raquo contrasteacute de Descartes

dont une caracteacuteristique importante est la promotion du sens commun comme une forme de

rationaliteacute deacutefinitivement raisonnable profondeacutement lieacutee agrave lrsquoideacutee drsquoune socieacuteteacute humaine

srsquoeacutetendant agrave mesure que les esprits cultiveront ce bon sens qui est naturellement en eux

Transformation qui srsquoaccompagne de celle de la philosophie enfin deacutebarrasseacutee de son

laquo hermeacutetisme raquo et de sa laquo vaine techniciteacute raquo dont le projet ne doit ecirctre que de laquo faire

preacutedominer en soi cette disposition si simple et si rare de lrsquoacircme () [que Descartes]

appelait en donnant au mot son acception la plus forte le Bon Sens raquo26

Utiliteacute publique de la philosophie donc pour autant qursquoelle srsquoattache agrave ne cultiver

que cette eacuteminente vertu si eacutegalement reacutepartie entre tous

Arbre philosophique dont les fruits agrave venir seront les plus parfaits comme lrsquoespeacuterait

Descartes et les mieux partageacutes de sorte qursquoil nrsquoen manquera agrave personne et que tous

jouissant de leur sens commun en auront pour leur suffisance

24 Discours I AT-VI-23 laquo () car pour la raison ou le sens [bon sens] drsquoautant qursquoelle est la seule chosequi nous rend hommes et nous distingue des becirctes () raquo Cf eacutegalement Jean-Paul Sartre art cit p294

25 Karl Marx La Sainte Famille 1844 VI 3 d in Œuvres III Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiadep571

26 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p483

CONCLUSION 132

sect30 Pour un rationalisme du sens commun

laquo Et pour ceux qui joignent le bon sens avec lrsquoeacutetudelesquels seuls je souhaite pour mes juges () raquondash Reneacute Descartes Discours de la Meacutethode AT-VI-77

La philosophie du sens commun srsquoest abicircmeacutee dans une critique du rationalisme27

parallegravelement le rationalisme srsquoest deacutesinteacuteresseacute du sens commun pour finir par le

consideacuterer comme un vulgaire obstacle agrave lrsquoeacutepanouissement de la raison Ce faisant le sens

commun srsquoest rabaisseacute lui-mecircme ndash et la philosophie srsquoest rendue pour certains si ce nrsquoest

meacuteprisable du moins lointaine et mysteacuterieuse

Le principal enseignement que lrsquoon espegravere avoir deacutegageacute de cette lecture de

Descartes crsquoest que la raison peut tout agrave fait srsquoaccommoder du sens commun et le sens

commun de la raison Du reste ce peut ecirctre le cas de deux faccedilons diffeacuterentes (1) on peut

effet seacuteparer deux plans distincts (cf supra sect12) mais dont rien ne prouve qursquoils

srsquoaffrontent ndash peut-ecirctre faut-il penser au contraire comme Alquieacute qursquoils se reacuteconcilient

(2) Lrsquoautre option est ce que nous entendons par lrsquoideacutee drsquoun laquo rationalisme du sens

commun raquo lrsquoexercice drsquoune raison accessible agrave tous qui nrsquoavance rien de trop extravagant

mais qui sucircre drsquoelle-mecircme invite le tout-venant agrave se laquo rendre () recircveur raquo agrave deacutelaisser sa

laquo timiditeacute raquo et srsquoengager sur le chemin drsquoobjets auxquels il nrsquoa pas agrave faire drsquohabitude

eacuteloignant ainsi laquo son esprit des choses sensibles raquo28 Jamais deacutefinitivement du reste car il

est eacutegalement constitutif de la philosophie en reacutegime carteacutesien de retourner au monde de la

vie Crsquoest ce double mouvement drsquoinvitation du sens commun agrave se faire philosophe et de

demande insistante au philosophe agrave vivre dans le monde commun (en particulier dans la

correspondance avec Eacutelisabeth) qui creacutee une bonne part de lrsquooriginaliteacute de la philosophie

carteacutesienne

Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que la philosophie aligne des

objets ordinaires eacutenonce des platitudes ou srsquoinscrit comme le pensait Deleuze dans le pur

scheacutema intellectuel des laquo ouvriers de la philosophie raquo proceacutedant agrave la laquo reacutecognition raquo de la

27 Quitte agrave nier ce que la philosophie du sens commun devait agrave Descartes Ainsi Antonio Livi eacutecrit-il sansgrand soucis du deacutetail laquo les penseurs anti-carteacutesiens (Buffier Reid Vico) () se sont servis de la notionphilosophique de ldquosens communrdquo en vue de pourvoir la philosophie drsquoune meacutethode qui deacutepasselrsquoalternative entre le rationalisme et le scepticisme raquo (op cit quatriegraveme de couverture) On douteracependant que Buffier et Reid soient radicalement anti-carteacutesien

28 Recherche AT-X-512513 et Carraud Olivo op cit p285

CONCLUSION 133

non-penseacutee raisonnable du sens commun29 ndash cela signifie plutocirct que la raison dialogue avec

le sens commun qursquoelle lui propose drsquoautres objets (geacuteneacuteralement non-sensibles) tout en

continuant de srsquoinscrire dans son horizon

Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas le meacutelange pur et simple de

deux plans que toute une tradition srsquoest eacutevertueacutee agrave distinguer ndash cela signifie bien au

contraire la possibiliteacute drsquoune circulation entre les deux plans

Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que le lieu privileacutegie de ce

dialogue les Meacuteditations Meacutetaphysiques soit habiteacute par une voix eacutetrangegravere ndash cela signifie

qursquoen ce texte le sujet meacuteditant lui-mecircme laisse entrevoir les traces du travail inteacuterieur

drsquoun sens commun srsquoeacuteduquant lui-mecircme

Rationalisme du sens commun drsquoabord une relation donc et preacutecisement une

relation peacutedagogique ougrave se joue exemplairement lrsquoeacuteducation du sens commun par la

raison et lrsquoimpeacuteratif pour la raison drsquoecirctre au niveau (ce qui veut eacutegalement dire agrave la

hauteur) du sens commun Lrsquoautre lieu de ce dialogue sera degraves lors la politique dont

lrsquohorizon est la transformation (eacuteventuellement agrave long terme30) de tous les esprits la

reacutepartition toujours grandissante du sens commun qui est aussi un sens du commun et de

ce qui nous est commun gracircce auquel se reacutealisera finalement lrsquoeacutetat de concorde et de justice

que la Lettre-Preacuteface appelle de ses vœux

Ce que Pierre Guenancia nommait en pensant lrsquohorizon moral une laquo socieacuteteacute de

noblesse geacuteneacuteraliseacutee raquo31 devient pour nous dans lrsquohorizon politique consubstantiel agrave la

transformation du sens commun une socieacuteteacute de bon sens geacuteneacuteraliseacute La condition de cette

geacuteneacuteralisation passant non seulement dans la penseacutee de Descartes par une transformation

en profondeur des opinions communes mais aussi par une transformation de la

philosophie elle-mecircme eu eacutegard aux reacutequisits de conformation avec le sens commun Dans

cette perspective la philosophie ne pouvait ecirctre qursquoune laquo philosophie que tous les bon

esprits seront conduits agrave faire leur parce qursquoelle srsquoarticule toute entiegravere aux principes les

plus clairs et les plus indiscutables raquo autrement dit une philosophie qui nrsquoest ni laquo un

systegraveme fermeacute raquo ni laquo une forteresse imprenable bacirctie sur des principes tregraves eacuteloigneacutes du

sens commun raquo32

29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p17830 Car laquo on ne doit pas entreprendre de faire venir tout drsquoun coup agrave la raison ceux qui ne sont pas

accoutumeacutes de lrsquoentendre raquo (Agrave Eacutelisabeth septembre 1646 AT-III-670)31 Pierre Guenancia Ibid p34932 Denis Kambouchner Descartes nrsquoa pas dit [] Les Belles Lettres 2015 p218

CONCLUSION 134

Que la philosophie ne soit pas le sens commun crsquoest ce qui doit ecirctre eacutevident agrave

tous elle se caracteacuterise par un coefficient drsquoeacuteloignement plus ou moins important agrave son

eacutegard Lrsquoerreur drsquoun grand nombre de lecteurs de Descartes aura eacuteteacute de le ranger parmi

ceux qui creusent lrsquoeacutecart et qui ont tireacute laquo dautant plus de vaniteacute raquo qursquoils ont vu les penseacutees

de notre auteur laquo eacuteloigneacutees du sens commun raquo33 En cela ils faisaient preuve drsquoun caractegravere

intellectuel bien eacuteloigneacute de celui du gentilhomme poitevin

33 Discours I AT-VI-10

ANNEXE 1 135

Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute

La Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle dont nous nous abstenons ici de

reproduire le (tregraves) long titre quoi qursquoil soit en lui-mecircme drsquoun grand inteacuterecirct est un texte de

Descartes dont la datation est incertaine1 et dont on possegravede trois versions diffeacuterentes

lrsquooriginal eacutetant en franccedilais (dans lrsquoordre de parution la version neacuteerlandaise [N] publieacutee

en 1684 soit 34 ans apregraves le mort de Descartes la version latine [L] publieacutee en 1701 la

version franccedilaise [F] dont le manuscrit original perdu en 1704 avait donneacute lieu agrave une copie

incomplegravete de Tschirnhaus pour Leibniz publieacutee dans lrsquoeacutedition Adam-Tannery2) Entre ces

trois versions subsiste parfois des diffeacuterences plus ou moins importantes

Ces questions nrsquoont pour nous rien de secondaire dans la mesure ougrave le champ

seacutemantique du laquo sens commun raquo est tregraves reacuteguliegraverement agrave lrsquoœuvre dans ce texte Cependant

la version franccedilaise (la plus incomplegravete des trois) ne faisant ni mention du sens commun ni

du bon sens le lecteur se voit obligeacute de recourir agrave [L] et [N] sans aucune certitude quand

au champ lexical qui en franccedilais eacutetait effectivement employeacute dans la version drsquoorigine Il

nous faut donc nous reporter un instant agrave une analyse comparative des versions [L] et [N]

qui donnent autant de diffeacuterences utiles pour le commentaire Pour cela relisons trois lieux

remarquables du texte

1 Apregraves lrsquoeacutepisode du doute Poliandre remarque qursquoil ne peut douter qursquoil doute et ce

faisant il eacuterige en certitude le fait du laquo je doute raquo et srsquoen voit surpris lui qui nrsquoa

que la perspicaciteacute que lui laisse un laquo tantillum sani sensus raquo [L AT-X-514 l23]

crsquoest-agrave-dire laquo un peu de sens commun raquo (agrave mettre en lien avec le laquo meacutediocre esprit

mediocri ingenio raquo qui est le sien crsquoest-agrave-dire son esprit moyen AT-X-498 l20)

Seulement si [L] donne sanus sensus ce nrsquoest pas le cas de [N] ougrave lrsquoon trouve

weinig verstant crsquoest-agrave-dire laquo un peu de raison raquo (CO p286) CO en deacuteduit que le

texte originel devait ecirctre laquo bon sens raquo ce qui nous semble tout agrave fait en accord

avec lrsquoideacutee selon laquelle Poliandre serait de ces esprits modestes qui quoiqursquoils

aient le bon sens tout entier sont drsquoune grande modestie Poliandre en affirmant

qursquoil nrsquoa qursquolaquo un peu de bon sens raquo se situe de facto dans cette cateacutegorie qui

1 Pour les diffeacuterentes hypothegraveses de datation cf Ettore Lojacono La recherche de la veacuteriteacute par la lumiegraverenaturelle Paris Puf 2009 p161-201

2 Nous citons par la suite [F] et [L] avec la pagination AT et [N] dans lrsquoeacutedition de V Carraud et G OlivoPuf 2013 trad Corinna Vermeulen (dans le corps du texte nous eacutecrivons lrsquoabreacuteviation CO suivie de lapage)

ANNEXE 1 136

effectivement est laquo exempt de tout obstacle agrave lrsquoapprentissage de la meacutethode raquo3

2 En cherchant agrave reacutepondre agrave la question qui dans les Meacuteditations se dit laquo sed quid

igitur sum raquo (AT-VII-28 l20) et apregraves plusieurs tentatives infructueuses

Poliandre est rameneacute sur le droit chemin par Eudoxe qui satisfait alors de sa propre

meacutethode srsquoexclame que le sensum communem (AT-X-518 l26) modo recte

ducamur peut parvenir agrave deacutecouvrir les veacuteriteacutes les plus difficiles Eacutetrangement [L]

apporte une nuance agrave cette expression en ajoutant laquo comme on dit drsquohabitude ut

dici solet raquo (l27) Cette fois [N] porte gemeen verstant que C Vermeulen deacutecide

de traduire par laquo sens commun raquo (CO p296) on ne trouve donc pas dans [N] la

nuance que lrsquoon constate dans [L] Est-ce agrave dire que le texte original agrave nouveau

portait bon sens et que laquo les traducteurs latins et neacuteerlandais nrsquo[ont] pas su rendre

dans sa nouveau raquo cette expression4 CO note que lrsquoexpression bon sens convient

mieux ici dans la mesure ougrave le sens commun signifie laquo lrsquoensemble des opinions

usuelles qui deacuterivent drsquoun usage philosophiquement non preacutevenu du bon sens raquo5

Mais puisque le sens commun peut aussi signifier une faculteacute (agrave rapprocher du bon

sens chez Descartes ou de lrsquoentendement commun chez Kant) la version drsquoorigine

pouvait ecirctre indiffeacuteremment bon sens ou sens commun Et le ut dici solet6 en nous

renvoyant tregraves probablement agrave ce dont nous notions la preacutesence avec La Mothe le

Vayer agrave savoir le caractegravere drsquoune expression agrave la mode tranche plutocirct en faveur du

sens commun

3 Alors que Poliandre nrsquoa pas beaucoup avanceacute dans son investigation du premier

principe Eudoxe lrsquoencourage une nouvelle fois et loue ce dont est capable le

laquo sanus sensus pourvu qursquoil soit bien conduit rite modo gubernatur raquo (AT-X-521

l16) ce que lrsquoon peut conclure laquo sine Logica sine regula sine argumentandi

formula solo lumine rationis et sani sensus qui ubi solus per se agit seulement par

la lumiegravere de la raison et le sens commun qui agit seul et par lui-mecircme raquo (l20-21)

3 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 40 p352 et supra chapitre 74 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p407 Vincent Carraud et Gilles Olivo notent agrave tord que

Descartes laquo a toujours reconnu raquo au sens commun son sens aristoteacutelicien et meacutedieacuteval Ils ajoutentcependant les reacutefeacuterences au deux passages du Discours qui prouvent expresseacutement lrsquoinverse

5 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p4076 Ce ut dicit solet se distingue par sa geacuteneacuteraliteacute (traduisible par un laquo on dit raquo) de lrsquoeacutecart cibleacute que

Descartes met entre lui et la conceptualiteacute scolastique et qui prend la forme drsquoun ut vocant (laquo comme ilslrsquoappellent raquo cf supra sect5) Cela peut confirmer agrave nouveau le fait que lrsquoexpression laquo sens commun raquo esten vogue agrave lrsquoeacutepoque ougrave Descartes eacutecrit (supra sect3)

ANNEXE 1 137

et enfin jusqursquoougrave il peut aller laquo quo usque sanus sensus progredi possit raquo (l27) Agrave

nouveau [N] eacutecrit laquo verstant raquo traduit laquo entendement raquo dans CO (p303) qui deacuteduit

comme preacuteceacutedement que le texte originel pouvait ecirctre bon sens laquo que les

traducteurs ont deacutecideacutement du mal agrave rendre en raison du gallicisme de lrsquoexpression

bona mens entendue au sens carteacutesien raquo7

Agrave partir de ce repeacuterage une remarque de datation (du reste sans aucun caractegravere

deacutefinitif mais plutocirct agrave titre indicatif) srsquoimpose srsquoil nrsquoy a aucune certitude quand aux mots

qui sont employeacutes dans lrsquooriginal concernant les trois passages eacutevoqueacutes il nrsquoen reste pas

moins que ces eacuteleacutements ne vont pas dans le sens drsquoune datation preacutecoce de La Recherche

de la Veacuteriteacute Si le texte portait bon sens on nrsquoen trouve aucune trace en franccedilais avant

1635 dans lrsquoœuvre de Descartes de mecircme que le sens commun nrsquoapparaicirct qursquoagrave partir de la

fin des anneacutees 1630 avec le Discours de la Meacutethode et la correspondance avec Mersenne

Si comme lrsquoont montreacute Vincent Carraud et Gilles Olivo avec de nombreux

arguments des morceaux entiers de La Recherche sont agrave mettre en lien avec les

formulations de Regulaelig pour ce qui concerne le sens commun on trouve plutocirct des

eacutequivalences avec des passages de la correspondance des anneacutees 1640 entre lesquels on

peut noter

1 Une lettre de 1642 agrave Regius avance eacutegalement qursquoavec laquo seulement le sens

commun raquo on peut atteindre les laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo8

2 La lettre au pegravere Charlet de 1644 mentionne aussi ceux qui (comme Poliandre)

laquo ont le sens commun assez bon et qui ne sont point encore imbus drsquoopinions

contraires raquo (comme lrsquoest Eacutepisteacutemon) et sont pour cette raison laquo tellement porteacutes agrave

embrasser [les opinions] raquo de Descartes9

3 Comme dans le premier passage eacutetudieacute une lettre agrave Chanut de 1648 met en lien la

surprise et le sens commun10 on se souvient que Poliandre eacutetait drsquoabord eacutetonneacute de

ce qursquoil avait deacutecouvert par le chemin du doute alors mecircme qursquoil ne srsquoeacutetait servi

que de son sens commun crsquoest-agrave-dire au fond ce qui est censeacute produire le moins de

surprise

7 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 175 p410 Sur le gallicisme de bona mens cf supra sect48 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-4999 Au pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-16110 Agrave Chanut le 31 mars 1648 AT-V-327 laquo Lexpeacuterience ma aussi enseigneacute que bien que mes opinions

surprennent dabord agrave cause quelles font fort diffeacuterentes des vulgaires toutefois apregraves quon les acomprises on les trouve si simples et si conformes au sens commun quon cesse entiegraverement de lesadmirer et par mecircme moyen den faire cas raquo

ANNEXE 1 138

Nous ne nous aventurerons cependant pas agrave proposer ici une datation ndash mais nous

remarquons seulement que si la valorisation du sens commun entendu en un sens nouveau

se deacuteveloppe particuliegraverement agrave partir du Discours et si par ailleurs dans le fragment de la

version originale dont nous posseacutedons la copie le vocabulaire du laquo commun raquo est tout de

mecircme preacutesent11 alors supposer une reacutedaction tardive de La Recherche de la Veacuteriteacute par la

Lumiegravere Naturelle donnerait la possibiliteacute drsquoassurer la preacutesence dans le texte original du

vocabulaire du sens commun Crsquoest pourquoi nous nous y reacutefeacutererons dans notre

deacuteveloppement comme agrave un texte important pour la lecture de Descartes que nous voulons

proposer

11 Pensons seulement agrave la laquo suite de raisons si claires et si communes raquo qui est annonceacutee (AT-X-497)

ANNEXE 2 139

Annexe 2 Religion et sens commun

Crsquoest un thegraveme bien connu au XVIIIegraveme siegravecle que laquo consulter le bon sens sur les

opinions religieuses raquo crsquoest preacutecisement prendre agrave deacutefaut la religion1 Crsquoest Charron qui le

premier avait lanceacute les hostiliteacutes en mettant agrave lrsquoœuvre lrsquoun des deux seuls emplois du

syntagme sens commun dans son livre au profit drsquoun combat contre les religions institueacutees

Il deacuteclarait alors que laquo toutes les religions ont cela qursquoelles sont horribles et eacutetranges au

sens commun raquo2 Degraves lors une ligne de partage va se tracer entre ceux qui affirment (1)

que le sens commun confond la religion chreacutetienne et ceux pour lesquels (2) se deacutetourner

de la religion chreacutetienne crsquoest preacutecisement abandonner les chemins communs et ce faisant

donner libre cours autant agrave lrsquoimprudence qursquoagrave lrsquoexcentriciteacute Garasse reproche ainsi agrave

Charron de ne pas marcher laquo le grand chemin battu par la populace raquo et drsquoadosser la

sagesse au fait laquo drsquoaller par des sentiers escartez raquo et ne juger laquo jamais suivant le sens

commun raquo3

La penseacutee de Descartes est cependant irreacuteductible agrave ces deux positions dans la

mesure ougrave il semble affirmer trois seacuteries de thegraveses diffeacuterentes et eacuteventuellement

contradictoires lorsqursquoil est question du rapport entre les laquo esprits faibles raquo4 (ceux du sens

commun) et la religion

(1) Un certain nombre de veacuteriteacutes de la religion chreacutetienne semblent tout agrave fait

accessibles au sens commun et la meilleure preuve en est le laquo consentement universel de

tous les peuples () pour maintenir la Diviniteacute contre les injures des Atheacutees raquo5 Face agrave ce

consentement universel nul nrsquoest besoin drsquoajouter des preuves qui risqueraient de troubler

1 Paul Henri Thiry drsquoHolbach Le Bon Sens ou Ideacutees naturelles opposeacutees aux ideacutees surnaturelles Londres1772 laquo Preacuteface raquo p2 DrsquoHolbach deacutefinit le bon sens comme laquo cette portion de jugement suffisante pourconnaicirctre les veacuteriteacutes les plus simples raquo (p1)

2 Pierre Charron De la sagesse 1601 Tome 3 p355 Un aspect du laquo problegraveme raquo des religions agrave lrsquoeacutegard dusens commun est de preacutesenter agrave lrsquoesprit des choses laquo trop hautes eacuteclatantes miraculeuses etmysteacuterieuses ougrave il ne peut rien connaicirctre dont il srsquooffense raquo

3 Franccedilois Garasse La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou preacutetendus tels Paris SChappelet 1623 p28-29

4 Pour les esprits forts en effet les Meacuteditations Meacutetaphysiques si elles sont bien assimileacutees devraientsuffire agrave les convaincre En revanche lrsquoauteur nrsquoattend laquo aucune louange du vulgaire raquo en ces matiegraveres(Preacuteface de lrsquoauteur au lecteur AT-VII-9) Le seul effet que peuvent avoir les Meacuteditations sur lelaquo vulgaire raquo crsquoest agrave la limite un effet de contagion devant lrsquoabdication des esprits forts face aux preuvescarteacutesiennes laquo tous les autres se rendront aiseacutement agrave tant de teacutemoignages raquo (Agrave messieurs les doyens et lesdocteurs AT-IX-7)

5 Agrave Mersenne le 25 novembre 1630 AT-I-182 Ce passage peut venir agrave lrsquoappui de la thegravese de M Gueroultdes deux reacutegimes argumentatifs de Descartes en matiegravere religieuse lrsquoun pour les esprits forts lrsquoautre pourles esprits faibles (Descartes selon lrsquoordre des raisons Ibid I p357) Pour nous il a surtout ceci deparadoxal qursquoil reacuteintroduit les droits du consentement universel (cf supra sect7)

ANNEXE 2 140

les esprits avec des seacuteries argumentatives qui bien qursquoaccessibles en droit au sens

commun nrsquointeacuteressent guegravere en elles-mecircmes6

Par ailleurs (2) Descartes souligne la difficulteacute de concevoir pour le commun les

mystegraveres de la religion comme les plus hautes difficulteacutes de la meacutetaphysique (ce qui est au

fond le reproche que fait Charron au nom du sens commun) et en particulier la

connaissance de Dieu qui nrsquoest ni laquo claire raquo ni laquo manifeste agrave un chacun raquo si bien que crsquoest

de tous les Principes le seul qui nrsquoa pas eacuteteacute laquo connu de tout temps raquo et laquo reccedilu pour vrai et

indubitables par tous les hommes raquo7

Enfin (3) Descartes affirme la neacutecessiteacute de recourir pour tout une seacuterie de

problegravemes en matiegravere de religion aux opinions les plus laquo communes raquo qui sont aussi laquo les

meilleures raquo8 Cette affirmation est agrave mettre en lien avec la profession carteacutesienne de ne

pas toucher aux miracles comme il lrsquoeacutecrit agrave Mersenne le 28 octobre 1640 et de maniegravere

geacuteneacuterale sa discreacutetion en matiegravere de religion reacuteveacuteleacutee Ces matiegraveres obscures constituent le

lieu par excellence ougrave peut se fondre et se fonder le sens commun (cf supra sect8)

Avec plus de netteteacute et dans le cadre drsquoun champ lexical du sens commun beaucoup

plus marqueacute Pascal occupe eacutegalement une position qui est irreacuteductible agrave lrsquoopposition entre

Charron et Garasse Elle donne des pistes plus claires pour comprendre les ambiguiumlteacutes que

lrsquoon peut trouver chez Descartes La lecture des Penseacutees force en effet agrave distinguer

diffeacuterents niveaux du sens commun

(1) Pour Pascal la religion chreacutetienne srsquooppose frontalement au sens commun

(eacutetant entendu comme Nature et agreacutement)9 La dissension avec le bon sens se situe en

particulier comme chez Descartes sur le plan des miracles lesquels par deacutefinition doivent

ecirctre laquo visiblement [faux] aux lumiegraveres du sens commun raquo10

(2) Cependant il est possible de laquo confondre raquo les eacutegareacutes laquo par les premiegraveres vues

du sens commun et par les sentiments de la nature car il est indubitable que le temps de

cette vie nrsquoest qursquoun instant raquo et de mecircme pour toutes les veacuteriteacutes les plus fondamentales

6 Descartes laquo a rencontreacute devant lui non pas des raisons pures mais des hommes avec leurs sentimentsleurs passions leurs inteacuterecircts leurs ambitions il est venu devant eux avec la pure et simple veacuteriteacute celle dusens commun () aussi a-t-il moins de succegraves que les vulgaires charlatans raquo (Henri Gouhier La penseacuteereligieuse de Descartes Vrin 1924 p136)

7 Iegraveres Reacuteponses AT-IX-91 et Lettre-Preacuteface AT-IXB-108 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-3749 Le christianisme est laquo la Seule religion contre la Nature contre le sens commun contre nos plaisirs raquo

(Penseacutees Fragment Perpeacutetuiteacute ndeg 6 11 Sellier sect316)10 Blaise Pascal Penseacutees Miracles II ndash Fragment ndeg 7 16 eacuted Sellier sect428

ANNEXE 2 141

qui donnent au christianisme ses soubassements rationnels les plus essentiels11

(3) Dans la mesure ougrave crsquoest Dieu qui par la gracircce donne le sens commun crsquoest en

Dieu que repose la possibiliteacute pour nous de connaicirctre ces laquo premiegraveres vues raquo qui donnent

son eacutetayage rationnel au christianisme12

Pour Pascal comme pour Descartes il y a donc opposition entre la religion

chreacutetienne et le sens commun moins dans les principes laquo meacutetaphysiques raquo qui constituent

agrave nos yeux le fond neutre des religions (crsquoest-agrave-dire indiffeacuterents agrave tel ou tel contenu

doctrinal) que dans les choses fort obscures que constituent les miracles ou les contenus

reacuteveacuteleacutes Pour Pascal comme pour Descartes il faut examiner dans ces opinions qui nous

sont livreacutees par la tradition srsquoil srsquoagit laquo de ces opinions que le peuple reccediloit avec une

faciliteacute trop creacutedule ou de celles qui eacutetant obscures drsquoelles-mecircmes ont un fondement tregraves

solide quoique cacheacute raquo13

Cependant si pour Pascal la seconde reacuteponse seule est suffisante pour Descartes

les deux voies doivent ecirctre tenues la prudence (qui affleure dans la premiegravere regravegle de la

morale par provision) indique de srsquoen remettre agrave ces opinions populaires dans lrsquoattente

drsquoun examen de ces choses assureacutement obscures Car par ailleurs un grand nombre de

celles-ci furent deacutecouvertes par quelque ancien sage ayant toute la pureteacute de son seul bon

sens et ainsi livreacutees agrave la tradition oublieuse des raisons de ces trouvailles comme ces

laquo anciennes maisons raquo dont il faudra redeacutecouvrir les laquo titres de noblesse raquo14

Pour le reste ce qui relegraveve de la plus radicale Reacuteveacutelation (et est tout agrave fait

heacuteteacuterogegravene agrave la raison) sera absolument parlant de sens commun dans la mesure ougrave laquo la

connaissance [des Veacuteriteacutes Reacuteveacuteleacutees] ne deacutepend que de la Gracircce (laquelle Dieu ne deacutenie agrave

personne encore qursquoelle ne soit pas efficace en tous) raquo lagrave ougrave laquo les plus idiots et les plus

simples y peuvent aussi reacuteussir que les plus subtils raquo15

11 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68212 Ainsi aux incroyants laquo il nrsquoy a rien agrave redire agrave leur dire non par meacutepris mais parce qursquoils nrsquoont pas le

sens commun Il faut que Dieu les touche raquo (Penseacutees diverses VIII ndash Fragment ndeg 2 6 eacuted Sellier sect662)13 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68214 Recherche AT-X-50415 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-347

ANNEXE 3 142

Annexe 3 Les notions communes

Il a eacuteteacute fait reacutefeacuterence plusieurs fois dans nos deacuteveloppements aux notions

communes Celles-ci occupent une place importante dans la penseacutee du sens commun elles

constituent par excellence la matiegravere premiegravere agrave partir de laquelle laquo le sentiment commun raquo

srsquoeacutelegraveve1 Agrave lrsquoinverse Descartes leur accorde une place plus secondaire laquo il [en] traite

souvent avec quelque deacutesinvolture raquo2 seulement dans la mesure ougrave elles sont des principes

logiques qui structurent notre penseacutee et laquo non pas des choses qui soient hors raquo de cette

derniegravere3

Agrave lrsquoeacutevidence Descartes donne moins drsquoextension que la philosophie du sens

commun aux notions communes qursquoil distingue des notions simples (penseacutee certitude

existence) et geacuteneacuterales (substance dureacutee ordre) et qursquoil considegravere comme eacutetant des veacuteriteacutes

eacuteternelles par oppositions aux veacuteriteacutes contingentes qui elles laquo se rapportent agrave des choses

existantes (veritates contingentes eaelig pertinent ad res existens) raquo4 Lagrave ougrave le sens commun

placera au rang de notions communes lrsquoexistence des corps par exemple Descartes nrsquoy

place que des laquo maximes raquo logiques que personne ne peut ignorer pourvu qursquoil srsquoen

preacuteoccupe La faccedilon dont Descartes envisage les notions communes se singularise agrave deux

niveaux par rapport agrave la philosophie du sens commun

(1) La communauteacute des laquo notions communes raquo est fondeacutee sur lrsquoinneacuteisme5 ndash lagrave ougrave

Buffier deacuteduit cette communauteacute de lrsquoexistence du sens commun lui-mecircme Cependant ce

dernier admet qursquoagrave la confusion pregraves laquo srsquoils entendent [les carteacutesiens] par des ideacutees inneacutees

ce que je veux dire par le sens commun je ne disputerai pas sur un mot raquo6

Malgreacute tout il faut se garder drsquoun rapprochement trop hacirctif comme celui-ci la

tradition du sens commun admet comme premiegraveres veacuteriteacutes des choses fondamentalement

1 laquo Quoi qursquoil en soit si certaines gens nient les premiegraveres notions communes on ne peut avoir dedeacutemonstrations contre eux on ne peut que leur opposer le sens [ie le bon sens ou sens commun] ou lesentiment commun raquo (Claude Buffier Eacuteclaircissement sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes sect50 in Coursde sciences op cit p1444 colonne de droite)

2 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p1073 Principes I 49 AT-IXB-464 Entretien avec Burman AT-VIII-225 laquo Ces notions sont inneacutees crsquoest pourquoi elles sont communes raquo (Henri Gouhier La penseacutee

meacutetaphysique de Descartes op cit p273)6 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect42 in Cours de sciences op cit p567 colonne de

gauche Francisque Bouillier remarque laquo sur la question des principes inneacutees [Buffier] srsquoeacutecarte de Lockepour suivre Descartes raquo (Francis Bouillier laquo Introduction raquo op cit pxiv) Buffier attend par ailleurs descarteacutesiens qursquoils laquo ne [puissent] se dispenser drsquoadmettre avec [lui] le sens commun pour premiegravere regravegle deveacuteriteacute raquo dans la mesure ougrave il accorde de son cocircteacute la theacuteorie des ideacutees inneacutees

ANNEXE 3 143

contingentes par exemple le teacutemoignage des sens7

Agrave lrsquoinverse chez Descartes il est absolument impensable de deacuteriver des sens

quelque notion commune que ce soit Autrement dit au point de vue geacuteneacutetique affirmer

que laquo toutes les communes notions qui se trouvent empreintes en lrsquoesprit tirent toute leur

origine ou de lrsquoobservation des choses ou de la tradition (communes notiones menti

insculptaelig ex rerum observatione vel traditione originem ducunt) raquo8 est on ne peut moins

carteacutesien raison pour laquelle Descartes avait demandeacute agrave Regius de retirer cette thegravese de

ses Fundamenta Physices9 Le cœur de lrsquoargument de Descartes contre une origine

historique ou empirique des notions communes prouve une nouvelle fois qursquoil privileacutegie

une approche rationaliste et non pas empiriste du sens commun (cf supra sect18 sur cette

question en lien avec la theacuteorie carteacutesienne de lrsquoinneacuteisme) En demandant en effet

comment la sensation eacutetant faite de mouvements et ceux-ci eacutetant laquo particuliers raquo les sens

pourraient-ils donner lrsquooccasion de faire naicirctre en nous des notions vraies et universelles10

Descartes rompt avec tout empirisme

Les notions communes sont neacutecessairement inneacutees et pour cette raison comme

toute ideacutee inneacutee est laquo naturellement empreinte en nos acircmes raquo sans que pour autant elle laquo se

preacutesente toujours agrave notre penseacutee (illam nobis semper observari) raquo11 celles-ci sont produites

par un effort de lrsquoacircme effort dans lequel la volonteacute a une part fondamentale12 dans le cas

des notions communes il srsquoagit surtout par le doute de faire en sorte de deacutepartager celles-

ci du brouillard des preacutejugeacutes drsquoopinions et de teacutemoignages des sens dans lequel elles sont

eacutegareacutees (cf supra sect18)

7 Suivant certaines restrictions en effet laquo le teacutemoignage des sens est un genre de premiegravere veacuteriteacute raquo (Traiteacutedes premiegraveres veacuteriteacutes I 18 sect136 in Cours de sciences Ibid p601 colonne de gauche)

8 In programma XIII AT-VIII-3459 Agrave Regius le 23 juillet 1645 AT-V-254256 et Alain de Libera laquo Remarques sur un placard Descartes

contre Regius raquo in J Dutant D Fassio amp A Meylan (eacuted) Liber Amicorum Pascal Engel University ofGeneva 2014 p661-662

10 laquo () omnes enim isti motus sunt particulares notiones vero illaelig universales et nullam cum motibusaffinitatem nullamve ad ipsos relationem habentes raquo (Notaelig in programma quoddam AT-VIII-359) Cetargument sera repris par Maine de Biran contre le traditionalisme de Louis de Bonald en citantexpresseacutement ce texte de Descartes laquo Les arguments de Descartes me semblent eacutegalement srsquoappliquerdrsquoune maniegravere victorieuse agrave la reacutefutation de lrsquoopinion de M de Bonald qui preacutetend aussi deacuteriver toutes lesnotions geacuteneacuterales de la tradition () raquo (Maine de Biran laquo Examen critique des opinions de Monsieur deBonald raquo in Œuvres X-1 eacuted Marc B de Launay Vrin 1987 p24) Nous avons montreacute (supra sect8) quele rapport de Descartes avec la tradition eacutetait cependant moins trancheacute

11 IIIegravemes Reacuteponses AT-VII-189 et AT-IX-14712 Comme le remarque Dan Arbib en deacuteveloppant lrsquoideacutee drsquoun passage de lrsquoimplicite agrave lrsquoexpliciteacute meacutediatiseacute

par lrsquointervention de la volonteacute (Dan Arbib Descartes la meacutetaphysique et lrsquoinfini Puf 2017 p310-313)

ANNEXE 3 144

(2) Ces notions communes ainsi deacutecouvertes nrsquoont chez Descartes qursquoune utiliteacute

tregraves limiteacute et pour ainsi dire instrumentale Ce que Descartes reproche agrave la penseacutee du sens

commun et en particulier agrave Cherbury crsquoest preacutecisement drsquoaccorder trop drsquoimportance agrave ces

notions communes13 on ne peut srsquoappuyer avec une grande certitude sur celles-ci non

parce qursquoelles sont incertaines (au contraire elles sont laquo fort manifestes raquo et peuvent ecirctre

laquo connues de plusieurs tregraves clairement et tregraves distinctement raquo14) mais dans la mesure (a) ougrave

il nrsquoest pas possible de les laquo deacutenombrer raquo15 (b) ougrave lrsquoon risque toujours de laquo prendre

beaucoup de choses pour notions communes qui ne le sont point raquo16 et (c) ougrave ces notions

communes ne pourront jamais nous servir agrave laquo prouver lrsquoexistence de tous les Ecirctres raquo et laquo ne

nous [rendent] raquo ainsi en laquo rien plus savants raquo17

Autrement dit si ces notions communes ou maximes logiques sont implicites dans

une grande partie de nos activiteacutes cognitives (pensons au Cogito qui deacutecouvre

implicitement cette ideacutee selon laquelle Tout ce qui pense existe sans lrsquoavoir agrave aucun

moment preacutesupposeacute18) elles nrsquoont pas de valeur en soi et ne peuvent pas faire lrsquoobjet drsquoun

examen meacutethodique dans la mesure ougrave elles eacutechappent agrave lrsquoimpeacuteratif de deacutenombrement

constitutif de cet examen

Ainsi soit on considegravere comme le fait Buffier qursquoil y a quelque leacutegitimiteacute agrave

confondre les ideacutees inneacutees et les notions communes ce qui srsquoautorise drsquoau moins deux

caracteacuteristiques qursquoelles partagent (a) lrsquoaspect naturel de ces ideacutees (laquo naturalem sive

innatam raquo comme lrsquoeacutecrit Descartes19) (b) la neacutecessiteacute de produire ces ideacutees dans la mesure

ougrave elles se tirent drsquoune laquo disposition naturelle raquo plutocirct que drsquoune preacutesence drsquoembleacutee

effective20 Soit on concegravede que la theacuteorie des notions communes nrsquoest pas un terrain

drsquoentente possible pour Descartes et la philosophie du sens commun

13 Pour ce dernier laquo les notions communes sont en effet agrave la fois les principes de toutes connaissances etpar le biais du consentement universel elles servent de critegravere de veacuteriteacute raquo (Jacqueline Lagreacutee Le Salut dulaiumlc op cit p32)

14 Principes I 50 AT-IXB-4615 Principes I 49 AT-IXB-46 Ce qui est tout agrave fait probleacutematique du point de vue de la meacutethode

carteacutesienne16 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-62917 Agrave Clerselier juin ou juillet 1646 AT-IV-44418 IInd Reacuteponses AT-IX-11019 Notaelig in programme quoddam AT-VIII-35720 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect37 Ibid p566 colonne de droite Francisque Bouiller

remarque laquo le P Buffier donne des veacuteriteacutes premiegraveres et du sens commun preacutecisement la deacutefinition quedonne Descartes des ideacutees inneacutees raquo (laquo Introduction raquo op cit pxiv)

ANNEXE 4 145

Le liegravevre et la tortue illustration de V Foulquier agrave lrsquoeacutedition des Fables (1875)

laquo Eh bien lui cria-t-elle avais-je pas raison De quoi vous sert votre vitesse raquondash La Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo v32-33

laquo Mais que tous ces petits malins [les esprits fortscarteacutesiens] fassent bien attention qursquoils nefinissent pas agrave la faccedilon du liegravevre hacircbleur de lafable qui agrave force de dormir fut deacutepasseacute par latortue raquondash Martin Schoock Admiranda Methodus I 1 eacutedVerbeek 1988 p188

ANNEXE 4 146

Annexe 4 Le liegravevre et la tortue

ou pourquoi emprunter les chemins les plus simples

On a proposeacute de voir dans la peacutedagogie carteacutesienne (chapitre 7) la promotion drsquoune

simpliciteacute propre agrave persuader le sens commun de sa suffisance

Dans un passage du Discours de la Meacutethode qui suit directement celui que nous

avons interpreacuteteacute dans le chapitre 6 Descartes reprend les termes drsquoune ceacutelegravebre fable et

affirme que laquo ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup

drsquoavantage srsquoils suivent toujours le droit chemin que ne font ceux qui courent et qui srsquoen

eacuteloignent raquo1 On se souvient drsquoune tortue allant laquo son train de Seacutenateur raquo (LF v20)2 la

lenteur est constitutive du sens commun dont la tortue est un symbole La meacutethode de

Descartes dont la vocation est ici peacutedagogique a pour finaliteacute de tracer le chemin le plus

droit crsquoest-agrave-dire le plus simple permettant agrave la tortue si ce nrsquoest drsquoarriver avant le liegravevre

(qui figure celui qui a plus drsquoesprit que le commun et qui pour cela mecircme risque toujours

de srsquoeacutegarer par preacutecipitation3) du moins drsquoaller aussi loin que lui

Sur la base de cette lecture alleacutegorique de la peacutedagogie carteacutesienne quatre seacuteries de

remarques permettront de compleacuteter le propos de notre septiegraveme chapitre

(1) La version de la fable qursquoon trouve chez Eacutesope convient bien mieux agrave la

peacutedagogie carteacutesienne En effet chez la Fontaine crsquoest la tortue qui deacutefie le liegravevre

(laquo Gageons dit celle-ci que vous natteindrez point Si tocirct que moi ce but raquo LF v3-4)

cependant que ce dernier srsquointerroge sur le bon sens de ce pari (laquo Si tocirct Ecirctes-vous

sage raquo LF v4) Agrave lrsquoinverse chez Eacutesope et plus en conformiteacute avec la psychologie

carteacutesienne du modeste ce nrsquoest pas la Tortue mais le Liegravevre qui raille (laquo Un liegravevre prit

deacutebat agrave la Tortue Lui reprocha ses pieds tant paresseux raquo E v1-2) La Tortue modeste

fait partie de ceux qui ne peuvent que laquo juger qursquoils sont moins capable raquo4 ce qui est faire

preuve drsquoun authentique bon sens et se mettre ainsi deacutejagrave en route

1 Discours I AT-VI-2 l15-182 Jean de la Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo Les citations extraites des Fables VI 10 de la Fontaine sont

suivies de la mention LF et du vers dans le corps du texte Celles extraites des Fables drsquoEacutesope (ndeg287)sont citeacutees dans la traduction de Gilles Corrozet (1542) qui avait cours au temps de Descartes nouspreacutecisons E suivi du numeacutero du vers

3 La preacutecipitation est crsquoest bien connu une cause fondamentale de lrsquoerreur selon Descartes Elle estreacuteguliegraverement associeacutee agrave la figure du suffisant qui ne peut laquo empecirccher de preacutecipiter [son] jugement raquo etqui srsquoeacutecartant du laquo chemin commun raquo srsquoeacutegare (Discours II AT-VI-15) De mecircme dans La recherche dela veacuteriteacute ce sont ceux qui ont de laquo rares esprits raquo qui sont susceptibles de quitter laquo le grand chemin raquo et cefaisant laquo demeurent eacutegareacutes entre des eacutepines et des preacutecipices raquo (AT-X-497)

4 Discours II AT-VI-15

ANNEXE 4 147

(2) Dans lrsquoAdmiranda Methodus pamphlet anti-carteacutesien de 1643 Martin Schoock

reproche agrave Descartes lrsquoeacutelitisme de sa philosophie son meacutepris pour le laquo menu peuple raquo et sa

volonteacute de tenir laquo eacuteloigneacutees du treacutepied de sa sagesse moult personnes parce qursquoelles

seraient moins favoriseacutees raquo pour ce qui est de lrsquoesprit5 Martin Schook met cependant en

garde Descartes de ce que ces Tortues que sont les esprits faibles pourraient finir par

deacutepasser les carteacutesiens lesquels sont comme dans un songe et pareils agrave ce liegravevre qui

laquo sommeille raquo (laquo pensant avoir gagneacute sa part raquo LF v10-11) et vivent dans un de ces

laquo deacutelires raquo que ne peuvent saisir les laquo simples drsquoesprit raquo6

Si cette preacutesentation a le meacuterite de situer la peacutedagogie carteacutesienne dans le cadre

drsquoune fable qui lrsquoillustre parfaitement Martin Schoock commet un grave contre-sens rien

nrsquoindique que Descartes choisirait comme symbole de sa penseacutee le Liegravevre plutocirct que la

Tortue laquo Ougrave et quand [demande-t-il] mrsquoavez-vous entendu prononcer ces paroles drsquoun air

grave raquo7 Certes Descartes lrsquoaffirme cela est vrai pour une laquo perexiguam et omnium

difficillimam raquo partie de la philosophie celle des premiegraveres parties des Meacuteditations et laquo il

nrsquoen est pas de mecircme de lrsquoouvrage tout entier (non idem de tota esse putandum) raquo8 Et

cependant mecircme les plus difficiles drsquoentre les questions meacutetaphysiques peuvent ecirctre

abordeacutees par le sens commun pourvu qursquoil soit bien conduit et que les chemins les plus

simples lui soient preacutesenteacutes

(3) Drsquoougrave cette troisiegraveme remarque il ne faut pas ceacuteder agrave la laquo confusion entre

simpliciteacute et faciliteacute raquo9 Car Descartes lrsquoaffirme expresseacutement il nrsquoest pas de science drsquoart

ou de connaissance que laquo tous les hommes puissent saisir avec une eacutegale faciliteacute raquo10 Ce qui

ne signifie pas que certains y ont accegraves et pas drsquoautres seulement la simpliciteacute du chemin

ne garantit pas la faciliteacute du parcours en teacutemoigne notre Tortue qui ocircte laquo sa neacutegligence raquo

(E v8) et chez La Fontaine laquo srsquoeacutevertue raquo (LF v21) pour parvenir agrave la fin de la course

5 Martin Schoock Admiranda Methodus in Theo Verbeek La querelle drsquoUtrecht Les impressionnouvelles 1988 p187-188

6 Martin Schoock Ibid p1887 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 (Theo Verbeek eacuted cit p346)8 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 l4-6 (Theo Verbeek eacuted cit p347) Pour laquo le reste de lrsquoouvrage raquo

Descartes pense peut-ecirctre agrave la Meacuteditation VI qui fait largement appel agrave des notions du sens commun et agravelrsquoinstinct naturel (cf supra chapitre 3)

9 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 147 agrave La recherche de la veacuteriteacute eacuted cit p403 Crsquoest une confusionque fait reacuteguliegraverement Poliandre (et qui le megravene souvent agrave lrsquoerreur) il parle ainsi des laquo chemins simpleset faciles raquo Agrave la limite le recourt drsquoEudoxe agrave la faciliteacute peut avoir pour finaliteacute de rassurer Poliandre surses capaciteacutes agrave reacutesoudre mecircme les questions les plus difficiles Et de maniegravere geacuteneacuterale il semble queDescartes cegravede souvent agrave cette confusion pour des raisons peacutedagogiques

10 laquo Quae enim scientia quae disciplina quae ars tam facilis ut ejus omnes sint capaces raquo (Ad VœtiumIII AT-VIII2-36 l9-10)

ANNEXE 4 148

Il faut noter cependant sur ce point une certaine eacutevolution dans la penseacutee de

Descartes dans les Regulaelig les natures simples sont connues par elles-mecircmes et laquo si

facilement qursquoil nous suffit pour cela de participer de la raison (tam facile ut ad hoc

sufficiat nos rationis esse participes) raquo autrement dit drsquoavoir son seul bon sens11 alors que

dans les Meacuteditations par exemple lrsquoinsistance est mise sur la neacutecessiteacute de rompre avec les

preacutejugeacutes (opeacuteration difficile srsquoil en est ) pour atteindre ces choses simples Cependant que

les choses simples soient plus facile agrave concevoir que les choses obscures crsquoest ce qui

restera une thegravese fondamentale du carteacutesianisme

(4) Sur cette base il est donc possible de distinguer deux bon sens dont lrsquoun est

celui drsquoEudoxe et lrsquoautre celui de Poliandre Ce dernier possegravede le bon sens laquo dans sa

forme absolument native raquo12 et crsquoest pour cette raison que modestement il ne srsquoattribue

qursquolaquo un peu de bon sens (tantillum sani sensus) raquo13 Eudoxe quand agrave lui ne fait pas preuve

de beaucoup de modestie mais assure qursquoil va gracircce au seul sens commun deacutecouvrir

toutes les veacuteriteacutes les plus importantes il laquo repreacutesente le bon sens absolument maicirctre de ce

qursquoil peut raquo14

Drsquoun cocircteacute donc la Modeste Tortue drsquoEacutesope qui deacutefieacutee mise agrave lrsquoeacutepreuve comme

lrsquoest Poliandre avance peu agrave peu laquo jusqursquoougrave peut aller le sens commun (quo usque sanus

sensus progredi possit) raquo et fini par se surprendre elle-mecircme15 ndash Tortue de La Fontaine

drsquoautre part sucircre drsquoelle-mecircme et de ses forces qui est telle Eudoxe srsquoexclamant sur un air

de deacutefi laquo je preacutetends que le sens commun suffit raquo16

11 Regravegle XII AT-X-419 La rupture avec les preacutejugeacutes nrsquoest cependant pas absente des Regulaelig12 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 eacuted cit p35213 Recherche AT-X-514 l2314 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibidem Autrement dit lrsquoun a le bon sens laquo dans son exercice pleacutenier

lrsquoautre agrave lrsquoeacutetat natif raquo15 Recherche AT-X-521 et AT-X-514 laquo Admiratione hoc me percellere profecto fatero raquo16 Recherche AT-X-518

BIBLIOGRAPHIE 149

BIBLIOGRAPHIE

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Gallimard-Tel 2009- (abreacuteviation BK suivi du tome et de la page) Nous utilisons cetteeacutedition pour la nouvelle traduction des Regulaelig et autres eacutecrits de jeunesse (vol 1 paru en2016) ainsi que pour lrsquoincomparable appareil critique (introduction notes etc)

Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 2 vol 1691

Nous avons eacutegalement eacutetudieacute Descartes agrave partir des eacuteditions suivantes de textes seacutepareacutes Reneacute Descartes Meacuteditations Meacutetaphysiques Objections et Reacuteponses preacutesentation M Beyssade et

J-M Beyssade 1979 GF eacutedition revue et corrigeacutee en 2011Reneacute Descartes Eacutetude du bon sens La recherche de la veacuteriteacute et autres eacutecrits de jeunesse (1616-

131) eacutedition preacutesentation et notes par V Carraud et G Olivo Puf 2013Reneacute Descartes Les Passions de lrsquoAcircme eacuted G Rodis-Lewis avant-propos de D Kambouchner

Vrin 2010Reneacute Descartes Regravegles utiles et claires pour la direction de lesprit et la recherche de la veacuteriteacute

annotations conceptuelles par Jean-Luc Marion La Haye 1977Reneacute Descartes Entretien avec Burman trad Charles Adam du Manuscrit de Goumlttingen Paris

1937 Reneacute Descartes Lettres agrave Regius eacuted G Rodis-Lewis Paris Vrin 1959

Ainsi que pour les textes de la querelle drsquoUtrecht et en particulier lrsquoAdmiranda Methodus de MartinSchoock Theo Verbeek La querelle drsquoUtrecht Les impression nouvelles 1988

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Claude Buffier Cours de sciences sur des principes nouveaux et simples pour former le langagelesprit et le cœur dans lusage ordinaire de la vie Paris 1732 Nous nous reacutefeacuterons parfois agravenotre Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude Buffier Travail drsquoEacutetude et deRecherche dir D Kambouchner 2016 ainsi qursquoaux Eacuteleacutements de meacutetaphysique Paris 1725

Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblabledu possible et du faux Paris 1639

Emmanuel Kant Gesammelte Schriften Akademie Textausgabe 1902-1983 2egraveme eacutedition 9 volBerlin W de Gruyter 1968 (abreacuteviation Ak) Les trois Critiques comme les Proleacutegomegravenessont citeacutees dans lrsquoeacutedition de Ferdinand Alquieacute Gallimard 1985 Pour lrsquoAnthropologie drsquounpoint de vue pragmatique nous citons la traduction de M Foucault Vrin 2002 (8egraveme tirage)

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Blaise Pascal Penseacutees eacuted Sellier Classique de Poche 2000 Nous nous reacutefeacuterons eacutegalement au sitewwwpenseesdepascalfr pour la consultation des textes originaux et les commentaires Pourles (rares) excursions hors des Penseacutees Œuvres complegravetes eacuted L Brunschvicg 14 vol 1923(2egraveme eacutedition) et eacutegalement De lrsquoesprit geacuteomeacutetrique et autres textes eacuted A Clair GF 1985

Thomas Reid Essays on the intellectual power of mind Eacutedimbourg 1785 La traduction disponibleen franccedilais reacuteimprimeacutee chez lrsquoHarmattan date de 1844 et nrsquoest pas fiable Nous traduisonssysteacutematiquement

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Rome 1882 sqAntoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou lrsquoArt de Penser Paris 1662Aristote De lrsquoAcircme trad R Bodeacuteuumls GF 1993Eacutetienne de la Boeacutetie Œuvres Complegravetes eacuted P Bonnefon et G Gounouilhou J Rouam amp cie 1892Jacques-Beacutenigne Bossuet De la connaissance de Dieu et de soi-mecircme 1722 Fayard 1990Pierre Charron De la sagesse Bordeau 1601 et 1604Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle trad T Rageot et B Schloezert Vrin

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moderne trad P Garniron Vrin 1985 et Tome 5 La philosophie du moyen-acircge tradP Garniron Vrin 1978 ainsi que Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit trad B Bourgeois Vrin2006

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sous la direction de Denis Kambouchner 2016 Lrsquoauteur de ce TER nous a communiqueacute lesreacutesultats de ses recherches sur les objections du Pegravere Bourdin qursquoil en soit ici remercieacute

Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted Pluriel 2012Pierre Dardot et Christian Laval Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle La

Deacutecouverte 2014Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et reacutevolutionnaire sous Louis XIV

Julliard 1965Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012Nicolas Grimaldi laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo in Eacutetudes carteacutesiennes Dieu le

temps la liberteacute Vrin 1996Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo res literaria raquo de la Renaissance au seuil de

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commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 Cet ouvrage lrsquoun des rares agrave ecirctre entiegraverement consacreacuteau sens commun ne traite que peu de Descartes et pecircche par son aspect doxographique tregravesmarqueacute ainsi que quelques un de ses partis pris

Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936Denis Moreau Descartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de Reneacute Descartes Presses universitaires de Lille

1994

23 Articles ou parties drsquoouvrageslaquo Europeans science and technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne

ndeg224 2005Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p111-118Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes

et le moyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesienl Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry

Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin1988

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Descartesrsquo Buffiers und Reid raquo Zeitzschrift fuumlr philosophische Forschung Bd 23 H 2 Aprndash Jun 1969 p177-198

3 Sciences et litteacuteratureJean-Louis Guez de Balzac Œuvres Paris chez Louis Billaine 1655 2 vol Ainsi que Le Barbon

chez Jean Guignard Paris 1663Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990Fedor Dostoiumlevski LrsquoIdiot trad G Arout Le livre de Poche 1994Albert Einstein La Relativiteacute Payot 2001Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacuted Gallimard Folio Classiques 1970Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle trad franccedilaise de 1759 par Eacutemilie

du ChacircteletRaymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 2002

INDEX 155

INDEX NOMINUM

Avant 1900

Aristote 10 14 16 17 20 3775 108

Arnauld A 89 90Avicenne 17

Bacon F 8 70 72 75 79 110Baillet A 34 113Bergerac C de 82 83Bossuet J-B 23Bouillier F 33 142 144Bourdin P 28 38 39Brochard V 59Buffier C 4 6 8 23 28 33 35

36 44 45 46 48 5152 63 76 80 130 132 142 144

Burman 90

Ciceacuteron 58Charron P 3 54 139 140Cherbury H De 31-33 37 44 45 47

119 144Comte A 110Condillac Eacute 73Copernic N 71 82Cues N De 118-120

Darwin C 38 71Descartes R passimDostoiumlevski F 112 122 123 125

Eacutelisabeth 47 50 57 58 66Eacutesope 145-148

Flaubert G 72 122

Galileacutee G 69 80 81Garasse F 139 140Gassendi P 13 57 128Guez de Balzac J-L 39 40 59 125

Hamilton W 8 47Hegel GWF 3 5 6 65 99 125Heacuteraclite 79Hobbes T 96drsquoHolbach P 139Hume D 48

Juveacutenal 9 89 127

Kant E 54 62-65 78 107 129 136

La Boeacutetie Eacute de 9La Fontaine J 145-148La Mothe F De 10 11 59 136Leibniz GW 8 25 26 29 30 32

33 38 45 46 71 7980 127 135

Malebranche N 23 51 102Marx K 130 131Montaigne M De 3 8 9 43 44 54 85-

88 90 91 95 100 107 109 114 118

Newton I 42 70Nicole P 89 90Nietzsche F 5 26

Pascal B 8 26 28 29 38 48 52 80 109 123 140141

Platon 38 108Pollot A 60 66

Rabelais F 9 46 62Reid T 4 8 33 70 73 76

83 92 132Rembrantsz D 113

Schoock M 147Seacutenegraveque 57-59

Thomas drsquoAquin 47Tycho Braheacute 82

INDEX 156

Apregraves 1900

Alain 3 93 94 109Alquieacute F 25 26 49 50 53 63

71 81 83 98 110 111 117 127

Andrault R 16Arbib D 143Armogathe J-R 16 19 20 56 98Armour L 114

Bachelard G 70 74Belaval Y 28 29 45 98Beyssade J-M 17-19 21-23 98 117Bourdieu P 60Brecht B 69Brugegravere 31 44Buzon F de 78

Cardinal S 125Carraud V 102 136-138 147

148Cassirer E 123Changeux J-P 15Chareix F 80 82Chastaing M 52Chestov L 123 124 125

Dardot P 20Deleuze G 5 6 8 112 118-125

133Denissoff Eacute 84 85 88-91 95Derrida J 117Duhem P 69 80 81

Einstein A 83

Faye E 108 109Foucault M 115 117 120Frankfurt HG 77 109 115 116Fumaroli M 9

Gajano A 107 108Geertz C 55 127Gilson Eacute 12 47 67 85-91 94

95 104-106Ginoux I 124Giocanti S 11

Gouhier H 27 29 30 49 51 114 119 121 140 142

Gramsci A 126 127 130Grimaldi N 66Guenencia P 128-130 133Gueroult M 5 77 78 118 139

Hallyn F 34 36Heidegger M 50 103-104

Ipperciel D 39

James W 29 37 38Jardine DW 103

Kahn P 104Kambouchner D 22 24 35 36 48 50

54 55 61 63 77 99100 106 109 114 116 128 133

Koyreacute A 69 79 127Kobayashi M 74

La Chariteacute R C 9Lagreacutee J 31 32 37 144Lalande A 1387Laporte J 32 48 52 65 91 93

95 131 142Laval C 20Libera A de 143Livi A 8 15 132

Marcil-Lacoste L 84 91 92 94 115Marion J-L 17 18 20 21 67 74Mehl E 54 58 96 110Mesnard P 68Milhaud G 75Moreau D 106 130Morris J 23 43 44 46

Olivo G 102 136-138 147148

Peacuteguy C 78Perrin C 104Politzer G 84

Queneau R 95 96

INDEX 157

Quillien J-P 34

Robinet A 42 43 51 56Rodis-Lewis G 15 16 39 54 55 61

64 66 68 98 99 123

Sartre J-P 24Strasser J 35 36 45 51

SOMMAIRE 158

SOMMAIRE

INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES 3

sect1 Une facette philosophique 3

sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze 5

sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration du sens commun depuis le XVIegraveme 8

sect4 Approche lexicale 11

1) CORPS 14

sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique 15

sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations 19

sect7 Deux possibiliteacutes de transition 22

2) HISTOIRE 25

sect8 Preacutejugeacutes et barbares 26

sect9 Le consentement universel 31

sect10 Orthodoxie du sens commun 34

3) NATURE 42

sect11 Le sens commun et les deux Natures 43

sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu 48

4) MORALE 54

sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore 56

sect14 Se concilier avec le sens commun 60

sect15 Bon sens et sagesse 65

5) SCIENCE 69

sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales 71

sect17 Continuisme et sciences cardinales 75

sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun 79

SOMMAIRE 159

6) EacuteGALITEacute 84

sect19 Au milieu du texte avec Montaigne 85

sect20 Agrave la marge dans la confidence 89

sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique 92

7) PEacuteDAGOGIE 98

sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie 99

sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits 103

sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme 107

8) PERSONNAGES 112

sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs 113

sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou la querelle de la folie

sous lrsquoangle du bon sens 115

sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues 118

sect28 Descartes en Russie devenu fou 122

CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN 126

sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation 126

sect30 Pour un rationalisme du sens commun 132

ANNEXES 126

Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute 135

Annexe 2 Religion et sens commun 139

Annexe 3 Les notions communes 142

Annexe 4 Le liegravevre et la tortue ou

pourquoi emprunter les chemins les plus simples 146

BIBLIOGRAPHIE 149

INDEX NOMINUM 155

SOMMAIRE 158

Page 4: Descartes, philosophie et sens commun

2

Remarque preacuteliminaire

Nous citons les textes de Descartes dans lrsquoeacutedition de ses Œuvres par Charles Adam et PaulTannery Les reacutefeacuterences sont reporteacutees en note de bas page AT-X-y signifie eacuteditionAdam-Tannery volume X page y Lorsque cela nous a sembleacute neacutecessaire nous avonspreacuteciseacute la ligne Toutes les reacutefeacuterences bibliographiques sont preacuteciseacutees dans la sectionpreacutevue agrave cet effet en fin de volume

INTRODUCTION 3

INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES

laquo Nous ne saurions oublier pour notre part que la premiegravereligne eacutecrite par un philosophe dans notre langue nationaleest un appel au bon sens raquondash Leacuteon Brunschvicg Spiritualisme et Sens Commun 1897

sect1 Une facette philosophique

En lisant les pages qui vont suivre on pourrait ecirctre tenteacute de se demander si leur

auteur nrsquoavait pas le projet mesquin de peindre un immense philosophe moins grand qursquoil

ne le fut Il est certain que lrsquoon ne trouvera point chez notre Descartes les traits drsquoun

laquo heacuteros raquo comme dans le portrait de Hegel1 Quand agrave celui de Franz Hals nous ne lui

ferons pas dire ce qursquoil nrsquoa pas dit bien qursquoAlain ait cru le lire dans ses yeux2 Est-ce agrave dire

que nous sommes insensibles agrave ce qursquoil y a chez Descartes de superbe Ce que lrsquoon va lire

bientocirct il est vrai ne parlera pas de Dieu de lrsquoacircme de la conscience ou de lrsquoessence de la

liberteacute Nions-nous cependant que Descartes en fasse le cœur de sa penseacutee Agrave aucun

moment Mais celui qui se tait nrsquoest-il pas coupable

Disons-le une fois pour toutes si nous ne traitons pas ces matiegraveres ici crsquoest

qursquoelles ne nous inteacuteressent pas Ou du moins pas pour le portrait que nous allons donner

dans les pages qui viennent Un portrait au crayon auquel il manquera les couleurs mais la

facette que nous mettrons ainsi en avant en laquo ombrageant les autres raquo ne sera pas tout agrave fait

la moins importante3 Autrement dit crsquoest agrave un art de peindre carteacutesien que nous

emprunterons notre inspiration

1 Ou du moins ce portrait tel qursquoil est geacuteneacuteralement vu de loin Hegel avec une grande peacuteneacutetration eacutecrit eneffet juste apregraves la trop fameuse phrase sur lrsquoheacuteroiumlsme du commencement radical laquo lrsquoinfluenceconsideacuterable que Descartes a exerceacute sur son eacutepoque et sur la formation de la philosophie en geacuteneacuteral tientprincipalement agrave la maniegravere libre et simple et en mecircme temps populaire par laquelle eacutecartant toutepreacutesupposition il est parti de la penseacutee populaire elle-mecircme et des propositions tout agrave fait simple () raquo(GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne tradP Garniron Vrin 1985 p1384) Passage agrave comparer drsquoailleurs avec ce qui est dit de Montaigne etCharron dont les laquo eacutecrits populaires raquo ne peuvent ecirctre consideacutereacutes comme laquo de la philosophie veacuteritable raquo laquo ils sont plutocirct du domaine du bon sens raquo (Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 5 Laphilosophie du Moyen-Acircge trad P Garniron Vrin 1978 p1145)

2 laquo Son œil ironique semble dire ldquoEncore un qui va se tromperrdquo raquo (Alain Histoire de mes penseacutees 1936in Les Arts et les dieux Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade p 181)

3 Discours VI AT-VI-4142

INTRODUCTION 4

Nous espeacuterons ainsi mettre en lumiegravere un facette qui montrera que Descartes fut

sinon un penseur du sens commun ndash du moins qursquoil en fit un problegraveme philosophique mais

encore un problegraveme en un sens tout agrave fait nouveau

Nous tacirccherons de ne jamais surestimer cet aspect sous preacutetexte que personne ne lrsquoa

encore suffisamment envisageacute ndash tendance agrave laquelle sont confronteacutes tous ceux qui ayant

deacutecouvert une petite veacuteriteacute voudraient en faire une grande Car il nous faudra reconnaicirctre

que le sens commun agrave quelques exceptions pregraves est theacutematiseacute marginalement chez

Descartes (crsquoest-agrave-dire litteacuteralement dans les marges de ses grands textes) et crsquoest

pourquoi il sera souvent neacutecessaire de marquer ce qui chez lui est parfois probleacutematique

ou insuffisant du fait mecircme de cette marginaliteacute pour in fine proposer des chemins sucircrs et

coheacuterents pour une philosophie du sens commun

Pourquoi degraves lors choisir Descartes Crsquoest qursquoil est sans doute le premier grand

penseur agrave srsquointerroger aussi reacuteguliegraverement et profondeacutement sur des problegravemes qui

inteacuteressent la philosophie du sens commun sa dimension morale et politique lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique son rapport au deacuteveloppement des sciences au consentement universel ou

aux preacutejugeacutes etc Mais ce qui le rend encore plus inteacuteressant crsquoest qursquoen deacutepit de ce souci

constant du sens commun Descartes nrsquoa jamais rien eacutecrit qui fut systeacutematique sur ces

sujets crsquoest pourquoi il lui arrive de se contredire ou de nrsquoen pas dire assez pour se rendre

tout agrave fait coheacuterent et intelligible Le sens commun est chez lui toujours un aspect qui

risque drsquoentrer dans la peacutenombre peacutenombre du commencement radical du doute de la

rupture avec les preacutejugeacutes et les opinions communes La facette qui nous inteacuteresse a ainsi

bien plus souvent eacuteteacute plongeacutee dans lrsquoombre que mise systeacutematiquement en lumiegravere ndash et

pour cause Descartes nrsquoest pas Buffier ni Reid ou Moore autrement dit il ne possegravede en

aucune maniegravere une philosophie du sens commun Il ouvre plutocirct des voies tregraves

nombreuses que nous emprunterons chacune en son lieu et srsquoil ne va pas toujours au bout

de la route crsquoest qursquoainsi est faite sa peacutedagogie qursquoil lui suffit de laquo tracer le chemin raquo de

nous y mener pour quelques pas et de faire en sorte que nous nrsquoayons plus qursquoagrave le

laquo suivre raquo deacutesormais4

Crsquoest pourquoi si lrsquoon veut deacutegager des principes nouveaux pour une philosophie

du sens commun crsquoest avec Descartes qursquoil faut se mettre marcher plutocirct qursquoavec les

4 laquo () in posterum viam tantum quam ingredi debes tibi sum commonstraturus raquo Recherche de la veacuteriteacutepar la lumiegravere naturelle AT-X-518 et pour la traduction depuis le neacuteeacuteerlandais eacuted Carraud et Olivo Puf2013 p297 (pour la faccedilon dont nous consideacuterons la Recherche de la veacuteriteacute dans le corpus carteacutesiencf infra sect3) Nous donnerons par ailleurs une preacutesentation plus deacutetailleacutee de la peacutedagogie carteacutesienne icieacutevoqueacutee dans le chapitre 7

INTRODUCTION 5

Eacutecossais ou les Analytiques nous serons ainsi plus libres tout en faisant deacutecouvrir un

Descartes qui nrsquoest pas celui que lrsquoon connaicirct habituellement5 de faire de la philosophie

Pour cela il nous faudra donc poursuivre des chemins seulement entrrsquoouverts et ce

faisant parfois lire laquo entre les lignes [du] philosophe raquo afin que sa laquo conviction

(Uumlberzeugung) raquo finisse par laquo monter sur scegravene raquo6 Ce que nous indiquera cette lecture

sera qursquoil y a chez Descartes sinon la laquo conviction raquo drsquoune adeacutequation de sa penseacutee avec

les sens commun du moins une certaine preacuteeacuteminence philosophique de celui-ci Crsquoest

donc sur les pas drsquoun homme qui avoue deux fois que ses opinions sont laquo si simples et si

conformes au sens commun raquo7 que nous nous lanccedilons ici

sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze

Mais avant il nous faut solder une dette en reconnaissant que Gilles Deleuze le

premier a systeacutematiquement preacutesenteacute Descartes comme lrsquoauteur drsquoune penseacutee du sens

commun Bien que nrsquoayant jamais consacreacute agrave ce dernier le moindre ouvrage en deacutepit de

son inteacuterecirct pour lrsquoacircge classique il a essaimeacute dans son œuvre quelques remarques8 qui si

elles ne font guegravere eacutetat drsquoune quelconque sympathie pour notre auteur sont parmi celles

qui affirment avec le plus de force lrsquointeacuterecirct de lire Descartes avec les yeux du sens

commun Avec Deleuze donc nous reacute-affirmons cette possibiliteacute de lecture dont nous

chercherons agrave donner un certain nombre drsquoattestations

Si parmi les lecteurs de Descartes les premiers agrave proposer une telle piste furent les

philosophes du sens commun eux-mecircmes (au XVIIIegraveme) crsquoest Hegel qui en historien de la

5 En cela nous nous opposerons peut-ecirctre agrave laquo lrsquoideacutee traditionnelle que lrsquoon srsquoest faite de Descartes raquo celleque voulait restituer Martial Gueroult (Descartes selon lrsquoordre des raisons I Aubier 1953 p13)Nonobstant le caractegravere embrouilleacute de la place du sens commun dans la philosophie de Descartes nousaurons agrave remarquer que les commentateurs dans leur grande majoriteacute ont tregraves largement recouvert lapossibiliteacute de poser correctement cette question Non seulement la confusion est grande car peu drsquoentreeux se sont pencheacutes sur les significations du laquo sens commun raquo chez Descartes mais eacutegalement car ungrand nombre considegravere que la philosophie de Descartes est au-delagrave de tout deacutetail une laquo reacutefutation de lathegravese du sens commun raquo (Ibid p167) Nous aurons lrsquooccasion de rendre compte par la suite de certainesde ces meacuteprises et par contraste de la clairvoyance de certains commentateurs sur ces questions

6 Friedrich Nietzsche laquo Des preacutejugeacutes des philosophes raquo Par-delagrave bien et mal sect3 et sect8 Gallimard tradC Heim 1971

7 Discours VI AT-VI-77 et Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-3278 Les jalons de la lecture deleuzienne sont les suivants 1) Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 chapitre III 2) le

cours du 02121980 sur Spinoza disponible sur Internet (httpwww2univ-paris8frdeleuzearticlephp3id_article=131) 3) (avec Feacutelix Guattari) Qursquoest-ce que la Philosophie chapitres 2 et 3 1991

INTRODUCTION 6

philosophie a assureacute (ouvrant ainsi la voie agrave Deleuze) qursquoen deacutepit drsquoune tentative de

commencement radical Descartes a reconduit tout une seacuterie de preacutesupposeacutes en faisant

intervenir laquo dans la meacutetaphysique () de la maniegravere la plus naiumlve les raisonnements les

plus empiriques agrave partir de raisons drsquoexpeacuteriences de faits de pheacutenomegravenes raquo ordinaires9

Degraves Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Deleuze eacutetudiait cet ensemble de preacutesupposeacutes inavoueacutes en lui

donnant un nom que lrsquoon ne trouvait pas encore chez Hegel le sens commun ou la penseacutee

naturelle La philosophie carteacutesienne aurait donc un laquo preacutesupposeacute implicite raquo celui du

laquo sens commun comme cogitatio natura universalis raquo10 elle serait roturiegravere en son fond

de telle sorte que laquo la philosophie ne [puisse] aller plus loin ni dans drsquoautres directions que

le sens commun lui-mecircme ou ldquola raison populaire communerdquo raquo11

Avant de revenir agrave lrsquoanalyse deleuzienne dans notre dernier chapitre

(laquo Personnages raquo) nous deacutevelopperons cependant cette intuition sans Deleuze pour deux

raisons qursquoil nous semble essentiel drsquoexposer ici (1) Drsquoabord la poleacutemique contre le sens

commun (et sa dimension presque politique chez Deleuze) ne nous concerne pas et eacutetant

venus agrave Descartes apregraves avoir eacutetudieacute la penseacutee de Claude Buffier12 nous pensons au

contraire que la philosophie a tout inteacuterecirct agrave srsquointerroger sur le laquo sens commun raquo et les

rapports qursquoelle entretient (ou doit entretenir) avec lui Nous nous garderons donc drsquoavoir

des preacutejugeacutes contre le sens commun

(2) Des raisons meacutethodologiques nous contraignent eacutegalement agrave nous eacuteloigner de la

lecture de Deleuze Pour ce dernier en effet le sens commun est lrsquoobjet drsquoun preacutejugeacute

inavoueacute tout agrave la fois laquo dans lrsquoombre raquo et laisseacute sur un plan laquo preacutephilosophique raquo

preacutesupposeacute par la philosophie13 Nous montrerons preacutecisement le contraire agrave savoir que le

sens commun nrsquoest pas cacheacute (ce qui suppose de lire preacutecisement les textes) mais constitue

bien au contraire une constante de penseacutee laquelle fait par ailleurs lrsquoobjet drsquoune

eacutelaboration philosophique diverse et multiforme Au soupccedilon drsquoune preacutesupposition

toujours dans lrsquoombre nous preacutefeacuterons donc lrsquoideacutee nietzscheacuteenne drsquoune laquo conviction raquo qui

monte parfois sur la scegravene ndash ce qui suppose pour la deacutecouvrir en pleine lumiegravere un fin

9 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 Ibid p143510 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17111 Gilles Deleuze Ibid p178 et GWF Hegel op cit p1384 pour le rapport avec la penseacutee populaire12 Claude Buffier (1661-1737) pegravere jeacutesuite et philosophe peut ecirctre consideacutereacute comme le vrai fondateur de la

philosophie du sens commun Cf notre Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude BuffierTravail drsquoEacutetude et de Recherche p10-11 et p61-69 sur le rapport avec Descartes Cf aussi FrancisqueBouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du pegravere Buffier Charpentier Paris 1843

13 Gilles Deleuze Ibid p172 Certes Descartes ombrage comme il lrsquoavoue du reste lui-mecircme ndash maisjustement pas son rapport au sens commun

INTRODUCTION 7

repeacuterage textuel qui la saisisse agrave chaque fois qursquoelle surgit pour lrsquointerroger sans relacircche

Pour autant cela ne signifie pas que cette laquo conviction raquo carteacutesienne ne soit pas parfois

inexpliciteacutee ou embrouilleacutee ndash et cependant elle a laisseacute dans son œuvre de tregraves nombreuses

traces qui srsquoexpriment de multiples faccedilons agrave diffeacuterents niveaux drsquoanalyse et avec une

grande complexiteacute Crsquoest pourquoi du point de vue meacutethodologique il apparaicirct que lrsquoeacutetude

de lrsquoœuvre nous renseignera mieux que la preacutesupposition sans attestation textuelle

deacuteterminante drsquoun preacutejugeacute inavoueacute chez Descartes

Pour que ce retour au texte soit pertinent il nous fallait suivre une meacutethode propre agrave

mettre en lumiegravere la complexiteacute dont il vient drsquoecirctre question et ce faisant agrave saisir les

manifestations eacuteparpilleacutees du sens commun Pour cette raison nous avons fait le choix de

consacrer chaque chapitre agrave un niveau diffeacuterent drsquoapparition et de probleacutematisation du sens

commun chez Descartes Ainsi le premier se situe sur le plan du laquo Corps raquo et rend compte

de la techniciteacute physiologique du sens commun meacutedieacuteval le second analyse les diverses

articulations possibles avec lrsquolaquo Histoire raquo pour chercher agrave comprendre le rapport entre la

philosophie carteacutesienne et laquo les plus anciennes opinions raquo que le sens commun nous a

livreacute le troisiegraveme eacutelucide le rapport entre le sens commun et la laquo Nature raquo (autant la

lumiegravere naturelle que lrsquoimpetus naturalis) le quatriegraveme se deacuteveloppe au niveau de la

laquo Morale raquo carteacutesienne le cinquiegraveme eacutepouse le plan de la laquo Science raquo et envisage une

(im)possibiliteacute drsquoun scheacutema de rupture eacutepisteacutemologique le sixiegraveme considegravere les reacutequisits

du postulat de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens ou de la laquo Raison raquo dans le Discours de la meacutethode le

septiegraveme srsquoattache agrave deacutemontrer que la laquo Peacutedagogie raquo de Descartes est agrave la mesure du sens

commun enfin le huitiegraveme eacutetudie les laquo Personnages raquo qui traversent la penseacutee de

Descartes (le paysan lrsquohonnecircte homme lrsquoidiot le fou) et les caracteacuterise comme membres

drsquoune assembleacutee du sens commun

Agrave chaque chapitre quelques textes de premiegravere importance (relativement agrave notre

sujet mais pas toujours consideacutereacutes comme tel) sont invoqueacutes agrave partir desquels drsquoautres

qui peuvent sembler secondaires pour nous font lrsquoobjet drsquoune relecture agrave la lumiegravere de

notre hypothegravese Ainsi on privileacutegiera une approche intensive de quelques passages

disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre (et geacuteneacuteralement sous-commenteacutee) en vue de deacutegager des nœuds

probleacutematiques des formes argumentatives des laquo convictions raquo et parfois mecircme des

preacutesupposeacutes sous-jacents Ce faisant par recomposition on pourra formuler certaines

thegraveses geacuteneacuterales agrave partir drsquoautres indications dans lrsquoœuvre de Descartes Agrave chaque chapitre

INTRODUCTION 8

donc ses textes fondamentaux agrave eacutelucider (agrave lrsquoexception des chapitres 1 et 8 qui adoptent

une strateacutegie de laquo survol raquo assumeacutee) parfois avec lrsquoaide des commentateurs plus souvent

encore avec celle de penseurs qui eurent une influence directe sur Descartes (Bacon ou

Montaigne) qui furent influenceacutes par lui (Pascal ou Leibniz) ou qui parce qursquoils

appartiennent agrave la philosophie du sens commun (Buffier ou Reid) peuvent nous aider agrave

mieux comprendre ce qui chez Descartes est en germe Pour se guider un peu dans ces

sentiers carteacutesiens au fond assez peu deacutefricheacutes nous proposerons dans le sect3 un eacutetat des lieu

chronologique et dans le sect4 une cartographie lexicale du problegraveme pour tacher par la suite

de ne pas nous perdre

On espegravere ainsi que lrsquoon aura donneacute agrave la penseacutee carteacutesienne du sens commun une

formulation suffisamment geacuteneacuterale pour couvrir certains grands problegravemes philosophiques

et suffisamment preacutecise pour rendre compte des diffeacuterents deacutetails disseacutemineacutes dans lrsquoœuvre

de Descartes et qui pourraient permettre de donner une nouvelle approche de sa penseacutee

ndash mecircme si lrsquoeacuteclatement qui caracteacuterisera notre propos risquera toujours de compromettre

lrsquouniteacute de cette approche Car contrairement agrave Deleuze nous ne chercherons pas agrave dessiner

une Image de la penseacutee laquelle risquerait trop univoque drsquoeffacer la complexiteacute propre

au problegraveme qui nous preacuteoccupe

sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration de la notion depuis le XVIegraveme siegravecle

Avant drsquoen venir agrave notre propos quittons un instant encore Descartes pour se faire

une ideacutee de ce que lrsquoon entend au XVIIegraveme siegravecle par laquo sens commun raquo Il est impossible ici

de proposer autre chose qursquoun simple aperccedilu des emplois de cette notion neacutecessairement

arbitraire et incomplet avec le seul objectif de donner agrave penser les conditions dans

lesquelles il est possible drsquoenvisager et drsquoemployer le laquo sens commun raquo agrave lrsquoeacutepoque ougrave

Descartes eacutecrit14

14 On se reportera avec profit au releveacute monumental de William Hamilton (1788-1856) philosophe eacutecossaisde lrsquoeacutecole du sens commun Dans une perspective nettement eacuteclectique il prouve laquo lrsquouniversaliteacute raquo de laphilosophie du sens commun et sa preacutesence chez tous les auteurs classiques Cf Note A on thephilosophy of common sense (en particulier les points V et VI) in Thomas Reid Philosophical WorksGeorg Olms Verlag 1983 p755-803 On peut eacutegalement lire agrave ce sujet lrsquoeacutetude seacutemantique et historiquedrsquoAntonio Livi plus en survol dans lrsquolaquo Introduction raquo agrave son livre Filosofia del senso comune 1990 tradfr F Livi et D Luglio Philosophie du sens commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 p13-31

INTRODUCTION 9

La lecture drsquoun vieux dictionnaire de langue franccedilaise du XVIegraveme siegravecle nous indique

en effet qursquoagrave lrsquoeacutepoque si on utilise deacutejagrave la tournure laquo il a perdu le sens raquo (comme on dit de

quelqursquoun qursquoil est laquo hors de son bon sens raquo) ougrave laquo sens raquo est synonyme drsquoentendement au

sens large alors mecircme que lrsquoexpression sensus communis nrsquoest pas encore traduit par

laquo sens commun raquo mais par laquo sentiment naturel raquo le syntagme nrsquoapparaicirct tout simplement

pas encore en franccedilais15 Pourtant Montaigne lrsquoavait employeacute (probablement sur la base

drsquoune eacutequivalence avec le sensus communis des stoiumlciens)16 Charron eacutegalement lagrave ougrave

Rabelais encore trop impreacutegneacute de culture meacutedicale classique ne parle jamais que du sens

commun en un sens scolastique et aristoteacutelicien agrave deux exception remarquables pregraves17

pour le reste il parle beaucoup plus aiseacutement de bon sens et peut-ecirctre faut-il voir chez ce

dernier une origine probable de la reacutehabilitation du bon sens en langue franccedilaise dans le

cadre de la ligneacutee humaniste18 Agrave cette eacutepoque et pour longtemps encore le sens commun

prend un sens agrave la fois positif et limitatif positif en tant qursquoil est un laquo trait distinct

drsquohumaniteacute raquo limitatif en ce qursquoil constitue un reacutequisit minimum pour appartenir agrave la

socieacuteteacute des ecirctres raisonnables19

Toujours est-il que pregraves drsquoun siegravecle plus tard le laquo sens commun raquo a fait son entreacutee

15 Treacutesor de la langue franccedilaise Jean Nicot 1606 article laquo Sens raquo16 Michel de Montaigne Les Essais eacuted Villey I 25 139 couche A I 42 258A III 8 997A et en III 8

931B Montaigne cite le ceacutelegravebre vers de Juveacutenal Satire VIII 73 laquo Rarus enim ferme sensus communisin illa Fortuna raquo Par ailleurs il utilise agrave deux reprise le terme laquo sens raquo en II 17 656 et 657 agrave chaque foisen ayant remplaceacute le mot laquo jugement raquo qui se trouvait originellement dans lrsquoeacutedition de 1580

Des emplois proches se trouvent chez La Boeacutetie notamment dans le Discours de la servitude volontaire laquo Cela est-ce vivre heureusement cela srsquoappelle-il vivre est il au monde rien moins supportable quecela je ne dis pas agrave un homme de cœur je ne dis pas agrave un bien neacute mais seulement agrave un qui ait le senscommun ou sans plus la face drsquoun homme raquo (Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p49) Agrave notercependant la possibiliteacute de trouver chez La Boeacutetie des sources aristoteacuteliciennes agrave cette notion Dans satraduction des Eacuteconomiques drsquoAristote en 1600 en effet La Boeacutetie rend κοινὸς νόμος par sens commun(Œuvres Complegravetes eacuted Bonnefon 1892 p509)

17 Entraicircner dans sa ruine la ruine de son voisin est un comportement dit hors de la raison laquo tant abhorrentede sens commun que agrave pene peut [il] estre par humain entendement conceue raquo (Gargantua XXIX laquo Laharangue faicte par Gallet agrave Picrochole raquo 1534 eacuted Juste p109-110) Par ailleurs Antiphysis personnagerabelaisien sur lequel nous reviendrons dans le sect11 est deacutecrit comme eacutetant laquo en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun raquo (Quart-Livre XXXI)

18 Rabelais se situe directement dans lrsquoantinomie de toute penseacutee du sens commun entre reacutehabilitation de cequi est populaire et valorisation drsquoune certaine forme de sagesse inaccessible agrave tout un chacun laquo Lareacutehabilitation de la prose vulgaire portait naturellement du cocircteacute drsquoEacuterasme Rabelais est un eacuterasmien ()peut-ecirctre cependant garde-t-il de Budeacute le sens de lrsquoinspiration enthousiaste puisant directement auxsources de lrsquoorigine feacuteconde en meacutetaphores et en alleacutegories qui enveloppent la richesse cacheacutee auvulgaire des ldquochosesrdquo ultimes de la sagesse raquo (Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo resliteraria raquo de la Renaissance au seuil de lrsquoeacutepoque classique 1980 Paris Albin Michel coll Bibliothegravequede lrsquoEacutevolution de lrsquoHumaniteacute ndeg 41994 p 450-451)

19 Crsquoest laquo a distinctive trait of humanity one to be equated with facial characteristics It is sens communthat distinguishes man from the underprivileged category of animal life as well as from the state ofinsensate madness raquo (Raymond C La Chariteacute The concept of judgment in Montaigne Martinus Nijhoff1968 p122) Cette dimension persiste dans la philosophie de Descartes

INTRODUCTION 10

dans le dictionnaire selon une deacutefinition radicalement transformeacutee par le carteacutesianisme il

laquo se dit () de ces notions ou ideacutees geacuteneacuterales qui naissent dans lrsquoesprit de tous les hommes

de certaines lumiegraveres naturelles qui les font juger des choses de la mecircme maniegravere raquo20 Entre

temps crsquoest surtout par le biais drsquoune expression proverbiale que le laquo sens commun raquo est

veacutehiculeacute et crsquoest peut ecirctre agrave partir de cette forme du discours populaire qursquoil srsquoest

conceptualiseacute philosophiquement

Agrave ce sujet un petit opuscule de La Mothe le Vayer qui circule dans les anneacutees 1650

est un indicateur preacutecieux il nous apprend qursquolaquo il nrsquoy a rien qui sois plus aujourdrsquohui dans

la bouche de tout le monde raquo que cette expression laquo nrsquoavoir pas le sens commun raquo21 Il

semble donc qursquoau XVIIegraveme siegravecle lrsquoexpression ait eacuteteacute agrave la mode En apparence La Mothe le

Vayer eacutetablit entre lrsquoexpression en vogue et lrsquoacception technique meacutedieacutevale et

aristoteacutelicienne une forte continuiteacute En reacutealiteacute il nrsquoen est rien pour que lrsquoon puisse

offenser quelqursquoun en lui reprochant de ne pas avoir le sens commun il ne faut pas que

celui-ci soit seulement ce sens inteacuterieur qursquoavait deacutecrit Aristote et que possegravedent mecircme les

animaux22 Il faut donc que par sens commun lrsquoon entende autre chose de plus noble et qui

appartienne au fond commun et indubitable de lrsquohumaniteacute en tant qursquoelle est rationnelle

car manquer de sens commun crsquoest manquer agrave la connaissance des premiers principes et

faire preuve drsquoextravagance voire de folie23 Dans lrsquoexpression proverbiale La Mothe le

Vayer a donc compris cette nouvelle signification technique qui est exactement celle qui

preacutevaudra dans la philosophie du sens commun

Degraves le XVIIegraveme siegravecle il est agrave noter que le laquo sens commun raquo sera le lieu drsquoun

antagonisme fort entre drsquoune part les sceptiques qui ne veulent pas suivre les chemins

communs et drsquoautre part un auteur comme Descartes qui nous allons le voir laquo [accorde]

une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans les limites du sens commun raquo24 Ce qui

20 Dictionnaire universel Furetiegravere 1690 article laquo Sens commun raquo21 La Mothe le Vayer Petit traiteacute sceptique sur cette commune faccedilon de parler laquo Nrsquoavoir pas le sens

commun raquo Paris 1646 p122 La Mothe le Vayer Ibid p1123 La Mothe le Vayer Ibid p13 Eacutevidemment il faut ajouter agrave ces principes (qui sont peu nombreux)

drsquoautre connaissances simples et dont lrsquoignorance serait meacuteprisable Du reste dans la perspectivesceptique qui est la sienne lrsquoauteur ne pouvait en rester lagrave il reacuteduit le sens commun agrave lrsquoensemble de nosopinions et preacutejugeacutes et voit dans la maxime laquo manquer de sens commun raquo la seule expression drsquolaquo uneanimositeacute ordinaire contre ceux qui nous contrarient raquo (Ibid p20) Dans le mecircme coup et preacutefigurant lacritique deleuzienne du sens commun voyant dans ce dernier un ensemble de preacutejugeacutes populaires indignesdrsquoecirctre suivis (cf infra chapitre 8) La Mothe le Vayer promeut lrsquoideacutee drsquoune penseacutee originale et srsquoeacutecartantdes laquo grand chemins [qui sont ceux] des becirctes raquo (Ibid p22)

24 laquo Dans ses Dialogues faits agrave lrsquoimitation des Anciens apregraves avoir compareacute sa deacutemarche intellectuelle aulibre cheminement de la chegravevre le sceptique La Mothe Le Vayer contemporain de Descartes se propose

INTRODUCTION 11

est patent drsquoabord dans son vocabulaire comme nous allons le voir agrave lrsquoinstant

sect4 Approche lexicale

Notre approche lexicale de la notion carteacutesienne du sens commun se veut la plus

large possible agrave la fois pour donner agrave penser une base textuelle importante (qui srsquoeacutetend des

premiers eacutecrits connus de Descartes dans les anneacutees 1620 jusqursquoaux derniegraveres lettres et au

traiteacute des Passions de lrsquoAcircme) et en mecircme temps dans la mesure ougrave une approche

philosophique du sens commun ne srsquoattache pas seulement agrave la preacutesence du mot chez

Descartes mais agrave son esprit lequel se disseacutemine dans tout un champ lexical (de la faciliteacute

de la simpliciteacute du commun etc) Crsquoest pourquoi nous prendrons en consideacuteration cinq

formes diffeacuterentes du laquo sens commun raquo formes entre lesquelles les frontiegraveres ne sont pas

fixes et comme nous le verrons les eacutechanges permanents (notamment entre le latin et le

franccedilais) et les porositeacutes incontestables

Par ordre drsquoapparition chronologique les occurrences qui valent la peine drsquoecirctre

releveacutees sont les suivantes

(1) Les Studium bonaelig mentis introduisent la bona mens comme un objet

proprement carteacutesien (AT-X-191) dont on retrouvera des traces notables quelques anneacutees

plus tard dans les Regulaelig qui se fixent pour objectif de donner tout son poids au laquo bon sens

(bona mente) crsquoest-agrave-dire agrave cette sagesse universelle (sive de hac universali Sapientia) raquo

(AT-X-360) et proposent ainsi une eacutequivalence (cependant moins marqueacutee) avec laquo la

lumiegravere naturelle de la raison raquo (AT-X-361) Agrave partir des anneacutees 1630 la bona mens

carteacutesienne subit une reacuteorientation conceptuelle lorsque dans quelques passages de la

correspondance (lettre de rupture avec Beeckman AT-I-167) dans la traduction latine du

Discours (AT-VI-553) ou dans lrsquoEpistola ad Voetium (AT-VIII-51) elle prend un sens tantocirct

poleacutemique tantocirct eacutepisteacutemologique pour deacutesigner au final quelque chose comme

drsquoemprunter les chemins eacutecarteacutes crsquoest-agrave-dire de contrevenir deacutelibeacutereacutement au sens commun ce dont il sejustifie dans son opuscule sceptique intituleacute Sur cette commune faccedilon de parler nrsquoavoir pas le senscommun De maniegravere geacuteneacuterale Le Vayer oppose la sotte multitude qui suit le sens commun auxextravagances libertines et refuse drsquoaccorder une place philosophique agrave lrsquousage de la raison dans leslimites du sens commun pratiqueacute par Descartes raquo (Sylvia Giocanti laquo Descartes face au doute scandaleuxdes sceptiques raquo Dix-septiegraveme siegravecle 42002 ndeg 217 p663)

INTRODUCTION 12

lrsquoentendement sain25 Bona mens a donc drsquoembleacutee ce double sens moral (comme Sagesse)

et eacutepisteacutemologique (tantocirct poleacutemique tantocirct positif) qui persistera

(2) en franccedilais dans lrsquoexpression laquo bon sens raquo qui fait son apparition notable en

1635 dans une lettre agrave Golius (que nous aurons lrsquooccasion de rencontrer agrave nouveau AT-I-

315) et surtout dans les Discours de la Meacutethode (AT-VI-1 et pages suivantes) Dans ces

deux cas le bon sens signifie avant tout la laquo puissance de bien juger raquo et srsquoapparente agrave la

lumiegravere naturelle On en retrouve de nombreuses occurrences dans la correspondance dans

cette acception eacutepisteacutemologique qui nrsquoest jamais deacutenueacutee drsquoune dimension poleacutemique

comme recourt agrave lrsquoentendement sain par opposition agrave une certaine extravagance (AT-I-366

AT-II-583 AT-III-499) Il arrive cependant qursquoil reprenne son sens moral (laquo il nrsquoy a aucun

bien au monde excepteacute le bon sens qursquoon puisse absolument nommer bien raquo AT-IV-237)

et se rapproche agrave nouveau de la Sagesse

(3) En approfondissant lrsquoaspect laquo sanitaire raquo le latin deacutebouche sur lrsquoexpression

laquo sanus sensus raquo dont lrsquoascendance est stoiumlcienne (comme du reste les acceptions

preacuteceacutedentes) et que lrsquoon retrouve de faccedilon marqueacutee dans la Rechercher de la veacuteriteacute (AT-X-

521) juste agrave cocircteacute de la double apparition de lrsquoexpression laquo sensum communem raquo (AT-X-

517 et AT-X-527)26 La formulation latine du laquo sens commun raquo apparaicirct eacutegalement dans les

Principes (AT-VIII-85) et en une lettre cruciale pour nous (AT-IV-697) Cela permet

drsquoouvrir un champ lexical latin du sanus (agrave nouveau dans la lettre de rupture avec

Beeckman) et de la sana mens (dans le synopsis des Meacuteditations AT-VII-15 traduit en

franccedilais par laquo bon sens raquo et qui aurait pu ecirctre traduit par laquo sens commun raquo) champ

lexical

(4) de ce que le franccedilais nomme le laquo sens commun raquo terme qui apparaicirct en ce

sens chez Descartes dans lrsquoœuvre publieacutee depuis le Discours (et ces ideacutees laquo conformes raquo

ou pas au sens commun AT-VI-10 et AT-VI-77) jusqursquoaux Passions (article 77) ainsi que

25 Selon Gilson cette puissance de bien juger (ou de jugement sain) trouve son sens avant tout danslrsquoexpression franccedilaise laquo bon sens raquo lagrave ougrave la bona mens signifie la laquo Sagesse raquo Par conseacutequent il parledrsquoun laquo gallicanisme bona mens raquo importeacute depuis le franccedilais pour qualifier la formulation latine du senscommun consideacutereacute non pas moralement mais eacutepisteacutemologiquement dans ces textes (cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82) ougrave lrsquoexpression latine sanus sensus eucirct peut ecirctre eacuteteacute plusadeacutequate

26 Le texte de la Recherche de la Veacuteriteacute par la Lumiegravere Naturelle pose des problegravemes speacutecifiques Dans lamesure ougrave nous nous y reacutefeacutererons reacuteguliegraverement un point srsquoimpose cf Annexe 1

INTRODUCTION 13

dans correspondance depuis 1639 et avec une grande reacutegulariteacute (AT-II-599 AT-III-389 AT-

III-499 AT-IV-161 AT-V-208 AT-V-327) On voit que la limite entre le terme latin et

franccedilais nrsquoest pas eacutevidente si bien que le terme latin sensus communis est parfois traduit

par laquo bon sens raquo plutocirct que par laquo sens commun raquo ndash les frontiegraveres sont brouilleacutees et les

porositeacutes reacuteelles Par ailleurs comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer dans le chapitre

4 le sens commun srsquoentend en un sens objectif (il deacutesigne alors un ensemble drsquoopinions

communeacutement admises de croyances et autres contenus de penseacutee) et subjectif (il deacutesigne

alors une faculteacute et srsquoapparente plus clairement au bon sens) Geacuteneacuteralement dans la

litteacuterature philosophique on preacutefegravere lrsquoexpression bon sens dans le second cas et sens

commun dans le premier27 mais Descartes ne respecte pas toujours avec preacutecision cette

distinction Pour ne pas ecirctre dupeacute par ces ambiguiumlteacutes il faut ecirctre attentif agrave la forme des

expressions dans lesquelles le sens commun apparaicirct et par exemple distinguer les emplois

du type laquo avoir le sens commun raquo nettement subjectif (AT-III-389 agrave propos de Gassendi) et

laquo ecirctre conforme au sens commun raquo clairement objectif (AT-VI-77)

(5) Lrsquoacception qui nous inteacuteresse le moins devra cependant ecirctre traiteacutee il srsquoagit

du laquo sensus communis raquo aristoteacutelicien des scolastiques qui srsquoeacutepanouit avec enthousiasme

depuis la Regravegle XII (AT-X-414) jusqursquoagrave la Dioptrique (AT-VI-109) ainsi que dans la

correspondance avec Mersenne dans les anneacutees 1630 (AT-III-263 et suivantes) avant de

tomber en deacutesueacutetude degraves les Meacuteditations (deux apparitions AT-IX-25 l28 et 69 l4) et de

nrsquoecirctre plus que repris en passant dans les Principes comme un rappel (AT-IXB-310) Il est

tregraves probable que devant la mise en place massive du sens commun dans les significations

(3) et (4) Descartes ait abandonneacute le syntagme scolastique

On le voir donc le lexique carteacutesien nrsquoest pas marqueacute par un emploi stable de la

notion de sens commun il faudrait parler drsquoun reacuteseau (bilingue ) de signifiants plutocirct que

drsquoun veacuteritable concept stabiliseacute Dans ce reacuteseau srsquoinscrit tout un vocabulaire conseacutequent et

buissonnant auquel nous nrsquoavons pas reacuteserveacute de place particuliegravere dans ce repeacuterage lexical

et que lrsquoon rencontre avec les laquo opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo (AT-I-194) les

laquo notions communes raquo (AT-II-629) la laquo creacuteance commune raquo (AT-X-502) etc termes qui

constitueront le (tregraves) riche mateacuteriau secondaire de nos deacutemonstrations

27 Cf Andreacute Lalande laquo le sens commun () nrsquoest pas une faculteacute de lrsquoesprit un instrument judicatoire crsquoest objectivement un ensemble drsquoopinions reccedilues raquo (Vocabulaire technique et critique de laphilosophie Alcan 1926 II p765) alors que laquo le bon sens () deacutesigne la puissance de bien juger avecsang-froid et justesse dans les questions concregravetes qui ne comportent pas une eacutevidence logique simple raquo

CORPS 14

1) CORPS

laquo au moment ougrave le sens externe est mucirc par un objet lafigure qursquoil reccediloit est transporteacutee agrave une autre partie ducorps celle qursquoon appelle le sens commun (quaelig vocatursensus communis) dans le mecircme instant et sans qursquoil y aitpassage reacuteel drsquoaucun ecirctre de lrsquoune agrave lrsquoautre partie raquo ndash Reneacute Descartes Regravegle XII AT-X-413414

Le vocabulaire drsquoun philosophe les mots qursquoil emploie et la signification qursquoil leur

donne sont autant drsquoeacuteleacutements deacuteterminants pour saisir le sens de sa penseacutee On verra ainsi

dans le vocabulaire de Descartes un mot disparaicirctre et avec lui tout un pan de la

philosophie meacutedieacutevale Un autre apparaicirctra le mecircme mais diffeacuterent qui srsquoimposera jusqursquoagrave

srsquoinstaller au cœur des deacutebats philosophiques pour les anneacutees agrave venir

Pour rendre compte de cette substitution il faudra prendre la pleine mesure de la

rupture entre Descartes et ses preacutedeacutecesseurs rupture qui srsquoinscrit dans le temps long des

transformations conceptuelles et de lrsquohistoire de la notion de sens commun laquo promise agrave

eacuteclatement par la nouvelle distinction carteacutesienne des fonctions corporelles et intellectuelles

mais aussi agrave tardive meacutetamorphose par sa rencontre avec lrsquoideacutee drsquoun entendement

commun raquo1 Avant drsquoen venir dans les parties suivantes aux meacutetamorphoses nous allons

nous installer un instant au point de jonction ou plutocirct de disjonction entre ces deux

notions ndash au moment ougrave le divorce srsquoopegravere et est rendu possible interdisant tout amalgame

Crsquoest lrsquohistoire du passage drsquoun sens commun agrave lrsquoautre du scolastique au moderne (qui

attribueacute aux fonctions intellectuelles prend un sens eacutepisteacutemologique nouveau) que Descartes

nous aide agrave comprendre en se situant preacutecisement au moment ougrave le premier disparaicirct

laissant la place au second

Cette substitution ne semble pas devoir laisser un quelconque heacuteritage ndash et si nous

partons agrave la recherche de la conceptualiteacute aristoteacutelicienne et meacutedieacutevale du laquo sens commun raquo

nrsquoayons pas lrsquoespoir drsquoy trouver des pistes de compreacutehension du sens commun dans la

signification moderne du terme Nrsquoespeacuterons pas en lisant Aristote dans Descartes qursquoil y

aura plus qursquoune simple homonymie Et cependant quand bien mecircme il nrsquoy aurait aucun

1 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoRevue de Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p435

CORPS 15

rapport entre lrsquoun sens commun et lrsquoautre (ce que lrsquoon montrera) peut-ecirctre en eacutetudiant le

sens commun pour lui-mecircme saurons-nous ce que nrsquoest pas le sens commun

meacutetamorphoseacute Et preacutecisement ce que nous apprendrons crsquoest que le sens commun que

lrsquoon eacutetudiera par la suite ne sera en aucun cas assimilable agrave quelque chose de corporel au

contraire de la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne corporaliseacutee agrave lrsquoexcegraves par Descartes puis

abandonneacutee

Certes nous accordons que lrsquoacception technique nrsquoest pas laquo lrsquoacception qui nous

inteacuteresse raquo2 ndash mais il nous faut aussi lrsquoeacutetudier comme dans une parenthegravese

sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique

Agrave part deux ou trois lettres agrave Mersenne de 1640 la correspondance de Descartes ne

fait pas mention du sens commun dans la signification que lui avait donneacute la scolastique

drsquoinspiration aristoteacutelicienne et degraves les Meacuteditations Meacutetaphysiques mais surtout agrave partir

des Principes de la Philosophie il nrsquoen sera guegravere plus question sous la plume de

Descartes Les Passions de lrsquoAcircme ne srsquoy reacutefegraverent eacutegalement pas au moment drsquoeacutevoquer la

glande pineacuteale qui eacutetait pourtant anteacuterieurement consideacutereacutee comme laquo le siegravege du sens

commun raquo3 La signification de cette disparition est difficile agrave deacuteterminer faut-il y voir un

deacutesaveu de sa theacuteorie de la connaissance des Regulaelig ou plutocirct un deacutesinteacuterecirct pour la

localisation physiologique des fonctions cognitives Certes la psycho-physiologie

meacutedieacutevale drsquoinspiration aristoteacutelicienne qui localisait le laquo sens commun raquo dans le premier

ventricule est resteacutee en vigueur jusqursquoau XVIIegraveme siegravecle et fut abandonneacutee lorsque les

dissections permirent drsquoattribuer les fonctions mentales agrave des localisations plus preacutecises que

les seuls ventricules4 mais faut-il penser que Descartes participa agrave ce mouvement

drsquoabandon

La disparition de cette approche physiologique du sens commun lors du

deacuteveloppement drsquoune science du cerveau plus preacutecise nrsquoest en effet sans doute pas eacutetrangegravere

2 Antonio Livi Philosophie du sens commun Ibid p133 Agrave Mersenne le 24 deacutecembre 1640 AT-III-263 Dioptrique V AT-6-129 On ne saurait donc accorder agrave

Geneviegraveve Rodis-Lewis que le sens commun laquo se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre deDescartes p474) Certes il y apparaicirct mais il a deacutejagrave un autre sens cf infra chapitre 6 pour lrsquoanalyse dePassions de lrsquoAcircme art 77

4 Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted 2012 Pluriel p23

CORPS 16

agrave la deacutesueacutetude conceptuelle du sens commun dans son acception traditionnelle Cependant il

pourrait nrsquoecirctre pas certain que Descartes ait eacuteteacute concerneacute par ce genre de deacutebat meacutedical en

vertu drsquoune certaine indiffeacuterence de sa penseacutee physiologique au deacutetail des questions

anatomiques5 Agrave cet eacutegard il est agrave noter que selon une technique assez typique chez

Descartes lrsquoapparition du sens commun dans les consideacuterations sur les fonctions de la

connaissance et leur rapport avec les laquo parties du corps raquo est preacutesenteacutee comme un ensemble

de laquo suppositions (suppositiones) raquo6 Crsquoest pourquoi si Descartes nrsquoest pas revenu sur sa

conception de la glande pineacuteale et si entre les textes scientifiques les lettres agrave Mersenne de

1640-41 et les Passions de lrsquoAcircme crsquoest le mot seul de laquo sens commun raquo qui srsquoest envoleacute et

non pas la structure anatomique qui le soutenait crsquoest qursquoil faut trouver un autre niveau

drsquoexplication de cette disparition Pour cela il faut revenir au deacutebut de lrsquohistoire crsquoest-agrave-dire

aux Regulaelig

Que dans ce texte qui ne fut pas publieacute du vivant de Descartes il soutienne une

laquo psychologie () encore proche de celle de lrsquoEacutecole raquo7 crsquoest ce qui semble se confirmer agrave

premiegravere vue agrave propos du sensus communis ainsi laquo qursquoon [lrsquo]appelle (quaelig vocatur) raquo8 En

1628-1629 on ne trouve pas encore cette mise agrave distance radicale vis-agrave-vis de la

conceptualiteacute traditionnelle du sens commun qui se trouvera dans les Meacuteditations

Meacutetaphysiques9 mais deacutejagrave lrsquoindeacutetermination du quaelig vocatur dans la Regravegle XII indique

que Descartes se pose en simple heacuteriter reconduisant un terme technique geacuteneacuteralement

accepteacute dans les milieux savants

Pourtant ne nous y trompons pas la rupture est en reacutealiteacute deacutejagrave nettement

consommeacutee avec la tradition degraves les Regulaelig dans lesquelles Descartes a rendu

5 Raphaeumlle Andrault note de ce point de vue lrsquoambiguiteacute de la reacuteception meacutedicale du carteacutesianisme Lapenseacutee fonctionnaliste qui srsquoinspire de lrsquoesprit de la penseacutee meacutedicale de Descartes peut aboutir agrave desargumentations du type laquo il nrsquoest () pas pertinent drsquoopposer agrave lrsquoexplication des fonctions ceacutereacutebralesproposeacutees par [Descartes] les donneacutees actuelles de lrsquoanatomie raquo (La raison des corps Vrin 2016 p48)

6 Regravegle XII AT-X-412 Nous utilisons sauf mention contraire la nouvelle traduction des Œuvrescomplegravetes sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner (Gallimard 2016) Il ne fautpas neacutecessairement croire que laquo rem ita se habere raquo mais laquo quid impediet quominus easdemsuppositiones sequamini raquo Cette approche leacutegitime par exemple chez La Forge en bon carteacutesien laquo lerecourt aux hypothegraveses non attesteacutees par les dissections raquo (Raphaeumlle Andrault Ibid p46-47)

7 Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes et lemoyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p182

8 Regravegle XII AT-X-414 l29 laquo sensu communi ut vocant raquo (Meacuteditation II AT-VII-32 l18) Sur le ut vocant cf la remarque de

Geneviegraveve Rodis-Lewis (in Lettres agrave Regius Paris Vrin 1959 p168 note 1) selon laquelle lrsquoemploi parDescartes du concept meacutedieacuteval de sensus communis est toujours fait modulo une prise de distanceexplicite que lrsquoon ne trouve pas dans les cas ougrave le sens commun prend sa dimension meacutetamorphoseacutee etmoderne

CORPS 17

meacuteconnaissable la koinegrave aisthesis aristoteacutelicienne Chez Aristote en effet le sens commun

eacutetait la fonction de synthegravese des donneacutees de diffeacuterents sens pour produire des sensibles

communs (tels que le mouvement la grandeur ou le nombre) Cette fonction nrsquoeacutetait pas

corporelle justement parce qursquoil nrsquoy a pas laquo pour les sensibles communs quelque organe

sensoriel propre raquo10 Et si deacutejagrave les philosophes arabes situaient systeacutematiquement le sens

commun (al-ẖiss al-muštarak) depuis au moins Avicenne dans la concaviteacute anteacuterieure du

cerveau Descartes est le premier agrave affirmer aussi radicalement que celui-ci est une laquo partie

du corps (corporis partem) raquo qursquoil situe tregraves tocirct dans la glande pineacuteale (ou glande H)11 Le

sens commun est alors le lieu physique ougrave sont traceacutees les ideacutees des choses (crsquoest-agrave-dire

leur forme laquo figuras vel ideas raquo12) en tant qursquoun objet exteacuterieur est preacutesent (sinon crsquoest

lrsquoimagination qui est mobiliseacutee) Le sens commun est donc comme le veut une vieille

comparaison semblable agrave un cachet qui imprime instantaneacutement dans le cerveau la figure

qui est apparue aux sens exteacuterieurs et les a mis en mouvement Cependant chez Descartes

lrsquoaspect meacutediateur de la koinegrave aisthesis va disparaicirctre dans la mesure ougrave il laquo passe

entiegraverement sous silence la fonction syntheacutetique du sens commun raquo13 en soulignant

lrsquoimmeacutediateteacute de lrsquoimpression de la figure dans celui-ci

Qursquoil ne faille pas degraves lors surestimer le rocircle du sens commun dans cette premiegravere

preacutesentation carteacutesienne drsquoune theacuteorie de la connaissance cela a eacuteteacute rigoureusement

deacutemontreacute par Jean-Marie Beyssade Le sens commun nrsquoest plus consideacutereacute en effet comme

une instance drsquoabstraction active du sensible laquo de purification de la figure corporelle par la

mens qui la spiritualiserait en la deacutecorporeacuteisant raquo14 Les figures arrivent dans le sens

commun deacutejagrave deacutecorporeacuteiseacutee laquo puras et sine corpore raquo15 parce que Descartes refuse agrave la

fois (a) lrsquoideacutee que des espegraveces intentionnelles crsquoest-agrave-dire des laquo petites images voltigeantes

par lrsquoair raquo16 se transmettent corporellement via les sens externes et (b) lrsquoideacutee que ces

10 Aristote De lrsquoAcircme III 1 425b13 (trad R Bodeacuteuumls GF 1993) Drsquoougrave les difficulteacutes de localisation de lakoinegrave aisthesis chez Aristote qui la situe laquo dans le cœur () mais suggegravere parfois aussi le cerveau raquo (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise de Descartes sect20 Vrin 2000 p122)

11 Regravegle XII AT-XI-414 l2 et Traiteacute de lrsquoHomme AT-XI-17712 Regravegle XII AT-XI-414 l1713 Jean-Luc Marion op cit p12314 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p50915 Regravegle XII AT-XI-414 l18 Jean-Marie Beyssade commente laquo lrsquoexpression ne vise pas ce qursquoopeacutererait

speacutecifiquement ldquole sens communrdquo mais un caractegravere des figures telles qursquoelles parviennent au senscommun raquo (Ibid p508-509)

16 Dioptrique I AT-VI-85 laquo les informations voyagent aucun voltigeur ne les transporte avec lui raquo (Jean-Marie Beyssade Ibid p509)

CORPS 18

figures corporelles soient syntheacutetiseacutees et spiritualiseacutees par un sens commun actif Puisque

ce nrsquoest pas le sens commun qui eacutelabore la figura (elle est deacutejagrave lagrave lors du contact avec les

sens exteacuterieurs) laquo le rocircle syntheacutetique du sens commun [disparaicirct] raquo17 et il ne jouera plus

deacutesormais que le rocircle de stock drsquoespace de centralisation des informations rendues

disponibles agrave lrsquoacircme

Crsquoest pourquoi il est tout agrave fait envisageable de rendre compte de la disparition

progressive du sensus communis aristoteacutelicien dans le corpus carteacutesien (et en particulier

dans les Passions de lrsquoAcircme) par son inutiliteacute fonciegravere Le sens commun est en effet devenu

superflu en tant que faculteacute et se confond finalement avec son support physique la glande

pineacuteale qui suffit amplement agrave elle seule agrave rendre compte de la base mateacuterielle de nos

processus cognitifs Crsquoest au niveau de cette glande que lrsquoacircme comme laquo force cognitive

(vis cognoscens) raquo laquo exerce immeacutediatement ses fonctions raquo18 Cette mise en disponibiliteacute

du sens commun pour lrsquoacircme qui le rend inutile comme faculteacute eacutetait deacutejagrave en creux dans les

Regulaelig qui statuant sur le rapport de la raison aux donneacutees mateacuterielles fournies par les

sens concluaient agrave la distinction radicale du spirituel et du corporel Deux cas sont

cependant agrave distinguer (1) lorsque la laquo force cognitive () [reccediloit] les figures venues du

sens commun (accipit figuras a sensu communi) raquo (AT-X-45 l17) elle est certes

comparable agrave la cire informeacutee par le cachet du sens commun mais seulement per

analogiam car laquo on ne trouve dans les choses corporelles absolument rien qui lui soit

comparable (neque enim in rebus corporeis aliquid omnino huic simile invenitur) raquo (l26-

27) (2) lorsqursquoelle laquo srsquoapplique (se applicat) raquo (l19) aux figuras du sens commun cette

force joue le rocircle du cachet Cependant nonobstant cette distinction il est manifeste que la

vis cognoscens reste toujours en situation drsquoexteacuterioriteacute par rapport au sens commun19

Autrement dit la mens ne laquo [srsquoinsegravere] pas dans la chaicircne physiologique au niveau du sens

commun raquo justement en vertu de cette distinction radicale qui cantonne ce dernier au

corps20 et affirme au contraire que crsquoest seulement la vis cognoscens qui est laquo purement

spirituelle (pure spiritualem) raquo (l14)

17 Jean-Luc Marion Ibid p124 Au fond Beyssade ne dit pas autre chose laquo Si Descartes a le sentimentdrsquoune originaliteacute crsquoest agrave la fois parce qursquoil dissocie radicalement mental et corporel (ce qui rend absurdelrsquoideacutee drsquoune spiritualisation) et qursquoil geacuteomeacutetrise radicalement le corps raquo (Ibid p514) Jean-Luc Mariondans Lrsquoontologie grise y voit laquo lrsquoeacutepipheacutenomegravene drsquoune fondamentale et constante spatialisation(meacutecanique) des faculteacutes autant que de ce qursquoelles eacutelaborent raquo (Ibid p125) Cf le programme des Traiteacutede lrsquoHomme qui refuse de loger dans le corps des laquo acircmes raquo de quelque nature qursquoelles soient (AT-XI-202)

18 Regravegle XII AT-X-415 l23 et Passions de lrsquoAcircme I art32 AT-XI-35219 Regravegle XII AT-X-415 l1720 Jean-Marie Beyssade Ibid p509

CORPS 19

La preacuteeacuteminence chez Descartes revient donc agrave lrsquoentendement laquo par rapport agrave tout ce

que peut un corps ou ce qui en lrsquooccurrence revient au mecircme un sens commun raquo21 lrsquoacircme

se rapporte en effet immeacutediatement aux figures traceacutees dans ce dernier (et cela nrsquoest jamais

aussi bien marqueacute que dans la Dioptrique ougrave lrsquoacircme sent laquo en tant qursquoelle est dans le

cerveau ougrave elle exerce cette faculteacute qursquoils appellent le sens commun raquo22) et meacutediatement

aux objet exteacuterieurs Doublement passif face aux objets et face agrave lrsquoinspection de lrsquoesprit le

sens commun est au fond videacute de tout fonctionnaliteacute speacutecifique par la distinction reacuteelle et

radicalement nouvelle de lrsquoacircme et du corps dans les processus cognitifs Crsquoest cette

distinction meacutetaphysiquement fondeacutee dans les Meditationes qui rendra neacutecessaire la

disparition du sensus communis et sa meacutetamorphose agrave venir

sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations

Les Meacuteditations Meacutetaphysiques justement ne mentionnent deacutejagrave plus que deux fois

le sens commun Mais elles le font dans le cadre drsquoune laquo transition raquo globale23 puisque le

sens commun est pour la premiegravere fois assimileacute agrave lrsquoimagination et pour la derniegravere fois

mentionneacute dans son sens technique-meacutedieacuteval24

(1) En un premier lieu lors de lrsquoeacutetude du morceau de cire Descartes mentionne le

sens commun et disqualifie sa preacutetention agrave nous donner une connaissance de lrsquoobjet en

question Reconduisant ses affirmations des Regulaelig il ne placera que dans lrsquoesprit la

laquo force par laquelle agrave proprement parler nous connaissons les choses (vim illam per quam

res proprie cognoscimus) raquo25 Reprenons lrsquoargument ceacutelegravebre sous cet angle la cire

approcheacutee de la flamme change drsquoapparence et cependant crsquoest laquo la mecircme cire raquo qui

demeure laquo et personne ne peut le nier (nemo negat nemo aliter putat) raquo26 Or pour les sens

21 Jean-Marie Beyssade Ibid p51422 Dioptrique IV AT-VI-10923 En accord avec Jean-Robert Armogathe nous pensons qursquoagrave partir de ce moment le sens commun ne

signifiera plus que laquo bon sens raquo La psychologie meacutedieacutevale est derriegravere Descartes (Jean-RobertArmogathe Ibid p183)

24 Agrave noter la preacutesence du sens commun dans les Principes IV art189 Cependant le renvoi explicite agrave laDioptrique (laquo ainsi que jrsquoai assez amplement expliqueacute au quatriegraveme discours de la Dioptrique raquo AT-IXB-310) va dans le sens de ce que nous affirmons Sans changer ses positions physiologiques Descartes secontente simplement drsquoabandonner un mot dont au fond il nrsquoa plus besoin pour cet usage

25 Regravegle XII AT-X-415 l14-1526 Meacuteditation II AT-IX-24 AT-VII-30 l20

CORPS 20

externes et a fortiori pour le sens commun en lequel se rassemble ce divers ce nrsquoest plus

la mecircme chose dans la mesure ougrave la configuration spatiale de la cire donneacutee dans les sens a

radicalement changeacute

Autrement dit le laquo langage ordinaire (usu loquendi) raquo27 embrouille notre penseacutee en

attribuant au laquo sens commun raquo la puissance de voir le Mecircme alors que preacutecisement dans

la sensation (externe et commune) nous ne voyons pas la mecircme cire Au contraire nous

laquo jugeons raquo que crsquoest la mecircme crsquoest pourquoi le langage ordinaire est dans lrsquoerreur28 Mais

pas seulement le langage ordinaire chez Aristote lui-mecircme le sens commun est consideacutereacute

comme une instance de jugement puisqursquoil laquo exprime [λέγειν] la distinction raquo et

reacuteciproquement la mecircmeteacute29 Nouvelle subversion drsquoAristote le sens commun nrsquoest pas

une instance de jugement mais tout au plus un lieu de laquo transmission raquo et de laquo stockage raquo

avant mecircme laquo le processus de connaissance raquo30 crsquoest pourquoi le laquo sens commun raquo qui en

cela ne nous distingue guegravere des animaux subit une nouvelle deacutegradation dans la seconde

Meacuteditation En effet qursquoest-ce que nous donne le sens commun laquo qui ne pourrait pas

tomber en mecircme sorte dans le sens du moindre des animaux (a quovis animali haberi

posse videretur) raquo (AT-IX-25 l30-31 et AT-VII-32 l24-25)

Son association agrave la laquo puissance imaginative (potentia imaginatrice) raquo (AT-IX-25

l28) laquo un hapax dans les traiteacutes de Descartes raquo31 ne lui donne drsquoailleurs pas un statut

nouveau Degraves les Regulaelig en effet le sens commun jouait laquo le rocircle drsquoun cachet pour former

dans la fantaisie ou imagination comme dans la cire ces figures ou ideacutees raquo32 Certes pour

un lecture drsquoAristote il pourrait nrsquoy avoir lagrave rien drsquoeacutetonnant et la deacutefinition de

lrsquoimagination chez le Satgirite (laquo ce qursquoon imagine est une affection du sens commun raquo33)

semblerait au contraire confirmeacutee Mais si chez Descartes il y a une laquo [meacutediatisation] du

27 Meacuteditation II AT-IX-25 AT-VII-32 l228 laquo car nous disons que nous voyons la mecircme cire si on nous la preacutesente et non pas que nous jugeons

que crsquoest la mecircme (dicimus enim nos videre ceram ipsammet si adsit non eam adesse judicare) raquo (AT-IX-25 AT-VII-32) Cependant laquo un homme qui tacircche drsquoeacutelever sa connaissance au delagrave du commun(supra vulgus) doit avoir honte de tirer des occasions de douter des formes et des termes de parler duvulgaire (formis loquendi quas vulgus invenit) raquo (AT-IX-25 et AT-VII-32 l14-15) Ce faisant Descartessrsquoinscrit dans lrsquohistoire de la laquo deacutevalorisation eacutepisteacutemologique du ldquocommunrdquo raquo selon Dardot et Laval lesauteurs de Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle Srsquoappuyant sur ce texte de la Meacuteditation IIles auteurs reprochent agrave Descartes de dissocier le bon sens du laquo commun raquo qui serait rejeteacute du cocircteacute duvulgus crsquoest-agrave-dire du peuple (cf le chapitre laquo Le commun entre le vulgaire et lrsquouniversel raquo inCommun La Deacutecouverte 2014 p41-42) Nous soutenons au contraire des auteurs (cf en particulierinfra chapitres 2 et 6) que Descartes ne laquo meacuteprise raquo pas le commun

29 Aristote Traiteacute de lrsquoacircme III 2 426b2130 Jean-Luc Marion Ibid p124 et 12631 Jean-Robert Armogathe Ibid p18332 Regravegle XII AT-X-41433 Aristote De la meacutemoire 450a10-11

CORPS 21

rapport entre sensation et imagination par le sens commun raquo crsquoest plus pour enlever agrave

lrsquoimagination aristoteacutelicienne son dynamisme propre (et corporaliser lrsquoimagination) que

pour revaloriser le sens commun et lui restituer une certaine forme drsquoactiviteacute34 Chez

Descartes en effet et depuis 1633 avec lrsquoHomme srsquoest mise en place une laquo unification

corporelle des lieux raquo de lrsquoimagination et du sens commun laquo qui ne sera plus jamais remise

en question raquo35 La meacutecanisation de la sensation srsquoacte donc dans la Meacuteditation II qui en

retirant tout espoir de jugement au sens eacutelimine deacutefinitivement le sens commun de lrsquoespace

de la connaissance ndash ce que confirme eacutegalement la theacuteorie carteacutesienne de la sensation

eacutevoqueacutee dans les Sixiegravemes reacuteponses qui enlegraveve aux sens toute capaciteacute judicative laisseacutee agrave

lrsquoentendement seul

(2) En un second lieu le laquo sens commun raquo reacuteapparaicirct dans le cadre de lrsquoexamen du

rapport entre la laquo bonteacute de Dieu raquo et la possibiliteacute drsquoun dysfonctionnement dans la nature

de lrsquohomme Le sens commun fait partie de ce dispositif corporel propre agrave la conservation

de lrsquohomme il est par deacutefinition le sens de la normaliteacute de laquo ce qui est le plus propre et le

plus ordinairement utile agrave la conservation du corps humain (ad hominis sani

conservationem quammaxime et quam frequentissime conducit) raquo36 dans la mesure ougrave il

laquo fait sentir la mecircme chose agrave lrsquoesprit (menti idem exhibet) raquo quand il est dispositionneacute dans

une mecircme configuration par la preacutesence drsquoun objet identique Attention cependant comme

nous venons de le voir ce nrsquoest pas lui qui juge de la mecircmeteacute mais lrsquoacircme puisque en effet

la disposition du sens commun nrsquoest que la disposition drsquoune partie du cerveau (et mecircme

laquo une des ses plus petites parties (una tantum exigua ejus parte) raquo) parcelle de matiegravere qui

drsquoelle-mecircme ne juge pas Cependant pour le bien de la survie du composeacute il incline agrave

juger de la mecircmeteacute ce qui est fort utile laquo comme en teacutemoignent une infiniteacute

drsquoexpeacuteriences raquo Et en effet lorsque par exemple le composeacute est mis en danger la

reconnaissance drsquoune douleur deacutejagrave eacuteprouveacute fait que laquo lrsquoesprit est averti et exciteacute agrave faire son

possible pour en chasser la cause raquo37 Nous aurons lrsquooccasion de revenir plus tard (cf infra

chapitre 3) sur ce lien fondamental entre le sens commun et lrsquoimpetus naturalis dans le

cadre de la conservation du composeacute humain

34 Jean-Luc Marion Ibid p124-12535 Jean-Marie Beyssade art cit p503 Ainsi Descartes est celui qui pousse le plus avant le rapprochement

du sens commun et de lrsquoimagination par opposition aux manuels scolastiques qui insistent sur la laquo dualiteacutedes sens internes raquo laquo deacutesormais deacutefinitivement abandonneacutee raquo par les consideacuterations sur la glande pineacuteale

36 Meacuteditation VI AT-VII-87 AT-IX-70 Sur la relation entre sens commun et conservation du corpsnotamment dans la sixiegraveme Meacuteditation cf infra chapitre 3

37 Meacuteditation VI AT-IX-70

CORPS 22

sect7 Deux possibiliteacutes de transition

Si lrsquolaquo eacuteclatement raquo de la notion de sens commun est le fait de sa corporalisation sa

laquo meacutetamorphose raquo intellectuelle semble nrsquoavoir gardeacute aucun heacuteritage de son passeacute

aristoteacutelicien38 Nous voudrions cependant avant drsquoabandonner le sensus communis

envisager succinctement deux hypothegraveses drsquoune continuiteacute possible ou plutocirct drsquoune

transition (toute continuiteacute eacutetant rendue probleacutematique par la geacuteneacutealogie propre du sens

commun ndash notamment stoiumlcienne cf infra chapitre 4) Le caractegravere marginal de ces

transitions possibles sera attesteacute par le lieu de leur suggestion ndash dans des passages tregraves

court de deux articles de la litteacuterature secondaire

(1) Une note de Jean-Marie Beyssade39 fait allusion agrave la possibiliteacute drsquoune transition

par deacuteplacement Le sens commun en effet dans la mesure ougrave il srsquooppose aux sens

externes peut ecirctre assimileacute aux sens inteacuterieurs Degraves lors dans lrsquoeacuteconomie carteacutesienne du

rapport de lrsquointeacuterieur et de lrsquoexteacuterieur il peut acqueacuterir un statut nouveau Comment

comprendre cette inteacuterioriteacute du sens commun Srsquoil est certain en effet qursquoil peut ecirctre

seulement consideacutereacute partes extra partes en tant qursquoil est un morceau de corps en ce qursquoil

srsquooppose aux sens exteacuterieurs nrsquoy a-t-il pas lieu de srsquointerroger sur lrsquoideacutee drsquoune laquo inteacuterioriteacute

meacutetaphysique qui rapproche sens inteacuterieurs et raison raquo40 Le sens commun serait alors

deacuteplaceacute du corps vers lrsquounion de lrsquoacircme et du corps en tant qursquoil srsquoapparente au sens

inteacuterieur la dissociation nette des fonctions corporelles et intellectuelles en effet a pour

conseacutequence la laquo [reacuteduction] au maximum de la fonction du sens commun raquo (ce que nous

avons constateacute) et degraves lors laquo il ne reste guegravere pour teacutemoigner de lrsquoexistence du travail

inteacuterieur raquo des passions dans le cadre de cette union que le laquo sens inteacuterieur raquo41

38 F Azouvi et D Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commun drsquoAristote agrave Reid raquoart cit p435

39 Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo art cit p508note 3 Sauf mention contraire les citations suivantes sont tireacutees de cette note

40 Il faudrait cependant voir jusqursquoagrave quel point les textes carteacutesiens peuvent soutenir un tel deacuteplacement Encitant lrsquoarticle 85 des Passions de lrsquoAcircme il nrsquoest pas certain que Jean-Marie Beyssade srsquoautorise drsquountexte ougrave les laquo sens inteacuterieurs raquo signifient autre chose que le goucirct et lrsquoodorat par opposition aux sens ditslaquo exteacuterieurs raquo que sont vue ouiumle et toucher (Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute lrsquoinstitutionnaturelle des passions et la notion carteacutesienne du ldquosens inteacuterieurrdquo raquo Revue Philosophique de la France etde lrsquoEacutetranger T 178 No 4 1988 p460-461) Quand agrave lrsquoarticle des Principes qui eacutevoque le rapport entrelaquo passions raquo et sens inteacuterieur (Principes IV art190 AT-IXB-311) son caractegravere insulaire nrsquoautorise agraveaucune conclusion Plus remarquable est au final le fait que dans le traiteacute des Passions le laquo senscommun raquo nrsquoapparaicirct qursquoune seule fois et en un sens tout agrave fait nouveau qui sera examineacute en son lieu (cfinfra chapitre 7)

41 Denis Kambouchner Ibid p482

CORPS 23

Ainsi reconduit vers laquo la troisiegraveme notion primitive raquo le sens commun srsquoinscrit

dans le cadre drsquoune laquo affiniteacute raquo de laquo lrsquointeacuterioriteacute de la penseacutee agrave elle-mecircme raquo et de laquo la

situation agrave lrsquointeacuterieur du cerveau raquo42 Le lien tregraves eacutetroit de la penseacutee avec cette petite partie

du cerveau que constitue le sens commun pourrait justifier une telle laquo affiniteacute raquo et in fine

rendre compte de la possibiliteacute drsquoune spiritualisation du sens commun Inscrire le sens

commun dans le cadre de lrsquounion crsquoest en anticipant les analyses naturalistes du sens

commun (cf infra chapitre 3) majorer la part de lrsquoinstitution de la nature et du sentiment

inteacuterieur dimensions tout agrave fait deacuteterminantes pour la philosophie du sens commun Et si

deacutejagrave Malebranche ouvrait la voie agrave une fondation de lrsquoexistence de soi et de la liberteacute sur

le sentiment inteacuterieur43 Claude Buffier consideacuterera que laquo la premiegravere source et le premier

principe de toute veacuteriteacute dont nous soyons susceptibles est le sentiment intime qursquoa chacun

de nous de sa propre existence et de ce qursquoil en eacuteprouve en lui-mecircme raquo44

(2) Drsquoautre part une remarque de John Morris met en avant la possibiliteacute drsquoune

transition sous le forme drsquoun paralleacutelisme entre les deux sens commun On a deacutejagrave remarqueacute

de nombreux paralleacutelismes entre les fonctions du corps et de lrsquoesprit chez Descartes et il y

a en effet une laquo seacuterie entiegravere drsquohomologies [counterparts] esprit-corps raquo et par exemple

laquo la vis cognoscens ou ldquopouvoir de connaicirctrerdquo dans les Regravegles se dit comme lrsquohomologue

mental du sensus communis purement physique raquo45 Et il est vrai que dans les Regulaelig la

puissance de connaicirctre est comme le sens commun compareacutee agrave un laquo cachet raquo Descartes

cependant on lrsquoa vu nous met en garde et limite a priori cette homologie laquo ce qui

toutefois est agrave prendre ici seulement par analogie (ns) car on ne trouve dans les choses

corporelles absolument rien qui lui soit semblable (quod tamen per analogiam tantum hic

est sumendum neque enim in rebus corporeis aliquid omnio huic simile invenitur) raquo46 Lagrave

ougrave Bossuet consideacuterait par exemple que le sens commun corporel pouvait ecirctre

laquo transporteacute aux opeacuterations de lrsquoesprit raquo voyant une continuiteacute reacuteelle47 nous preacutefeacutererions

42 Jean-Marie Beyssade Ibid p50843 laquo Nous sommes mecircmes convaincus de notre liberteacute par la mecircme raison qui nous convainc de notre

existence car crsquoest le sentiment inteacuterieur que nous avons de nos penseacutees qui nous apprend que noussommes raquo (Ier Eacuteclaircissement agrave la Recherche de la Veacuteriteacute in Œuvres complegravetes I eacuted G Rodis-LewisBibliothegraveque de la Pleacuteiade 1979 p 807)

44 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes et de la source de nos jugements I 1 in Cours de sciencesParis 1732 p558 colonne de gauche

45 John Morris laquo Descartesrsquo Natural Light raquo Journal of the History of Philosophy 11 2 Avril 1973 p18346 Regravegle XII AT-X-41547 Bossuet De la connaissance de Dieu et de soi-mecircme Fayard 1990 p17 Seulement Bossuet eacutetait en

retard sur son temps qui eacutecrivait en 1722 que le sens commun eacutetait eacutetabli dans sa veacuteritable significationen tant qursquoil se rapporte aux opeacuterations du corps

CORPS 24

du point de vue carteacutesien proceacuteder agrave une nette distinction entre les opeacuterations corporelles

et intellectuelles quitte agrave deacuteboucher sur une solution de continuiteacute

Il y a donc deux faccedilons de consideacuterer la question de la transition (a) en soulignant

lrsquoimportance du rocircle de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps et du sentiment inteacuterieur qui rend

preacutesent agrave lrsquoacircme dans le monde un certain nombre drsquoobjets on met en avant la veacuteriteacute de

lrsquoexpeacuterience naturelle qui laquo a raison () contre lrsquoentendement analytique raquo48 drsquoaffirmer

lrsquouniteacute du composeacute et le plan du veacutecu (cf infra chapitre 3) (b) soit lrsquoon reconnaicirct

lrsquoimpossibiliteacute de conclure positivement agrave une continuiteacute et lrsquoon se contente alors

drsquoapporter une reacuteponse neacutegative peut-ecirctre faut-il voir au final dans la laquo tardive

meacutetamorphose raquo du sens commun la seule conseacutequence de la subversion carteacutesienne des

cateacutegories aristoteacuteliciennes Pour que le sens commun fut assimileacute agrave la raison il fallait que

sa conceptualisation aristoteacutelicienne soit tireacutee du cocircteacute du corps et que drsquoun laquo personnage raquo

qui agirait elle devicircnt une partie du corps doublement passive49 Pour que le sens commun

fut assimileacute agrave la raison il fallait que sa corporaliteacute soit eacutetablie et que ainsi corporaliseacute il se

laquo meacutetamorphose raquo et prenne un sens nouveau et rationnel Il fallait comme lrsquoa bien vu

Sartre qursquoil en aille du bon sens comme de lrsquoessence de lrsquohomme et que le reste ne

consiste qursquoen laquo des accidents corporels raquo50

48 Denis Kambouchner art cit p48249 Selon le programme de lrsquoarticle 47 des Passions de lrsquoAcircme AT-XI-36436550 Jean-Paul Sartre laquo La liberteacute carteacutesienne raquo Situations I 1947 p294

HISTOIRE 25

2) HISTOIRE

laquo On ne doit jamais avancer des propositions si eacuteloigneacuteesde la creacuteance commune si on ne peut en mecircme temps fairevoir quelques effets raquo ndash Reneacute Descartes Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-502

Le sens commun dissocieacute de toute corporaliteacute Descartes prend garde agrave ne point le

laisser tomber dans les bras de lrsquohistoire Toutes les figures historiques du sens commun en

sont en effet des figures deacutechues au premier rang desquelles le preacutejugeacute synonyme

drsquoenfance de lrsquohumaniteacute Vient ensuite le consentement universel qui ne supporte pas

lrsquoexception et dont lrsquoillusion finit toujours par choir devant le tribunal du perfectionnement

de la raison Crsquoest dans les mailles de lrsquohistoire que les preacutetentions eacutepisteacutemiques du sens

commun sont ainsi chacirctieacutees il est alors reacuteduit agrave ses expressions les plus neacutegatives et les

plus susceptibles drsquoecirctre disqualifieacutees celles dont il ne fait aucun doute qursquoelles sont le

symbole de lrsquoerreur

Descartes les commentateurs lrsquoont vu nrsquoest pas un penseur de lrsquohistoire Son sens

commun sera donc deacuteshistoriciseacute la connaissance veacuteritable se situe hors du temps parce

qursquoen connaissant le sujet laquo [rejette] lrsquohistoire raquo et creacutee par sa liberteacute une rupture dans

celle-ci1 Il nrsquoy a drsquohistoire que du preacutejugeacute pas de lrsquoexercice libre du jugement qui survole

le temps et ne se laisse pas saisir par lui Le sens commun qui est lrsquoexercice droit de ce

jugement (cf infra chapitre 4) sera donc chez Descartes irreacuteductible agrave lrsquohistoriciteacute propre

aux croyances et aux opinions erroneacutees de lrsquohumaniteacute ndash et en tant qursquoil est un retour

pensant sur ces preacute-connaissances il en sera la neacutegation anhistorique Contrairement agrave

Leibniz qui rend le bon sens agrave la culture et en fait un preacuterogative des nations civiliseacutees

Descartes lui donne le maximum drsquoextension et lui refuse toute restriction historique en le

situant dans la nature de lrsquohomme

Crsquoest en cela qursquoon peut consideacuterer qursquoil a commis le laquo pecirccheacute raquo de toute

philosophie meacutetaphysique et qursquoil nrsquoa pas su voir que laquo lrsquohomme est le reacutesultat drsquoun

1 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes 1950 Puf 2011 p245 Cfeacutegalement page 346 la conclusion de lrsquoauteur laquo Le temps de Descartes explique tout en Descartes saufce que Descartes pensa de ce temps La situation de lrsquohomme explique tout en lrsquohomme sauf le jugementque sa penseacutee libre porte sur cette situation () raquo

HISTOIRE 26

devenir que la faculteacute de connaicirctre lrsquoest aussi raquo2 ndash crsquoest en cela aussi que Leibniz (et

Pascal avant lui3) pourrait ecirctre plus agrave mecircme de donner des pistes pour comprendre dans la

theacutematisation du sens commun lrsquoeacutevolution des donneacutees de lrsquoanthropologie lrsquohistoire des

croyances et une forme de continuiteacute dans le savoir

Solitaire ainsi que lrsquoon se lrsquoimagine geacuteneacuteralement le libre penseur carteacutesien exerce

sans frayeur son jugement en survol de lrsquohistoire passeacutee qui nrsquoest pour lui que lrsquohistoire

des choses qursquoil a reccedilues en sa creacuteance sans y avoir encore appliqueacute avec attention la force

nouvelle de sa raison adulte Cette force qui est proprement ce que Descartes nomme le

laquo bon sens raquo ou la raison il faut pour la comprendre (1) rendre compte des critiques qursquoil

adresse aux preacutejugeacutes ou au consentement universel crsquoest-agrave-dire aux figures deacutechues du

sens commun Mais cela est insuffisant qui risquerait de laisser Descartes dans lrsquoimpasse

drsquoun sens commun par trop abstrait sans contenu et incapable agrave la diffeacuterence de Leibniz

de penser les droits de lrsquoeacutevolution Crsquoest pourquoi contre le mythe du commencement

radical (2) il ne faudra pas neacutegliger que chez Descartes le preacutejugeacute ne se distingue du sens

commun que par sa forme historique autrement dit drsquoun preacutejugeacute agrave une penseacutee du sens

commun le contenu peut rester le mecircme une fois passeacute lrsquoeacutepisode du doute Crsquoest alors un

sens commun historique qui est reacuteintroduit chez Descartes lui-mecircme ce sens commun

objectif qui est la somme de ces opinions simples reccedilues par tous et depuis fort longtemps

et dont la meacutetaphysique carteacutesienne veut ecirctre la reacute-institution

sect8 Preacutejugeacutes et barbares

Dans un premier temps cependant Descartes nrsquoest pas philosophe agrave srsquoembrasser

avec trop de scrupules du passeacute il faut se laquo deacutefaire de toutes les opinions raquo4 leacutegueacutees par

notre histoire Ces opinions ne sont pas toutes en elles-mecircmes fausses et si elles entrent

dans la cateacutegories des preacutejugeacutes ce nrsquoest pas tant par leur contenu que par leur acceptation

sur un mode irreacutefleacutechi Pour le reste Descartes ne cachera pas que ses opinions sont

conformes agrave celles du sens commun mais ce qui vaut pour le sens commun vaut

2 Friedrich Nietzsche Humain trop humain un livre pour esprits libres sect2 trad Robert RoviniGallimard 1988 p32

3 Ferdinand Alquieacute op cit p245 laquo crsquoest Pascal qui pense en historien et Descartes en existentialiste raquo4 Meacuteditation I AT-IX-13

HISTOIRE 27

eacutegalement pour les preacutejugeacutes ndash agrave savoir qursquoils doivent faire lrsquoobjet drsquoun examen attentif

visant agrave les requalifier agrave les positionner agrave leur place dans lrsquoeacutedifice du savoir Il faut alors

reacutepondre agrave deux questions comment srsquoopegravere et que signifie cette entreprise de mise entre

parenthegravese des preacutejugeacutes pour le concept carteacutesien de sens commun Cette mise entre

parenthegravese est-elle seulement possible et Descartes en a-t-il saisi tous les enjeux

Les modaliteacutes drsquoapproche du preacutejugeacute sont dans les diffeacuterents textes ougrave elles sont

abordeacutees toujours de la forme suivant (i) lrsquoenfance lrsquoacircge ougrave lrsquoacircme est laquo si eacutetroitement

lieacutee au corps raquo5 voit se former les premiegraveres opinions drsquoune physique naiumlve (supporteacutee par

une meacutetaphysique inconsciente et une forme drsquoempirisme) concernant le monde exteacuterieur

sa substantialiteacute et la faccedilon dont il agit sur lrsquoacircme Ces premiers rapports avec le monde

exteacuterieur embrouillent les ideacutees inneacutees qui sont en nous degraves le deacutepart et dont il faudra

prendre conscience en apprenant agrave nous deacutetacher des sens (ii) Agrave cela srsquoajoutent les

jugements que nous recevons de nos nourrices de nos percepteurs et de nos professeurs6 Agrave

proprement parler il ne srsquoagit pas encore de preacutejugeacutes puisque ceux-ci apparaissent

deacutefinitivement lorsque (iii) ayant atteint lrsquoacircge de raison nous avons accepteacute en notre

creacuteance ces jugements sans prendre garde qursquoenfants laquo nous nrsquoeacutetions pas capables de bien

juger raquo rationalisant a posteriori des croyances pourtant fondamentalement infra-

rationnelles La force des preacutejugeacutes vient alors de ce que lrsquoancestraliteacute de ces jugements leur

donne pour nous le statut de laquo notions communes raquo7 qursquoil il est difficile de remettre en

cause par la suite

La raison arrive toujours trop tard Et quand bien mecircme elle srsquointroduirait avec

force dans ces preacutejugeacutes pour mettre de lrsquoordre toujours laquo nous manquons agrave nous

souvenir raquo de lrsquoirrationaliteacute de ceux-ci et en deacutepit du bon sens nous laissons emporter par

lrsquoinertie de nos croyances8 Crsquoest drsquoailleurs ce qui rend lrsquoentreprise du doute insenseacutee laquo il

srsquoagit de preacutejugeacutes qui remontent agrave lrsquoenfance et les deacuteraciner ne sera pas une petite affaire raquo

preacuteviens Henri Gouhier9 On se rend bien compte de la difficulteacute qursquoil y a lagrave la lecture des

5 Principes I art71 laquo Que la premiegravere et principale cause de nos erreurs sont les preacutejugeacutes de notreenfance raquo AT-IXB-58

6 Dans la lettre agrave Pollot drsquoavril-mai 1638 Descartes ajoute agrave cette preacutesentation standard une clausesociologique sur laquelle nous aurons lrsquooccasion de revenir Elle affirme que les grands ont plus dechance drsquoavoir de nombreux preacutejugeacutes leurs percepteurs en eacutecoutant leurs caprices ne leurs rendirent passervice (cf infra sect13)

7 Principes I art71 AT-IXB-59 Sur les notions communes cf Annexe 38 Principes I art 72 laquo Que la seconde est que nous ne pouvons oublier ces preacutejugeacutes raquo AT-IXB-60 Cette

inertie est marqueacutee dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques par les nombreuses difficulteacutes que rencontre lasujet meacuteditant agrave se deacutetacher de ses anciennes opinions pour poursuivre son propre chemin

9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes 1962 Paris Vrin 1999 4 p32

HISTOIRE 28

objections du pegravere Bourdin agrave la meacutetaphysique carteacutesienne montre bien que lrsquoon peut

difficilement concevoir le projet de deacuteraciner une agrave une les opinions les plus anciennes et

les plus attesteacutees qui sont partageacutees entre les hommes

Crsquoest qursquoen effet il ne srsquoagit pas seulement des preacutejugeacutes de lrsquoenfance Non

seulement il faut remettre en cause le passeacute de lrsquoindividu mais eacutegalement le laquo passeacute de

lrsquohumaniteacute raquo lequel transmet par laquo lrsquointerdeacutependance des hommes entre eux et des

geacuteneacuterations entre elles () avant tout () des preacutejugeacutes communs raquo10 La rupture est donc

beaucoup plus radicale qursquoune simple mise agrave part drsquoopinions individuelles crsquoest agrave

lrsquoheacuteritage de lrsquohistoire aux preacutejugeacutes qui y sont veacutehiculeacutes que Descartes srsquoen prend Pour

cela il faut donc ecirctre attentif agrave lrsquohistoire seulement en ceci qursquoelle est porteuse drsquoerreurs

plus que de veacuteriteacutes de preacutejugeacutes plus que drsquoopinions droites

Prenons lrsquoexemple du vide Les laquo preacutejugeacutes communs de lrsquoenfance raquo nous ont

persuadeacutes contre le bon sens qursquoil y a du vide lagrave ougrave notre sensation nrsquoatteint rien ndash et le

langage ordinaire rajoute agrave lrsquoillusion de nos sens la force de la coutume en appliquant le

preacutedicat laquo vide raquo agrave tout espace dans lequel aucune sensation ne nous signale lrsquoexistence de

quelque corps11 Le jugement de bon sens12 reconnaicirctra qursquoil ne peut y avoir drsquoespace sans

quelque chose qui lrsquoemplisse drsquoune faccedilon ou drsquoune autre contre les preacutejugeacutes communs il

ne faut pas craindre de penser librement et srsquoexposant agrave la laquo riseacutee des enfants et des esprits

faibles raquo (qui ne sont que les signes vivants des stades anteacuterieurs de la connaissance) laquo se

deacutefier des opinions dont [on a eacuteteacute] ainsi preacutevenus degraves lrsquoenfance raquo13 Du point de vue de

Descartes la supeacuterioriteacute de lrsquoentendement sur les sens nrsquoest autre chose que la supeacuterioriteacute

de lrsquoacircge raisonnable sur lrsquoacircge enfantin Buffier ne pensait pas autrement qui deacutefinissait le

sens commun comme la disposition agrave bien juger pour tout homme laquo parvenu agrave lrsquoacircge de

raison raquo14

Crsquoest Pascal qui le premier reacuteintroduira les droits du temps long Certes il faut se

meacutefier de lrsquoancien mais peut-ecirctre plus encore des theacuteories nouvelles qui produisent des

10 Yvon Belaval Leibniz critique de Descartes Gallimard 1960 p99 et 114 (nous soulignons)11 Agrave Henry More le 5 feacutevrier 1648 AT-V-271 et Principes II art17 pour le langage ordinaire (AT-IXB-72)

et supra note 28 p2012 Sans que cela nrsquoapparaisse en latin dans la lettre agrave Henry More citeacutee ci-dessus Clerselier eacutecrit dans sa

traduction qursquoil laquo reacutepugne au bon sens raquo qursquoil en aille autrement Lrsquoexpression nrsquoest pas ici sous la plumede Descartes mais elle permet de rendre des expressions qursquoon y trouve comme laquo facile omnesimaginantur raquo (AT-V-271 l7)

13 Agrave Alphonse Pollot avril-mai 1638 AT-II-39 Quand au preacutejugeacutes donc laquo les personnes de bon jugement[ie ayant le sens commun] ne doivent jamais srsquoy arrecircter raquo (Agrave J-B Morin le 13 juillet 1638 AT-II-213)

14 Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysique agrave la porteacutee de tout le monde Paris 1725 p100 Et pourDescartes Sixiegraveme Reacuteponses AT-IX-237

HISTOIRE 29

ideacutees tout aussi laquo capables des nous abuser raquo15 Ainsi ceux qui argumentent contre

lrsquoexistence du vide critiquent les sens au contraire pour Pascal crsquoest lrsquoeacuteducation qui a

laquo corrompu [notre] sens commun raquo et pour ce qui est de la veacuteriteacute sur le vide il faut en

revenir agrave un laquo avant raquo agrave une laquo premiegravere nature raquo qui est celle de la vie quotidienne de

lrsquousage ordinaire du langage et drsquoun certain instinct naturel (cf infra chapitre 3) dont

Descartes faisait la critique dans les Principes La laquo premiegravere nature raquo de Pascal se veut

concregravete fondeacutee sur les sens et la coutume

Au contraire lorsque Descartes situe le sens commun dans lrsquoideacutee drsquoune nature

humaine crsquoest sur la base drsquoune opposition sauvage entre laquo la nature raisonnable de

lrsquohomme et sa condition historique raquo16 Sauvage Certes car crsquoest la culture qui est

attaqueacutee et pour que lrsquohomme soit authentiquement raisonnable Descartes recourt agrave une

reacutefeacuterence abstraite agrave une premiegravere nature fantasmeacutee il srsquoagit drsquoune nature raisonnable

consubstantielle agrave lrsquohomme et non drsquoun quelconque impetus naturalis Leibniz ne

manquera pas de voir dans ce proceacutedeacute quelque barbarie et laquo agrave la reacutevolution carteacutesienne ()

ne [cessera] drsquoobjecter les exigences drsquoune eacutevolution raquo17 de la penseacutee par accumulation Il

nrsquoy a rien de moins eacutetrange agrave Leibniz que lrsquoideacutee drsquoune reacutevolution agrave laquelle il oppose la

neacutecessiteacute de refaire valoir les droits des Denkmittel du sens commun (autrement dit de

lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps) neacutecessiteacute soutenue par la comparaison

pascalienne de lrsquohumaniteacute avec un seul homme apprenant continucircment18 La politique

leibnizienne de la connaissance est conservatrice

Si en effet laquo le sujet connaissant est lrsquohumaniteacute toute entiegravere raquo19 lrsquoensemble de tous

les savoir pratiques comme theacuteoriques constitue laquo le plus grand treacutesor du genre humain et

le veacuteritable heacuteritage que nos ancecirctres nous ont laisseacute raquo20 Il nrsquoest nullement question

drsquoentrer en rupture avec cet heacuteritage mais bien au contraire de le conserver jalousement le

15 Blaise Pascal Penseacutees laquo Imagination raquo Fragment Vaniteacute ndeg3138 Sellier 78 Mecircme fragment pour lescitations suivantes Il est remarquable que Pascal mentionne ici le laquo sens commun raquo terme dont il est parailleurs assez avare La plupart des mentions pascaliennes du sens commun seront analyseacutees (cf Index)

16 Henri Gouhier op cit p5017 Yvon Belaval op cit p12518 Blaise Pascal Preacuteface au traiteacute du vide GF 1985 p62 Pour lrsquoideacutee des laquo Denkmittel du sens commun raquo

comme approche de lrsquoeacutevolution de notre penseacutee dans le temps long cf William James laquo Pragmatisme etsens commun raquo in Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad NathalieFerron Paris Flammarion 2007 p211

19 Yvon Belaval Ibidem20 Gottfried Wilhelm Leibniz laquo Discours touchant la meacutethode de la certitude et lrsquoart drsquoinventer raquo Die

Philosophischen Schriften Berlin Weidmannsche Buchhandlung 1890 vol VII p174 et p180-181 pourlrsquoeacutenumeacuteration des parties pratiques de cet heacuteritage

HISTOIRE 30

rassembler et le livrer aux geacuteneacuterations futures Drsquoougrave chez Leibniz une theacuteorie

contextualiseacutee et historiciseacutee du bon sens dans la mesure ougrave ce ne sont que les peuples qui

ont deacuteveloppeacute cet esprit et appris de cet heacuteritage qui ont laquo quelque sujet de srsquoattribuer

lrsquousage du bon sens preacutefeacuterablement aux barbares raquo21 Il y a lagrave chez Leibniz quelque

rancœur agrave lrsquoeacutegard de lrsquoattribution universelle et sans distinction du bon sens chez Descartes

(cf infra chapitre 6) sous la plume duquel on ne trouvera jamais une conception agrave ce

point historique du sens commun Est-ce agrave dire que Descartes aura parleacute laquo pour la barbarie

contre la culture raquo22 On pense plutocirct qursquoil aura reacutegresseacute en-deccedilagrave de cette distinction en

inscrivant le sens commun dans une perspective agrave la fois plus naturelle mais ougrave la

reacutefeacuterence agrave la barbarie et aux anciens temps se veut ecirctre la pierre de touche de lrsquoinneacuteisme

En effet si lrsquoon veut dire que Descartes a parleacute pour la barbarie contre la culture il

faudra aller du cocircteacute du Jugement de Balzac ougrave (laquo ce qui est sucircrement unique dans lrsquoœuvre

de Descartes raquo affirme avec erreur Gouhier23) il est question de situer la preacuteeacuteminence du

laquo bon sens raquo dans le passeacute car lrsquolaquo inculture des premiers temps raquo nrsquoempecircchait guegravere une

espegravece drsquolaquo ardeur pour la veacuteriteacute et lrsquoabondance du sensus raquo24 Reacutegressant en deccedilagrave de

lrsquohistoire (qursquoil identifie pour large partie au preacutejugeacute) Descartes preacutefegravere inscrire son bon

sens dans une nature probablement fantasmeacutee ndash en cela Leibniz et Descartes srsquoopposent

frontalement

21 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I II sect20 Flammarion 1990 eacutedJ Brunschwig p77

22 Ibidem23 Henri Gouhier op cit p102 Nous disons avec erreur car on trouve un thegraveme tregraves proche non seulement

dans la Regravegle IV qui mentionne laquo certaines premiegraveres semences de veacuteriteacutes que la nature a deacuteposeacutees danslrsquoesprit des hommes [et qui] ont eu tant de vigueur dans cette frustre et pure antiquiteacute (prima quaeligdamveritatum semina humanis ingeniis a natura insita tantas vires in rudi ista et pura antiquitatehabuisse) raquo AT-X-376) mais eacutegalement du cocircteacute de La Recherche de la Veacuteriteacute (ougrave laquo les premiers qui ontobligeacute le genre humain agrave croire (primi genus humanum ad haec omnia credenda adegerunt) raquo agrave certainesthegraveses meacutetaphysiques avaient laquo de tregraves fortes raisons pour les prouver raquo (AT-X-504) Par ailleurs il estremarquable que dans les Septiegravemes Reacuteponses le vocabulaire des opinions laquo tregraves anciennes eacutetant tregravesveacuteritable raquo (AT-IX-464) est fondamental comme nous aurons lrsquooccasion de le montrer par la suite

24 Jugement sur quelques lettre de Monsieur de Balzac AT-I-9 Clerselier traduit sensus par laquo bon sens raquotraduction qui nous semble leacutegitimeacutee par la mention contraire de la laquo dissension raquo Descartes en effetjoue reacuteguliegraverement sur la structure drsquoopposition entre laquo ceux qui ont le sens commun assez bon raquo et ladiscorde produite par ceux qui sont laquo imbus drsquoopinions contraires raquo (par exemple Au Pegravere Charletoctobre 1644 AT-IV-161) Sur le rapport entre inculture et sens commun cf infra chapitre 7 Sur ledimension politique de lrsquoopposition structurelle entre sens commun et dissension cf infra sect29

HISTOIRE 31

sect7 Consentement universel

Une autre figure historique deacutechue du sens commun est le consentement universel

auquel Descartes consacre quelques lignes notoires dans sa correspondance avec

Mersenne Seulement le consentement universel agrave la diffeacuterence des preacutejugeacutes srsquoil srsquoinscrit

dans lrsquohistoire a une historiciteacute ambigueuml car il se rapporte plus agrave ce qui est agrave venir qursquoagrave ce

qui est passeacute en effet sa reacutealisation effective suppose que laquo les notions communes

[pourront] nrsquoecirctre communeacutement partageacutees que dans le futur raquo une fois les laquo preacutejugeacutes

dogmatiques raquo eacutecarteacutes25 Autrement dit dans son expression purement passeacutee le

consentement universel agrave une proposition peut nrsquoecirctre rien drsquoautre qursquoun preacutejugeacute tregraves

geacuteneacuteralement partageacute sur le modegravele des idoles baconiennes Dans ce cas-lagrave nous sommes

reconduits aux critiques du preacutejugeacute exposeacutees ci-dessus

Cette historiciteacute ambigueuml ouvre la question de lrsquoorigine naturaliste du sens commun

(qui sera traiteacutee en son lieu) dans la mesure ougrave le consentement universel revendique le

fait de se rapporter agrave des veacuteriteacutes qui sont si naturellement en nous qursquoelles finiront un jour

ou un autre par recevoir lrsquoassentiment de tous Ces deux eacuteleacutements la critique du

consentement universel en tant que critegravere historicisable de la veacuteriteacute et lrsquoouverture sur la

question du naturalisme du sens commun constituent une charniegravere importante ougrave la

penseacutee de Descartes srsquoarticule agrave partir de la critique drsquoune auteur resteacute depuis meacuteconnu et

peu lu

Ces thegraveses que Descartes reacutecuse on les trouve en effet exprimeacutees dans un style

neacuteo-stoiumlcien chez Herbert de Cherbury (1583-1648) pour lequel laquo une vie selon la nature

eacutequivaut agrave une vie selon la raison raquo26 Autrement dit Dieu ayant mis en nous un instinct

naturel crsquoest sur cet instinct que repose la garantie de lrsquoeacutevidence et que srsquolaquo autorise de

droit raquo le consentement universel27 Une telle conception agrave lrsquoeacutevidence naturaliste trouve

cependant ici son lieu drsquoexamen car le consentement universel se veut justement ecirctre une

laquo confirmation historique de fait raquo de cette theacuteorie intuitionniste et naturaliste de la

connaissance28 Seulement ce rocircle historique de fait est sans eacutequivoque un critegravere tregraves

25 Jacqueline Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury Paris Vrin 1989 p3726 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo in Pierre-Franccedilois Moreau (dir) Le

retour des philosophies antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIe et au XVIIe siegravecle Paris AlbinMichel 1999 p221

27 Ibid p22728 Jacqueline Lagreacutee op cit p37 Pour lrsquoeacutetude de la dimension purement naturaliste de la question cf

infra chapitre 3

HISTOIRE 32

puissant de la veacuteriteacute si bien que Cherbury peut eacutecrire que laquo le consentement universel sera

la regravegle souveraine de la veacuteriteacute raquo29

La logique est donc la suivante la manifestation historique de lrsquoinstinct naturel

qursquoest le consentement universel est une regravegle geacuteneacuterale de veacuteriteacute pour autant que lrsquoinstinct

naturel est infaillible en son genre La tradition carteacutesienne ne pourra ecirctre que fort eacuteloigneacutee

de ce sentiment et Descartes ne le cache pas lorsqursquoil eacutecrit agrave Mersenne que Cherbury tient

laquo un chemin fort diffeacuterent de celui [qursquoil a] suivi raquo30 Parce qursquoil nrsquoaccorde aucune autoriteacute

particuliegravere au consentement universel comme Leibniz apregraves lui (et tout rationaliste qui ne

pourrait pas se reacutesoudre au fait brut du consentement lequel peut toujours venir drsquoune

laquo tradition fort reacutepandue par tout le genre humain raquo une mode comme celle qui consiste agrave

laquo fumer du tabac raquo31) Descartes prend ses distances avec un des aspects fondateurs de la

philosophie du sens commun

Tout au plus chez Leibniz le consentement universel peut-il par exemple jouer le

rocircle de laquo confirmation raquo et il est peut ecirctre imprudent de dire qursquoil en va seulement de mecircme

chez Cherbury32 qui lui accorde beaucoup plus de poids et en fait un critegravere de la veacuteriteacute

drsquoune proposition ndash lagrave ougrave pour Descartes laquo tout criterium qursquoon voudra substituer agrave

lrsquoeacutevidence ramegravenera agrave lrsquoeacutevidence raquo Autrement dit le consentement universel ne peut pas

jouer le rocircle de critegravere et il nrsquoy aura aucune espegravece de leacutegaliteacute de celui-ci dans lrsquoordre de la

connaissance33 Crsquoest la raison pour laquelle drsquoailleurs le passage par le doute est

neacutecessaire en effet en entretenant un soupccedilon mecircme sur les opinions les plus partageacutees

entre les hommes Descartes indique qursquoil faut faire peu de cas du consentement universel

et qursquoil lui refuse tout validiteacute eacutepisteacutemologique

29 Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblable dupossible et du faux Paris 1639 p 51 Cette traduction de Cherbury que lrsquoon doit agrave Mersenne et danslaquelle Descartes a lu lrsquoauteur anglais est parfois modifieacutee par Mersenne (dans le sens de lrsquoorthodoxiereligieuse cf Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40) Nous signalerons les eacutecart mais citons de preacutefeacuterence le textefranccedilais lu de plus pregraves par Descartes que le latin laquo jrsquoy ai trouveacute beaucoup moins de difficulteacute en lelisant en franccedilais que je nrsquoavais fait en le parcourant ci-devant en latin raquo (agrave Mersenne 16 octobre 1639AT-II-599)

30 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59631 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect2 op cit p5932 Jacquelin Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury op cit p36 Pour la reacutefeacuterence agrave

Leibniz cf Nouveaux essais I II sect20 op cit p77 Chez Cherbury le consentement universel estlaquo lrsquoouvrage de la providence divine raquo laquo une veacuteriteacute irreacutefragable raquo (De la veacuteriteacute p52) Certes nousaccordons agrave Jacquelins Lagreacutee que lrsquoappel au consentement universel chez Cherbury ne signifie pas lerecourt paresseux agrave une loi du plus grand nombre Mais il nrsquoen reste pas moins qursquoun consentementuniversel authentique est le critegravere absolu de veacuteriteacute

33 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes Paris PUF 2000 p145 Au contraire Herbert de Cherburyeacutecrit laquo la loi souverain de lrsquoinstinct naturel est le consentement universel raquo (De la veacuteriteacute p81)

HISTOIRE 33

Apregraves Cherbury la philosophie du sens commun (et Thomas Reid en particulier)

accordera une nette confiance au consentement universel tout en consideacuterant que celui-ci

est laquo une autoriteacute du plus grand poids jusqursquoagrave ce qursquoon ait deacutecouvert et deacutemontreacute qursquoil est

fondeacute sur un preacutejugeacute eacutegalement universel raquo34 Pour certaines propositions cependant (par

exemple lrsquoexistence du monde exteacuterieur) le consentement universel des hommes (si lrsquoon

excepte quelques sceptiques) vaut tregraves certainement et il nrsquoest pas envisageable que celui-

ci soit rameneacute un jour agrave un preacutejugeacute universel

Descartes lecteur de Cherbury srsquoinscrit donc comme Leibniz apregraves lui dans la

grande tradition rationaliste qui toujours trouve des arguments contre ces figures deacutechues

du sens commun En cela peut-ecirctre le rationalisme se fait-il une plus haute ideacutee de notre

bon sens en voyant bien qursquoune proposition peut ecirctre commune en ce qursquoelle eacutemane drsquoun

preacutejugeacute ancestral Crsquoest pourquoi le consentement universel ou lrsquoinclination naturelle sont

certes de bons indicateur de veacuteriteacute mais qui doivent faire lrsquoeacutepreuve laquo de lrsquoexpeacuterience et la

raison seuls criteacuteriums de la veacuteriteacute et de lrsquoerreur raquo35 Il faut en effet veiller agrave ce que le sens

commun ne soit pas un preacutetexte pour soutenir laquo ses preacutejugeacutes raquo personnels et laquo srsquoexempter

de la peine des discussions raquo36 raison pour laquelle le criteacuterium ultime ne peut ecirctre le sens

commun objectif et ses diffeacuterentes figures deacutechues

Plus seacutevegravere encore que Leibniz Descartes ne pense pas qursquoil faille voir dans le

consentement universel un indicateur de la veacuteriteacute puisque laquo plusieurs () peuvent

consentir agrave une mecircme erreur raquo on trouvera difficilement critique plus acerbe37

34 laquo A consent of ages and nations of the learned and vulgar ought at least to have great authority unlesswe can show some prejudice as universal as the consent is which might be the cause of it raquo (ThomasReid Essays on the intellectual power of mind I-2 Eacutedimbourg 1785 p43 et pour la traduction Essaisur les faculteacutes intellectuelles de lrsquohomme LrsquoHarmattan 2007 p40) On retrouve une mecircme confiancedans le consentement universel chez Claude Buffier Son eacutediteur Francisque Bouillier (sur ce pointauthentiquement carteacutesien) deacuteplore cette confiance laquo le pegravere Buffier place agrave tord parmi les veacuteriteacutespremiegraveres du sens commun le consentement entre les hommes lorsque ce consentement nrsquoest pasdrsquoailleurs revecirctu du caractegravere de la neacutecessiteacute raquo (Francisque Bouiller laquo Introduction raquo aux Œuvresphilosophiques du Pegravere Buffier pxxix)

35 Francisque Bouillier laquo Introduction raquo aux Œuvres philosophiques du Pegravere Buffier pxxix36 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I I sect1 op cit p5937 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-598

HISTOIRE 34

sect8 Orthodoxie du sens commun

Cependant en deacutepit drsquoun refus carteacutesien des droits de lrsquoeacutevolution et nonobstant sa

tentative de mettre agrave part toutes nos anciennes opinions il lui arrive drsquoaffirmer agrave plusieurs

reprises non seulement la conformiteacute de sa philosophie avec le sens commun (cf infra

chapitre 4) mais aussi drsquoassurer que les opinions les plus anciennes sont tregraves certainement

les plus veacuteritables (ce que nous nommerons ci-dessous un aveu orthodoxie) En quel sens

faut-il entendre cette tentative carteacutesienne de reacuteintroduire lrsquohistoire dans la connaissance

Pour cela il faut envisager la possible chez Descartes drsquoun sens commun historiciseacute

prenant la figure des opinions les plus anciennes partageacutees entre tous les hommes

Un doute doit drsquoabord ecirctre eacutecarteacute qui confine la deacutefeacuterence de Descartes envers

lrsquoorthodoxie agrave un art drsquoeacutecrire Cette position deacutefendue par certains commentateurs est

soutenue par une assertion de Baillet biographe de Descartes assurant que lrsquoune des

laquo preacuteoccupations principales raquo de ce dernier eacutetait pour eacuteviter la preacutevention du lecteur de le

laquo persuader que sous cet air de nouveauteacute il ne cachait aucune opinion nouvelle raquo38 Ainsi

Descartes conseillait agrave Regius de nrsquoavancer laquo aucunes opinions nouvelles raquo et bien plutocirct

srsquoen tenir laquo seulement de nom aux anciennes raquo se laquo contentant de donner des raisons

nouvelles raquo qui porteraient le lecteur de lui-mecircme sans srsquoen rendre compte agrave la penseacutee

carteacutesiennes39 On voit dans ces passages non sans raison la technique mecircme de la

dissimulation lrsquoaveu drsquoune ancienneteacute de certaines propositions a essentiellement pour fin

drsquolaquo aboutir agrave lrsquoadmission de lrsquoorthodoxie du discours par certains lecteurs raquo

indeacutependamment de ce qui est reacuteellement dit et qui agrave long terme fera son effet40 Sans

entrer dans lrsquoeacutepineuse (et insoluble) question de la laquo sinceacuteriteacute raquo de Descartes41 nous

38 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 1691 vol II p225 Passage citeacute agravelrsquoappui de la thegravese drsquoune orthodoxie de faccedilade par Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de ReneacuteDescartes Presses universitaires de Lille 1994 p66

39 Agrave Regius fin janvier 1642 AT-III-164240 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Droz 2006 p2341 Cette question nous semble drsquoautant plus biaiseacutee que ceux qui deacutefendent la thegravese conjointe de lrsquoironie et

de la dissimulation appliquent deux meacutethodes interpreacutetatives contradictoires et dont le choix de lrsquoune oulrsquoautre peut sembler arbitraire suivant le cas dans lequel on se trouve Dans le premier cas vouloir fairedroit agrave la complexiteacute des arguments reviendrait agrave laquo torturer les textes raquo alors mecircme que lrsquoironie estmanifeste comme dans lrsquoouverture du Discours de la Meacutethode (Philippe-Jean Quillien Ibid p27) Dansle second cas srsquoen tenir agrave la simpliciteacute litteacuterale du texte reviendrait agrave se laisser duper par la strateacutegie dedissimulation ainsi le pas en arriegravere sur le mouvement de la terre (cf infra chapitre 5) Ce qui estennuyeux crsquoest que les deux interpreacutetations sont rigoureusement interchangeables dans de nombreuxcas ainsi lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute du laquo bon sens raquo preacutesenteacutee de faccedilon tortueuse au deacutebut du Discours de laMeacutethode est peut-ecirctre une dissimulation plutocirct qursquoune ironie dissimulation rendue neacutecessaire parlrsquoaudace de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique Notre discussion de ce point (cf infra chapitre 6) se situera en-dehors

HISTOIRE 35

souhaiterions eacutevaluer la porteacutee de cet aveu drsquoorthodoxie dans les textes eacutetant entendu que

en plus de leur complexiteacute propre ils reacuteintroduisent lrsquoideacutee drsquoun sens commun historique

qui semble contraire au mouvement mecircme de deacuteshistoricisation dont ce chapitre aurait pu

ecirctre la deacutemonstration

Pour ce faire il faut bien distinguer deux types de textes ougrave Descartes procegravede agrave un

aveu drsquoorthodoxie ceux ougrave il est question de religion et ceux ougrave il est question de

connaissance ou drsquoopinions anciennes dont le contenu nrsquoest pas religieux

(1) Il est en effet notable que quand il srsquoagit de religion Descartes confesse qursquolaquo en

ces matiegraveres-lagrave les plus communes opinions sont les meilleures raquo42 Le problegraveme des

rapports de Descartes agrave sa religion et agrave la theacuteologie en particulier ne pouvant faire lrsquoobjet

drsquoun deacuteveloppement ici nous nous contenterons de remarquer qursquoun tel aveu drsquoorthodoxie

est agrave la fois compatible avec la theacuteorie carteacutesienne de la foi et qursquoil enrichit notre

deacutetermination de ce qursquoest le sens commun Sur le plan de la foi drsquoabord nous avons

essentiellement agrave faire agrave des laquo choses qui nous sont proposeacutees agrave croire raquo encore qursquoelles

soient obscures43 Indeacutependamment de ce que peut la raison eu eacutegard agrave ces sujets il va de

soi que cette laquo matiegravere raquo obscure laquo agrave laquelle nous donnons notre creacuteance raquo44 est la mecircme

que laquo ces matiegraveres-lagrave raquo agrave propos desquelles les laquo plus communes opinions sont les

meilleures raquo Et crsquoest preacutecisement agrave ce niveau que se situe le sens commun il se fond dans

les matiegraveres obscures Dans le cadre de la foi il y a donc laquo par rapport agrave notre penseacutee un

certain coefficient drsquoexteacuterioriteacute raquo45 exteacuterioriteacute qui se caracteacuterise comme un ensemble

drsquoopinions communes et qui srsquoimposent agrave nous ndash agrave lrsquoopposeacute des objets qui nous sont

donneacutes par la lumiegravere naturelle laquelle est une instance de pure inteacuterioriteacute

Crsquoest en ce sens tregraves preacutecis qursquoavec beaucoup de perspicaciteacute Johano Strasser a

deacutefini le sens commun de Buffier comme laquo un fruit tardif du dogmatisme religieux raquo46

mettant en avant la passiviteacute de lrsquohomme face aux opinions admises par contraste drsquoavec le

de ce deacutebat comme geacuteneacuteralement notre travail qui rencontrera cependant souvent ce problegraveme de lalaquo sinceacuteriteacute raquo que pose geacuteneacuteralement le rapport au sens commun

42 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-374 Sur le rapport entre religion et sens commun cf Annexe 243 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-116 Autrement dit laquo lrsquoobjet est purement deacutesigneacute comme agrave croire par une

instance qui se fait connaicirctre agrave nous de maniegravere speacutecifique raquo (Denis Kambouchner laquo ldquoNous chreacutetiensrdquo le problegraveme de la foi raquo in Descartes et la philosophie morale Hermann 2008 p264)

44 IIegravemes Reacuteponses AT-IX-11545 Denis Kambouchner Ibid p26446 laquo die Philosophie des sens commun als eine spaumlte Frucht des religioumlsen Dogmatismus raquo Johano Strasser

laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndash Common sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers undReid raquo Zeitzschrift fuumlr philosophische Forschung Bd 23 H 2 (Apr ndash Jun 1969) p184

HISTOIRE 36

laquo pouvoir drsquoauto-reacuteflexion raquo et lrsquoindeacutependance de la lumiegravere naturelle carteacutesienne47 La

prise en charge de lrsquoorthodoxie est donc agrave proprement parler le jeu du sens commun qui

est agrave son aise degraves lorsqursquoil srsquoinscrit dans une dimension sociale laquo la reacuteveacutelation [des veacuteriteacutes

du sens commun] eacutetant pour Buffier un eacuteveil agrave la fois religieux et seacuteculariseacute qui nrsquoest pas

purement priveacute mais est certifieacute et reacutegleacute par lrsquoautoriteacute tregraves speacutecifique de la tradition et du

code de la foi raquo48 La question nrsquoest donc pas de savoir si Descartes en faisant appel aux

opinions communes laquo tient agrave se situer en-deccedilagrave de la theacuteologie raquo selon un processus de

dissimulation49 mais bien celle de savoir jusqursquoougrave va lrsquoempire qui est laisseacute au sens

commun dans ces matiegraveres obscures

Dans la theacuteorisation carteacutesienne de lrsquoimpetus naturalis on retrouvera cette

theacutematisation drsquoun sens commun se fondant dans lrsquoobscuriteacute (cf infra chapitre 3) quand

aux questions qui touchent agrave la foi la place ougrave srsquoautorise la pure instance exteacuterieure drsquoune

Autoriteacute est fonction du champ laisseacute aux choses qui laquo bien qursquoelles appartiennent agrave la foi

peuvent neacuteanmoins ecirctre rechercheacutees par la raison naturelle raquo50 Ce domaine preacutecisement

sera drsquoune importance radicale car il recoupe les questions ougrave se situe une laquo infirmiteacute ()

commune agrave la plupart des hommes agrave savoir que quoique nous veuillons croire et mecircme

que nous pensions croire fort fermement tout ce que la religion nous apprend nous nrsquoavons

pas toutefois coutume drsquoen ecirctre si toucheacutes que de ce qui nous est persuadeacute par des raisons

naturelles eacutevidentes raquo51 Le commun des hommes en appelle touchant certaines matiegraveres

geacuteneacuteralement deacutevolues agrave lrsquoautoriteacute des opinions les plus anciennes agrave un examen de la

raison naturelle qui si elle nrsquoira jamais contre celles-ci pourra donner aux objets du sens

commun en matiegravere de foi un laquo eacutetayage rationnel raquo52 Sensus communis quaeligrens

intellectum Et en attendant la fin de cet examen rationnel des opinions anciennes (ou la

reacuteveacutelation dans un autre monde) la laquo prudence nous oblige de les croire plutocirct aveugleacutement

et au hasard que drsquoecirctre trompeacutes (prudentia nos ad caecam iis fidem potius cum periculo

erroris habendam) raquo crsquoest-agrave-dire de nous en remettre agrave un sens commun orthodoxe53

47 Johano Strasser Ibidem Pour des deacuteveloppements plus conseacutequents sur le rapport entre lumiegravere naturelleet sens commun cf chapitre suivant

48 laquo Offenbarung ist fuumlr Descartes im religioumlsen wie im saumlkularen Bereich nicht eine rein privateErleuchtung sondern ein ganz bestimmter durch Autoritaumlt beglaubigter und durch Tradition gefestigterGlaubenskodex raquo Johano Strasser Ibidem p188-189

49 Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Ibid p13850 Notaelig in Programma AT-VIIIB-353 Ainsi lrsquoexistence de Dieu et la distinction de lrsquoacircme et du corps qui

constituent les objets privileacutegieacutes des Meacuteditations Meacutetaphysiques Une nouvelle preuve srsquoil en fallait de ladimension de reacute-institution du sens commun qui est agrave lrsquoœuvre dans cet ouvrage

51 Agrave Huygens le 10 octobre 1642 AT-III-58052 Denis Kambouchner art cit p28553 Recherche AT-X-504 (Poliandre)

HISTOIRE 37

Cependant il faut prendre garde agrave ne pas situer le sens commun sous influence

theacuteologienne ou sous la pure autoriteacute de la Reacuteveacutelation Crsquoest en un sens ce dont eacutetait

conscient Descartes qui affirmait en lisant Cherbury que dans son livre laquo il y a plusieurs

maximes qui [lui] semblent si pieuses et si conformes au sens commun que je souhaite

qursquoelles puissent ecirctre approuveacutees par la theacuteologie orthodoxe raquo54 Autrement dit le sens

commun peut preacuteceacuteder le theacuteologique et en tant que tel forcer lrsquoorthodoxie agrave lrsquoassimiler

Crsquoest que avant de faire partie de lrsquoorthodoxie ces croyances furent deacutegageacutees par

drsquoanciens Sages qui avaient le bon sens tout entier Dans un reacutecit55 qui nrsquoenvie rien aux

genegravese utilitaristes Descartes retrace en effet les eacutetapes de la deacutecouverte de ces tregraves

anciennes opinions de lrsquohumaniteacute comme suit (a) agrave lrsquoorigine certains hommes sages

deacutecouvrent des veacuteriteacutes fondamentales et leurs raisons (b) en conservant ces opinions

rendues orthodoxes lrsquohumaniteacute en oublie cependant les raisons56 (c) le philosophe semel

in vita refonde cette orthodoxie et le sens commun par lrsquoexercice meacutetaphysique qui

redeacutecouvre les raisons des opinions les plus anciennes de lrsquohumaniteacute lesquelles touchent

essentiellement agrave des matiegraveres obscures religieuses (Dieu lrsquoacircme mais aussi laquo les vertus

leurs reacutecompenses raquo comme le preacutecise La Recherche de la Veacuteriteacute) mais souvent

susceptibles drsquoecirctre inspecteacutees par la raison

(2) Que faire du reste des textes ougrave il nrsquoest pas question de religion Que dire de

cette eacutetrange correspondance avec le pegravere Charlet ougrave Descartes affirme ne se servir

laquo drsquoaucun principe qui nrsquoait eacuteteacute reccedilu par Aristote et par tous ceux qui se sont jamais mecircleacutes

de philosopher raquo57 Pour le pragmatisme par lequel un court deacutetour pourra nous eacuteclairer il

nrsquoy a lagrave rien de probleacutematique puisqursquoil faut concevoir le sens commun comme un

ensemble de croyances leacutegueacutees par le temps long et pour cette raison auquel aucune

penseacutee ne peut eacutechapper Crsquoest pourquoi laquo dans la pratique les Denkmittel du sens

commun ont toujours le dernier mot raquo58 Consideacuterant la connaissance agrave la faccedilon

carteacutesienne comme un arbre James remarque qursquoen son laquo cœur inerte raquo se trouvent les

54 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-599 Nous nrsquoentrons pas ici dans la difficile question de lamodification du texte par Mersenne traducteur effaccedilant le trop fort naturalisme religieux de CherburyCf agrave nouveau Jacqueline Lagreacutee laquo Mersenne traducteur drsquoHerbert de Cherbury raquo Les Eacutetudesphilosophiques 1994 12 p25-40

55 Que lrsquoon peut retracer agrave partir des trois extraits mentionneacutes ci-dessus dans la note 23 ainsi qursquoapregraves unelecture attentive des Septiegraveme Reacuteponses On srsquoabstient ici de mentionner systeacutematiquement les textes

56 laquo elles ont eacuteteacute depuis si peu souvent reacutepeacuteteacutees qursquoil nrsquoy a plus personne qui les sache raquo (AT-X-504)57 Agrave Charlet 8 octobre 1644 AT-IV-14158 William James Le pragmatisme un nouveau nom pour drsquoanciennes maniegraveres de penser trad Nathalie

Ferron Paris Flammarion 2007 p211

HISTOIRE 38

opinions les plus anciennes celles auxquelles il nous est presque impossible de renoncer et

sur lesquelles sont bacircties toutes les couches de connaissances futures

Avoir le sens commun (au sens philosophique) crsquoest degraves lors laquo le fait qursquoon recoure

agrave certaines formes de penseacutee raquo ou cateacutegories tregraves anciennes celle de laquo chose raquo de laquo moi raquo

laquo drsquoesprit raquo ou de laquo corps raquo59 Les cateacutegories que lrsquoon retrouve dans les Meacuteditations

Meacutetaphysiques sont de celles qui appartiennent au patrimoine intellectuel de lrsquohumaniteacute et

crsquoest en ce sens preacutecisement que contre ses deacutetracteurs et en particulier le Pegravere Bourdin

qui lui reproche de vouloir renverser le grand eacutedifice de nos connaissances Descartes

affirme que ses opinions sont laquo tregraves anciennes eacutetant tregraves veacuteritables raquo60 Chez Descartes

cette ancienneteacute de certaines de nos ideacutees est en lien avec leur inneacuteiteacute qui rend impossible

qursquoelles nrsquoaient laquo jamais eacuteteacute ignoreacutees raquo Lrsquoinneacuteisme devient un gage de lrsquoancestraliteacute et ce

faisant de la veacuteriteacute des opinions communes61 On aperccediloit alors deacutejagrave chez Descartes lrsquoideacutee

pascalienne drsquoune humaniteacute consideacutereacutee comme laquo un mecircme homme qui subsiste toujours et

apprend continuellement raquo62 et repris par Leibniz faisant du bon sens la preacuterogative drsquoune

civilisation parvenue agrave maturiteacute

De plus face au soupccedilon de dissimulation la lettre agrave Chanut du 31 mars 1649

fournit un argument deacutecisif dans celle-ci Descartes ne cherche pas agrave faire passer ses

opinions nouvelles pour anciennes afin de srsquoautoriser drsquoune certaine orthodoxie Il affirme

au contraire que ses laquo opinions surprennent drsquoabord raquo et que crsquoest uniquement en les

regardant de pregraves qursquoon srsquoaperccediloit qursquoelles sont laquo si simples et si conformes au sens

commun qursquoon cesse entiegraverement de les admirer raquo63 On peut difficilement soupccedilonner

Descartes de nrsquoavoir pas dit la veacuteriteacute ou drsquoavoir chercher agrave la dissimuler au contraire

59 William James Ibid p204-20560 Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-46461 Darwin quelque deux cent ans plus tard dans une note eacutecrira que les laquo ideacutees neacutecessaires raquo que des

philosophes depuis Platon attribuent agrave la laquo preacuteexistence de lrsquoacircme raquo et non agrave des donneacutees laquo deacuterivables delrsquoexpeacuterience raquo seraient intelligibles pour comprendre la connaissance humaine dans un cadreeacutevolutionniste seulement si lrsquoon substituait agrave la thegravese drsquoune preacuteexistence dans lrsquoacircme lrsquoideacutee drsquoun partage deces notions avec nos ancecirctres les singes laquo Plato Erasmus says in Phaedo that our ldquonecessary ideasrdquoarise from the preexistence of the soul are not derivable from experience ndash read monkeys forpreexistence raquo (Charles Darwin Notebook M Metaphysics on moral and speculations on expressions 4septembre 1838) Sur lrsquoexpression laquo penser comme un singe raquo qui apparaicirct de faccedilon surprenante dans lecorpus carteacutesien cf Septiegravemes Reacuteponses AT-VII-484

Agrave Bourdin qui lui reproche drsquoavoir mal deacutemontreacute la distinction de lrsquoacircme et du corps et qui suppose que lrsquoonpeut deacutefinir le corps comme quelque chose qui laquo pense comme un singe raquo Descartes ironique reacutepondque si lrsquoon veut prendre les mots ainsi les deacutetournant de leur sens il nrsquoy voit pas drsquoinconveacutenientparticulier Darwin nrsquoen aurait pas demandeacute tant

62 Blaise Pascal Preacuteface au Traiteacute du Vide eacuted cit p6263 Agrave Chanut le 31 mars 1649 AT-V-327

HISTOIRE 39

conscient de la difficulteacute des opinions qursquoil propose il reconnaicirct dans sa correspondance

avec Mersenne qursquoil lui faut laquo trouver un biais par le moyen duquel [il] puisse dire la

veacuteriteacute raquo intrinsegravequement difficile laquo sans eacutetonner lrsquoimagination de personne ni choquer les

opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo64 Il faut donc tout agrave la fois dire la veacuteriteacute laquelle

comporte sa complexiteacute propre et lrsquoaccommoder au sens commun non seulement par

orthodoxie mais surtout semble-t-il pour des raisons peacutedagogiques (cf infra chapitre 7)

Drsquoougrave le soupccedilon qui hante lrsquoensemble de lrsquoobjection du Pegravere Bourdin agrave la

meacutetaphysique carteacutesienne la meacutethode de Descartes est probleacutematique en ce que laquo contre

ce qursquoelle avait expresseacutement et solennellement deacutefendu elle retourne agrave ses anciennes

opinions raquo65 Celui-ci laquo voulant recommencer tout de nouveau reacutecupegravere au fil de ses

meacuteditations les mecircmes preacutejugeacutes qursquoil avait avant de les commencer raquo66 et ces preacutejugeacutes

sont justement les cateacutegories du sens commun cateacutegories qui forment lrsquooutillage

intellectuel indeacutepassable de lrsquohumaniteacute et qui srsquoinscrivent dans le temps long Autrement

dit laquo il y a continuiteacute entre les mateacuteriaux qursquoelle [lrsquoattitude critique] eacutelabore et ceux que la

lumiegravere naturelle a de tout temps permis aux hommes drsquoapercevoir raquo67

Il y a donc deux Descartes celui qui affirme au deacutebut de la Premiegravere Meacuteditation

vouloir laquo deacutetruire geacuteneacuteralement toutes [ses] anciennes opinions raquo68 et celui qui

reacuteguliegraverement se deacutefend drsquoavoir professeacute des opinions nouvelles et affirme que celles-ci

sont conformes au laquo sens commun raquo entendu (en un sens objectif) comme un ensemble

drsquoopinions reccedilues par tous et depuis fort longtemps Crsquoest celui-ci qui au cours des

Meacuteditations reacute-institue le sens commun en reconstruisant le bacirctiment de nos

connaissances dont il plus changeacute lrsquoordre que la matiegravere mecircme ne faisant autre chose que

retrouver les principes qui ont eacuteteacute laquo connus de tout temps et mecircme reccedilus pour vrais et

indubitables par tous les hommes raquo69

Il aurait ducirc srsquoil avait eacuteteacute conseacutequent eacutecrire avec son ami Guez de Balzac laquo je ne

64 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-19465 Pegravere Pierre Bourdin Septiegravemes Objections Xegraveme reacuteponse agrave la IIiegraveme question66 Romain Champault Descartes Objections au doute et scepticismes Travail drsquoeacutetude et de recherche

2016 p20-21 En effet preacutejugeacute ne signifie pas neacutecessairement laquo faux raquo justement dans la mesure ougrave laquo forDescartes a prejudice upon examination of reason can very well prove to be true raquo (Donald Ipperciellaquo Descartes and Gadamer on prejudice raquo Dialogue 2002 41 4 p639)

67 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes PUF p3768 Meacuteditation I AT-IX-1369 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10

HISTOIRE 40

veux rien croire de plus veacuteritable que ce que jrsquoai appris de ma megravere et de ma nourrice raquo70

Et ainsi se situer dans lrsquoaxe drsquoune approche pragmatique de la connaissance

Quand agrave la justification eacutepisteacutemologique et morale drsquoune telle adheacutesion au sens

commun en tant qursquoil est un ensemble de jugements droits nous y reviendrons plus tard au

chapitre 4

70 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation V agrave Monsieur Descartes raquo inŒuvres II Paris 1655 p308

NATURE 41

William Blake Newton (1795-1805) 460 x 600 mm Collection Tate Britain

NATURE 42

3) NATURE

laquo Sachez donc premiegraverement que par la Nature jenrsquoentends point ici quelque deacuteesse raquo ndash Reneacute Descartes Traiteacute de la Lumiegravere AT-XI-37

Newton (ci-dessus peint par William Blake) tourne le dos aux attraits de la Nature

agrave ses couleurs et ses formes bigarreacutees Concentreacute sur ses travaux il trace les courbes

geacuteomeacutetriques sur lesquelles se regravegle le cours de lrsquoUnivers qui sont les lois mecircme que Dieu

a institueacute pour la Nature

Descartes avant Newton agrave lrsquooccasion drsquoune meacuteditation peu commune drsquoabord

physique puis meacutetaphysique avait tourneacute le dos agrave cette Nature attrayante pour se consacrer

agrave son eacutetude rationnelle Tout un travail de remise en cause des laquo superstructures du

fallacieux raquo inspireacutees par la Nature-Deacuteesse1 eacutetait alors agrave reacutealiser comme un

deacutesenvoucirctement Lrsquoempirisme et le reacutealisme naiumlf eacutetaient les pendants intellectuels de cette

soumission agrave la Nature-Deacuteesse le sens commun prompt agrave lrsquoadmiration (cf infra chapitre

7) y adheacuterait avec enthousiasme Il fut en ce sens (et en ce sens seulement) lrsquoadversaire

intime des Meacuteditations Meacutetaphysiques incapable de tourner le dos de ne pas reacuteveacuterer cette

Nature agrave laquelle pourtant il faut renoncer Car le sujet meacuteditant deacutepasse le naturalisme et

les inclinations naturelles (impetus naturalis) qursquoil laquo nrsquo[a] pas sujet de () suivre () en ce

qui regarde le vrai et le faux raquo2

La penseacutee carteacutesienne nrsquoest cependant pas en rupture avec tout recourt agrave la Nature

La raison scientifique dont elle trace les grandes lignes nrsquoest pas purement symboliste

conventionnelle et eacuteloigneacutee de la reacutealiteacute naturelle puisqursquoagrave la veacuteneacuteration drsquoune Nature-

Deacuteesse se substitue la laquo constitution rationnelle drsquoune Nature-Dieu dont les lois reacutegulent

les pheacutenomegravenes mentaux physiques et psycho-physiques raquo3 Or si le sens commun se

soumet agrave la Deacuteesse (et pour cette raison eacuteprouve quelque difficulteacute agrave concevoir

1 Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle intuition disposition complexion Vrin 1999 p3632 laquo () quantum ad impetus naturales jam saeligpe olim judicavi me a illis in deteriorem partem fuisse

impulsum cum de bono eligendo ageretur nec video cur iisdem in ulla alia re magis fidam raquo MeacuteditationIII AT-IX-30 et AT-VII-39

3 Andreacute Robinet op cit p76 Pour trouver la trace drsquoun Deus sive Natura carteacutesien autrement dit drsquouneNature-Dieu cf Meacuteditation VI laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral je nrsquoentends maintenant autrechose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam vel Deum ipsum) raquo (AT-VII-80 et AT-IX-64)

NATURE 43

correctement Dieu) quelle est la faculteacute qui deacutevoile la veacuteriteacute si ce nrsquoest par laquo cette faculteacute

que le Dieu non-trompeur avait mise en moi pour remeacutedier agrave la fausseteacute de mes

opinions raquo4 agrave savoir la lumiegravere naturelle Il faut donc distinguer deux degreacutes drsquoapproche

de la nature le premier confus et preacute-meacuteditatif suit toute sorte drsquoinstincts naturels qui

peuvent deacutecevoir tandis que le second clair et distinct accegravede aux vraies lois de la nature

institueacutees par Dieu Le sens commun (srsquoinscrivant dans le plan du veacutecu et de la troisiegraveme

notion primitive) nous donne les principes du premier degreacute la lumiegravere naturelle ceux du

second degreacutes

La lumiegravere naturelle qui nrsquoa rapport qursquoavec des notions laquo qui nrsquoappartiennent qursquoagrave

lrsquoesprit seul raquo est donc agrave distinguer du niveau naturaliste qursquoest celui du sens commun dans

le cadre du composeacute corps-esprit5 Crsquoest pourquoi nous le verrons la lumiegravere naturelle a

plus agrave voir avec le laquo bon sens raquo qursquoavec le laquo sens commun raquo Cependant il faudra rendre

compte du sens en lequel elle peut ecirctre dite laquo naturelle raquo par distinction drsquoavec lrsquoimpetus

naturalis du sens commun eacutemanant de la Nature-Deacuteesse Quelle place restera-t-il alors au

sens commun avec son laquo instinct naturel raquo dans la theacuteorie carteacutesienne et jusqursquoagrave quel point

Descartes le laisse-t-il livreacute au naturalisme en le distinguant radicalement de la lumiegravere

naturelle Drsquoun maniegravere geacuteneacuterale laquo qursquoest-ce qui fait de la lumiegravere naturelle un

instrument pertinent dans la recherche de la veacuteriteacute dans un sens dans lequel notre

inclination naturelle ne lrsquoest pas raquo6

Comment et pourquoi tourner le dos agrave la Nature-Deacuteesse

sect11 Le sens commun et les deux Natures

Il y a chez le Montaigne sceptique un regret de la deacutefiguration chez lrsquohomme de la

loi naturelle laquelle preacutesentait son visage laquo constant et universel () non sujet agrave faveur

4 Andreacute Robinet Ibid p406 Lrsquoideacutee selon laquelle la lumiegravere naturelle est fiable parce que mise en moi parDieu est attesteacutee dans les Principes I sect30 mais reconnue comme probleacutematique agrave juste titre par JohnMorris (laquo Descartesrsquo natural light raquo Journal of the History of Philosophy 1973 11 2 p172-173) qui yvoit un cercle la lumiegravere naturelle servant en effet dans la Meacuteditation III agrave deacutemontrer lrsquoexistence de Dieu

5 Meacuteditation VI AT-IX-65 Le sens commun ne peut ainsi ecirctre conccedilu en tant que purement corporel il sedistingue donc de fait de lrsquoacception physiologique traiteacutee auparavant cf supra chapitre 1

6 John Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p179

NATURE 44

corruption ni agrave diversiteacute drsquoopinion raquo7 Lrsquoinstinct qui prend la forme drsquoune loi naturelle

perdue pour lrsquohumaniteacute serait dans lrsquoideacuteal quelque chose de partageacute de faccedilon universelle

entre les hommes et les animaux Et crsquoest sur lrsquoinstinct que certains ont penseacute eacutetablir le

sens commun en tant qursquoil est naturel il srsquooppose agrave lrsquohabitude agrave tout ce qui susceptible

drsquoecirctre historiciseacute risquerait de tomber sous le coup de la relativiteacute des croyances et des

opinions Ainsi Claude Buffier preacutefeacuterant le mot laquo sentiment naturel raquo agrave celui drsquoinstinct

peut-il eacutecrire laquo crsquoest donc la nature et le sentiment de la nature que nous devons

reconnaicirctre pour la source et lrsquoorigine de toutes les veacuteriteacutes de principe raquo8

Un tel appel agrave lrsquoinstinct aux sentiments de la nature ne se retrouve-t-il pas dans la

conception carteacutesienne de la lumiegravere naturelle Nous verrons dans la suite que

lrsquoenseignement de la nature trouve son lieu privileacutegieacute dans la sixiegraveme Meacuteditation et non

dans les trois et quatre ougrave conformeacutement agrave la correspondance avec Mersenne la lumiegravere

naturelle est soigneusement distingueacute de lrsquoinstinct agrave moins qursquoil ne srsquoagisse drsquoun

laquo instinct raquo tout intellectuel9 Il est inadmissible pour Descartes de se laisser conduire (du

moins dans la theacuteorie de la connaissance) par les inclinations de la Nature-Deacuteesse ndash il faut

au contraire deacutevoiler la Nature-Dieu avec lrsquoaide drsquoune lumiegravere naturelle correctement

distingueacutee des inclinations

La deacutefiance carteacutesienne agrave lrsquoeacutegard de lrsquoenseignement de la nature dans la recherche

de la veacuteriteacute est bien connue Descartes nrsquoa que pu ecirctre marqueacute en lisant Cherbury par ces

questions qui au fond concernent le laquo sujet auquel [il] a travailleacute toute sa vie raquo10 Le

deacutesaccord le plus profond avec Cherbury outre la question du consentement universel (cf

supra sect9) est celle de la distinction de lrsquoinstinct naturel avec la lumiegravere naturelle purement

intellectuelle laquo ou intuitus mentis auquel seul je tiens que lrsquoon se doit fier raquo11 Pour le

reste lrsquoinstinct naturel laquo est en nous en tant qursquoanimaux raquo et ne sert qursquoagrave la laquo conservation

de notre corps raquo (cf infra) Le trait distinctif du sens-communisme de Cherbury est en effet

de consideacuterer qursquoil y a une laquo aperception immeacutediate du vrai dont nous disposons par

lrsquoinstinct naturel raquo laquelle justifie le recourt au fait du consentement universel12 Crsquoest

7 Michel de Montaigne Les Essais III 12 laquo De la Phisionomie raquo eacuted Villey p1050 couche B Cfeacutegalement II 8 laquo De lrsquoAffection des Pegraveres aux Enfans raquo Ibid p386 couche A Quand agrave lrsquoexistence drsquouninstinct universel au sens fort du terme Montaigne garde quelques preacutecautions

8 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I VIII sect71 in Cours de Sciences op cit p579 (colonnede gauche)

9 John M Morris laquo Descartesrsquo natural light raquo art cit p182-18310 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-59611 Ibid AT-II-59912 Fabienne Brugegravere laquo Le stoiumlcisme drsquoapregraves Herbert de Cherbury raquo art cit p226

NATURE 45

donc au cœur drsquoune discussion avec la philosophie du sens commun que Descartes eacutelabore

sa theacuteorie de la lumiegravere naturelle Et srsquoil cherche agrave se distinguer de lrsquoinstinctivisme du sens

commun Leibniz considegravere au contraire que Descartes nrsquoest pas alleacute assez loin dans cette

direction car si lrsquoon admet qursquoil faut deacutepartager les veacuteriteacutes inneacutees tireacutees par la lumiegravere

naturelle de laquo ce qursquoon approuverait naturellement comme par instinct et mecircme sans le

connaicirctre que confuseacutement raquo alors la connaissance par lumiegravere naturelle eacutetant distincte ne

doit pas srsquoen remettre agrave un intuitionnisme mais approfondir la connaissance de ces

principes et en tirer de multiples veacuteriteacutes13 Descartes ne serait pas alleacute assez loin en

conceacutedant agrave la philosophie du sens commun la leacutegitimiteacute drsquoun recourt reacutegulier agrave lrsquointuition

Si cependant le sens commun (par exemple chez Buffier) est toujours consideacutereacute

comme quelque chose drsquoascendance naturelle et donc drsquoirreacuteductible agrave lrsquoanalyse logique et

srsquoil y a quelque chose de lrsquoordre de la penseacutee du sens commun dans le recourt carteacutesien aux

principes (comme le lui reproche Leibniz) crsquoest uniquement laquo agrave premiegravere vue qursquoil semble

que les premiegraveres veacuteriteacutes [du sens commun] de Buffier et celles de la lumiegravere naturelle de

Descartes sont identiques raquo14 La distinction des deux reacuteside en effet en ceci que le sens

commun laquo a deacutelibeacutereacutement un double sens raquo rationnel et irrationnel de sentiment et de

jugement lagrave ougrave la lumiegravere naturelle de Descartes plus univoque est laquo purement

rationnelle raquo15 Dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle chez Descartes nrsquoentre en ligne de

compte aucun instinct autre que purement intellectuel Selon lui toutes les croyances

baseacutees sur des instincts ou un impetus naturalis doivent recevoir dans lrsquoordre des raisons

une justification plus ultime Il faut pour le dire comme Leibniz chercher laquo la raison des

instincts raquo16

Ces croyances contrairement agrave ce qursquoaffirme la philosophie du sens commun nrsquoont

pas de consistance en soi ne sont ni indubitables ni eacutevidentes par elle-mecircmes Crsquoest

drsquoailleurs la raison pour laquelle Descartes remarque que Cherbury laquo prend beaucoup de

13 Sur lrsquoopposition avec Descartes cf Yvon Belaval op cit p158-159 Gottfried Wilhelm LeibnizNouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 1 sect21 op cit p66-67 Pour la productiviteacute des principes laquo La vraie marque drsquoune notion claire et distincte drsquoun objet est le moyen qursquoon a drsquoen connaicirctrebeaucoup de veacuteriteacutes par des preuves a priori raquo (Ibid II 23 sect4 p171) Sur la question du rapport entreintuitionnisme carteacutesien et sens commun cf infra chapitre 5

14 laquo Auf den ersten Blick sieht es so aus als seien die premiegraveres veacuteriteacutes Buffiers mit DescartesrsquoGrundwahrheiten des lumen naturale identisch raquo (Johano Strasser laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndashCommon sense Zur Prinzipienlehre Descartesrsquo Buffiers und Reid raquo art cit p179

15 laquo rsquosentimentrsquo ist hier bewuszligt in seiner doppelten Bedeutung raquo (Ibid p179) alors que chez Descarteslaquo der Begriff rsquointuitionrsquo ist fuumlr ihn auf die rein ratontale Einsicht beschrraumlnkt raquo (Ibid p183) Paropposition le sens commun garde un laquo fond irrationnel raquo (laquo Grunde irrational raquo Ibid p188)

16 Gottfried Wilhelm Leibniz Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain I 3 sect24 p83

NATURE 46

choses pour notions communes qui ne le sont point raquo17 Est-ce agrave dire que le problegraveme du

sens commun naturaliste est de proposer trop de principes Crsquoest ce que lui reprocherait

Leibniz mais il semble que ce ne soit pas le nombre qui pose problegraveme pour Descartes (qui

deacuteclare par ailleurs que lrsquoon peut savoir laquo par la lumiegravere naturelle raquo une laquo infiniteacute raquo de

principes18) mais bien le fait que parmi ces principes il srsquoen trouve qui ne sont pas drsquoune

eacutevidence telle qursquoils ne puissent laquo ecirctre nieacute de personne raquo Et comment cela se pourrait-il

quand le sens commun repose sur des instincts naturels qui par deacutefinition sont plus

obscurs que ce que peut nous donner la lumiegravere naturelle qui agit laquo sans lrsquoaide du corps raquo

Agrave cette lettre agrave Mersenne reacutepond un fameux passage de la troisiegraveme Meacuteditation19 il

semble laquo raisonnable raquo (critegravere important de veacuteriteacute chez les philosophes du sens commun

qui ont une tendance assez force agrave substituer le raisonnable au rationnel20) sur la base drsquoun

enseignement de la nature de croire agrave lrsquoexistence de certaines choses hors de moi

ndash cependant cette inclination (impetus naturalis) ne doit ecirctre suivie qui laquo lorsqursquoil a eacuteteacute

question de faire choix entre les vertus et les vices raquo nous a porteacute plus souvent vers le mal

que vers le bien21 Le verdict est sans contestation possible la veacuteritable puissance de juger

infaillible qui est en nous ne doit pas se fier aveugleacutement agrave ces inclinations naturelles dans

le cadre de la recherche de la veacuteriteacute comme dans celui de la morale

Dans quelle mesure alors est-il encore question drsquoune lumiegravere laquo naturelle raquo

En reacutealiteacute il faut entendre naturel en un sens ici surtout neacutegatif la lumiegravere

naturelle srsquooppose agrave ce qui relegraveve du surnaturel mais aussi (et ce au moins depuis

Rabelais22) agrave tout ce qui regarde le mysteacuterieux et lrsquoobscur On arrive alors agrave une conception

17 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-629 cf Annexe 318 laquo reliqua omnia quae lumine naturali sunt nota raquo (Meacuteditation VI AT-VII-82 et IX-64)19 Drsquoougrave lrsquohypothegravese de Morris laquo the most judicious hypothesis would be to say that Descartes in October

of 1639 when he wrote the letter to Mersenne was also writting the Third Meditation and the commentin the letter represent his attempt to draft a coherent definition for the natural light raquo (Morris art citp182)

20 La cateacutegorie du raisonnable est drsquoailleurs intimement lieacutee agrave celle de la sagesse de notre nature dans lessentiments qursquoelle nous inspire laquo ce que pensent le plus communeacutement les hommes dans les choses ougraveils sont eacutegalement agrave porteacutee de juger avant tout raisonnement est donc justement le sens commun crsquoest-agrave-dire celui que le sentiment de la nature raisonnable (ns) a rendu le plus commun raquo (Claude BuffierTraiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I XII sect93 Cours de sciences op cit p587 colonne de gauche) Leraisonnement nrsquointervenant qursquoapregraves coup il sanctionne ces sentiments inspireacutes par la nature seulementdans la mesure ougrave ces derniers constituent le critegravere ultime de veacuteriteacute

21 Meacuteditation III AT-IX-3022 Agrave la fin du le chapitre XXXII du Quart-Livre Rabelais donne une description saisissante du monstre

Antiphysis (lrsquoenvers de la Nature) qui se termine par ces mots laquo Ainsi par le temoignage amp astipulationdes bestes brutes tiroit tous les folz amp insensez en sa sentence amp estoit en admiration agrave toutes gensecervelez amp desguarniz de bon iugement amp sens commun () amp aultres monstres difformes ampcontrefaicts en despit de Nature raquo (eacuted Lemerre p385)

NATURE 47

plus large de la lumiegravere naturelle qui ne se limite pas comme crsquoest le cas dans la

Meacuteditations troisiegraveme agrave nous donner le principe de causaliteacute Celle-ci relegraveve de lrsquousage

normal de la raison en reacutegime humain Descartes dit ici srsquoaccorder avec Thomas drsquoAquin

dans la distinction entre lumiegravere naturelle et surnaturelle mais en reacutealiteacute il lrsquoa conccediloit

comme infaillible ce qui nrsquoest pas le cas chez lrsquoAquinate23 tregraves assureacutee la lumiegravere

naturelle en sort valoriseacutee et elle peu ainsi ecirctre radicalement distingueacute des inclinations

naturelles toujours sujettes agrave faillir bien qursquolaquo ordinairement raquo et sur un autre plan (celui du

veacutecu) elles soient fiables24

La lumiegravere naturelle a donc les deux proprieacuteteacutes qui font deacutefaut au sens commun25 de

Cherbury dans la mesure ougrave il srsquoinscrit sur le plan de lrsquoinstinct naturel (a) elle me permet

de distinguer le vrai du faux comme aucune autre faculteacute (b) et laquo je ne saurais rien

reacutevoquer en doute (nullo modo dubia esse possunt) raquo de ce que je vois gracircce agrave elle26 Agrave cet

eacutegard il est remarquable que degraves les Regulaelig le fait drsquoavoir le bon sens eacutetait lieacute agrave la

preacutefeacuterence pour la lumiegravere ndash par diffeacuterence drsquoavec les laquo insenseacutes (male sani) raquo qui eux

laquo cheacuterissent les teacutenegravebres (tenebras chariores) raquo27 Au contraire le sens commun nrsquoest pas

critegravere de veacuteriteacute et par conseacutequent en attente drsquoune examen rationnel plus pousseacute (la

recherche de la laquo raison des instincts raquo) il nrsquoest pas possible de srsquoy fier du point de vue de

la connaissance pour autant que le sens commun trouve son lieu dans le domaine obscur

que constitue le plan du veacutecu28

Sur ces deux points donc il est tout agrave fait justifieacute de rapprocher le bon sens et la

lumiegravere naturelle29 en les distinguant du sens commun pourvu qursquoil srsquoenracine dans un

23 Agrave Mersenne le 31 deacutecembre 1640 AT-III-274 laquo je juge avec saint Thomas qursquoil est purement de la foiet ne se peut connaicirctre par la lumiegravere naturelle raquo Seulement Thomas eacutecrit laquo la science sacreacutee lrsquoemportesur les autres sciences speacuteculatives Elle est la plus certaine car les autres tirent leur certitude de lalumiegravere naturelle de la raison humaine qui peut faillir alors qursquoelle tire la sienne de la lumiegravere de lascience divine qui ne peut se tromper raquo (Somme Theacuteologique I q1 a5 reacuteponse) Ce nrsquoest pas le caschez Descartes laquo pource que nous aurions sujet de croire que Dieu serait trompeur srsquoil nous lrsquoavaitdonneacutee telle que nous prissions le faux pour le vrai lors que nous eu usions bien raquo (Principes I 30 AT-IXB-38)

24 Meacuteditation VI AT-IX-69 Ce plan est celui du veacutecu cf infra sect1225 Sed contra cf William Hamilton laquo what Descartes after the schoolmen calls the ldquolight of Naturerdquo is

only another term for Common Sense raquo (laquo Note A raquo Thomas Reid Works II Edinburgh 1895 p782)26 Meacuteditation III AT-VII-38 et AT-IX-3027 Regravegle IX AT-X-40128 Descartes nrsquoa jamais donneacute textuellement une approche naturaliste du sens commun (sauf eacuteventuellement

en AT-IX-70 Meditatio VI) On verra cependant que des aspects de cette Meditatio VI sont suceptiblesdrsquoune lecture posant lrsquoeacutegaliteacute entre instinct naturel et sens commun On trouve par ailleurs une mentiondans AT drsquoune telle provenance naturelle du sens commun mais sous la plume de la princesse Eacutelisabeth laquo sans leur assistance [elle parle de la lecture des Meacuteditations] les froideurs du nord et le calibre des gensavec qui je pourrais converser eacuteteindrait ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature et dontje reconnais lrsquousage par votre meacutethode raquo (AT-IV-448 Eacutelisabeth agrave Descartes en juillet 1646)

29 Eacutetienne Gilson Commentaire Ibid p82

NATURE 48

instinct naturel comme nous allons lrsquoenvisager dans le paragraphe qui vient Et srsquoil y a

dans la deacutefinition de la lumiegravere naturelle lrsquoideacutee drsquoune inclination celle-ci est moins

produite par un impetus naturalis en geacuteneacuteral que par laquo la spontaneacuteiteacute de ma nature raquo qui

reacuteclame que lrsquoinclination dont il srsquoagit soit libre30 Crsquoest pourquoi lrsquoappel de la lumiegravere

naturelle nrsquoest en rien comparable agrave laquo lrsquoappel agrave la ldquonaturerdquo de Pascal et Hume qui vient

pour suppleacuteer la ldquoraison impuissanterdquo raquo31 Chez ces auteurs en effet le recourt agrave lrsquoinstinct

et au cœur nrsquoa pas drsquoautre objectif que drsquoabaisser la raison et de promouvoir une

connaissance par laquo sentiment raquo (comme chez Buffier et la philosophie du sens commun en

geacuteneacuteral) supeacuterieure aux connaissances par raison ndash ainsi laquo plucirct agrave Dieu que nous nrsquoen

eussions au contraire jamais besoin et que nous connaissions toutes choses par instinct et

par sentiment raquo32

sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu

laquo Le bon sensIls sont contraints de dire ldquoVous nrsquoagissez pas de bonnefoi nous ne dormons pasrdquo etc Que jrsquoaime agrave voir cettesuperbe raison humilieacutee et suppliante raquondash Blaise Pascal Penseacutees Vaniteacute 38

laquo Instinct et raison marque de deux natures raquo33 eacutecrivait Pascal comme Descartes

distinguait en nous la nature intellectuelle et lrsquoinstinct naturel qursquoil situait sur deux plans

dissymeacutetriques

Prenons les Meacuteditations Meacutetaphysiques Il srsquoy trouve des lieux ougrave laquo la parole est

() donneacutee au ldquosens communrdquo raquo34 lequel est situeacute sur le plan de lrsquoinstinct naturel Par

exemple sponte et natura duce le sujet meacuteditant considegravere qursquoil est tout un ensemble de

30 Jean Laporte Le Rationalisme de Descartes op cit p14931 Ibid p15032 Blaise Pascal Penseacutees Fragment Grandeur ndeg614 Br sect282 Sellier sect14233 Blaise Pascal Penseacutees Sellier sect144 Ce fragment supporte deux interpreacutetations incompatibles Selon la

premiegravere Pascal distingue simplement ici lrsquohomme de lrsquoanimal (Pol Ernst Approches pascaliennesGembloux Duculot p130) Selon la seconde que nous deacutefendons il srsquoagit de distinguer deux natures enlrsquohomme ou deux instincts diffeacuterents conformeacutement agrave lrsquoesprit de la lettre de Descartes agrave Mersenne du 16octobre 1639 Cette interpreacutetation est notamment deacutefendue dans les notes agrave lrsquoeacutedition eacutelectronique des Penseacutees deD Descotes et G Proust (httpwwwpenseesdepascalfrGrandeurGrandeur8-approfondirphp)

34 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes op cit p247

NATURE 49

choses (un corps mais aussi un agent qui marche et qui sent et certainement une acircme qursquoil

conccediloit confuseacutement comme une matiegravere tregraves subtile) non en se reacuteglant sur quelque

eacuteducation scolastique ou sur lrsquoinfluence drsquoune coutume intellectuelle mais sur le seul

enseignement de la nature35 Tout au long des Meacuteditations cet enseignement de la nature

qui est laquo agrave lrsquoorigine du sens commun raquo36 reviendra sur un plan toujours diffeacuterent de celui

de la laquo lumiegravere naturelle raquo et dans un champ geacuteneacuteralement preacute-philosophique (ou post-

philosophique) Comme le sens commun en effet lrsquoenseignement de la nature se situe agrave un

niveau qui nrsquoest pas purement intellectuel crsquoest ce qui lui octroie un magistegravere si preacutegnant

sur nos opinions et nous donne une laquo tregraves grande inclination agrave croire (magnam

propensionem ad credendum) raquo37 certaines choses De ce point de vue le sens commun se

fond et se fonde dans une certaine obscuriteacute constitutive du plan du veacutecu irreacuteductible agrave

lrsquoapproche ratiocinante Examinons deux de ces champ drsquoapparition du preacute-philosophique

et leur statut dans lrsquoeacuteconomie de la Meditatio VI le problegraveme de lrsquoexistence des corps et

le statut ontologique de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps

(1) Quel creacutedit apporter agrave ce retour du sens commun dans lrsquoexercice meacuteditatif

Quand il srsquoagit par exemple de lrsquounion et de lrsquoexistence du composeacute humain dans sa

normaliteacute crsquoest-agrave-dire en tant qursquoil srsquoagit pour nous de nous conserver laquo lrsquoexpeacuterience ()

suffit qui est si claire qursquoil nrsquoy a pas moyen drsquoassurer le contraire (sed sufficit hic

experientia quaelig hic adeo clara est ut negari nullo modo possit) raquo38 Cette expeacuterience

quoi qursquoinfra-rationnelle semble tregraves assureacutee et se preacutesente comme un fait

ndash meacutetaphysiquement envisageacutee en effet elle ne sera jamais susceptible drsquoecirctre entiegraverement

expliqueacutee Claire cette expeacuterience ne lrsquoest pas eu eacutegard aux reacutequisits de la connaissance

bien au contraire cette expeacuterience qui est celle que fait le sens commun de lrsquounion est

fonciegraverement obscure quand elle est consideacutereacutee drsquoun autre point de vue Autrement dit

Descartes laquo laissant demeurer en son plan le primat du veacutecu raquo ne deacutefend cependant pas

une laquo philosophie de lrsquointuition raquo puisqursquoil se laquo refuse agrave voir dans le primat drsquoune

expeacuterience celui drsquoune certitude raquo39 Crsquoest-agrave-dire que le plan du veacutecu qui est celui ougrave

35 Meacuteditation II AT-VII-26 Selon H Gouhier crsquoest donc une laquo meacutetaphysique preacute-philosophique qui est agrave lafois mateacuterialisme et dualisme raquo qui srsquoexpeacuterimente dans lrsquoexpeacuterience naturelle (Penseacutee meacutetaphysique opcit p367)

36 Henri Gouhier Ibid p37137 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-798038 Entretien avec Burman AT-V-163 trad J-M Beyssade Il srsquoagit bien ici de consideacuterer lrsquohomme laquo tel

qursquoil est agrave preacutesent dans sa condition naturelle (ns) raquo (AT-V-159)39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p305-306

NATURE 50

srsquoexercent les droits du sens commun ne fonde ni nrsquoest fondeacute sur le plan de la certitude

qursquoest celui de lrsquoexercice meacutetaphysique (exercice qui nrsquoest pas deacutenueacute drsquoun caractegravere

expeacuterimental ndash mais dont il faut remarquer la singulariteacute eu eacutegard aux conditions normales

de lrsquoexpeacuterience quotidienne ) Il est ainsi notable que la question de lrsquounion de lrsquoacircme et du

corps ne soit pas traiteacutee dans les Meacuteditations si ce nrsquoest neacutegativement comme le signe drsquoun

lieu ougrave srsquoexercent laquo certaines faccedilons confuses de penser qui proviennent et deacutependent de

lrsquounion et comme du meacutelange de lrsquoesprit avec le corps (quam confusi quidam cogitandi

modo ab unione et quasi permixtione mentis cum copore exorti) raquo40 Le plan du veacutecu ougrave se

joue lrsquounion dans le champ du sens commun est le plan de la confusion ndash du moins en

attendant les deacuteveloppements ulteacuterieurs de la morale carteacutesienne En attendant il va nous

falloir laquo revenir en deccedilagrave de la philosophie ce qui assureacutement consiste moins agrave reacutesoudre

les problegravemes qursquoagrave ne plus les poser raquo et usant laquo de la vie et des conversations

ordinaires raquo laquo srsquoabstenant de meacutediter et drsquoeacutetudier raquo parvenir agrave laquo concevoir lrsquounion de

lrsquoacircme et du corps raquo41

Crsquoest pourquoi laquo ceux qui ne philosophent jamais raquo sont tregraves certains des laquo choses

qui appartiennent agrave lrsquounion de lrsquoacircme et du corps raquo42 dans la mesure ougrave ils suivent

scrupuleusement laquo lrsquoenseignement de la nature raquo et vivent pleinement sur ce mode

naturaliste Le fait de lrsquounion dont le statut est si difficile (voire impossible) agrave cerner

ontologiquement est au contraire drsquoune eacutevidence criante pour celui qui ne philosophe pas

nous nous eacuteprouvons essentiellement comme eacutetant intramondain composeacute et cela drsquoun

point de vue irreacuteductiblement facticiel et ontique lequel pour reprendre la penseacutee de

Heidegger est celui ougrave se situe par excellence le laquo sens commun raquo par diffeacuterence drsquoavec le

plan ontologique (qui est chez Descartes celui du dualisme des substances) qui le

laquo deacuteconcerte raquo profondeacutement43 Sur le plan laquo ontique raquo le sujet se considegravere

essentiellement en tant qursquolaquo ecirctre intramondain que nous deacutesignons par ce pronom

ldquonousrdquo raquo44 ecirctre qui est drsquoabord un ecirctre veacutecu eacuteprouveacute comme union sur la base drsquoun jeu

drsquoimpulsions naturelles drsquoinstincts et de sentiments confus

40 Meacuteditation VI AT-VII-81 et AT-IX-6441 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-692 et Ferdinand Alquieacute Ibid p30942 Agrave Eacutelisabeth le 28 juin 1643 AT-III-69243 laquo Daszlig den gemeinen Verstand das ontologisch Erkannte mit Ruumlcksicht auf das ihm einzig ontisch

Bekannte befremdet darf nicht verwundern raquo (Martin Heidegger Ecirctre et Temps sect39 trad E Martineaueacutedition numeacuterique p159) Le caractegravere deacuteconcertant de ce plan ontologique pour ceux qui ont lesentiment commun de leur union sur le mode de la quotidienneteacute est bien marqueacute dans la correspondanceavec Eacutelisabeth

44 Denis Kambouchner laquo La troisiegraveme inteacuterioriteacute linstitution naturelle des passions et la notion carteacutesiennedu ldquosens inteacuterieurrdquo raquo art cit p481

NATURE 51

Comme on lrsquoa deacutejagrave remarqueacute laquo cette impulsion (impetus) de la nature est mise en

structure oppositionnelle avec la lumiegravere naturelle raquo45 ndash dans lrsquoinstinct naturel se joue cette

reacutesistance des forces non-rationnelles qui furent mises entre parenthegravese par lrsquoeacutepisode du

doute Et si une eacutetude affineacutee montre que tout ce que la philosophie du sens commun

nomme des premiegraveres veacuteriteacutes correspond agrave laquo pratiquement tout ce que Descartes dans les

Meacuteditations avait deacuteclareacute mettre en doute raquo autrement dit des veacuteriteacutes de fait46 crsquoest que les

veacuteriteacutes que le sens commun admet comme certaines parce qursquoindeacutemontrables (par exemple

lrsquounion laquo laquelle effectivement ne nous est pas connue raquo47) eacutemanent drsquoun instinct naturel

qui ne pouvait qursquoecirctre douteux aux yeux de Descartes Le problegraveme selon Buffier est qursquoil

est impossible de deacutemontrer ces veacuteriteacutes de fait ce qui est particuliegraverement manifeste dans

le cas de lrsquounion qui suppose ce retour au plan du veacutecu Crsquoest pourquoi les veacuteriteacutes que la

philosophie du sens commun pense indeacutemontrables et qui furent mises entre parenthegraveses

par Descartes reacuteapparaissent dans la sixiegraveme Meacuteditation sous la forme drsquoun instinct

naturel Apregraves avoir quitteacute le sens commun la meacuteditation le retrouve car laquo le philosophe

[devait] () partir de ce qursquoil croyait avec lrsquohomme de la rue pour discerner ce qui eacutetait

vraiment dicteacute par la nature raquo48

(2) Crsquoest agrave partir de cet eacuteleacutement naturel eacutepauleacute par la laquo veacuteraciteacute divine raquo que

srsquoadministre la laquo preuve de lrsquoexistence des corps raquo ndash preuve dont les carteacutesiens lrsquoont vu on

peut douter qursquoelle srsquoarrange en toute laquo rigueur geacuteomeacutetrique raquo49 Et cependant

Malebranche affirme que pour ce qui est de lrsquoexistence des corps Descartes nrsquoa pas voulu

laquo la prouver par des preuves sensibles quoiqursquoelles paraissent tregraves convaincantes au

commun des hommes raquo50 On peut en douter dans la mesure ougrave le cœur de lrsquoargument

45 Dans le cadre drsquoune opposition entre la Nature-Deacuteesse et la Nature-Dieu cf Andreacute Robinet op citp354 et supra sect9

46 laquo In dieser Aufzaumlhlung der premiegraveres veacuteriteacutes ist praktisch all das enthalten was Descartes in denMeditationes fuumlr bezweifelbar erklaumlrt hatte raquo (Johano Strasser art cit p181) Sur cette structuredrsquoopposition cf notre deacuteveloppement laquo Quelles sont les veacuteriteacutes du sens commun raquo in LouisRouquayrol Ibid p68-70 Nous remarquions alors laquo Peut-ecirctre de faccedilon poleacutemique Buffier prend pourdes veacuteriteacutes du sens commun ce que Descartes avait deacutemontreacute avec tout un dispositif au long desMeacuteditations Meacutetaphysiques raquo La lecture de lrsquoarticle de Strasser depuis nous a confirmeacute dans notreanalyse

47 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique VI op cit p11748 Henri Gouhier Ibid p37049 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute VIegrave Eacuteclaircissement in Œuvres Bibliothegraveque de la

Pleacuteiade 1979 tI p837 On connaicirct la solution de Malebranche laquo la foi oblige agrave croire qursquoil y a descorps raquo (Ibid p838)

50 Nicolas Malebranche Ibidem Crsquoest au contraire la deacutemarche de la philosophie du sens commun ndash ClaudeBuffier accordera agrave partir drsquoune reacuteflexion malebranchiste que le sens commun ne srsquoembarrasse pas de

NATURE 52

carteacutesien couple lrsquoinclination naturelle agrave croire et la veacuteraciteacute divine mrsquoassurant de la reacutealiteacute

des ideacutees des corps alors mecircme que je nrsquoai en moi aucune laquo aucune faculteacute pour connaicirctre

que cela soit (nullam facultatem mihi dederit ad hoc agnoscendum) raquo51 Dans lrsquoordre

argumentatif donc le sens commun est soutenu par la veacuteraciteacute divine ndash crsquoest que dans

lrsquoordre ontologique la preacutesence en nous de cette puissance drsquoinclination naturelle est

drsquoorigine divine car laquo par la nature consideacutereacutee en geacuteneacuteral (per naturam enim generaliter

spectatam) raquo par cette nature qui mrsquoincline agrave croire agrave lrsquoexistence de telle ou telle reacutealiteacute

mateacuterielle laquo je nrsquoentends maintenant autre chose que Dieu mecircme (nihil nunc aliud quam

vel Deum ipsum intellego) raquo52 De mecircme dans la philosophie du sens commun nous

tenons notre sens commun tantocirct de Dieu tantocirct de la nature Cependant Claude Buffier

affirme plus volontiers lrsquoorigine naturelle du sens commun que son origine divine ndash son

laquo vague deacuteisme raquo autorise cependant peut-ecirctre une telle ambiguiumlteacute de fondement53

Dans une filiation plus pascalienne que malebranchiste le sens commun buffieacuterien

donne ainsi aux premiers principes le statut de veacuteriteacutes connues par sentiment et instinct en

leur genre laquo claires et entendues de tous les hommes raquo et qursquoil est impossible de

deacutemontrer ainsi le fait que nous ne recircvons pas autrement dit lrsquoexistence reacuteelle du monde

exteacuterieur54

deacutemontrer lrsquoexistence des corps qursquoil y a mecircme quelque chose drsquoabsurde agrave vouloir le faire Le statut qursquoilaccorde agrave lrsquoexistence des corps est donc le suivant il se dit drsquoaccord laquo un philosophe des plus judicieux[lui-mecircme ] qui me parlant de lrsquoexistence des corps disait qursquoon ne pouvait pas en disconvenir sans ecirctrefou mais qursquoapregraves tout ce nrsquoeacutetait point lagrave des veacuteriteacutes ineacutebranlablement certaines et absolumenteacutevidentes raquo (Eacuteleacutements Ibid p127) Cette question leacutegueacutee par le carteacutesianisme est cruciale dans ledeacuteveloppement de la philosophie du sens commun (cf la synthegravese de Maxime Chastaing agrave ce sujet dansson article laquo Lrsquoabbeacute de Lanion et le problegraveme carteacutesien de la connaissance drsquoautrui raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T141 1951 p228-248)

51 Meacuteditation VI AT-IX-63 et AT-VII-8052 Meacuteditation VI AT-IX-64 et AT-VII-8053 Selon son ami Jean Meslier (cf Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et

reacutevolutionnaire sous Louis XIV Julliard 1965 p191) Voir eacutegalement sur ce point notre travail drsquoeacutetudeet de recherche Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude Buffier (suivit du texte de 1725)2016 p8-9 La seule fois ougrave srsquoatteste chez Claude Buffier une origine divine du sens commun crsquoestdrsquoailleurs dans le cadre drsquoune discussion du miracle (si nous nrsquoy croyions pas laquo ce serait Dieu mecircme quinous tromperait par la lumiegravere du sens commun qursquoil a mise en nous raquo (Exposition des preuves de lareligion sect246 in Cours de science p1352) ndash lequel deacutepasse notre raison mais preacutecisement pas le senscommun qui est capable drsquoy croire On se trouve dans un contexte remarquablement opposeacute agrave celui de lapenseacutee carteacutesienne dans la Meditatio VI ougrave celui-ci fonde le rapport entre sens commun (ou instinctnaturel) et Dieu sur la reacutegulariteacute naturelle et non sur lrsquoexception (miracle) sans quoi lrsquoassurance de cefondement serait probleacutematique Sur le rapport entre sens commun et miracle cf Annexe 2

54 Blaise Pascal De lrsquoEsprit Geacuteomeacutetrique Section II GF 1985 p86 Il srsquoagit preacutecisement selon Laportedrsquoun laquo appel agrave la nature raquo eacutetranger agrave Descartes que drsquoinvoquer laquo agrave lrsquoappui des principes premiers la forcede lrsquoinstinct et du cœur raquo (Ibid p150-151) Par diffeacuterence drsquoavec Descartes Pascal introduit en effet unediscontinuiteacute entre le domaine de lrsquointuition et celui de la raison (Le cœur et la raison selon Pascalp105-106) Rappelons que chez Descartes lrsquointuitus peut avoir la dimension reacutecapitulatoire drsquoune chaicircnede raisons (Regravegle VII en particulier) Pour ces questions cf infra sect15

NATURE 53

Srsquoil existe donc un champ propre pour lrsquoinstinct naturel dans la Meditatio VI son

ambiguiumlteacute est notable dans le cadre de lrsquounion il semble se dessiner sur son plan propre

impermeacuteable agrave lrsquoenchaicircnement rationnel dans une confusion qui le destitue de tout

exercice meacutetaphysique possible ndash pour ce qui est de la question de la preuve des corps il

srsquoinsegravere agrave nouveau dans la chaicircne argumentative et a valeur de preuve en tant qursquoil est

soutenu par la veacuteraciteacute divine Avec une grande peacuteneacutetration Ferdinand Alquieacute a vu lagrave une

grande leccedilon de la sagesse carteacutesienne Descartes ne srsquoest en effet pas contenteacute drsquoaffirmer

la seacuteparation du plan du veacutecu et du plan philosophique mais il a aussi reconnu dans le

recourt agrave lrsquoEcirctre divin sans donner laquo aux problegravemes aucune solution conceptuelle raquo une

faccedilon de laquo retrouver dans la lumiegravere lrsquouniteacute que la vie preacutesentait dans les teacutenegravebres de

lrsquoinstinct et que la connaissance a dissocieacute raquo55 et ce faisant il aura peut ecirctre contribueacute agrave

reacuteconcilier les plans de la philosophie et du sens commun ndash ouvrant la voie agrave ce que nous

nommerons en conclusion un laquo rationalisme du sens commun raquo

55 Ferdinand Alquieacute op cit p317

MORALE 54

4) MORALE

laquo Le sens commun (sensus communis) cette premiegravereforme drsquoentendement consideacutereacutee drsquoordinaire au seul titrede faculteacute de connaissance pratique une mine de treacutesorscacheacutes dans la profondeur de lrsquoacircme raquondash Kant Anthropologie du point de vue pragmatique sect40

Le carteacutesianisme nrsquoest pas un commencement radical agrave titre de matiegravere premiegravere

de la penseacutee des veacuteriteacutes eacuteternelles et inneacutees sont entrrsquoaperccedilues laquo sans meacuteditation raquo par tout

un chacun1 Ces ideacutees inneacutees sont agrave la fois drsquoordre scientifique (cf infra chapitre 5) et

moral seulement les raisons de ces veacuteriteacutes sont ignoreacutees tant que laquo la reacuteflexion

ulteacuterieure raquo nrsquoa pas laquo [justifieacute] ces intuitions initiales en les fondant sur la systeacutematisation

ordonneacutee de toutes les connexions qui garantissent leur exactitude raquo2

Cependant dans le cas de la morale carteacutesienne la laquo systeacutematisation raquo fait deacutefaut

pour des raisons de fait drsquoabord lrsquoœuvre du philosophe ayant eacuteteacute interrompue par sa mort

pour des raisons de droit ensuite agrave cause de la difficulteacute du discours en reacutegime moral3 La

principale difficulteacute de ce type de discours tient en effet peut-ecirctre agrave son rapport

probleacutematique au sens commun de tout un chacun en matiegravere morale le laquo preacute-connu raquo

(crsquoest-agrave-dire les notions premiegraveres connues de tous) sur lesquelles le philosophe doit faire

reacuteflexion laquo sera essentiellement complexe eacutetendu et diversifieacute raquo4 Srsquoagissant du bien et du

mal en effet mais aussi du rapport entre lrsquohomme et ses conditions sociales drsquoexistence

(les lois et coutumes de son pays) le jugement de chacun srsquoinscrit dans lrsquohorizon de ce que

1 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-52 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Puf 1957 p37 Agrave lrsquoappui de lrsquoinneacuteiteacute des veacuteriteacutes

morales qui en garantit lrsquoobjectiviteacute laquo les premiegraveres semences de veacuteriteacute disposeacutees par la nature danslrsquoesprit humain () avaient tant de force dans cette naiumlve et simple Antiquiteacute que par la mecircme lumiegravere delrsquoesprit qui leur faisait voir qursquoon doit preacutefeacuterer la vertu agrave lrsquoutile tout en ignorant pourquoi il en est ainsices anciens anciens avaient aussi reconnu certaines ideacutees vraies de la philosophie et des matheacutematiques raquo(Regravegle IV AT-X-376) Ce passage et son interpreacutetation par Rodis-Lewis montrent agrave la fois que la reacuteflexionphilosophique reacute-institue les veacuteriteacutes du bon sens (cf supra chapitre 2) et lrsquoascendance stoiumlcienne de cettepenseacutee morale puisque laquo la sapientia stoiumlcienne est indistinctement une vertu et une science raquo contrelrsquoaristoteacutelisme (Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Pierre-Franccedilois Moreau(dir) Le retour des philosophes antiques agrave lrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecleParis Albin Michel 1999 p253) mais aussi contre Montaigne et Charron Sur lrsquounivociteacute de la sagessepermettra lrsquoadeacutequation du bon sens et du libre-arbitre cf infra sect15

3 Il y a donc plutocirct chez Descartes en matiegravere morale laquo une coheacuterence qui nrsquoest pas drsquoespegravece dogmatiqueet ne se compromet jamais avec lrsquoesprit de systegraveme raquo (Denis Kambouchner Descartes et la philosophiemorale laquo Introduction raquo Hermann 2008 p17)

4 Denis Kambouchner laquo Introduction raquo Ibid p15

MORALE 55

les anthropologues contemporains nomment un laquo sens commun local raquo et de ce point de

vue local il nrsquoy a pas laquo de speacutecialistes reconnus du sens commun raquo puisque laquo chacun pense

qursquoil est un expert raquo5

De lagrave puisqursquoil nrsquoy a pas de speacutecialiste aveacutereacute de ce preacute-connu moral qursquoest le sens

commun la reacuteticence de Descartes agrave srsquoaventurer aux conseils en matiegravere pratique Il est

douteux cependant que Descartes livre entiegraverement la morale agrave ce preacute-connu il faut degraves

lors srsquointerroger sur le rapport entre celui-ci en tant qursquoil est constitueacute par le sens commun

et la laquo plus parfaite morale raquo6 dernier fruit de la philosophie On peut srsquoattendre agrave ce que le

preacute-connu en matiegravere morale (notamment constitueacute par la laquo conversation raquo avec laquo les

autres hommes raquo mais aussi on lrsquoimagine par certaines laquo notions raquo acquises laquo sans

meacuteditation raquo) diffegravere quelque peu du dernier degreacute de la sagesse que cherche agrave atteindre la

philosophie7 Car srsquoil est vrai que eu eacutegard agrave lrsquoincertitude de la pratique le sens commun

aurait pu y trouver son lieu privileacutegieacute cependant loin de livrer la morale agrave une laquo apologie

du sentiment ou de lrsquoinstinct raquo Descartes laquo tend toujours agrave reacuteduire la part du ldquodouteuxrdquo raquo8

autrement dit agrave deacutepasser ces premiers degreacutes de la sagesse pour en atteindre un

laquo incomparablement plus haut et plus assureacute raquo

Deux niveaux sont donc agrave distinguer (1) en se situant sur le plan du preacute-connu la

morale (notamment par provision) accorde une importance non neacutegligeable au sens

commun mais seulement nous le verrons lorsque celui-ci prend la forme factuelle drsquoun

jugement droit en accord avec la seule deacutefinition rigoureuse qursquoa donneacute Descartes du sens

commun La morale par provision dans cette mesure pourra nrsquoecirctre pas arbitraire et le sens

commun qursquoelle implique entendu en un sens eacuteminent (sens que nous deacutegagerons par la

meacutediation de Kant) pourra menera agrave un autre plan (2) celui du bon sens seul bien que lrsquoon

laquo puisse absolument nommer bien raquo9

5 Clifford C Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo in Savoir local savoir global Puf2012 p132 La reacutefeacuterence agrave Descartes semble ici tacite Lrsquoauteur conclut laquo eacutetant commun le senscommun est ouvert agrave tous le bien commun drsquoau moins comme nous dirions tous les citoyens seacuterieux raquoAutrement dit laquo en matiegravere de morale les hommes savent bien raquo (Denis Kambouchner Ibid p16)

6 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-147 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-58 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p112 On retrouve agrave nouveau ici cette opposition structurelle de la Nature-

Deacuteesse (qui inspirera les theacuteoriciens du sentiment moral) et de la Nature-Dieu (cf supra chapitre 3)9 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-237

MORALE 56

sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore

laquo [Le] sens commun qui nrsquoest assureacutement pas le bon sens raquondash Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle p186

On ne trouve dans le corpus carteacutesien qursquoune seule deacutefinition en forme du laquo sens

commun raquo La difficulteacute est qursquoelle se trouve dans une lettre ou un fragment de lettre dont

on ne connaicirct ni la date ni le destinataire10 Pour notre propos elle a cependant une

importance capitale elle introduit le sens commun dans son acception morale nous

permet de le distinguer du bon sens et ce faisant de clarifier la penseacutee carteacutesienne Citons

in extenso le fragment qui nous inteacuteresse (dont toute la richesse srsquoexprime en latin) et la

traduction que nous en proposons

Nescio utrum fando acceperim an vero divinarim DN Scholae nugas nonmultum curare hocque ingenii acumini et perspicuitati adscribo quam interanimi virtutes eundem locum tenere existimo ac Principes inter homines Ausimvero animus inducere ut credam eandem hanc ingenii vim quaelig vulgarisPhilosophiaelig opinionum contemptus apud illum parit forte commendaturam meassiquidem de iis audivisset meas enim cum sensu communi qui cum rectojudicio idem est conciliare conor contra vero Regentes ut doctiores videanturmulta dicere affectant cum sensu illo communi pugnantia (AT-IV-697 l15-25)

laquo Je ne sais si jrsquoai appris par ouiuml-dire ou si jrsquoai veacuteritablement devineacute que DN nese soucie pas beaucoup des bagatelles de lrsquoEacutecole ce que jrsquoattribue agrave la finesse etperspicaciteacute drsquoesprit que je considegravere tenir la mecircme place entre les vertus delrsquoacircme que les princes entre les hommes Jrsquoose vraiment me persuader agrave croire quecette mecircme puissance de lrsquoesprit qui fait naicirctre chez lui le meacutepris des opinions dela philosophie vulgaire drsquoaventure lui ferait valoir les miennes si vraiment il lesavait entendues en effet je tente de concilier les miennes avec le senscommun qui est la mecircme chose que le jugement droit au contraire en veacuteriteacutedes Reacutegents qui pour paraicirctre plus doctes ambitionnent de dire beaucoup dechoses qui contredisent ce sens commun raquo

Indeacutependamment du fait qursquoil est impossible drsquoen savoir plus sur le mysteacuterieux

Monsieur N dont il est question ce fragment livre le cœur de la conception carteacutesienne le

sens commun est laquo la mecircme chose que le jugement droit raquo (ou laquo la rectitude du

jugement raquo) Crsquoest en effet ainsi qursquoil faut traduire ce passage tregraves alteacutereacute dans la version

10 Lrsquoeacutedition Adam-Tannery la situe en 1646 adresseacutee agrave Boswell (AT-IV-684) Dans la nouvelle eacutedition desŒuvres complegravetes Jean-Robert Armogathe apregraves Costabel et de Waard preacutefegravere les anneacutees 1635-1636 etadresse ces fragments de lettre agrave Mersenne (cf note 1 page 846 de la Correspondance 1 Gallimard2013) en donnant la traduction (probleacutematique) de Clerselier (Agrave Mersenne Lettre 3615 p132)

MORALE 57

franccedilaise de Clerselier qui eacutecrit laquo le sens commun qui est le mecircme que le bon sens raquo Le

bon sens rappelons-le nrsquoest pas rectum judicium mais vim incorrupte judicandi11 crsquoest

pourquoi pour faire droit agrave la speacutecificiteacute de lrsquoexpression carteacutesienne il faut tacirccher de

distinguer le sens commun du bon sens comme le fait de la puissance (ou de la faculteacute)

Une autre lecture confondant les deux rendrait notre travail passablement difficile On

trouve en effet dans ce passage une caracteacuterisation complegravete du sens commun qui

conformeacutement agrave ce que nous avancions en introduction nrsquoest pas seulement une faculteacute

mais aussi quelque chose drsquoobjectif ici le fait drsquoun jugement droit ou drsquoun ensemble de

jugements droits Crsquoest uniquement en un sens subjectif que le sens commun est laquo le mecircme

que le bon sens raquo comme lorsque lrsquoon dit de quelqursquoun qursquoil laquo nrsquoa pas le sens commun raquo12

Avoir le sens commun et se concilier avec lui (ou en faire preuve) signifient deux choses

diffeacuterentes dans le premier cas on possegravede une faculteacute (ou une puissance vim qursquoil

vaudra mieux nommer laquo bon sens raquo) dans le second cas on effectue ou on srsquoaccorde avec

un recto judicio Avec le bon sens on possegravede une vertu autrement dit une puissance qui

tient laquo la mecircme place entre les vertus de lrsquoacircme que les princes entre les hommes raquo et qui

sera plus tard caracteacuteriseacutee comme le seul vrai bien ndash preuve que le laquo bon sens raquo a chez

Descartes une digniteacute supeacuterieure au laquo sens commun raquo

Ainsi en deacutecidant de ne pas recouvrir cette ambiguiumlteacute en refusant de postuler

lrsquoeacutegaliteacute du bon sens et du sens commun on srsquoautorise agrave remonter la ligneacutee stoiumlcienne du

sens commun dans son acception irreacuteductiblement morale et non seulement

eacutepisteacutemologique car crsquoest en ce sens qursquoil faut entendre lrsquoexpression laquo se conformer avec

le sens commun raquo

La dimension morale (et stoiumlcienne) du sens commun se deacutevoile agrave la lecture drsquoun

autre passage remarquable dans lequel Descartes mentionne explicitement ce recto judicio

Il ne srsquoagit pas alors pour notre auteur de parler en son nom mais de citer Seacutenegraveque lequel

11 Autrement dit laquo puissance de juger sainement raquo dans la version latine du Discours (AT-VI-541) quitraduit ainsi la fameuse laquo puissance de bien juger raquo du deacutebut du texte franccedilais

12 Crsquoest agrave ce moment lagrave que lrsquoambiguiumlteacute est la plus forte Cependant Descartes ne nourrit que tregraves peut cetteambivalence en nrsquoutilisant geacuteneacuteralement lrsquoexpression laquo avoir le sens commun raquo (qui exprime lrsquoideacutee drsquounepuissance ou drsquoune faculteacute) que dans des cas poleacutemiques Gassendi ainsi laquo nrsquoa pas le sens commun[= bon sens] et ne sais en aucune faccedilon raisonner raquo (agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389) Poursignifier la dimension objective il aurait fallu dire qursquoil laquo ne fait pas preuve de sens commun raquo ou qursquoillaquo ne juge pas conformeacutement au sens commun raquo Il est tregraves probable que cette reacuteticence chez Descartes agraveparler du sens commun comme drsquoune faculteacute (ce qui nrsquoest pas cas drsquoEacutelisabeth par exemple qui eacutevoquelaquo ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature raquo AT-IV-448) tient agrave sa tentative de se deacutetacherde la scolastique qui justement consideacuterait le sens commun comme une faculteacute

MORALE 58

aurait eu raison drsquoaffirmer que laquo beata vita est in recto certoque judicio stabilita raquo13 La

citation est extraite du texte de Seacutenegraveque De vita beata dont Descartes a recommandeacute la

lecture agrave la princesse Eacutelisabeth pendant lrsquoeacuteteacute 1645 Il srsquoagit lagrave selon Descartes drsquoune

laquo deacutefinition du souverain bien raquo peut-ecirctre la meilleure qursquoa livreacute Seacutenegraveque et dont le sens

est agrave mettre en lien avec la premiegravere deacutefinition qursquoil en avait donneacute (au troisiegraveme chapitre

du De vita beata) selon laquelle le souverain bien reacutesiderait dans le fait que crsquoest laquo agrave la

nature [qursquoil faut] donner [son] assentiment raquo14

Le lien entre les deux deacutefinitions (que lrsquoon laquo ne voit pas assez raquo se plaint

Descartes15) reacutesiderait justement dans le fait que pour vivre conformeacutement agrave la nature en

geacuteneacuteral et agrave notre nature en particulier il faut que laquo lrsquoacircme soit saine raquo16 par quoi Descartes

comprend qursquoil faut laquo vivre suivant la vraie raison raquo agrave nouveau agrave distinguer des

laquo inclinations naturelles raquo qui nous laquo portent ordinairement agrave suivre la volupteacute raquo17 Dans le

domaine moral lrsquoopposition des deux Natures est donc reconduite et le sana mens est

nettement seacutepareacutee de lrsquoimpetus (Nature-Deacuteesse) puisqursquoelle ne se soumet agrave la Nature qursquoen

tant qursquoelle est lrsquoordre que Dieu a mis dans le monde

Crsquoest pourquoi que le sana mens (ou nous le verrons bona mens eacutegalement en

reacutegime stoiumlcien) puisse laquo acqueacuterir toutes les vertus par le seul exercice intellectuel du

jugement raquo est laquo une thegravese dont lrsquoorigine stoiumlcienne est peut douteuse raquo18

13 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-274 laquo La vie heureuse trouve sa stabiliteacute et immutabiliteacute dans unjugement droit et fixe raquo (trad Eacutemile Breacutehier Les Stoiumlciens II Gallimard 1962 p728) La citation esttireacutee du De vita beata sect5 dans le chapitre intituleacute par Breacutehier laquo Diverses deacutefinitions de la vie heureuse etdu souverain bien selon les stoiumlciens raquo

14 laquo Interim quod inter omnes Stoicos convenit rerum naturaelig assentior raquo (De vita beata 3) Crsquoestlaquo lrsquoaxiome moral fondamental du stoiumlcisme raquo (Eacutemile Breacutehier Ibid p1320) Descartes cite eacutegalement lasuite qui va avec cet axiome laquo ab illa non deerrare et ad illius legem exemplumque formari sapientiaest Beata est ergo vita conveniens naturaelig suaelig raquo

15 Ibid AT-IV-274 Le reproche qursquoil fait agrave Seacutenegraveque est de maniegravere geacuteneacuterale de manquer de meacutethode Safaccedilon drsquoexposer nrsquoest laquo pas assez exacte pour meacuteriter drsquoecirctre suivie raquo (agrave Eacutelisabeth le 4 aoucirct 1645 AT-IV-263)

16 laquo Si primum sana mens est et in perpetua possessione sanitatis suaelig raquo (De vita beata 3) On sait que levocabulaire du sanus (raisonnable sain en bon eacutetat) est lieacute agrave celui du sens commun chez Descartes(cf Recherche de la veacuteriteacute ougrave sens commun se dit sanus sensus) Dans la traduction latine du deacutebut duDiscours le incorrupte se rapporte agrave ce champ lexical Dans le latin de Ciceacuteron le bon sens ou la raison(au sens de raisonnable) se dit sana mente Dans ce passage de Seacutenegraveque il semble que sana doive se lireen deux sens meacutedical (la santeacute de lrsquoacircme par opposition agrave la folie) et intellectuel (la raison)

17 Agrave Eacutelisabeth le 18 aoucirct 1645 AT-IV-273 et 274 Pour la structure drsquoopposition des inclinations naturellesdu sens commun et du bon sens cf supra chapitre 3

18 Eacutedouard Mehl laquo Les meacuteditations stoiumlciennes de Descartes raquo in Le retour des philosophes antiques agravelrsquoAcircge classique Le stoiumlcisme au XVIegrave et au XVIIegrave siegravecle op cit p264

MORALE 59

Est-ce agrave dire que comme Seacutenegraveque il considegravere que le sanus doive ecirctre opposeacute au

champ du sens commun en eacutetant eacuteloigneacute du domaine des instincts Car en effet dans son

traiteacute le maicirctre stoiumlcien met en garde son fregravere Gallion en lrsquoencourageant agrave se deacutetourner de

la foule Pour la premiegravere fois de faccedilon aussi nette la distinction eacutetait faite entre la vie

guideacutee par la croyance la foule et les errements du grand nombre par opposition agrave la vie

selon la pure raison srsquoil faut laquo chercher le meilleur et non ce qui est le plus commun raquo

crsquoest justement parce que au niveau du commun laquo chacun preacutefegravere croire les autres plutocirct

que juger raquo19

Cependant cet ideacuteal autarcique du sage stoiumlcien seacutepareacute de la foule est vivement

reprocheacutee par Descartes qui remarque que lrsquoauteur laquo semble enseigner qursquoil suffit drsquoecirctre

extravagant pour ecirctre sage raquo20 En un sens faible cela signifie seulement que la dissociation

drsquoavec le vulgaire nrsquoest pas une condition neacutecessaire agrave la formulation du jugement droit et

agrave lrsquoacquisition de la vertu En un sens plus fort que lrsquoon peut soutenir ici Descartes semble

consideacuterer que se deacutetourner du sens commun peut ecirctre preacutejudiciable au point de vue moral

Crsquoest drsquoailleurs un thegraveme classique au XVIIegraveme que de reprocher au stoiumlcisme de choquer le

sens commun en voulant srsquoen eacuteloigner ainsi Balzac le correspondant de Descartes apregraves

que la vague neacuteo-stoiumlcienne se soit retireacutee eacutecrit qursquoil est enfin laquo permis de parler librement

de Zenon et de Chrysippe et de dire que les opinions de ces Ennemis du Sens commun

estoient quelquefois plus estranges que les plus estranges fables de la Poeacutesie raquo21

Crsquoest pourquoi Descartes lorsqursquoil se rapproche de la doctrine morale des stoiumlciens

en particulier dans la troisiegraveme regravegle de la morale par provision est sujet agrave des attaques qui

lui reprocheraient de ne pas avoir le sens commun Ainsi sur la distinction toute stoiumlcienne

de ce qui deacutepend de nous et de ce qui nrsquoen deacutepend pas22 on peut lui objecter qursquolaquo un

homme drsquoun sens commun ne se persuadera jamais que rien ne soit en son pouvoir que ses

19 laquo Et dum unusquisque mavult credere quam judicare raquo (De vita beata 1) donc laquo quaeligramus quidoptimum factum sit non quid usitatissimum raquo (3) Breacutehier note laquo la distinction faite ici entre juger(judicare) et croire (credere) preacutesente une netteteacute remarquable qui dans un certaine mesure est un faitnouveau raquo (Ibid p1319)

20 Agrave Eacutelisabeth Ibid AT-IV-27221 Jean-Louis Guez de Balzac laquo Le chicaneur convaincu de faux Dissertation VI agrave Monsieur Descartes raquo

in Œuvres II Paris 1655 p312 sq citeacute par Adam-Tannery en note agrave la lettre XXXII de Balzac du 25avril 1631 AT-I-201 Les auteurs neacuteo-stoiumlciens ici critiques sont Juste-Lipse et laquo M le Garde des Sceauxdu Vair raquo

22 Le Manuel drsquoEacutepictegravete srsquoouvre sur cette distinction laquo il y a ce qui deacutepend de nous il y a ce qui ne deacutependpas de nous raquo (Les Stoiumlciens II Ibid p1111) Il y a lagrave laquo comme une reacuteminiscence de cette lecture[drsquoEacutepictegravete] raquo souligne Victor Brochard dans un article qui a ouvert agrave lrsquoeacutetude des rapports de Descartes austoiumlcisme (laquo Descartes stoiumlcien contribution agrave lrsquohistoire de la philosophie carteacutesienne raquo RevuePhilosophique de la France et de lrsquoEacutetranger T 9 Janvier agrave Juin 1880 p549-550) Reacuteminiscence drsquoautantplus remarquable qursquoelle laquo reste toutefois sans justification speacutecifique raquo (note 231 Œuvres IIIGallimard 2009 p637)

MORALE 60

penseacutees raquo certes il a quelque chose du bon sens populaire dans lrsquoideacutee de faire laquo de

neacutecessiteacute vertu raquo (selon lrsquoexpression du Discours) cependant on peut objecter qursquoayant le

sens commun on peut laquo meacutepriser les choses possibles () sans les feindre impossible raquo agrave

moins drsquoecirctre lagrave dans une laquo fiction raquo ou une extravagance philosophique23

La reacuteponse de Descartes agrave cette objection srsquoest voulue bienveillante il est vrai que

les choses exteacuterieures sont en notre pouvoir mais pas absolument parlant ndash et drsquoailleurs

dans un passage absolument remarquable du point de vue sociologique Descartes affirme

par la neacutegative qursquoil est de la preacuterogative des gens du peuple drsquoen ecirctre averti eux qui ne

virent pas enfants leurs caprices combleacutes par les nourrices et les percepteurs24 Certes

cela va contre nos laquo appeacutetits naturels raquo que de le reconnaicirctre ndash mais comme la vraie raison

nous lrsquoindique il nrsquoy a laquo personne qui puisse faire difficulteacute agrave lrsquoaccorder raquo25 En effet nos

inclinations encourageacutees par notre eacutegoiumlsme drsquoenfants aguerris par le temps ougrave tout le

monde tournait autour de nous nous aura empecirccheacute de bien concevoir cette veacuteriteacute de la

raison et ainsi drsquoautant plus serons nous trompeacutes que nous avons eacuteteacute eacuteleveacute parmi les

Grands De ce point de vue la maxime de la reacutesignation prend toute sa dimension pour

ceux qui ont eu un rapport plus grand agrave la neacutecessiteacute dans leur enfance maxime toute

populaire donc et finalement peu eacuteloigneacutee du sens commun

sect14 Se concilier avec le sens commun

Srsquoil est hors de doute que la reacutefeacuterence au recto judicio est drsquoascendance stoiumlcienne

lrsquoeacuteloignement qursquoaffecte Descartes avec ces theacuteories de lrsquoAntiquiteacute et lrsquoideacuteal drsquoaccessibiliteacute

morale laquo aux plus ignorants raquo qursquoil inscrit en structure drsquoopposition avec cette preacuteciositeacute

des Anciens26 demande agrave repenser le sens de ce stoiumlcisme en lien avec lrsquoideacutee drsquoun sens

23 Pollot agrave Descartes feacutevrier 1638 AT-I-513 (pas de nom du destinateur dans AT J-R Armogathe enaccord avec lrsquoeacutedition reacuteviseacutee drsquoAT donne Pollot agrave Reneri pour Descartes)

24 Agrave Pollot avril ou mai 1638 AT-II-37 Ainsi laquo ce sont ordinairement [les grands] qui supportent le plusimpatiemment les disgracircces de la fortune raquo Lrsquoideacutee drsquoun laquo stoiumlcisme populaire raquo qui est ici preacutesent encreux fera lrsquoobjet de deacuteveloppements sociologiques notables agrave commencer par Pierre Bourdieu lasagesse populaire stoiumlcienne est laquo acquise agrave lrsquoeacutepreuve de la neacutecessiteacute de la souffrance de lrsquohumiliation() forme drsquoadaptation aux conditions drsquoexistence et () deacutefense contre ces conditions raquo (La DistinctionCritique sociale du jugement 1979 Minuit p458-459)

25 Agrave Reneri pour Pollot avril ou mai 1638 AT-II-3738 On remarque agrave nouveau agrave la lecture de cette lettreque lrsquoopposition du bon sens (tout le monde accorde que) aux instincts est une constante de lrsquoanneacutee1638 Cf agrave ce sujet supra 3a)

26 Dans un passage du Discours I AT-VI-8 Le thegraveme exprimeacute en termes explicitement chreacutetiens (Matthieu

MORALE 61

commun le tout en conservant lrsquoideacutee carteacutesienne selon laquelle laquo la vie heureuse trouve sa

stabiliteacute et immutabiliteacute dans un jugement droit et fixe raquo Une fausse solution consiste agrave en

effacer les traces en eacutetablissant comme le fait Clerselier lrsquoeacutequation du bon sens et du sens

commun On retombe alors sur des formules du type de celles que lrsquoon trouve dans la lettre

agrave Eacutelisabeth de juin 1645 (AT-IV-237) Agrave consideacuterer au contraire le sens commun dans sa

speacutecificiteacute (et en reportant lrsquoexamen de la place du bon sens dans cette derniegravere lettre agrave plus

tard) deux autres solutions sont envisageables ou plutocirct deux versions de la mecircme solution

suivant qursquoon se situe du cocircteacute de la morale par provision ou de la morale laquo deacutefinitive raquo Si

en effet le sens commun est le jugement droit et que ce dernier donne sa stabiliteacute au

bonheur crsquoest que le bonheur est indissociable drsquoune conciliation (conciliare) avec le sens

commun Cela srsquoentend en deux sens

(1) Drsquoun point de vue conformiste on peut consideacuterer que se concilier avec le sens

commun revient agrave accepter la premiegravere maxime de la morale par provision Or celle-ci est

abandonneacutee dans la morale deacutefinitive27 Cela signifie-t-il quelque eacutechec de cette tentative

de se concilier avec le sens commun tentative qui reviendrait trop agrave se compromettre (agrave

moins de voir dans le conformisme carteacutesien un art drsquoeacutecrire et dans les deacuteclarations

drsquointention agrave lrsquoeacutegard du sens commun un pure couverture ndash ce qui du point de vue mecircme

de la meacutethode de la dissimulation est impensable attendu que crsquoest la correspondance qui

le plus souvent livre les vues de Descartes sur le sens commun) Certainement pas et il

nrsquoest agrave ce eacutegard pas sans utiliteacute de rappeler que dans la premiegravere maxime de la morale

provisoire Descartes srsquoengage agrave suivre les laquo opinions les plus modeacutereacutees raquo qui sont

laquo communeacutement reccedilues en pratique par les mieux senseacutes raquo28

Contrairement agrave Geneviegraveve Rodis-Lewis nous nrsquooserions pas affirmer qursquoil y a lagrave

quelque chose drsquoarbitraire et que dans le choix des croyances qui sont suivies la volonteacute

agit laquo sans preacutejuger de la valeur intrinsegraveque de ces opinions raquo29 Srsquoil srsquoagit de suivre les

11 25) est cependant eacutegalement montanien (Essais II 12 497A) En accord avec Rodis-Lewis (Lamorale de Descartes Ibid p122) nous soutiendrons seacuterieusement cet ideacuteal drsquoaccessibiliteacute morale ausens commun en parallegravele des deacuteveloppements agrave venir (chapitre 6) sur lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

27 laquo le contenu de cette premiegravere morale [par provision] agrave lrsquoexception de la premiegravere maxime du Discourssrsquoy trouve [dans la morale laquo deacutefinitive raquo] tregraves largement repris raquo (Denis Kambouchner laquo Morale deslettres et morale des Passions raquo in Descartes et la philosophie morale op cit p293)

28 Discours III AT-VI-23 Dans la version latine laquo les mieux senseacute raquo est traduit par prudentissimi laquo ce quiconfirme le caractegravere prudentiel du ldquobon sensrdquo carteacutesien raquo (note 214 Œuvres III Gallimard p635)Rappelons simplement que la faccedilon dont on conccediloit au XVIIegraveme le laquo bon sens raquo ou au contraire le laquo manquede sens raquo se deacutevoile dans un dictionnaire de lrsquoeacutepoque agrave lrsquoarticle laquo Sens raquo Dans le Treacutesor de la languefranccedilaise de Jean Nicot (1606) il nrsquoy a pas encore drsquoentreacutee laquo Bon sens raquo ou laquo Sens commun raquo

29 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p16

MORALE 62

plus senseacutes crsquoest-agrave-dire ceux qui srsquoaccordent le plus avec le sens commun crsquoest qursquoil y a

quelque confiance agrave mettre dans leur jugement Et puisque ce serait laquo commettre une

grande faute contre le bon sens raquo que de srsquoaccorder avec ce qui ne nous semble pas senseacute

en agissant de la sorte nous pourrons laquo perfectionner de plus en plus [notre] jugement raquo30

Ce qui nous amegravene agrave la deuxiegraveme solution que nous nommerons kantienne

(2) Avant drsquoentrer dans cette solution kantienne quelques mots srsquoimposent sur la

relation qursquoeacutetablit Kant entre sa morale et le sens commun Celle-ci est en reacutealiteacute beaucoup

plus nette que chez Descartes si pour Kant le recourt au sens commun est probleacutematique

drsquoun point de vue eacutepisteacutemologique31 du point de vue moral on a pu parler pour sa

philosophie drsquoun veacuteritable laquo appel au sens commun raquo32 A minima on peut dire que le cœur

de la morale agrave savoir la distinction entre ce qui est et ce qui nrsquoest pas proprement une

maxime universalisable laquo lrsquoentendement le plus commun peut le discerner sans

instructions particuliegraveres raquo33

Et cela srsquoexplique tregraves bien par le fait qursquoil y a en lrsquohomme une faculteacute reacutesolument

pratique le sens commun (qui ne doit pas ecirctre confondu avec un sens vulgaire faute qui

srsquoattribue agrave lrsquoambiguiumlteacute essentielle au mot commun) ou sensus communis qui nrsquoest autre

qursquoune puissance laquo drsquoeacutetayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine en son

entier raquo34 On imagine agrave quel point cette faculteacute doit ecirctre importante dans une philosophie

morale qui repose sur la capaciteacute agrave se constituer en leacutegislateur universel du genre humain

Kant en tire trois maximes du sens commun pour chacune de nos faculteacutes et celle qui se

rapporte en nous au jugement qui est la maxime de la laquo penseacutee ouverte raquo est justement

une capaciteacute pour chaque homme aussi limiteacutes soient ses laquo dons naturels raquo de se placer du

30 Discours III AT-VI-24 Il ne srsquoagit en effet pas de croire ce que tout le monde dit en disant ironiquementqursquoun laquo homme de bon sens croyt tousiours ce qursquoon luy dict raquo Rabelais nous invite preacutecisement agrave fairelrsquoinverse (Franccedilois Rabelais Gargantua V laquo Comment Gargantua nasquit en faczon bien estrange raquo)

31 Parfois positif dans un rocircle essentiellement critique laquo pierre de touche pour deacutecouvrir les fautescommises dans lrsquousage technique de lrsquoentendement raquo (Logique laquo Introduction raquo 7 AK-IX-57) parfoisneacutegatif en tant qursquohistoriquement il est un recourt vulgaire contre les tentatives de lrsquointelligence laquo voilagraveune des subtile invention des temps modernes gracircce agrave quoi le plus fade bavard peut se mesure avecassurance agrave lrsquoesprit le plus profond et lui tenir tecircte raquo (Proleacutegomegravenes laquo Preacuteface raquo 2 AK-V-259)

32 Crsquoest en ces termes que srsquoexprime Franccedilois Picavet dans une note agrave sa traduction de la Critique de laraison pratique (chez Feacutelix Alcan Paris 1921 p315) Ainsi laquo on verra nettement les rapports de lamorale kantienne avec celle de lrsquoeacutecole eacutecossaise qui fait dans la speacuteculation comme dans la pratique sifreacutequemment appel au sens commun () on comprendra beaucoup mieux pourquoi Kant a voulu parlerdu caractegravere populaire de la connaissance traiteacutee dans la Critique de la raison pratique raquo (Ibid p316)Sur le caractegravere laquo populaire raquo de lrsquoobjet traiteacute cf laquo Preacuteface raquo AK-V-10

33 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Analytique raquo scolie du theacuteoregraveme III AK-V-27 Dans lemecircme sens laquo la voix de la raison () tellement claire tellement impossible agrave couvrir et mecircme pourlrsquohomme le plus vulgaire tellement perceptible raquo (deuxiegraveme scolie du theacuteoregraveme IV AK-V-35)

34 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger laquo Analytique du sublime raquo sect40 AK-V-293

MORALE 63

point de vue de lrsquouniversel35

On voit qursquoune telle faccedilon drsquoenvisager les choses peut rendre compte drsquoune certaine

dimension de la morale provisoire carteacutesienne en ce qursquoelle ne doit pas ecirctre consideacutereacutee

comme un pur conformisme mais au contraire comme une eacutethique du perfectionnement du

jugement par la meacutediation du jugement des plus senseacutes Autrement dit lrsquohomme qui dans

le Discours de la Meacutethode deacutecide de voyager drsquoentrer dans lrsquoart de la conversation (qui est

un des premiers degreacutes de la sagesse dans les Principes de la philosophie) pour apprendre

les veacuteriteacutes qui sont connues laquo naturellement raquo par un laquo homme de bon sens touchant les

choses qui se preacutesentent raquo36 obeacuteit agrave ce principe drsquoun eacutetayage du jugement par la meacutediation

drsquoautrui qui constitue le fondement mecircme du principe de chariteacute au cœur de la theacuteorie

morale du sens commun37

Cependant qursquoen est-il de la morale laquo deacutefinitive raquo Denis Kambouchner a

remarqueacute qursquoil fallait distinguer chez Descartes entre une laquo confiance pratique en

autrui raquo notamment pour lrsquoavancement de la science et une laquo confiance morale raquo ndash et pour

la premiegravere la certitude que Descartes eacutetait plus que sceptique sur la possibiliteacute de srsquoen

remettre agrave autrui tandis que pour la seconde laquo il y aura lieu de srsquointerroger sur la relation

() entre les conseils de la prudence et les postulats de la geacuteneacuterositeacute avec peu de chance

drsquoaboutir agrave des conclusions trancheacutees raquo38 Autrement dit jusqursquoagrave quel point la confiance

placeacutee dans le sens commun relegraveve du conformisme ou drsquoun postulat pratique du reste peu

deacuteveloppeacute chez Descartes drsquoune eacutegaliteacute de la bonne volonteacute entre tous les hommes

Descartes eacutetait-il kantien avant lrsquoheure

En reacutealiteacute il nrsquoest pas certain qursquoil y ait ici une alternative difficile agrave trancher et sur

ce point preacutecis on pourrait presque dire que laquo sa morale deacutefinitive nrsquoest autre que sa morale

provisoire raquo39 ndash avec quelques reacuteserves cependant eacutetant donneacute que la morale deacutefinitive

preacutecise et donne des armes theacuteoriques agrave la morale provisoire en introduisant le thegraveme de la

35 Emmanuel Kant Ibid AK-V-29429536 Discours II AT-VI-1213 Cf eacutegalement Discours I AT-VI-910 et infra note 43 Crsquoest un thegraveme qui aura

une grande fortune dans la philosophie du sens commun Buffier eacutecrit ainsi laquo tous pensent sur certainsarticles en excellents meacutetaphysiciens ce qui vient de la connaissance et de lrsquousage des sujets aveclesquels ils se sont le plus familiariseacutes raquo (Eacuteleacutements de Meacutetaphysique op cit p8)

37 Toute philosophie du sens commun est reconnaissable agrave lrsquoimportance qursquoelle accorde agrave la penseacutee desautres crsquoest au milieu des autres que la connaissance drsquoun individu prend racine

38 Denis Kambouchner laquo Lrsquohumanisme carteacutesien un mythe philosophique raquo op cit p359-360 Cfeacutegalement laquo un veacuteritable postulat carteacutesien (ns) de la raison pratique que tous les hommes ont eacuteteacutecreacuteeacutes avec la mecircme lumiegravere naturelle qui les hausse au-dessus des autres creacuteatures et les rend tous aumoins capables de bonne volonteacute raquo (laquo La loi morale vue par Descartes raquo op cit p185)

39 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes p339

MORALE 64

bonne volonteacute Ce thegraveme eacutetablit la possibiliteacute theacuteorique drsquoune confiance pratique dans le

jugement drsquoautrui Gracircce agrave la geacuteneacuterositeacute qui srsquoinscrit dans un laquo paralleacutelisme [avec le] bon

sens raquo40 il est possible de consideacuterer que la bonne volonteacute est eacutegalement reacutepartie entre tous

les hommes (laquo ce qui les rend eacutegaux en droit raquo41) et crsquoest pourquoi au contact de ceux qui

en ont deacutejagrave fait une expeacuterience reacuteguliegravere (qursquoils soient des proches ou des Anciens avec

lesquels nous conversons dans les livres) on peut apprendre agrave en bien user les autres

jouent comme le rocircle drsquoune laquo institution [qui] sert beaucoup pour corriger les deacutefauts de la

naissance raquo lesquelles seuls sont responsables de creacuteer des ineacutegaliteacutes de fait42 Il ne srsquoagit

donc pas de trancher entre la prudence de la deuxiegraveme maxime et la geacuteneacuterositeacute de la

morale finale la premiegravere est justifieacutee par la seconde

Par ce deacutetour on voit que loin de renforcer le stoiumlcisme eacuteloigneacute du sens commun de

la troisiegraveme maxime de la morale provisoire du Discours en deacutepassant le conformisme de

la deuxiegraveme gracircce agrave une analyse plus pousseacutee de la geacuteneacuterositeacute (dont la caracteacuteristique

essentielle est en effet aussi une certaine maicirctrise de soi) cette derniegravere permet en fait (au

moins par la neacutegative43) de (a) retrouver la confiance dans cet ensemble de jugements droit

que constitue le sens commun et (b) de fonder la leacutegitimeacute drsquoune entreprise philosophique

cherchant agrave sa laquo concilier raquo avec lui comme lrsquoavanccedilait deacutejagrave notre mysteacuterieuse lettre On

voit agrave quel point le sens commun est ici finalement distingueacute des preacutejugeacutes

Et crsquoest au final agrave cette conscience profonde de la communauteacute morale des

hommes de ce sens-communisme de la bonne volonteacute que le geacuteneacutereux doit une partie de

sa vertu Crsquoest agrave ce sens commun que Kant attribuait dans des pages admirables de la fin

de la Critique de la raison pratique le goucirct de chaque homme pour la discussion morale et

la mise en commun du jugement pratique Il y voyait eacutegalement une opportuniteacute pour

40 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Ibid p83 Sur notre analyse du bon sens cf infrachapitre 6 Le paralleacutelisme eacutevoqueacute par Rodis-Lewis trouve son expression la plus claire dans lrsquoarticle 154des Passions de lrsquoAcircme qui considegravere que les geacuteneacutereux supposent que la bonne volonteacute laquo [est] ou dumoins [est peut ecirctre] en chacun des autres hommes raquo (AT-XI-447)

41 Geneviegraveve Rodis-Lewis Ibid p121 Nous verrons que pour le bon sens la partition eacutegaliteacute endroiteacutegaliteacute en fait peut ecirctre deacutepasseacutee

42 Passions de lrsquoAcircme art 161 AT-XI-45343 Il est vrai que dans lrsquoarticle 154 si significatif pour nous il apparaicirct qursquoil est consubstantiel au geacuteneacutereux

de ne meacutepriser personne Par la neacutegative cela montre que le geacuteneacutereux est susceptible drsquoadmirer (en unsens faible ici) tout le monde pour ce qui est de la volonteacute Ce sera un moyen pour lui de consolider cettegeacuteneacuterositeacute par lrsquoinstruction des gens senseacutes Ceux-ci ne sont pas neacutecessairement des gens de lettre et leDiscours dans une tradition que lrsquoon retrouvera apregraves dans la philosophie du sens commun considegravereqursquoil y a laquo beaucoup plus de veacuteriteacute dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui luiimportent et dont lrsquoeacuteveacutenement le doit punir bientocirct apregraves srsquoil a mal jugeacute raquo (nous soulignons Discours IAT-VI-910)

MORALE 65

lrsquoeacuteducation morale de laquo [mettre] agrave profit cette tendance qursquoa la raison drsquoentrer avec plaisir

dans lrsquoexamen le plus subtil des questions pratiques raquo44

On est ici agrave des lieues de ce que disait Hegel du sens commun y voyant un laquo appel

au sentiment raquo un recourt agrave lrsquolaquo oracle inteacuterieur raquo un rupture de laquo tout contact avec qui

nrsquoest pas de son avis raquo qui laquo [foulerait] aux pieds la racine de lrsquohumaniteacute raquo et irait en sens

inverse de la laquo pression en direction de lrsquoaccord avec drsquoautres raquo45

sect15 Bon sens et sagesse

Sur un plan supeacuterieur qui se deacutegage dans la lettre dont il est question dans ce

chapitre se situe le bon sens Le recto judicio trouve en effet sa source dans une

laquo puissance de lrsquoesprit raquo (ingenii vim) dont la manifestation la plus directe est une certaine

finesse (acumini) et perspicaciteacute (perspicuitati) qui tend agrave eacuteloigner lrsquointerlocuteur inconnu

Monsieur N des opinions discordantes de lrsquoeacutecole et le rapprocher de celles du sens

commun (pour les raisons eacutevoqueacutees ci-dessus) Cette laquo puissance de lrsquoesprit raquo est ce que le

Discours de la meacutethode nomme le bon sens en effet si degraves les Regulaelig la perspicaciteacute (ou

la finesse) est compteacutee au rang des opeacuterations fondamentales de lrsquoesprit pour laquo saisir

distinctement chaque chose (res singulas distincte intuendo) raquo46 il faudra attendre la

Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle pour que ces deux vertus intellectuelles

soient associeacutees au bon sens sans qursquoaucun doute soit possible Poliandre avoue tenir laquo le

peu de perspicaciteacute (perspicaciaelig) raquo qursquoil a agrave son laquo faible bon sens (sani sensus) raquo47

Crsquoest une vertu eacuteminente principielle et princiegravere par ailleurs indeacutependamment

des revers de la fortune et des accidents du corps Descartes dit explicitement que la seule

chose qui soit agrave reacuteveacuterer est ce laquo bon sens raquo que le Discours de la meacutethode comme le savait

44 Emmanuel Kant Critique de la raison pratique laquo Meacutethodologie de la raison pure pratique raquo AK-V-153156 pour la passage entier Pour la peacutedagogie carteacutesienne cf infra chapitre 7

45 G W F Hegel laquo Preacuteface raquo agrave la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit trad B Bourgeois Vrin 2006 p11046 Regravegle IX AT-X-400 Sur lrsquoeacutequivalence postuleacutee entre perspicaciteacute et laquo finesse raquo soutenue par

lrsquoaffirmation de la Regravegle IX selon laquelle est perspicace celui qui est capable de laquo distinguerparfaitement des choses aussi menues et aussi fines que lrsquoon voudra (usu capacitatem acquirunt resquantumlibet exiguaas et subtiles perfecte distinguendi) raquo AT-X-401) cf Jean Laporte Le rationalismede Descartes op cit p30-31

47 AT-X-514 Relisant la preacutetendue lettre agrave Boswell nous serions donc tenteacute drsquoaffirmer que le bon sens estcette puissance de lrsquoesprit (ingenii vim) qui nous rend capable de rejoindre le sens commun entenducomme jugement droit

MORALE 66

Eacutelisabeth nommait justement une puissance de bien juger48 Cette vertu semble donc

reacutesider dans cet empire sur nos penseacutees en tant qursquoelle est au service de lrsquooptimisme de

celui qui par contraste avec le laquo jugement populaire raquo considegravere les eacuteveacutenements mecircme les

plus deacutesastreux laquo par le biais qui fera qursquoils lui paraicirctront favorables raquo49 On retrouve dans

cette approche sans doute motiveacutee par la correspondance particuliegravere avec Eacutelisabeth (dont

les maux sont nombreux) une opposition entre le jugement de ceux qui ont de lrsquoesprit et le

jugement commun qui avait eacuteteacute reprocheacute agrave Descartes au nom du sens commun et contre le

stoiumlcisme par Pollot (cf supra) Avec le bon sens contrairement au sens commun on entre

donc de plein pied dans la conception stoiumlcienne de la Sagesse comme eacutetant peu commune

Eacutelisabeth jalouse de laquo ce petit rayon de sens commun [qursquoelle tient] de la

nature raquo50 ne tarde pas cependant agrave objecter agrave Descartes que par certaines causes

exteacuterieures (la maladie par exemple) on peut perdre laquo le pouvoir de raisonner raquo et nrsquoavoir

plus la capaciteacute de suivre laquo les maximes que le bon sens aura forgeacutees raquo51 Descartes

conceacutedera plus tard agrave la princesse qursquoil faut mettre agrave part les hommes dont les

laquo indispositions raquo troublent laquo le sens raquo et le bon usage que nous pouvons faire de notre

liberteacute52 La discussion avec Eacutelisabeth dans les anneacutees 1645-1546 confirme donc pour

partie lrsquoassimilation du bon sens autrement dit puissance de bien juger agrave une vertu capitale

ndash en mecircme temps que lrsquoassimilation plus ou moins pousseacutee de cette vertu avec la liberteacute

Crsquoest pourquoi laquo Descartes peut-il poser comme bien suprecircme tantocirct le bon sens

tantocirct la sagesse tantocirct la liberteacute raquo53 Il y a donc dans la morale carteacutesienne lrsquoideacutee drsquoune

Sagesse qui prend successivement la figure du bon sens et celle de la liberteacute Des Studium

bonaelig mentis jusqursquoagrave la correspondance avec Eacutelisabeth deux points doivent par conseacutequent

ecirctre eacuteclaircis (1) lrsquoassimilation du bon sens et de la Sagesse laquelle a permis drsquoinvestir

le bon sens de son caractegravere eacuteminent sur le plan moral sur la base drsquoune distinction

implicite entre deux bon sens (2) la substituabiliteacute du bon sens et de la liberteacute srsquoexpliquant

par des homologies de structure entre les deux

48 Agrave Eacutelisabeth juin 1645 AT-IV-23749 Ibidem50 Eacutelisabeth agrave Descartes juillet 1646 AT-IV-44851 Eacutelisabeth agrave Descartes le 16 Aoucirct 1645 AT-IV-26952 Agrave Eacutelisabeth 1er septembre 1645 AT-IV-282 Ce qui confirme en partie notre tentative dans le dernier

chapitre de soutenir lrsquointerpreacutetation foucaldienne dans la querelle de la folie sur la question du partageentre lrsquoinsenseacute et le bon sens (cf infra sect26)

53 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes p121 De mecircme Nicolas Grimaldi dit dans sa lectureavoir laquo assimileacute ldquole bon sensrdquo agrave ldquola liberteacute drsquoespritrdquo raquo (laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo inEacutetudes carteacutesiennes Dieu le temps la liberteacute Vrin 1996 p153)

MORALE 67

(1) Que le bon sens ne soit rien drsquoautre que la sagesse universelle la Regravegle I

lrsquoaffirme comme un postulat presque comme une deacutefinition possible de la bona mens54 Et

cette Sagesse est le reacutesultat drsquoun processus qui aura consisteacute agrave toujours laquo augmenter la

lumiegravere naturelle de la raison (nautrali rationis lumine augendo) raquo et cela agrave des fins

pratiques et non scolaire crsquoest-agrave-dire pour toujours savoir laquo quel parti eacutelire raquo in singulis

vitaelig casibus55 Par diffeacuterence drsquoavec le Discours de la Meacutethode ougrave le bon sens est un fait

universel qui en droit est eacutegalement reacuteparti au deacutepart la bona mens des Regulaelig est

essentiellement un horizon (et lrsquoon ne peut laquo commettre lrsquoeacutequivoque drsquoattribuer agrave tous les

hommes une parfaite et eacutegale Sagesse raquo56) lrsquohorizon pratique par excellence dans la

mesure ougrave il faut que tous laquo srsquoappliquent seacuterieusement agrave srsquoeacutelever au bon sens (serio student

ad bonam mentem pervenire) raquo57 Srsquoil faut donc distinguer deux bon sens lrsquoun comme

point de deacutepart lrsquoautre comme horizon de la Sagesse universelle la distinction nrsquointroduit

pas entre les deux de solution de continuiteacute crsquoest par les forces de la bona mens humaine

comme raison naturelle et puissance de bien juger que lrsquoon srsquoeacutelegraveve par degreacutes jusqursquoau Bon

Sens ndash autrement dit laquo la Sagesse nrsquoest que le bon sens parvenu au point de perfection le

plus haut dont il soit susceptible raquo58

Seulement force est de constater que ce thegraveme disparaicirct par la suite de lrsquoœuvre de

Descartes Et il est vrai que dans la mesure ougrave il suppose une conception des rapports entre

lrsquoentendement et la volonteacute qui eacutevoluera consideacuterablement dans le reste de lrsquoœuvre ce

modegravele ne sera plus opeacuteratoire par la suite

Lrsquoentendement de la Regravegle I ou cette bona humana mens qui doit nous mener vers

la Sagesse viole en effet explicitement deux de ses caracteacuteristiques fondamentales des

Meacuteditations il deacutecide (eligere AT-X-361 l21) et il est capable de porter son jugement

avec assurance dans les affaires de la vie (singulis vitaelig casibus l20) Dans les

Meacuteditations au contraire crsquoest la volonteacute qui deacutecide et lrsquoeacutevidence est bannie de la conduite

54 laquo bon mente sive () universali Sapientia raquo (Regravegle I AT-X-360) On retrouve une postulation similairedes anneacutees plus tard dans un texte qui mentionne laquo ce veacuteritable usage de la raison [qui] contient toutsavoir tout bon sens (omnis bona mens) toute sagesse humaine (omnis humana saptientia) raquo (Ad VœtiumAT-VIII2-43)

55 Regravegle I AT-X-36156 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p8257 Regravegle VIII AT-X-39558 Eacutetienne Gilson Ibidem p82-83 De mecircme selon Jean-Luc Marion il semble laquo difficile de maintenir une

distinction reacuteelle raquo dans la mesure ougrave laquo la bona mens comprend indissolublement les deux acceptions raquo(annotation (9) et (10) aux Regravegles utiles et claires pour la direction de lrsquoesprit et la recherche de la veacuteriteacute La Haye 1977 p95-96)

MORALE 68

de la vie59 Au fond il y avait dans cette laquo sagesse assez formelle de la bona mens raquo60

quelque chose de preacutematureacute qui devait ecirctre reacutevoqueacute devant lrsquoeacutevolution de la theacuteorie

carteacutesienne de la liberteacute la recomposition de la notion de bon sens et leur adeacutequation dans

lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute en droit

(2) On lrsquoa deacutejagrave mentionneacute il y a une homologie de structure entre le bon sens et la

volonteacute libre cette homologie permettait en introduisant lrsquoideacutee drsquoune estime du geacuteneacutereux

pour lrsquoensemble des hommes (en ce qursquoil pense que la volonteacute libre est ou peut ecirctre laquo en

chacun des autres hommes raquo61) de donner des armes theacuteoriques agrave lrsquoideacutee drsquoun sens commun

comme meacutediatisation et eacutetayage de son propre jugement pratique par celui des autres

Crsquoest que la geacuteneacuterositeacute est laquo comme par une qualiteacute universelle en son principe elle est

accessible agrave chaque homme raquo62 et la vraie eacutegaliteacute en morale consiste en ce que

indeacutependamment des dons de lrsquoesprit chacun peut devenir maicirctre de ses penseacutees Nous ne

nous aventurons pas plus sur le chemin de cette homologie elle a fait lrsquoobjet de certains

deacuteveloppements dans ce chapitre et sera sans doute mieux comprise quand nous

reviendrons sur le deacutebut du Discours de la meacutethode et lrsquointerpreacutetation que nous donnerons

de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens dont elle est le pendant

59 Meacuteditation IV AT-VII-60 et AT-IX-46 et IInd Reacuteponses AT-IX-116117 Au fond ce dont pacirctissent lesRegulaelig sur le plan strictement moral crsquoest drsquoune prise en consideacuteration laquo agrave cocircteacute des speacuteculationsrationnelles raquo de laquo cette vie concregravete raquo qursquoil laquo ne faut pas meacuteconnaicirctre raquo (Geneviegraveve Rodis-Lewis Lamorale de Descartes op cit p7)

60 Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936 p2861 Passions de lrsquoAcircme art 154 AT-X-44644762 Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes op cit p89

SCIENCES 69

5) SCIENCES

laquo Il divisait les sciences en trois classes les premiegraveres qursquoilappelait sciences cardinales sont les plus geacuteneacuterales qui sedeacuteduisent des principes les plus simples et les plus connusparmi le commun des hommes raquondash Reneacute Descartes Studium bonaelig mentis AT-X-202

Dans sa Vie de Galileacutee Bertolt Brecht plonge le lecteur au cœur des vicissitudes de

la science moderne naissante Galileacutee dans son cabinet reccediloit un jeune homme peu

enthousiaste agrave lrsquoideacutee drsquoeacutetudier laquo dans les sciences raquo affirme-t-il laquo crsquoest toujours diffeacuterent

de ce que nous dit le bon sens raquo1 Il nrsquoa pas tord parce qursquoil entend par laquo sciences raquo celles

de la reacutevolution scientifique en effet il existe un consensus chez les eacutepisteacutemologues pour

remarquer que lrsquoaristoteacutelisme laquo srsquoaccorde raquo beaucoup mieux que la physique galileacuteenne

laquo avec le sens commun et lrsquoexpeacuterience quotidienne raquo2

En effet les rapports de la science et du sens commun ont fait lrsquoobjet dans la

tradition de lrsquoeacutepisteacutemologie historique franccedilaise drsquoune interrogation constante Et tout

questionnement sur la naissance de la science moderne ne pouvait que srsquoarrecircter sur laquo les

reacutesistances qursquoil fallait vaincre agrave un Descartes un Galileacutee raquo autrement sur ces laquo ennemis

puissants raquo agrave outrepasser que furent laquo lrsquoautoriteacute la tradition et ndash le pire de tous ndash le sens

commun raquo3

Il y a en reacutealiteacute essentiellement trois faccedilons drsquoenvisager ce rapport entre la science

et le sens commun qui semble a priori conflictuel

(1) soit on se situe dans la ligneacutee bachelardienne avec lrsquoideacutee drsquoune laquo rupture

eacutepisteacutemologique raquo selon laquelle le passage de la connaissance (ou pseudo-connaissance)

1 Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990 p172 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique 1966 reacuteeacuted Gallimard 1973 p201 Sont ici

mentionneacutes Paul Tannery Pierre Duhem avec lesquels Alexandre Koyreacute est en accord laquo le senscommun est ndash et a toujours eacuteteacute ndash meacutedieacuteval et aristoteacutelicien raquo Nous nrsquoentendons pas ici entrer dans lesdeacutetails de ce qui dans la physique moderne choque ce laquo sens commun raquo lrsquoessentiel est agrave chercher dansla substitution drsquoune physique de la quantiteacute agrave une penseacutee qualitative le deacuteveloppement drsquoabstractionsdifficilement repreacutesentables (par exemple le principe drsquoinertie) la refus drsquoune theacuteorie du mouvementlaquo naturel raquo (il est naturel pour un corps lourd de tomber) la meacutefiance dans lrsquoexpeacuterience sensible de lastabiliteacute de la Terre etc Le cœur de la laquo crise raquo agrave laquelle a donneacute lieu la reacutevolution scientifique dans sarupture avec le sens commun entendu comme faccedilon naturelle de se rapporter au laquo monde de la vie raquo estlrsquoobjet des deacuteveloppements de La crise des sciences europeacuteennes de Edmund Husserl

3 Alexandre Koyreacute Ibid p22 et p209

SCIENCES 70

commune agrave la connaissance scientifique se reacutealise par une solution de continuiteacute La

conseacutequence de cette thegravese est bien connue la connaissance commune ou vulgaire est un

laquo obstacle eacutepisteacutemologique raquo agrave la constitution de la science et le sens commun laquo a en droit

toujours tort raquo4 Et srsquoil est certain que la physique moderne dans son deacuteveloppement a ducirc

se confronter au laquo problegraveme de son rapport agrave la ldquofoulerdquo raquo et aux arguments du

laquo consentement universel raquo qui accablegraverent notamment les Coperniciens5 il devient

neacutecessaire de rendre compte du fait que tout acteur de la reacutevolution scientifique du XVIIegraveme

siegravecle a eacuteteacute sensible agrave la neacutecessiteacute de cette coupure eacutepisteacutemologique de ce point de vue

Descartes nrsquoa pas eacuteteacute eacutepargneacute par le mouvement de deacutefiance des savants agrave lrsquoeacutegard du sens

commun

(2) Agrave lrsquoinverse on peut consideacuterer qursquoil nrsquoy a pas de veacuteritable rupture entre le sens

commun et la science dans la mesure ougrave le premier donne par intuition les laquo premiers

principes raquo de toute science possible6 Degraves lors la science ne peut rien soutenir de si

paradoxal que le sens commun ne le fasse sien agrave partir du moment ougrave les regravegles du

raisonnement contraignant sont remplies7

(3) Une troisiegraveme faccedilon drsquoenvisager ce rapport se situe dans la promotion par les

sciences du raisonnement hypotheacutetique qui laisse une certaine marge de manœuvre au sens

commun tout en introduisant progressivement les nouvelles ideacutees de la reacutevolution

scientifique comme le montrera lrsquoexemple du mouvement de la terre

4 Gaston Bachelard La formation de lrsquoesprit scientifique Vrin 1938 p175 Note de Michegravele Le Dœuf in Francis Bacon Du progregraves et de la promotion des savoirs Gallimard Tel

1991 p305 De maniegravere geacuteneacuterale chaque grande laquo reacutevolution raquo scientifique entraicircne ce genre dequestionnement

6 La physique classique est attentive agrave remplir cette condition et suffit-il pour srsquoen convaincre de lire audeacutebut du Livre III des Principia de Newton les Regulae philosophandi texte qui formule des axiomes desens commun fondamentaux pour la physique newtonienne Par exemple tout le monde accorde aiseacutementavec Newton que laquo Les effets du mecircme genre doivent toujours ecirctre attribueacutes autant qursquoil est possible agravela mecircme cause raquo (Regravegle II Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle II tradfranccedilaise de 1759 par Eacutemilie du Chacirctelet)

7 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Thomas Reid op cit VI-2 p531 nous traduisons)

SCIENCES 71

sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales

laquo Copernicien agrave outrance raquo8 Descartes nrsquoa pu ignorer qursquoil fallait au scientifique

renverser laquo le jugement des siegravecles raquo crsquoest-agrave-dire laquo lrsquoopinion que la terre est immobile au

milieu du ciel comme son centre raquo9 et faisant preuve de courage laquo oser raquo aller laquo agrave

lrsquoencontre du bon sens raquo10 en deacutefendant une thegravese qui semble agrave tous absurde Mais pour

eacuteviter tout risque Descartes a-t-il peut-ecirctre adheacutereacute temporairement agrave la tentation

pythagoricienne drsquoeacutesoteacuterisme telle qursquoelle fut notamment soutenue par Copernic11

tentation dont lrsquoexpression aurait eacuteteacute le larvatus prodeo penseacutee confuse drsquoun jeune homme

de vingt-trois ans12 pour qui lrsquoeacutesoteacuterisme constitue une solution pour ainsi dire dans lrsquoair du

temps

La solution la plus commune pour rendre compte de lrsquoerreur geacuteneacuteraliseacutee des

hommes est en effet de mettre en place une theacuteorie de la veacuteriteacute du petit nombre Le critegravere

de la veacuteriteacute ne pouvant en effet ecirctre le sens commun (en deacutepit de lrsquoadage vox populi vox

dei13) il faut que ce soient les savants qui seuls capable de se deacutefaire de leurs preacutejugeacutes

parviennent agrave faire progresser les sciences Comme Bouvard et Peacutecuchet agrave la recherche du

critegravere philosophique ultime lors de leurs eacutetudes le reconnaissent sans difficulteacute apregraves avoir

envisageacute lrsquoerreur systeacutematique dans laquelle se trouve le sens commun il faut conceacuteder

que laquo crsquoest au contraire le petit nombre qui megravene le Progregraves raquo14

8 Gottfried Wilhelm Leibniz Essais de Theacuteodiceacutee II sect186 GF 1969 p2299 Nicolas Copernic laquo Au tregraves Saint Pegravere le pape Paul III raquo Preacuteface agrave Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes

Alcan 1934 p3610 Ibid p4011 laquo [Les] Pythagoriciens () avaient lrsquohabitude de ne transmettre les mystegraveres de la philosophie qursquoagrave leurs

amis et leurs proches et ce non par eacutecrit mais oralement seulement Et il me semble qursquoils le faisaientnon point ainsi que certains le pensent agrave cause drsquoune certaine jalousie concernant les doctrines agravecommuniquer mais afin que des choses tregraves belles eacutetudieacutees avec beaucoup de zegravele par de tregraves grandshommes ne soient pas meacutepriseacutees par ceux agrave qui il reacutepugne de consacrer quelque travail seacuterieux aux lettresndash sinon agrave celles qui rapportent ndash ou encore par ceux qui mecircme si par lrsquoexemple et les exhortations desautres ils eacutetaient pousseacutees agrave lrsquoeacutetude libeacuterale de la philosophie neacuteanmoins agrave cause de la stupiditeacute de leuresprit se trouvent ecirctre parmi les philosophes comme des frelons parmi les abeilles raquo (Copernic Ibidp36-37) Agrave comparer avec la situation de Descartes lui-mecircme face agrave laquo lrsquoignorance militaire raquo du milieudans lequel il se trouve lorsqursquoil est jeune (Abreacutegeacute de Musique AT-X-141) et agrave la faccedilon dont Leibnizsemble le soupccedilonner de feindre tandis qursquoil laquo se preacuteparait quelque eacutechappatoire raquo (Ibid sect186)

12 AT-X-213 et Ferdinand Alquieacute Ibid p44 Alquieacute agrave bien noteacute lrsquoeacutelitisme du jeune Descartes loin delaquo lrsquoideacutee selon laquelle une meacutethode universalisable pourrait eacutetendre la science agrave tous ceux entre lesquelsest partageacute le bon sens raquo (p46)

13 Cf la remarque de Darwin laquo When it was first said that the sun stood still and the world turned roundthe common sense of mankind declared the doctrine false but the old saying of Vox populi vox Dei asevery philosopher knows cannot be trusted in science raquo (The origine of species VI 6egraveme eacuteditionLondres 1873 p143)

14 laquo Une fois maicirctres de lrsquoinstrument logique ils passegraverent en revue les diffeacuterents criteacuteriums drsquoabord celuidu sens commun Si lrsquoindividu ne peut rien savoir pourquoi tous les individus en sauraient-ilsdrsquoavantage Une erreur fucirct-elle vieille de cent mille ans par cela mecircme qursquoelle est vieille ne constitue

SCIENCES 72

Un texte exemplaire dans le corpus carteacutesien dont lrsquoascendance baconienne est tregraves

marqueacutee teacutemoigne de la persistance agrave lrsquoacircge classique de ce thegraveme de la rupture

eacutepisteacutemologique Il srsquoagit de la Regravegle III celle-ci on srsquoen souvient remet en cause

lrsquoheacuteritage du passeacute en matiegravere de sciences et lrsquoautoriteacute des Anciens La sinceacuteriteacute de ces

derniers est remis en cause et agrave supposer mecircme qursquoils le furent ils nous ont livreacute tant

drsquoopinions contraires qursquoils nous laissent dans lrsquoincertitude (laquo semper essemus incerti raquo15)

On retrouve ici la critique baconienne du deacuteregraveglement laquo chicanier raquo du savoir (contentious

learning16) par excellence celui de lrsquoEacutecole qui laquo induit neacutecessairement des thegraveses

opposeacutees et de lagrave des questions et des disputes raquo17 Jusque lagrave rien que de tregraves classique

Seulement parmi ces laquo opinions du passeacute raquo toutes contraires il est fort probable

que le temps nous aura leacutegueacute laquo plutocirct ce qui est populaire et superficiel raquo18 ndash et crsquoest

pourquoi en matiegravere de recherche de la veacuteriteacute laquo il ne servirait agrave rien de compter les

suffrages pour suivre lrsquoopinion qui a le plus de reacutepondants raquo autrement dit le plus

drsquoautoriteacute19 Agrave lrsquoeacutetat deacutemocratique dans lequel se trouve le savoir laquo ougrave lrsquoemporte ce qui est

le plus en accord avec le sentiment et les ideacutees du peuple raquo20 il faudrait substituer une

aristocratie du savoir eacutetant donneacutee qursquolaquo il est plus croyable que ce soit le petit nombre et

non le grand raquo qui deacutecouvre laquo la veacuteriteacute (magis credibile est ejus veritatem a paucis inveniri

potuisse quam a multis) raquo21 On retrouve drsquoailleurs ici la critique du consentement

universel deacutejagrave rencontreacutee que tous les anciens soient drsquoaccord sur une proposition ne

suffira pas agrave nous la faire connaicirctre ndash crsquoest lrsquointime eacutevidence deacutelivreacutee par intuition qui est

le seul critegravere de veacuteriteacute

Cependant Descartes ajoute dans ce passage une clause qui nuance radicalement la

thegravese de la rupture eacutepisteacutemologique que lrsquoon pourrait y trouver ce nrsquoest que dans la

pas la veacuteriteacute La foule invariablement suit la routine raquo (Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacutedGallimard 1970 p307 en Folio Classiques)

15 Regravegle III AT-X-367 l916 Francis Bacon On the advancement of learning in The works and letters of Francis Bacon eacuted

Spedding Ellis and Heath vol 3 p282 (par la suite abreacutegeacute en Sp-III-numeacutero de la page)17 laquo () induce oppositions and so questions and altercations raquo (Sp-III-285 et trad franccedilaise Michegravele le

Dœuf Gallimard 1991 p34)18 laquo () give passage rather to what which is popular and superficial raquo (Sp-III-291 et le Dœuf p42-43)

Comme chez Descartes ougrave le laquo sentiment des autres quid alii senserint raquo (Regravegle III AT-X-366) desAuteurs anciens et des autoriteacutes de maniegravere geacuteneacuterale est suspicieux

19 laquo Et nihil prodesset suffragia numerare ut illam sequeremur opinionem quaelig plures habet Authores raquo(Regravegle III AT-X-367)

20 laquo () the state of knowledge is ever a Democratic and that prevaileth which is most agreeable to thesenses and conceith of people raquo (Of the interpreacutetation of nature Sp-III-227 trad franccedilaise Michegravele leDœuf Meacuteridiens-Klincksieck 1986 p37)

21 Regravegle III AT-X-367 l13-14

SCIENCES 73

mesure ougrave la question traiteacutee est laquo difficile raquo (laquo quaeligstione difficili raquo l13) que le laquo petit

nombre raquo a plus de chance drsquoecirctre dans le vrai On le comprend pour statuer sur le rapport

entre sciences et sens commun cette clause est tout agrave fait fondamentale ndash et elle ne pourra

ecirctre clairement conccedilue que si lrsquoon donne agrave lrsquoideacutee drsquoune quaeligstionem difficilem toute son

ampleur Il nrsquoest pas du tout certain qursquoil srsquoagisse ici des questions fondamentales de

matheacutematiques (qui contient au contraire laquo les premiers rudiments de la raison

humaine raquo22) ni de la meacutetaphysique qui relegraveve des sciences laquo cardinales raquo (cf infra)

ndash mais plutocirct de questions attenantes aux laquo sciences expeacuterimentales raquo dont laquo les principes

ne sont pas clairs ou certains pour toutes sortes de personnes raquo23

Avec coheacuterence Descartes restera sur cette ligne drsquoun rapport eacutepisteacutemologique

entre science et sens commun pour ainsi dire agrave deux niveaux ougrave la thegravese de la rupture

eacutepisteacutemologique srsquoeacutepanouit de faccedilon privileacutegieacutee au niveau des sciences expeacuterimentales Et

srsquoil lui arrive parfois de faire de la meacutetaphysique une science en elle-mecircme tregraves difficile de

maniegravere geacuteneacuterale ce nrsquoest pas tant la difficulteacute intrinsegraveque de la science qui produit la

rupture avec le sens commun que le recourt agrave un certain type drsquolaquo expeacuterience raquo ou agrave des

laquo observations raquo singuliegraveres24 comme crsquoest le cas en physique La possibiliteacute de faire

lrsquoexpeacuterience de certaines choses ou de pouvoir observer des eacuteveacutenements plutocirct que

drsquoautres est preacutecisement ce qui provoque et creuse la rupture eacutepisteacutemologique ndash et lrsquoon

peut lrsquoimaginer eacutegalement le recourt agrave certains objets techniques neacutecessaires au

deacuteveloppement de la reacutevolution scientifique La complexiteacute constitutive des opeacuterations de

la theacuteorie physique nrsquoest pas une difficulteacute speacuteculative qursquoeacuteprouverait un esprit limiteacute

(comme crsquoest le cas de la meacutetaphysique perexigua et omnium difficillima25 et pourtant

dans lrsquoordre des questions difficiles accessible mecircme au sens commun pourvu qursquoil soit

bien dirigeacute26) mais bien une complexiteacute de lrsquoobjet au sens ougrave celui-ci est embrouilleacute et qursquoil

22 laquo () prima rationis humanaelig rudimenta continere raquo (Regravegle IV AT-X-373)23 Studium bonaelig mentis AT-X-20224 Studium bonaelig mentis Ibidem Condillac fera plus tard de cette distinction entre les choses difficiles et

faciles le fondement mecircme de sa deacutefinition du bon sens celui-ci ayant pour objet laquo ce qui est facile etordinaire raquo lagrave ougrave lrsquointelligence scientifique proprement dite srsquoapplique agrave laquo concevoir ou imaginer deschose plus composeacutees et plus neuves raquo (Eacutetienne Bonnot de Condillac Essai sur lrsquoorigine desconnaissances humaines sect98 Vrin 2014 p134) La philosophie du sens commun elle-mecircme ne pensepas autrement puisqursquoau-delagrave des premiers principes de la science ougrave le bon sens fait autoriteacute le laquo petitnombre raquo seul doit ecirctre suivi y compris contre lorsqursquoil se prononce contre lrsquoeacutecrasante majoriteacute dessuffrages (laquo In matters beyond the reach of common understandings the many are led by the few andwilingly yield to their authority raquo Thomas Reid Essay on the intellectual power of man VI-4 London1785 p566) La grande nouveauteacute de Descartes est ici de ne pas situer la rupture au niveau de lacomplexiteacute de la science mais plutocirct dans la techniciteacute de certaines expeacuteriences

25 Ad Vœtium AT-VIIIB-3626 Cf infra chapitre 7

SCIENCES 74

faut le deacutemecircler par quelques expeacuteriences et autres observations singuliegraveres27

Et cela explique que dans la Regravegle III le petit nombre soit plus croyable que le

grand sur les questions difficiles pourvu que lrsquoon entende par lagrave des questions telles que le

recourt agrave certaines conditions expeacuterimentales est discriminant ainsi concernant la

question de la rotonditeacute de la terre (qui est un eacutequivalent dans lrsquoordre eacutepisteacutemologique de

la difficilem quaeligstionem du mouvement de la terre cf infra) laquo on a plutocirct cru au rapport de

quelques matelots qui ont fait le tour de la terre qursquoagrave des milliers de philosophes qui nrsquoont

pas cru qursquoelle fucirct ronde raquo28 La science physique fonctionne agrave partir de laquo principes simples

et geacuteneacuteraux raquo accessibles agrave tous mais ce sont les expeacuteriences et en particulier les

expeacuteriences cruciales qui permettent de laquo veacuterifier expeacuterimentalement par la deacutecouverte de

nouveaux pheacutenomegravenes raquo29 ce qursquoil en est reacuteellement de ces principes Crsquoest donc

essentiellement lrsquoexpeacuterience qui complique le rapport entre la science et le sens commun

et la description bachelardienne de lrsquoeacutepisteacutemologie non-carteacutesienne comme reacuteductrice et

dogmatique dans la mesure ougrave laquo elle nrsquoarrive pas agrave compliquer lrsquoexpeacuterience raquo est

injustifieacutee30 elle pourrait mecircme constituer le lieu carteacutesien de ce que Bachelard a

theacutematiseacute comme rupture eacutepisteacutemologique

Cette position qui nrsquoest pas fondamentalement eacutelitiste marque un eacutecart avec

lrsquoeacutesoteacuterisme enthousiaste des notes de jeunesse lorsque Descartes consideacuterait que la

science laquo si elle srsquooffre agrave tous () srsquoavilit raquo31

Pour le reste la question de la communication des deacutecouvertes scientifiques restera

ouverte chez Descartes et cela en-deccedilagrave de tout eacutelitisme srsquoil est en effet convaincu des

grands biens que lrsquohumaniteacute peut tirer de la lecture de ses travaux il srsquoinquiegravete de voir ses

traiteacutes condamneacutes calomnieacutes deacuteformeacutes ou incompris et preacutefegravere la prudence et la reacuteserve

dont teacutemoigne tout le deacutebut de la sixiegraveme partie du Discours de la Meacutethode

27 Discours VI AT-VI-747528 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faites

par Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-21029 Michio Kobayashi La philosophie naturelle de Descartes Vrin 1993 p7130 Gaston Bachelard Le nouvel esprit scientifique 1934 Puf 2015 8 p142 Jean-Luc Marion a deacutejagrave montreacute

par ailleurs que lrsquoideacutee selon laquelle il y aurait chez Descartes une simpliciteacute constitutive des pheacutenomegravenesqui serait deacutepasseacutee par la complexiteacute des relations qursquoeacutetudie les sciences contemporaines nrsquoest pasjustifieacutee (Jean-Luc Marion Lrsquoontologie grise op cit p92) Comme nous venons de le remarquer lespheacutenomegravenes auxquels se rapporte le scientifique sont essentiellement complexes et inscrits dans desreacuteseaux de relations difficilement deacutemecirclables

31 Praeligmbula in Cogitations Privatae AT-X-214

SCIENCES 75

sect17 Continuisme et sciences cardinales

Caracteacuteriser la science carteacutesienne comme un alignement laquo agrave partir de principes

jugeacutes eacutevidents des seacuteries de veacuteriteacutes de sens commun lesquelles peu agrave peu proceacutedant par

ordre et par eacutenumeacuteration complegravete srsquoeacutetendront agrave tous les eacuteleacutements qui composent le

monde raquo32 serait on lrsquoa vu une erreur si lrsquoon entendait par science la science

expeacuterimentale Comme nous venons de le montrer celle-ci srsquoinscrit dans une forme de

rupture eacutepisteacutemologique Or si Gaston Milhaud donne cette description de la laquo Physique

Geacuteneacuterale raquo de Descartes laquo science inteacutegrale de lrsquounivers raquo qui va des principes

meacutetaphysiques agrave ce qui en est directement deacuteriveacute physiquement crsquoest qursquoil la situe avant

ce passage neacutecessaire qursquoest le fait de laquo descendre aux choses les plus particuliegraveres raquo et qui

requiegravere une expeacuterimentation33 Dans cette ideacutee drsquoune laquo Physique Geacuteneacuterale raquo on retrouve

plutocirct la caracteacuterisation de ce que Descartes nommait science cardinale comme (a) science

des principes simples et (b) science accessible au sens commun essentiellement donc la

meacutetaphysique et la partie a priori de la physique

Cette ideacutee drsquoune science cardinale est agrave nouveau drsquoesprit baconien ce qursquoil

nommait la philosophia prima sive de fontibus scientiarum eacutetait en effet consideacutereacutee comme

un reacuteceptacle des laquo axiomes utiles () qui sont plus communs et drsquoun plan plus eacuteleveacute raquo que

celui des sciences particuliegraveres34 ndash retrouvant par lagrave lrsquoideacutee aristoteacutelicienne de laquo principes

communs raquo aux diffeacuterentes sciences (par-delagrave les principes speacutecifiques) premiers et plus

connus qursquoaucune autre chose35

Faisant donc lrsquohypothegravese que la science cardinale est le terrain speacutecifique drsquoune

continuiteacute entre le sens commun et la science ou drsquoune transition possible de lrsquoun agrave lrsquoautre

revenons aux diffeacuterentes eacutetapes de la connaissance scientifique telles que Descartes les

expose au sect43 des Principes de la philosophie laquo (1) si les principes dont je me sers sont

tregraves eacutevidents (2) si les conseacutequences que jrsquoen tire sont fondeacutees sur lrsquoeacutevidence des

Matheacutematiques (3) et si ce que jrsquoen deacuteduis de la sorte srsquoaccorde exactement avec toutes les

32 Gaston Milhaud Descartes savant Paris Alcan 1921 p248 Cf eacutegalement Au Pegravere Charlet octobre1644 AT-IV-141 ougrave faisant valoir au Pegravere Charlet que sa physique est approuveacutee par nombre de gens quisont laquo les mieux senseacutes raquo Descartes exprime lrsquoespoir qursquoavec le temps elle ne pourra manquer drsquoecirctrereccedilue par tous les hommes ayant laquo le sens commun assez bon raquo

33 Ibid p233 et p19134 laquo () a receptacle for all () and axioms as fall no within the compass of any of the special parts of

philosophy or science but are more common and of a higher stage raquo (Francis Bacon Of theadvancement of learning Sp-III-387 et trad fr p113)

35 Seconds Analytiques I 11 77a25-35

SCIENCES 76

expeacuteriences raquo alors je me sers bien la raison que Dieu mrsquoa donneacute36 Le dernier niveau que

nous avons deacutejagrave exposeacute est le lieu de la rupture eacutepisteacutemologique Reacutegressant dans ce

processus de connaissance il nous faut donc montrer selon un scheacutema conforme agrave celui

preacuteconiseacute par la philosophie du sens commun non seulement que les principes communs

sont la preacuterogative du sens commun qui nous donne par intuition les premiers principes

de toute science possible37 mais aussi que la deacuteduction qui srsquoen suit ne creacutee pas de solution

de continuiteacute ndash autrement dit que les regravegles du raisonnement contraignant eacutetant remplies

du sens commun agrave la science la transition est naturelle38 Crsquoest surtout drsquoabord (1) lrsquoideacuteal

drsquoaccessibiliteacute commun aux premiers principes qui doit ecirctre interrogeacute ndash quand (2) agrave la

capaciteacute pour tout esprit de saisir lrsquoentiegravere veacuteriteacute drsquoun raisonnement (notamment

matheacutematique) de proche en proche ce sera un argument agrave deacutevelopper au moment

drsquoeacutevoquer la question du fonctionnement de la raison comme bon sens (cf infra chapitre

6) Donnons donc une caracteacuterisation geacuteneacuteral du rapport entre la science meacutetaphysique et

ces premiegraveres notions qui semblent bien connues de tous

Lrsquoentreprise meacutetaphysique du moment ougrave elle est consideacutereacutee comme une re-

disposition laquo dans un ordre veacuteritable raquo drsquoun ensemble de principes laquo connus de tout

temps raquo par tous les hommes encore que cela soit drsquoune grande difficulteacute elle ne peut

qursquoaccorder la dimension sens-communiste de ces principes39 et ne peut avoir pour

ambition de proceacuteder agrave une reacutefutation de ce qui fait partie du fond commun des notions les

plus simples La leacutegitimiteacute du doute hyperbolique a eacuteteacute pour cette raison fort suspicieuse

aux yeux de la philosophie du sens commun (par exemple pour Buffier40) dans la mesure

ougrave au final il ne srsquoagirait pas de remettre en cause cet heacuteritage

Cependant Descartes affirme que dans lrsquoeacutepisode du doute il nrsquoa laquo nieacute que les

preacutejugeacutes et non point les notions () qui se connaissent sans aucune affirmation ni

36 laquo si nullis principiis utamur nisi evidentissime perspectis si nihil nisi per Mathematicas consequentias exiis deducamus et interim illa quœ sic ex ipsis deducemus cum omnibus naturaelig phaenomenis accurateconsentiant raquo (Principes de la philosophie III sect43 AT-IXB-123 et AT-VIII-99)

37 laquo Les propositions [les plus simples et les plus eacutevidentes] quand elles sont utiliseacutees dans les matiegraveresscientifiques ont geacuteneacuteralement eacuteteacute appeleacutees axiomes et quand elles ont eacuteteacute utiliseacutees en toute occasionsont appeleacutees premiers principes principes du sens commun () raquo (Thomas Reid Essays on theintellectual power of mind VI-4 Eacutedimbourg 1785 p555 nous traduisons)

38 laquo Une conclusion tireacutee drsquoune suite de raisonnements justes depuis les vrais principes ne peut pas en droitcontredire une deacutecision du sens commun raquo (Ibid VI-2 p531 nous traduisons)

39 Lettre-Preacuteface AT-IXB-10 et Denis Kambouchner laquo Introduction raquo agrave Descartes et la philosophiemorale op cit p15 Cf supra sect10 sur cette question

40 laquo () quand on ne peut former que des doutes bizarres dont la proposition seule excite la riseacutee oulrsquoindignation la difficulteacute porte avec elle-mecircme sa reacuteponse raquo (Claude Buffier Eacuteleacutements de meacutetaphysiqueop cit p112)

SCIENCES 77

neacutegation raquo41 Et justement le but du doute nrsquoeacutetait pas de mettre de cocircteacute les principes mais

bien plutocirct de les deacutegager de lrsquoobscuriteacute dans laquelle ils se trouvent tandis qursquoils sont

mecircleacutes agrave certains preacutejugeacutes Pour bien comprendre cette question il est neacutecessaire de se

reporter agrave un extrait de lrsquoEntretien avec Burman lequel affirme que les laquo principes

communs et les axiomes raquo sont penseacutes laquo obscureacutement raquo autrement dit embrouilleacutes par des

consideacuterations sensibles agrave partir de laquo cas particuliers raquo par les hommes laquo avant de

philosopher raquo42 Crsquoest seulement en tant qursquoobscureacutement consideacutereacutes par des homines

sensuales que les premiegraveres notions font lrsquoobjet drsquoune mise en doute radicale dont

lrsquoobjectif est de les porter agrave un degreacute de clarteacute supeacuterieur Clairement et distinctement

consideacutereacutes ces principes sont en-deccedilagrave du doute et si les sceptiques persistent crsquoest donc

qursquoils laquo ne les perccediloivent pas clairement et distinctement raquo43 Pour parvenir agrave cette claire et

distincte perception des premiers principes celui qui laquo commence tout juste agrave agrave

philosopher (qui primo philosophari incipit) raquo doit donc apprendre agrave se deacutetacher des sens

pour seacuteparer les notions premiegraveres de leur enrobage mateacuteriel

Cela nrsquoempecircche que dans ce passage de lrsquoEntretien avec Burman lrsquoopposition entre

le preacute-philosophique et le philosophique semble forceacutee44 et la conception de ces premiegraveres

principes nrsquoest pas si embrouilleacutee sans quoi ils nrsquoauraient pas eacuteteacute laquo connus de tout

temps raquo diffeacuterence de degreacute de distinction plutocirct que passage sans commune mesure

drsquoune conception fondamentalement obscure agrave une eacuteclaircie radicale

Cette continuiteacute qui srsquoinscrit dans une diffeacuterence de degreacute et non de nature entre la

perception ordinaire des premiers principes et leur deacutecantation dans lrsquoexercice du doute45

41 Lettre de M Descartes agrave M Clerselier servant de reacuteponse agrave un recueil des principales instances faitespar Monsieur Gassendi contre les preacuteceacutedentes reacuteponses AT-X-206 Cf eacutegalement AT-X-204 ougrave il estquestion de certaines laquo notions qui sont en notre esprit desquelles jrsquoavoue qursquoil est impossible de sedeacutefaire raquo

42 laquo Nam quantum ad principia communia et axiomata exempli gratia impossibile est idem esse et nonesse attinet ea homines sensuales ut omnes ante philosophiam sumus non considerant nec ad eaattendum () omittunt et non nisi confuse considerant nunquam vero in abstracto et separata a materiaet singularibus raquo (Entretien avec Burman AT-V-146 notre traduction)

43 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous Puf 1989 p8744 Lrsquoideacutee drsquoun sens commun pur de tout exercice philosophique preacutealable qui se deacutegage dans cette formule

laquo ne doit pas srsquoentendre de maniegravere trop absolue raquo (Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiquesde Descartes PUF 2005 p247)

45 La preuve en est que comme le remarque Martial Gueroult les deux exposeacutes meacutetaphysiques que sont lesPrincipes et les Meacuteditations proposent deux types de doute diffeacuterents avec des finaliteacutes diffeacuterentes Lelaborieux chemin des Meacuteditations Meacutetaphysiques nrsquoa en effet pas pour seul objectif de nous rendre plusclaires les premiegraveres notions mais eacutegalement de concentrer notre esprit sur des principes plus difficilesque certaines notions opeacuteratoires de les sciences Ainsi comme le concegravede la laquo Lettre-Preacuteface raquolrsquoexistence de Dieu est agrave mettre au rang des ideacutees qui quoi qursquoinneacutees ne sont pas conccedilues tregraves facilement(AT-IXB-10 l22) De ce point de vue dans les Principes le doute nrsquoa pas la mecircme vocation que dansles Meacuteditations En tant que manuel les Principes preacutesentent en effet un doute plus promptement meneacuteexeacutecuteacute par une volonteacute qui prend le dessus faisant du Cogito un laquo jrsquoai une volonteacute libre donc je suis raquo

SCIENCES 78

est fondeacutee dans un inneacuteisme qui degraves les premiers eacutecrits srsquoexprimait chez Descartes par

lrsquoideacutee de laquo semences de science raquo46 deacuteposeacutees laquo dans lrsquoesprit de tous les hommes raquo47 Le

thegraveme de lrsquoinneacuteisme fera fortune dans le carteacutesianisme et cette fortune est agrave mettre au

compte du continuisme entre le sens commun et les sciences et cela dans la mesure ougrave les

semences de veacuteriteacute fussent-elles laquo neacutegligeacutees raquo ou laquo eacutetouffeacutees par les eacutetudes raquo (selon les

deux personnages qui repreacutesentent des pocircles conceptuels du carteacutesianisme lrsquoignorant et le

docte cf infra chapitre 8) peuvent tout de mecircme laquo produire spontaneacutement leur fruit raquo48

Au-delagrave de lrsquoapport de lrsquoexpeacuterience et de la rupture eacutepisteacutemologique qursquoil peut introduire

le commencement de la science se fonde tout entier sur une suite de laquo premiegraveres notions ou

ideacutees raquo qui en nous laquo se trouvent naturellement raquo49 Ce faisant la physique deacuteduira de ces

premiegraveres notions les choses laquo qui sont les plus communes de toutes et les plus simples et

par conseacutequent les plus aiseacutees agrave connaicirctre raquo (agrave savoir les cieux les astres la terre de

lrsquoeau de lrsquoair du feu etc)50

Dans le ceacutelegravebre commentaire qursquoil a donneacute de ce passage Charles Peacuteguy

srsquointerroge sur lrsquoeacutetrangeteacute drsquoune telle faccedilon de concevoir la deacutemarche scientifique Si

Descartes a trouveacute ces choses simples que sont les cieux la terre les astres etc nrsquoest-ce

pas qursquoil a eu laquo comme tout homme une certaine expeacuterience raquo de ces choses preacuteceacutedant la

deacuteduction rationnelle plutocirct qursquoelle lrsquoy aurait meneacute avec une soi-disant grande faciliteacute51

Ce commentaire est selon nous symptomatique du fait qursquoil y a deux faccedilons de

creacuteer un sens commun partageacute entre les hommes (1) un certain rationalisme privileacutegiera

lrsquoideacutee drsquoune structure commune agrave tous les esprits humain qui permet de creacuteer un monde

commun par lrsquoaccord a priori de nos faculteacutes ou la possession en nous drsquoun stock drsquoideacutees

inneacutees qui forment notre rapport au monde (et en ce sens Kant achegraveve Descartes) (2) un

ndash crsquoest que la formation du scientifique implique en allant au plus vite et agrave lrsquoessentiel de se deacutetacher desses preacutejugeacutes pour entrer tout de suite en contact avec les principes de la science et progresser dans laconnaissance (Martial Gueroult Descartes selon lrsquoordre des raisons I p74) Pour saisir Dieu et les plushautes veacuteriteacutes meacutetaphysiques comme se le proposent les Meacuteditations le critique des sens doit se faitbeaucoup plus en profondeur

46 Degraves les Olympiques in Cogitationes Privataelig AT-X-21447 AT-X-184 Autrement dit ces semences laquo ne sont jamais un argument chez Descartes () permettant de

diffeacuterencier les esprits et les talents raquo (Freacutedeacuteric de Buzon laquo Matheacutematiques et dialectique Descartesramiste raquo Les Eacutetudes philosophiques 42005 (ndeg 75) p459)

48 laquo ut saeligpe quantumvis neglecta et transversis studiis suffocata spontaneam frugem producant raquo (RegravegleIV AT-X-373)

49 Principes II 3 AT-IXB-65 Sur ces premiegraveres notions cf Annexe 350 Discours VI AT-VI-64 51 laquo Note conjointe sur M Descartes et la philosophie carteacutesienne raquo [1914] in Œuvres complegravetes tome IX

Œuvres posthumes Paris Eacuteditions de la Nouvelle Revue franccedilaise 1924 p61

SCIENCES 79

certain empirisme consideacuterera qursquoau contraire crsquoest lrsquouniformiteacute du monde donneacute dans la

sensation qui produit un sens commun ndash au fond le rationaliste et lrsquoempiriste srsquoopposent

comme la communauteacute humaine agrave la communauteacute du monde52 On voit ainsi qursquoavec lrsquoideacutee

de semences de veacuteriteacutes partageacutees entre les hommes drsquoune part et drsquoautre part gracircce agrave la

thegravese selon laquelle la diffeacuterence eacutepisteacutemologique est creuseacutee par lrsquoexpeacuterience Descartes

se positionne en rationaliste sur le sens commun communauteacute des hommes dans les ideacutees

inneacutees rupture entre eux par la freacutequentation de mondes diffeacuterents (celui de lrsquoexpeacuterience

commune celui du scientifique et des observations expeacuterimentales53)

sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun

Avant la grande reacutevolution de lrsquoastronomie et lrsquoenracinement deacutefinitif de

lrsquoheacuteliocentrisme dans le paysage intellectuel le sens commun est reacutesolument

geacuteocentrique cette position est un meacutelange du sentiment naturel de lrsquoimmobiliteacute de la

terre et drsquoun enseignement religieux impreacutegneacute drsquoaristoteacutelisme Alexandre Koyreacute pour nous

rendre sensible agrave ce tournant de lrsquohistoire intellectuelle de lrsquohumaniteacute que fut

lrsquoheacuteliocentrisme teacutemoigne qursquoil nous serait impossible aujourdrsquohui apregraves avoir eacuteteacute agrave

lrsquoeacutecole de laquo revenir agrave lrsquoassurance naiumlve avec laquelle le sens commun [acceptait]

lrsquoeacutevidence immeacutediate de la perception de lrsquoimmobiliteacute de la terre raquo54 Le sens commun

transformeacute par lrsquoeacuteducation serait laquo revenu de cet eacutetonnement raquo premier et comme lrsquoadmet

Leibniz laquo tout homme de bon sens reconnaicirct aiseacutement raquo maintenant la validiteacute de

lrsquoheacuteliocentrisme55

52 Le preacutecuseur de lrsquoempirisme moderne que fut Francis Bacon anticipe cette conception dans un passageremarquable du Progregraves et de la promotion des savoirs Citant Heacuteraclite contre la philosophieintellectualiste il eacutecrit laquo Les hommes cherchent la veacuteriteacute dans leurs petits monde et non dans le grandmonde qui est commun raquo (eacuted cit p44) Le fait de se rapporter agrave Heacuteraclite est eacutevidement probleacutematique(mais sans importance reacuteelle ici) lui qui a reacutecuseacute le rocircle de la sensation et qui laquo affirme que la raison est lecritegravere de la veacuteriteacute non pas cependant nrsquoimporte quelle raison mais la raison commune et divine raquo(Heacuteraclite Fragment A XVI in Les eacutecoles preacutesocratiques eacuted J-P Dumont Gallimard 1991 p61)

53 La rupture eacutepisteacutemologique se joue donc au niveau ougrave se scindent deux acceptions de lrsquoexpeacuterience laquo lrsquoexperimentum raquo qui laquo srsquooppose agrave lrsquoexpeacuterience commune agrave lrsquoexpeacuterience qui nrsquoest qursquoobservation raquo(Alexandre Koyreacute Eacutetudes de lrsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p59)

54 Alexandre Koyreacute laquo Introduction raquo agrave Nicolas Copernic Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes Alcan 1934p2

55 Leibniz agrave von Hessen-Rheinfals Juillet-Aoucirct 1688 in Leibniz und Landgraf Ernest von Hessen-Rheinfals eacuted Von Rommel 1847 p201 Toutefois la question se pose en ce deacutebut de troisiegravememilleacutenaire et des statistiques reacutecentes montrent qursquoun pourcentage non neacutegligeable de la population (29en Europe) estime que crsquoest le Soleil qui se meut autour de la Terre (laquo Europeans science and

SCIENCES 80

La grande reacutevolution scientifique du XVIIegraveme a en effet profondeacutement bouleverseacute les

assurances du sens commun agrave nos yeux cependant elle nrsquoa pas pour conseacutequence

neacutecessaire son abandon mais sa redeacutefinition Le sens commun nrsquoest plus leacutegitime dans sa

preacutetention agrave lrsquoeacuteterniteacute de certaines de ses propositions simplement parce que le double

mouvement de la Terre qui eacutetait jusqursquoici contraire au laquo sentiment qui est commun aux

hommes de tous les temps et de tous les pays quand ils ont atteint lrsquousage de la raison raquo56

a eacuteteacute deacutemontreacute Les hommes laquo font un continuel progregraves raquo dans les sciences et

laquo lrsquoenfance raquo de lrsquohumaniteacute est derriegravere nous57 le sens commun a grandit et atteint lrsquousage

de la raison Cependant si les reacutevolutions scientifiques successives transforment le sens

commun celui-ci nrsquoen devient-il pas meacuteconnaissable

On peut pourtant produire un autre reacutecit de la grande reacutevolution scientifique et de

ses rapports avec le sens commun pour des raisons extrinsegraveques crsquoest Descartes qui rend

possible celui-ci Suite agrave la condamnation de Galileacutee Descartes fut par les circonstances

laquo sommeacute de produire [une] diffeacuterence raquo58 avec lrsquoitalien ces circonstances auront sur le

nouveau visage de la science carteacutesienne un rocircle deacuteterminant En mecircme temps que sa

position sur lrsquoheacuteliocentrisme crsquoest toute son eacutepisteacutemologie qui eacutevolue le reacutesultat sera une

reconsideacuteration de la position du sens commun

Car si les sciences passent si les hypothegraveses finissent toujours par ecirctre infirmeacutee le

sens commun reste et ne se transforme que tregraves lentement il faut modeacuterer lrsquooptimisme de

Leibniz Comme lrsquoavait noteacute Pierre Duhem la plus grand erreur que puisse commettre un

scientifique crsquoest drsquoaccorder trop de reacutealiteacute agrave ses hypothegraveses laquo jamais les hypothegraveses

[drsquoune theacuteorie physique] nrsquoacquiegraverent la certitude des veacuteriteacutes du sens commun ()

technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne ndeg224 p40) Les reacutesistances du senscommun srsquoopegraverent en fait sur le tregraves long terme et son eacutevolution est beaucoup plus longue que nelrsquoauraient voulu ceux qui au XVIIegraveme et apregraves preacutetendirent laquo reacuteformer lrsquoentendement raquo

56 Selon la deacutefinition du sens commun que donne Claude Buffier (Eacuteleacutements de meacutetaphysique 1725 Parisp100) Celle-ci permet de rencontre des errances possibles du sens commun laquo 1deg que le sens commun asouvent admis des choses sans les entendre et qursquoil les a rejeteacutees dans la suite qui il a eacuteteacute redresseacute Maisun sens commun qui est capable drsquoecirctre redresseacute et drsquoadmettre des choses sans les entendre nrsquoest plus unsens commun du moins nrsquoest-ce pas celui que jrsquoai admis ce faux sens commun est preacutecisement ce quejrsquoai appeleacute des erreurs populaires opposeacutees au sens commun Le critique peut lire mon traiteacute jrsquoy reacutepegravete lachose agrave diverses fois (sic) surtout dans les chapitres 9 et 10 du premier livre pour montrer comment lesens commun ne se trouve pas dans tous les hommes et en particulier comment les erreurs populairesreacutepandues dans une grande partie du genre humain sont tregraves diffeacuterentes de ce qursquoest en effet et de ce quejrsquoappelle le sens commun raquo (laquo Eacuteclaircissements sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes raquo in Cours desciences Paris 1732 p1447)

57 Blaise Pascal Preacuteface pour le Traiteacute du Vide eacuted cit p6258 Fabien Chareix laquo Quamvis hypothetice a se illam proponi simularet le mouvement de la Terre chez

Galileacutee et Descartes raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20091 (ndeg 242) p 97

SCIENCES 81

lrsquohistoire a vu crouler tant de theacuteories longtemps admises sans conteste raquo59 La trop grand

hardiesse de la coupure eacutepisteacutemologique doit ecirctre reconsideacutereacutee agrave la lumiegravere de cette

proposition

Nous pensons que Descartes a eu ce sentiment et gracircce agrave lui a pu progressivement

se libeacuterer drsquoune ontologie scientifique trop reacutealiste et ce faisant (comme le remarque

judicieusement Alquieacute) annoncer agrave la fois la raison symbolique de Duhem et le

conventionnalisme de Poincareacute60 Or le point commun entre Duhem et Poincareacute est

preacutecisement en deacutereacutealisant les hypothegraveses de la physique drsquoouvrir un espace pour le sens

commun dans un eacutetat drsquoesprit hostile agrave toute rupture eacutepisteacutemologique On constate

preacutecisement cette libeacuteration agrave lrsquoeacutegard de toute ontologie scientifique dans une lettre agrave

Mersenne de Novembre 1633

Apregraves avoir appris la condamnation de Galileacutee Descartes eacutecrit agrave Mersenne qursquoil ne

veut pas publier son Monde non seulement par eacutegard pour les autoriteacutes eccleacutesiastiques

mais aussi parce que lrsquoaffaire lui a rappeleacute que deacutejagrave jeune il avait honni la dispute et

lrsquoopposition des opinions contradictoires laquo il y a deacutejagrave tant drsquoopinions en Philosophie qui

ont de lrsquoapparence et qui peuvent ecirctre soutenues en dispute que si les [siennes] nrsquoont rien

de plus certain et ne peuvent ecirctre approuveacutees sans controverse raquo il preacutefegravere se reacutetracter ndash

non seulement par prudence donc mais aussi pour des consideacuterations eacutepisteacutemologiques agrave

savoir que la physique nrsquooffre sans doute rien de suffisamment certain61 Lagrave dessus nous

aurions tort de ne pas conclure avec Alquieacute que les circonstances nrsquoont pas contraint

Descartes a faire machine arriegravere mais lui ont plutocirct fait laquo douter de la veacuteriteacute de sa

cosmologie raquo62 Non qursquoil lrsquoa consideacutera soudainement fausse mais il reconnu alors que la

certitude meacutetaphysique qursquoil recherchait ne pouvant ecirctre accordeacutee aux theacuteories

scientifiques et qursquoil ne lui fallait degraves lors accorder aux hypothegraveses cosmologiques rien de

plus que ce qui doit leur revenir

Cette conversion carteacutesienne datable des anneacutees 1630 modifie en profondeur le

statut des hypothegraveses dans sa philosophie des sciences Si dans les Regulae ou le Monde et

en conformiteacute avec la strateacutegie galileacuteenne lrsquohypothegravese est avant tout un cheval de Troie

pour lrsquoheacuteliocentrisme ce ne sera plus le cas apregraves ougrave lrsquohypothegravese deviendra plutocirct la

59 Pierre Duhem ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ Essai sur la notion de theacuteorie physique Paris Hermann1908 p42

60 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p11461 Agrave Mersenne fin novembre 1633 AT-I-271272 Rappelons comme nous lrsquoavons deacutejagrave fait que dans le

vocabulaire carteacutesien le sens commun srsquooppose toujours agrave ces laquo opinions contraires raquo62 Ferdinand Alquieacute Ibid p118

SCIENCES 82

marque drsquoune indiffeacuterence entre deux options63 Le meilleur moyen de deacuteceler ce

changement de cap est de recourir agrave une eacutetude deacutetailleacutee de lrsquoinversion de lrsquoexposition de sa

physique au lieu de partir du principe de non-influence du mouvement (crsquoest-agrave-dire de la

relativiteacute du mouvement) pour soutenir la possibiliteacute du mouvement (imperceptible) de la

Terre Descartes laquo [retravaille] le statut hypotheacutetique du mouvement de la Terre agrave partir de

la deacutefinition du mouvement selon sa nature raquo64 Cette inversion donne aux principes des

astronomes le veacuteritable statut drsquohypothegravese au sens le plus faillibiliste du terme crsquoest-agrave-dire

le statut de laquo suppositions () presque toutes fausses ou incertaines raquo65

Autrement dit lagrave ougrave les Regulaelig invitaient agrave reacuteduire lrsquoimmobiliteacute de la Terre agrave une

laquo supposition raquo pour permettre au principe de non-influence du mouvement de faire son

travail et de disposer les esprits agrave entendre Copernic66 les Principes se preacuteoccupent

drsquoabord de la nature du mouvement (selon laquo lrsquousage ordinaire raquo et selon laquo la veacuteriteacute raquo) dont

le caractegravere principal est la relativiteacute (II sect24 et sect25) pour ensuite eacutevaluer les hypothegraveses

des physiciens quand au systegraveme du monde et reacutevoquer ce qui est laquo absurde et entiegraverement

[eacuteloigneacute] du sens commun raquo agrave savoir le mouvement de la terre67 La theacuteorie du mouvement

est au service de lrsquohypothegravese la moins eacutetrangegravere au sens commun ndash dans les Regulaelig elle

eacutetait introduite pour promouvoir subrepticement une thegravese para-doxale

Apregraves la lecture de cet article des Principes (III 18) si fondamental pour nous

force est de constater que le laquo sens commun raquo en sort consideacuterablement revaloriseacute par la

penseacutee scientifique il permet de rejeter une hypothegravese pourvu qursquoelle soit laquo absurdum

atque a communi hominum sensu alienum raquo68 et il demande au scientifique drsquoenvisager les

hypothegraveses selon les critegraveres de ce dernier Agrave quoi bon choquer le sens commun si ce que la

physique avance est douteux Et si lrsquoon veut qursquoelle avance au milieu des opinions

contraires le reacutequisit minimum est sur la question de la rotation de la terre de ne pas

instrumentaliser le principe de non-influence du mouvement pour soutenir un hypothegravese

(heacuteliocentrique ou geacuteocentrique) plutocirct qursquoune autre Le sens commun qui

fondamentalement ne srsquooccupe laquo drsquoaucune opinion physique raquo69 nrsquoaura pas agrave se lever pour

63 Le recourt agrave lrsquoexpeacuterience cruciale permettant par ailleurs de faire le choix le cas eacutecheacuteant dans unelogique cette fois de rupture eacutepisteacutemologique (cf supra sect17)

64 Fabien Chareix Ibid p10965 Dioptrique I AT-VI-83 Ainsi laquo la mobiliteacute de la terre raquo doit ecirctre consideacutereacutee comme laquo incertaine raquo (agrave

Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-199)66 Regravegle XII AT-X-43667 Principes III art18 AT-IX2-109 Crsquoest Tycho Braheacute qui considegravere que le mouvement de la terre est

contraire au laquo sens commun raquo Descartes ne le contredit pas et professe au contraire que Tycho Braheacute nrsquoapas rendu service au sens commun puisqursquoil a mal rendu compte de lrsquoimmobiliteacute de la terre

68 Version latine du texte citeacute ci-dessus AT-VIII-8569 Agrave Jean-Baptiste Morin le 13 juillet 1638 AT-II-197 Comme lrsquoavait tregraves bien vu Cyrano de Bergerac si

SCIENCES 83

deacutefendre ses droits tant que lrsquoindiffeacuterence des hypothegraveses est respecteacutee

Crsquoest qursquoen effet cette deacutereacutealisation de la physique permet de seacuteparer le plan du

veacutecu et le plan de la science qui ne srsquooccupe que drsquoun laquo un Monde purement objectif raquo70

Or la faccedilon commune de percevoir les choses qui fonde une espegravece de physique naiumlve ne

peut pas ecirctre facilement abandonneacutee ndash comme pour cet astronome qui laquo pleinement

persuadeacute raquo que laquo le soleil est plusieurs fois plus grand que toute la terre ne saurait pourtant

srsquoempecirccher de juger qursquoil est plus petit raquo71

Plutocirct que de reconduire le scheacutema de la rupture eacutepisteacutemologique nous avons ici

affaire agrave une configuration du rapport entre la science et le sens commun diffeacuterent ougrave ne

srsquoattachant pas aux mecircmes plans connaissance commune et connaissance scientifique ont

des domaines drsquoapplication diffeacuterents le sens commun se rapporte agrave lrsquoespace perceptif

ndash la science elle agrave une espace purement geacuteomeacutetrique sans qualiteacutes qui nrsquoest pas

accessible agrave nos sens mais agrave notre seul esprit (comme lrsquoeacutetablit le ceacutelegravebre passage du

morceau de cire) Or la science parceqursquoelle repose sur des hypothegraveses agrave moins de

vivaciteacute que notre veacutecu perceptif et aucun moyen de srsquoimmiscer deacutefinitivement dans nos

impressions sensibles se trouve face agrave une reacutesistance du plan du veacutecu agrave toute reacuteduction

rationnelle Crsquoest un acquis durable pour lrsquoeacutepisteacutemologie de la mecircme faccedilon en effet

Einstein montrera plus tard que le principe de relativiteacute implique que pour le voyageur

dans un wagon toute laquo interpreacutetation [de son eacutetat de mouvement] est aussi tout agrave fait

justifieacutee au point de vue physique raquo ndash de mecircme un homme sur terre ne juge pas si mal de

son eacutetat de mouvement en pensant que crsquoest le soleil qui se deacuteplace72

lrsquoon veut convaincre un pegravere jeacutesuite aristoteacutelicien du mouvement de la terre degraves lors que celui-ci commele sens commun ne se rapporte qursquoagrave ce qursquoil voit le seul argument qui permet de dire qursquoil est laquo du senscommun de croire que le Soleil a pris place au centre de lrsquounivers raquo (autrement dit le seul argumentsensible agrave opposer) est celui qui consiste agrave dire que de mecircme que laquo les noyaux au milieu de leur fruit raquo leSoleil doit ecirctre au centre laquo puisque tous les corps qui sont dans la Nature ont besoin de ce feu radical raquo(Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004 p50) Tous les autres argumentsseront ceux drsquoun physicien et non drsquoun homme du sens commun

70 Ferdinand Alquieacute op cit p95 Sur la seacuteparation des plans cf deacutejagrave supra sect1271 VIegraveme reacuteponses aux objections AT-IX-239 Crsquoest un thegraveme que lrsquoon retrouve chez Reid agrave charge de

prouver la reacutesistance du monde de la vie aux hypothegraveses scientifiques Quoiqursquoil en soit il est agrave noter queReid nrsquoassocie pas la deacutecouverte du mouvement de la terre agrave une reacutefutation du sens commun dans lamesure ougrave celui-ci ne se meut pas dans lrsquoespace absolu mais dans un espace relatif ougrave ce mouvement estenvisageable (cf par exemple Essays on the intellectual power of man op cit II-12 p290 et suivantes)

72 Albert Einstein La Relativiteacute Payot laquo Les principes de relativiteacute restreinte et geacuteneacuterale raquo p86 Agrave denombreuses reprises Einstein souligne la feacuteconditeacute du principe de relativiteacute quand il srsquoagit pour chacunde juger de lrsquoeacutetat physique dans lequel il se trouve Ainsi agrave propos drsquoune expeacuterience de penseacutee ougrave unhomme srsquoimagine ecirctre soumis agrave un champ de gravitation alors qursquoil est tireacute par une corde dans le videEinstein eacutecrit laquo avons nous le droit de sourire et de dire que la conclusion de cet homme est erroneacutee Jene le crois pas si nous voulons rester conseacutequent avec nous-mecircmes () raquo (Ibid p95) Il en va de mecircmepour le sens commun preacute-galileacuteen pensant ecirctre sur une terre fixe avec les eacutetoiles qui se meuvent autour

RAISON 84

6) RAISON(Nouvelles reacuteflexions sur un morceau ceacutelegravebre Discours I AT-VI-12)

laquo En matiegravere de science la veacuteriteacute est proclameacutee accessibleen principe agrave tout le monde la deacutecouverte ne deacutepend pasdrsquoune ldquoassistance du cielrdquo mais drsquoune meacutethode que chacunpeut acqueacuterir Dans le Discours de la meacutethode la recherchescientifique est deacutefinitivement deacutepouilleacutee de lrsquoaureacuteole de laconseacutecration divine raquondash Georges Politzer La Philosophie des Lumiegraveres et lapenseacutee moderne 1939

Les premiegraveres phrases du Discours de la Meacutethode sont aussi ceacutelegravebres que

controverseacutees et drsquoautant plus importantes pour nous que la philosophie du sens commun

y a vu agrave tord ou agrave raison le coup drsquoenvoi de sa propre histoire Agrave tord ou agrave raison Crsquoest

justement la question qui partage les interpregravetes et srsquoils sont nombreux agrave affirmer le

caractegravere fonciegraverement ironique de ce passage (souvent drsquoailleurs en srsquoappuyant sur des

textes exteacuterieurs au Discours mecircme lrsquoEntretien avec Burman ou Les Essais de

Montaigne) tous cependant ne sont pas drsquoaccord sur le sens exact qursquoil faut lui donner La

question est de savoir si oui ou non dans ce texte Descartes se fait theacuteoricien de lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique1 que nous entendons ici comme la reconnaissance drsquoune reacutepartition eacutegale du

laquo bon sens raquo drsquoun homme agrave lrsquoautre Si pour la majoriteacute des commentateurs le passage en

question ne peut ecirctre deacutenueacute drsquoironie la question reste de savoir quel est le degreacute de celle-ci

ndash lequel eacutevolue en raison inverse du seacuterieux accordeacute agrave la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

Agrave partir de ce critegravere trois interpreacutetations se distinguent lrsquointerpreacutetation ironiste

transforme le commentateur en un authentique laquo deacutechiffreur drsquoeacutenigmes raquo qui reconnaicirct

chez Descartes sous des apparences de conciliation avec le sens commun une philosophie

de lrsquoineacutegaliteacute eacutepisteacutemique2 lrsquointerpreacutetation meacutediane distinguant lrsquoeacutegaliteacute des raisons et la

1 Louise Marcil-Lacoste a introduit ce terme beaucoup plus reacutepandu dans la litteacuterature anglophone(epitemic equality) pour caracteacuteriser cet aspect de la philosophie de Descartes que nous eacutetudions ici Ladeacutefinition qursquoelle en donne (laquo la theacuteorie ougrave la validiteacute des notions de veacuteriteacute et drsquoeacutevidence suppose leuraccessibiliteacute agrave la raison naturelle raquo cf Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques vol 15 ndeg1 1988 p78) nous semble un peu ambigueuml Lrsquoeacutegaliteacute dont il vaecirctre question se rapport plus aux capaciteacutes de lrsquoesprit humain elles-mecircmes qursquoaux conditions depossibiliteacute drsquoune theacuteorie valide et eacutevidente en rapport avec ces capaciteacutes

2 Thegravese deacutefendue par Eacutelie Denissoff laquo Lrsquoeacutenigme de la science carteacutesienne La physique de Descartes est-elle positive ou deacuteductive Essai drsquointerpreacutetation de deux extraits du Discours de la meacutethode raquo RevuePhilosophique de Louvain Troisiegraveme seacuterie tome 59 ndeg61 1961 p38

RAISON 85

diffeacuterence des esprits fait porter le poids de lrsquoineacutegaliteacute sur un mauvais usage du bon sens3

lrsquointerpreacutetation eacutegalitariste considegravere que cette distinction (du droit et du fait de lrsquoessence

et de lrsquoaccident de la raison et de lrsquoesprit) est secondaire car lrsquoineacutegaliteacute objective des

esprits est drsquoabord le produit drsquoun laquo excegraves de modestie raquo subjectif de certains qui ne remet

en aucun cas en doute lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens ndash la veacuteritable partition srsquoeffectuant

alors entre ceux qui pegravechent par excegraves de modestie et ceux qui au contraire preacutesument de

leur intelligence4 Nous montrerons ici les insuffisances des deux premiegraveres interpreacutetations

et lrsquointeacuterecirct autant eacutepisteacutemologique que politique de la troisiegraveme qui en reacutesonnant avec

lrsquoarticle 77 des Passions de lrsquoAcircme ouvre la question de lrsquoeacuteducation qui sera traiteacutee dans la

partie suivante Notre interpreacutetation qui deacuteveloppe de nouvelles consideacuterations agrave partir de

la notion drsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique aura pour but drsquoeacutetablir trois thegraveses qui nrsquoont pas toutes

parues eacutevidentes aux commentateurs (1) que Descartes deacutefend lrsquoeacutegaliteacute en droit des

raisons (2) que lrsquoineacutegaliteacute des esprits nrsquoest pas deacuteterminante et qursquoelle srsquoefface devant la

raison-une dans la saisie eacutevidente de la veacuteriteacute (3) que lrsquoobstacle principal agrave la reacuteduction de

lrsquoineacutegaliteacute entre les esprits nrsquoest pas tant cette ineacutegaliteacute que son ressenti subjectif dans la

modestie Dans lrsquoesprit de Denissoff nous reacuteeacutecrirons ce ceacutelegravebre morceau pour en faire

sortir les points saillants que nous aurons deacutegageacute dans notre interpreacutetation ndash dans lrsquoesprit

de Descartes eacutecrivant en franccedilais nous proceacutederons agrave une reacuteeacutecriture dans une langue

susceptible drsquoeacutelargir les conditions de sa reacuteception

sect19 Au milieu du texte avec Montaigne

Lrsquointeacuterecirct des interpreacutetations meacutedianes du deacutebut du Discours de la Meacutethode est de se

situer au plus pregraves du texte sans autre preacutesupposeacute que celui drsquoeacuteclairer ce dernier avec les

donneacutees les plus pertinentes possibles Agrave cet eacutegard la remarquable contribution drsquoEacutetienne

Gilson est drsquoautant plus utile qursquoelle suit lrsquoordre du texte Reprenons ce pas-agrave-pas en

3 Crsquoest lrsquointerpreacutetation drsquoEacutetienne Gilson qui semble la plus geacuteneacuteralement admise Cf Commentaire auDiscours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p86 laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairementlrsquoeacutegaliteacute des esprits raquo Comme nous le ferons remarquer Eacutetienne Gilson a neacuteanmoins eacutevolueacute sur cettequestion

4 Louise Marcil-Lacoste art cit p92 Crsquoest donc Louise Marcil-Lacoste qui a ouvert la possibiliteacute pourles commentateurs drsquoune lecture eacutegalitariste de ce deacutebut du Discours de la Meacutethode nous ajouterons agraveces analyses ce que nous nommerons par la suite le laquo paradoxe du modeste raquo lequel aura valeur depreuve pour deacutemontrer la pertinence drsquoune lecture sens-communiste de ce passage

RAISON 86

proposant notre propre deacutecoupage et la restitution de lrsquointerpreacutetation la plus meacutediane

possible

(1) laquo Le bon sens est la chose du monde la mieux partageacutee car chacun pense

en ecirctre si bien pourvu que ceux mecircme qui sont les plus difficiles agrave contenter en toute

autre chose nrsquoont point coutume drsquoen deacutesirer plus qursquoils en ont En quoi il nrsquoest pas

vraisemblable que tous se trompent () raquo (AT-VI-1 l17 agrave AT-VI-2 l4) Tout le monde a

remarqueacute la reacutefeacuterence agrave Montaigne (lequel demandait laquo qui a jamais cuideacute avoir faute de

sens raquo5) mais aussi la deacuteformation apporteacutee par Descartes au laquo sens raquo de Montaigne qui

eacutetait synonyme de jugement se substitue le laquo bon sens raquo (expression qui nrsquoapparaicirct qursquoune

fois chez Montaigne avec un sens moral6) qui est une laquo puissance de bien juger raquo Degraves ce

moment une contrarieacuteteacute eacutemerge du texte Montaigne ne dit-il pas qursquoecirctre persuadeacute de

nrsquoavoir pas laquo faute de sens raquo est une laquo maladie raquo et que laquo srsquoaccuser seroit srsquoexcuser raquo

ndash autrement dit que la reconnaissance de la faute de jugement ne laquo dissipe raquo jamais cette

persuasion qui revient toujours laquo tenace et forte raquo que son jugement est bon quand bien

mecircme on aurait fait agrave lrsquoinstant lrsquoeacutepreuve de notre incapaciteacute agrave bien juger7 Aussi

longtemps que le jugement srsquoaveugle il nrsquoest pas contradictoire qursquoil se persuade de ne pas

manquer de laquo sens raquo mais comment en dire autant du laquo bon sens raquo dont il est question

avec Descartes

Crsquoest pourquoi il faudrait ajouter avec Gilson que le bon sens nrsquoest pas le

jugement simple mais est une faculteacute qui doit ecirctre laquo prise sous la forme pure et non

adulteacutereacutee ougrave nous lrsquoavons reccedilue de Dieu raquo8 en ce sens elle nrsquoest pas susceptible de tomber

sous le coup de lrsquoargument sceptique montanien de lrsquoerrance du jugement Drsquoougrave la

contrarieacuteteacute Descartes valide lrsquoargument de Montaigne en affirmant que chacun pense ecirctre

pourvu de suffisamment de bon sens ndash alors mecircme que cet argument doit ecirctre deacutepasseacute par

le recourt agrave lrsquoideacutee drsquoune faculteacute pure le bon sens ne pouvant comme le sens ecirctre

susceptible drsquoerreur Crsquoest dans ce hiatus que srsquointroduit la ceacutelegravebre laquo nuance drsquoironie raquo qui

devait tant occuper les commentateurs le fait que chacun se contente de son jugement

alors que lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur est si manifeste donne un relief comique agrave ce laquo chacun

5 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656A6 Et non eacutepisteacutemologique laquo plustost prudence que bonteacute industrie que nature bon sens que bon heur raquo

Michel de Montaigne Les Essais III 1 laquo De lrsquoutile et de lrsquohonneste raquo eacuted Villey p795A7 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656C Dans ce passage difficile dont

certaines parties sont souvent citeacutees par les commentateurs mais rarement analyseacutees lrsquoajout de la coucheC rend la compreacutehension ardue Il semble que ce que cherche agrave exprimer Montaigne crsquoest une certaineinfirmiteacute de la nature humaine qui se satisfaisant drsquoelle-mecircme srsquoauto-persuade toujours de ne pouvoiravoir laquo faute de sens raquo quand bien mecircme elle ferait lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur

8 Eacutetienne Gilson Commentaire au Discours de la Meacutethode Vrin 1987 6 p82

RAISON 87

pense en ecirctre si bien pourvu raquo mais en mecircme temps vaut comme signe de lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle

du bon sens9

La coheacuterence du texte est ainsi sauvegardeacute par cette laquo nuance drsquoironie raquo comme

chez Montaigne chacun se satisfait de son jugement et de cette faccedilon srsquoindique

lrsquohypothegravese drsquoune certaine eacutegaliteacute agrave cet eacutegard Cette indication cependant ne suffit pas agrave

deacutemontrer lrsquoeacutegaliteacute du bon sens mais a plus pour objectif de faire en sorte que chacun

reconnaisse qursquoil nrsquoest agrave ce point confiant dans son laquo sens raquo qursquoil ne puisse reconnaicirctre par

ailleurs laquo lrsquoincertitude de [son] jugement raquo10 Le passage laquo paraphraseacute raquo par Descartes est

deacutejagrave chez Montaigne peacuteneacutetreacute de la conscience de cette disjonction du laquo sens raquo et du laquo bon

sens raquo11 Lrsquoexpeacuterience de lrsquoerreur contrebalance donc lrsquoautosatisfaction psychologique dans

laquelle nous nous trouvons agrave lrsquoeacutegard de notre jugement tout en faisant signe vers une

faculteacute plus pure assurant en droit une infaillibiliteacute de notre laquo bon sens raquo face agrave la volatiliteacute

et lrsquoeacutevolution des croyances Descartes srsquoinscrit donc ici sur le terrain du droit ce qui

semble ecirctre confirmeacute juste apregraves

(2) laquo mais plutocirct cela teacutemoigne que la puissance de bien juger et distinguer le

vrai drsquoavec le faux qui est proprement ce qursquoon nomme le bon sens ou la raison est

naturellement eacutegale en tous les hommes et ainsi que la diversiteacute de nos opinions ne

vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres mais seulement de ce

que nous conduisons nos penseacutees par diverses voies et ne consideacuterons pas les mecircmes

choses Car ce nrsquoest pas assez drsquoavoir lrsquoesprit bon mais le principal est de lrsquoappliquer

bien raquo (AT-VI-2 l4 agrave l13) Cela confirme que le bon sens nrsquoest pas comme chez

Montaigne le simple jugement mais plutocirct une puissance ou faculteacute Les opinions qui

9 Ibid laquo Corrections et additions raquo p478 Lalande soulignait ce hiatus en parlant drsquolaquo un argument ironiqueau service drsquoune ideacutee seacuterieuse raquo Ce que nous avons voulu rendre ici par le fait qursquoau cœur mecircme delrsquoironie srsquoindique cette eacutegaliteacute eacutepisteacutemique que nous cherchons agrave cerner et perce lrsquoideacutee drsquoun bon sensreacuteellement partageacute entre les hommes Gilson parle lui-mecircme de signe en direction de laquo lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle dela raison chez tous raquo ndash Descartes lui y voit un laquo teacutemoignage raquo (cette autosatisfaction a valeurdrsquoargument elle laquo teacutemoigne que la puissance de bien juger () est naturellement eacutegale en tous leshommes raquo AT-VI-2 l4-6)

10 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p654A11 Il semble cependant que Montaigne indique un usage du laquo sens raquo qui puisse avoir un certain degreacute

drsquoinfaillibiliteacute agrave savoir celui qui est agrave lrsquoœuvre dans les laquo raisons qui partent du simple discours naturel raquodans la mesure ougrave laquo il nous semble qursquoil nrsquoa tenu qursquoagrave regarder de ce costeacute lagrave que nous les ayonstrouveacutees raquo (656A) Une expression similaire chez Descartes dans La Recherche de la Veacuteriteacute (laquo ce que jetacirccherai de vous faire voir ici par une suite de raisons si claires et si communes que chacun jugera que cenrsquoeacutetait que faut de jeter plus tocirct les yeux du bon cocircteacute raquo AT-X-497 l5-8) reacutesume cette ideacutee forte selonlaquelle un certain type de jugement appuyeacute sur la raison naturelle partant du sens commun et allant dechoses simples en choses simples ne peut ecirctre que tregraves assureacute Cf infra sect24

RAISON 88

sont le produit de ce qui a eacuteteacute au-dessus identifieacute comme laquo sens raquo qui changent drsquoun

individu agrave un autre et au cours de lrsquohistoire cognitive drsquoun seul et mecircme individu sont des

accidents qui ne mettent aucunement en cause lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons Cette

distinction du droit et du fait est rendu intelligible par la suite lorsque Descartes introduit la

diffeacuterence des laquo esprits raquo (l20) comme autant drsquoaccidents qui nrsquoaltegraverent en rien la

substantialiteacute rationnelle de lrsquohomme

Crsquoest agrave ce point crucial de rencontre de la diffeacuterence (crsquoest-agrave-dire de lrsquoerreur) dans

lrsquoopinion des degreacutes auxquels nous posseacutedons telle ou telle faculteacute (meacutemoire imagination)

et de lrsquouniteacute du laquo bon sens raquo que Gilson ndash et avec lui la plupart des interpregravetes ndash introduit la

solution suivante laquo lrsquoeacutegaliteacute des raisons nrsquoengendre pas neacutecessairement lrsquoeacutegaliteacute des

esprits raquo12 En effet si la raison ou le laquo bon sens raquo est la diffeacuterence speacutecifique de lrsquohomme

il est neacutecessaire drsquoen induire entre eux lrsquoeacutegaliteacute dans la mesure ougrave lrsquoessence de lrsquohomme

est la laquo penseacutee agrave part raquo Crsquoest seulement en tant qursquoelle srsquointroduit dans un composeacute de

corps et drsquoacircme que la lumiegravere naturelle laquo ne brille pas neacutecessairement chez tous avec le

mecircme eacuteclat raquo13 Tout cela au fond eacutetait deacutejagrave en amont dans le texte de Montaigne qui

deacuteplorait ses deacutefauts de meacutemoire ainsi que son esprit laquo tardif et mousse raquo agrave cause desquels

laquo le jugement faict bien agrave peine son office raquo14

On ne cessera de reconnaicirctre le meacuterite drsquoune telle interpreacutetation elle deacutemecircle bien

des choses et il est injuste de lui reprocher de tomber dans une laquo eacutevidente contradiction raquo15

Au contraire elle permet de rendre compte de nombreux autres passages du Discours de la

Meacutethode seulement elle ne srsquoeacutepargne pas un leacuteger hiatus dont on montrera pourtant

lrsquoimportance En effet la suite du Discours verra entrer en scegravene un personnage singulier

lrsquohomme modeste16 auquel il ne semble pas que Gilson soit parvenu agrave donner un rocircle

12 Eacutetienne Gilson Ibid p8613 Ibid p88-89 avec la discussion de la remarque de Poisson qui attribuait agrave Descartes lrsquoideacutee drsquoune eacutegaliteacute

des esprits comme laquo formes substantielles des hommes raquo 14 Michel de Montaigne Les Essais II 17 p649A15 Eacutelie Denissoff art cit p4516 laquo ceux qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de distinguer le

vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo Discours II AT VI 25-31

RAISON 89

sect20 Agrave la marge dans la confidence (avec Arnauld et Nicole)

Avant drsquoacter lrsquoentreacutee du modeste qui nous guidera vers les analyses des Passions

de lrsquoAcircme arrecirctons nous un instant sur lrsquointerpreacutetation ironiste dont le cœur de

lrsquoargumentation est que laquo le bon sens nrsquoexiste pas chez tous au mecircme degreacute raquo lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique est une chimegravere et Descartes nrsquoaurait cesseacute drsquoaffirmer que le bon sens admet

des degreacutes17 Il faudrait donc relire les pages du Discours et en en saisissant lrsquoironie les

reacuteeacutecrire La premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode serait ainsi une simple

laquo boutade raquo18 dont le veacuteritable sens fut donneacute par Arnauld et Nicole (plus familiers de la

penseacutee de Descartes et plus sensibles agrave son ironie que nous le sommes) lorsqursquoils

deacuteclaregraverent qursquolaquo il nrsquoy a rien de plus estimable que le bon sens raquo mais qursquoil laquo nrsquoest pas une

qualiteacute si commune que lrsquoon pense raquo19 La Logique de Port-Royal reprendrait dans son

discours preacuteliminaire ce mouvement ironique que Descartes avait un fois mis en place dans

le Discours en affirmant premiegraverement le grand prix du bon sens puis sa reacutepartition pour le

moins ineacutegalitaire et parcimonieuse

Deux remarques cependant doivent nuancer cette thegravese (1) Et drsquoabord un

eacutetonnement Denissoff refuse de prendre au seacuterieux la paraphrase de Montaigne (qui ne

servirait agrave rien drsquoautre qursquoagrave signifier lrsquoironie de Descartes20) et lui substitue une autre

paraphrase ndash puisque la maxime selon laquelle laquo le sens commun nrsquoest pas une qualiteacute si

commun raquo est tireacutee de la huitiegraveme Satire de Juveacutenal ndash qui au contraire de la premiegravere

devrait nous livrer la veacuteriteacute du deacutebut du Discours de la Meacutethode (2) Par ailleurs la lecture

de ce laquo Premier Discours raquo drsquoArnauld et Nicole reacutevegravele que ceux-ci sont en fait beaucoup

plus seacutevegraveres que Descartes dans leur jugement agrave lrsquoeacutegard de lrsquoopinion en reacutegime commun

Rappelons que pour Descartes la laquo diversiteacute des opinions raquo ne srsquoexplique laquo pas de ce que

les uns sont plus raisonnables que les autres raquo mais de ce que les voies que suivent les

17 Eacutelie Denissoff art cit p46 On est surpris par la faiblesse de la base textuelle sur laquelle se fondeDenissoff pour prouver cela Dans une lettre Descartes parlerait par exemple drsquoun laquo bon sens parfait raquo voilagrave bien la preuve qursquoil y a des degreacutes dans le bon sens On est alleacute veacuterifier et la lettre agrave Golius du 16avril 1635 dit preacutecisement laquo mes opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon senspuisque eacutetant en lui tregraves parfait comme il est raquo (AT-I-316 et infra sect24 sur cette lettre) VisiblementDenissoff qui reproche agrave ses preacutedeacutecesseurs drsquoavoir affirmeacute lrsquoeacutegaliteacute du bon sens laquo sans en fournir lamoindre justification textuelle raquo tombe dans la mecircme erreur Agrave ceci pregraves que le nombre de textescarteacutesiens en faveur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est conseacutequent dans le Discours de la Meacutethode et que riennrsquoautorise une relecture agrave la faveur de deux ou trois passages plus ou moins anodins de lacorrespondance

18 Eacutelie Denissoff art cit p4719 Antoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou lrsquoArt de Penser laquo Premier Discours raquo Paris 1662 p5 et

10 Selon Denissoff les auteurs rendent ici laquo fidegravelement le sens du Discours raquo20 Mais qui comme on lrsquoa vu permet de soutenir la thegravese meacutediane de Gilson Eacutelie Denissoff art cit p47

RAISON 90

esprits se distinguent un peu par accident lagrave ougrave la Logique de Port-Royal affirme que cela

reacutesulte de ce que certains font par leur raison un mauvais choix et prouvent par lagrave qursquoils ont

laquo lrsquoesprit faux et injuste raquo ou mecircme laquo grossiers et stupides raquo de telle sorte qursquoils sont

impeacuteneacutetrables agrave toute reacuteforme21 On trouvera difficilement des termes aussi cateacutegoriques

chez Descartes ou mecircme une vision aussi pessimiste22 Srsquoil est certain qursquoun peu de lrsquoesprit

de Descartes se retrouve dans Arnauld et Nicole il est aussi douteux que la veacuteriteacute du

Discours de la Meacutethode puisse srsquoy rencontrer

Un autre eacuteleacutement cependant serait susceptible drsquoapporter des preuves de lrsquoironie de

Descartes agrave savoir les eacuteclaircissement apporteacutes par lrsquoauteur lui-mecircme dans le cadre de

lrsquoEntretien avec Burman Dans ce passage laquo on ne pourrait srsquoexprimer plus clairement raquo

contre lrsquoeacutegaliteacute du bon sens que Descartes ne lrsquoaurait lui-mecircme fait23 Reprenons donc ce

texte24 Burman objecte agrave lrsquoauto-persuasion de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon sens que certains

laquo homme obtus raquo pensent avoir laquo plus drsquointelligence raquo que le commun

Remarquons drsquoabord que la question de Burman ne porte preacuteciseacutement pas sur

lrsquoeacutegaliteacute du jugement mais sur la proposition laquo chacun pense raquo (lrsquoautosatisfaction de

chacun agrave lrsquoeacutegard de leur jugement) celle lagrave mecircme ougrave lrsquoon percevait une laquo nuance

drsquoironie raquo dans la mesure ougrave cette autosatisfaction laquo tenace et forte raquo (selon les mots de

Montaigne) eacutetait souvent contrebalanceacutee par lrsquoeacutepreuve de lrsquoerreur25 Burman qui a semble-

t-il perccedilu lrsquoironie ne discute pas de la proposition laquo le bon sens est la chose du monde la

mieux partageacutee raquo mais de la suite de la phrase Quelle est la reacuteponse de Descartes

Eacutetrangement elle ne porte pas sur ceux qui srsquoestiment plus qursquoils ne le devraient (dont

parlera plus tard le Discours26) mais au contraire sur les plus modestes qui laquo se

reconnaissent infeacuterieurs aux autres pour lrsquoesprit (qui agnoscunt se deficere ab aliis

ingenio) raquo ndash au rang desquels Descartes se reconnaicirct comme Montaigne avant lui27 Crsquoest

21 Antoine Arnauld et Pierre Nicole Ibid p5-6 et 10 La diffeacuterence avec Descartes est drsquoautant plusappreacuteciable que le texte emprunte beaucoup (par exemple lrsquoideacutee de laquo routes diffeacuterentes raquo) au Discours dela meacutethode

22 Gilson eacutetait sensible agrave cette dimension fondamentale de la philosophie carteacutesienne mecircme au cœur de ladistinction entre les esprits capables et incapables drsquoinvention laquo la meacutethode atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute desesprits dans lrsquoordre mecircme de lrsquoinvention raquo (Op cit p84) Sur cette question cf infra chapitre 7

23 Eacutelie Denissoff art cit p4624 Entretien avec Burman AT-V-175 trad Charles Adam du Manuscrit de Goumlttingen Paris 1937 p11725 Michel de Montaigne Les Essais II 17 laquo De la Praeligsomption raquo p656 couche A Cf supra p8726 Certains laquo se [croient] plus habiles qursquoils ne sont raquo Discours II AT-VI-1527 Discours I AT-VI-2 et Montaigne Les Essais I 26 page 174A laquo Lrsquoesprit je lrsquoavois lent et qui nrsquoalloit

qursquoautant qursquoon le menoit lrsquoapprehension tardive lrsquoinvention lasche et apres tout un incroiable defautde memoire raquo

RAISON 91

que lrsquoargument de lrsquoeacutegaliteacute du bon sens a plus de poids si crsquoest un modeste qui se sachant

en tout infeacuterieur aux autres se dit au moins laquo en cela lrsquoeacutegal de tout le monde raquo

Et Descartes de reprendre une autre maxime pour illustrer cette eacutegaliteacute ressentie

subjectivement laquo autant de tecirctes autant drsquoopinions (quot capita tot sensus) raquo Ici il nrsquoest

plus possible selon Denissoff de douter que la laquo reacuteflexion eacutenigmatique sur le bon sens raquo

srsquoeacuteclaire et deacutevoile une profonde ironie28 Seulement la remarque de Descartes ne porte

pas reacutepeacutetons-le sur lrsquoeacutegaliteacute objective du bon sens mais sur lrsquoautosatisfaction qursquoagrave chacun

dans le laquo partage du sens raquo dont parlait Montaigne agrave la maxime de Montaigne Descartes

en substitue simplement une autre La conclusion de Descartes cependant laisse perplexe

laquo et crsquoest ce que lrsquoauteur entend ici par le bon sens (bonam mente) raquo De quoi parle ici

Descartes Certainement pas de la maxime On ne voit donc pas preacutecisement agrave quoi il se

reacutefegravere mais ce qui est important selon Laporte crsquoest que cet extrait illustre une nouvelle

fois la distinction entre lrsquoineacutegaliteacute de lrsquoingenium et la bona mens qui laquo se trouve en chacun

de nous raquo29 Bien loin drsquoinfirmer la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique qui semble se deacutegager agrave

premiegravere lecture du deacutebut du Discours de la Meacutethode ce nouveau morceau de lrsquoEntretien

avec Burman conforte la solution que Gilson avait trouveacute agrave la contrarieacuteteacute inscrite au cœur

du texte en recourant agrave cette partition du droit et du fait de la faculteacute pure et de son

application de la raison-une et des esprits

Force est de constater cependant que la sagaciteacute de Burman contredit ici une

donneacutee de cette ouverture du Discours de la Meacutethode sur laquelle on srsquoest insuffisamment

attardeacute le modeste (et son pendant lrsquoarrogant) qui fait son entreacutee seulement dans la

deuxiegraveme partie du Discours ne semble pas partager cette autosatisfaction de tout un

chacun sur laquelle srsquoouvre la premiegravere partie Et il ne suffit pas de dire comme Gilson

que le modeste souffre laquo drsquoune insuffisance drsquoesprit non de raison raquo30 ndash car ce sont parfois

laquo ceux qui ont lrsquoesprit le plus bas [qui] sont les plus arrogants raquo31 Le modeste nrsquoest pas

neacutecessairement celui agrave qui il manque objectivement de lrsquoesprit (au contraire mecircme) mais

en revanche il est celui qui ne srsquoauto-persuade pas de ce qursquoil a autant de raison qursquoil

pourrait en avoir et qui se deacutefie mecircme de sa puissance de laquo distinguer le vrai avec le

faux raquo32 crsquoest-agrave-dire de son bon sens alors mecircme qursquoobjectivement lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

eacutetant eacutetablie il ne le devrait pas Comme lrsquoa fort justement remarqueacute Louise Marcil-

28 Eacutelie Denissoff art cit p4629 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes 1945 Puf 2000 p29 et note (3)30 Eacutetienne Gilson op cit p8631 Passions de lrsquoAcircme art 159 AT-XI-45032 Discours II AT-VI-15 l27-28

RAISON 92

Lacoste lrsquoeacutenigme qui nous est poseacutee par le Discours de la Meacutethode ne vient pas tant de

laquo lrsquoinsuffisance de bon sens raquo qui nrsquoest jamais en question mais du laquo refus de srsquoen servir raquo

chez les arrogants comme chez les modestes le cœur du problegraveme est donc celui de la

laquo perception subjective du degreacute de bon sens raquo33

sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique

Le philosophie du sens commun a pu voir dans ces premiegraveres lignes du Discours

une deacutefense de ses propres thegraveses par exemple que pour le jugement les hommes se situent

laquo sur un mecircme niveau raquo34 Srsquoil y a eacutegaliteacute du jugement des hommes crsquoest que lorsqursquolaquo un

jugement deacutecoule drsquoune perception de lrsquoeacutevidence raquo lrsquolaquo assentiment [est] neacutecessaire

immeacutediat total raquo si bien qursquoil devient possible de dire que laquo lrsquoeacutevidence carteacutesienne est

synonyme de bon sens raquo35 Autrement dit que le bon sens soit eacutegalement reacuteparti en tous

crsquoest manifeste par le simple fait que face agrave lrsquoeacutevidence nous donnons tous notre

assentiment sans heacutesitation ni incertitude mais au contraire avec la ferme conviction que

lrsquoon conccediloit le vrai Pour le reste crsquoest justement dans la capaciteacute de se conduire vers la

conception que se distinguent les hommes laquo la nature a mis une grande diffeacuterence drsquoun

homme agrave lrsquoautre agrave cet eacutegard raquo36

Ne semble-t-il pas qursquoest reconduite ici la distinction gilsonienne entre lrsquoeacutegaliteacute des

raisons et lrsquoineacutegaliteacute des esprits Certes crsquoest le cas dans une certaine mesure ndash mais

contrairement agrave ce que propose lrsquointerpreacutetation meacutediane lrsquoinsistance est ici mise sur

lrsquoeacutegaliteacute du jugement plutocirct que sur lrsquoineacutegaliteacute des raisons On est frappeacute par le fait que

Laporte par exemple insiste beaucoup plus sur lrsquoingenium que sur la bona mens en

accentuant ce fait bien connu que celui qui a de lrsquoingenium deacutecouvre la veacuteriteacute tandis que

33 Louise Marcil-Lacoste art cit p9134 laquo () it leads us to think that men are very much upon a level with regard to mere judgment raquo (Thomas

Reid Essays on the intellectual power of mind laquo On conception or simple Apprehension in General raquoVI-1 Eacutedimbourg 1785 p373 nous traduisons) Le traducteur franccedilais (lrsquoabbeacute Mabire en 1864) traduitpar laquo la faculteacute de juger est eacutegale chez tous les hommes raquo ou par laquo eacutegaliteacute du jugement raquo (le mot eacutegaliteacutenrsquoapparaicirct cependant pas dans ce passage en anglais)

Agrave lrsquoappui de sa thegravese Thomas Reid cite la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode laquo I beg leave tosupport this opinion by the authority of two very thinking men Descartes and Cicero raquo (p373-374)

35 Louise Marcil Lacoste laquo La notion drsquoeacutevidence et le sens commun Feacutenelon et Reid raquo Journal of theHistory of Philosophy 15 3 1977 pages 296 et 302

36 laquo Nature hath put a wide difference between one man and another in this respect () raquo Thomas ReidIbid p374

RAISON 93

celui qui nrsquoa que son laquo bon sens raquo ne fera qursquoy assentir sans jamais pouvoir la deacutecouvrir

par lui-mecircme37

Nrsquoest-ce pas trahir lrsquoesprit de la philosophie carteacutesienne que drsquoabolir aussi vite

lrsquoeacutegaliteacute en droit des raisons devant lrsquoineacutegaliteacute en fait des esprits Nrsquoest-on pas au moins

forceacute de reconnaicirctre qursquoen certains cas (crsquoest-agrave-dire agrave chaque fois que la veacuteriteacute se fait jour

dans lrsquohomme) le fait srsquoabolit lui-mecircme devant le droit et lrsquoineacutegaliteacute des esprits srsquoeacutevapore

dans la lumiegravere de lrsquoeacutegaliteacute des raisons Ne serait-ce pas oublier qursquoune fois une

deacutemonstration comprise les esprits mecircme sont eacutegaux et que laquo un enfant [ou quiconque

nous dit Descartes juste avant] instruit en lrsquoarithmeacutetique ayant fait une addition suivant ses

regravegles se peut assurer drsquoavoir trouveacute touchant la somme qursquoil examinait tout ce que

lrsquoesprit humain saurait trouver raquo38

En insistant plus que tout sur le lien entre eacutevidence et bon sens la philosophie du

sens commun mecircle la maxime du bon sens agrave la premiegravere regravegle de la meacutethode savoir qursquoil

ne faut laquo recevoir jamais aucune chose pour vrai que je ne la connusse eacutevidemment ecirctre

telle raquo39 Ces deux phrases du Discours de la Meacutethode font systegraveme si les hommes sont

eacutegaux du point de vue de la raison crsquoest que pourvu qursquoils nrsquoassentent qursquoagrave ce qursquoils

conccediloivent fort eacutevidement ils ne peuvent manquer de faire le meilleur usage qursquoils est

possible de faire de leur bon sens ndash et en cela se trouve en eux la raison toute entiegravere Ce

que voulait dire Descartes avec le coup drsquoenvoi du Discours de la Meacutethode crsquoest que laquo la

Raison est tout entiegravere en tout homme qursquoil nrsquoy a point de milieu entre ecirctre raisonnable et

ne lrsquoecirctre pas et qursquoen ce sens tous les hommes naissent absolument eacutegaux raquo40 Alain y voit

lagrave le fondement des Reacutepubliques et de lrsquoauthentique liberteacute celle de la Raison

Il nrsquoest pas possible de nier qursquoune certaine ideacutee de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique voit le

jour avec Descartes mais agrave lrsquooptimisme peut ecirctre trop grand des conclusion qursquoen tire

Alain il ne faut pas oublier le blocage qui se joue dans le paradoxe du modeste sur lequel

nous aimerions nous attarder un instant41 Le paradoxe du modeste pourrait se formuler en

37 Jean Laporte Ibid p29 Nous reviendrons plus en deacutetail sur les ineacutegaliteacutes des esprits dans la partiesuivante (Chapitre 7 laquo Peacutedagogie raquo) pour chercher agrave nuancer cette thegravese un peu trop radicale

38 Discours II AT-VI-21 nous soulignons39 Discours II AT-VI-1840 Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p117 Pour la dimension politique cf Conclusion41 Au fond Alain nrsquoest pas dupe de ce paradoxe et il lrsquoamegravene au mecircmes conclusions que nous le problegraveme

de lrsquoeacuteducation doit ecirctre poseacute Sans quitter cet air sublime que nous lui avons deacutejagrave trouveacute il eacutecrit laquo lrsquoignorance ingeacutenue du plus simple des hommes a le droit drsquoarrecircter le plus sublime philosophe et de lui

RAISON 94

ces termes si chacun pense ecirctre suffisamment pourvu de bon sens comment la modestie

est-elle possible Pour reacutesoudre ce paradoxe il faut reprendre le passage de la deuxiegraveme

partie du Discours qui souligne la difficulteacute pour certains esprits drsquoappliquer la meacutethode

que preacutesente Descartes Les esprits qui ne pourront reacutevoquer en doute leurs opinions sont

de deux sortes les arrogants qui se pensent laquo plus habiles qursquoils ne le sont raquo42 et laquo ceux

qui ayant assez de raison ou de modestie pour juger qursquoils sont moins capables de

distinguer le vrai drsquoavec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent ecirctre

instruits doivent bien plutocirct se contenter de suivre les opinions de ces autres qursquoen

chercher eux-mecircmes de meilleures raquo43

Pour reacutesoudre le paradoxe du modeste qui se deacutegage dans cet extrait la solution la

plus commode consiste agrave dire que ce texte nrsquoentre nullement en contradiction avec lrsquoideacutee

drsquoun partage eacutegal du laquo bon sens raquo attendu qursquoil faut distinguer la capaciteacute de deacutecouvrir le

vrai qui suppose un esprit hors du commun et la simple puissance de le reconnaicirctre quand

il se pose sous le regard44 Le seul aspect qui reste dans lrsquoombre est degraves lors la possibiliteacute

mecircme de lrsquoexistence du modeste en tant qursquoil se soustrait agrave lrsquouniverselle autosatisfaction

qursquoa chacun de son bon sens Le modeste est en fait celui qui condamne son jugement par

le peu drsquoestime qursquoil a de son esprit ou de quelque faculteacute de celui-ci Autrement dit

laquo lrsquoineacutegaliteacute des esprits empecirccherait certains hommes de croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons raquo45

qui est pourtant formellement attesteacutee dans la thegravese (ou la postulat cf infra) de lrsquoeacutegaliteacute

eacutepisteacutemique En porte-agrave-faux avec lrsquoEntretien avec Burman le modeste srsquoil est vraiment

deacutefiant agrave lrsquoeacutegard des capaciteacutes de son esprit ne tombe pas dans cette autosatisfaction sur

laquelle srsquoouvrait la Discours

Si les interpregravetes meacutediants pensent que la meacutethode laquo atteacutenue lrsquoineacutegaliteacute des esprits raquo

sans pour autant pouvoir laquo faire drsquoun esprit quelconque un inventeur raquo46 il faut srsquoempresser

drsquoajouter (pour ecirctre agrave la hauteur du paradoxe du modeste) que ce nrsquoest pas en vertu drsquoun

quelconque caractegravere deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits mais parce que laquo lrsquohomme ordinaire

est susceptible drsquointerpreacuteter comme deacutecisive raquo cette ineacutegaliteacute47 Il ne suffit pas comme les

dire Je ne comprends pas instruis-moi raquo (Ibid p117)42 Discours II AT-VI-15 l18 laquo Habiles raquo signifie ici qui a de lrsquoesprit de la science (Gilson Ibid p176)43 Discours II AT-VI-15 l25-3144 Eacutetienne Gilson op cit p176-177 Pour les seconds ils sont seulement laquo capable de reconnaicirctre le vrai

lorsqursquoon le leur montre raquo45 Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique raquo art cit p9246 Eacutetienne Gilson Ibid p176 qui cite une lettre drsquoAoucirct 1639 (AT-II-347) et la lettre au Pegravere Dinet (AT-VII-

579) Nous reviendrons sur la question de lrsquoefficaciteacute de la meacutethode dans la partie suivante47 Louise Marcil-Lacoste Ibid p92 Autre formulation quelques lignes apregraves laquo Lrsquoobstacle agrave la meacutethode

RAISON 95

interpregravetes meacutediants agrave savoir Laporte ou Gilson drsquoaffirmer lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemologique en

droit ndash il faut aussi affirmer que nul eacutelitisme eacutepisteacutemologique nrsquoest susceptible de se glisser

dans la notion drsquoineacutegaliteacute des esprits si lrsquoon comprend que ce qui la rend probleacutematique

dans la recherche de la veacuteriteacute ce nrsquoest pas tant qursquoelle existe en fait mais que certains la

considegraverent insurmontable (les modestes) ou suffisante (pour les arrogants qui doteacutes de

meacutemoire ou drsquoimagination se reposent sur cette faculteacute et nrsquoexercent pas leur bon sens

avec une veacuteritable application)

Ceci eacutetant compris les premiers mots du Discours de la Meacutethode prennent un sens

plus fort encore crsquoest au fond plus envers les arrogants que Descartes se montre ironique

et cette maxime paraphraseacute de Montaigne peut reacutesonner comme un encouragement48 afin

que le modeste ne se persuade pas qursquoil a moins de raison qursquoil ne lui en faudrait Au

contraire la meacutethode portera sans doute plus de fruits laquo pour ceux qui ne marchent que fort

lentement raquo plutocirct que pour les arrogants qui quittent le laquo chemin commun raquo et srsquoeacutegarent

pour toujours49 Et le meilleur moyen de reacutealiser ce projet est de rendre accessible le savoir

comme se le propose le Discours en espeacuterant laquo qursquoil sera utile agrave quelques-uns sans ecirctre

nuisible agrave personne raquo50

Agrave cette fin et dans lrsquoesprit de Denissoff qui srsquoeacutetait permis une reacuteeacutecriture (dont nous

avons contesteacute le contenu mais pas lrsquoideacutee qui preacutesente une forme au fond assez salutaire

pour deacutelasser le lecteur et aiguiser la creacuteativiteacute de lrsquoauteur) nous proposons la suivante

paraphrase (inspireacutee par Queneau) de ces quelques lignes sur le laquo bon sens raquo avec pour

double but de rendre plus sensible le paradoxe du modeste et plus visibles les ideacutees brutes

de ce morceau de bravoure que notre interpreacutetation aura chercheacute agrave mettre en avant51

nrsquoest donc pas lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique crsquoest plutocirct lrsquoineacutegaliteacute des esprits qui empecirccherait certains hommesde croire en lrsquoeacutegaliteacute des raisons assurant lrsquouniversaliteacute de la meacutethode raquo

48 Cette notion sera tout agrave fait fondamentale dans la peacutedagogie carteacutesienne et srsquoattestera agrave de nombreusesreprises Cf infra tout notre chapitre 7

49 Cf Annexe 4 Cet optimisme du deacutebut du Discours (AT-VI-2 l15-16) qui prend alors tout son volumefait eacutecho avec lrsquoestime que porte la philosophie de Descartes aux figures simples du paysan ou delrsquohonnecircte homme non sans un brin de rheacutetorique comme nous aurons lrsquooccasion de le constater dans lehuitiegraveme et dernier chapitre (laquo Personnages raquo)

50 Discours I AT VI 451 Nous espeacuterons par cette nouvelle reacuteeacutecriture avoir eacutegalement respecteacute lrsquoesprit de Raymond Queneau

Lequel nrsquoen manquait pas lorsqursquoil disait laquo Oui Je traduis le Discours de la meacutethode en argot () Crsquoestun livrsquo de Descartes ougrave y a ce que crsquoest qursquola penseacutee et la maniegravere de srsquoen servir Seulement ccedila a eacuteteacute eacutecrity a longtemps les gens qursquoont pas beaucoup drsquoeacuteducation y peuvent plus comprendre crsquolangage Alors jelrsquomet agrave la moderne drsquofaccedilon que tout lrsquomonde comprenne () et puis jrsquoai supprimeacute des trucs sans queue nitecircte sur lrsquoacircme et sur Dieu qui nrsquotiennent pas drsquobout Dans lrsquoensembrsquo ccedila fait cinq agrave six pages quicommencent par ldquoLes gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoairrdquo () Crsquoest pas que jrsquosoye drsquoaccord avec cephilosophe [interrompu] raquo (Raymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de laPleacuteiade 2002 p1250 Parerga au Chiendant [Saturnin traduit le Discours de la meacutethode]) Le projet est

RAISON 96

laquo Les gens sont pas si cons qursquoils en ont lrsquoair et au fond y a personne pour croireqursquoil le soit vraiment et pas mecircme le plus modeste Mecircme qursquoon a de bonnes raisonsde croire qursquoagrave ce sujet on est tous logeacutes agrave mecircme enseigne et que quand on comprendquelque chose on le comprend aussi bien que nrsquoimporte qui puisqursquoon est pas pluscon qursquoun autre et srsquoil y en a pour sembler plus imbeacuteciles crsquoest pas tant qursquoil lesoient mais qursquoils le sont devenus un peu par hasard Ccedila nrsquoempecircche qursquoils le sontpas deacutefinitivement et mecircme souvent un intellectuel assis va moins loin qursquoun conqui marche En somme il suffit drsquoavoir un peu confiance en soi raquo

Au terme de cette lecture il faudrait se demander pourquoi au fond ne voudrions-

nous pas prendre au seacuterieux lrsquohypothegravese selon laquelle le sentiment subjectif de lrsquoeacutegaliteacute

fait signe de faccedilon deacutefinitive et convaincante vers lrsquoeacutegaliteacute reacuteelle Thomas Hobbes dans

un contexte fort similaire reacutepondait par lrsquoaffirmative agrave cette question donnant plus de

poids encore agrave ce qui chez Descartes nrsquoeacutetait encore qursquoun timoreacute laquo teacutemoignage raquo (cf supra

note 9) celui-ci laquo prouve lrsquoeacutegaliteacute des hommes sur ce point plutocirct que leur ineacutegaliteacute Car

drsquoordinaire il nrsquoy a pas de meilleur signe drsquoune distribution eacutegale de quoi que ce soit que

le fait que chacun soit satisfait de sa part raquo52 Ironie

Il ne reste plus degraves lors pour nous qursquoagrave nous interroger sur le statut preacutecis de

lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique chez Descartes autrement dit le statut de cette thegravese selon laquelle le

bon sens est la chose au monde la mieux partageacutee Plusieurs hypothegraveses sont agrave envisager

srsquoagit-il (1) drsquoun principe (2) drsquoune opinion communeacutement partageacutee et reprise par le

philosophe Eacutedouard Mehl remarque judicieusement la laquo prudence raquo de Descartes qui ne

semble jamais preacutesenter cette thegravese avec la deacutefeacuterence que devrait avoir un principe (les

querelles interpreacutetatives dont on vient de faire eacutetat le prouvent drsquoailleurs) crsquoest pourquoi il

vaut mieux selon lui parler drsquoune laquo opinion commune que la philosophie partage avec le

sens commun raquo une laquo communis sententia philosophorum raquo53

On voudrait cependant plutocirct envisager cette laquo thegravese raquo comme (3) un postulat

pratique dont la vocation est agrave la fois morale (cf supra chapitre 4) et peacutedagogico-politique

(cf infra chapitre 7 et conclusion) Lrsquointeacuterecirct drsquoune telle approche crsquoest qursquoelle permettrait

eacuteminemment carteacutesien52 Thomas Hobbes Le Leacuteviathan Partie I chapitre 13 1651 Dalloz 1999 p12253 De Methodo I AT-VI-540541 et Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes

op cit p43

RAISON 97

agrave la fois de rendre compte de la prudence de Descartes et de ses preacutecautions lorsqursquoil

avance la nouvelle thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique ndash en mecircme temps que de son caractegravere

dynamique qui a pour vocation peacutedagogique de rassurer le modeste quand agrave ses capaciteacutes

comme on va srsquoen rendre compte dans lrsquoinstant

PEacuteDAGOGIE 98

6) PEacuteDAGOGIE

laquo Lrsquoadmiration paraicirct agrave Descartes la passion fondamentaleen ce qursquoelle fut en sa vie la premiegravere raquondash Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique delrsquohomme chez Descartes 1950

En des temps baroques ougrave lrsquoillusion produite par les artifices les plus merveilleux

eacutetait une distraction particuliegraverement priseacutee Descartes utilise lrsquoadmiration susciteacutee par lrsquoart

des hommes comme un pivot eacuteducatif fondamental une motivation pour apprendre certes

mais aussi un obstacle agrave la science Crsquoest de cette dialectique dont il va ecirctre question dans

ce chapitre et de son reacutesultat agrave savoir la laquo purification de lrsquoadmiration raquo et sa laquo valeur

peacutedagogique raquo1 en particulier agrave lrsquoendroit du sens commun

En position drsquoenseignant dans le dialogue inacheveacute La Recherche de la Veacuteriteacute par

la Lumiegravere Naturelle Eudoxe-Descartes fixe en quelques lignes tout un programme

eacuteducatif que nous allons chercher agrave reconstituer mettre en branle lrsquoesprit en lrsquoeacuteveillant par

lrsquoadmiration deacute-couvrir les secrets de la nature et de lrsquoartifice en deacutevoiler la simpliciteacute et

de ce fait mettre fin agrave lrsquoadmiration2 Comme dans le chapitre preacuteceacutedent sur le laquo bon sens raquo

une mecircme reacutesistance semble cependant srsquoopposer agrave ce projet peacutedagogique savoir cette

modestie que lrsquoon avait deacutejagrave rencontreacutee et qui srsquoeacutetait poseacutee avec lrsquoarrogance comme

principale responsable de lrsquoaspect deacutecisif de lrsquoineacutegaliteacute des intelligences ndash les modestes en

effet autrement dit ceux qui laquo bien qursquoils aient le sens commun assez bon nrsquoont pas

toutefois grande opinion de leur suffisance raquo sont plus porteacutes agrave lrsquoadmiration que les autres3

1 Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes 1971 Vrin 2013 2 p87 Dans une note GeneviegraveveRodis-Lewis remarque sur ces questions le deacuteplacement de la probleacutematique carteacutesienne par rapport agrave sespreacutedeacutecesseurs Si laquo lrsquoenseignement de lrsquohumanisme chreacutetien cultivait lrsquoadmiration raquo crsquoeacutetait sans doutetrop systeacutematiquement pour invoquer les laquo miracles de la nature raquo (Ibid p512)

2 laquo () vous ayant fait admirer les plus puissantes machines les plus rares automates les plus apparentesvisions et les plus subtiles impostures que lrsquoartifice puisse inventer je vous en deacutecouvrirai les secrets quiseront si simples et si innocents que vous aurez sujet de nrsquoadmirer plus rien du tout des œuvres de nosmains raquo AT-X-505

3 Passions de lrsquoAcircme art 77 AT-XI-386 (nous soulignons) Dans son eacutedition (Vrin 1994) GeneviegraveveRodis-Lewis note tregraves justement que Descartes emploit le terme laquo sens commun raquo dans son usage non-technique mais laquo simplement [comme] synonyme de bon sens raquo On ne peut sur ce point que lui donnerraison ndash contre le jugement erroneacute de Jean-Robert Armogathe qui citant cet article eacutecrit laquo Notons enfinque le sens commun dans lrsquoacception scolastique de cette expression figure encore dans les Passions delrsquoAcircme raquo in laquo Les sens inventaires meacutedivaux et theacuteorie carteacutesienne raquo Descartes et le moyen-acircge Actesdu Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998 p183 Lrsquoexpression technique dulaquo sens commun raquo est peut ecirctre sous-entendue dans certains passages des Passions (comme lrsquoindiquelrsquoInex de Gilson p263) mais nrsquoapparaicirct pas textuellement On lrsquoa drsquoailleurs vu avec Jean-Marie Beyssadelaquo lrsquoexpression de sens commun () a disparu raquo des Passions (laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le

PEacuteDAGOGIE 99

Nous chercherons agrave comprendre les raisons pour lesquelles par le biais drsquoun

promotion de la simpliciteacute4 la peacutedagogie carteacutesienne srsquoadresse tout particuliegraverement au

sens commun qursquoelle cherche agrave eacutemanciper agrave la fois de lrsquoadmiration et de la modestie (qui

font systegraveme dans lrsquoarticle 77 des Passions) en lui donnant de lrsquoassurance et une meacutethode

pour srsquoeacutelever dans les sciences Nous verrons que cette peacutedagogie (seulement suggeacutereacutee par

Descartes) en prenant appui agrave la fois sur les ineacutegaliteacutes entre les esprits et sur lrsquouniverselle

reacutepartition du bon sens donne des solutions originales et optimistes agrave des problegravemes

contemporains de philosophie de lrsquoeacuteducation

Crsquoest la raison pour laquelle eacutetudiant la philosophie avec Descartes nous sommes

aussi confronteacute agrave laquo quelque chose de tregraves populaire et de tregraves naiumlf raquo les meacuteditations

philosophiques carteacutesiennes sont en elle-mecircmes une application de sa peacutedagogie qui donne

de lrsquoassurance au sens commun laquo ce qui les recommande beaucoup aux deacutebutants dans les

eacutetudes philosophiques il y procegravede avec une simpliciteacute enfantine () raquo5 Ce qui ne signifie

pas que tout chez Descartes soit facile il y a cependant une revendication de simpliciteacute

dont on a voulu deacutegager ici les enjeux

sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie

On ne trouve pas dans la litteacuterature secondaire drsquoeacutetudes attacheacutees exclusivement agrave

reconstruire meacutethodiquement la peacutedagogie carteacutesienne Cela tient sans doute agrave laquo la

discreacutetion de Descartes en la matiegravere raquo et agrave la difficulteacute de penser laquo lrsquoideacutee carteacutesienne drsquoune

eacuteducation accomplie raquo6 ndash et cependant il faut constater qursquoil se trouve en son œuvre de tregraves

nombreuses indications Notre propos nrsquoest cependant pas de reacutepondre agrave cette question

mais drsquoesquisser un aperccedilu de cette peacutedagogie sous lrsquoangle de ce qui nous preacuteoccupe agrave

savoir le rapport de la philosophie de Descartes avec le sens commun

corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 96e Anneacutee No 4 octobre-deacutecembre1991 p498 raquo) et il serait donc faux drsquoaffirmer comme le fait Geneviegravere Rodis-Lewis par ailleurs quelaquo cette notion () se retrouve jusque dans les Passions raquo (LrsquoŒuvre de Descartes p474)

4 Sur cette question cf Gilles Deleuze (Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p174) laquo cette notionde facile empoisonne tout le carteacutesianisme raquo Cf eacutegalement infra chapitre 8

5 GWF Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie moderne trad P GarnironVrin 1985 p1389 Lrsquoexpression toute exageacutereacutee qursquoelle est nrsquoen garde pas moins une certaine veacuteriteacute

6 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo Bulletin de la Socieacuteteacute Franccedilaise dePhilosophie Avril-Juin 1998 p2

PEacuteDAGOGIE 100

Srsquoil fallait dans la ligneacutee de Montaigne deacutegager ce qui est au centre de la peacutedagogie

carteacutesienne il ne fait aucun doute que ce serait plus agrave former le jugement de lrsquoeacutelegraveve agrave

distinguer le vrai drsquoavec le faux qursquoagrave tout autre chose que srsquoappliquerait cette eacuteducation7

Descartes affirme par ailleurs que ce jugement doit se former avant tout au contact des

choses les plus simples et qursquoil ne faut pas laquo faire commencer les eacutetudes par lrsquoexamen des

choses difficiles (studiorum initia non esse facienda a rerum difficilium investigatione) raquo

mais au contraire exercer son esprit agrave lrsquoexamen des activiteacute laquo futiles raquo quoi qursquoordonneacutees

et simples comme la broderie ou la tapisserie8

Lrsquousage peacutedagogique de ces exemples artisanaux comme le recourt aux jeux dans

lrsquoapprentissage de lrsquoarithmeacutetique a un but preacutecis donner agrave chacun une certaine confiance

dans ses capaciteacutes autrement dit faire en sorte que tout le monde laquo se persuade fermement

(firmiter sibi persuadeat) que les sciences si cacheacutees soient-elles ne sont pas agrave deacuteduire de

choses grandes et obscures mais seulement de choses faciles et des plus obvies (ex

facilibus tantum et magis obviis) raquo9 Nous faisons donc lrsquohypothegravese qursquoen matiegravere

drsquoeacuteducation Descartes est preacuteoccupeacute par ces esprits modestes qui comme nous lrsquoavons vu

avant nrsquoont pas une grande suffisance de leur sens commun

Lrsquoenseignement carteacutesien aurait donc deux espegraveces drsquoobjectifs (1) amener lrsquoeacutelegraveve

agrave avoir plus drsquoestime pour sa suffisance (autrement dit plus de confiance dans ses

capaciteacutes) et pour cela (2) faire en sorte que celui-ci soit laquo convenablement aideacute raquo10 ndash ce

qui devra ecirctre le rocircle du professeur Ce que signifie laquo convenablement aideacute raquo est ici crucial

et ne saurait ecirctre reacutesolu tant que nrsquoest pas laquo reacutesolu le problegraveme de la peacutedagogie raquo11 Mais ce

7 laquo Le but des eacutetudes (studiorum finis) doit ecirctre de diriger lrsquoesprit (ingenii) pour qursquoil porte des jugementssolides et vrais sur tout ce qui se preacutesente raquo (Regravegle I AT-X-359) Nous consideacutererons par la suite que lesRegravegles pour la direction de lrsquoesprit constituent un bon point drsquoentreacutee dans la probleacutematique de lalaquo peacutedagogie raquo carteacutesienne Pour un aperccedilu plus complet les deux autres textes fondamentaux se trouventecirctre (1) la Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle (2) les secondes Reacuteponses

8 Regravegle VI AT-X-384 et Regravegle X AT-X-404 Ces activiteacutes aiguisent lrsquoimagination le rocircle de cette derniegraveredans la connaissance fera lrsquoobjet drsquoune critique radicale dans les Meacuteditations Meacutetaphysiques si bien quelrsquoon a pu parler drsquoune laquo eacuteclipse de lrsquoimagination raquo dans lrsquoœuvre de Descartes (Denis L Sepperlaquo Descartes and the Eclipse of Imagination 1618-1630 raquo Journal of the History of Philosophy Volume27 Number 3 July 1989) Crsquoest que la meacutetaphysique demande de se deacutepartir de ses sens beaucoup plusradicalement que les sciences domaine dans lequel Descartes usera toujours drsquoanalogies et autres imagescenseacutees faciliter lrsquoapprentissage et la compreacutehension Degraves les Olympiques Descartes deacuteclarait que laquo laconnaissance humaine des choses naturelles ne se fait que par ressemblance avec celles qui tombent sousles sens raquo (AT-X-218219)

9 Regravegle IX AT-X-402 (nous soulignons)10 Denis Kambouchner Ibid p25 citant agrave ce propos la laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes de la Philosophie

laquo il nrsquoy a presque point drsquoesprits si grossiers ni de si tardifs qursquoils ne fussent capables () drsquoacqueacuterirtoutes les plus hautes sciences srsquoils eacutetaient conduits comme il faut raquo (AT-IXB-12)

11 Ibidem

PEacuteDAGOGIE 101

problegraveme est en fait en partie reacutegleacute par Descartes qui nous donne des indications quand agrave

lrsquoaspect que lrsquoon pourrait appeler subjectif de lrsquoenseignement agrave savoir rassurer lrsquoeacutelegraveve sur

ses capaciteacutes en avanccedilant systeacutematiquement la simpliciteacute des sciences une bonne partie

de la peacutedagogie carteacutesienne consistera ainsi agrave laquo assurer ceux qui se deacutefient trop de leurs

forces raquo12

Pour le reste du point de vue objectif ecirctre aideacute convenablement doit certainement

signifier ndash en conformiteacute avec un axiome de la penseacutee de Descartes ndash qursquoil vaut mieux faire

en sorte de preacutesenter les choses agrave lrsquoeacutelegraveve de telle sorte qursquoil les saisisses comme srsquoil les

avait deacutecouvertes lui-mecircme (dans le cas ougrave ce dernier nrsquoaurait pas lrsquoesprit drsquoun inventeur)

Ainsi le texte classique des Secondes reacuteponses sur lrsquoanalyse et la synthegravese semble indiquer

qursquoil vaut mieux quand on cherche agrave professer quelque enseignement privileacutegier lrsquoanalyse

en sorte que lrsquoeacutelegraveve (ou le lecteur) laquo nrsquoentendra pas moins la chose ainsi deacutemontreacutee et ne

la rendra pas moins sienne que si lui-mecircme lrsquoavait inventeacutee raquo Crsquoest la laquo voie la plus

propre pour enseigner (vera et optima via est ad docendum) raquo13 elle a en effet ceci de

particuliegraverement important peacutedagogiquement qursquoelle rehausse le sentiment qursquoa lrsquoeacutelegraveve de

sa propre suffisance en lui faisant en quelque sorte se sentir lrsquoinventeur de ce qursquoon lui a

mis sous les yeux eacutevitant ainsi cette violence de lrsquoexposition syntheacutetique qui en

laquo [arrachant] le consentement (assensionem extorqueat) raquo meacutenage tregraves certainement moins

de place pour lrsquoestime de soi de lrsquoeacutelegraveve comme eacutecraseacute par ces grandes bacirctisses

geacuteomeacutetriques

Qui plus est la preacutesentation syntheacutetique en occultant dans un art du secret les traces

de la deacutecouverte risque de renforcer lrsquoadmiration pour des choses qui preacutesenteacutees

analytiquement paraicirctraient fort simples et ne risqueraient pas de paralyser le modeste au

fond enseigner veacuteritablement crsquoest laquo enseigner lrsquoart lui-mecircme raquo (crsquoest-agrave-dire la proceacutedure

de deacutecouverte de la veacuteriteacute aussi simple soit-elle) Du moins cela doit-il ecirctre le cas tant que

lrsquoeacutelegraveve est encore trop timide pour deacutecouvrir lui-mecircme le vrai14

On peut eacutegalement noter que Descartes dans un certain nombre de textes nrsquoimpute

pas tant la difficulteacute dont certains eacutelegraveves font lrsquoeacutepreuve agrave une insuffisance drsquoesprit

irreacutecupeacuterable de leur part mais bien plutocirct agrave une laquo incapaciteacute du professeur (Doctoris

12 laquo Lettre-Preacuteface raquo des Principes AT-IXB-1313 IInd Reacuteponses AT-IX-121 et AT-VII-15515614 Regravegle IV AT-X-376 Sur lrsquoeffet paralytique de lrsquoadmiration et son analyse psycho-physiologique

cf Passions de lrsquoAcircme art 73 laquo tout le corps demeure immobile comme une statue raquo et on ne peutacqueacuterir de lrsquoobjet laquo une plus particuliegravere connaissance raquo (AT-XI-383) Sur la finaliteacute de la peacutedagogiecarteacutesienne comme autonomie cf infra sect24

PEacuteDAGOGIE 102

imperitia) raquo15 agrave preacutesenter les choses dans le bon ordre en proportionnant lrsquoexposition de sa

matiegravere agrave lrsquointelligence commune qui va du plus simple au plus obscur cela prouve agrave

nouveau qursquoil est primordial de donner confiance agrave lrsquoeacutelegraveve pour faire en sorte que seul son

sens commun fonctionne librement sans ecirctre entraveacute par une meacutesestime de soi Un

professeur de philosophie srsquoil nrsquoa pas cette passion de lrsquoobscuriteacute dont le carteacutesianisme se

veut ecirctre le fossoyeur srsquoil veut se servir de laquo raisons qui sont tregraves eacutevidentes et intelligibles

agrave ceux qui ont seulement le sens commun raquo devra refuser les bizarreries de langage (crsquoest-

agrave-dire lrsquoemploi de laquo termes eacutetrangers raquo) et ce faisant pourra par ordre se satisfaire de

pouvoir donner la reacuteponse aux laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo16

La modestie doit donc ecirctre meacutenageacutee par la peacutedagogie selon Descartes et il ne faut

nullement y voir un hasard Crsquoest en effet que le modeste srsquoil se deacutefie de ses capaciteacutes

sera cependant beaucoup plus reacuteceptif agrave la veacuteriteacute que lrsquoarrogant qui parce qursquoil refuse la

simpliciteacute qursquoil trouve trop meacuteprisable passe agrave cocircteacute du savoir veacuteritable Chez Descartes la

mise en avant peacutedagogique de la simpliciteacute est indissociable drsquoune attaque contre ceux qui

se nourrissent drsquoobscuriteacute agrave en perdre la vue et la lumiegravere de leur raison naturelle17

Lrsquoavantage du modeste et la raison pour laquelle il est une cible privileacutegieacutee de la

peacutedagogie carteacutesienne crsquoest qursquoil nrsquoaura jamais de deacutegoucirct pour la simpliciteacute ndash au contraire

il en tirera des armes pour srsquoestimer drsquoavantage Puisqursquoil faut partir du simple et qursquoil ne

le rejette pas a priori il sera plus aiseacute de lrsquoeacutelever laquo par degreacutes raquo Poliandre dans le

dialogue posthume sur La recherche de la veacuteriteacute incarne ce personnage modeste qui nrsquoest

pas dans lrsquoautosatisfaction vis-agrave-vis de son bon sens18 et qui nrsquoayant que le sens commun

laquo est exempt de tout obstacle [crsquoest-agrave-dire au fond de toute preacutevention] agrave lrsquoapprentissage

de la meacutethode raquo carteacutesienne19

Ceux qui ont le sens commun et sont modeste sont Malebranche lrsquoa bien vu dans sa

reprise de la theacutematisation de lrsquoadmiration carteacutesienne laquo beaucoup plus propres agrave

lrsquoeacutetude raquo20 que les autres

15 Regravegle XVIII AT-X-46116 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-49917 Raison pour laquelle ces esprits se deacutetournent des sciences matheacutematiques laquo les plus faciles de toutes et

les plus claires raquo pour une laquo matiegravere obscure raquo quelle qursquoelle soit (Regravegle III AT-X-365366)18 Il considegravere qursquoil nrsquoa laquo qursquoun peu de bon sens (tantillum sanus sensus) raquo (AT-X-514 l23) Sur les

diffeacuterences entre la version latine et la version neacuteerlandaise sur ce point cf Annexe 219 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 agrave La recherche de la veacuteriteacute Puf 2013 p35220 Nicolas Malebranche De la Recherche de la Veacuteriteacute V-VIII in Œuvres I Bibliothegraveque de la Pleacuteiade

p558 Sur lrsquohumiliteacute qursquoimplique lrsquoeacutetude cf eacutegalement laquo Nous voyons tous les jours des esprits qui netrouvent point de goucirct agrave lrsquoeacutetude rien ne leur paraicirct plus peacutenible que lrsquoapplication de lrsquoesprit raquo

PEacuteDAGOGIE 103

sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits

laquo La bonne instruction sert beaucoup pour corriger lesdeacutefauts de la naissance raquondash Reneacute Descartes Passions de lrsquoAcircme art161

La peacutedagogie carteacutesienne consistera tout entiegravere agrave ouvrir des laquo chemins simples et

faciles raquo de ceux que lrsquoon emprunte avec insouciance et quand on ne se laquo vante de rien raquo21

Cependant avant qursquoil suffise drsquoouvrir des chemins pour que les esprits libres et forts les

empruntent et deacutecouvrent drsquoeux-mecircmes le vrai il est neacutecessaire drsquoaccompagner un peu les

eacutelegraveves qui sont le moins susceptibles au deacutepart de parvenir drsquoeux-mecircmes agrave marcher

Nous nrsquoavons dans le chapitre preacuteceacutedent dit que peu de choses agrave propos de

lrsquoineacutegaliteacute des esprits ndash seulement qursquoil nous semblait drsquoapregraves les textes qursquoelle nrsquoeacutetait pas

deacutecisive au regard de lrsquoeacutegaliteacute des raisons et que si elle lrsquoeacutetait crsquoeacutetait seulement dans la

conviction subjective de son caractegravere indeacutepassable Il ne faut cependant pas affirmer trop

vite le primat de lrsquoeacutegaliteacute des raisons on risquerait de donner ainsi du creacutedit agrave une thegravese

qui fait de Descartes un penseur de lrsquounivociteacute radicale coupeacute de toutes les Diffeacuterences

reacuteelles qui devraient srsquoinscrire au cœur de toute penseacutee peacutedagogique seacuterieuse Un penseur

qui eacutecraserait les Diffeacuterences entre les enfants avec laquo le deacutesir de racheter le monde en

maniant les armes de la clarteacute lrsquoobjectiviteacute lrsquounivociteacute raquo22 Un penseur qui aurait bacirctit un

recircve(-devenu-cauchemard) ougrave la clarteacute et la distinction suffiraient agrave reacuteduire tous les

problegravemes drsquoeacuteducation mais au deacutetriment de la reacutealiteacute de lrsquoenfance et de lrsquoeacuteducation elle-

mecircme Un penseur Descartes dont le recircve serait venu laquo hanter la pratique et la theacuteorie de

lrsquoeacuteducation raquo en y instillant la laquo haine de lrsquoambiguiumlteacute et de la diffeacuterence raquo et au final laquo la

haine des enfants raquo23 En srsquoadressant uniquement agrave ce qui chez les enfants est susceptible

de saisir le clair et le distinct ndash crsquoest-agrave-dire leur laquo bon sens raquo ndash le carteacutesianisme serait

parvenu agrave une laquo vision inhumaine visant agrave rendre les enfants silencieux et eacuteliminant leur

vitaliteacute leur vivaciteacute leur diffeacuterence raquo24

21 Lettre au Pegravere Dinet traduit de AT-VII-579 par Clerselier (1661)22 David W Jardine laquo Awakening from Descartesrsquo nightmare On the love of ambiguity in

phenomenological approaches to education raquo Studies in Philosophy and Education Dordrecht 199010 3 p224 (notre traduction ainsi que dans les citations suivantes)

23 Ibid p22924 Ibidem Lrsquoauteur ajoute laquo We cannot live in Descartesrsquo dream for in education where we are constantly

and essentially faced with difference with renewal with change and with the full difficulty of conversingwith children raquo Il croit trouver chez Heidegger de meilleurs eacuteleacutements pour une theacuteorie de lrsquoeacuteducation il

PEacuteDAGOGIE 104

Ces thegraveses ne sont eacutevidemment pas du tout assimilables ni agrave lrsquoesprit ni agrave la lettre de

la philosophie de Descartes Et si une tendance lourde de notre contemporaneacuteiteacute est

drsquoassimiler lrsquoeacutegaliteacute agrave lrsquouniformiteacute le fait de tenir ensembles lrsquoeacutegaliteacute des raisons et

lrsquoineacutegaliteacute des esprits montre brillamment qursquoun autre discours est possible Car Descartes

srsquoil est un penseur de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique est aussi un penseur de lrsquoineacutegaliteacute des esprits

ndash crsquoest-agrave-dire de leur Diffeacuterence Crsquoest cette diffeacuterence sur ce fond commun de lrsquohumaniteacute

qursquoest le bon sens eacutegalement partageacute qui creacutee des profils intellectuels divers (qui se disent

ingenium chez Descartes) Or lrsquoingenium est laquo diffeacuterent selon les hommes () [et]

anthropologiquement deacutefini raquo25 Lrsquoespoir eacuteducatif est drsquolaquo [atteacutenuer] lrsquoineacutegaliteacute des

esprits raquo26 par la meacutethode qui consiste essentiellement agrave preacutesenter les choses par degreacute du

plus simple au plus compliqueacute La meacutethode propose la route la plus certaine et la plus

courte pour parvenir au vrai (le laquo droit chemin raquo dit le Discours27) et permettre ainsi agrave ceux

qui ont lrsquoesprit le plus lent drsquoarriver aussi agrave la fin des eacutetudes (finis studiorum) On a pu y

voir dans une version faible du laquo cauchemar raquo de Descartes une neacutegation de tout ce qui fait

la speacutecificiteacute de lrsquoenfant laquo le niveau les acquis les reacutesistances mecircme des eacutelegraveves [qui]

nrsquoont dans ces conditions pas agrave ecirctre pris en compte raquo28

La thegravese doit ecirctre nuanceacutee drsquoabord agrave cause de deacuteclarations expresses de Descartes

contre une certaine uniformiteacute de lrsquoenseignement justement en vertu de lrsquoineacutegaliteacute des

intelligences Au projet de Comenius drsquoune science universelle qui puisse ecirctre assimileacutee

par laquo les jeunes eacutecoliers () avant lrsquoacircge de vingt-quatre ans raquo Descartes reacutepond avec

nrsquoest pas certain qursquoil y parvienne avec beaucoup de preacutecision La reacutefeacuterence agrave Heidegger est en fait aussivague que celle agrave Descartes (mais si la clarteacute est bannie cela ne pose sans doute aucun problegraveme) Unarticle plus seacuterieux sur la peacutedagogie heideggeacuterienne permet de cerner plus nettement la distinction avecDescartes Sur la base de lrsquoaxiome drsquoune eacutegale reacutepartition du laquo bon sens raquo (Descartes) et du laquo don pour lapenseacutee raquo (Heidegger) laquo si Descartes reacuteclamait une meacutethode Heidegger exige du meacutetier autrement ditune habileteacute que lrsquoon ne peut acqueacuterir qursquoagrave srsquoexercer raquo (Christophe Perrin laquo Enseigneur et maicirctre Heidegger peacutedagogue raquo Revue philosophique de la France et de lrsquoeacutetranger 32009 Tome 134p343)Autrement dit Descartes nrsquoest pas un penseur du meacutetier drsquoenseignant Ce qui srsquoexplique selon nous assezbien par le fait que la viseacutee ultime des eacutetudes crsquoest preacutecisement de libeacuterer lrsquohomme de lrsquoenseignement

25 Œuvres complegravetes I eacutedition Bessayde-Kambouchner Gallimard-Tel 2016 p65726 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p84 Autre formulation du mecircme principe dans une note aux

Œuvres complegravetes I laquo la meacutethode en le dirigeant [lrsquoeacutelegraveve] ou le conduisant le cultive (lrsquoingenium) etlrsquoeacutelegraveve au maximum de sa capaciteacute raquo (Ibid p657)

27 Discours I AT-VI-2 cf Annexe 428 Pierre Kahn laquo La critique du ldquopeacutedagogismerdquo ou lrsquoinvention du discours de lrsquoautre raquo Les Sciences de

lrsquoeacuteducation - Pour lrsquoEgravere nouvelle 42006 Vol39 p91 Dans lrsquoactuelle laquo querelle scolaire raquo lrsquoauteursitue Descartes dans le camps des anti-peacutedagogues (citant par exemple Debray ou Peacutentildea-Ruiz) enreprenant la thegravese drsquoun laquo ordre non-peacutedagogique du vrai raquo (expression due agrave Brigitte Frelat-Kahn) dans lameacutethode carteacutesienne (du simple vers le complexe) dont la philosophie consisterait agrave substituer agrave lrsquoordredrsquoexposition peacutedagogie des questions un ordre gnoseacuteologique qui srsquoadresse agrave une intelligence logique (ouun bon sens) pure de toute deacutetermination anthropologique Il y a lagrave quelque chose drsquoun peu caricatural

PEacuteDAGOGIE 105

scepticisme par la dispariteacute des esprits29 Il ajoute que laquo sans avoir plus drsquoesprit que le

commun raquo on ne doit espeacuterer laquo rien faire drsquoextraordinaire touchant les sciences

humaines raquo30 Pour ceux qui ont lrsquoesprit dans la moyenne tant qursquoils nrsquoont pas lrsquoacircge

suffisant pour entreprendre de penser librement par eux-mecircmes il faudra qursquoils recourent agrave

des maicirctres laquo par lesquels ils peuvent ecirctre instruits raquo31

Si en effet tout le monde est laquo capable de reconnaicirctre le vrai lorsqursquoon le [lui]

montrera raquo32 le rocircle des professeurs sera de deacutevoiler le vrai pour que les eacutelegraveves srsquohabituent

agrave le discerner et puissent un jour parvenir agrave le deacutecouvrir drsquoeux-mecircmes Crsquoest le but de la

meacutethode de donner agrave ces esprits plus lents un cap qui leur permettra drsquoinventer plus que

ceux qui pourvu drsquoun esprit supeacuterieur au commun risqueront de srsquoeacutegarer plus

facilement33 Pour cela il faudra simplement qursquoils aient atteint un acircge suffisant et que le

deacutefaut de leur esprit nrsquoait pas eacuteteacute entretenu par les preacutejugeacutes que lrsquoon accumule

geacuteneacuteralement pendant lrsquoenfance en admirant trop Cependant le fait de recourir agrave un maicirctre

sera toujours chez Descartes une libre reconnaissance de sa propre infeacuterioriteacute

intellectuelle autrement dit il ne suffit pas drsquoecirctre ignorant pour chercher un maicirctre il faut

encore que laquo ce soit [notre] perception qui [nous] enseigne [que nous sommes]

ignorants raquo34 Le recourt pour le modeste qui nrsquoa pas grande suffisance de son sens

commun agrave un maicirctre se fait donc naturellement Il est au final preacutefeacuterablement inteacuteresseacute

par lrsquoeacuteducation dans la mesure ougrave il a le sens commun comme le sens de ses deacutefauts

Ce qui rend la tacircche des professeurs difficiles pour ces modestes (qui repreacutesentent

manifestement la majoriteacute sans quoi Descartes ne srsquoy inteacuteresserait pas drsquoaussi pregraves) crsquoest

de devoir agrave la fois faire en sorte que les eacutelegraveves ne laquo srsquoaccoutument [pas] agrave lrsquoirreacuteflexion et

[ne] deacutesapprennent [pas] le bon sens (dediscrere bonam mentem) raquo35 tout en leur montrant

des veacuteriteacutes (puisqursquoils nrsquoont pas encore la force de les inventer drsquoeux-mecircmes) Pour cela

lrsquoenseignant doit tenir en mecircme temps deux strateacutegies (1) drsquoabord on lrsquoa vu dans le texte

des Secondes reacuteponses privileacutegier lrsquoexposition syntheacutetique qui sera toujours la plus propre

29 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-346 et Correspondance Gallimard-Tel VII-2 p43030 Ibidem (science humaines est employeacute ici par opposition aux donneacutees de la reacuteveacutelation accessibles mecircme

aux plus simples cf Annexe 2)31 Discours II AT-VI-15 32 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p177-17833 Discours I AT-VI-2 et Lettre au Pegravere Dinet ougrave Descartes se veut ecirctre lui-mecircme lrsquoexemple de lrsquoexcellence

de cette meacutethode pour les modestes (AT-VII-579) laquo ne me fiant pas trop agrave mon propre geacutenie jrsquoai suiviseulement des chemins simples et faciles car il ne faut pas srsquoeacutetonner si lrsquoon avance plus en les suivantque drsquoautres beaucoup plus ingeacutenieux en suivant des chemins difficiles et impeacuteneacutetrables raquo

34 Reacuteponse aux instances de Gassendi AT-IX-208 Agir autrement crsquoest agir laquo plutocirct en automates ou enbecirctes qursquoen hommes raquo

35 Ad Vœtium AT-VIIIB-43 l123-25

PEacuteDAGOGIE 106

agrave enseigner et agrave mettre lrsquoeacutelegraveve dans les meilleures dispositions pour devenir une inventeur

lui-mecircme crsquoest-agrave-dire srsquoeacutemanciper de lrsquoenseignant36 (2) eacutegalement faire en sorte de

laquo trouver un biais par le moyen duquel raquo le professeur puisse laquo dire la veacuteriteacute raquo tout en

meacutenageant lrsquoadmiration drsquoun chacun autrement dit en faisant en sorte de ne pas laquo choquer

les opinions qui sont communeacutement reccedilues raquo37

La peacutedagogie de Descartes est donc bien une peacutedagogie pour ceux qui ont leur sens

commun et peu drsquoesprit ou seulement lrsquoesprit du commun (car pour les autres les

proleacutegomegravenes eacuteducatifs sont moins fondamentaux la laquo neacutecessiteacute drsquoune rupture raquo avec cette

laquo culture preacuteparatoire raquo se faisant ressentir plus vivement38) parce que ce sont laquo les esprits

droits et non preacutevenus en faveur des fausses doctrines raquo qui sont laquo de bons eacutelegraveves raquo39

ndash crsquoest-agrave-dire ceux dont le bon sens nrsquoa pas eacuteteacute corrompu et qui convenablement aideacutes

deviendront agrave leur tour des inventeurs

De tous ces eacuteleacutements qui constituent la penseacutee carteacutesienne en matiegravere drsquoeacuteducation

deux remarques sont agrave tirer qui permettent de dessiner agrave grand trait lrsquoideacutee de lrsquoeacutecole chez

Descartes En deux points elle sera remarquablement proche de ce que fut lrsquoenseignement

des jeacutesuites (1) une certaine forme de mixiteacute qui faisant vivre en commun laquo quantiteacute de

jeunes gens de tous les quartiers de la France raquo remplacera dans lrsquoeacutecole mecircme la fonction

eacuteducative que pouvait avoir dans le Discours de la Meacutethode le voyage40 (2) le fait de

promouvoir laquo lrsquoeacutegaliteacute raquo entre les enfants laquo en ne traitant guegravere drsquoautre faccedilon les plus

relevez que les moindres raquo proceacutedeacute qui aura deux vertus essentielles agrave savoir (a) drsquoune

part enlever les laquo deacutefauts raquo et la preacutevention de ceux qui eacuteleveacutes dans lrsquoaisance virent tous

leurs caprices exauceacutes et ce faisant ne sont plus attentifs agrave lrsquoenseignement et (b) drsquoautre

part laisser aux plus modestes la possibiliteacute en se persuadant de lrsquoeacutegale reacutepartition du bon

sens de ne pas se deacutefier de leurs forces et ainsi progresser rapidement

36 Cet optimisme est semble-t-il venu peu agrave peu chez Descartes dans le sens drsquoune mise en avant de plusen plus radicale de lrsquoeffacement progressif de lrsquoineacutegaliteacute des esprits devant lrsquoeacutegale reacutepartition du bonsens laquo lrsquoappreacuteciation carteacutesienne sur la possibiliteacute drsquoun deacutepassement de ces difficulteacutes de fait [lieacutees agravelrsquoineacutegaliteacute des intelligences] srsquoest probablement infleacutechie dans le sens drsquoun universalisme plus affirmeacuteau fil des anneacutees raquo (Denis Moreau laquo Lrsquoideacutee de la philosophie raquo in Lectures de Descartes op cit p38)

37 Agrave Mersenne le 23 deacutecembre 1630 AT-I-194 Cf supra sect1038 Denis Kambouchner laquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p2139 Eacutetienne Gilson Commentaire op cit p47740 Il se fait ainsi en effet laquo un certain meacutelange drsquohumeurs par la conversation les uns des autres qui leur

apprend quasi la mecircme chose que srsquoils voyageaient raquo (Agrave le 12 septembre 1638 AT-II-378) Cettemixiteacute nrsquoeacutetait pas seulement chez les jeacutesuites geacuteographique mais aussi sociale (pour le collegravege de laFlegraveche ougrave se cocirctoyaient la noblesse drsquoeacutepeacutee la bourgeoisie et jusqursquoagrave certains enfants de laboureurs cfJean-Dominique Mellot Lrsquoeacutedition Rouennaise et ses marcheacutes (vers 1600-vers 1730) DynamismeProvincial et Centralisme Parisien Meacutemoire de lrsquoEacutecole des Chartes 1998 p187)

PEacuteDAGOGIE 107

Ce grand optimisme de la peacutedagogie carteacutesienne ne pouvait ecirctre fondeacute que sur un

optimisme non moins caracteacuteriseacute concernant la nature humaine et qui srsquoexprime dans le

deacutebut du Discours de la meacutethode pourvu qursquoon le prenne au seacuterieux Ainsi on retrouvera

une ideacutee chegravere agrave Kant pour qui la nature laquo dans ce qui inteacuteresse tous les hommes sans

distinction ne peut ecirctre accuseacutee de distribuer partialement ses dons et que par rapport aux

fins essentielles de la nature humaine la plus haute philosophie ne peut pas conduire plus

loin que ne le fait la direction qursquoelle a confieacute au sens commun raquo41 Pour tout ce qui

concerne une seacuterie de problegravemes tailleacutes agrave mesure drsquoecirctres humains il est impensable que

tous ne soient pas en capables gracircce agrave ce que lrsquoon nomme le sens commun de parvenir agrave

reacutesourdre y compris les questions les plus difficiles

sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme

Il est neacutecessaire que le sens commun de lrsquoeacutelegraveve soit meneacute par le professeur il

srsquoagit seulement drsquoecirctre bien guideacute avec plus ou moins de laxisme Ainsi il est question

dans la Recherche de la veacuteriteacute dans un passage qui reacutesonne particuliegraverement avec la

laquo Lettre-Preacuteface raquo de parvenir aux choses les plus difficiles seulement agrave lrsquoaide de son

propre sens commun laquo pourvu que nous soyons bien conduits raquo42 Dans ce mecircme passage

la figure de lrsquoenseignant est preacuteciseacutee et des accents montaniens nuanceacutes reviennent srsquoil

srsquoagit certes drsquolaquo abandonner entiegraverement agrave [lui]-mecircme raquo celui qui nrsquoa que son sens

commun il faut cependant avoir drsquoabord laquo le soin de [le] conduire dans la route raquo quelque

peu43 Crsquoest tout le paradoxe de lrsquoeacuteducation carteacutesienne

Il est tregraves important en effet de noter que le but de lrsquoeacuteducation ne peut ecirctre chez

Descartes que drsquoeacutemanciper le jugement de lrsquoindividu agrave lrsquoeacutegard de ses maicirctres (comme

Descartes lui-mecircme lrsquoa fait) Drsquoougrave ce paradoxe qui est au fond celui de toute peacutedagogie

lrsquoeacuteducateur ne veut laquo enseigner agrave nrsquoapprendre que de soi-mecircme raquo44 Crsquoest pourquoi

lrsquoeacuteducateur doit laquo mettre en eacutevidence les veacuteritables richesses de nos acircmes ouvrant agrave un

41 Emmanuel Kant Critique de la raison pure Ak-III-53142 laquo () sanus sensus rite modo gubernatur raquo AT-X-52143 Ibid Cf Montaigne qui conseille agrave lrsquoenseignant dans un texte classique de la peacutedagogie humaniste de

laisser laquo trotter devant lui raquo son eacutelegraveve (Les Essais I 26 p150C)44 Albert Gajano laquo Enseigner et apprendre chez Descartes la connaissance des principes dans les Regulae

ad directionem ingenii et la Recherche de la veacuteriteacute raquo in Revue Philosophique de la France et delrsquoEacutetranger No 185 laquo XVIIe siegravecle Mersenne Descartes Pascal Spinoza raquo Avril-Juin 1995 p173

PEacuteDAGOGIE 108

chacun les moyens de trouver en soi-mecircme et sans rien emprunter drsquoautrui toute la

science qui lui est neacutecessaire agrave la conduite de sa vie raquo45 Comme dans le Meacutenon

lrsquoenseignant agrave proprement parler nrsquoapprend pas mais ouvre plutocirct agrave la recherche du vrai en

soi On peut donc laquo sans avoir eu de maicirctre raquo y parvenir46 bien que comme on lrsquoa vu une

culture preacuteparatoire semble absolument neacutecessaire il nrsquoen reste pas moins que la science

carteacutesienne se veut fondeacutee sur laquo des expeacuteriences communes et connues de tous raquo ces

choses laquo qursquoil est impossible drsquoapprendre () autrement que de soi-mecircme raquo mecircme

lorsqursquoon est laquo stupide raquo au plus haut point47 Drsquoaccord avec les anciens pour affirmer que

la science se fonde toujours sur une connaissance qui preacutecegravede Descartes fait reposer

lrsquoavancement de cette derniegravere sur des choses que laquo chacun expeacuterimente (experior) raquo48

crsquoest agrave partir des premiegraveres veacuteriteacutes tireacutees des laquo choses ordinaires raquo tregraves tangibles pour tout

le monde dont Descartes espegravere que chacun pourra tirer et laquo trouver raquo de laquo [lui-mecircme]

toutes les autres raquo49

Quand au rapport avec le Meacutenon il est tout agrave fait explicite chez Descartes et

revendiqueacute comme une arme pour le sens commun Eacutecrivant agrave Golius Descartes se feacutelicite

drsquoavoir pu enseigner agrave un certain Monsieur de Zuylichem quantiteacute de choses auxquelles ce

dernier ne connaissait rien avant si bien qursquoeacutevoquant la laquo meacutetempsychose et la

reacuteminiscence de Socrate raquo il affirme que si Monsieur de Zuylichem a compris ce dont il lrsquoa

entretenu crsquoest que laquo [ses] opinions ne sont point trop eacuteloigneacutees de ce que dicte le bon

sens raquo qui se trouve tout entier dans cet auditeur La peacutedagogie carteacutesienne en se fondant

sur lrsquoinneacuteisme affirme donc la neacutecessiteacute de proposer des connaissances de bon sens qui

seront laquo si familiegraveres raquo agrave lrsquoeacutelegraveve (encore qursquoil nrsquoen ai jamais entendu parler) qursquoil ne fera

pas de difficulteacute agrave les tenir pour vraies50

45 Recherche AT-X-496 citeacute par Gajano agrave lrsquoappui de sa thegravese Ibid p17446 Meacutenon 85d trad A Croiset dans Platon Œuvres complegravetes t III v II Paris Belles Lettres 1984

Comme le note justement Gajano Descartes nrsquoa pu faire lrsquoeacuteconomie drsquoune discussion avec ce dialogueveacuteritable laquo lieu drsquoorigine du problegraveme de lrsquoenseignement et de lrsquoapprentissage rationnel raquo (Ibid p173)cf infra sur la lettre agrave Golius de 1635 et sect25

47 Albert Gajano Ibid p184-185 et Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 (Eudoxe)48 Cf deacutejagrave Aristote Seconds Analytiques 71a laquo Tout enseignement donneacute ou reccedilu par la voie du

raisonnement vient drsquoune connaissance preacuteexistante Cela est manifeste quel que soit lrsquoenseignementconsideacutereacute () raquo (trad Jules Tricot) et Recherche AT-X-524

49 AT-X-503 (Eudoxe) Dans son eacutedition Emmanuel Faye note laquo [Eudoxe] ne preacutetend pas tout savoir nitout divulguer mais il veut rendre Poliandre [autrement dit le sens commun] capable comme lui-mecircmede deacutecouvrir toute veacuteriteacute donc il voudra srsquoenqueacuterir raquo (Livre de Poche 2010 p80)

50 Agrave Golius le 16 avril 1635 AT-I-315 Sur le rapport entre bon sens et inneacuteisme cf supra sect17

PEacuteDAGOGIE 109

Lrsquoexperior est donc ce qui permet agrave Descartes drsquoeacutemanciper lrsquohomme ordinaire de

tout maicirctre faisant en sorte qursquoil nrsquoait plus agrave suivre laquo aucun autre maicirctre que le sens

commun raquo51 comme cet individu qui dans le deacutesert par la seule force de son esprit (qursquoil

aura tout de mecircme suffisamment laquo bon raquo) parviendra agrave deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des

sciences52 Srsquoil y parvient dans la solitude la plus complegravete et sans culture preacuteparatoire tout

en nrsquoayant lrsquoesprit que laquo bon raquo on imagine que lrsquohomme qui nrsquoa pas plus drsquointelligence

que le commun se satisfera drsquoune eacuteducation moyenne avant de parvenir agrave utiliser ses

propres forces

Cependant pour reacutepondre agrave la critique drsquoun subjectivisme carteacutesien accordant trop

de confiance agrave lrsquoexperior et agrave la conscience claire et distincte qui risquerait drsquoapparaicirctre ici

il ne faut pas neacutegliger drsquoajouter que le jugement clair et distinct nrsquoest pas une preacuterogative

absolue de celui qui nrsquoaura rien appris dans les eacutecoles Au contraire tout lrsquoenseignement de

Descartes est tendu vers ce but qui consiste par la meacutethode laquo agrave parvenir agrave une position ougrave

ce qui est clair et distinct lrsquoest effectivement raquo53 Le but de cette meacutethode eacutetait on lrsquoa vu

drsquoecirctre precirct agrave juger veacuteritablement de tout en particulier de ce qui sera utile dans la vie

autrement dit il srsquoagit dans la ligneacutee de Montaigne de laquo juger sainement raquo drsquoecirctre laquo un

habilrsquohomme [plutocirct] qursquoun homme sccedilavant raquo que la trop longue freacutequentation des eacutetudes

porterait agrave lrsquoabrutissement54 Lrsquohonnecircte homme crsquoest preacutecisement celui qui nrsquoa ni trop lu

ni appris tout ce qui se fait dans lrsquoEacutecole et qui nrsquoa donc pas de laquo deacutefaut drsquoeacuteducation raquo

tout est donc dans la peacutedagogie carteacutesienne une question de proportion55

51 laquo () enim nullum alium magistrum sequatur praeligter sensum communem raquo Recherche AT-X-527(Eudoxe)

52 AT-X-506 Crsquoest un thegraveme classique dont la plus belle et complegravete expression se retrouve chez Ibn Tufayl(1100-1181) dans Hayy Ibn Yaqzan (Le Philosophe Autodidacte Mille et Une Nuits 1999) Sur ce trait dela philosophie de Descartes cf eacutegalement lrsquoexposeacute drsquoAlquieacute sur la laquo Deacutecouvert de lrsquoEcirctre raquo laquo toujoursDescartes se refuse agrave lrsquoideacutee que le contact drsquoautrui puisse lui ecirctre fructueux raquo et crsquoest agrave cela qursquoil tient cedeacutesir drsquoun savoir laquo qursquoil ne doive qursquoagrave lui seul raquo (Ferdinand Alquieacute Ibid p99) Si la premiegravereaffirmation est agrave nuancer la seconde en revanche est tregraves proche de la philosophie carteacutesienne delrsquoeacuteducation

53 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Lucket Puf 1989 p196 Sur la distinctionentre ce qui semble ecirctre clair et distinct et ce qui lrsquoest effectivement Frankfurt cite deux passagesimportants laquo il nrsquoappartient qursquoaux sages raquo de faire cette distinction (Septiegraveme reacuteponses AT-VII-462) ensuivant cette laquo meacutethode raquo qursquoil pense avoir laquo assez exactement enseigneacute raquo (Cinquiegraveme reacuteponses AT-VII-379) Frankfurt y voit problablement avec raison une reacutefeacuterence aux Regravegles pour la direction de lrsquoesprit

54 Michel de Montaigne Les Essais I 26 laquo De lrsquoinstitution des enfans raquo p158-A 150-A et 164-A Crsquoestun ideacuteal drsquoeacuteducation et drsquohumaniteacute dont on trouve des eacutechos jusque chez Pascal (Penseacutees diverses III ndashFragment ndeg 6 85 Lafuma sect647 Sellier sect532) laquo () honnecircte homme Cette qualiteacute universelle me plaicirctseule raquo Sur lrsquohonnecircte homme de Montaigne agrave Pascal cf Emmanuel Faye Philosophie et perfection delrsquohomme Vrin 1998 p274-280

55 Le mal est de passer laquo trop de temps raquo agrave eacutetudier et lrsquoideacuteal peacutedagogique est dans une laquo meacutedieacuteteacute raquo (DenisKambouchner Ibid p22 agrave propos de ces passages de la Recherche AT-X-495) La moyenne se trouveentre avoir laquo un tregraves grand naturel raquo ou bien recevoir les laquo instructions de quelque sage raquo (AT-X-495) lrsquohomme commun doit donc cultiver son naturel moyen par lrsquoinstruction Sur le rapport entre le bon sens

PEacuteDAGOGIE 110

Lrsquohonnecircte homme nrsquoest pas un ignorant un homme deacutepourvu de tout esprit et de

toute culture ne faisant reposer son salut eacutepisteacutemique que sur le seul bon sens qursquoil partage

agrave eacutegaliteacute avec tous les hommes ndash il nrsquoest pas non plus un de ceux qui connaicirct le grec

lrsquohistoire des Empires dans le deacutetail et toutes ces choses qui envahissent la meacutemoire et font

un peacutedant plutocirct qursquoun homme drsquoun veacuteritable bon sens56 Il a mucircri lrsquoeacuteducation qursquoil a reccedilu

il srsquoen est deacutetacheacute et en fait deacutesormais le meilleur usage dans la conduite de sa vie

La rheacutetorique de lrsquoeacutemancipation oppose donc le bon sens agrave la connaissance et son

accumulation laquo le meilleur crsquoest assureacutement de cultiver le bon sens comme tel crsquoest-agrave-

dire qursquoau lieu de travailler agrave augmenter ses connaissances il faut tacirccher drsquoaugmenter en

lrsquoesprit cette lumiegravere ldquopurerdquo raquo57 Conformeacutement agrave la conception carteacutesienne de la lumiegravere

naturelle il suffit de la posseacuteder entiegraverement pour parvenir agrave toutes les veacuteriteacutes et srsquoil est

peut ecirctre preacutefeacuterable de ne pas avoir de professeurs lorsque ceux-ci risquent de gacirccher notre

bon sens il nrsquoen demeure pas moins que Descartes en ayant lrsquoespoir que sa philosophie

soit enseigneacutee et remplace celle de lrsquoEacutecole srsquoimagine qursquoune eacuteducation qui cultive

seulement le bon usage de ce que la nature nous a donneacute pour parvenir au vrai est possible

Ainsi eacuteleveacute le sens commun est capable de parvenir agrave srsquoapproprier jusqursquoaux

deacutecouvertes les plus reacutecentes de lrsquoastronomie et laquo trouver de [lui-mecircme] avec un esprit

ordinaire raquo tout ce que Galileacutee et les plus laquo fins raquo connaissent du Ciel et de la Terre58 La

nouvelle vision du monde promue par la science contemporaine qui jusqursquoici laquo effraie les

consciences prisonniegraveres drsquoun amour possessif et drsquoune affectiviteacute anxieuse raquo59 peut ainsi

srsquoinstaller reacuteduisant lrsquoadmiration qui paralysait le deacuteveloppement du sens commun et le

plein exercice de ses forces propres Plus lrsquoadmiration diminuera plus lrsquoautosatisfaction de

deacutecouvrir toute sorte de veacuteriteacute le deacutelivrera enfin de la modestie jusqursquoagrave se deacuteboucher sur

et lrsquoinstruction nous ne pouvons omettre de mentionner ici le grand texte drsquoAuguste Comte le Discourssur lrsquoesprit positif Celui-ci poursuit lrsquoesprit peacutedagogique carteacutesien et en donne de multiples formulationsdont la plus claire est la suivante laquo En examinant sous un aspect plus intime et plus durable cetteinclination naturelle des intelligences populaires vers la saine philosophie on reconnaicirct aiseacutement qursquoelledoit toujours reacutesulter de la solidariteacute fondamentale qui drsquoapregraves nos explications anteacuterieures rattachedirectement le veacuteritable esprit philosophique au bon sens universel sa premiegravere source neacutecessaire ()[En] effet ce bon sens si justement preacuteconiseacute par Descartes et Bacon doit aujourdrsquohui se trouver plus puret plus eacutenergique chez les classes infeacuterieures en vertu mecircme de cet heureux deacutefaut de culture scolastiquequi les rend moins accessibles aux habitudes vagues ou sophistiques raquo (Auguste Comte Discours surlrsquoesprit positif sect63 Vrin 1995 p205-206)

56 Recherche AT-X-50357 Eacutedouard Mehl laquo Les anneacutees de formation raquo in Lectures de Descartes op cit p4358 Recherche AT-X-506 Cf chapitre 5 sur le rapport entre sciences et sens commun59 Ferdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes op cit p55

PEacuteDAGOGIE 111

un nouveau type de penseacutee la meacutetaphysique qui reacuteveacutelera laquo un Ecirctre devant lequel notre

admiration ne saurait cesser raquo60

Avant mecircme drsquoen arriver lagrave crsquoest dans cette immense fierteacute qursquoil y a agrave inventer par

soi mecircme que Descartes a toujours promu qursquoil faudra chercher la saveur propre de cette

peacutedagogie qui fait grandir le sens commun jusqursquoagrave le livrer agrave sa seule suffisance Le bon

professeur de matheacutematiques srsquoil a le sens de ce plaisir qursquoaura lrsquoeacutelegraveve agrave ainsi progresser

sera celui agrave qui il arrivera de dire agrave son auditeur comme Descartes agrave son lecteur laquo je ne

mrsquoarrecircte point agrave expliquer ceci plus en deacutetail agrave cause que je vous ocircterais le plaisir de

lrsquoapprendre de vous-mecircmes raquo61

60 Ferdinand Alquieacute Ibid p4361 Geacuteomeacutetrie I AT-VI-374 (nous soulignons) Cf Annexe 3 pour drsquoautres deacutetails sur la peacutedagogie

carteacutesienne

PERSONNAGES 112

8) PERSONNAGES

laquo () ils me prennent pour un idiot mais je suis un hommesenseacute et ces gens-lagrave ne srsquoen doutent pas raquo ndash Fiodor Dostoiumlevski LrsquoIdiot

Si une philosophie comme nous lrsquoavons vu est identifiable aux mots qursquoelle

emploie (cf supra sect3) elle lrsquoest aussi en partie au genre drsquohomme (ou de femme ) auquel

elle preacutetend srsquoadresser agrave travers lequel elle veut srsquoeacutenoncer preacutefeacuterentiellement et qursquoelle

valorise en lrsquoeacutelisant comme repreacutesentant de sa penseacutee A contrario elle en repousse

drsquoautres et srsquoidentifie reacuteciproquement contre eux

Prenons garde agrave ce que le laquo personnage conceptuel raquo tel que le theacuteorise Deleuze1

nrsquoeacutepuise pas toutes les possibiliteacutes drsquoune personnification philosophique Prenons garde

eacutegalement agrave ce que nous ne proposons pas ici une theacuteorie du personnage philosophique

nous nous contenterons seulement de deacutegager trois figures cleacutes du carteacutesianisme (le

paysan lrsquohonnecircte homme et lrsquoidiot) dans la mesure ougrave celles-ci expriment un aspect de ce

que nous cherchons agrave eacutelucider Ces personnages prennent place dans lrsquoassembleacutee du sens

commun et se preacutesentent comme porte-paroles fictifs donnant corps agrave la penseacutee

carteacutesienne du bon sens Utiliser des personnages crsquoest comme en un dialogue laquo [aider]

fort agrave faire valoir sa marchandise raquo philosophique2 Ainsi chez Descartes le paysan deacutefend

le droit des ignorants agrave disposer comme tout le monde du bon sens lrsquohonnecircte homme

repreacutesente ceux qui mecirclent le sens commun aux saines eacutetudes lrsquoidiot enfin qui nrsquoapparaicirct

pas agrave proprement parler dans le corpus carteacutesien incarne la supeacuterioriteacute morale et

eacutepisteacutemologique du penseur priveacute et de la raison naturelle sans preacutesupposeacutes

Prenons garde enfin agrave ne pas consideacuterer ces diffeacuterents aspects comme des

arguments philosophiques agrave part entiegravere ils ne constituent qursquoun deacuteplacement de notre

propos agrave des fins illustratives ndash ces personnages (en tant qursquoils repreacutesentent Descartes ougrave

son mis en avant par lui) reacutevegravelent quelque chose du rapport de notre auteur avec le sens

commun et apportent un point final agrave notre exploration de cette question comme en un

1 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie 1991 Les eacuteditions de Minuit 2005 2p63-85 Pour la pertinence deleuzienne de lrsquoanalyse de la penseacutee de Descartes en terme de laquo personnageconceptuel raquo en lien avec notre eacutelucidation du sens commun cf infra sect27

2 Agrave Mersenne le 11 octobre 1638 AT-II-380 agrave propos du Dialogo de Galileacutee

PERSONNAGES 113

reacutesumeacute Certes au theacuteacirctre les personnages sont preacutesenteacutes au deacutebut mais en proceacutedant de

cette maniegravere ceux-ci nrsquoauraient eu aucune consistance ndash crsquoest les deacuteveloppements

preacuteceacutedents qui nous lrsquoespeacuterons la leur donneront Crsquoest pourquoi nous terminons par eux

sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs

En 1947 le billet de 100 francs laquo Jeune paysan raquo eacutetait mis en circulation

remplaccedilant celui qui pendant quelques anneacutees avait eacuteteacute agrave lrsquoeffigie de Descartes Il nrsquoy a lagrave

eacutevidemment rien que de tregraves fortuit sauf agrave consideacuterer qursquoil se trouvait agrave la Banque de

France quelque fin lecteur de Baillet

Il y aurait en effet deacutecouvert une singuliegravere histoire celle drsquoun paysan laquo reccedilu au

nombre [des] amis raquo de Descartes laquo sans que la bassesse de sa condition le lui fit regarder

au-dessous de ceux du premier rang raquo Dirck Rembrantsz3 Et lrsquoon rencontre en effet dans

les œuvres de Descartes en certains lieux quelques allusions aux laquo paysans raquo et ce avant

mecircme la rencontre avec Dirck Rembrantsz qui ne fut pour Descartes qursquoune occasion de

deacutemontrer ce qursquoil avanccedilait au pegravere Mersenne des anneacutees plus tocirct agrave savoir la possibiliteacute

drsquoune laquo science par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la veacuteriteacute

des choses que ne font maintenant les philosophes raquo4 Car en effet Descartes ne srsquoest pas

contenteacute de recevoir Dirck Rembrantsz il lui a laquo communiqueacute sa Meacutethode pour rectifier

ses raisonnements raquo5 et lrsquoaider ainsi agrave devenir agrave son tour philosophe

Il ne faut eacutevidement pas confondre (1) ces situations peacutedagogiques ougrave il ne semble

pas que lrsquoinvocation carteacutesienne du paysan soit de lrsquoordre de lrsquoironie mais procegravede au

contraire drsquoun grand seacuterieux fondeacute sur ses ideacutees peacutedagogiques notamment et (2) les

situations ougrave Descartes promeut le paysan contre le modegravele des peacutedants et des doctes

comme crsquoest le cas dans les Regulaelig Agrave propos des laquo natures simples raquo Descartes considegravere

en effet que leur connaissance est immeacutediate et que laquo jamais les paysans (rusticis)

3 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes II p555 Cet extrait est citeacute par AT en appendice agrave une lettrede 1648 () dans laquelle Descartes srsquointeacuteressant au sort du paysan demande agrave son correspondant lagracircce drsquoun homme coupable de meurtre Il se preacutesente lui mecircme comme laquo un homme qui ne freacutequente icique des paysans raquo (AT-V-262)

4 Agrave Mersenne le 20 novembre 1629 AT-I-81825 Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Ibidem Sur le rapport entre peacutedagogie et sens commun cf

surpa sect22 en particulier

PERSONNAGES 114

nrsquoignorent raquo ces choses lagrave ougrave laquo les doctes ont coutume drsquoecirctre si subtils qursquoils trouvent le

moyen de srsquoaveugler raquo6 Crsquoest que les doctes non ceux qui ont eacutetudieacute mais ceux qui ont

trop eacutetudieacute perdent la lumiegravere naturelle que les paysans ont conserveacute7 Ces laquo paysans raquo

repreacutesentent moins une classe sociale qursquoun type philosophique celui qui incarne le sens

commun natif dans tout ce qursquoil a de poleacutemique et anti-eacutelitiste comme lrsquoeacutecrivait

Montaigne les lettreacute laquo semblent ecirctre ravaleacutes mecircme du sens commun raquo8 Peut-ecirctre faut-il

voir dans cette tradition qui a recours au paysan moins laquo lrsquohumour du philosophe raquo9 qursquoun

usage neacutegatif du sens commun comme garde-fou des extravagances philosophiques

ndash usage que lrsquoon retrouve eacutevidemment dans la philosophie du sens commun

En revanche lrsquoautre aspect du problegraveme nous invite agrave reconsideacuterer le jugement de

Gouhier selon lequel Descartes ne peut avoir laquo lrsquoillusion drsquoeacutecrire pour ldquoles paysansrdquo raquo10 En

un sens il serait absurde de dire le contraire et ce nrsquoest pas parce que le Discours est eacutecrit

en franccedilais qursquoil a pu ecirctre lu par les paysans Il faut cependant reconnaicirctre que ce faisant

Descartes voulait aller au-delagrave de la laquo classe supeacuterieure raquo et laquo quand il a deacutecideacute drsquoeacutecrire en

franccedilais il eacutetait reacutesolu agrave srsquoadresser aux gens ordinaires raquo11 Que Descartes ait eu une

volonteacute drsquoeacutelargir lrsquoaccessibiliteacute agrave son œuvre crsquoest indiscutable qursquoil considegravere que le

paysan puisse ecirctre un repreacutesentant possible (quoique fantasmeacute) de sa philosophie cela lrsquoest

eacutegalement Il faut cependant eacuteviter la meacuteprise qui consiste agrave confondre les deux le paysan

incarne le sens commun le plus naiumlf qui nrsquoest encore enrichi drsquoaucune deacutetermination (et en

particulier eacuteducative agrave lrsquoinverse de lrsquohonnecircte homme) et dont le rocircle srsquoil ne peut ecirctre

neacutegligeacute philosophiquement est avant tout neacutegatif crsquoest-agrave-dire poleacutemique

Ce qui aurait pu ecirctre eacutegalement le titre du Discours de la meacutethode est agrave cet eacutegard

6 laquo saeligpe literati tam ingeniosi esse solent ut invenerint modum caeligcutiendi etiam in illis quaelig per seevidentia sunt atque a rusticis nunquam ignorantur raquo (Regravegle XII AT-X-426)

7 Regravegle XIV AT-X-442 Cf eacutegalement sur la distinction entre eacutetudier et trop eacutetudier Denis Kambouchnerlaquo Descartes et le problegraveme de la culture raquo art cit p23-24

8 Michel de Montaigne Les Essais p187A Il poursuit laquo Car le paysan et le cordonnier vous leur voyezaller simplement et naiumlvement leur train parlant de ce qursquoils savent ceux-ci [les lettreacutes] pour se vouloireacutelever et gendarmer de ce savoir qui nage en la superficie de leur cervelle vont srsquoembarrassant etempecirctrant sans cesse raquo

9 Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p79 Dans le passage qursquoil consacre auxpaysans Henri Gouhier confond les deux aspects que nous cherchons ici agrave distinguer

10 Henri Gouhier Ibid p79-8011 Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesien Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry

Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin 1988 p142Degraves lors le Discours est caracteacuteriseacute comme laquo un guide modeste pour une vie rationnelle et raisonnable agravelrsquousage des hommes ordinaires qui tout comme le philosophe ont assez drsquointelligence pour deacuteterminerleur propre vie mais qui en mecircme temps comprennent bien leurs limites naturelles raquo Autrement dit ilsrsquoagit drsquoun livre pour le sens commun cf supra chapitre 6 et 7

PERSONNAGES 115

explicite les matiegraveres y sont exposeacutees de telle sorte que laquo ceux mecircme qui nrsquoont point

eacutetudieacute les peuvent comprendre raquo12 ndash cependant entre nrsquoavoir pas eacutetudieacute et ne pas savoir lire

il y a une diffeacuterence

sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou

la querelle de la folie sous lrsquoangle du bon sens

On lrsquoa vu dans le latin de Descartes laquo bon sens raquo se dit sanus sensus et si comme

on a chercheacute agrave le montrer sa philosophie entretient des rapports privileacutegieacutes avec le sens

commun on peut faire lrsquohypothegravese qursquoelle srsquoinscrira en porte-agrave-faux avec tout ce qui est

in-senseacute autrement dit qursquoelle expulsera la folie hors de son horizon de penseacutee En ce

sens Foucault a raison de dire qursquoavec Descartes laquo la folie est exileacutee raquo13 ndash et il ne peut en

ecirctre autrement pour qui fait entiegraverement confiance agrave lrsquoexercice sain de la puissance

humaine raisonnable par excellence le laquo bon sens raquo

Un passage ceacutelegravebre lrsquoatteste Dans la gradation du doute meacutetaphysique Descartes

constate lrsquoinefficaciteacute de la mise en doute des sens qui est insuffisante lorsque les

conditions ideacuteales objectives sont reacuteunies ndash crsquoest-agrave-dire lorsque me trouvant aupregraves du feu

rien ne saurait me persuader que je ne le suis pas pas mecircme une deacutefiance qui affirmerait

que laquo les sens nous trompent quelquefois raquo14 Il faut donc approfondir le doute en portant

la suspicion sur le sujet percevant lui-mecircme (drsquoougrave lrsquohypothegravese de la folie puis du recircve) et

de la mecircme faccedilon que Descartes avait reacutepondu agrave lrsquohypothegravese des sens trompeurs par

lrsquoeacutevocation drsquoune situation perceptive ougrave les circonstances exteacuterieures seraient ideacuteales on

aurait pu srsquoattendre agrave ce qursquoil objecte agrave lrsquohypothegravese de la folie la mise en eacutevidence de

conditions inteacuterieures ideacuteales crsquoest-agrave-dire en envisageant laquo la possibiliteacute de distinguer

entre folie et bon sens raquo15 Cette possibiliteacute drsquoun partage est drsquoautant plus envisageable

12 Agrave Mersenne mars 1636 AT-I-339 On a eacutegalement noteacute que Descartes avait eacutecrit ce livre pour que laquo lesfemmes mecircme [y] pussent entendre quelque chose raquo (Au Pegravere Vatier 22 feacutevrier 1638 AT I 560) ce quiau fond est la laquo preuve ultime de son accessibiliteacute geacuteneacuterale raquo et inscrit de fait Descartes dans unelaquo longue tradition de sexisme philosophique raquo (Louise Marcil-Lacoste laquo Lrsquoheacuteritage carteacutesien lrsquoeacutegaliteacuteeacutepisteacutemique raquo Philosophiques art cit p82)

13 Michel Foucault Histoire de la folie agrave lrsquoacircge classique Plon 1961 reacuteeacuted Gallimard 1972 p5814 Meacuteditation I AT-IX-1415 Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Luquet Puf 1989 p54

PERSONNAGES 116

qursquoelle est inscrite dans le texte lui-mecircme ougrave les fous sont qualifieacutes drsquoinsanis16 autrement

dit ceux agrave qui il manque le bon sens ou la puissance de juger raisonnablement

Seulement cette distinction nrsquoayant pas lieu Frankfurt y voit un changement

tactique de la part de Descartes qui prend la forme drsquoune esquive laquo il se deacutebarrasse tout

drsquoun coup de la question raquo Neacuteanmoins si Descartes ne se preacuteoccupe pas des in-senseacutes ce

nrsquoest pas par une quelconque neacutegligence de sa part mais parce que le projet mecircme des

Meacuteditations Meacutetaphysiques suppose une mise agrave lrsquoeacutecart de la possibiliteacute de la folie laquo agrave

moins de se supposer sain drsquoesprit Descartes ne peut conduire la recherche agrave laquelle il

souhaite se consacrer raquo17 Cela ne signifie rien drsquoautre que ceci le bon sens est preacutesupposeacute

dans le projet mecircme des Meacuteditations et reacuteciproquement la folie est exclue de ce projet Et

si Descartes laquo laisse ouverte la question de son bon sens raquo il ne peut srsquoautoriser agrave le mettre

radicalement en question agrave moins que son entreprise eacutechoue avant que la tentative soit

meneacutee agrave son terme18 Le bon sens se confirmera de lui-mecircme en temps voulu avec la

validation de la raison preacutesupposeacute il nrsquoest pas selon Frankfurt preacutejugeacute

Certes il est indeacuteniable que lrsquoentreprise mecircme du doute a quelque chose de fou

crsquoest-agrave-dire drsquooffusquant pour le bon sens ndash justement parce que lrsquohomme de bon sens est

celui qui ne doute pas ou du moins jamais selon des modaliteacutes hyperboliques19 Crsquoest que

le bon sens du philosophe qui meacutedite ne peut ecirctre tout agrave fait celui du gentilhomme (pour

qui le bon sens se situe plus essentiellement sur le terrain pratique) et crsquoest pourquoi srsquoil

laquo peut sembler qursquoil y a de lrsquoextravagance agrave douter () toutefois il appartient au

philosophe de srsquoinquieacuteter de la possibiliteacute au cœur mecircme [des] eacutevidences drsquoune illusion

drsquoespegravece hallucinatoire raquo non pas en tant que la folie est consideacutereacutee pour elle-mecircme mais

comme laquo un opeacuterateur rheacutetorique raquo du doute20 Pour retrouver le bon sens apregraves ce deacutetour

aux confins du raisonnable (deacutetour qui cependant nrsquoest jamais hors de tout controcircle) il

faut faire lrsquoeacutepreuve de certaines situations extrecircmes hors de porteacutee du commun

Cependant nrsquoy a-t-il pas lieu sur la base de cette seacuteparation entre le philosophique

et le non-philosophique dans ce moment deacutecisif du doute meacutetaphysique ougrave la folie

16 Meditatio I AT-VII-18 l2617 Harry G Frankfurt Ibid p56 Autrement dit laquo la tacircche qursquoil se propose dans les Meacuteditations nrsquoest pas

de deacutecouvrir comment un fou peut trouver un fondement pour les sciences raquo On ne saurait ecirctre plus clair18 Ibidem Frankfurt peut donc dire plus tard laquo Descartes a rejeteacute de maniegravere peacuteremptoire tout doute

concernant son bon sens () jrsquoai admis la leacutegitimiteacute de cette proceacutedure raquo (Ibid p111)19 Qui par deacutefinition mettent en doute ce qui nrsquoa jamais eacuteteacute suspicieux pour laquo aucun homme de bon sens raquo

(Abreacutegeacute des Meacuteditations AT-IX-12) Le latin plus significatif sur le rapport entre bon sens et folie dit laquo de quibus nemo unquam sanœ mentis seria dubitavit raquo (AT-VII-16)

20 Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes PUF 2005 p272-273

PERSONNAGES 117

intervient soudainement et ougrave une voix srsquooffusque (laquo mais quoi Ce sont des fous (sed

amentes sunt isti) raquo21) drsquoattribuer cette exclamation agrave un second sujet distinct du sujet

meacuteditant Crsquoest ce que fait Derrida au prix drsquoune seacuteparation entre deux formes du laquo bon

sens raquo celui philosophique qui sait se rapporter laquo au sans-fond du non-sens raquo (crsquoest-agrave-

dire agrave la folie) celui non-philosophique opprimant et qui laquo se deacutetermine trop vite raquo par

opposition au non-sens22

Il semble que Foucault dans sa reacuteponse de 1972 agrave Derrida a eacuteteacute sensible agrave ce qursquoil

faut bien nommer ici une nouvelle forme drsquoexclusion voire un certain meacutepris pour la

penseacutee non-philosophique rendue responsable drsquoexclure la folie comme par un geste naiumlf

de lrsquoordre de la laquo petite farce du paysan qui fait irruption () avec ses fous du village raquo23

En effet il est agrave noter que cette distinction des deux bon sens par Derrida ne va pas de soi

et que comme lrsquoa noteacute judicieusement Jean-Marie Beyssade en se reacutefeacuterant agrave un passage

parallegravele dans Le Recherche de la Veacuteriteacute laquo la complaisance raquo du bon sens philosophique

(qui est celui drsquoEudoxe) laquo agrave lrsquoeacutegard de lrsquohonnecircte Poliandre raquo (qui a le bon sens non-

philosophique selon le partage derridien) laquo nrsquoest pas parfaitement innocente raquo24

Indeacutependamment du fait que Jean-Marie Beyssade srsquoaccorde avec le point drsquoargumentation

majeur de Derrida (agrave savoir la continuiteacute entre la folie et lrsquohypothegravese du Malin Geacutenie) il

est notable qursquoil voit dans la distinction derridienne quelque chose drsquoeacuteminemment gecircnant

comme la complaisance agrave lrsquoeacutegard drsquoun raciste Et mecircme si le meacutetaphysicien ne doit pas

avoir de preacutejugeacute qui le preacutevienne contre la folie il est eacutevident (et le dialogue La recherche

de la veacuteriteacute tend agrave la prouver) qursquoil cherchera plus la compagnie de lrsquohonnecircte homme que

celle fou ndash et que dans une certaine mesure il preacutesume de son bon sens et de celui de son

lecteur sans du reste que cela lui pose le moindre problegraveme

LrsquoIdiot de Descartes dont il va ecirctre question par la suite sera justement agrave la fois

21 AT-IX-14 et AT-VII-1922 Jacques Derrida laquo Cogito et Histoire de la Folie raquo 1963 in Lrsquoeacutecriture et la diffeacuterence 1967 Point Seuil

p88 Ferdinand Alquieacute dans sa contribution agrave lrsquoanalyse de ce passage penche vers ce typedrsquointerpreacutetation en soulignant que la laquo folie raquo des Meacuteditations est deacutelire plutocirct qursquohallucination et que parconseacutequent un partage doit ecirctre fait entre philosophe et non-philosophe laquo Nul ne deviendrait philosophesrsquoil nrsquoeacutetait drsquoabord un peu fou raquo crsquoest-agrave-dire srsquoil se posait laquo des questions que les gens raisonnables ne seposent pas raquo (cf laquo Le philosophe et le fou raquo in Armogathe et Belgioioso Descartes Metafisico Interpretazioni del Novecento Rome Istituto dellrsquoenciclopedia Italiana 1994 p115)

23 Michel Foucault laquo Mon corps ce papier ce feu raquo 1972 repris dans Philosophie Anthologie Gallimard2004 p169

24 Jean-Marie Beyssade laquo Mais quoi ce sont des fous Sur un passage controverseacute de la PremiegravereMeacuteditation raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 78e Anneacutee No 3 (Juillet-Septembre 1973) p286Pour la complaisance drsquoEudoxe cf Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-511 laquo II est vrai que ce serait offenserun honnecircte homme que de lui dire qursquoil ne peut avoir plus de raison qursquoeux [les meacutelancoliques] raquo

PERSONNAGES 118

celui qui ne preacutejuge que de son bon sens et qui par ce seul preacutejugeacute se refuse agrave laisser la

folie planer sur son horizon sur ce point Foucault nous semble plus proche de Descartes

Cependant le questionnement de la folie dans lrsquohorizon meacutetaphysique est les

interpregravetes lrsquoont noteacute reacuteduit agrave ces quelques lignes qui mecircme si elles ont un aspect deacutecisif

en ce qursquoelles font signe vers un preacutesupposition du bon sens au cœur mecircme de lrsquoentreprise

carteacutesienne ne suffisent peut-ecirctre pas agrave caracteacuteriser lrsquoensemble de la philosophie

carteacutesienne En se reportant par ailleurs aux traiteacutes moins meacutetaphysiques ougrave la folie est

plus expresseacutement traiteacutee comme un deacuteregraveglement du corps les indications carteacutesiennes

iront dans le mecircme sens dans le partage du bon sens (ou de la prudence) et de la folie

Descartes laquo tendra agrave majorer la part de la prudence raquo dans le cours ordinaire des affaires

humaines ndash contrairement agrave un Montaigne par exemple25

sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues

Crsquoest avec raison qursquoon peut affirmer que lrsquoImage de la penseacutee sous-tendue par tout

le carteacutesianisme est laquo emprunteacutee agrave lrsquoeacuteleacutement pur du sens commun raquo26 et lrsquoerreur des

commentateurs qui voient dans les Meacuteditations (en particulier) une laquo reacutefutation de la

doctrine du sens commun raquo (M Gueroult) est de ne pas consideacuterer avec attention que si

cette philosophie nrsquoendosse que pas ou peu de laquo proposition[s] particuliegravere[s] du bon sens

ou du sens commun raquo elle nrsquoen reste pas moins dans laquo lrsquoeacuteleacutement raquo du sens commun27 Et

cet laquo eacuteleacutement raquo est justement celui drsquoune raison impermeacuteable agrave tout espegravece de

reconnaissance de la folie (ou de la becirctise ou de la meacutechanceteacute autrement dit de ce qui

nrsquoest pas sanus sensus cf supra sect26) comme possibiliteacute de la penseacutee ndash une penseacutee ougrave

lrsquohorizon de la folie est justement laquo exclu raquo Que Descartes ne conserve du sens commun

que peu de positions qursquoil le vide de son contenu cela nrsquoy fait rien il en garde la forme

Pour Deleuze le laquo personnage conceptuel raquo agrave mecircme de donner corps agrave cette forme

est lrsquoIdiot celui qui sans preacutesupposeacutes ni preacutejugeacutes se laisse seulement guider par la lumiegravere

naturelle personnage dont lrsquoorigine est agrave chercher chez Nicolas de Cues28 Seulement

25 Denis Kambouchner laquo Descartes un monde sans fous Des Meacuteditations Meacutetaphysiques au Traiteacute delrsquoHomme raquo Dix-septiegraveme siegravecle 20102 ndeg 247 p211

26 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 12 p17227 Gilles Deleuze Ibid p17528 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p63 Il est agrave noter que deacutejagrave

PERSONNAGES 119

derriegravere cette absence de preacutejugeacute laissant un bon sens pur et agrave mecircme de parvenir agrave toutes

les veacuteriteacutes par lui-mecircme Deleuze deacutebusque une Image de la penseacutee qursquoil reacutecuse en cela

que ce qui fait la singulariteacute de toute penseacutee possible y est brideacute Il deacutenonce derriegravere

lrsquoillusion drsquoun commencement radical des preacutesupposeacutes populaires de nature agrave

compromettre lrsquoentreprise philosophique derriegravere la laquo coquetterie raquo du deacutetour

meacutetaphysique carteacutesien la philosophie laquo retrouve raquo le sens commun ndash ainsi elle ne peut

donner un nouveau deacutepart sur la table rase des preacutejugeacute que parceqursquoelle preacutejuge du sens

commun crsquoest-agrave-dire parceqursquoelle preacutesuppose cette bonne volonteacute de notre penseacutee coupleacutee

agrave une accessibiliteacute au vrai partageacutee entre tous29

Seulement srsquoil est certain que Deleuze nrsquoaurait pu choisir pour Descartes le

personnage conceptuel du Fou pourquoi lrsquoIdiot et pas lrsquoHonnecircte Homme Pourquoi

lrsquoIdiot qui justement est ambigueuml et double et agrave chaque instant peut devenir ce Fou que

Descartes a conjureacute30 Quel est le sens de ce personnage conceptuel pour la philosophie de

Descartes Pour reacutepondre seacuterieusement agrave cette question (ce qui nrsquoa jamais agrave notre

connaissance eacuteteacute fait dans les eacutetudes carteacutesiennes) il faut partir sur les traces de

lrsquohypothegravese deleuzienne agrave la recherche de ceux qui philosophent comme des Idiots

Il est clair que les caractegraveres essentiels de lrsquoIdiot de Descartes se trouvent deacutejagrave chez

Nicolas de Cues la mise en avant du laquo penseur priveacute raquo (le laiumlc que lrsquoon rencontre

eacutegalement chez Cherbury) contre le professeur public la confiance dans les forces

naturelles de lrsquoesprit la substitution de lrsquoinneacuteisme (chacun trouve en soi les veacuteriteacutes dont il

fait lrsquoexpeacuterience) agrave lrsquoenseignement des concepts par lrsquoautoriteacute Le dialogue de LrsquoIdiot sur

la sagesse procegravede agrave la mise en place de ce dispositif laquo un certain pauvre Idiot raquo srsquooppose

agrave un laquo tregraves riche orateur raquo31 il est laquo totalement ignorant raquo32 et srsquoil parvient agrave tenir tecircte agrave

lrsquohomme de lettres comme Eudoxe agrave Eacutepisteacutemon crsquoest que laquo le pouvoir de juger est

naturellement concreacutetiseacute avec lrsquoesprit raquo et qursquoainsi il peut laquo [juger] par lui-mecircme des

Henri Gouhier signalait cette parenteacute en se reacutefeacuterant (comme Deleuze) aux travaux de Maurice deGandillac sur Nicolas de Cues Henri Gouhier cependant parlait drsquoIngeacutenu plutocirct que drsquoIdiot (La penseacuteemeacutetaphysique op cit p78-80)

29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p176 et p171 Sur les laquo retrouvailles raquo de la philosophieet du sens commun en meacutetaphysique et en meacutetaphysique cf supra sect8 et sect14

30 Gilles Deleuze Qursquoest-ce que la philosophie Ibid p72 laquo lrsquoIdiot () aussi un Fou une sorte de fou raquo31 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia in Opera Omnia iusu et auctoritate academia litterarum

heidelbergensis Volumen V Hambourg 1933 p3 laquo convenit pauper quidam idiota ditissimumoratorem in foro Romano raquo

32 Ibid p5 laquo penitus ignorans raquo

PERSONNAGES 120

choses rationnelles raquo33 sans srsquoinquieacuteter le moins du monde de ce que peuvent en penser les

doctes On trouve drsquoailleurs lrsquoIdiot du cusain au deacutebut de ce mecircme dialogue occupeacute agrave

tailler des travaux manuels ndash agrave un homme qui lui preacutesente un philosophe il dit espeacuterer que

ce dernier ne laquo meacuteprisera point de [srsquo]occuper de lrsquoart de tailler des cuillegraveres raquo34

Ce dispositif incarneacute par le personnage conceptuel de lrsquoIdiot est selon Deleuze

redevable drsquoune laquo atmosphegravere chreacutetienne mais en reacuteaction contre lrsquoorganisation

ldquoscolastiquerdquo du christianisme contre lrsquoorganisation autoritaire de lrsquoEacuteglise raquo35 Et en effet

rien nrsquoest plus remarquable dans cette philosophie que lrsquoombre de lrsquoEacutepicirctre aux Corinthiens

qui confond la sagesse des doctes si les doctes ne sont pas sages (et si seuls les Idiots le

sont) crsquoest que la sagesse de ce monde est folle aux yeux de Dieu (1 Cor 319)36 Il ne

faut cependant pas voir dans cette reacutefeacuterence une condamnation pour toute sagesse ou

savoir humain possible mais seulement pour celui qui est tireacute des livres et qui bride

lrsquoesprit naturellement libre par lrsquoautoriteacute37 La seule vraie sagesse est celle qursquoun Idiot

peut deacutecouvrir par ses simples forces et la reacutefeacuterence agrave Paul de Tarse ne se situe pas

uniquement sur le plan du salut Si Descartes convient en effet que le chemin du ciel nrsquoest

laquo pas moins ouvert aux plus ignorants qursquoaux plus doctes raquo38 comme Nicolas de Cues il

inscrit eacutegalement le personnage de lrsquoIdiot sur le plan de la connaissance ndash avec sans doute

une theacutematisation encore plus explicite des pouvoirs inneacutes de lrsquoesprit

La figure de lrsquoIdiot inventeacutee par de Cues se preacutecise donc et trouve effectivement

dans la penseacutee de Descartes un nouveau souffle et peut-ecirctre un approfondissement laiumlque

encore plus certain La deacutefiance agrave lrsquoeacutegard drsquoune culture trop scolaire lrsquoinneacuteisme et ce qursquoil

implique pour la theacuteorie de lrsquoenseignement tout cela renforce ce qui fait le trait

caracteacuteristique de lrsquoIdiot lrsquoIdiot crsquoest le singulier mais aussi celui qui est solitaire et qui

laquo marche seul raquo39 sans se preacuteoccuper des laquo opinions contraires raquo comme doit le faire tout

homme qui cultive le sens commun40 Drsquoougrave cette revendication toute carteacutesienne de

33 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p119 laquo vis judicaria est menti naturaliter concreata per quamjudicat per se de rationibus raquo

34 Nicolas de Cuse Idiota de Mente Ibid p4735 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie p63-6436 Nicolas de Cuse Idiota de Sapientia Ibid p3-4 laquo ldquoscientia huius mundirdquo in qua te ceteros praecellere

putas ldquostultitiardquo quaedam est ldquoapud deumrdquo et hinc ldquoinflatrdquo raquo Michel Foucault avait deacutejagrave inscrit le cusaindans lrsquohistoire de ces mots de Paul de Tarse (Histoire de la Folie op cit p42-44)

37 Ibidem p4 laquo Traxit te opinio auctoritatis ut sis quasi equus natura liber sed arte capistro alligatuspraesepi () raquo

38 Discours I AT-VI-839 Discours II AT-VI-1640 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-140141

PERSONNAGES 121

pouvoir laquo eacutecrire ingeacutenument raquo41 ce qui ne signifie certainement pas que Descartes retrouve

le laquo mythe de lrsquoIngeacutenu raquo puisque comme lrsquoa justement noteacute Gouhier la vision carteacutesienne

de lrsquoenfance ne peut meacutenager la possibiliteacute de voir dans celle-ci un ideacuteal agrave atteindre42 Crsquoest

donc bien le mythe de lrsquoIdiot qui se rejoue chez Descartes

Poursuivons sur le chemin traceacute par Deleuze LrsquoIdiot est donc un personnage

conceptuel ndash et comme tout personnage conceptuel il se deacuteplace sur un plan drsquoimmanence

traceacute par son philosophe et dans lequel il prend son sens Pour lrsquoIdiot carteacutesien il srsquoagit de

lrsquoimage classique de la penseacutee dont Deleuze voit une occurrence exemplaire chez notre

auteur Le plan drsquoimmanence donne une Image de la penseacutee crsquoest-agrave-dire aussi une Image

de ce que nrsquoest pas la penseacutee Pour Descartes le neacutegatif de la penseacutee sera lrsquoerreur laquo la

becirctise lrsquoamneacutesie lrsquoaphasie le deacutelire la folie raquo sont unifieacutes dans lrsquoerreur ndash elles

nrsquointeacuteresseront pas le penseur (comme nous lrsquoavons vu pour la folie qui nrsquoest qursquoune

figure rencontreacutee dans les Meacuteditations sur la recherche des erreurs possibles)43 Pourquoi

est-ce que lrsquoIdiot qui incarne le personnage-type de cette Image de la penseacutee est-il

preacutemuni de lrsquoerreur Parce que uniquement guideacute par les lumiegraveres de la raison naturelle et

du bon sens il ne peut pas se tromper Il se trompera drsquoautant moins qursquoil se deacutepouille de

tout ce qui excegravede le bon sens et ainsi sera drsquoautant laquo moins exposeacute aux erreurs lorsqursquoil

agit seul et par lui-mecircme que lorsqursquoil srsquoefforce anxieusement raquo de suivre ce qui lui est

exteacuterieur (regravegles artifices logique etc)44 LrsquoIdiot nrsquoa pas drsquoautre maicirctre que le sens

commun qui reacutevegravele agrave tout un chacun ce qursquoil doit savoir sous la forme drsquoun laquo tout le

monde sait raquo qui laquo oppose la bonne volonteacute agrave lrsquoentendement trop plein raquo45 ndash il y a

toujours nous lrsquoavons deacutejagrave vu (cf supra sect24) quelque chose qui srsquooppose dans le fait de

cultiver le bon sens pur au savoir Crsquoest en ce sens seulement que lrsquoIdiot a quelque chose

de subversif

Seulement son rapport agrave lrsquoautoriteacute scolaire est ambigueuml puisque selon Deleuze

Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutejugeacutes qursquoEacutepisteacutemon et le bon sens anti-scolaire finit toujours

41 Agrave Huygens 10 octobre 1642 citeacute par H Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes op cit p7942 Henri Gouhier La Penseacutee Meacutetaphysique de Descartes Ibid p8043 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p5744 laquo () sani sensus qui ubi solus per se agit erroribus minus est obnoxius raquo (Recherche de la Veacuteriteacute AT-

X-521)45 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition Ibid p170 Ce laquo tout le monde sait raquo reacutesonne eacutevidemment

avec la premiegravere phrase du Discours de la Meacutethode qui constitue selon Deleuze une laquo veilleplaisanterie raquo dont laquo il se sert () pour eacuteriger une image de la penseacutee telle qursquoelle est en droit raquo et pas enfait (Ibid p172) Pour les interpreacutetations de cette phrase cf supra chapitre 6

PERSONNAGES 122

par retrouver quelque chose drsquoune fondamentale coercition46 Ce qui gegravene Deleuze crsquoest

que lrsquoon puisse preacutesupposer par exemple dans le Cogito ce que signifie penser ou ecirctre sur

un plan doxique (dont il considegravere que bon sens et sens commun laquo constituent les deux

moitieacutes raquo47) ou preacute-philosophique comme si lrsquoon y pensait naturellement Et en effet

Descartes fait appel agrave lrsquoexpeacuterience commune pour fonder des eacutevidences partageacutees entre

tous agrave partir desquelles deacutecouvrir toutes les veacuteriteacutes des sciences on ne pourra pas faire

plus eacuteloigneacute de la penseacutee deleuzienne

sect28 Descartes en Russie devenu fou

LrsquoIdiot qui permet de rendre compte des liens entre la penseacutee carteacutesienne et le sens

commun nrsquoest cependant pas un personnage univoque Il refoule son double qui nrsquoest pas

lrsquoIdiot du sens commun mais lrsquoIdiot-Fou celui dont les Meacuteditations annihilegraverent la

possibiliteacute Crsquoest la raison pour laquelle les deux Idiots fregraveres ennemis doivent faire

lrsquoobjet drsquoune compreacutehension commune qui deacutevoile jusqursquoagrave quel point lrsquoIdiot du bon sens

diffegravere de (et refoule) lrsquoIdiot-Fou En reacutepondant agrave cette ultime question Mychkine lrsquoIdiot

de Dostoiumlevski est-il laquo Descartes en Russie devenu fou raquo48 on pourra (1) agrave la fois

comprendre ce qui fait la speacutecificiteacute de lrsquoIdiot carteacutesien (crsquoest-agrave-dire au fond son rapport

tout particulier au bon sens) en rendant compte du genre de laquo mutation raquo qui a pu donner

lieu agrave partir de lrsquoIdiot carteacutesien agrave la naissance drsquoune autre forme de philosophie

diameacutetralement opposeacutee et finalement (2) ce qui du projet carteacutesien et de son lien profond

avec le sens commun a eacuteteacute recouvert par cette nouvelle philosophie

46 laquo Eudoxe nrsquoa pas moins de preacutesupposeacutes qursquoEacutepisteacutemon raquo (Gilles Deleuze Ibid p170) Ainsi le bon sensau fond laquo retrouve lrsquoEacutetat retrouve lrsquoEacuteglise retrouve toutes les valeurs [de son] temps () raquo (p177) Surla question de lrsquoorthodoxie cf supra sect8

47 Gilles Deleuze Ibid p175 Deleuze distingue laquo bon sens raquo et le laquo sens commun raquo comme lrsquoobjectif et lesubjectif une principe de reconnaissance de lrsquoobjet entre les hommes et drsquoidentiteacute de lrsquoobjet pour une seulet mecircme sujet (Deleuze cite agrave propos lrsquoeacutepisode du morceau de cire ougrave en effet Descartes suppose unlaquo sens commun raquo qui me permet de dire laquo crsquoest le mecircme que je vois que je touche etc raquo AT-IX-25 cfsupra sect6)

48 Deleuze et Guattari Qursquoest-ce que la Philosophie op cit p64 Tout aussi bien il aurait pu ecirctrequestion de Bouvard et Peacutecuchet (deacutejagrave rencontreacutes auparavant) plutocirct que de Dostoiumlevski qui incarnent agraveleur faccedilon laquo lrsquoissue [crsquoest-agrave-dire la sortie] du Discours de la meacutethode raquo (Gilles Deleuze Diffeacuterence etReacutepeacutetition op cit p353-354) en refusant toute forme de becirctise Or selon Deleuze le Cogito en est unequi emprunte sa forme au sens commun deacutepasser cette becirctise crsquoest veacuteritablement commencer agrave penser

PERSONNAGES 123

(1) La base commune de lrsquoIdiot russe et de lrsquoIdiot carteacutesien crsquoest de srsquoopposer

comme le singulier au professeur public comme lrsquoignorant au docte comme celui qui veut

penser par lui-mecircme agrave celui qui pense sous lrsquoautoriteacute des autres Cependant lagrave ougrave avec la

pureteacute de son bon sens Poliandre ou Eudoxe eacutetaient agrave la recherche de laquo tant de choses qui

sont eacutevidemment agrave notre porteacutee raquo et qursquoils puissent comprendre par eux-mecircmes49 lrsquoIdiot

russe telle qursquoil a eacuteteacute theacutematiseacute par Chestov laquo ne veut pas du tout drsquoeacutevidences () il veut

lrsquoabsurde raquo50 Retrouvant lrsquoideacutee drsquoun bon sens comme misreacuteable dernier refuge de la

laquo raison humilieacutee et suppliante raquo incapable de tout deacutemontrer et ne pouvant qursquoaffirmer

gratuitement certaines choses sans avoir la capaciteacute de se deacutefendre jusqursquoau bout laquo les

armes et la force agrave la main raquo51 Chestov cherche agrave rejouer lrsquoopposition entre Pascal et

Descartes en faisant un deacutetour par la litteacuterature russe

Pascal et Dostoiumlevski contre Descartes ont en effet ceci de commun que laquo lrsquoun et

lrsquoautre perdent confiance en les veacuteriteacutes que nous apportent les connaissances objectives raquo

dans la mesure ougrave agrave la recherche drsquoeacutevidences rationnelles ils opposent lrsquoincompreacutehensible

lrsquoAbsurde et au fond la ruine de la Raison52 Et ce que remarque Chestov crsquoest qursquoil ne

fallait pour en venir agrave une telle philosophie (qui trouve selon Deleuze son incarnation dans

le personnage de lrsquoIdiot-fou) qursquoune simple transformation pratique du carteacutesianisme car

laquo en theacuteorie raquo la ruine de la raison eacutetait en germe chez Descartes lorsqursquoil fut proche

drsquoadmettre laquo que ce qui est eacutevidement impossible selon notre raison humaine [est] possible

agrave Dieu raquo53 ndash voilagrave qui constituait bien pour Chestov la porte drsquoentreacutee dans la philosophie de

lrsquoAbsurde Il suffisait donc que lrsquoIdiot du bon sens laquo perde la raison raquo pour que lrsquoIdiot-fou

regagne ce que le bon sens avait refouleacute lrsquoabsurde lrsquoincompreacutehensible lrsquoineacutevident ce

fond de non-sens54 Et un instant le sujet meacuteditant avait perdu la sens qui se trouvait au

deacutebut de la deuxiegraveme Meacuteditation laquo tellement surpris (turbatus sum) raquo par ses reacuteflexions

qursquoil se demandait comment sortir de ce doute dans lequel il eacutetait entreacute la veille55

49 Recherche AT-X-50050 Gilles Deleuze Ibidem Deleuze trouve donc chez Chestov cette opposition des deux Idiots il faut

oublier laquo le bon sens et le divin Platon et se [preacutecipiter] dans les bras de lrsquoAbsurde raquo (Leacuteon ChestovKierkegaard et la philosophie existentielle trad T Rageot et B Schloezert Vrin 2006 p101)

51 Blaise Pascal Fragment Vaniteacute ndeg38 eacuted Sellier sect85 Crsquoest la raison pour laquelle laquo le savoir megravenelrsquohomme ineacutevitablement agrave sa perte raquo (Leacuteon Chestov Ibid p24)

52 Leacuteon Chestov Lrsquo œuvre de Dostoiumlevski V 1937 in Cahiers de Radio-Paris ndeg 5 15 mai 193753 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p82 Qursquoavec la thegravese de la

transcendance divine le carteacutesianisme porte en son sein la ruine du rationalisme crsquoest ce qursquoaffirmaitaussi Cassirer (cf Geneviegraveve Rodis-Lewis LrsquoŒuvre de Descartes op cit p491)

54 Gilles Deleuze et Feacutelix Guattari op cit p6455 Meacuteditation II AT-VII-23 et AT-IX-18

PERSONNAGES 124

Pour en sortir ce sujet deacutevoile le Cogito qui met un terme agrave ce laquo scandale raquo que

constituait la possibiliteacute que toute une seacuterie de choses ne fussent pas vraies pour laquo un ecirctre

supeacuterieur raquo56 Et face au doute drsquoEacutepisteacutemon qui objecte que lrsquoon pourrait ne pas entendre

ce que signifie penser ecirctre douter Eudoxe reacutepond que ces laquo choses () sont ainsi claires

et connues drsquoelle-mecircmes (simplicissima et clarissimaque sint) raquo qursquoil faut ecirctre aveugleacute par

lrsquoAutoriteacute de lrsquoEacutecole pour en disconvenir57 Autrement dit selon Deleuze Descartes

preacutejuge de ce que laquo tout le monde sait raquo58 agrave savoir de ce que signifie penser douter ecirctre

Ce preacutesupposeacute signifie qursquoil nrsquoexiste personne qui nrsquoait laquo un entendement faible

(tantilli ingenii) au point de ne pas avoir assez de lumiegravere pour connaicirctre suffisamment ce

qursquoest un doute ce qursquoest une penseacutee et ce qursquoest lrsquoexistence raquo59 LrsquoIdiot qui nrsquoa drsquoesprit

(ingenium) que le strict minimum et qui agrave proprement parler est stupide peut parvenir par

ses seules forces au Cogito Mieux encore crsquoest parce qursquoil est un Idiot qursquoil y parvient

une deacutefinition de lrsquohomme comme laquo animal raisonnable raquo nrsquoeacutetant entendue par personne

le Docte qui lrsquoaura appris dans les eacutecoles sera moins agrave mecircme de deacutecouvrir ce que lrsquoIdiot

aura saisi dans toute sa simpliciteacute60

Lrsquohomme de lrsquoEacutecole en effet quand il srsquoagit de comprendre ce qursquoil est srsquoenferme

dans un laquo labyrinthe dont nous ne pourrions jamais sortir (profecto in Labyrinthum e quo

egredi numquam possemus abriperemur) raquo61 fait de deacutefinitions et de subtiliteacutes

meacutetaphysiques Faire lrsquoIdiot cela revient donc agrave affirmer que laquo tout le monde sait ce que

signifie penser et ecirctre tandis que tout le monde ne sait pas (seul le savant sait) ce que

signifie un animal rationnel raquo62

56 Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle op cit p8257 Recherche AT-X-524 et Carraud Olivo op cit p309 pour la traduction depuis le neacuteerlandais Pour laquo un

homme qui examine les choses en lui-mecircme raquo crsquoest-agrave-dire qui ne se situe pas dans lrsquoespace public de ladiscussion dans laquo une eacutecole ou une assembleacutee raquo (opposition du penseur priveacute et du penseur publicdrsquoinspiration cusaine) ces choses sont connues avec une grande simpliciteacute

58 laquo () un preacutesupposeacute subjectif ou implicite il a la forme du ldquotout le monde saitrdquo Tout le monde saitavant le concept et sur un mode preacutephilosophique tout le monde sait ce que signifie penser et ecirctre raquo(Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p170)

59 Recherche de la Veacuteriteacute AT-X-524 et Carraud-Olivo p309 Emmanuel Faye dans sa traduction proposede traduire laquo il nrsquoa jamais existeacute quelqursquoun drsquoassez stupide pour avoir eu besoin drsquoapprendre ce que crsquoestque lrsquoexistence avant de pouvoir conclure et affirmer qui il est raquo

60 Recherche AT-X-515 Poliandre avec son sens commun peut laquo connaicirctre des veacuteriteacutes qursquoEacutepisteacutemon sisavant soit-il pourrait ignorer (veritasque quas quantumvis doctus Epistemon forsan ignorare potueritcohnoscendas nobis exhiberes) raquo

61 Recherche AT-X-515 et Carraud-Olivo op cit p28962 Isabelle Ginoux laquo Les types psycho-sociaux et le personnage conceptuel raquo in Gilles Deleuze eacuted

P Verstraeten et I Stengers Vrin 1998 p97

PERSONNAGES 125

Seulement le nouvel Idiot celui de Dostoiumlevski ou de la philosophie de lrsquoabsurde

sera au contraire celui qui laquo nrsquoarrive plus agrave savoir ce que tout le monde sait raquo63 il ne

partage en aucun cas les preacutejugeacutes du sens commun les preacutesupposeacutes de la philosophie du

bon sens et les valeurs de son temps Il est en tout heacuteteacuterodoxe et il ne srsquoen remettra jamais

aux eacutevidences car ce que recherche Dostoiumlevski au fond crsquoest laquo lrsquoinattendu le subit les

teacutenegravebres le caprice cela justement qui au point de vue du bon sens et de la science

nrsquoexiste pas ou nrsquoexiste que neacutegativement raquo64

(2) Ce qursquoa recouvert une certaine philosophie franccedilaise en particulier deleuzienne

dans la promotion drsquoune autre figure de lrsquoIdiot heacuteriteacutee de Chestov et de la litteacuterature crsquoest

preacutecisement le cœur du projet carteacutesien que lrsquoon pourrait caracteacuteriser comme un

rationalisme du sens commun autrement dit un rationalisme qui srsquoinscrit dans lrsquohorizon du

sens commun y compris lorsqursquoil cherche agrave le transformer Crsquoest ce projet drsquoune

conciliation possible drsquoun entente philosophique avec toute une dimension populaire

comme aurait pu le dire Hegel Deleuze entend cela avec deacutegoucirct

Deacutecrivant au deacutebut de son roman Le Barbon un jeune homme rentrant chez son

pegravere et sa megravere de ses eacutetudes de philosophie Jean-Louis Guez de Balzac raconte le meacutepris

soudain (et feint) de ce jeune philosophe pour le jugement populaire Et quand mecircme il

aurait reconnu que ses parents disent sur quelque chose la veacuteriteacute il preacutefeacutererait affirmer le

contraire laquo de peur qursquoon ne crut qursquoil fut du leur raquo Ce faisant laquo il srsquoimagina que sur tout

il fallait srsquoeacuteloigner du sens commun () le mot de commun le deacutegoucircta si fort de celui de

sens que degraves lors il se reacutesolu de nrsquoen point avoir raquo65

Nous ne pouvons nous empecirccher de songer une derniegravere fois avec Balzac qursquoil y a

dans cette posture philosophique de la rupture avec le sens commun quelque chose de

surjoueacute et dont les conseacutequences politiques sont agrave envisager dans la mesure ougrave elles

megravenent agrave un meacutepris du commun

63 Serge Cardinal laquo Les idiots Descartes Deleuze Dostoiumlevski raquo in Bertrand Gervais et Jean-FranccediloisChassay (dir) Les Lieux de lrsquoimaginaire Montreacuteal 2002 p94

64 Leacuteon Chestov laquo Dostoiumlevski et la lutte contre les eacutevidences raquo trad Boris de Schlœzer in NouvelleRevue Franccedilaise T18 1922 p150 Cf en particulier Les carnets du sous-sol IX 1884 (trad AndreacuteMarkowicz Actes Sud) ougrave lrsquoideacutee drsquoune humaniteacute guideacutee par le sens commun est longuement reacutecuseacutee laquo Vous par exemple vous voulez deacutesapprendre aux hommes leurs vieilles habitudes et corriger leurvolonteacute pour qursquoelle corresponde aux exigences de la science et du bon sens Mais comment savez-vousqursquoil est non seulement possible mais neacutecessaire de transformer les hommes de cette faccedilon raquo Oncomprend ainsi qursquoil puisse y avoir dans cette philosophie quelque chose de conservateur en deacutepit mecircmede sa revendication drsquoheacuteteacuterodoxie Sur la dimension politique du sens commun cf infra laquo Conclusion raquo

65 Jean-Louis Guez de Balzac Le Barbon 1663 Paris p9

CONCLUSION 126

CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN

sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation

laquo Le second fruit est qursquoen eacutetudiant ces Principes onsrsquoaccoutumera peu agrave peu agrave mieux juger de toutes les chosesqui se rencontrent et ainsi agrave ecirctre plus Sage () Letroisiegraveme est que les veacuteriteacutes qursquoils contiennent eacutetant tregravesclaires et tregraves certaines ocircterons tous sujets de dispute etainsi disposeront les esprits agrave la douceur et agrave la concorde tout au contraire () [des esprits] pointilleux et plusopiniacirctres [qui] sont peut-ecirctre la premiegravere cause desheacutereacutesies et des dissensions qui travaillent maintenant lemonde raquondash Reneacute Descartes Lettre-Preacuteface AT-IXB-18

Antonio Gramsci a systeacutematiquement souligneacute la dimension politique du sens

commun crsquoest le fait pour celui-ci de participer laquo agrave une conception du monde ldquoimposeacuteerdquo

meacutecaniquement par le milieu ambiant raquo crsquoest-agrave-dire essentiellement par la classe sociale agrave

laquelle on appartient1 La philosophie a ceci de particulier que faisant retour sur cette

conception du monde inconsciente elle entre avec elle dans un processus dialectique pour

la deacutepasser

Selon Antonio Gramsci la philosophie franccedilaise plus que toute autre tradition srsquoest

inteacuteresseacutee au sens commun Qursquoelle le critique ou qursquoelle deacutecide de se fonder sur lui avant

de srsquoeacutelever qursquoelle le transforme ou simplement qursquoelle lrsquoinvoque comme son horizon

qursquoelle entre avec lui en rupture radicale elle srsquoy reacutefegravere quoi qursquoil en soit comme agrave quelque

chose que la penseacutee ne peut neacutegliger Une analyse historique et sociale de cette situation

paradoxale qui veut que des eacutelites philosophiques srsquoapproprient un discours qui semble

devoir ecirctre celui du peuple se reacutesout dans la constatation que laquo les intellectuels tendent [en

France] plus qursquoailleurs en raison de conditions traditionnelles deacutetermineacutees agrave se

rapprocher du peuple pour le guider ideacuteologiquement raquo2

1 Antonio Gramsci Introduction agrave lrsquoeacutetude de la philosophie et du mateacuterialisme historique Cahier XVIII11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci et Bramant Eacuteditions sociales 1975 p132

2 Sur le constat selon lequel laquo dans la litteacuterature philosophique franccedilaise existent plus que dans drsquoautreslitteacuteratures nationales des eacutetudes sur le sens commun raquo cf Antonio Gramsci Notes critiques sur unetentative de Manuel populaire de sociologie Cahier XVIII 11 in Gramsci dans le texte eacuted Ricci etBramant Eacuteditions sociales 1975 p305-306

CONCLUSION 127

Il serait tentant et agrave dire le vrai leacutegitime (on pense lrsquoavoir montreacute dans les pages qui

preacutecegravedent) de faire remonter agrave Descartes cette inteacuterecirct tout particulier des laquo intellectuel raquo

(le mot est ici anachronique) franccedilais pour le sens commun On a tacirccheacute de mettre en

lumiegravere les ambiguiumlteacutes de cet inteacuterecirct et dans la mesure ougrave Descartes nrsquoa pas preacutesenteacute de

consideacuterations univoques sur le sens commun crsquoest eacutegalement chez lui que doivent se

cristalliser les contradictions internes agrave ce rapport philosophiesens commun ndash dans la

mesure ougrave tout attentif et reacuteveacuterant qursquoil fut agrave lrsquoeacutegard de ce dernier son nom nrsquoen restera

pas moins le nom de celui qui aura reacutevoqueacute en doute tous les preacutejugeacutes les plus profonds et

toutes les opinions les plus anciennes comme les plus communes

Paradoxe radical qui srsquoexprime de faccedilon exemplaire dans les variations autour de

la formule de Juveacutenal selon laquelle le sens commun nrsquoest pas si commun et qui prend

chez Descartes la forme drsquoune affirmation conjointe de lrsquouniverselle reacutepartition de la

lumiegravere naturelle et de son mauvais usage geacuteneacuteraliseacute laquo car tous les hommes ayant une

mecircme lumiegravere naturelle ils semblent devoir tous avoir les mecircmes notions mais il est tregraves

diffeacuterent en ce qursquoil nrsquoy a presque personne qui se serve bien de cette lumiegravere raquo3

Crsquoest que comme lrsquoa noteacute subtilement Gramsci le paradoxe mecircme drsquoune eacutelite

philosophique reacutecupeacuterant le sens commun se reacutesout dans laquo le deacutepassement drsquoun certain

sens commun pour en creacuteer un autre reacutepondant mieux agrave la conception du monde du groupe

dirigeant raquo4 Sans neacutecessairement partager les preacutesupposeacutes de la terminologie marxiste de

Gramsci force est de constater que Descartes a participeacute au mouvement qui a consisteacute agrave

laquo deacutetruire un monde et le remplacer par un autre raquo sur la base de toute une seacuterie de

transformations philosophiques dont le reacutesultat fut de laquo substituer agrave un point de vue assez

naturel celui du sens commun un autre qui ne lrsquoest pas du tout raquo5 mais qui le deviendrait

Peu agrave peu le temps faisant son effet Leibniz avait raison de remarquer que cette

reacutevolution finirait par devenir de sens commun (cf supra sect18) et les anthropologues

drsquoaujourdrsquohui soulignent que laquo le deacuteveloppement de la science moderne a eu un effet

profond () sur lrsquoopinion occidentale du sens commun raquo6 Qursquoon le veuille ou non nous

3 Agrave Mersenne le 16 octobre 1639 AT-II-5984 Antonio Gramsci Ibidem Nous heacutesiterions pour notre part agrave parler ici de laquo groupe dirigeant raquo Crsquoest

drsquoabord la nouvelle conception du monde relative agrave la reacutevolution scientifique moderne qui srsquoimpose avecDescartes Ce qursquoagrave bien montreacute Ferdinand Alquieacute pour qui notre auteur a proposeacute laquo devant la science etle Monde aveugle qursquoelle reacutevegravele raquo (La deacutecouverte meacutetaphysique op cit p346) une penseacutee meacutetaphysiquequi puisse reacutepondre aux nouveaux problegravemes concrets de la position de lrsquohomme dans un univers quinrsquoavait plus rien agrave voir avec celui drsquoavant

5 Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique op cit p1716 Clifford Geertz laquo Le sens commun en tant que systegraveme culturel raquo art cit p125

CONCLUSION 128

sommes carteacutesiens

Et Descartes espeacuterait en effet que les choses qursquoil a eacutecrites dans les Principes

seraient un jour laquo reccedilues de la plupart des hommes raquo et osa mecircme penser que ce serait le

cas par-dessus tout laquo des mieux senseacutes raquo ce faisant ils reacuteveacuteleront qursquoils ont le laquo sens

commun assez bon raquo7 Autrement dit Descartes eacutetait conscient de participer agrave une

transformation radicale du sens commun sur le plan scientifique et philosophique

transformation dont lrsquohorizon eacutetait pour partie politique

Du point de vue meacutethodique par exemple le carteacutesianisme est avant tout lrsquoacte de

seacuteparation du preacutejugeacute et du sens commun comme de lrsquoobscur et du clair Sauf agrave consideacuterer

que le sens commun trouve son expression ontologique ultime dans le laquo monde de la vie raquo

dont lrsquoobscuriteacute est constitutive (ce qursquoil est possible de deacutefendre cf supra sect12) il faut

reconnaicirctre que la grande tacircche de Descartes consista drsquoabord agrave reacutecuser ceux qui laquo nrsquo[ont]

pas le sens commun et ne [savent] en aucune faccedilon raisonner raquo et ce faisant creacuteent de la

dispute plutocirct que de la concorde8 La paix eacutetant avec la prospeacuteriteacute laquo le but politique par

excellence raquo9 la strateacutegie carteacutesienne de la mise en commun des connaissances (ou drsquoune

majeure partie drsquoentre elles constitueacutees par les connaissances simples) crsquoest-agrave-dire leur

inscription dans un sens commun est agrave consideacuterer comme une position antagonique agrave toute

culture du mystegravere de lrsquoeacutelitisme du savoir et de lrsquoobscuriteacute

Certes pour eacutetablir cette concorde il fallait en passer par un doute meacutethodique qui

agisse comme laquo le principal dissolvant de lrsquoautoriteacute raquo10 mais drsquoune autoriteacute qui se

recouvrait essentiellement drsquoune institutionnalisation mysteacuterieuse11 Lrsquoextension du sens

commun qui est au fond cette raison fonciegraverement raisonnable morale et qui tend par

excellence agrave la laquo douceur et agrave la concorde raquo dont il est question dans la Lettre-Preacuteface ira

toujours en grandeur inverse de ces forces qui flattent le vice et qui font que laquo la plupart

des hommes (plerosque hominum) raquo preacutefegravere lrsquoobscuriteacute12

7 Au Pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-1418 Agrave Mersenne le 23 juin 1641 AT-III-389 (crsquoest ici particuliegraverement Gassendi qui est viseacute dans cette lettre)9 Denis Kambouchner laquo Lrsquohorizon politique raquo in Lectures de Descartes op cit p411 Nous empruntons

agrave cet article lrsquoideacutee drsquoun laquo horizon politique raquo carteacutesien10 Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012 p131-13211 Pierre Guenancia Ibid p59 laquo La science au contraire procegravede agrave visage deacutecouvert et toute explication si

difficile soit-elle fait perdre agrave celui qui srsquoy plie le prestige magique qursquoil conserverait peut ecirctre en setaisant raquo

12 Regravegle I AT-X-360

CONCLUSION 129

Crsquoest agrave cause de ce deacuteplorable vice que des excentriques (en particulier certains

theacuteologiens mais aussi quelques philosophes) qui nrsquoont ni la raison ni le sens commun et

qui choisissent de srsquoeacutegarer dans des sentiers eacuteloigneacutes de ceux que lrsquoon emprunte

drsquoordinaire ont laquo le plus de pouvoir raquo et par-dessus tout laquo dans les eacutetats populaires raquo13 Et

lrsquoon peut aller jusqursquoagrave affirmer que le pouvoir politique lui-mecircme repose sur cette

superstition et cette ignorance si bien que laquo la place de la politique dans la citeacute raquo crsquoest-agrave-

dire le fait pour tout un chacun drsquoavoir recourt agrave une autoriteacute exteacuterieure pour le diriger et le

sauvegarder (contre lui-mecircme et les autres) laquo est inversement proportionnelle agrave celle que

la raison occupe chez les individus raquo14 Crsquoest vrai agrave plus forte raison du sens commun

Or ce qui va rendre preacuteciseacutement possible cette perceacutee de la raison chez les

individus sera premiegraverement de les deacutelivrer de la superstition par lrsquoenseignement

deuxiegravemement par la thegravese de lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique de les encourager agrave exercer leur sens

commun jusqursquoagrave nrsquoavoir plus besoin que drsquoeux-mecircmes et pouvoir se deacutelivrer y compris de

leurs maicirctres15 Le rationalisme du sens commun ouvrait ainsi la voie agrave une conception

minimaliste de lrsquoautoriteacute publique conccedilue neacutegativement dans le cadre du droit naturel

comme une limitation imposeacutee agrave des individus non-raisonnables ou pour Descartes qui ne

le sont pas encore Car ceux-ci esclaves de leurs laquo sottes imaginations raquo en allant laquo contre

le raisonnement et contre le sens commun raquo srsquoexcluent drsquoeux-mecircme de la communauteacute du

genre humain il est impossible drsquoecirctre en concorde avec eux lorsqursquoon suit soi-mecircme le

bon sens et seuls ceux qui sont eacutegalement extravagants se retrouveront agrave part le plus fou

drsquoentre eux pouvant laquo [parvenir] agrave quelque reacuteputation raquo16 Kant donnera sa pleine

expression morale et politique agrave cette dimension universaliste du sens commun par

opposition drsquoavec tous les particularismes la deuxiegraveme maxime du laquo sens commun raquo qui

consiste agrave laquo penser en se mettant agrave la place de tout autre ecirctre humain raquo ou maxime de laquo la

penseacutee ouverte raquo (et qui nrsquoest que la conseacutequence de la premiegravere maxime qui en invitant agrave

laquo penser par soi-mecircme raquo) en nous deacutelivrant de la laquo superstition raquo et de toutes ces folies qui

nous eacuteloignent de la concorde ouvre la voie agrave une socieacuteteacute du regravegne des fins17

Crsquoest pourquoi chez Descartes la maxime sens-communiste de la penseacutee libre

consistera agrave faire en sorte que la superstition entretenue par les theacuteologiens faux deacutevots les

13 Agrave Eacutelisabeth le 10 mai 1647 AT-V-1714 Pierre Guenancia Ibid p5715 Ainsi le raisonnement de Descartes laquo tend agrave inverser le rapport entre lrsquoautoriteacute et la raison et agrave

encourager (nous soulignons) les hommes agrave se montrer plus confiants envers eux-mecircmes que respectueuxagrave lrsquoeacutegard de ce qui se dit ou ce qui se fait raquo (Pierre Guenancia Ibid p71 et supra chapitre 7)

16 Agrave Mersenne juin ou juillet 1648 AT-V-20817 Emmanuel Kant Critique de la faculteacute de juger sect40 Ak-V-294295 et supra sect14 sur Kant

CONCLUSION 130

autoriteacutes intellectuelles et politiques soient systeacutematiquement eacutelimineacutee par lrsquoeacutetude

meacutethodique des choses de la nature comme le faisait remarquer Marx cette meacutethode

pourvu qursquoelle soit bien appliqueacutee devait laquo deacutelivrer raquo les forces drsquoun monde nouveau

jusque lagrave entraveacute18 La remise en cause de laquo cette philosophie speacuteculative qursquoon enseigne

dans les eacutecoles raquo19 la mise en avant de la pratique (qui constitue dans la philosophie du

sens commun la meacutetaphysique inconsciente de tout homme concernant ses propres

affaires20) et de la transformation du monde devaient montrer que pour Descartes laquo un

changement dans la meacutethode de penser amegravenerait un changement dans le mode de

produire et la domination pratique de lrsquohomme sur la nature raquo21

Lrsquoideacutee gramscienne drsquoune transformation du sens commun dans le sens drsquoune

vision du monde porteacutee par les forces nouvelles qui commenccedilaient agrave grandir au XVIIegraveme

siegravecle est donc partiellement vraie le rejet de la speacuteculation lrsquoessor des sciences modernes

et la conception du monde dont elles eacutetaient porteuses la nouvelle dimension prise par la

technique les nouveaux modes meacutethodiques de la penseacutee furent autant de nouvelles

dimensions drsquoun sens commun que lrsquoon pourrait qualifier de moderne et au sein duquel

nous continuons encore agrave penser aujourdrsquohui22

Descartes donc chercherait agrave laquo creacuteer raquo un nouveau sens commun Prenons garde

toutefois agrave ce que Gramsci nrsquoentend ici le laquo sens commun raquo qursquoen un sens restreint agrave

savoir pour une classe drsquoindividus laquo la conception du monde traditionnelle qursquoa cette

couche sociale raquo23 Crsquoest cette conception traditionnelle que Descartes chercherait agrave

transformer en lui substituant une vision du monde plus conforme aux deacutecouvertes

scientifiques de son temps Cependant le bon sens ne se deacutefinit pas uniquement comme un

ensemble de jugements drsquoopinions drsquoinstincts et de sentiments partageacutes par un groupe

18 laquo () la meacutethode de Descartes appliqueacutee agrave leacuteconomie politique a commenceacute de la deacutelivrer des vieillessuperstitions et des vieux contes deacutebiteacutes sur largent le commerce etc raquo et ainsi reacutealiser pour parlercomme Gramsci la vision du groupe dirigeant (Karl Marx Le Capital Livre Premier IV XV II eacutedRubel Gallimard 1968 p483)

19 Discours VI AT-VI-6120 Claude Buffier Eacuteleacutements de Meacutetaphysique I op cit p8 La pratique consiste agrave avoir les laquo ideacutees les plus

preacutecises et les plus distinctes raquo quand aux proceacutedures de reacutealisation dun ouvrage21 Karl Marx Ibidem Pierre Guenancia remarque judicieusement que laquo lrsquointuition fondamentale de

Descartes comme celle de Marx crsquoest que la maicirctrise de la nature est la condition indispensable de lalibeacuteration des hommes raquo (op cit p58) Dans lrsquoesprit de Marx cependant ce fut surtout dans un premiertemps la condition du deacuteveloppement de lrsquoindustrie

22 Cf agrave ce sujet les remarques de Denis Moreau sur la banaliteacute pour nous de la meacutethode carteacutesienne dansDescartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012 et notamment III 3 p129-139

23 Antonio Gramsci Ibid Spontaneacuteiteacute et direction consciente Cahier XX 3 p584

CONCLUSION 131

drsquoindividus agrave un moment donneacute ndash il signifie eacutegalement pour Descartes quelque chose de

plus qursquoun accident et constitue ainsi par excellence la forme qui caracteacuterise lrsquoessence de

lrsquoespegravece humaine24 Or en faisant ainsi du bon sens une forme universelle et de tout ce qui

srsquoy oppose et y reacutesiste un ensemble drsquoaccidents Descartes ouvrait la voie agrave une penseacutee

dont Marx consideacuterait qursquoelle preacutefigurait autre chose que cette transformation moderne du

sens commun et dont la ligneacutee drsquohorizon eacutetait encore plus reculeacutee lrsquoideacutee laquo des dons

intellectuels eacutegaux des hommes raquo lrsquoimportance de lrsquoeacuteducation mais aussi neacutegativement de

lrsquohabitude crsquoest-agrave-dire laquo de lrsquoinfluence des circonstances exteacuterieures sur lrsquohomme raquo

devaient avoir un rocircle philosophique dont la porteacutee serait beaucoup plus lointaine dans

lrsquohistoire de la penseacutee25

Tout ces eacuteleacutements constituent ainsi lrsquolaquo horizon politique raquo contrasteacute de Descartes

dont une caracteacuteristique importante est la promotion du sens commun comme une forme de

rationaliteacute deacutefinitivement raisonnable profondeacutement lieacutee agrave lrsquoideacutee drsquoune socieacuteteacute humaine

srsquoeacutetendant agrave mesure que les esprits cultiveront ce bon sens qui est naturellement en eux

Transformation qui srsquoaccompagne de celle de la philosophie enfin deacutebarrasseacutee de son

laquo hermeacutetisme raquo et de sa laquo vaine techniciteacute raquo dont le projet ne doit ecirctre que de laquo faire

preacutedominer en soi cette disposition si simple et si rare de lrsquoacircme () [que Descartes]

appelait en donnant au mot son acception la plus forte le Bon Sens raquo26

Utiliteacute publique de la philosophie donc pour autant qursquoelle srsquoattache agrave ne cultiver

que cette eacuteminente vertu si eacutegalement reacutepartie entre tous

Arbre philosophique dont les fruits agrave venir seront les plus parfaits comme lrsquoespeacuterait

Descartes et les mieux partageacutes de sorte qursquoil nrsquoen manquera agrave personne et que tous

jouissant de leur sens commun en auront pour leur suffisance

24 Discours I AT-VI-23 laquo () car pour la raison ou le sens [bon sens] drsquoautant qursquoelle est la seule chosequi nous rend hommes et nous distingue des becirctes () raquo Cf eacutegalement Jean-Paul Sartre art cit p294

25 Karl Marx La Sainte Famille 1844 VI 3 d in Œuvres III Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiadep571

26 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p483

CONCLUSION 132

sect30 Pour un rationalisme du sens commun

laquo Et pour ceux qui joignent le bon sens avec lrsquoeacutetudelesquels seuls je souhaite pour mes juges () raquondash Reneacute Descartes Discours de la Meacutethode AT-VI-77

La philosophie du sens commun srsquoest abicircmeacutee dans une critique du rationalisme27

parallegravelement le rationalisme srsquoest deacutesinteacuteresseacute du sens commun pour finir par le

consideacuterer comme un vulgaire obstacle agrave lrsquoeacutepanouissement de la raison Ce faisant le sens

commun srsquoest rabaisseacute lui-mecircme ndash et la philosophie srsquoest rendue pour certains si ce nrsquoest

meacuteprisable du moins lointaine et mysteacuterieuse

Le principal enseignement que lrsquoon espegravere avoir deacutegageacute de cette lecture de

Descartes crsquoest que la raison peut tout agrave fait srsquoaccommoder du sens commun et le sens

commun de la raison Du reste ce peut ecirctre le cas de deux faccedilons diffeacuterentes (1) on peut

effet seacuteparer deux plans distincts (cf supra sect12) mais dont rien ne prouve qursquoils

srsquoaffrontent ndash peut-ecirctre faut-il penser au contraire comme Alquieacute qursquoils se reacuteconcilient

(2) Lrsquoautre option est ce que nous entendons par lrsquoideacutee drsquoun laquo rationalisme du sens

commun raquo lrsquoexercice drsquoune raison accessible agrave tous qui nrsquoavance rien de trop extravagant

mais qui sucircre drsquoelle-mecircme invite le tout-venant agrave se laquo rendre () recircveur raquo agrave deacutelaisser sa

laquo timiditeacute raquo et srsquoengager sur le chemin drsquoobjets auxquels il nrsquoa pas agrave faire drsquohabitude

eacuteloignant ainsi laquo son esprit des choses sensibles raquo28 Jamais deacutefinitivement du reste car il

est eacutegalement constitutif de la philosophie en reacutegime carteacutesien de retourner au monde de la

vie Crsquoest ce double mouvement drsquoinvitation du sens commun agrave se faire philosophe et de

demande insistante au philosophe agrave vivre dans le monde commun (en particulier dans la

correspondance avec Eacutelisabeth) qui creacutee une bonne part de lrsquooriginaliteacute de la philosophie

carteacutesienne

Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que la philosophie aligne des

objets ordinaires eacutenonce des platitudes ou srsquoinscrit comme le pensait Deleuze dans le pur

scheacutema intellectuel des laquo ouvriers de la philosophie raquo proceacutedant agrave la laquo reacutecognition raquo de la

27 Quitte agrave nier ce que la philosophie du sens commun devait agrave Descartes Ainsi Antonio Livi eacutecrit-il sansgrand soucis du deacutetail laquo les penseurs anti-carteacutesiens (Buffier Reid Vico) () se sont servis de la notionphilosophique de ldquosens communrdquo en vue de pourvoir la philosophie drsquoune meacutethode qui deacutepasselrsquoalternative entre le rationalisme et le scepticisme raquo (op cit quatriegraveme de couverture) On douteracependant que Buffier et Reid soient radicalement anti-carteacutesien

28 Recherche AT-X-512513 et Carraud Olivo op cit p285

CONCLUSION 133

non-penseacutee raisonnable du sens commun29 ndash cela signifie plutocirct que la raison dialogue avec

le sens commun qursquoelle lui propose drsquoautres objets (geacuteneacuteralement non-sensibles) tout en

continuant de srsquoinscrire dans son horizon

Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas le meacutelange pur et simple de

deux plans que toute une tradition srsquoest eacutevertueacutee agrave distinguer ndash cela signifie bien au

contraire la possibiliteacute drsquoune circulation entre les deux plans

Rationalisme du sens commun cela ne signifie pas que le lieu privileacutegie de ce

dialogue les Meacuteditations Meacutetaphysiques soit habiteacute par une voix eacutetrangegravere ndash cela signifie

qursquoen ce texte le sujet meacuteditant lui-mecircme laisse entrevoir les traces du travail inteacuterieur

drsquoun sens commun srsquoeacuteduquant lui-mecircme

Rationalisme du sens commun drsquoabord une relation donc et preacutecisement une

relation peacutedagogique ougrave se joue exemplairement lrsquoeacuteducation du sens commun par la

raison et lrsquoimpeacuteratif pour la raison drsquoecirctre au niveau (ce qui veut eacutegalement dire agrave la

hauteur) du sens commun Lrsquoautre lieu de ce dialogue sera degraves lors la politique dont

lrsquohorizon est la transformation (eacuteventuellement agrave long terme30) de tous les esprits la

reacutepartition toujours grandissante du sens commun qui est aussi un sens du commun et de

ce qui nous est commun gracircce auquel se reacutealisera finalement lrsquoeacutetat de concorde et de justice

que la Lettre-Preacuteface appelle de ses vœux

Ce que Pierre Guenancia nommait en pensant lrsquohorizon moral une laquo socieacuteteacute de

noblesse geacuteneacuteraliseacutee raquo31 devient pour nous dans lrsquohorizon politique consubstantiel agrave la

transformation du sens commun une socieacuteteacute de bon sens geacuteneacuteraliseacute La condition de cette

geacuteneacuteralisation passant non seulement dans la penseacutee de Descartes par une transformation

en profondeur des opinions communes mais aussi par une transformation de la

philosophie elle-mecircme eu eacutegard aux reacutequisits de conformation avec le sens commun Dans

cette perspective la philosophie ne pouvait ecirctre qursquoune laquo philosophie que tous les bon

esprits seront conduits agrave faire leur parce qursquoelle srsquoarticule toute entiegravere aux principes les

plus clairs et les plus indiscutables raquo autrement dit une philosophie qui nrsquoest ni laquo un

systegraveme fermeacute raquo ni laquo une forteresse imprenable bacirctie sur des principes tregraves eacuteloigneacutes du

sens commun raquo32

29 Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition op cit p17830 Car laquo on ne doit pas entreprendre de faire venir tout drsquoun coup agrave la raison ceux qui ne sont pas

accoutumeacutes de lrsquoentendre raquo (Agrave Eacutelisabeth septembre 1646 AT-III-670)31 Pierre Guenancia Ibid p34932 Denis Kambouchner Descartes nrsquoa pas dit [] Les Belles Lettres 2015 p218

CONCLUSION 134

Que la philosophie ne soit pas le sens commun crsquoest ce qui doit ecirctre eacutevident agrave

tous elle se caracteacuterise par un coefficient drsquoeacuteloignement plus ou moins important agrave son

eacutegard Lrsquoerreur drsquoun grand nombre de lecteurs de Descartes aura eacuteteacute de le ranger parmi

ceux qui creusent lrsquoeacutecart et qui ont tireacute laquo dautant plus de vaniteacute raquo qursquoils ont vu les penseacutees

de notre auteur laquo eacuteloigneacutees du sens commun raquo33 En cela ils faisaient preuve drsquoun caractegravere

intellectuel bien eacuteloigneacute de celui du gentilhomme poitevin

33 Discours I AT-VI-10

ANNEXE 1 135

Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute

La Recherche de la veacuteriteacute par la lumiegravere naturelle dont nous nous abstenons ici de

reproduire le (tregraves) long titre quoi qursquoil soit en lui-mecircme drsquoun grand inteacuterecirct est un texte de

Descartes dont la datation est incertaine1 et dont on possegravede trois versions diffeacuterentes

lrsquooriginal eacutetant en franccedilais (dans lrsquoordre de parution la version neacuteerlandaise [N] publieacutee

en 1684 soit 34 ans apregraves le mort de Descartes la version latine [L] publieacutee en 1701 la

version franccedilaise [F] dont le manuscrit original perdu en 1704 avait donneacute lieu agrave une copie

incomplegravete de Tschirnhaus pour Leibniz publieacutee dans lrsquoeacutedition Adam-Tannery2) Entre ces

trois versions subsiste parfois des diffeacuterences plus ou moins importantes

Ces questions nrsquoont pour nous rien de secondaire dans la mesure ougrave le champ

seacutemantique du laquo sens commun raquo est tregraves reacuteguliegraverement agrave lrsquoœuvre dans ce texte Cependant

la version franccedilaise (la plus incomplegravete des trois) ne faisant ni mention du sens commun ni

du bon sens le lecteur se voit obligeacute de recourir agrave [L] et [N] sans aucune certitude quand

au champ lexical qui en franccedilais eacutetait effectivement employeacute dans la version drsquoorigine Il

nous faut donc nous reporter un instant agrave une analyse comparative des versions [L] et [N]

qui donnent autant de diffeacuterences utiles pour le commentaire Pour cela relisons trois lieux

remarquables du texte

1 Apregraves lrsquoeacutepisode du doute Poliandre remarque qursquoil ne peut douter qursquoil doute et ce

faisant il eacuterige en certitude le fait du laquo je doute raquo et srsquoen voit surpris lui qui nrsquoa

que la perspicaciteacute que lui laisse un laquo tantillum sani sensus raquo [L AT-X-514 l23]

crsquoest-agrave-dire laquo un peu de sens commun raquo (agrave mettre en lien avec le laquo meacutediocre esprit

mediocri ingenio raquo qui est le sien crsquoest-agrave-dire son esprit moyen AT-X-498 l20)

Seulement si [L] donne sanus sensus ce nrsquoest pas le cas de [N] ougrave lrsquoon trouve

weinig verstant crsquoest-agrave-dire laquo un peu de raison raquo (CO p286) CO en deacuteduit que le

texte originel devait ecirctre laquo bon sens raquo ce qui nous semble tout agrave fait en accord

avec lrsquoideacutee selon laquelle Poliandre serait de ces esprits modestes qui quoiqursquoils

aient le bon sens tout entier sont drsquoune grande modestie Poliandre en affirmant

qursquoil nrsquoa qursquolaquo un peu de bon sens raquo se situe de facto dans cette cateacutegorie qui

1 Pour les diffeacuterentes hypothegraveses de datation cf Ettore Lojacono La recherche de la veacuteriteacute par la lumiegraverenaturelle Paris Puf 2009 p161-201

2 Nous citons par la suite [F] et [L] avec la pagination AT et [N] dans lrsquoeacutedition de V Carraud et G OlivoPuf 2013 trad Corinna Vermeulen (dans le corps du texte nous eacutecrivons lrsquoabreacuteviation CO suivie de lapage)

ANNEXE 1 136

effectivement est laquo exempt de tout obstacle agrave lrsquoapprentissage de la meacutethode raquo3

2 En cherchant agrave reacutepondre agrave la question qui dans les Meacuteditations se dit laquo sed quid

igitur sum raquo (AT-VII-28 l20) et apregraves plusieurs tentatives infructueuses

Poliandre est rameneacute sur le droit chemin par Eudoxe qui satisfait alors de sa propre

meacutethode srsquoexclame que le sensum communem (AT-X-518 l26) modo recte

ducamur peut parvenir agrave deacutecouvrir les veacuteriteacutes les plus difficiles Eacutetrangement [L]

apporte une nuance agrave cette expression en ajoutant laquo comme on dit drsquohabitude ut

dici solet raquo (l27) Cette fois [N] porte gemeen verstant que C Vermeulen deacutecide

de traduire par laquo sens commun raquo (CO p296) on ne trouve donc pas dans [N] la

nuance que lrsquoon constate dans [L] Est-ce agrave dire que le texte original agrave nouveau

portait bon sens et que laquo les traducteurs latins et neacuteerlandais nrsquo[ont] pas su rendre

dans sa nouveau raquo cette expression4 CO note que lrsquoexpression bon sens convient

mieux ici dans la mesure ougrave le sens commun signifie laquo lrsquoensemble des opinions

usuelles qui deacuterivent drsquoun usage philosophiquement non preacutevenu du bon sens raquo5

Mais puisque le sens commun peut aussi signifier une faculteacute (agrave rapprocher du bon

sens chez Descartes ou de lrsquoentendement commun chez Kant) la version drsquoorigine

pouvait ecirctre indiffeacuteremment bon sens ou sens commun Et le ut dici solet6 en nous

renvoyant tregraves probablement agrave ce dont nous notions la preacutesence avec La Mothe le

Vayer agrave savoir le caractegravere drsquoune expression agrave la mode tranche plutocirct en faveur du

sens commun

3 Alors que Poliandre nrsquoa pas beaucoup avanceacute dans son investigation du premier

principe Eudoxe lrsquoencourage une nouvelle fois et loue ce dont est capable le

laquo sanus sensus pourvu qursquoil soit bien conduit rite modo gubernatur raquo (AT-X-521

l16) ce que lrsquoon peut conclure laquo sine Logica sine regula sine argumentandi

formula solo lumine rationis et sani sensus qui ubi solus per se agit seulement par

la lumiegravere de la raison et le sens commun qui agit seul et par lui-mecircme raquo (l20-21)

3 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 40 p352 et supra chapitre 74 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p407 Vincent Carraud et Gilles Olivo notent agrave tord que

Descartes laquo a toujours reconnu raquo au sens commun son sens aristoteacutelicien et meacutedieacuteval Ils ajoutentcependant les reacutefeacuterences au deux passages du Discours qui prouvent expresseacutement lrsquoinverse

5 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 163 p4076 Ce ut dicit solet se distingue par sa geacuteneacuteraliteacute (traduisible par un laquo on dit raquo) de lrsquoeacutecart cibleacute que

Descartes met entre lui et la conceptualiteacute scolastique et qui prend la forme drsquoun ut vocant (laquo comme ilslrsquoappellent raquo cf supra sect5) Cela peut confirmer agrave nouveau le fait que lrsquoexpression laquo sens commun raquo esten vogue agrave lrsquoeacutepoque ougrave Descartes eacutecrit (supra sect3)

ANNEXE 1 137

et enfin jusqursquoougrave il peut aller laquo quo usque sanus sensus progredi possit raquo (l27) Agrave

nouveau [N] eacutecrit laquo verstant raquo traduit laquo entendement raquo dans CO (p303) qui deacuteduit

comme preacuteceacutedement que le texte originel pouvait ecirctre bon sens laquo que les

traducteurs ont deacutecideacutement du mal agrave rendre en raison du gallicisme de lrsquoexpression

bona mens entendue au sens carteacutesien raquo7

Agrave partir de ce repeacuterage une remarque de datation (du reste sans aucun caractegravere

deacutefinitif mais plutocirct agrave titre indicatif) srsquoimpose srsquoil nrsquoy a aucune certitude quand aux mots

qui sont employeacutes dans lrsquooriginal concernant les trois passages eacutevoqueacutes il nrsquoen reste pas

moins que ces eacuteleacutements ne vont pas dans le sens drsquoune datation preacutecoce de La Recherche

de la Veacuteriteacute Si le texte portait bon sens on nrsquoen trouve aucune trace en franccedilais avant

1635 dans lrsquoœuvre de Descartes de mecircme que le sens commun nrsquoapparaicirct qursquoagrave partir de la

fin des anneacutees 1630 avec le Discours de la Meacutethode et la correspondance avec Mersenne

Si comme lrsquoont montreacute Vincent Carraud et Gilles Olivo avec de nombreux

arguments des morceaux entiers de La Recherche sont agrave mettre en lien avec les

formulations de Regulaelig pour ce qui concerne le sens commun on trouve plutocirct des

eacutequivalences avec des passages de la correspondance des anneacutees 1640 entre lesquels on

peut noter

1 Une lettre de 1642 agrave Regius avance eacutegalement qursquoavec laquo seulement le sens

commun raquo on peut atteindre les laquo principales difficulteacutes de la Philosophie raquo8

2 La lettre au pegravere Charlet de 1644 mentionne aussi ceux qui (comme Poliandre)

laquo ont le sens commun assez bon et qui ne sont point encore imbus drsquoopinions

contraires raquo (comme lrsquoest Eacutepisteacutemon) et sont pour cette raison laquo tellement porteacutes agrave

embrasser [les opinions] raquo de Descartes9

3 Comme dans le premier passage eacutetudieacute une lettre agrave Chanut de 1648 met en lien la

surprise et le sens commun10 on se souvient que Poliandre eacutetait drsquoabord eacutetonneacute de

ce qursquoil avait deacutecouvert par le chemin du doute alors mecircme qursquoil ne srsquoeacutetait servi

que de son sens commun crsquoest-agrave-dire au fond ce qui est censeacute produire le moins de

surprise

7 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibid note 175 p410 Sur le gallicisme de bona mens cf supra sect48 Agrave Regius janvier 1642 AT-III-4999 Au pegravere Charlet octobre 1644 AT-IV-16110 Agrave Chanut le 31 mars 1648 AT-V-327 laquo Lexpeacuterience ma aussi enseigneacute que bien que mes opinions

surprennent dabord agrave cause quelles font fort diffeacuterentes des vulgaires toutefois apregraves quon les acomprises on les trouve si simples et si conformes au sens commun quon cesse entiegraverement de lesadmirer et par mecircme moyen den faire cas raquo

ANNEXE 1 138

Nous ne nous aventurerons cependant pas agrave proposer ici une datation ndash mais nous

remarquons seulement que si la valorisation du sens commun entendu en un sens nouveau

se deacuteveloppe particuliegraverement agrave partir du Discours et si par ailleurs dans le fragment de la

version originale dont nous posseacutedons la copie le vocabulaire du laquo commun raquo est tout de

mecircme preacutesent11 alors supposer une reacutedaction tardive de La Recherche de la Veacuteriteacute par la

Lumiegravere Naturelle donnerait la possibiliteacute drsquoassurer la preacutesence dans le texte original du

vocabulaire du sens commun Crsquoest pourquoi nous nous y reacutefeacutererons dans notre

deacuteveloppement comme agrave un texte important pour la lecture de Descartes que nous voulons

proposer

11 Pensons seulement agrave la laquo suite de raisons si claires et si communes raquo qui est annonceacutee (AT-X-497)

ANNEXE 2 139

Annexe 2 Religion et sens commun

Crsquoest un thegraveme bien connu au XVIIIegraveme siegravecle que laquo consulter le bon sens sur les

opinions religieuses raquo crsquoest preacutecisement prendre agrave deacutefaut la religion1 Crsquoest Charron qui le

premier avait lanceacute les hostiliteacutes en mettant agrave lrsquoœuvre lrsquoun des deux seuls emplois du

syntagme sens commun dans son livre au profit drsquoun combat contre les religions institueacutees

Il deacuteclarait alors que laquo toutes les religions ont cela qursquoelles sont horribles et eacutetranges au

sens commun raquo2 Degraves lors une ligne de partage va se tracer entre ceux qui affirment (1)

que le sens commun confond la religion chreacutetienne et ceux pour lesquels (2) se deacutetourner

de la religion chreacutetienne crsquoest preacutecisement abandonner les chemins communs et ce faisant

donner libre cours autant agrave lrsquoimprudence qursquoagrave lrsquoexcentriciteacute Garasse reproche ainsi agrave

Charron de ne pas marcher laquo le grand chemin battu par la populace raquo et drsquoadosser la

sagesse au fait laquo drsquoaller par des sentiers escartez raquo et ne juger laquo jamais suivant le sens

commun raquo3

La penseacutee de Descartes est cependant irreacuteductible agrave ces deux positions dans la

mesure ougrave il semble affirmer trois seacuteries de thegraveses diffeacuterentes et eacuteventuellement

contradictoires lorsqursquoil est question du rapport entre les laquo esprits faibles raquo4 (ceux du sens

commun) et la religion

(1) Un certain nombre de veacuteriteacutes de la religion chreacutetienne semblent tout agrave fait

accessibles au sens commun et la meilleure preuve en est le laquo consentement universel de

tous les peuples () pour maintenir la Diviniteacute contre les injures des Atheacutees raquo5 Face agrave ce

consentement universel nul nrsquoest besoin drsquoajouter des preuves qui risqueraient de troubler

1 Paul Henri Thiry drsquoHolbach Le Bon Sens ou Ideacutees naturelles opposeacutees aux ideacutees surnaturelles Londres1772 laquo Preacuteface raquo p2 DrsquoHolbach deacutefinit le bon sens comme laquo cette portion de jugement suffisante pourconnaicirctre les veacuteriteacutes les plus simples raquo (p1)

2 Pierre Charron De la sagesse 1601 Tome 3 p355 Un aspect du laquo problegraveme raquo des religions agrave lrsquoeacutegard dusens commun est de preacutesenter agrave lrsquoesprit des choses laquo trop hautes eacuteclatantes miraculeuses etmysteacuterieuses ougrave il ne peut rien connaicirctre dont il srsquooffense raquo

3 Franccedilois Garasse La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou preacutetendus tels Paris SChappelet 1623 p28-29

4 Pour les esprits forts en effet les Meacuteditations Meacutetaphysiques si elles sont bien assimileacutees devraientsuffire agrave les convaincre En revanche lrsquoauteur nrsquoattend laquo aucune louange du vulgaire raquo en ces matiegraveres(Preacuteface de lrsquoauteur au lecteur AT-VII-9) Le seul effet que peuvent avoir les Meacuteditations sur lelaquo vulgaire raquo crsquoest agrave la limite un effet de contagion devant lrsquoabdication des esprits forts face aux preuvescarteacutesiennes laquo tous les autres se rendront aiseacutement agrave tant de teacutemoignages raquo (Agrave messieurs les doyens et lesdocteurs AT-IX-7)

5 Agrave Mersenne le 25 novembre 1630 AT-I-182 Ce passage peut venir agrave lrsquoappui de la thegravese de M Gueroultdes deux reacutegimes argumentatifs de Descartes en matiegravere religieuse lrsquoun pour les esprits forts lrsquoautre pourles esprits faibles (Descartes selon lrsquoordre des raisons Ibid I p357) Pour nous il a surtout ceci deparadoxal qursquoil reacuteintroduit les droits du consentement universel (cf supra sect7)

ANNEXE 2 140

les esprits avec des seacuteries argumentatives qui bien qursquoaccessibles en droit au sens

commun nrsquointeacuteressent guegravere en elles-mecircmes6

Par ailleurs (2) Descartes souligne la difficulteacute de concevoir pour le commun les

mystegraveres de la religion comme les plus hautes difficulteacutes de la meacutetaphysique (ce qui est au

fond le reproche que fait Charron au nom du sens commun) et en particulier la

connaissance de Dieu qui nrsquoest ni laquo claire raquo ni laquo manifeste agrave un chacun raquo si bien que crsquoest

de tous les Principes le seul qui nrsquoa pas eacuteteacute laquo connu de tout temps raquo et laquo reccedilu pour vrai et

indubitables par tous les hommes raquo7

Enfin (3) Descartes affirme la neacutecessiteacute de recourir pour tout une seacuterie de

problegravemes en matiegravere de religion aux opinions les plus laquo communes raquo qui sont aussi laquo les

meilleures raquo8 Cette affirmation est agrave mettre en lien avec la profession carteacutesienne de ne

pas toucher aux miracles comme il lrsquoeacutecrit agrave Mersenne le 28 octobre 1640 et de maniegravere

geacuteneacuterale sa discreacutetion en matiegravere de religion reacuteveacuteleacutee Ces matiegraveres obscures constituent le

lieu par excellence ougrave peut se fondre et se fonder le sens commun (cf supra sect8)

Avec plus de netteteacute et dans le cadre drsquoun champ lexical du sens commun beaucoup

plus marqueacute Pascal occupe eacutegalement une position qui est irreacuteductible agrave lrsquoopposition entre

Charron et Garasse Elle donne des pistes plus claires pour comprendre les ambiguiumlteacutes que

lrsquoon peut trouver chez Descartes La lecture des Penseacutees force en effet agrave distinguer

diffeacuterents niveaux du sens commun

(1) Pour Pascal la religion chreacutetienne srsquooppose frontalement au sens commun

(eacutetant entendu comme Nature et agreacutement)9 La dissension avec le bon sens se situe en

particulier comme chez Descartes sur le plan des miracles lesquels par deacutefinition doivent

ecirctre laquo visiblement [faux] aux lumiegraveres du sens commun raquo10

(2) Cependant il est possible de laquo confondre raquo les eacutegareacutes laquo par les premiegraveres vues

du sens commun et par les sentiments de la nature car il est indubitable que le temps de

cette vie nrsquoest qursquoun instant raquo et de mecircme pour toutes les veacuteriteacutes les plus fondamentales

6 Descartes laquo a rencontreacute devant lui non pas des raisons pures mais des hommes avec leurs sentimentsleurs passions leurs inteacuterecircts leurs ambitions il est venu devant eux avec la pure et simple veacuteriteacute celle dusens commun () aussi a-t-il moins de succegraves que les vulgaires charlatans raquo (Henri Gouhier La penseacuteereligieuse de Descartes Vrin 1924 p136)

7 Iegraveres Reacuteponses AT-IX-91 et Lettre-Preacuteface AT-IXB-108 Agrave Clerselier () mars 1646 () AT-IV-3749 Le christianisme est laquo la Seule religion contre la Nature contre le sens commun contre nos plaisirs raquo

(Penseacutees Fragment Perpeacutetuiteacute ndeg 6 11 Sellier sect316)10 Blaise Pascal Penseacutees Miracles II ndash Fragment ndeg 7 16 eacuted Sellier sect428

ANNEXE 2 141

qui donnent au christianisme ses soubassements rationnels les plus essentiels11

(3) Dans la mesure ougrave crsquoest Dieu qui par la gracircce donne le sens commun crsquoest en

Dieu que repose la possibiliteacute pour nous de connaicirctre ces laquo premiegraveres vues raquo qui donnent

son eacutetayage rationnel au christianisme12

Pour Pascal comme pour Descartes il y a donc opposition entre la religion

chreacutetienne et le sens commun moins dans les principes laquo meacutetaphysiques raquo qui constituent

agrave nos yeux le fond neutre des religions (crsquoest-agrave-dire indiffeacuterents agrave tel ou tel contenu

doctrinal) que dans les choses fort obscures que constituent les miracles ou les contenus

reacuteveacuteleacutes Pour Pascal comme pour Descartes il faut examiner dans ces opinions qui nous

sont livreacutees par la tradition srsquoil srsquoagit laquo de ces opinions que le peuple reccediloit avec une

faciliteacute trop creacutedule ou de celles qui eacutetant obscures drsquoelles-mecircmes ont un fondement tregraves

solide quoique cacheacute raquo13

Cependant si pour Pascal la seconde reacuteponse seule est suffisante pour Descartes

les deux voies doivent ecirctre tenues la prudence (qui affleure dans la premiegravere regravegle de la

morale par provision) indique de srsquoen remettre agrave ces opinions populaires dans lrsquoattente

drsquoun examen de ces choses assureacutement obscures Car par ailleurs un grand nombre de

celles-ci furent deacutecouvertes par quelque ancien sage ayant toute la pureteacute de son seul bon

sens et ainsi livreacutees agrave la tradition oublieuse des raisons de ces trouvailles comme ces

laquo anciennes maisons raquo dont il faudra redeacutecouvrir les laquo titres de noblesse raquo14

Pour le reste ce qui relegraveve de la plus radicale Reacuteveacutelation (et est tout agrave fait

heacuteteacuterogegravene agrave la raison) sera absolument parlant de sens commun dans la mesure ougrave laquo la

connaissance [des Veacuteriteacutes Reacuteveacuteleacutees] ne deacutepend que de la Gracircce (laquelle Dieu ne deacutenie agrave

personne encore qursquoelle ne soit pas efficace en tous) raquo lagrave ougrave laquo les plus idiots et les plus

simples y peuvent aussi reacuteussir que les plus subtils raquo15

11 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68212 Ainsi aux incroyants laquo il nrsquoy a rien agrave redire agrave leur dire non par meacutepris mais parce qursquoils nrsquoont pas le

sens commun Il faut que Dieu les touche raquo (Penseacutees diverses VIII ndash Fragment ndeg 2 6 eacuted Sellier sect662)13 Blaise Pascal Penseacutees Preuves par discours II - Fragment ndeg 2 7 eacuted Sellier sect68214 Recherche AT-X-50415 Agrave Cornelis Van Hoghelande () Aoucirct 1638 AT-II-347

ANNEXE 3 142

Annexe 3 Les notions communes

Il a eacuteteacute fait reacutefeacuterence plusieurs fois dans nos deacuteveloppements aux notions

communes Celles-ci occupent une place importante dans la penseacutee du sens commun elles

constituent par excellence la matiegravere premiegravere agrave partir de laquelle laquo le sentiment commun raquo

srsquoeacutelegraveve1 Agrave lrsquoinverse Descartes leur accorde une place plus secondaire laquo il [en] traite

souvent avec quelque deacutesinvolture raquo2 seulement dans la mesure ougrave elles sont des principes

logiques qui structurent notre penseacutee et laquo non pas des choses qui soient hors raquo de cette

derniegravere3

Agrave lrsquoeacutevidence Descartes donne moins drsquoextension que la philosophie du sens

commun aux notions communes qursquoil distingue des notions simples (penseacutee certitude

existence) et geacuteneacuterales (substance dureacutee ordre) et qursquoil considegravere comme eacutetant des veacuteriteacutes

eacuteternelles par oppositions aux veacuteriteacutes contingentes qui elles laquo se rapportent agrave des choses

existantes (veritates contingentes eaelig pertinent ad res existens) raquo4 Lagrave ougrave le sens commun

placera au rang de notions communes lrsquoexistence des corps par exemple Descartes nrsquoy

place que des laquo maximes raquo logiques que personne ne peut ignorer pourvu qursquoil srsquoen

preacuteoccupe La faccedilon dont Descartes envisage les notions communes se singularise agrave deux

niveaux par rapport agrave la philosophie du sens commun

(1) La communauteacute des laquo notions communes raquo est fondeacutee sur lrsquoinneacuteisme5 ndash lagrave ougrave

Buffier deacuteduit cette communauteacute de lrsquoexistence du sens commun lui-mecircme Cependant ce

dernier admet qursquoagrave la confusion pregraves laquo srsquoils entendent [les carteacutesiens] par des ideacutees inneacutees

ce que je veux dire par le sens commun je ne disputerai pas sur un mot raquo6

Malgreacute tout il faut se garder drsquoun rapprochement trop hacirctif comme celui-ci la

tradition du sens commun admet comme premiegraveres veacuteriteacutes des choses fondamentalement

1 laquo Quoi qursquoil en soit si certaines gens nient les premiegraveres notions communes on ne peut avoir dedeacutemonstrations contre eux on ne peut que leur opposer le sens [ie le bon sens ou sens commun] ou lesentiment commun raquo (Claude Buffier Eacuteclaircissement sur le Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes sect50 in Coursde sciences op cit p1444 colonne de droite)

2 Jean Laporte Le rationalisme de Descartes op cit p1073 Principes I 49 AT-IXB-464 Entretien avec Burman AT-VIII-225 laquo Ces notions sont inneacutees crsquoest pourquoi elles sont communes raquo (Henri Gouhier La penseacutee

meacutetaphysique de Descartes op cit p273)6 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect42 in Cours de sciences op cit p567 colonne de

gauche Francisque Bouillier remarque laquo sur la question des principes inneacutees [Buffier] srsquoeacutecarte de Lockepour suivre Descartes raquo (Francis Bouillier laquo Introduction raquo op cit pxiv) Buffier attend par ailleurs descarteacutesiens qursquoils laquo ne [puissent] se dispenser drsquoadmettre avec [lui] le sens commun pour premiegravere regravegle deveacuteriteacute raquo dans la mesure ougrave il accorde de son cocircteacute la theacuteorie des ideacutees inneacutees

ANNEXE 3 143

contingentes par exemple le teacutemoignage des sens7

Agrave lrsquoinverse chez Descartes il est absolument impensable de deacuteriver des sens

quelque notion commune que ce soit Autrement dit au point de vue geacuteneacutetique affirmer

que laquo toutes les communes notions qui se trouvent empreintes en lrsquoesprit tirent toute leur

origine ou de lrsquoobservation des choses ou de la tradition (communes notiones menti

insculptaelig ex rerum observatione vel traditione originem ducunt) raquo8 est on ne peut moins

carteacutesien raison pour laquelle Descartes avait demandeacute agrave Regius de retirer cette thegravese de

ses Fundamenta Physices9 Le cœur de lrsquoargument de Descartes contre une origine

historique ou empirique des notions communes prouve une nouvelle fois qursquoil privileacutegie

une approche rationaliste et non pas empiriste du sens commun (cf supra sect18 sur cette

question en lien avec la theacuteorie carteacutesienne de lrsquoinneacuteisme) En demandant en effet

comment la sensation eacutetant faite de mouvements et ceux-ci eacutetant laquo particuliers raquo les sens

pourraient-ils donner lrsquooccasion de faire naicirctre en nous des notions vraies et universelles10

Descartes rompt avec tout empirisme

Les notions communes sont neacutecessairement inneacutees et pour cette raison comme

toute ideacutee inneacutee est laquo naturellement empreinte en nos acircmes raquo sans que pour autant elle laquo se

preacutesente toujours agrave notre penseacutee (illam nobis semper observari) raquo11 celles-ci sont produites

par un effort de lrsquoacircme effort dans lequel la volonteacute a une part fondamentale12 dans le cas

des notions communes il srsquoagit surtout par le doute de faire en sorte de deacutepartager celles-

ci du brouillard des preacutejugeacutes drsquoopinions et de teacutemoignages des sens dans lequel elles sont

eacutegareacutees (cf supra sect18)

7 Suivant certaines restrictions en effet laquo le teacutemoignage des sens est un genre de premiegravere veacuteriteacute raquo (Traiteacutedes premiegraveres veacuteriteacutes I 18 sect136 in Cours de sciences Ibid p601 colonne de gauche)

8 In programma XIII AT-VIII-3459 Agrave Regius le 23 juillet 1645 AT-V-254256 et Alain de Libera laquo Remarques sur un placard Descartes

contre Regius raquo in J Dutant D Fassio amp A Meylan (eacuted) Liber Amicorum Pascal Engel University ofGeneva 2014 p661-662

10 laquo () omnes enim isti motus sunt particulares notiones vero illaelig universales et nullam cum motibusaffinitatem nullamve ad ipsos relationem habentes raquo (Notaelig in programma quoddam AT-VIII-359) Cetargument sera repris par Maine de Biran contre le traditionalisme de Louis de Bonald en citantexpresseacutement ce texte de Descartes laquo Les arguments de Descartes me semblent eacutegalement srsquoappliquerdrsquoune maniegravere victorieuse agrave la reacutefutation de lrsquoopinion de M de Bonald qui preacutetend aussi deacuteriver toutes lesnotions geacuteneacuterales de la tradition () raquo (Maine de Biran laquo Examen critique des opinions de Monsieur deBonald raquo in Œuvres X-1 eacuted Marc B de Launay Vrin 1987 p24) Nous avons montreacute (supra sect8) quele rapport de Descartes avec la tradition eacutetait cependant moins trancheacute

11 IIIegravemes Reacuteponses AT-VII-189 et AT-IX-14712 Comme le remarque Dan Arbib en deacuteveloppant lrsquoideacutee drsquoun passage de lrsquoimplicite agrave lrsquoexpliciteacute meacutediatiseacute

par lrsquointervention de la volonteacute (Dan Arbib Descartes la meacutetaphysique et lrsquoinfini Puf 2017 p310-313)

ANNEXE 3 144

(2) Ces notions communes ainsi deacutecouvertes nrsquoont chez Descartes qursquoune utiliteacute

tregraves limiteacute et pour ainsi dire instrumentale Ce que Descartes reproche agrave la penseacutee du sens

commun et en particulier agrave Cherbury crsquoest preacutecisement drsquoaccorder trop drsquoimportance agrave ces

notions communes13 on ne peut srsquoappuyer avec une grande certitude sur celles-ci non

parce qursquoelles sont incertaines (au contraire elles sont laquo fort manifestes raquo et peuvent ecirctre

laquo connues de plusieurs tregraves clairement et tregraves distinctement raquo14) mais dans la mesure (a) ougrave

il nrsquoest pas possible de les laquo deacutenombrer raquo15 (b) ougrave lrsquoon risque toujours de laquo prendre

beaucoup de choses pour notions communes qui ne le sont point raquo16 et (c) ougrave ces notions

communes ne pourront jamais nous servir agrave laquo prouver lrsquoexistence de tous les Ecirctres raquo et laquo ne

nous [rendent] raquo ainsi en laquo rien plus savants raquo17

Autrement dit si ces notions communes ou maximes logiques sont implicites dans

une grande partie de nos activiteacutes cognitives (pensons au Cogito qui deacutecouvre

implicitement cette ideacutee selon laquelle Tout ce qui pense existe sans lrsquoavoir agrave aucun

moment preacutesupposeacute18) elles nrsquoont pas de valeur en soi et ne peuvent pas faire lrsquoobjet drsquoun

examen meacutethodique dans la mesure ougrave elles eacutechappent agrave lrsquoimpeacuteratif de deacutenombrement

constitutif de cet examen

Ainsi soit on considegravere comme le fait Buffier qursquoil y a quelque leacutegitimiteacute agrave

confondre les ideacutees inneacutees et les notions communes ce qui srsquoautorise drsquoau moins deux

caracteacuteristiques qursquoelles partagent (a) lrsquoaspect naturel de ces ideacutees (laquo naturalem sive

innatam raquo comme lrsquoeacutecrit Descartes19) (b) la neacutecessiteacute de produire ces ideacutees dans la mesure

ougrave elles se tirent drsquoune laquo disposition naturelle raquo plutocirct que drsquoune preacutesence drsquoembleacutee

effective20 Soit on concegravede que la theacuteorie des notions communes nrsquoest pas un terrain

drsquoentente possible pour Descartes et la philosophie du sens commun

13 Pour ce dernier laquo les notions communes sont en effet agrave la fois les principes de toutes connaissances etpar le biais du consentement universel elles servent de critegravere de veacuteriteacute raquo (Jacqueline Lagreacutee Le Salut dulaiumlc op cit p32)

14 Principes I 50 AT-IXB-4615 Principes I 49 AT-IXB-46 Ce qui est tout agrave fait probleacutematique du point de vue de la meacutethode

carteacutesienne16 Agrave Mersenne le 25 deacutecembre 1639 AT-II-62917 Agrave Clerselier juin ou juillet 1646 AT-IV-44418 IInd Reacuteponses AT-IX-11019 Notaelig in programme quoddam AT-VIII-35720 Claude Buffier Traiteacute des premiegraveres veacuteriteacutes I 5 sect37 Ibid p566 colonne de droite Francisque Bouiller

remarque laquo le P Buffier donne des veacuteriteacutes premiegraveres et du sens commun preacutecisement la deacutefinition quedonne Descartes des ideacutees inneacutees raquo (laquo Introduction raquo op cit pxiv)

ANNEXE 4 145

Le liegravevre et la tortue illustration de V Foulquier agrave lrsquoeacutedition des Fables (1875)

laquo Eh bien lui cria-t-elle avais-je pas raison De quoi vous sert votre vitesse raquondash La Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo v32-33

laquo Mais que tous ces petits malins [les esprits fortscarteacutesiens] fassent bien attention qursquoils nefinissent pas agrave la faccedilon du liegravevre hacircbleur de lafable qui agrave force de dormir fut deacutepasseacute par latortue raquondash Martin Schoock Admiranda Methodus I 1 eacutedVerbeek 1988 p188

ANNEXE 4 146

Annexe 4 Le liegravevre et la tortue

ou pourquoi emprunter les chemins les plus simples

On a proposeacute de voir dans la peacutedagogie carteacutesienne (chapitre 7) la promotion drsquoune

simpliciteacute propre agrave persuader le sens commun de sa suffisance

Dans un passage du Discours de la Meacutethode qui suit directement celui que nous

avons interpreacuteteacute dans le chapitre 6 Descartes reprend les termes drsquoune ceacutelegravebre fable et

affirme que laquo ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup

drsquoavantage srsquoils suivent toujours le droit chemin que ne font ceux qui courent et qui srsquoen

eacuteloignent raquo1 On se souvient drsquoune tortue allant laquo son train de Seacutenateur raquo (LF v20)2 la

lenteur est constitutive du sens commun dont la tortue est un symbole La meacutethode de

Descartes dont la vocation est ici peacutedagogique a pour finaliteacute de tracer le chemin le plus

droit crsquoest-agrave-dire le plus simple permettant agrave la tortue si ce nrsquoest drsquoarriver avant le liegravevre

(qui figure celui qui a plus drsquoesprit que le commun et qui pour cela mecircme risque toujours

de srsquoeacutegarer par preacutecipitation3) du moins drsquoaller aussi loin que lui

Sur la base de cette lecture alleacutegorique de la peacutedagogie carteacutesienne quatre seacuteries de

remarques permettront de compleacuteter le propos de notre septiegraveme chapitre

(1) La version de la fable qursquoon trouve chez Eacutesope convient bien mieux agrave la

peacutedagogie carteacutesienne En effet chez la Fontaine crsquoest la tortue qui deacutefie le liegravevre

(laquo Gageons dit celle-ci que vous natteindrez point Si tocirct que moi ce but raquo LF v3-4)

cependant que ce dernier srsquointerroge sur le bon sens de ce pari (laquo Si tocirct Ecirctes-vous

sage raquo LF v4) Agrave lrsquoinverse chez Eacutesope et plus en conformiteacute avec la psychologie

carteacutesienne du modeste ce nrsquoest pas la Tortue mais le Liegravevre qui raille (laquo Un liegravevre prit

deacutebat agrave la Tortue Lui reprocha ses pieds tant paresseux raquo E v1-2) La Tortue modeste

fait partie de ceux qui ne peuvent que laquo juger qursquoils sont moins capable raquo4 ce qui est faire

preuve drsquoun authentique bon sens et se mettre ainsi deacutejagrave en route

1 Discours I AT-VI-2 l15-182 Jean de la Fontaine laquo Le liegravevre et la tortue raquo Les citations extraites des Fables VI 10 de la Fontaine sont

suivies de la mention LF et du vers dans le corps du texte Celles extraites des Fables drsquoEacutesope (ndeg287)sont citeacutees dans la traduction de Gilles Corrozet (1542) qui avait cours au temps de Descartes nouspreacutecisons E suivi du numeacutero du vers

3 La preacutecipitation est crsquoest bien connu une cause fondamentale de lrsquoerreur selon Descartes Elle estreacuteguliegraverement associeacutee agrave la figure du suffisant qui ne peut laquo empecirccher de preacutecipiter [son] jugement raquo etqui srsquoeacutecartant du laquo chemin commun raquo srsquoeacutegare (Discours II AT-VI-15) De mecircme dans La recherche dela veacuteriteacute ce sont ceux qui ont de laquo rares esprits raquo qui sont susceptibles de quitter laquo le grand chemin raquo et cefaisant laquo demeurent eacutegareacutes entre des eacutepines et des preacutecipices raquo (AT-X-497)

4 Discours II AT-VI-15

ANNEXE 4 147

(2) Dans lrsquoAdmiranda Methodus pamphlet anti-carteacutesien de 1643 Martin Schoock

reproche agrave Descartes lrsquoeacutelitisme de sa philosophie son meacutepris pour le laquo menu peuple raquo et sa

volonteacute de tenir laquo eacuteloigneacutees du treacutepied de sa sagesse moult personnes parce qursquoelles

seraient moins favoriseacutees raquo pour ce qui est de lrsquoesprit5 Martin Schook met cependant en

garde Descartes de ce que ces Tortues que sont les esprits faibles pourraient finir par

deacutepasser les carteacutesiens lesquels sont comme dans un songe et pareils agrave ce liegravevre qui

laquo sommeille raquo (laquo pensant avoir gagneacute sa part raquo LF v10-11) et vivent dans un de ces

laquo deacutelires raquo que ne peuvent saisir les laquo simples drsquoesprit raquo6

Si cette preacutesentation a le meacuterite de situer la peacutedagogie carteacutesienne dans le cadre

drsquoune fable qui lrsquoillustre parfaitement Martin Schoock commet un grave contre-sens rien

nrsquoindique que Descartes choisirait comme symbole de sa penseacutee le Liegravevre plutocirct que la

Tortue laquo Ougrave et quand [demande-t-il] mrsquoavez-vous entendu prononcer ces paroles drsquoun air

grave raquo7 Certes Descartes lrsquoaffirme cela est vrai pour une laquo perexiguam et omnium

difficillimam raquo partie de la philosophie celle des premiegraveres parties des Meacuteditations et laquo il

nrsquoen est pas de mecircme de lrsquoouvrage tout entier (non idem de tota esse putandum) raquo8 Et

cependant mecircme les plus difficiles drsquoentre les questions meacutetaphysiques peuvent ecirctre

abordeacutees par le sens commun pourvu qursquoil soit bien conduit et que les chemins les plus

simples lui soient preacutesenteacutes

(3) Drsquoougrave cette troisiegraveme remarque il ne faut pas ceacuteder agrave la laquo confusion entre

simpliciteacute et faciliteacute raquo9 Car Descartes lrsquoaffirme expresseacutement il nrsquoest pas de science drsquoart

ou de connaissance que laquo tous les hommes puissent saisir avec une eacutegale faciliteacute raquo10 Ce qui

ne signifie pas que certains y ont accegraves et pas drsquoautres seulement la simpliciteacute du chemin

ne garantit pas la faciliteacute du parcours en teacutemoigne notre Tortue qui ocircte laquo sa neacutegligence raquo

(E v8) et chez La Fontaine laquo srsquoeacutevertue raquo (LF v21) pour parvenir agrave la fin de la course

5 Martin Schoock Admiranda Methodus in Theo Verbeek La querelle drsquoUtrecht Les impressionnouvelles 1988 p187-188

6 Martin Schoock Ibid p1887 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 (Theo Verbeek eacuted cit p346)8 Ad Vœtium III AT-VIII2-36 l4-6 (Theo Verbeek eacuted cit p347) Pour laquo le reste de lrsquoouvrage raquo

Descartes pense peut-ecirctre agrave la Meacuteditation VI qui fait largement appel agrave des notions du sens commun et agravelrsquoinstinct naturel (cf supra chapitre 3)

9 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 147 agrave La recherche de la veacuteriteacute eacuted cit p403 Crsquoest une confusionque fait reacuteguliegraverement Poliandre (et qui le megravene souvent agrave lrsquoerreur) il parle ainsi des laquo chemins simpleset faciles raquo Agrave la limite le recourt drsquoEudoxe agrave la faciliteacute peut avoir pour finaliteacute de rassurer Poliandre surses capaciteacutes agrave reacutesoudre mecircme les questions les plus difficiles Et de maniegravere geacuteneacuterale il semble queDescartes cegravede souvent agrave cette confusion pour des raisons peacutedagogiques

10 laquo Quae enim scientia quae disciplina quae ars tam facilis ut ejus omnes sint capaces raquo (Ad VœtiumIII AT-VIII2-36 l9-10)

ANNEXE 4 148

Il faut noter cependant sur ce point une certaine eacutevolution dans la penseacutee de

Descartes dans les Regulaelig les natures simples sont connues par elles-mecircmes et laquo si

facilement qursquoil nous suffit pour cela de participer de la raison (tam facile ut ad hoc

sufficiat nos rationis esse participes) raquo autrement dit drsquoavoir son seul bon sens11 alors que

dans les Meacuteditations par exemple lrsquoinsistance est mise sur la neacutecessiteacute de rompre avec les

preacutejugeacutes (opeacuteration difficile srsquoil en est ) pour atteindre ces choses simples Cependant que

les choses simples soient plus facile agrave concevoir que les choses obscures crsquoest ce qui

restera une thegravese fondamentale du carteacutesianisme

(4) Sur cette base il est donc possible de distinguer deux bon sens dont lrsquoun est

celui drsquoEudoxe et lrsquoautre celui de Poliandre Ce dernier possegravede le bon sens laquo dans sa

forme absolument native raquo12 et crsquoest pour cette raison que modestement il ne srsquoattribue

qursquolaquo un peu de bon sens (tantillum sani sensus) raquo13 Eudoxe quand agrave lui ne fait pas preuve

de beaucoup de modestie mais assure qursquoil va gracircce au seul sens commun deacutecouvrir

toutes les veacuteriteacutes les plus importantes il laquo repreacutesente le bon sens absolument maicirctre de ce

qursquoil peut raquo14

Drsquoun cocircteacute donc la Modeste Tortue drsquoEacutesope qui deacutefieacutee mise agrave lrsquoeacutepreuve comme

lrsquoest Poliandre avance peu agrave peu laquo jusqursquoougrave peut aller le sens commun (quo usque sanus

sensus progredi possit) raquo et fini par se surprendre elle-mecircme15 ndash Tortue de La Fontaine

drsquoautre part sucircre drsquoelle-mecircme et de ses forces qui est telle Eudoxe srsquoexclamant sur un air

de deacutefi laquo je preacutetends que le sens commun suffit raquo16

11 Regravegle XII AT-X-419 La rupture avec les preacutejugeacutes nrsquoest cependant pas absente des Regulaelig12 Vincent Carraud et Gilles Olivo note 40 eacuted cit p35213 Recherche AT-X-514 l2314 Vincent Carraud et Gilles Olivo Ibidem Autrement dit lrsquoun a le bon sens laquo dans son exercice pleacutenier

lrsquoautre agrave lrsquoeacutetat natif raquo15 Recherche AT-X-521 et AT-X-514 laquo Admiratione hoc me percellere profecto fatero raquo16 Recherche AT-X-518

BIBLIOGRAPHIE 149

BIBLIOGRAPHIE

1 Sources primaires

11 DescartesŒuvres de Descartes eacuted Ch Adam et P Tannery nouvelle preacutesentation 13 vol Paris VrinCNRS

1964-1974 (abreacuteviation AT suivi du tome et de la page)Reneacute Descartes Œuvres complegravetes eacuted J-M Beyssade et D Kambouchner 8 vol Paris

Gallimard-Tel 2009- (abreacuteviation BK suivi du tome et de la page) Nous utilisons cetteeacutedition pour la nouvelle traduction des Regulaelig et autres eacutecrits de jeunesse (vol 1 paru en2016) ainsi que pour lrsquoincomparable appareil critique (introduction notes etc)

Andreacute Baillet Vie de Monsieur Descartes Paris chez D Horthemels 2 vol 1691

Nous avons eacutegalement eacutetudieacute Descartes agrave partir des eacuteditions suivantes de textes seacutepareacutes Reneacute Descartes Meacuteditations Meacutetaphysiques Objections et Reacuteponses preacutesentation M Beyssade et

J-M Beyssade 1979 GF eacutedition revue et corrigeacutee en 2011Reneacute Descartes Eacutetude du bon sens La recherche de la veacuteriteacute et autres eacutecrits de jeunesse (1616-

131) eacutedition preacutesentation et notes par V Carraud et G Olivo Puf 2013Reneacute Descartes Les Passions de lrsquoAcircme eacuted G Rodis-Lewis avant-propos de D Kambouchner

Vrin 2010Reneacute Descartes Regravegles utiles et claires pour la direction de lesprit et la recherche de la veacuteriteacute

annotations conceptuelles par Jean-Luc Marion La Haye 1977Reneacute Descartes Entretien avec Burman trad Charles Adam du Manuscrit de Goumlttingen Paris

1937 Reneacute Descartes Lettres agrave Regius eacuted G Rodis-Lewis Paris Vrin 1959

Ainsi que pour les textes de la querelle drsquoUtrecht et en particulier lrsquoAdmiranda Methodus de MartinSchoock Theo Verbeek La querelle drsquoUtrecht Les impression nouvelles 1988

12 Auteurs reacuteguliegraverement eacutetudieacutesFrancis Bacon The works and letters of Francis Bacon eacuted Spedding Ellis and Heath 14 vol

Londres 1848-1874 Pour Of the Proficience and Advancement of Learning Divine andHumane (1605) nous avons eu recourt agrave la traduction franccedilaise Du progregraves et de lapromotion des savoirs trad M Le Dœuff Gallimard-Tel 1991

Claude Buffier Cours de sciences sur des principes nouveaux et simples pour former le langagelesprit et le cœur dans lusage ordinaire de la vie Paris 1732 Nous nous reacutefeacuterons parfois agravenotre Introduction aux Eacuteleacutements de Meacutetaphysique de Claude Buffier Travail drsquoEacutetude et deRecherche dir D Kambouchner 2016 ainsi qursquoaux Eacuteleacutements de meacutetaphysique Paris 1725

Herbert de Cherbury De la veacuteriteacute en tant qursquoelle est distincte de la reacuteveacutelation du vray-semblabledu possible et du faux Paris 1639

Emmanuel Kant Gesammelte Schriften Akademie Textausgabe 1902-1983 2egraveme eacutedition 9 volBerlin W de Gruyter 1968 (abreacuteviation Ak) Les trois Critiques comme les Proleacutegomegravenessont citeacutees dans lrsquoeacutedition de Ferdinand Alquieacute Gallimard 1985 Pour lrsquoAnthropologie drsquounpoint de vue pragmatique nous citons la traduction de M Foucault Vrin 2002 (8egraveme tirage)

Gottfried Wilhelm Leibniz Die Philosophischen Schriften eacuted Gerhardt Berlin Weidman 1875-1890 Il sera surtout question des Nouveaux essais sur lrsquoentendement humain eacutedBrunschwig Flammarion 1990

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Blaise Pascal Penseacutees eacuted Sellier Classique de Poche 2000 Nous nous reacutefeacuterons eacutegalement au sitewwwpenseesdepascalfr pour la consultation des textes originaux et les commentaires Pourles (rares) excursions hors des Penseacutees Œuvres complegravetes eacuted L Brunschvicg 14 vol 1923(2egraveme eacutedition) et eacutegalement De lrsquoesprit geacuteomeacutetrique et autres textes eacuted A Clair GF 1985

Thomas Reid Essays on the intellectual power of mind Eacutedimbourg 1785 La traduction disponibleen franccedilais reacuteimprimeacutee chez lrsquoHarmattan date de 1844 et nrsquoest pas fiable Nous traduisonssysteacutematiquement

13 Autres auteursAlain (Eacutemile Chartier) Histoire de mes penseacutees 1936 in Les Arts et les dieux eacuted G Beacuteneacutezeacute

Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 1958Thomas de Aquino Opera Omnia Iussu Leonis XIII edita cura et studio Fratrum Praedicatorum

Rome 1882 sqAntoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou lrsquoArt de Penser Paris 1662Aristote De lrsquoAcircme trad R Bodeacuteuumls GF 1993Eacutetienne de la Boeacutetie Œuvres Complegravetes eacuted P Bonnefon et G Gounouilhou J Rouam amp cie 1892Jacques-Beacutenigne Bossuet De la connaissance de Dieu et de soi-mecircme 1722 Fayard 1990Pierre Charron De la sagesse Bordeau 1601 et 1604Leacuteon Chestov Kierkegaard et la philosophie existentielle trad T Rageot et B Schloezert Vrin

2006 Ainsi que laquo Dostoiumlevski et la lutte contre les eacutevidences raquo trad Boris de Schlœzer inNouvelle Revue Franccedilaise T18 1922 et Lrsquoœuvre de Dostoiumlevski 1937 in Cahiers de Radio-Paris ndeg 5 15 mai 1937 (consultable en ligne agrave lrsquoadresse suviante httpsbibliotheque-russe-et-slavecomLivresChestov20-20L27Oeuvre20de20Dostoievskihtm)

Nicolas Copernic Des Reacutevolutions des Orbes Ceacutelestes eacuted A Koyreacute Alcan 1934Auguste Comte Discours sur lrsquoesprit positif Vrin 1995Nicolas de Cuse Opera Omnia iusu et auctoritate academia litterarum heidelbergensis Volumen V

Hambourg 1933 En franccedilais nous avons travailleacute agrave partir de la reacutecente Nicolas de CuesAnthologie eacuted Franccedilaise par M-A Vannier Cerf 2012

Gilles Deleuze Diffeacuterence et Reacutepeacutetition 1968 Puf 2015 (12egraveme eacutedition) Mais eacutegalement avecFeacutelix Guattari Qursquoest-ce que la philosophie 1991 Les eacuteditions de Minuit 2005 (2egraveme

eacutedition)Pierre Duhem ΣΩΖΕΙΝ ΤΑ ΦΑΙΝΟΜΕΝΑ Essai sur la notion de theacuteorie physique Paris

Hermann 1908Michel Foucault Histoire de la folie agrave lrsquoacircge classique Plon 1961 reacuteeacuted Gallimard 1972Franccedilois Garasse La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou preacutetendus tels Paris S

Chappelet 1623Antonio Gramsci Gramsci dans le texte eacuted Ricci et Bramant Eacuteditions sociales 1975Georg Wilhelm Friedrich Hegel Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 6 La philosophie

moderne trad P Garniron Vrin 1985 et Tome 5 La philosophie du moyen-acircge tradP Garniron Vrin 1978 ainsi que Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit trad B Bourgeois Vrin2006

Martin Heidegger Sein und Zeit 1927 Tuumlbingen Max Niemeyer Verlag 2006 trad E MartineauParis Authentica 1985 (en ligne)

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Friedrich Nietzsche Humain trop humain un livre pour esprits libres trad R Rovini Gallimard1988

Friedrich Nietzsche Par-delagrave bien et mal trad C Heim Gallimard 1971Les Stoiumlciens eacuted Eacutemile Breacutehier Gallimard coll Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 1962La Mothe le Vayer Petit traiteacute sceptique sur cette commune faccedilon de parler laquo Nrsquoavoir pas le sens

commun raquo Paris 1646

2 Sources secondaires

21 UsuelsPour le dictionnaires nous nous sommes reporteacutes au Treacutesor de la langue franccedilaise Jean Nicot

1606 ainsi qursquoau Dictionnaire universel Furetiegravere 1690Gregor Sebba Bibliographia Cartesiana A critical guide to the Descartes Literature 1880-1960

La Haye Nijhof 1964Jean-Robert Armogathe et Vincent Carraud Bibliographie carteacutesienne (1960-1996) Conte Lecce

2003 Pour la peacuteriode de 1996 agrave aujourdrsquohui nous avons consulteacute la bibliographie tenu agrave joursur le site cartesisus httpwwwcartesiusnetbibliografia-cartesianabibliografia-cartesiana-1997-2012

Lectures de Descartes dir Freacutedeacuteric de Buzon Eacutelodie Cassan Denis Kambouchner Ellipses 2015Eacutetienne Gilson Commentaire au Discours de la Meacutethode 1925 Vrin 1987 (6egraveme eacutedition)Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Alcan 1926Geneviegraveve Rodis-Lewis LŒuvre de Descartes 1971 Vrin 2013 (2egraveme eacutedition)

22 Ouvrages

221 Reacuteguliegraverement citeacutesFerdinand Alquieacute La deacutecouverte meacutetaphysique de lrsquohomme chez Descartes 1950 Puf 2011(7egraveme

eacutedition)Harry G Frankfurt Deacutemons recircveurs et fous 1970 trad S Lucket Puf 1989Martial Gueroult Descartes selon lordre des raisons 2 vol Aubier 1953Henri Gouhier La penseacutee meacutetaphysique de Descartes 1962 Paris Vrin 1999 (4egraveme eacutedition)Denis Kambouchner Descartes et la philosophie morale Hermann 2008Jean Laporte Le rationalisme de Descartes Paris 1945 Puf 2000Jean-Luc Marion Sur lrsquoontologie grise de Descartes 1975 Vrin 2000 (4egraveme eacutedition)Andreacute Robinet Descartes La lumiegravere naturelle intuition disposition complexion Vrin 1999Geneviegraveve Rodis-Lewis La morale de Descartes Puf 1957

222 AutresRaphaeumlle Andrault La raison des corps Vrin 2016

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sous la direction de Denis Kambouchner 2016 Lrsquoauteur de ce TER nous a communiqueacute lesreacutesultats de ses recherches sur les objections du Pegravere Bourdin qursquoil en soit ici remercieacute

Jean-Pierre Changeux Lrsquohomme neuronal 1983 reacuteeacuted Pluriel 2012Pierre Dardot et Christian Laval Commun Essai sur la reacutevolution au XXIegraveme siegravecle La

Deacutecouverte 2014Maurice Dommanget Le cureacute Meslier atheacutee communiste et reacutevolutionnaire sous Louis XIV

Julliard 1965Pierre Guenancia Descartes et lrsquoordre politique Gallimard 2012Nicolas Grimaldi laquo Descartes et lrsquoexpeacuterience de la liberteacute raquo in Eacutetudes carteacutesiennes Dieu le

temps la liberteacute Vrin 1996Marc Fumaroli LrsquoAcircge de lrsquoeacuteloquence Rheacutetorique et laquo res literaria raquo de la Renaissance au seuil de

lrsquoeacutepoque classique 1980 Paris Albin Michel coll Bibliothegraveque de lrsquoEacutevolution delrsquoHumaniteacute1994

Fernand Hallyn Descartes Dissimulation et ironie Droz 2006Raymond C La Chariteacute The concept of judgment in Montaigne Martinus Nijhoff 1968Denis Kambouchner Les Meacuteditations Meacutetaphysiques de Descartes Puf 2005Denis Kambouchner Descartes nrsquoa pas dit [] Les Belles Lettres 2015Alexandre Koyreacute Eacutetudes drsquohistoire de la penseacutee scientifique 1966 reacuteeacuted Gallimard 1973Jacqueline Lagreacutee laquo Le Salut du laiumlc raquo Edward Herbert de Cherbury Vrin 1989Jean Laporte Le cœur et la raison selon Pascal Paris Etzeacutevir 1950Antonio Livi Filosofia del senso comune 1990 trad F Livi et D Luglio Philosophie du sens

commun eacuted lrsquoAcircge drsquoHomme 2004 Cet ouvrage lrsquoun des rares agrave ecirctre entiegraverement consacreacuteau sens commun ne traite que peu de Descartes et pecircche par son aspect doxographique tregravesmarqueacute ainsi que quelques un de ses partis pris

Pierre Mesnard Essai sur la morale de Descartes Paris Boivin 1936Denis Moreau Descartes au milieu drsquoun forecirct Paris Bayard 2012Philippe-Jean Quillien Dictionnaire politique de Reneacute Descartes Presses universitaires de Lille

1994

23 Articles ou parties drsquoouvrageslaquo Europeans science and technology raquo Special Eurobarometer de la Commission Europeacuteenne

ndeg224 2005Alain (Eacutemile Chartier) laquo Le culte de la raison comme fondement de la reacutepublique raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale T9 No1 Janvier 1901 p111-118Jean-Robert Armogathe laquo Les sens inventaires meacutedieacutevaux et theacuteorie carteacutesienne raquo in Descartes

et le moyen-acircge Actes du Colloque organiseacute agrave la Sorbonne du 4 au 7 juin 1996 Vrin 1998Leslier Armour laquo Lrsquohomme carteacutesienl Jacques Odelin et le Discours de la meacutethode raquo in Henry

Meacutechoulan (dir) Probleacutematique et reacuteception du Discours de la meacutethode et des Essais Vrin1988

Franccedilois Azouvi et Denis Kambouchner laquo Liminaire raquo laquo Transformations du sens commundrsquoAristote agrave Reid raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991 p435

Jean-Marie Beyssade laquo Mais quoi ce sont des fous Sur un passage controverseacute de la PremiegravereMeacuteditation raquo Revue de Meacutetaphysique et de Morale 78e Anneacutee No 3 Juillet-Septembre

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1973 p273-294Jean-Marie Beyssade laquo Le sens commun dans la Regravegle XII le corporel et lrsquoincorporel raquo Revue de

Meacutetaphysique et de Morale 96egrave anneacutee ndeg4 1991Victor Brochard laquo Descartes stoiumlcien contribution agrave lrsquohistoire de la philosophie carteacutesienne raquo

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Albert Gajano laquo Enseigner et apprendre chez Descartes la connaissance des principes dans lesRegulae ad directionem ingenii et la Recherche de la veacuteriteacute raquo Revue Philosophique de laFrance et de lrsquoEacutetranger No 185 Avril-Juin 1995 p165-190

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Philosophy Volume 27 Number 3 July 1989 p379-403Johano Strasser laquo Lumen naturale ndash Sens commun ndash Common sense Zur Prinzipienlehre

Descartesrsquo Buffiers und Reid raquo Zeitzschrift fuumlr philosophische Forschung Bd 23 H 2 Aprndash Jun 1969 p177-198

3 Sciences et litteacuteratureJean-Louis Guez de Balzac Œuvres Paris chez Louis Billaine 1655 2 vol Ainsi que Le Barbon

chez Jean Guignard Paris 1663Cyrano de Bergerac Les Eacutetats et Empires de la Lune Gallimard 2004Bertolt Brecht La Vie de Galileacutee LrsquoArche 1990Fedor Dostoiumlevski LrsquoIdiot trad G Arout Le livre de Poche 1994Albert Einstein La Relativiteacute Payot 2001Gustave Flaubert Bouvart et Peacutecuchet eacuted Gallimard Folio Classiques 1970Newton Principes matheacutematiques de la philosophie naturelle trad franccedilaise de 1759 par Eacutemilie

du ChacircteletRaymond Queneau Romans I Œuvres complegravetes II Bibliothegraveque de la Pleacuteiade 2002

INDEX 155

INDEX NOMINUM

Avant 1900

Aristote 10 14 16 17 20 3775 108

Arnauld A 89 90Avicenne 17

Bacon F 8 70 72 75 79 110Baillet A 34 113Bergerac C de 82 83Bossuet J-B 23Bouillier F 33 142 144Bourdin P 28 38 39Brochard V 59Buffier C 4 6 8 23 28 33 35

36 44 45 46 48 5152 63 76 80 130 132 142 144

Burman 90

Ciceacuteron 58Charron P 3 54 139 140Cherbury H De 31-33 37 44 45 47

119 144Comte A 110Condillac Eacute 73Copernic N 71 82Cues N De 118-120

Darwin C 38 71Descartes R passimDostoiumlevski F 112 122 123 125

Eacutelisabeth 47 50 57 58 66Eacutesope 145-148

Flaubert G 72 122

Galileacutee G 69 80 81Garasse F 139 140Gassendi P 13 57 128Guez de Balzac J-L 39 40 59 125

Hamilton W 8 47Hegel GWF 3 5 6 65 99 125Heacuteraclite 79Hobbes T 96drsquoHolbach P 139Hume D 48

Juveacutenal 9 89 127

Kant E 54 62-65 78 107 129 136

La Boeacutetie Eacute de 9La Fontaine J 145-148La Mothe F De 10 11 59 136Leibniz GW 8 25 26 29 30 32

33 38 45 46 71 7980 127 135

Malebranche N 23 51 102Marx K 130 131Montaigne M De 3 8 9 43 44 54 85-

88 90 91 95 100 107 109 114 118

Newton I 42 70Nicole P 89 90Nietzsche F 5 26

Pascal B 8 26 28 29 38 48 52 80 109 123 140141

Platon 38 108Pollot A 60 66

Rabelais F 9 46 62Reid T 4 8 33 70 73 76

83 92 132Rembrantsz D 113

Schoock M 147Seacutenegraveque 57-59

Thomas drsquoAquin 47Tycho Braheacute 82

INDEX 156

Apregraves 1900

Alain 3 93 94 109Alquieacute F 25 26 49 50 53 63

71 81 83 98 110 111 117 127

Andrault R 16Arbib D 143Armogathe J-R 16 19 20 56 98Armour L 114

Bachelard G 70 74Belaval Y 28 29 45 98Beyssade J-M 17-19 21-23 98 117Bourdieu P 60Brecht B 69Brugegravere 31 44Buzon F de 78

Cardinal S 125Carraud V 102 136-138 147

148Cassirer E 123Changeux J-P 15Chareix F 80 82Chastaing M 52Chestov L 123 124 125

Dardot P 20Deleuze G 5 6 8 112 118-125

133Denissoff Eacute 84 85 88-91 95Derrida J 117Duhem P 69 80 81

Einstein A 83

Faye E 108 109Foucault M 115 117 120Frankfurt HG 77 109 115 116Fumaroli M 9

Gajano A 107 108Geertz C 55 127Gilson Eacute 12 47 67 85-91 94

95 104-106Ginoux I 124Giocanti S 11

Gouhier H 27 29 30 49 51 114 119 121 140 142

Gramsci A 126 127 130Grimaldi N 66Guenencia P 128-130 133Gueroult M 5 77 78 118 139

Hallyn F 34 36Heidegger M 50 103-104

Ipperciel D 39

James W 29 37 38Jardine DW 103

Kahn P 104Kambouchner D 22 24 35 36 48 50

54 55 61 63 77 99100 106 109 114 116 128 133

Koyreacute A 69 79 127Kobayashi M 74

La Chariteacute R C 9Lagreacutee J 31 32 37 144Lalande A 1387Laporte J 32 48 52 65 91 93

95 131 142Laval C 20Libera A de 143Livi A 8 15 132

Marcil-Lacoste L 84 91 92 94 115Marion J-L 17 18 20 21 67 74Mehl E 54 58 96 110Mesnard P 68Milhaud G 75Moreau D 106 130Morris J 23 43 44 46

Olivo G 102 136-138 147148

Peacuteguy C 78Perrin C 104Politzer G 84

Queneau R 95 96

INDEX 157

Quillien J-P 34

Robinet A 42 43 51 56Rodis-Lewis G 15 16 39 54 55 61

64 66 68 98 99 123

Sartre J-P 24Strasser J 35 36 45 51

SOMMAIRE 158

SOMMAIRE

INTRODUCTION UNE LECTURE DE DESCARTES 3

sect1 Une facette philosophique 3

sect2 Meacutethode avec et sans Deleuze 5

sect3 Eacutetat des lieux lrsquoeacutelaboration du sens commun depuis le XVIegraveme 8

sect4 Approche lexicale 11

1) CORPS 14

sect5 Le sens commun doublement passif des Regulaelig agrave la Dioptrique 15

sect6 Le sens commun dans les Meacuteditations 19

sect7 Deux possibiliteacutes de transition 22

2) HISTOIRE 25

sect8 Preacutejugeacutes et barbares 26

sect9 Le consentement universel 31

sect10 Orthodoxie du sens commun 34

3) NATURE 42

sect11 Le sens commun et les deux Natures 43

sect12 Natura duce sens commun et plan du veacutecu 48

4) MORALE 54

sect13 Agrave propos drsquoune lettre mysteacuterieuse et drsquoune autre encore 56

sect14 Se concilier avec le sens commun 60

sect15 Bon sens et sagesse 65

5) SCIENCE 69

sect16 Rupture eacutepisteacutemologique et sciences expeacuterimentales 71

sect17 Continuisme et sciences cardinales 75

sect18 La terre se meut sous les pieds du sens commun 79

SOMMAIRE 159

6) EacuteGALITEacute 84

sect19 Au milieu du texte avec Montaigne 85

sect20 Agrave la marge dans la confidence 89

sect21 Du paradoxe du modeste agrave lrsquoeacutegaliteacute eacutepisteacutemique 92

7) PEacuteDAGOGIE 98

sect22 Deacutelivrer le sens commun de la modestie 99

sect23 Retour sur lrsquoineacutegaliteacute des esprits 103

sect24 Lrsquoeacutemancipation du sens commun lrsquoeacutecole et lrsquohonnecircte homme 107

8) PERSONNAGES 112

sect25 Descartes le paysan et le billet de 100 Francs 113

sect26 Lrsquohonnecircte homme et lrsquoinsanus ou la querelle de la folie

sous lrsquoangle du bon sens 115

sect27 LrsquoIdiot dans la ligneacutee de Nicolas de Cues 118

sect28 Descartes en Russie devenu fou 122

CONCLUSION POUR UN RATIONALISME DU SENS COMMUN 126

sect29 La dimension politique du sens commun et de sa transformation 126

sect30 Pour un rationalisme du sens commun 132

ANNEXES 126

Annexe 1 Agrave propos de la Recherche de la Veacuteriteacute 135

Annexe 2 Religion et sens commun 139

Annexe 3 Les notions communes 142

Annexe 4 Le liegravevre et la tortue ou

pourquoi emprunter les chemins les plus simples 146

BIBLIOGRAPHIE 149

INDEX NOMINUM 155

SOMMAIRE 158

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