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HAL Id: halshs-00864338https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00864338
Submitted on 20 Sep 2013
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DEVENIR UNE FEMME ACCOMPLIE : MERE DEADA
Sophie Blanchy
To cite this version:Sophie Blanchy. DEVENIR UNE FEMME ACCOMPLIE : MERE DE ADA. Maisons des femmes,citĂ©s des hommes. Filiation, Ăąge et pouvoir Ă Ngazidja (Comores), SociĂ©tĂ© dâethnologie, pp.322, 2010,SociĂ©tĂ©s africaines. <halshs-00864338>
1
Version auteur (2008) du chapitre 5 de lâouvrage publiĂ© en 2010, Maisons des femmes, citĂ©s
des hommes. Filiation, Ăąge et pouvoir Ă Ngazidja (Comores), Nanterre, SociĂ©tĂ© dâethnologie,
322p.
Sophie Blanchy
Laboratoire dâethnologie et de sociologie comparative
CNRS â UniversitĂ© de Paris Ouest Nanterre
DEVENIR UNE FEMME ACCOMPLIE : MERE DE ADA
Les femmes de Ngazidja nâont pas de systĂšme dâĂąge : ce nâest donc pas dans une gradation
progressive que se construit la temporalité propre à leur cours de vie. Elles se rassemblent cependant,
comme les hommes, en groupements de commensalité actifs dans les échanges de ãda. Or deux de ces
groupements sont nommĂ©s lâun beya, comme la classe dâĂąge masculine, lâautre mdji, comme le
groupement dâAccomplis. Que signifie cette homonymie, quelle est la nature de ces groupes fĂ©minins
et la hiérarchie des lignages y a-t-elle une pertinence?
Le Grand mariage, pour les femmes qui le font, ouvre une carriÚre « de ãda» : il marque un premier
passage qui fait de la mariĂ©e une « fille de ĂŁda», et lui permet dâavancer vers le statut de « mĂšre de
ĂŁda ». Ce statut est acquis par la mĂšre de la mariĂ©e, que le mariage de sa fille fait passer dâune
catĂ©gorie gĂ©nĂ©rationnelle Ă lâautre. Chez les femmes, le Grand mariage concerne donc autant sinon
plus sa mĂšre que la mariĂ©e elle-mĂȘme. Autre caractĂ©ristique, le mariage en ĂŁda nâest possible que pour
une premiĂšre union, ce qui impose des limites dâĂąge, et il est en principe rĂ©servĂ© aux filles aĂźnĂ©es, ce
qui instaure une hiérarchie fondamentale avec les autres femmes, les cadettes, exclues de ce parcours
de ĂŁda dĂšs quâelles ont contractĂ© leur premier mariage. La progression qui sâouvre aĂźnĂ©es comporte,
non des grades, mais deux grandes étapes. Elles doivent faire preuve de leur capacité à agir, aidées par
leur famille et leurs groupements, et Ă sâimposer sur leurs rivales, femmes des autres maisons ou
cadettes ayant de lâambition pour leurs filles.
Les femmes prennent part Ă quatre types de groupements avec lâaide desquels elles font les
paiements de ĂŁda. Ce sont, par ordre dâimportance: le beya et le mdji, qui comptent quelques dizaines
de membres, la maison daho et le quartier mdraya, aux limites moins formelles. Des femmes de
diffĂ©rents lignages se rassemblent dans le beya et dans le mdji, oĂč chacune reprend la place de sa mĂšre
et fait entrer sa fille aĂźnĂ©e pour lui succĂ©der. Les partages y sont Ă©galitaires : sâil y a hiĂ©rarchie entre les
femmes, câest ailleurs quâil faut la rechercher. Ces groupes se montrent actifs au moment des fĂȘtes
mashuhuli avec la préparation de repas, les cotisations en argent ou en ingrédients, les services et leurs
rĂ©tributions, les Ă©changes et les partages de nourriture. Avant dâexaminer leur rĂŽle dans la carriĂšre
fĂ©minine, prĂ©sentons tout dâabord les diffĂ©rentes possibilitĂ©s de progression des femmes dans leurs
2
Ăąges et leurs statuts.
CatĂ©gories dâĂąge et parcours fĂ©minins
La position dâaĂźnĂ©e est dĂ©terminante puisquâelle permet Ă la fille, par le Grand mariage, dâaccĂ©der Ă
une position privilégiée, mais la maternité procure à toutes les femmes, aßnées comme cadettes, un
certain statut1. La stérilité en revanche les fait vite oublier dans le rappel des généalogies, et elle écarte
lâaĂźnĂ©e de sa carriĂšre de ĂŁda, en la disqualifiant pour la transmission de sa maison.
Au sortir de lâenfance les filles sont dĂ©signĂ©es par leur poitrine naissante, puis, Ă la pubertĂ©, elles
sont considérées comme capables de mettre au monde des enfants, donc épousables. On les appelle
alors mdru mararu2 par comparaison avec le mbe ya mararu, « bovin de troisiÚme » [catégorie], que sa
taille rend consommable (on peut traduire lâexpression par « tendron »). Un jeune homme membre des
classes dâĂąge me donne une autre interprĂ©tation du sens de mdru mararu, qui rĂ©vĂšle le souci des Fils
qui recherchent une épouse. A Ngazidja, « trois personnes » (wandru wararu) doivent accepter
ensemble la demande, le pĂšre, la mĂšre, lâoncle, et câest Ă eux que le mot mararu ferait rĂ©fĂ©rence. Les
appétissantes filles à marier étaient jadis soustraites de diverses maniÚres à la convoitise des hommes:
recluses pour les plus riches et oisives, enlaidies pour celles qui devaient vaquer dehors aux travaux
domestiques. A celles-lĂ , dit-on, on coupait les cheveux trĂšs ras et on ne donnait quâun tissu de coton
Ă©cru (hami) pour se vĂȘtir ; elles mĂ©ritaient leur nom de mdru mararu kumba : « tendron [qui pue] la
sueur »3. Aßnées et cadettes sont désignées par des termes révélant leur position contrastée, les
premiĂšres Ă©tant des wana zidakani (les « filles aux niches » parce quâelles sont consignĂ©es Ă
lâintĂ©rieur, dans le salon dĂ©corĂ© de niches dans le mur), surveillĂ©es comme des princesses, les secondes
des wanashe, cadettes corvéables comme des « servantes » wana idjahazi. Ces rÎles opposés sont mis
en scĂšne dans les contes comoriens Ă travers le thĂšme de la princesse faite esclave.
La maternité est un passage initiatique pour toutes les femmes, quelle que soit la forme de leur
mariage4. La jeune femme qui a son premiÚre enfant, mna nkasi ya handa, « jeune [à la] premiÚre
pagaie », est comparĂ©e au pĂȘcheur qui a affrontĂ© la mer pour la premiĂšre fois ; le danger de mort est
similaire, et ce nâest pas un hasard si lâapprentissage du mĂ©tier de pĂȘcheur est ponctuĂ© de rituels
spécifiques que ne connaissent pas les agriculteurs. La femme qui a eu quelques enfants est qualifiée
de « mĂšre Ă moitiĂ© », puis Ă la fin de sa pĂ©riode dâactivitĂ© gĂ©nĂ©sique, de « noix de coco mĂ»re »
(contenant de la pulpe et non plus de lâeau Ă boire), comparaison quâon retrouve dans plusieurs
contextes rituels : dans leur maison, mÚre et grand-mÚre ont donné naissance à une descendance
1 Tout groupement « de femmes » (la kiundru ushe) est le plus souvent appelé groupement « de mÚres » (la kizade). 2 Personne/trois. 3 Un portrait qui correspond à celui des filles esclaves.
4 La défloration a souvent été comparée à la circoncision, notamment par la similitude des rituels protecteurs qui y préparent
(Lambek, 1983). A lâĂąge oĂč la fille est mariĂ©e par ses parents, le jeune homme dĂ©jĂ circoncis a de premiĂšres relations
sexuelles (secrĂštes), avant de sâengager dans un mariage en petite maison.
3
comme le fruit qui, posé sur le sol ety plongeant ses racines, donne un cocotier couvert de noix.
Beaucoup plus tard enfin, la femme ùgée porte le nom de mÚre de la cité (mdzadze wa mdji), quand
lâĂ©tendue de son groupe matrilinĂ©aire lui donne cette dimension presque politique.
Devenir fille de ĂŁda :
La fille est mariĂ©e par les parents Ă lâĂąge oĂč le fils entre dans le systĂšme dâĂąge des Fils de la citĂ©.
Sâil sâagit dâun Grand mariage, elle devient « fille de ĂŁda » Ă lâissue dâune suite de rituels dont lâĂ©tape
centrale est lâentrĂ©e du mari dans la maison.
LâentrĂ©e du mari dans la maison
Un temps fort de neuf jours, sâouvrant par lâentrĂ©e du mariĂ© dans la maison de la mariĂ©e, marque la
transformation des personnes des conjoints. Les cinquiÚme, septiÚme et neuviÚme jours sont marqués
par des Ă©changes entre le mariĂ© et la mĂšre de la mariĂ©e, et entre chacun dâeux et leur beya respectif :
classe dâĂąge pour le mariĂ©, groupe fĂ©minin pour sa belle-mĂšre. Le neuviĂšme jour est celui de la
« sortie » du mariĂ© et de la mariĂ©e, chacun dans lâespace et la sociĂ©tĂ© qui lui convient.
LâentrĂ©e dans la maison (hundjiya, huwenda dahoni) est aussi nommĂ©e dans le Mbadjini
« lavement des pieds » (djosa mindru), du nom du rite central. A Male, le marié amené en cortÚge
nâavait pas, autrefois, le droit d'entrer tant quâune femme de ĂŁda, nommĂ©e pour la circonstance msiha
birika (« celle qui verse la jarre »), ne lui avait pas lavé les pieds : purification destinée à protéger la
maison et ses occupants. La seule qui pouvait le faire Ă©tait la femme de lâoncle mdjomba de la maison
de la mariĂ©e, câest-Ă -dire une femme dâune maison alliĂ©e. Elle prenait du parfum et en arrosait les
pieds du mariĂ©, qui donnait alors Ă la maison une forte somme. Câest ce geste qui subsiste et a pris
aujourdâhui tant dâimportance. Puis un homme prononce lâappel Ă la priĂšre adhan, scĂšne qui nâest pas
sans rappeler le rituel dâaccueil du nouveau-nĂ© en ce bas-monde. Câest alors que commencent les
discours (shinduantsi), faits par deux orateurs (mahatwibu), celui du marié prenant la parole en
premier, celui de la mariĂ©e lui rĂ©pondant. La msiha birika jadis, et les orateurs aujourdâhui encore,
reçoivent de lâargent de la maison. A Fumbuni, on appelle aussi lâentrĂ©e « conquĂȘte de la maison »
(hutsamia, hutsamiza dahoni), le mot dĂ©signant aussi bien la conquĂȘte dâun territoire que la dĂ©floration
dâune jeune fille. Dans tout le Mbadjini, câest la fĂȘte la plus onĂ©reuse du Grand mariage5.
Un dimanche dâaoĂ»t 2002, tĂŽt le matin, une « entrĂ©e dans la maison » se prĂ©pare dans la citĂ© de
Dembeni. Des femmes se sont attroupées autour de la maison de la mariée, grosse habitation à étage dont
les peintures sĂ©chaient encore la veille. Dâautres, membres dâune femmes dâune association, amĂšnent en
chantant un ensemble hétéroclite de cadeaux traditionnels et modernes : four à micro-ondes, régimes de
5 La somme offerte Ă la maison nuptiale umbizani atteint 1.545.000 FC (3090 âŹ) dans un mariage en 1999, 4.000.000 FC
(8000 âŹ) dans un autre en 2001.
4
bananes, étagÚres. Des fillettes « Je viens » circulent dans la foule avec leurs robes neuves à la française.
Lâassociation de twarab de la mariĂ©e arrive en apportant des liasses de billets de banque Ă©pinglĂ©es sur un
pagne leso quâelles tiennent tendu Ă bout de bras. Câest lâargent gagnĂ© dans le concert de la veille. Les
youyous montent, lâassociation de la mĂšre de la mariĂ©e chante au son de tambourins tari; lâambiance
sâĂ©chauffe.
Il faut entretenir lâexcitation, tandis quâen bas du village, chez la sĆur du mariĂ©, dans sa belle maison
de ĂŁda, la prĂ©paration des bijoux va bon train. Les femmes de lâassociation de la sĆur, assises par terre au
salon, fixent sur un grand panneau lâensemble des bijoux (ipankono) qui seront amenĂ©s Ă la mariĂ©e. Les
curieuses doivent payer un petit quelque chose pour pouvoir entrer. Les associations de la sĆur et de la
niĂšce du mariĂ© Bwana arusi sont les premiĂšres concernĂ©es. Câest en rĂ©alitĂ© la niĂšce du mariĂ©, elle-mĂȘme
dĂ©jĂ mariĂ©e en Grand mariage, qui joue le rĂŽle dâitswa daho, chef de maison. Le mariĂ© est ĂągĂ©, il a passĂ©
sa vie Ă Madagascar, et rentre pour sa retraite. La niĂšce, marieuse de son oncle, accueille son association
de femmes, dont les membres lui présentent un bouquet de fleurs artificielles sur lequel sont accrochés
des billets de banque (un prĂȘt qui est marquĂ© dans ses cahiers). La porte-parole dit dans un petit discours
quâelles sont venues « prendre des nouvelles », et quâelles amĂšnent zihwi shirini, « vingt billets de 5.000
FC » (200 euros). Dans la petite piĂšce remplie de femmes, on chante Ă tue tĂȘte : « Fatima harenge shewo,
Dja mwezi walalao, Fatima est Ă lâhonneur, Elle est brillante comme la lune ». Les cris convenus de
« Karipvode ! Que nous sommes heureuses ! » éclatent de tous cÎtés.
Devant la maison, les hommes attendent que le mariĂ© soit prĂ©parĂ© par ses frĂšres dâĂąge, les membres de
son beya, en jouant un zifafa. Autrefois, plus quâaujourdâhui, le zifafa Ă©tait dansĂ©, toujours suivant les
mĂȘmes figures, exĂ©cutĂ©es en ligne ou en cortĂšge, qui consistent en pas avant ou arriĂšre accompagnĂ©s dâun
geste pour lancer en lâair une canne ou ce qui en tient lieu. Lâorchestre vient de lâĂ©cole coranique paya la
shiyo du beau-frÚre shimedji, le mari de la niÚce aßnée, pÚre de la maison, qui a un rÎle important à jouer
dans le rituel. Il avait dâabord Ă©tĂ© Ă©lĂšve dans cette Ă©cole Ă lâorchestre rĂ©putĂ©, et a repris le flambeau. TrĂšs
demandés dans les madjilis et les zifafa, les élÚves adolescents jouent de la flûte, du tambourin tari et
chantent les poÚmes religieux kaswida. Leur tenue arabe de style assez libre est composée de la robe
blanche kandu et dâun chĂąle rouge ou noir, qui ici nâa pas la signification du mharuma des Accomplis ;
certains lâont enroulĂ© sur leur tĂȘte en turban. Les musiques sont apprises avec des cassettes enregistrĂ©es en
Indonésie et achetées à Dubai ou à Maurice, dont les airs sont devenus populaires à Ngazidja.
Le shimedji porte un manteau noir brodé (djoho) et un turban. Sa femme, niÚce du marié, porte un
subayiya, beau tissu rayĂ© rĂ©servĂ© pour les ĂŁda Ă la sĆur du mariĂ© ou Ă sa reprĂ©sentante (il sâagit ici de la
niĂšce, mariĂ©e en ĂŁda avant son oncle). Des voisines se sont « habillĂ©es Ă lâancienne » (wapvaha tsungu)
lâune dâun leso mawa (motif de roses), lâautre en kanga bleu, une troisiĂšme a un leso tafsida Ă petits
points et dessins de style indien.
Le beya du marié semble prendre son temps pour le préparer : en réalité, on attend les derniÚres
cotisations de lâentourage pour rĂ©unir la somme du djosa mindru, le ĂŁda le plus cher Ă Dembeni, quâil
5
faudra payer tout Ă lâheure. Ces dons sont nommĂ©s madjilio, « [quâon donne] quand on vient voir [le
mariĂ©] », de hudjilia, venir voir quelquâun, par extension, lui donner de lâargent ou de lâor pour les ĂŁda6.
Finalement, le cortÚge se met en route. La niÚce du marié marche à ses cÎtés vers la maison de
lâĂ©pouse en le protĂ©geant du soleil avec une ombrelle. Son mari, le shimedji les suit, tenant Ă la main une
serviette en cuir qui contient le djosa mindru (lâargent nommĂ© « lavage des pieds »). Dâautres parents
viennent ensuite. De lâautre maison sortent des jeunes femmes mariĂ©es qui viennent Ă la rencontre du
cortÚge : ce sont les wapambe, mises à la disposition du mari par la famille de la mariée pour jouer le rÎle
de « suivantes » et veiller à ses besoins.
ArrivĂ© devant la maison, le shimedji entre avec le cartable contenant lâargent. Comme il est maĂźtre
coranique, câest lui qui va chanter lâappel Ă la priĂšre adhan, normalement lancĂ© par le naĂŻb, reprĂ©sentant
du cadi. Sur le porche, les hommes se pressent en foule, entourés de trois ou quatre cameramen loués par
les deux familles. Le mariĂ© et son shimedji sont entourĂ©s des Accomplis qui lâaccueillent au nom de la
maison. Un sheikh fait un premier discours shinduantsi au thĂšme assez religieux, puis un autre Accompli
prend la parole et cite tous les grands hommes dĂ©cĂ©dĂ©s de la maison oĂč entre le mari. Vient ensuite le
moment de huloza ha entsi, « marier devant le pays » : au fur et Ă mesure que lâorateur prononce le nom
des cités inscrites sur son papier, un jeune Accompli distribue les enveloppes à ceux qui lÚvent la main
dans la foule massée devant la maison. Certaines personnes, hommes et femmes, se spécialisent dans la
rĂ©cupĂ©ration dâenveloppes en allant dans tous les ĂŁda de lâĂźle, et souvent ils les gardent pour eux. Un
plateau sinia de tabac Ă chiquer circule. Dans dâautres villes, comme Ă Fumbuni, câest le tabac Ă priser qui
est préféré.
Bwana arusi et sa niĂšce sont montĂ©s dans la chambre oĂč sâentasse une foule de parents, et oĂč se sont
glissés les cameramen. Tous attendent sans bouger que les prises de vidéo souvenir soient tournées. Bibi
arusi, la mariĂ©e, vĂȘtus dâun subayiya comme la niĂšce de Bwana arusi, ce qui souligne lâimportance de ces
deux femmes, est assise sur le lit double, et a posé ses mains couvertes de bagues sur ses genoux dans
lâattitude de rigueur. Les bijoux de lâipankono sont exposĂ©s derriĂšre elle. De nombreuses femmes des
deux familles sont venues la voir, elle et son or.
Dans la rue, devant la maison, les parentes et le beya de la mÚre entonnent des chants de réjouissance
bora et masambi, légÚrement dansés, déjà entendus lors des ãda précédents comme le kanguo.
En rĂ©sumĂ©, cette cĂ©rĂ©monie consiste pour le mariĂ©, amenĂ© par une femme (sa sĆur), Ă acheter son
droit dâentrĂ©e dans la maison en payant Ă une autre femme les soins dont il fera lâobjet (fig. 40).
Lâargent quâil apporte est transmis par lâintermĂ©diaire de son alliĂ© (le shimedji), membre dâune tierce
maison. De mĂȘme, la femme qui lui « lave les pieds » (la femme de lâoncle) vient dâune tierce maison.
Quatre maisons jouent donc un rĂŽle, deux qui sâallient et deux autres, alliĂ©es des premiĂšres, qui se
portent garantes. Les interactions de ces quatre maisons impliquent aussi deux paires frĂšre-sĆur et
deux couples conjugaux autres que les mariĂ©s : la sĆur du mariĂ© (qui envoie son mari porter lâargent
du lavement) et le frÚre de la mÚre de la mariée (qui envoie sa femme laver les pieds du marié). Les
6 Les femmes de lâassociation avaient employĂ© la mĂȘme expression en amenant leur bouquet de billets de banque. De mĂȘme
on dit : « Tsihudjilia trangani, je viens te voir dans ton deuil », pour des condoléances, mais aussi « tsihudjilia uzadeni » lors
dâune visite de naissance. Pas de visite sans cadeau qui souligne la valeur de la relation.
6
deux acteurs, celle qui lave et celui qui paye, sont dans une situation symétrique par rapport au couple
des mariés, avec un décalage de génération vers le haut du coté de la mariée (vers sa mÚre et son
oncle). Câest que la maison oĂč entre le mariĂ© est encore dirigĂ©e par la mĂšre de la mariĂ©e et elle joue
encore son rĂŽle avant de transmettre sa place Ă sa fille. Lâordre des mariages âla sĆur du mariĂ© avant
lui, et lâĂąge moyen supposĂ© âbeaucoup plus jeune chez les femmes que chez les hommes â corrige ce
dĂ©calage7. Le mariĂ© et la mĂšre de sa femme sont gĂ©nĂ©ralement dâĂąge proche, et les Ă©changes entre leur
beya respectifs montrent quâils sont des partenaires et que leurs groupes beya sont comparables.
Fig. 40, Les acteurs du rituel de lavage des pieds.
Le marié, officiellement reclus dans la chambre (ndani) avec sa femme, reçoit chaque jour la visite
de ses frĂšres dâĂąge, pour lesquels la mĂšre de la mariĂ©e et son groupement beya, prĂ©pare le repas « de
noces » le sixiÚme jour. Le beya féminin est surtout chargé de rassembler les grandes quantités de lait
caillé nécessaire à ce festin, que les femmes commandent à des éleveurs pour un prix élevé.
Fontoynont notait en 1937 : « Il y a des villages oĂč les femmes apportent sur la tĂȘte des jarres dont
quelques unes sont peines de lait mais les autres, la plupart, vides. Ce qui importe c'est le nombre »
(ibid. : 48). Un autre groupement de la mÚre, le mdji , est chargé de faire des gùteaux envoyés dans la
maison du mariĂ©, câest-Ă -dire chez sa soeur8. Les Ă©changes entre mĂšre et mari de la fille, la symĂ©trie
quâinstaure la relation Ă leur beya respectif, souligne le rĂŽle comparable que joue ce rituel dans le
parcours de chacun. La mÚre de la mariée se montre capable, grùce à la mobilisation de son beya, de
rassembler les ingrĂ©dients dâun festin pour le beya masculin du mariĂ©.
7 Dans lâexemple donnĂ© ci-dessus, lâĂąge du mariĂ© est particuliĂšrement Ă©levĂ©, ce qui est frĂ©quent chez les migrants. La
démocratisation du Grand mariage ne fait que renforcer cette fréquence. 8 Cet envoi nommé nkorwa se faisait autrefois à Moroni la veille du cinquiÚme et non du septiÚme jour, et devait comprendre
toutes les sortes de gĂąteaux et de la viande de cabri. Fontoynont mentionne Ă Moroni, le quatriĂšme jour, lâenvoi par le mari de
victuailles chez sa nouvelle femme de ĂŁda et, en quantitĂ© moindre, chez sa femme de petite maison sâil en a une. Cela se fait
encore Ă Mitsamihuli, mais presque partout, cette fĂȘte est cĂ©lĂ©brĂ©e le neuviĂšme jour. A Dembeni, le mariĂ© ne fournit pas de
boeuf mais des bananes au coco (ndrovi ya nazi).
7
La sortie des initiés, mari et femme de ada
Le neuviÚme jour (ntswa shendra), à Dembeni, le marié « sort de la chambre » (hurooha ndani),
pour ĂȘtre « installĂ© au salon » (huheziwa bandani) oĂč est servi un repas qui fait de lui un vĂ©ritable
Accompli9. Ce festin, préparé dans sa maison, est amené en cortÚge chez la mariée avec de nombreux
cadeaux (zindru), des tenues féminines complÚtes10
et de lâargent, que la mariĂ©e distribuera par la suite
Ă son entourage. La classe dâĂąge au complet, mariĂ©s et non mariĂ©s, consomme ce repas. Puis ses frĂšres
dâĂąge lâhabillent dâun manteau noir brodĂ© djoho et le promĂšnent dans tout le village. La petite sĆur de
la mariĂ©e lâaccompagne en tenant un parasol pour le protĂ©ger du soleil, geste symĂ©trique Ă celui de sa
sĆur, quand elle lâamenait dans cette maison neuf jours plus tĂŽt. Les gens jettent de l'argent au passage
du cortĂšge.
Fig. 41, Mari et belle-mĂšre, partenaires des Ă©changes
Dans dâautres villes, comme Moroni, câest un bĆuf «du neuviĂšme jour» et non un repas qui marque
la sortie du mariĂ©. Il nâest pas destinĂ© aux hommes de sa classe dâĂąge mais Ă la mĂšre de la mariĂ©e et Ă
son beya. Les hommes de son mdji le découpent et gardent pour eux les petits morceaux Les morceaux
nommés, qui ne semblent pas jouer ici comme marqueurs de hiérarchie, sont envoyés à la mÚre de la
mariée, qui les distribue dans l'ordre suivant: le premier à son groupe coutumier beya, le deuxiÚme aux
femmes de son quartier, les deux suivants aux deux maisons, câest-Ă -dire aux oncles qui en sont les
chefs. Le partage de ce bĆuf donnĂ© par le mariĂ© se fait donc essentiellement dans le rĂ©seau de la belle-
mĂšre (fig.41)11
. Ce bĆuf, qui nâexiste pas dans le Mbadjini conservateur, a sans doute Ă©tĂ© une
innovation. Les belles-mĂšres du Mbadjini se contentent des cadeaux de vĂȘtements, un dĂ» ancien
rapportĂ© dans les contes, paiement sans lequel le mariage nâest pas achevĂ©12
.
Le conte de la maison de la mĂšre, rĂ©cit typique dâinitiation rapportĂ© plus haut, montre comment la
réintégration sociale de la fille initiée, la nouvelle mariée en ãda, ne peut se faire que par la
9 Le festin comprend aussi de la viande de cabri et du riz. Câest lâĂ©quivalent du « boeuf du neuviĂšme jour » cĂ©lĂ©brĂ© ailleurs. 10 Chaque tenue comprend un nomre prĂ©cis dâĂ©lĂ©ments : sous-vĂȘtements, chemise, robe et voile de tĂȘte leso. 11 A Ikoni, il est destinĂ© Ă la classe d'Ăąge hirimu de Fils que le mariĂ© quitte en devenant Accompli, mais cette variation
implique que la mĂšre de la mariĂ©e reçoit alors autre chose, car la logique dâensemble est la mĂȘme. 12 Le contenu des Ă©changes se transforme, mais pas la direction des transferts : Ă Tsidje (Bambao), en 2004, câest de lâĂ©lectro-
ménager qui est donné à la place du boeuf pour le « neuviÚme jour ».
8
transmission officielle de la maison. Dans la vie rĂ©elle, la mariĂ©e reçoit tout dâabord la visite de ses
belles-sĆurs qui lui offrent des bagues en signe de leurs nouvelles relations dâalliĂ©es mazimedji13
. Elle
les invite Ă un repas nommĂ© dumbuso, et on dit que la sĆur de son mari ne pourrait pas boire chez elle,
ne serait-ce qu'un verre d'eau, avant dâavoir Ă©tĂ© conviĂ©e Ă ce repas. Comme chez les hommes, faire
manger est la seule maniĂšre de se faire reconnaĂźtre, ici comme maison de ĂŁda transmise Ă la nouvelle
Ă©pouse, par les femmes des autres maisons. Cette fĂȘte marque pour la jeune mariĂ©e le terme dâune
premiĂšre initiation, notamment sur le plan sexuel, pour laquelle elle a reçu des piĂšces dâor pauni et des
bagues en or, quâelle doit exhiber quand on la filme dans sa chambre : preuve de sa vertu, signe de la
valeur de la maison.
La « sortie au salon » de la mariée (hutoa ukumbi) à la fin du Grand mariage est un rituel récent qui
vient de Zanzibar14
. Certains Comoriens trouvent choquant dâexposer la mariĂ©e Ă un public de plus en
plus nombreux, les rĂ©seaux sociaux invitĂ©s sâĂ©largissant avec les facilitĂ©s de communication et la
surenchÚre de la compétition générale. La sortie au salon a commencé à se faire dans des espaces
extĂ©rieurs (places, maisons d'associations, cinĂ©ma) traitĂ©s comme des lieux privĂ©s, puisquâils sont clos
et que les hommes en sont exclus, y compris le mari, sauf exceptions (pour les fĂȘtes « trĂšs swahilies »,
ou « modernes »). Les non initiées, femmes mariées sans ãda ou jeunes filles non mariées, en sont
Ă©galement exclues et entrent alors dans la salle si soigneusement voilĂ©es quâon les considĂšre comme
absentes.
En 1988, un grand rituel de hutoa ukumbi fut organisé un soir à Itsandra-mdjini, sur une place fermée par
de grands panneaux de toile devant une maison de pierre de la cité. Une scÚne était dressée face à un parterre
de chaises oĂč sâĂ©taient assises environ deux cents femmes de ĂŁda, la plupart en bwibwi, qui faisaient lĂ leur
premiÚre visite à la mariée, désormais initiée comme elles. Toutes les autres femmes étaient soigneusement
voilées, le visage parfois caché, ou bien étaient restées dans les appartements alentour et observaient par les
fenĂȘtres des Ă©tages. Au bout dâun moment, la mariĂ©e vint sâinstaller sur la scĂšne dans une robe blanche Ă
lâoccidentale. Le blanc, un emprunt Ă des maniĂšres de faire Ă©trangĂšres valorisĂ©es, ne faisait pas rĂ©fĂ©rence Ă la
virginitĂ© de la mariĂ©e mais au fait quâelle avait rĂ©ussi son initiation.
Un autre grand hutoa ukumbi se dĂ©roula un aprĂšs-midi dans la salle de cinĂ©ma que la famille avait louĂ©e Ă
Moroni. Plus de trois cents femmes y étaient venues. Sur la scÚne décorée de guirlandes de Noël, traduisant
les circonstances de fĂȘte, Ă©tait disposĂ© un canapĂ© vide. Plusieurs associations des parentes de la mariĂ©e
chantĂšrent et reçurent dâimportantes sommes dâargent de la part des femmes de ĂŁda. Puis la mariĂ©e elle-
mĂȘme vint prendre place sur le canapĂ©, oĂč elle reçut encore une pluie de billets de banque.
Grùce au Grand mariage célébré pour elle, la jeune mariée de ãda entre dans un groupe de la
société féminine, les « femmes de ãda », dont les cadettes ne font pas partie. Le signe principal de leur
nouveau statut est le bwibwi, ensemble noir trĂšs couvrant qui ne peut ĂȘtre portĂ© que par une femme
13 A Anjouan, câest la nouvelle mariĂ©e qui rend visite Ă toutes les femmes de la famille de son mari pour se prĂ©senter.
9
mariĂ©e en Grand mariage. A lâinstar du mharuma masculin, il est portĂ© par les vielles « mĂšres »
comme un insigne de pouvoir. A Zanzibar, le bwibwi faisait partie des symboles de lâĂ©lite que les
femmes dâorigine modeste sâappropriĂšrent peu Ă peu. Les associations de danses et dâinitiation
féminines portaient des kanga ou des leso uniformes (pagnes). Dans cette société ou se trouvaient
mĂȘlĂ©es femmes dâorigine esclave et femmes arabes et africaines libres, apparut dans les annĂ©es 1920
une nouvelle danse dâinitiation, mkinda, qui permettait une nĂ©gociation des liens ethnique et une
médiation des relations de classes. Le bwibwi devint la marque des femmes initiées avant de se
rĂ©pandre par la suite sur toute la cĂŽte (Fair, 1996 : 158-9, 1998 :86-87). La situation Ă Ngazidja, oĂč
lâon nâĂ©chappe pas Ă son origine maternelle, est loin dâĂȘtre comparable avec Zanzibar, mais le bwibwi
y a gardĂ© sa signification de tenue dâinitiĂ©e. Il est encore portĂ© dans les fĂȘtes de ada, et mĂȘme au
quotidien par des femmes des Gens de la Terre, parfois celles des PĂȘcheurs. Avec cette tenue, une
femme sâaffirme comme puissante hĂ©ritiĂšre dâun matrilignage. Le bwibwi sied particuliĂšrement aux
teints clairs, dâaprĂšs les Comoriennes, et sâaccorde bien aux bijoux en or : les critĂšres de l'esthĂ©tique
sont ici entiĂšrement symboliques (sang arabe, richesse).
Un tissu porté drapé, le shiromani, sert aux autres femmes à se voiler complÚtement pour se glisser
dans les fĂȘtes fĂ©minines de ĂŁda oĂč elles nâont pas accĂšs. On tient alors Ă deux mains son shiromani
fermĂ© devant le visage en mĂ©nageant une fente oĂč passe le regard ; on peut aussi observer ainsi les
fĂȘtes masculines se tenant la nuit sur les places publiques. Les autres voiles que portent les femmes
comoriennes, nommés leso ou kishali, « chùle »15
, sont signes de pudeur et de bonne Ă©ducation, au
mĂȘme titre que le respect des rĂšgles de circulation16
.
Les « femmes de ãda» sont partagées en deux générations, wana, les filles et wadzade, les mÚres
(les grand-mÚres makoko, retraitées, conseillent les plus jeunes). Filles et mÚres de ada correspondent,
en termes dâapprentissage, aux Fils [de la citĂ©] et aux PĂšres ou Accomplis, toujours conseillĂ©s par les
vieillards wazee. Les hommes font leurs apprentissages Ă©conomiques, sociaux et politiques en
progressant sur les Ă©chelons dâĂąge ; les jeunes femmes, passivement sĂ©lectionnĂ©es par leur propre
14 Ukumbi est dĂ©fini en shingazidja comme lâensemble des meubles de salon apportĂ© par la femme dans le mariage (Lafon,
1987 : 354). En swahili, câest la galerie, la vĂ©randa ou le balcon, voire le porche, dâune habitation (Sacleux, 1941 : 347). 15 Le français est une des langues officielles des Comores aux cĂŽtĂ©s de l'arabe et du comorien. L'origine du français "chĂąle"
et du comorien kishali est la mĂȘme : il s'agit d'un mot arabo-persan (shĂąl) passĂ© en hindou puis en anglais (shawl). Il apparaĂźt
dans le lexique anglo-indien sous des formes variées, notamment shalie en 1809 pour désigner un grand drapé (shalie serait
peut-ĂȘtre un doublet de saree ou sari) (Yule et Burnell, 1986 : 819). En swahili, kishali est le diminutif de shali (Sacleux,
1941 : 406). Le mot leso usitĂ© Ă Ngazidja viendrait du portugais lenço, tissu (Lafon, 1987, II : 164) 16 Ces tissus multicolores font partie du paysage quotidien. Les voiles de tĂȘte accompagnent la robe europĂ©enne, ou le
fourreau (saluva) couvrant tout le corps. DĂšs qu'elle sort de chez elle, la femme met son chĂąle ou bien s'enveloppe du
shiromani anjouanais, drapĂ© fait de six carrĂ©s, savamment passĂ© sous un bras et couvrant la tĂȘte et l'autre Ă©paule Les citadines
de Ngazidja lâadoptent volontiers sur leur robe europĂ©enne, rajustant sans cesse l'Ă©toffe lĂ©gĂšre dans un geste nonchalant. Les
femmes « cadres » les plus actives posent nĂ©gligemment sur une Ă©paule leur chĂąle encore pliĂ©, quitte Ă s'en couvrir la tĂȘte si
des circonstances l'exigent, comme la visite à des gens plus ùgés qu'elle, à des religieux, ou la participation à une priÚre, cas
oĂč une femme doit utiliser les codes de pudeur et respect. Les vendeuses du marchĂ© urbain relĂšvent leur chĂąle en turban sur la
tĂȘte, Ă©pongeant la sueur de leur front d'un pan du tissu, puis s'en recouvrent Ă nouveau pour rentrer chez elles. Au champ, la
femme enlÚve son voile. Comme parure, les voiles permettent aussi toute la gamme des jeux de séduction. Enfin, certaines
Comoriennes font le choix de porter le hidjab ou foulard islamique noir : jeunes filles inscrites dans les collĂšges islamiques,
parentes des religieux formés en Arabie ou en Iran et opposés aux ãda (Blanchy 1998 a).
10
Grand mariage, sont au dĂ©but dâun parcours qui ne comporte que deux Ă©tapes : le mariage de leur frĂšre
et celui de leur fille.
La circulation des hommes
Pour accomplir son parcours initiatique, la femme dispose de quinze à vingt années. AprÚs avoir été
mariĂ©e en ĂŁda, elle commence son parcours en « mariant » son frĂšre, et lâachĂšve en mariant sa fille
(fig. 42). Elle prend peu Ă peu la place de sa mĂšre, dans les Ă©changes qui se font au sein des
groupements fĂ©minins beya et mdji, comme dans la maisonnĂ©e oĂč elle est appelĂ©e mĂšre par ceux qui y
vivent, fusent-ils ses frĂšres et sĆurs cadets, et dans le groupe matrilinĂ©aire, quâelle commence Ă
représenter. La maison a pris un homme, en la personne de son mari, sur le marché matrimonial, et
doit en rendre un. Ce sera son frĂšre.
Fig 42. Devenir femme de ĂŁda en trois Ă©tapes
La « fille de ada » marie son frÚre
Tout au long des fĂȘtes du Grand mariage, le mariĂ© comme la mariĂ©e sont appelĂ©s mwana,
« enfant », ici traduisible par celui ou celle que lâon marie (-loza), pour qui lâon paye. Payer, câest ĂȘtre
adulte. « Marier » son frĂšre consiste pour la soeur Ă apparaĂźtre dans une fĂȘte qui lui est consacrĂ©e,
considĂ©rĂ©e pour elle comme une « sortie » en tant que « femme de ada » car câest sa premiĂšre action
11
publique depuis son Grand mariage17
. A Moroni, ce sont les sigareti, Ă Dembeni, le mahuu : ces rituels
mettent en Ă©vidence les liens existant entre sĆur et frĂšre, leurs parcours Ă©tant interdĂ©pendants. En
1987, dans un sigareti cĂ©lĂ©brĂ© Ă Moroni, une des premiĂšres fĂȘtes que jâobservais, une femme siĂ©geait
au centre de la piĂšce, vĂȘtue dâune sorte de robe de soirĂ©e occidentale, un diadĂšme scintillant sur la tĂȘte.
CâĂ©tait la sĆur du mariĂ©. Aucun des deux mariĂ©s nâĂ©tant prĂ©sent, ni mĂȘme, pourrait-on dire,
directement concernĂ© : câest un exemple de fĂȘte de « mariage » qui oblige Ă redĂ©finir, comme on lâa
déjà fait dans le chapitre 5, les termes employés à partir de la racine hulola.
On peut se demander par ailleurs oĂč sont les parents du mariĂ©, pour que ce soit sa sĆur qui
apparaisse comme « marieuse ». La question a déjà été posée à propos de son pÚre, absent, le rÎle étant
dĂ©sormais confiĂ© au pĂšre de la maison, le mari de la sĆur, shimedji. Par la succession de sa mĂšre,
commencĂ©e avec son Grand mariage, la sĆur aĂźnĂ©e de son cĂŽtĂ© est devenue la mĂšre de la maison. De
ce point de vue, le frĂšre est dans un rapport de fils Ă mĂšre avec sa sĆur, alors que la rĂ©ciproque ne se
produit jamais. Quand il aidait au mariage de sa sĆur, le frĂšre nâapparaissait pas derriĂšre leur mĂšre,
son action nâĂ©tait pas mise en scĂšne. Le rĂŽle de la sĆur comme mĂšre Ă©claire le sens de la dette,
impossible Ă rembourser, que tout individu a envers sa sĆur comme envers sa mĂšre. Eternel dĂ©biteur,
le frĂšre ou le fils sont censĂ©s ĂȘtre toujours dĂ©vouĂ©s Ă leurs parentes, ce qui explique les dons quâils leur
font dans les ĂŁda.
Lâexemple du mahuu de Dembeni.
Le mahuu cĂ©lĂ©brĂ© Ă Dembeni met en scĂšne les relations entre le fiancĂ©, sa sĆur mariĂ©e, le mari de
celle-ci (le shimedji), la maison de la fiancée (doroso), et les mabeya masculins et féminins de ces
divers acteurs18
. Un homme ne peut organiser le mahuu annonçant son Grand mariage à sa classe
dâĂąge que si un mari est effectivement prĂ©sent dans la maison de sa sĆur. Câest en passant par elle que
sont ritualisĂ©es les relations masculines dâalliĂ©s mazimedji et de frĂšres dâĂąge mabeya 19
. A Dembeni, le
mahuu, comprend le sacrifice dâun bĆuf et la prĂ©paration dâune grande quantitĂ© de riz. Il est partagĂ©
17 De mĂȘme, les hommes mariĂ©s dans lâannĂ©e font leur « sortie » quand ils participent pour la premiĂšre fois au madjilis
dâun autre Grand mariage. Soeur ou frĂšre font ainsi leur premiĂšre apparition en public, la mariĂ©e comme « marieuse », le
marié comme nouvel Accompli. 18 Le festin nommé mahuu ou malima à Dembeni, pour hulima mani mahuu, « enlever les hautes herbes », faisait suite
autrefois au travail de prĂ©paration dâun champ vivrier pour la maison de la future Ă©pouse, Ă la charge du fiancĂ© et de ses frĂšres
dâĂąge mabeya. Ils devaient ouvrir ce champ soit dans une terre manyahuli laissĂ©e en jachĂšre, soit sur une terre inculte quâil
fallait dĂ©fricher. Aujourdâhui, le repas offert aux frĂšres dâĂąge a pris de lâampleur tandis que le travail agricole a disparu. Une
autre fĂȘte, celle du mawaha, Ă©tait autrefois organisĂ©e par la famille de la future Ă©pouse pour la « construction » de sa maison.
Les deux fĂȘtes se traduisent par des festins (pandu) et, dans le cycle du ĂŁda, elles constituent des annonces de mariage. En
effet, c'est quand la maison dâun homme offre un festin de mahuu qu'on apprend quâelle a un doroso, câest-Ă -dire un
engagement de mariage envers une autre maison. 19 Aujourdâhui, on peut mĂȘme organiser un mahuu avec une sĆur mariĂ©e en petite maison : si son mari nâest pas encore
membre dâun groupe dâĂąge beya, il adhĂšre aussitĂŽt en payant le droit dâentrĂ©e dâun cabri au cours du mheleyo (invitation)
offert au groupe dâĂąge.
12
en deux fĂȘtes organisĂ©es par deux maisons de sĆurs sur deux jours diffĂ©rents: le mahuu proprement
dit, et le kombe (fig. 43).
La sĆur, aidĂ©e de son groupe fĂ©minin beya, fait cuire le riz, tandis que le bĆuf fourni par le fiancĂ© est
abattu par sa maison (ses jeunes frĂšres), prĂ©parĂ©, et servi aux frĂšres dâĂąge avec du riz, des hors dâĆuvre - les
« mets » - et des gùteaux. A ceux qui sont déjà mariés en ãda, le fiancé rembourse le mahuu mangé chez eux,
aux autres, il le prĂȘte. Le mtsele mis de cĂŽtĂ© â la part du beau-frĂšre shimedji âest envoyĂ© Ă une deuxiĂšme
sĆur (gĂ©nĂ©ralement une cousine parallĂšle matrilatĂ©rale) qui le fait cuire avec du riz pour prĂ©parer le plat
nommé kombe ou suri20
. On abat parfois un petit bĆuf pour quâil y ait plus de viande, autrefois c'Ă©tait un
bouc castrĂ© (nfule). Elle renvoie ce repas Ă son frĂšre dans la maison de la premiĂšre sĆur : celle-ci le sert Ă son
mari, le maĂźtre de maison, le shimedji, qui invite son groupe dâĂąge beya Ă venir le manger avec lui.
Toute femme membre dâun beya fĂ©minin doit jouer le rĂŽle de sĆur dans le mahuu et dans le kombe
dâun frĂšre, car Ă cette occasion elle donne de lâargent Ă son beya venu lâaider Ă faire le travail. Câest ce
qu'on appelle « marier » (huloza) son frÚre devant sa société de femmes. Les femmes de sa maison
daho jettent en son nom des billets de banque dans un grand plateau (sinia) posé sur le sol que le beya
se partagera. La somme dépensée ce jour-là est récupérée peu à peu dans les mahuu des autres.
Dâautres femmes « prĂȘtent » directement de lâargent, notĂ© dans un cahier, pour aider lâorganisatrice :
ces Ă©changes marquent le degrĂ© dâintĂ©gration de la soeur Ă son beya, câest-Ă -dire Ă la sociĂ©tĂ© des
femmes ĂŁda. Par ailleurs, Ă travers le repas servi aux hommes, frĂšres dâĂąge du frĂšre et du mari de la
sĆur aĂźnĂ©e, les femmes montrent Ă des hommes leurs compĂ©tences de cuisiniĂšres et leur capacitĂ© Ă
répondre aux obligations rituelles.
Fig.43, Partenaires des Ă©changes du mahuwu Ă Dembeni
A quoi sert le partage en deux du rĂŽle de sĆur ? En jouant un rĂŽle mineur dans le kombe de leur
frÚre classificatoire, puis de premier plan dans le mahuu de leur frÚre réel, les femmes font un
apprentissage progressif du ãda. Ce partage alterné des tùches renforce aussi les liens entre maisons du
lignage, car les cousines utĂ©rines partagent mutuellement lâorganisation du mahuu de leurs frĂšres. Il
peut permettre Ă une cadette membre dâun beya de faire manger son groupe de commensalitĂ©. Enfin, le
rĂŽle de soeur peut ĂȘtre tenu par lâĂ©pouse de petite maison du mariĂ©, ce qui souligne sa position de
deuxiÚme plan et le fait que dans le ãda de son mari, elle est assimilée aux groupe des parentes, en tant
20 Kombe, grand bol, suri, grand récipient creux dans lequel est servi le repas (un suri de riz nourrit trente personnes). Des
morceaux de viande sont toujours mĂȘlĂ©s au riz assaisonnĂ© dâĂ©pices.
13
que mĂšre des enfants. Dans le mahuu et le kombe sâexprime donc une hiĂ©rarchie des femmes (sĆurs
ou co-Ă©pouses) qui tient Ă leur position dâaĂźnĂ©e ou de cadette et non Ă leur lignage.
Dâautres Ă©changes ont lieu entre femmes, câest Ă dire entre maisons, pour le mahuu. Le doroso
(maison de la fiancĂ©e et de sa mĂšre) envoie Ă la sĆur du mariĂ© du lait caillĂ©, des boissons et des
lĂ©gumes, denrĂ©es quâil est impossible de remplacer par des sommes dâargent. Rien que le lait caillĂ©,
que la mÚre de la fiancée fait acheter plusieurs jours avant dans plusieurs villages alentour, dépasse la
valeur de 100.000 FC et nĂ©cessite une bonne organisation collective. Les femmes du beya sâentraident
et font face ensemble aux dépenses.
Devenir mĂšre de ada
Un cycle initiatique
« Câest en devenant initiateur que lâon devient pleinement initiĂ© » (Zempleni, 1991: 377). Le Grand
mariage dâune fille marque la fin de lâinitiation de sa mĂšre, devenue mĂšre de ĂŁda . En organisant les
fĂȘtes qui lui incombent pour son frĂšre et sa fille, la femme acquiert un savoir-faire rituel, fait
lâapprentissage des rĂšgles formelles du ĂŁda et des compĂ©tences sociales, pour les utiliser au mieux.
Lâinitiation repose sur un savoir inapplicable en dehors de son champ dâacquisition, et surtout nâest
validĂ©e que par « lâaction transitive de sa transmission » (id., ibid.), ici, reproduire Ă lâinfini le principe
du ĂŁda. Ce caractĂšre autorĂ©fĂ©rentiel de lâinitiation concourt Ă former une sociĂ©tĂ© de femmes de ĂŁda se
reproduisant sur une ligne, comme les maisons, les cadettes Ă©tant censĂ©es vivre Ă lâombre de leur
aĂźnĂ©e. Ce nâest que pour sâaffirmer vis Ă vis des autres femmes de ada quâune mĂšre peut marier
plusieurs filles, un exploit dont se vantent celles qui ont maßtrisé et bien utilisé les rÚgles du systÚme.
Les marieurs, hommes ou femmes, ouvrent un cahier par fĂȘte et par personne mariĂ©e, mais jâai
entendu plus souvent les femmes parler de ces cahiers que les hommes, qui en possĂšdent aussi, peut-
ĂȘtre parce que lâaction sociale de ces derniĂšres nâa dâautres formes dâexpression que ces Ă©changes
inscrits. Les cahiers oĂč sont consignĂ©s prĂȘts et remboursements, et que la mĂšre transmet Ă sa fille, sont
des outils dâapprentissage des rĂšgles Ă maĂźtriser pour devenir mdru wa ĂŁda. Lors du mariage de la fille
les cahiers sont encore dĂ©tenus par la mĂšre ; quand elle marie son frĂšre, elle « sâapproprie »21
les
cahiers de sa mĂšre, notant dans lâun ce quâon lui prĂȘte (hupatsa) et quâelle devra payer (huliva), dans
un autre ce quâelle prĂȘte.
Une femme de Moroni mâexplique ses obligations de sĆur : « Quand mon frĂšre a organisĂ© le madjilis,
l'argent qu'on appelle « gùteaux » 22
, Ă qui on prĂȘte ? A moi ! Puis il envoie les zindru, l'argent du mtwalaan23
,
21 Hutamalaka, de lâarabe mulk, propriĂ©tĂ©. 22 Il sâagissait autrefois de vrais gĂąteaux, aujourdâhui dâune somme du mĂȘme nom.
14
Ă qui on prĂȘte ? A moi ! Et puis il entre dans la maison, tu as entendu parler des pauni et des bagues du soir ?
A qui on prĂȘte pour ça ? A moi, sa sĆur, tu comprends? A moi, sa sĆur ! Ce nâest pas de l'argent qui sort, on
me prĂȘte et c'est moi qui devrai payer un jour ! »
Grùce aux cotisations levées par ses différentes associations et groupes féminins, la soeur aide son
frĂšre Ă payer les cadeaux attendus par la mariĂ©e. Elle remboursera petit Ă petit ce qui lui a Ă©tĂ© prĂȘtĂ©,
dans les mĂȘmes circonstances. Elle fera donc preuve, sur la longue durĂ©e, dâune capacitĂ© concrĂšte de
production de richesse Ă force de cotisations et de remboursements.
Les maisons sans fille
La femme sans fille, ni fille de sĆur, nâa dâautre choix que de faire entrer dans sa maison une
hĂ©ritiĂšre prise Ă lâextĂ©rieur. Les filles sont un capital que les grandes maisons ne donnent pas
volontiers. Le transfert d'une fille de frĂšre chez sa sĆur stĂ©rile est nĂ©anmoins frĂ©quent pour assurer la
continuité d'une maison. Dans ce cas, l'enfant est déplacée assez jeune et la tante essaie de provoquer
une coupure, de s'approprier totalement l'enfant, qui l'appelle mdzadze et ne comprendra que
tardivement sa situation. Mais par la proximité de l'origine de la fille du frÚre, le nouveau lien de
filiation n'est pas toujours le plus aisé à établir : pour obtenir une identification complÚte, on préfÚre
parfois prendre une « étrangÚre » dans une autre cité, cadette et plutÎt modeste.
Le lien entre mÚre et fille adoptive est instauré quand la mÚre marie sa fille en ãda et lui transmet,
de ce fait, sa maison : grùce aux distributions du ãda, cette nouvelle identité est reconnue par
lâinstance politique de la citĂ©. Les cas sont frĂ©quents et souvent n'entraĂźnent aucun conflit. Dans les
quartiers, ce n'est que le jour du mariage de la fille, jour oĂč sa mĂšre lui transmet sa maison et les
terrains du lignage, que le voisinage apprend ou se souvient qu'elle n'est pas née dans la ville, ni de
cette femme. La mÚre stérile et «adoptive» ne fait pas de hatwi (acte écrit devant le cadi) en faveur de
sa fille puisque les biens à transmettre ne sont jamais des propriétés individuelles, mais des propriétés
familiales indivises destinĂ©es Ă ĂȘtre rĂ©parties Ă l'amiable entre les femmes du lignage. Si le lien de
parenté que la femme a créé entre elle et sa «fille», lien d'une grande force psychologique et sociale,
est niĂ© aprĂšs sa mort par des parents, câest quâil existait des conflits Ă l'intĂ©rieur de la famille. Il arrive
que des neveux contestent la transmission Ă lâĂ©trangĂšre, et que des vieillards tĂ©moignent avec une
certaine mauvaise foi en leur faveur pour chasser du village celle qui n'y est pas née, qui n'en est pas
originaire. Les juges du Tribunal de PremiĂšre Instance de Moroni voient arriver Ă eux les cas non
résolus ni par les Accomplis, ni par le cadi. En effet, la restauration du matrilignage peut aussi se faire
par le mariage dâun fils avec une Ă©pouse « Ă©trangĂšre » dont la premiĂšre fille hĂ©ritera de la maison.
23 La fĂȘte fĂ©minine du mtwalaan, litt. rĂ©pĂ©tition des chants, permet Ă la sĆur de rassembler de lâargent pour acheter les choses
zindru, cadeaux envoyés chez la mariée, ou les bijoux de la premiÚre visite entre belles-soeurs.
15
Les maisons cadettes
On oppose toujours les fiÚres aßnées, « filles de ãda », aux cadettes, « mariées du vendredi »
(malolwa djumwa) qui nâont pour toute cĂ©rĂ©monie nuptiale que le bref rituel devant le cadi24
.
Lâinitiation que constitue le Grand mariage concourt Ă former deux sociĂ©tĂ©s fĂ©minines dĂ©finitivement
distinctes et hiérarchisées entre elles, celles des aßnées et des cadettes, alors que les hommes cadets
peuvent tous espĂ©rer obtenir le statut dâAccomplis.
Les cadettes de la maison sont facilement mariées à un homme étranger à la cité, au statut
indiffĂ©rent, mais non de division sociale infĂ©rieure. En revanche, les aĂźnĂ©es nâĂ©pousent, en principe,
aprĂšs leur Grand mariage, que des « hommes de ĂŁda » dont le statut sâaccorde Ă celui de leur maison.
Au delĂ de deux ou trois mariages, la femme finit par ĂȘtre plus libre de choisir son compagnon, mais il
est difficile de passer outre ce critĂšre socio-politique.
Fig. 44, Mariages de cadettes
La position de la cadette nâest pas seulement infĂ©rieure Ă celle de son aĂźnĂ©e, mais aussi, en tant que
« petite maison », Ă celle de la co-Ă©pouse de Grand Mariage (fig. 44). Elle doit aider son mari Ă
prĂ©parer son Grand Mariage avec une autre femme (sâil ne lâa pas dĂ©jĂ fait avant de lâĂ©pouser). Sa
« petite maison » est reconnue dans sa position inférieure et bénéficie de prestations mineures à cÎté
de celles qui sont envoyĂ©es dans la maison de ĂŁda. Pourtant, la co-Ă©pouse cadette dâune femme de ada
peut sâappuyer sur son mari Accompli pour entreprendre le Grand Mariage de leur fille et crĂ©er une
nouvelle branche de sa maison. La capacitĂ© dâun homme Ă amĂ©liorer son rang profite Ă la maison de sa
femme cadette. Chez les Minangkabau, J. Krier (2000) a vu dans ce processus un facteur de
fragmentation du lignage. A Ngazidja, il rend dynamique une organisation en théorie trÚs rigide et
compense les disparitions de certaines lignes aßnées.
24 Bindjad Ismaila, 2002.
16
Fille unique dans une maison cadette, Ma Soilihi fut mariée en Grand Mariage à huit ans, par son pÚre,
avec un homme du lignage de celui-ci, union non consommĂ©e, puis Ă un homme dâune citĂ© voisine, du statut
de Fils mais fonctionnaire ayant un profil dâhomme fort. Plus tard elle participe au Grand Mariage de son
mari en tant que « petite maison » (mais elle a le statut de femme de ãda dans sa propre cité). En tant que
fille de cadette elle nâavait pas eu accĂšs aux terres manyahuli de son lignage. Son mari lui a achetĂ© des
champs et le couple emploie de la main-dâĆuvre agricole.
Lâaccomplissement fĂ©minin
Le vocabulaire commun des institutions masculines et féminines pousse à comparer la carriÚre
sociale de lâhomme et de la femme. On constate alors une Ă©quivalence de statut entre le nouvel
Accompli et la mĂšre de la mariĂ©e, lâun devenu « PĂšre », lâautre devenue « MĂšre » (de ĂŁda). Chacun
dâeux montre ses capacitĂ©s dâaccomplissement par les actions impliquĂ©es par le Grand mariage (hulola
pour lâun, Ă©pouser, huloza pour lâautre, marier). Le tableau 6 prĂ©sente les cours de vie en parallĂšle, en
soulignant les Ă©tapes principales de lâaccomplissement25
. Mais devenir « mÚre de ãda » est un
aboutissement, tandis que les PÚres débutent une nouvelle carriÚre qui les mÚnera au statut sans pareil
de Rois de la citĂ©. Quelle que soit lâinfluence personnelle des femmes sur les hommes et sur les
actions menĂ©es par leurs maisons, lâaccomplissement fĂ©minin semble ne jamais pouvoir atteindre
lâespace public et politique dans lequel se dĂ©ploie celui des hommes.
LâĂ©quivalence du statut dâaĂźnesse sociale de lâAccompli (mdru mdzima) et de la « mĂšre de ĂŁda »
est soulignĂ© par un dĂ©tail de vocabulaire. Dans l'expression mdru mdzima, Homme accompli, usitĂ©e Ă
Ngazidja, le mot mdzima, « un », dĂ©signe la complĂ©tude ou lâaccomplissement de l'Ăąge adulte26
.
Mdzima a un dérivé, hutimu (à Ngazidja) ou hutsimu (à Mayotte) qui veut dire « atteindre un (nouvel)
état de maturité, de plénitude, arriver à la puberté ». On dit à Mayotte que la fille pubÚre « fait
arriver » sa mÚre à un nouvel état de complétude (hutsimidza) si, en ayant respecté la valeur sociale de
la virginitĂ©, elle lui permet d'ĂȘtre mise Ă l'honneur au cours du Grand mariage. La virginitĂ© de la
mariĂ©e est un des biens symboliques qui pĂšsent le plus lourd dans lâĂ©change matrimonial du Grand
mariage27
. Non seulement le mari sâallie Ă une maison de statut comparable au sien, mais encore il
sâattend Ă ĂȘtre le premier Ă possĂ©der sa femme. Un mari trompĂ© sur ce point - sans Ă©bruiter son
humiliation, mais elle est généralement connue - est en droit de réclamer une forte somme
compensatoire, et peut faire payer Ă sa femme sa conduite par de mauvais traitements que les parents
de celle-ci ne lui reprocheront pas. Une fille aßnée enceinte avant son mariage ruine sa carriÚre et
25 LâĂąge de la mĂšre de la mariĂ©e est proche de celui du mari de sa fille, et bon nombre de mariages avec la cousine croisĂ©e
sont, en réalité, des mariages avec la fille de cette cousine. 26 Il vient de la racine swahili (d'origine bantou) -zim-, qui signifie «entier, bien, adulte» (Brain, 1972: 124). Il a donné, en
Afrique de l'Est, le mot wazimu (sing. mzimu) dĂ©signant les esprits des ancĂȘtres (Racine, 1994). Dans ce nouvel Ă©tat, atteint
aprĂšs la mort, l'ancĂȘtre a le pouvoir d'aider ses parents vivants. On trouve trace de cet emploi dans le terme masimoni (Ă
Mayotte) ou mazamoni (Ă Ngazidja), litt. « lieu des ancĂȘtres », qui dĂ©signe le cimetiĂšre (on dit aussi mahaburini, lieu des
tombeaux). 27 De lĂ lâexpression : mwana adjibu arusi, la fille a (bien) rĂ©pondu Ă la fĂȘte de mariage (elle Ă©tait vierge).
17
surtout celle de sa mĂšre et de son pĂšre âaujourdâhui, ils se rabattent sur la cadette mais le dĂ©shonneur
est lĂ . Câest pourquoi une violence est exercĂ©e, surtout par la mĂšre, sur la fille Ă marier, pour que cette
derniÚre se laisse déflorer et « consommer » par le mari choisi, si ùgé fut-il. La défloration avant le
mariage a néanmoins des conséquences différentes selon que son auteur est un outsider ou le futur
mari â le couple usera alors dâun subterfuge pour montrer Ă leurs familles un drap tĂąchĂ© de sang.
PrĂ©cautions nâont plus lieu dâĂȘtre dans les Grands mariages cĂ©lĂ©brĂ©s aujourdâhui par de vieux couples
aprĂšs des mois, voire des annĂ©es, de vie commune quâun nikĂąh avait suffit Ă lĂ©galiser.
PARCOURS ET STATUTS DE LâHOMME
PARCOURS ET STATUTS DE LA FEMME
ROI DE LA CITE,
mfomanamdji
MERE DE ĂDA
mdzadze wa ĂŁda
Grand mariage de la fille/niĂšce
PERE / ACCOMPLI
mdru mbaba,/ mdru mdzima
Grand mariage
Grand mariage de sa fille
FILS DE LA CITE
membre dâun groupe dâĂąge masculin beya
FILLE DE ĂDA
mwana wa ĂŁda :
membre dâun groupe fĂ©minin beya
Marie son frĂšre et remplace sa mĂšre
EntrĂ©e dans le systĂšme dâĂąge Grand mariage
Tableau 6. Parcours comparĂ© de lâaccomplissement de lâhomme et de la femme
Ce tableau se lit de bas en haut.
La cĂ©lĂ©bration dâun Grand mariage a des effets sur la carriĂšre de cinq acteurs principaux : la femme
et ses parents, le mari et sa sĆur (tableau 7). Les conjoints mariĂ©s en ĂŁda poursuivent leur avancĂ©e de
maniÚre parallÚle. Tandis que le mari parviendra au sommet de la hiérarchie des pouvoirs en devenant
Roi de la citĂ©, puis en accĂ©dant Ă lâĂ©lite nommĂ©e fukare ya handa, Sept de premiĂšre [catĂ©gorie], la
femme deviendra mĂšre de ĂŁda, le plus haut statut quâelle puisse atteindre. Quatre hommes au moins
jouent un rĂŽle dans le parcours dâune femme : trois hommes entrĂ©s dans sa maison, Ă savoir son pĂšre,
son mari, le mari de sa fille, et enfin son frÚre, pour lequel elle débutera sa véritable activité dans les
ada. Mentionnons aussi son fils, dont la circoncision marque la fin de lâengagement qui liait son mari
Ă sa maison, et quâelle cĂ©lĂšbre, quant Ă elle, avec son groupement de commensalitĂ© beya.
Les mĂšres ont un pouvoir sur ce gendre qui entre dans leur maison en Ă©pousant leur fille, surtout
lâaĂźnĂ©e. Celle-ci, parce quâelle doit succĂ©der Ă sa mĂšre, est soumise Ă de multiples pressions ; des
femmes diplÎmées, cadres ou commerçantes de Moroni, se voient forcées de cotiser dans les réseaux
de ada auxquels elles ne veulent pas participer. On a vu plus haut comment une mĂšre pouvait marier et
18
démarier ses filles. On a évoqué la réaction de la maison de ãda quand le mari contractait un autre
mariage dans une maison de moindre statut. Les fortes personnalités réagissent, comme jadis la
célÚbre Mwana Halima Mwenye Makiyemba, au début du XXÚ siÚcle (Blanchy 2007b).
Elle avait marié sa fille à Sharifu Abdallah, et lorsque celui-ci épousa une de leurs servantes, elle avait
bruyamment chassĂ© son gendre, sâestimant humiliĂ©e. Plus tard, un homme mariĂ© Ă©tant venu demander une
de ses petites-filles, qui avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© mariĂ©e une fois ; elle accepta, Ă condition quâil rĂ©pudie son autre
Ă©pouse. Mais, ayant appris par la suite que lâautre maison dĂ©pitĂ©e lâavait chassĂ©, elle fit de mĂȘme, ne
pouvant accepter chez elle un mari dont les autres ne voulaient plus.
ALLIE DE MAISON A MAISON A MAISON B
PERE DE LA MARIEE
MERE DE LAMARIEE
MARIEE
MARIE
SĆUR DU MARIE
PERE/ ACCOMPLI
Roi de la cité
mfomanamdji
MERE DE ĂDA FILLE DE ĂDA
PERE/ ACCOMPLI
Jeune au Bonnet
mna ikofia
FILLE DE ĂDA
MARIE SA FILLE
huloza
MARIE SA FILLE
huloza
EST MARIEE
Hulolwa
EST EPOUSEE
hulozewa.
EPOUSE
hulola.
MARIE SON
FRERE
huloza
PERE/ ACCOMPLI
Jeune au Bonnet
FILLE DE ĂDA
MARIE SON
FRERE
huloza
FILS
Classe de Rois des
Fils
FILLE DE ĂDA
Grand mariage :
Ă©pouse
hulola.
Grand mariage
Est mariée
Hulolwa
EST EPOUSEE
hulozewa.
FILS
Entrée dans les
classes dâĂąge
Tableau 7. Principaux acteurs dâun Grand mariage et place de lâĂ©vĂ©nement dans leurs
parcours respectifs
Si les aĂźnĂ©es se sentent porteuses de lâhonneur de leur maison, les cadettes, elles, ont un autre
combat Ă mener : celui de sâen sortir sans lâaide de leur parents, voire de devoir dĂ©jouer les piĂšges de
la jalousie et de la rivalité entres femmes du lignage, qui sont en concurrence pour obtenir cette aide.
Les alliances contractées par la femme, pour elle ou pour ses filles, sont alors stratégiques.
Une maison de Dembeni trĂšs active aujourdâhui dans les ada rĂ©sulte de lâentreprise dâune femme isolĂ©e.
Cadette dans sa fratrie, elle a vu le projet de ãda de sa fille aßnée bloqué par sa soeur jalouse, désireuse
dâĂȘtre la seule avec sa propre fille Ă reprĂ©senter la famille dans les Ă©changes. La cadette travaille avec
Ă©nergie dans sa boutique oĂč elle revend du riz, et a su se faire Ă©pouser en petite maison par un homme dâune
maison aisĂ©e. GrĂące Ă lui, elle a pu marier sa fille aĂźnĂ©e en Grand mariage Ă lâĂąge de sept ans, mariage non
19
consommĂ©, puis rompu, dont la fille nâa eu connaissance que bien plus tard. Pour confirmer sa victoire sur
ses sĆurs jalouses, elle a rĂ©ussi Ă marier sa deuxiĂšme fille. Enfin, elle a profitĂ© dâun Grand mariage annulĂ©
au dernier moment pour remplacer la famille dĂ©faillante et marier sa troisiĂšme fille en ĂŁda â pour ĂȘtre prĂȘte,
une famille doit mobiliser toutes ses ressources et/ou tous ses rĂ©seaux, programmation lourde quâil sera
difficile de recommencer plus tard. Une de ses filles vivant en France finance la construction dâune maison Ă
Dembeni. Cette famille doit sa rĂ©ussite Ă lâĂ©nergie de la mĂšre et Ă lâaide de son mari, alors que ses frĂšres et
cousins ne soutenaient que lâaĂźnĂ©e.
Les groupements féminins
Malgré des noms identiques et un fonctionnement similaire des cotisations et des distributions, le
beya (parfois appelé hirimu) et le mdji féminins sont différents de ceux des hommes. On traduira beya
par « groupement égalitaire », et mdji par « cité ».
Le beya de femmes : lignages et générations
RĂšgles de recrutement
LâadhĂ©sion au beya fĂ©minin se transmet de mĂšre en fille28
. Chaque beya comprend des membres de
diffĂ©rents lignages. Les soeurs ou cousines dâun mĂȘme lignage, rĂ©unies dans le groupe daho, sont en
revanche dispersées dans différents beya29
. Ce beya ressemble Ă la classe dâĂąge du systĂšme continu de
Dembeni, en ce quâil regroupe des reprĂ©sentantes de lignages diffĂ©rents et si possible de chacun dâeux.
Mais la notion dâhĂ©ritage maternel donne au groupement beya fĂ©minin une dimension de
permanence et dâintemporalitĂ© bien diffĂ©rente de la fonction de marqueur temporel de la classe dâĂąge
masculine, en mĂȘme temps quâelle sâappuie sur la notion de transmission et de mĂ©moire. La mĂšre est
obligée de mettre sa fille aßnée dans son beya, car celle-ci la remplace et reprend ses dettes et ses
crĂ©ances dans les Ă©changes cĂ©rĂ©moniels de ĂŁda. La fille y entre le jour oĂč elle est mariĂ©e, ce qui
suppose que sa mĂšre, le jour oĂč elle la marie, en sort ou du moins nây participe plus de la mĂȘme
maniĂšre. Les rĂšgles de recrutement montrent donc dâimportantes diffĂ©rences avec celles des mabeya
masculins. Lâhomme participe Ă sa classe dâĂąge beya surtout avant et non aprĂšs son Grand mariage, et
ni les gĂ©nĂ©rations ni les Ăąges ne peuvent y ĂȘtre mĂ©langĂ©s. On Ă©vite aussi de mettre ensemble deux
frĂšres de la mĂȘme mĂšre, câest-Ă -dire de la mĂȘme maison. Le beya fĂ©minin, au lieu de marquer le
parcours des individus sur les Ă©chelons dâĂąge, et ainsi lâĂ©coulement du temps, marque la succession
des individus femmes dans le temps immobile de leurs maisons. Une femme est dans le beya de sa
mĂšre et de sa grand-mĂšre.
Le principe Ă©galitaire fortement affirmĂ© est peut-ĂȘtre Ă lâorigine du nom de beya donnĂ© Ă ce
groupement, mais câest aussi un point de diffĂ©rence essentiel avec les critĂšres de formation des
28 Beya la kuhu nde umwana, dit un proverbe : « le membre du groupe beya de la poule câest sa fille », par opposition au beya
des hommes oĂč lâadhĂ©sion suit une tout autre rĂšgle.
20
groupements masculins, oĂč reprĂ©sentation des matrilignages signifie toujours hiĂ©rarchie30
. Il nây est
pas tenu compte des rangs des hinya, il n'y a pas de grades (daradja), « nous restons unies (si utsoka
pvadzima) », disent les femmes. Elles soulignent que rien ne distingue les mÚres des filles, si ce n'est
les marques de respect, voulant signifier quâelles sont dans le beya non comme des personnes
distinctes mais pour représenter la ligne continue de la maison. Ainsi, quand le beya féminin reçoit de
la classe dâĂąge du mariĂ© un boeuf ou un bouc castrĂ© pour le cuisiner, et garde la tĂȘte, ce nâest pas Ă une
« petite gamine » (motro mtiti) c'est Ă dire Ă une jeune femme, quâon la donne, mais Ă une « mĂšre » de
ĂŁda, qui la cuisinera pour la classe dâĂąge de son mari. Ce sont donc les mĂšres qui mangent, bien que
mĂšre et fille agissent ensemble : « Câest elle et moi, ndami naye », me rĂ©pĂšte une femme de Moroni.
Le beya apparaĂźt alors comme une association de lignĂ©es plus que dâindividus. Les femmes y tiennent
un engagement repris au nom de leurs ancĂȘtres fĂ©minines pour organiser lâentraide et lâĂ©change. La
rĂ©ciprocitĂ© sây appuie Ă la fois sur la continuitĂ© assurĂ©e par la succession mĂšres-filles et sur les
relations entre lignages.
Les femmes considĂšrent que leur beya est le groupement le plus important parce que ses membres
se voient souvent et ont des relations psychologiquement intenses. Les membres du beya « mangent
ensemble » (se partagent de lâargent ou des denrĂ©es), et sâinvitent mutuellement aux repas en disant :
« Namuje mwatabaruku ! Venez faire le tabaruku ». Ce mot, qui Ă©voque lâidĂ©e de bĂ©nĂ©diction
(baraka), dĂ©signe le fait dâaller manger dans les fĂȘtes et dây faire publiquement, fiĂšrement et avec
plaisir, toutes sortes de dons. Le fait que les beya se donnent un nom propre témoigne de la volonté
des femmes de les faire durer en tant que groupements, une remarque déjà faite à propos des beya
masculins du systĂšme dâĂąge continu. Ces noms aux Ă©vocations positives leur assignent une
personnalité morale : Mkarafu (Giroflier, arbre au fleurs parfumées et culture de rente qui enrichit les
agriculteurs), Wana Ungudja (Filles de Zanzibar), Mauwa wararu (Trois Roses), Wana Dari (Filles
aux Maisons Ă Ă©tages), etc.
Comme dans les autres groupes de commensalité, de nouveaux membres doivent entrer de maniÚre
réguliÚre et continue pour que le groupe « mange ». La femme y cotise dÚs son mariage: si elle ne met
pas au monde de fille, elle prendra une fille de sĆur pour la marier en ĂŁda dans son beya. Le beya est
un instrument, parmi dâautres, pour devenir mĂšre de ĂŁda. Il nây a en principe dans le beya que des
femmes mariĂ©es en ĂŁda. Aujourdâhui, mais peut-ĂȘtre en a-t-il toujours Ă©tĂ© ainsi, une cadette mariĂ©e en
petite maison peut y entrer aussi, si elle espÚre marier sa fille aßnée en ãda. Dans un tel groupe
dâĂ©change, il est bon dâaccepter une femme qui nâa pas encore mariĂ© de fille, sa participation
lâobligera. Le djeleyo, cette grande distribution de riz, n'est pas exigĂ©, il suffit que le beya reçoive sa
part du keso cĂ©lĂ©brĂ© le sixiĂšme jour aprĂšs lâunion juridique (wumbiziwa) : elle constitue une vĂ©ritable
promesse de célébration ultérieure des ãda. Aussi laisse-t-on cette cadette « manger » les djeleyo des
29 Les femmes soulignent que le beya nâest pas dĂ©terminĂ© par le quartier, câest un groupement de la citĂ©. 30 A Dembeni, les beya fĂ©minins sont subdivisĂ©s en sous-groupes zikao de cinq personnes. Lâargent reçu y est partagĂ© Ă
égalité ou à proportion des cotisations de chacune.
21
autres, en attendant le jour oĂč elle offrira le sien ou celui de sa fille aĂźnĂ©e (« Insh allah !», s'empressent
d'ajouter les gens Ă ce point de la conversation).
RĂŽle du beya dans le parcours dâune femme
La succession mĂšre fille dans le beya a lieu formellement au cours du Grand mariage de la fille :
les paiements qui reviennent au beya marquent son entrée dans le groupement.
LâentrĂ©e dans le beya
Un premier paiement marque lâentrĂ©e de la mariĂ©e dans le groupe, qui ne vit quâau moment oĂč il
reçoit sa part des distributions. Il a lieu le jour du keso, « veillée », dit aussi ndrandaru, « sixiÚme
[jour] », veille du septiĂšme jour de lâentrĂ©e du mari dans la maison (voir fig. 45). Le mariĂ© fait abattre
un bĆuf et lâenvoie Ă la mĂšre de la mariĂ©e, Ă charge pour elle et son beya de prĂ©parer le repas de keso
â on dit que la mĂšre est « prise en charge » (halelewa) par son gendre. Les femmes du beya renvoient
ce repas cuisinĂ© au mari, qui le mange avec son groupe dâĂąge beya. Le beya de la mĂšre garde la tĂȘte,
les entrailles et la queue de ce bĆuf, ainsi quâune partie de la culotte mshiya. Notons que ces morceaux
auxquels ont droit les femmes ne sont pas des « viandes nommées », mais des morceaux secondaires
qui, dans des partages entre hommes, seraient des suppléments aux parts principales. Ils sont distribués
Ă lâintĂ©rieur du beya fĂ©minin selon certains critĂšres non hiĂ©rarchiques, Ă charge de rĂ©ciprocitĂ©. Une
somme dâargent y est jointe. Le keso met donc en scĂšne la mĂšre de la mariĂ©e et le mariĂ©, et surtout leur
beya respectif. Ce faisant, il souligne les Ă©quivalences de statut et dâaccomplissement atteints par ces
deux acteurs (tableaux ci-dessus).
A Itsandra-mdjini, la part principale que reçoit le beya fĂ©minin dans le ĂŁda est le bĆuf « du
neuviĂšme jour », animal que la famille du mariĂ© envoie Ă celle de la mariĂ©e, avec des vĂȘtements (vao)
et de lâargent, le neuviĂšme et dernier jour du mariage (« sortie » des mariĂ©s). Les femmes sont mieux
servies quâĂ Dembeni et reçoivent des morceaux nommĂ©s.
Les morceaux ont été ainsi répartis dans un cas observé : le shwambaya (épaule) et 30.000 FC au beya de
la mÚre de la mariée ; le mshiya (culotte), le mtsele (filet) et 30.000 FC au groupement « quartier » mdraya de
la maison de la mariĂ©e ; lâurandro (poitrine) aux femmes ĂągĂ©es du beya sorties des relations dâĂ©changes, qui
ont supervisé la cuisine. Puis deux parts équivalentes ont été préparées pour les deux maisons qui se sont
alliĂ©es : le nyama uvundza, le cou, et 30.000 FC envoyĂ©s au mdjomba de la mariĂ©e; de mĂȘme pour la maison
du mariĂ©, câest-Ă -dire pour sa sĆur et son mdjomba, le nyama uvundza, la tĂȘtine ou le pumbu (sexe du mĂąle),
et la tĂȘte Ă laquelle ils ont droit pour avoir fourni lâanimal. Le mdji des hommes ne reçoit de cet animal que
de « petits morceaux » et « la corde dâattache » (sous forme dâargent) 31
.
31 La rĂ©partition peut ĂȘtre diffĂ©rente, mais les femmes sont toujours bien servies.
22
Le mariage du frĂšre
Le beya aide la femme Ă prĂ©parer le mahuwu de son frĂšre, qui est qualifiĂ© de « ĂŁda de sĆur » (ĂŁda
shi mwanamshe). Le frĂšre envoie du riz et de lâargent (environ 10 sacs et 250.000 FC) au beya de sa
soeur : les femmes se les partagent et les redistribuent ensuite dans leur rĂ©seau personnel, en prĂȘtĂ© ou
en rendu. Pendant les travaux culinaires, un grand plateau sinia est déposé sur le sol, et les visiteuses
ou les parentes, voire la sĆur organisatrice elle-mĂȘme, y jettent pour le beya de lâargent nommĂ© kotsa ;
bien entendu, tout est notĂ© dans un cahier. La sĆur, « propriĂ©taire » de la fĂȘte, a lĂ une occasion de se
conduire avec munificence, de montrer ce dont elle est capable, elle et son réseau personnel. En sens
inverse, les femmes du beya peuvent aussi ce jour-lĂ lui prĂȘter de l'argent quâelle le leur rendra dans
une circonstance similaire.
Le mariage de la fille
A Dembeni, pour le mariage dâune fille, les femmes du beya de sa mĂšre prĂ©parent encore les
gĂąteaux gudugudu de lâancienne fĂȘte nommĂ©e kanguo. Câest une annonce de mariage, et dans leurs
chants les femmes disent de celle qui fait le ĂŁda de sa fille quâelle « est sauvĂ©e », hasitiriha. Dans le
conte « Une mĂšre est une mĂšre, mĂȘme si câest un chien » oĂč jâai Ă©galement relevĂ© ce mot, il a une
connotation de « sauvĂ©e du dĂ©shonneur », qui est tout Ă fait appropriĂ©e ici et qui renvoie Ă lâidĂ©ologie
de la matrilinéarité.
Dans le récit, recueilli à Mayotte et qui existe aussi dans le nord-ouest de Madagascar, dans une maison
royale, une chienne met au monde deux filles aprÚs avoir avalé un remÚde contre la stérilité que la femme du
roi avait utilisĂ© puis jetĂ©. ElevĂ©es avec la fille que la reine mit au monde, les sĆurs, dâune grande beautĂ©, sont
Ă©pousĂ©es par deux fils dâun roi voisin. Mais leur comportement opposĂ© illustrent lâun le dĂ©vouement sans
condition Ă la mĂšre, fut-elle une chienne, lâautre la honte de cette origine. Les maris insistent plusieurs fois
pour retrouver cette mÚre mystérieuse. Voulant ouvrir un coffre malodorant, dans lequel la cadette dévouée a
cachĂ© le cadavre de la chienne, lâaĂźnĂ©e ayant fini par la tuer, le mari dĂ©couvre par miracle des objets
magnifiques et parfumĂ©s, « lâhĂ©ritage maternel » constate son Ă©pouse Ă©merveillĂ©e. Contraintes par leurs
mensonges Ă organiser une visite chez leur mĂšre inexistante, les deux sĆurs sont encore sauvĂ©es in extremis
du dĂ©shonneur par un rebondissement inattendu qui les fait passer pour les filles jadis disparues dâun couple
de rois. On peut lire dans ce rĂ©cit lâabsolue nĂ©cessitĂ© pour une fille dâavoir une mĂšre pour la marier, la
filiation paternelle â ici le roi â ne suffisant pas. Comme dans dâautres contes, on y voit lâaction protectrice
de la mÚre, au delà de la mort, envers sa fille dévouée32
.
32 Dâautres lectures sont possibles, comme le reclassement des filles dâorigine modeste ou servile grĂące au rĂ©seau de leur
pĂšre.
23
Puis le beya est encore Ă lâhonneur quand le pĂšre de la mariĂ©e organise le djeleyo (distribution de
sacs de riz) : la mÚre prend sa part et la distribue dans son beya. Tout est noté dans un cahier. Dans un
djeleyo en 2001, cinq tonnes de riz et 1.000.000 FC ont été donnés par le pÚre de la mariée à la mÚre
(sa femme) et Ă la sĆur cadette de celle-ci. Un autre djeleyo dit « des groupements des mĂšres » (lahe
mabeya ya kindruzade) peut ĂȘtre organisĂ© quelques jours plus tard, quand le mariĂ© a dormi pour la
premiÚre fois dans la maison de sa femme. Il est redistribué aux quatre groupements de la mÚre de la
mariĂ©e, le beya ayant la meilleure part. Le jour de lâ « entrĂ©e dans la maison », les femmes du beya
préparent des gùteaux de gudugudu que le marié « achÚte » ; il paye aussi aux porteuses le « coussinet
de tĂȘte » (nkorwa), pour prix de leur effort. Le beya de la mĂšre prĂ©pare ensuite le repas du keso dĂ©jĂ
citĂ©, la veille du septiĂšme jour de rĂ©clusion des Ă©poux dans la maison. Pour cette fĂȘte nommĂ©e ânoce
de la classe dâĂąge [du mariĂ©]â (ndola ya beya) destinĂ©e aux frĂšres dâĂąge non mariĂ©s du mari, ou tout
nouveaux mariés, la tradition de fournir une grande quantité de lait caillé a subsisté à Dembeni. Elle
nécessite la coopération de tout le beya féminin, car il faut plusieurs jours pour en rassembler une
quantitĂ© suffisante en le commandant Ă des Ă©leveurs qui le vendent cher. Les efforts dâentraide pour
lâachat du lait et du tabac sont comparĂ©s par une femme Ă une charge « quâon se hisse mutuellement
sur la tĂȘte ». Chaque fois que les femmes du beya font cuire du riz pour une fĂȘte, elles dansent entre
elles au son de quelques percussions et rĂ©coltent dans un grand plateau sinia posĂ© par terre de lâargent
donnĂ© par les familles, quâelles se partagent.
La circoncision du fils
Le beya féminin est enfin mobilisé pour le keso ou sixiÚme jour de la circoncision du fils. Les
hommes récitent un maulid à la maison (fig. 45). La mÚre reçoit du pÚre une somme d'argent,
annoncĂ©e « en public » (pvo trengweni), câest-Ă -dire dans lâespace masculin, comme la part de « la
mÚre du garçon », et elle doit la remettre à son beya. A nouveau, les femmes du beya lÚvent une
cotisation pour acheter le lait que l'on va utiliser pour la fĂȘte et viennent aider la mĂšre Ă prĂ©parer le
repas, composé de riz et de viande de cabri, qui sera servi aux jeunes de la catégorie des Fils.
Fig. 45. Partenaires des Ă©changes de la circoncision
24
Le arusi du mari
A Dembeni, les femmes de ĂŁda font Ă©galement manger leur beya lors du arusi de leur mari, dernier
ada quâelles cĂ©lĂšbrent aussi de leur cĂŽtĂ© dans leur groupement fĂ©minin. Ce qui est annoncĂ© sur la place
publique ou ce qui est noté dans les cahiers comme « part de la femme » est toujours ce que la femme
donne Ă son beya. Celui-ci nâest donc pas simplement un groupe dâĂ©change de femmes, ou de
maisons, puisquâune mĂšre et une ou plusieurs filles y sont ensemble, câest aussi un rĂ©seau fĂ©minin plus
large qui plonge dans la parenté de chacune pour drainer les ressources dont disposent les hommes,
mĂȘme hors du Grand mariage. Pour une cadette quâon marie en petite maison, un keso est cĂ©lĂ©brĂ©
aprÚs le wumbiziwa si la mariée « a des parents capables de lui offrir » ce qui est perçu comme une
occasion (nafasi) dont la femme doit profiter, presque comme un droit. Elle peut ĂȘtre membre du beya,
me dit-on aussi, « du moment quâelle a un mari capable de lâentretenir ».
Les femmes disent que câest pour arriver Ă payer les dĂ©penses du Grand mariage de leur fille
quâelles entrent dans les groupements et les associations : les cotisations fonctionnent comme des
placements. Il est vrai que le beya aide Ă faire face aux achats dâingrĂ©dients (et autrefois, au partage de
ressources agricoles stockées), à la préparation des repas, à toutes les prestations que la maison doit
assurer lors du mariage. Mais ce groupement représente aussi une forme importante de sociabilité, de
participation aux interactions. Pour les mÚres restées au village alors que leur fille a migré en France,
câest tout simplement une honte de ne pas participer, et la meilleure maniĂšre de le faire est de payer les
cotisations mĂȘme si elles ne prĂ©voient pas encore dâutiliser les sommes placĂ©es.
Une cadette ùgée a « mis » dans son beya sa fille aßnée pas encore mariée en ãda. Comme celle-ci vit en
France, la mĂšre envoie son fils reprĂ©senter sa soeur, tandis quâelle-mĂȘme se rend aux rĂ©unions du mdji. Que
signifie la prĂ©sence du fils dans un beya de femmes ? Il se conduit comme sa sĆur absente, cotise, et prend sa
part lors des distributions. FrĂšre et sĆur ont des intĂ©rĂȘts communs, car câest quand son frĂšre fait le mahuu
quâune femme mariĂ©e reçoit quelque chose Ă distribuer dans son beya. Câest un bon exemple des stratĂ©gies
actuelles : les mÚres inscrivent leurs enfants dans les groupements masculins ou féminins au village, tandis
que ceux-ci migrent pour économiser de quoi faire leur Grand mariage ou aider à celui de leurs aßnés. Les
mĂšres leur tĂ©lĂ©phonent rĂ©guliĂšrement pour leur demander lâargent des cotisations. Les enfants connaissent
trÚs mal les institutions du village, mais savent que leur argent est placé pour le Grand mariage.
Autres groupements : maison, quartier, cité
Le beya passe toujours avant les autres groupements dont une femme sollicite les services ou
quâelle fait manger dans les ĂŁda, et lâaide des femmes du beya, qui participent souvent Ă la cuisine, est
présentée comme la plus intime. Les distributions au mdji, au groupe de filiation daho, et au quartier
25
mdraya sont distinctes et complĂ©mentaires. Bien quâelles dĂ©clarent choisir le groupe mdji selon leurs
relations dâamitiĂ©, les femmes, surtout les aĂźnĂ©es, hĂ©ritent souvent du mdji de leur mĂšre. On nây lĂšve
pas de cotisation. A Dembeni, le mdji féminin a la plus grosse part lors du mahuu du frÚre et lors du
arusi du mari, le beya lors du mariage de la fille.
Lâhomme qui prĂ©pare son festin de mahuu, prĂ©alable au Grand mariage, rĂ©serve aux femmes de sa
famille (sĆurs, mĂšres) une partie de la distribution cĂ©rĂ©monielle de riz et celles-ci partagent les sacs
reçus dans leurs mdji, daho et mdraya respectifs.
Dans un exemple relevĂ© en 2002, trois sĆurs ont reçu, en tout, 56 sacs de riz de 50 kg chacun. Les
femmes de leurs groupements, en bout de chaĂźne, reçoivent chacune quelques kilos. Câest un Ă©change : elles
ont dĂ©jĂ fait elles-mĂȘmes cette distribution, ou la feront plus tard, pour le mahuu de leur frĂšre. Il est
vraisemblable quâautrefois, il sâagissait du riz que la maison organisatrice de la fĂȘte, celle de la sĆur, devait
prĂ©parer pour le festin. Les femmes de ses groupements lâaidaient en faisant cuire chacune une marmite
chez elles.
Dans cet exemple, les parts que lâhomme a distribuĂ©es Ă trois sĆurs et Ă six mĂšres considĂ©rĂ©es
comme proches étaient dégressives, ce qui montre que les cadettes sont prises en compte. Ces dons
entre frĂšre et sĆur, et fils et mĂšre, lient les diffĂ©rentes maisons du lignage en crĂ©ant entre elles de la
réciprocité, de la dette et du retour.
La femme de ãda doit fait surtout manger son mdji quand son mari célÚbre le arusi33
, « noces »,
fĂȘte qui clĂŽt le cycle du Grand mariage proprement dit. Ce rituel montre comment mari et femme,
toujours pris dans des Ă©changes dâalliĂ©s, agissent en Ă©troite coopĂ©ration pour leur accomplissement
respectif, chacun faisant manger son groupe mdji masculin ou fĂ©minin. Le mari offre plusieurs bĆufs Ă
son mdji, en une sorte dâachĂšvement de son Grand mariage des annĂ©es aprĂšs le dĂ©but, ce qui le fait
parvenir au statut de Roi de la cité34
. Il paye son arusi aux hommes (ya kindrume) mais doit aussi
financer son Ă©pouse de ĂŁda qui, elle, paye le sien aux mĂšres (ya kinduzade). A Dembeni, lâhomme
distribue des bovins, douze si possible, dont quelques taureaux, Ă deux groupements : le mdji
dâAccomplis et lâassemblĂ©e de maison. La distribution quâil doit payer Ă sa femme pour son mdji
fĂ©minin est beaucoup moins importante et se fait sous forme de riz et aujourdâhui dâargent : « Cet
argent, me dit une femme, c'est notre taureau [Ă nous les femmes], on se le partage, et c'est le mari,
celui qui m'a épousée, qui le fournit. Lui, il paye pour les hommes (ya kindrume) moi, je paye pour les
mÚres (ya kinduzade) ». Cette formulation met à nouveau en valeur le parallÚle entre les carriÚres
dâhomme et de « mĂšre », et exprime une certaine symĂ©trie des rapports sociaux dans les univers
masculin et féminin.
La maison daho se confond avec ses deux reprĂ©sentants principaux, la mĂšre et lâoncle, ce qui lui
donne une dimension masculin et politique autant que féminine que soulignent certaines expressions
33 De lâarabe âarĂ»s, mariĂ©(e), âurs, mariage.
26
verbales. A Dembeni, parmi les bĆufs de karamu (festin), aprĂšs que soient servi le mdji et lâassemblĂ©e
de maison, une part revient au groupe de filiation daho, et des « restes » au beya féminin. Le pÚre de la
mariĂ©e remet Ă son Ă©pouse la part du daho : « part de lâoncle mdjomba », disent les hommes, « part de
la mĂšre », disent les femmes qui ajoutent que celle-ci nâen est pas maĂźtresse pour autant.
« La mÚre, cela veut dire moi et mon frÚre, et nous partageons : moi, pour ma "famille" (maison), mes
enfants, et lui pour la sienne, cotĂ© homme (ya kinaume), lĂ oĂč il est mariĂ©. Et moi je dois donner le premier
morceau au « chef de maison » [le mdjomba], et le deuxiĂšme morceau au deuxiĂšme [mdjomba], parce quâils
ne peuvent pas avoir la mĂȘme chose. Quant Ă la part que je reçois pour mon beya, câest toujours les entrailles
et la tĂȘte».
On remarque donc que le pÚre se comporte toujours comme un allié de la maison de la mÚre et
quâils poursuivent leurs Ă©changes Ă lâoccasion du mariage de leur fille. On voit aussi que « la mĂšre »,
ce nâest jamais une personne seule, câest aussi la maison et tous ses membres : la part de la mĂšre, câest
la part de son frĂšre et de ses propres wadjomba. On constate enfin que la hiĂ©rarchie de lâaĂźnesse joue
constamment son rÎle pour organiser les parts dégressives dévolues ici aux oncles, le chef de maison
Ă©tant mieux servi, mais le cadet Ă©tant pris en compte, par respect et affection, comme cela est aussi le
cas pour les sĆurs et les mĂšres du mariĂ© dans les distributions citĂ©es plus haut.
Le quartier mdraya peut recouper en grande partie la maison daho du fait de la matrilocalité. Il est
impliqué de maniÚre plus informelle dans les activités féminines, mais son identité apparaßt face aux
autres quartiers, dans les chantiers dâamĂ©nagement par exemple. Un autre type de groupement permet
aujourdâhui aux femmes de redoubler encore leurs engagements sociaux : les associations musicales.
Les nouvelles associations de femmes
Chanter, frapper des mains, ou marquer les rythmes avec des bĂątonnets ou des pilons, sont des
activitĂ©s spontanĂ©es peu formalisĂ©es qui ont toujours animĂ© les rĂ©jouissances, les fĂȘtes ou les deuils
vécus et célébrés entre femmes. Les nouvelles associations musicales témoignent du désir des jeunes
femmes non seulement de moderniser les orchestres de leurs frĂšres, mais aussi de produire de la
richesse pour une action de développement en faveur du quartier ou de la cité. Les aspirations
féminines sont encore si vagues hors de la carriÚre sociale définie par le ãda que la difficulté réside
plutĂŽt dans lâĂ©laboration de projets. Lâanimation des fĂȘtes rapporte des gains parfois importants.
Le twarab de femmes est une imitation directe de celui des hommes35
. A Mwembadjuu par
exemple, les associations de twarab féminin, nommées Saadati Saba Saba et Banati Shendra Shendra,
se sont crĂ©Ă©es en 1986 en sâindexant directement sur celles des hommes, Saba Saba et Shendra
34 Souvent cĂ©lĂ©brĂ© Ă la mĂȘme Ă©poque que le mariage de la fille, qui dans certaines citĂ©s permet aussi de devenir Roi.
27
Shendra. Une association fĂ©minine de Hahaya avait consacrĂ© en 1989 ses importants bĂ©nĂ©fices Ă
acheter de nouveaux instruments de musique Ă©lectriques à « leurs frĂšres » de lâassociation des jeunes
gens. Les femmes Ă©taient vaguement conscientes que ce geste ne servait pas directement leurs intĂ©rĂȘts
propres, mais à cette époque la qualité et la modernité des instruments de musique servait de critÚre au
prestige de chaque village, et mĂȘme de chaque quartier36
. Le twarab moderne se multiplie au dépens
de genres plus anciens perçus comme démodés, le lelemama par exemple.
Le petit village de Membwadjuu compte cinq associations musicales féminines : une de
lelemama, Itifak, deux de twarab de femmes et deux de wadaha. Cette derniÚre danse a été
modernisĂ©e par les Comoriennes de Madagascar, et les pileuses-danseuses se font aujourdâhui
accompagner dâorchestres Ă©lectriques37
. Mais Ă Membwadjuu, les groupes Takmadio et Dad
Jeunes nâutilisent que les bĂątonnets de percussion mbiyu.
Zainaba et Souvenir, deux femmes de Membwadjuu qui travaillent comme femmes de
chambres Ă lâhĂŽtel touristique situĂ© sur la cĂŽte, sont membres dâItifak: elles dansent le lelemama
en cercle, tournant doucement en dansant avec la tĂȘte et les mains38
. Elles chantent leurs
compositions, créées pour la plupart par leur soliste, Andjuza, qui chante accompagnée par le
chĆur, tandis que lâambiance est assurĂ©e par une animatrice. Seules dansent 30 Ă 40 femmes alors
que lâassociation compte un plus grand nombre de jeunes filles, de femmes mariĂ©es, et de vieilles,
lesquelles se chargent généralement des you-yous zikelegele. Des hommes les accompagnent au
tambourin tari et au tambour ngoma.
La danse lelemama sâest diffusĂ©e sur la cĂŽte est-africaine Ă partir de Zanzibar Ă la fin du XIXĂš
siÚcle et de nombreuses associations furent créées à Mombasa entre 1920 et 1945 (Strobel, 1976 :
187)39
. Elles fonctionnaient avec des systÚmes de titres obtenus grùce à des paiements assez élevés40
.
On ne trouve rien de semblable dans les groupes fĂ©minins de lelemama comoriens, qui nâont pas imitĂ©
le systĂšme de titres des Hommes accomplis. A Mombasa, ces associations musicales se sont
transformĂ©es en 1957 en associations de femmes « arabes », puis de femmes « musulmanes », dâun
tout nouveau style, plus tournĂ©es vers lâĂ©ducation et la formation des filles, câest-Ă -dire vers des buts
35 Comme chez les hommes, cette festivitĂ© nâa du « concert » arabe que le nom, car elle a beaucoup changĂ© ces derniĂšres
dĂ©cennies. 36 La logique est ici assez proche des compĂ©titions des danses societies de la cĂŽte africaine (Rangers 1975). 37 Il sâagit de lâancien « tam-tam des pileuses de riz » photographiĂ© en 1898 Ă Moroni par PobĂ©guin : il est alors dansĂ© dans la
rue par les servantes, aucune femme libre de grande citĂ© ne pouvant Ă lâĂ©poque sâexhiber dans un lieu public. 38 A Zanzibar au XIXĂš siĂšcle, le lelemama Ă©tait une danse rĂ©servĂ©e aux femmes libres, qui se tenaient en ligne et bougeaient
seulement la tĂȘte et les mains, sans jamais transpirer, au contraire des esclaves dansant en cercle et bougeant tout le corps
(Fair, 1996 : 158). Ce style de danse maßtrisé est prédominant aux Comores : on le retrouve notamment dans le deba
mahorais. 39 Leur origine se trouve dans la section fĂ©minine des orchestres masculins nommĂ©s beni Ă Zanzibar (Rangers, 1975). 40 Dans lâun, on trouvait la cheftaine usheha (de lâarabe sheykh ; sheha figure parmi les titres shirazi ), les secondes waziri, et
les vieilles wazee chargĂ©es de superviser diverses tĂąches comme la cuisine ou lâaccueil des invitĂ©es. Le titre le plus Ă©levĂ©,
mtenzi, revenait Ă celle qui avait fourni un bovin Ă abattre pour une fĂȘte de lâassociation. ParallĂšlement Ă ces titres swahili, les
femmes pouvaient en acquĂ©rir dâautres qui reflĂ©tait le pouvoir colonial britannique (kwini, maledi et maduki, pour queen,
ladies et dukes) (Strobel, 1976 :188-9).
28
sociaux et plus ou moins politiques. Une telle évolution a permis et accompagné un processus de
mixage social entre les anciennes Ă©lites et les groupes autrefois esclaves
A Ngazidja, les associations musicales financent aujourdâhui lâĂ©quipement du village ou du
quartier et plus seulement les dépenses de Grand mariage. Le « développement », tel est le programme
mal dĂ©fini des associations fĂ©minines crĂ©Ă©es Ă lâincitation des organismes internationaux et organisĂ©es
en fédération en 1989. Les associations de jeunes qui émanant de la communauté de chaque « cité »,
prennent les mĂȘmes orientations. A Ngazidja comme Ă Mombasa, les villages, quel que soit leur passĂ©,
sont parvenus à atténuer les profondes différences sociales du début du siÚcle. Bien que la
matrilinéarité et la matrilocalité assurent un cloisonnement bien différent du mixage social observé sur
la cĂŽte africaine, oĂč les enfants de femmes libres ou esclaves ont hĂ©ritĂ© du statut social de leur pĂšre (L.
Fair, 1996), les activités associatives entraßnent à Ngazidja une réduction, lente mais réelle, de la
diffĂ©rentiation sociale entre citĂ©s et entre quartiers. Leurs actions montrent que lâassociation de
musique dĂ©passe largement le cadre culturel : mobilisable Ă tout moment, elle est dotĂ©e dâun certain
pouvoir Ă©conomique41
.
Les associations musicales féminines ont toutes un bureau qui comprend une présidente, une trésoriÚre,
des conseillÚres (marandrazi) et une secrétaire, chacune ayant une remplaçante. Les membres cotisent quand
lâune dâelles marie son frĂšre ou sa fille. Lâargent gagnĂ© en jouant dans les fĂȘtes de mariage leur sert Ă lâachat
des tenues uniformes (sare), les mĂȘmes leso et saluva pour toutes, ou des instruments. Le reste est gardĂ© par
la trĂ©soriĂšre, il nây a pas de compte en banque. Lâassociation assure une aide ponctuelle, en cas de maladie
par exemple ; elle recueille lâargent nĂ©cessaire en organisant une soirĂ©e de danse ou une projection vidĂ©o.
Elle cĂ©lĂšbre par un sirop dâhonneur le baccalaurĂ©at obtenu par lâenfant dâune femme membre.
Par ailleurs, lâorganisation des associations masculines et fĂ©minines reflĂšte directement la structure
des institutions politiques de la « cité ». Membwadjuu par exemple, compte un seul unamdji
(organisation des Fils), et deux quartiers, du haut et du bas. Les Fils (wanamdji) organisent certaines
fĂȘtes ensemble (unitĂ© de lâunamdji), et dâautres sĂ©parĂ©ment, en tant que Saba Saba ou Shendra Shendra
(associations de quartiers). MalgrĂ© lâunitĂ© politique apparente, le principe duel sâexprime dans la
séparation en quartiers, qui agissent à travers leurs associations, stimulés par leur concurrence. Les
Saba Saba ont cimenté les rues du village. Les Shendra Shendra ont refait leur bangwe de quartier (en
haut) et ont achetĂ© un groupe Ă©lectrogĂšne pour tout le village. Les femmes affirment quâelles peuvent
adhĂ©rer Ă nâimporte quelle association, quel que soit leur quartier. On constate que celles qui adhĂšrent
dans lâautre quartier y ont gĂ©nĂ©ralement des liens dâalliance, par leur pĂšre ou de leur mari : leur action
nâest pas vĂ©cue comme une trahison, mais comme la reconnaissance de ces liens.
La qualitĂ© de membre entraĂźne des dĂ©penses â les cotisations - , mais rapporte gros Ă certaines
cheftaines. A Moroni, les femmes sâendettent, simplement pour participer, ou pour surenchĂ©rir et
41 Comme Strobel, 1976, et Fair, 1998, lâont observĂ© Ă Mombasa et Zanzibar.
29
dominer les autres. Les petits métiers rémunérateurs, comme la préparation et la vente de gùteaux, les
amĂšnent Ă dĂ©laisser maison et enfants. Certaines mettent en gage pour 35.000 FC leurs piĂšces dâor
pauni qui seront revendues 50.000FC à ceux qui en ont besoin immédiatement. Celles qui, par ces
procédés, parviennent à se constituer un petit capital, font décoller leur entreprise en allant à Dubaï
chercher des piĂšces bwara de 45 gr en or ou des pauni de 8 gr, quâelles revendent en deux jours Ă
peine. Quand une grande quantitĂ© de piĂšces dâor est offerte dans un mariage âplusieurs centaines -
avec lâostentation nĂ©cessaire pour en tirer prestige, on peut suspecter quâelles ont Ă©tĂ© louĂ©es Ă Djeddah,
ces arrangements procurant de nouveaux petits mĂ©tiers dâintermĂ©diaires souvent investis par des
femmes.
Les danseuses du lelemama se cotisent pour payer la moitié du prix du tissu uniforme, la famille de la
mariĂ©e payant le reste. Quand elles dansent, elles reçoivent de lâargent de la mĂšre de la mariĂ©e, puis des
autres invitées. Elles remboursent le marchand de tissu ou récupÚrent leur cotisation, et gardent un bénéfice
que les dirigeantes se rĂ©servent en grande partie. Lâargent donnĂ© par les invitĂ©es Ă lâassociation est notĂ© dans
les cahiers de la mĂšre de la mariĂ©e comme dette Ă rembourser, alors quâil lui Ă©chappe pour aller Ă son
association, et quâil est captĂ© par les cheftaines (Blanchy et al. 1989).
Pour des citadines rĂ©pudiĂ©es ou veuves, sâimposer comme cheftaine est un moyen de gagner leur
vie, comme, au siÚcle dernier, dans les beni swahili. Quelques commerçantes ont pu se faire une place
Ă Moroni en important certains articles indispensables aux Ă©changes de ĂŁda, et en suscitant des modes
qui provoquent de nouvelles dĂ©penses. Ce qui sâĂ©change rĂ©ellement, ce sont des hommages aux
donatrices, qui gagnent du prestige (sheo) mais perdent de lâargent. Les sommes donnĂ©es aux
associations sont perdues pour les familles, ce que les réformes du ãda relancées dans la plupart des
villes tentent de changer. Les sommes revenant aux associations musicales, mieux contrÎlées, peuvent
ĂȘtre canalisĂ©es vers des dĂ©penses dâĂ©quipement public (places et mosquĂ©es, Ă©coles et dispensaires).
Lâassociation est une forme de sociabilitĂ© et dâaction facile Ă utiliser pour les femmes qui partagent
la mĂȘme rĂ©sidence. Le quartier de Djomani, Ă Moroni hors les murs42
, nâest pas encore structurĂ©
socialement car les habitants ont encore un village ou un quartier dâorigine oĂč ils adhĂšrent Ă des
associations. Cependant, les femmes ont créé une « association de mÚres » pour aider celles qui
marient leur frĂšre et leur fille, et les jeunes filles une autre association, pour cotiser et faire un cadeau Ă
celle qui se marie dans son village dâorigine. Elles lui rendent alors visite dans sa maison de Djomani,
y chantent des chants prĂ©parĂ©s pour lâoccasion et un repas leur est servi. La sociabilitĂ© fĂ©minine est
liĂ©e au partage dâune expĂ©rience commune. En crĂ©ant ces nouvelles associations sur un modĂšle
rĂ©current, les femmes montrent quâelles ne peuvent ignorer les liens tissĂ©s par le voisinage et la
rĂ©sidence, tandis que les hommes du quartier, par ailleurs peu nombreux, nâont pas ressenti de besoin
42 Hors les anciens murs de la capitale, rĂ©sident des descendants des maisons dâorigine des quartiers du centre, et des
migrants venant des autres cités ou des autres ßles.
30
semblable. La rÚgle de résidence uxorimatrilocale fait du quartier, par définition, un groupement
dâentraide fĂ©minin.
Le beya, comme les autres groupements féminins, aide la femme de ãda à marier sa fille. On a vu
plus haut comment sâarticulaient les Ă©tapes de la maturitĂ© de la fille et de la mĂšre dans un
enchaĂźnement rĂ©vĂ©lĂ© par le vocabulaire. Le cycle initiatique dâune femme sâouvre avec son Grand
mariage et se clĂŽt avec le Grand mariage de sa fille. Entre temps, la femme et son frĂšre auront rempli
lâun envers lâautre des rĂŽles rituels qui font de leur accomplissement respectif des processus
étroitement liés et interdépendants. Pour autant il ne faut pas négliger la coopération des conjoints
dans leurs parcours parallĂšles, et le poids que fait peser la femme sur son mari pour le paiement des
ada donnant accĂšs aux statuts fĂ©minins quâelle brigue. Le paiement par le mari du arusi de la mĂšre de
ĂŁda montre que celle-ci a donc en principe le pouvoir dâĂȘtre financĂ©e jusquâau bout par celui qui, en
lâayant Ă©pousĂ©e, est parvenu au somment de la hiĂ©rarchie politique de la citĂ© (un pouvoir nuancĂ© par le
fait que bien souvent le couple est déjà séparé...)
En lâabsence de systĂšme dâĂąge fĂ©minin, ces rituels dâĂ©changes sont les seules institutions
organisant les relations dans la société des femmes. Celles-ci sont souvent dénoncées comme
responsables des excĂšs du ĂŁda, dont elles encouragent le maintien face aux initiatives sporadiques des
hommes, surtout des jeunes, pour le limiter. Mais à cela elles répondent que pour elles, le ãda est la
seule maniĂšre dâĂȘtre quelquâun. Cette dĂ©claration oblige donc Ă une lecture attentive des processus
dâaccomplissement personnels et collectifs qui sây dĂ©roulent.
°°°
Cadres de lâaccomplissement de la personne, les groupements mabeya et midji de femmes et
dâhommes, homonymes, mais forts diffĂ©rents et mĂȘme opposĂ©s, permettent de penser dans le dĂ©tail les
diffĂ©rences structurelles des identitĂ©s de genre. Lâesprit du beya est dâentretenir des rapports dâune
relative égalité. Mais le beya masculin individualise, marque la temporalité, et ne tient pas compte des
espaces. A lâinverse, le beya fĂ©minin fond les individus dans la chaĂźne des gĂ©nĂ©rations pour produire
un acteur collectif unique inscrit dans lâespace, la maison. De ce fait, il gomme la temporalitĂ©, et
fonctionne dans une durĂ©e non marquĂ©e, si ce nâest par des cycles absolument identiques.
Lâanalyse des actions rĂ©ciproques du frĂšre et de la sĆur met Ă jour la relation de dĂ©pendance qui les
lie, et ajoute un nouvel aspect au processus dâengendrement dĂ©jĂ dĂ©gagĂ© plus haut, oĂč le mari de la
sĆur, pĂšre de la maison, jouait aussi un rĂŽle dâinitiateur du frĂšre. La sĆur, mĂšre du groupe
domestique, mĂšre de la maison, prend part Ă la production de son frĂšre comme Fils actif, puis Ă son
entrée parmi les PÚres. Ce faisant, elle accomplit le parcours de sa propre initiation, qui ne se limite
pas Ă la transmission de la maison de mĂšre Ă fille mais se fait aussi en participant Ă la production des
hommes, tandis que, du cĂŽtĂ© de ces derniers, les beaux-frĂšres mazimedji sâengendrent successivement
31
en se transmettant des maisons dâĂ©pouse, dans une chaĂźne dâalliances qui relie entre elles les maisons
de la cité.
Cette dépendance établie par la femme sur son frÚre et son fils, son rÎle dans leur accomplissement,
explique comment elle peut obtenir dâeux les dons importants tels que les sacs de riz et les sommes
dâargent citĂ©s plus haut dans les exemples. Productrice, la femme comorienne lâest bien autant que
lâhomme. Si celuiâci, dans le statut de Fils, concentre ses efforts Ă amasser des richesses matĂ©rielles
quâil investit â et bloque âdans divers rĂ©seaux sociaux, pour prĂ©parer son accession au statut de PĂšre,
câest en mettant au monde des enfants et en les Ă©levant que la femme gagne le statut de « mĂšre ». Câest
ce qui lui permet dâĂ©tablir une crĂ©ance morale sur les hommes de son groupe de filiation, un
indéniable pouvoir à mobiliser à bon escient. Cet aspect des rapports hommes-femmes rejoint une des
grandes interrogations des études sur la question matrilinéaire (Schneider & Gough 1961).